pierron, jean philippe poetique des sols

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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ETU&ID_NUMPUBLIE=ETU_983&ID_ARTICLE=ETU_983_0333 Sols et civilisations. Une approche poétique du territoire par Jean-Philippe PIERRON | SER-SA | Études 2003/3 - Tome 398 ISSN 0014-1941 | ISBN | pages 333 à 345 Pour citer cet article : — Pierron J.-P., Sols et civilisations. Une approche poétique du territoire, Études 2003/3, Tome 398, p. 333-345. Distribution électronique Cairn pour SER-SA. © SER-SA. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Page 1: Pierron,  Jean Philippe Poetique des Sols

Cet article est disponible en ligne à l’adresse :http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ETU&ID_NUMPUBLIE=ETU_983&ID_ARTICLE=ETU_983_0333

Sols et civilisations. Une approche poétique du territoire

par Jean-Philippe PIERRON

| SER-SA | Études2003/3 - Tome 398ISSN 0014-1941 | ISBN | pages 333 à 345

Pour citer cet article : — Pierron J.-P., Sols et civilisations. Une approche poétique du territoire, Études 2003/3, Tome 398, p. 333-345.

Distribution électronique Cairn pour SER-SA.© SER-SA. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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L ES CIVILISATIONS se suivent à la trace. Leurs itinérairessont inscrits sur les sols qu’elles habitent, scarifient,structurent. La géographie — écriture du sol —

raconte les civilisations du sol. Le langage invisible des civili-sations emprunte au visible du sol ses matières : cultureslithiques, cultures de la pierre polie, civilisations du bronze, ducharbon ou de l’atome. Pas de transmission de civilisation sanstranscription sensible. La manière des civilisations se lit dansla matière qu’elles travaillent. Certes, on pourrait opposer à ladynamique des civilisations la statique du sol. Le sol estimmeuble. Il est là, ne bouge pas, s’impose, avant même d’êtreenvisagé comme notre pays et notre paysage. Les civilisations,au contraire, se présentent, dans l’inventivité de leurs gestes —qui peuvent apparaître à l’échelle du temps géologique commedes gesticulations —, comme mouvantes, changeantes.Principe d’inertie, le sol trouverait dans les civilisations uneforce de mouvement.

Une contradiction apparaît donc entre le temps du sol,long, lent, et celui des civilisations. Le sol est ainsi le socle descivilisations. Celles-ci sont multiples et passagères, le sol est un.Toutes passent, habitent momentanément le monde et s’effa-cent, laissant au sol l’ultime mot. La civilisation relève le défi

Études - 14, rue d’Assas - 75006 Paris - Mars 2003 - N° 3983 333

Essais

Sols et civilisationsUne approche poétique du territoire 1

JEAN-PHILIPPE PIERRON

Professeur de Philosophie. Fondateur de l’Association « Philomélé ».

1. Reprise d’une confé-rence faite en décembre2002 à l’Ifocap – Institut deformation des cadres pay-sans –, à Draveil. Une pre-mière version en a été don-née dans la revue Paysans,janvier-février 2003.

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du sol en refusant d’y être clouée. Pourtant, il y a eu du solavant les civilisations, il y en aura probablement après ; mais ya-t-il jamais eu de civilisations hors sol ?

Un espace à habiterLe sol est notre « lieu naturel », comme aurait dit Aristote.Certes, cela engage notre composition atomique — de l’eau etdu carbone —, mais, plus fondamentalement, notre condi-tion. Nous sommes les fils de la terre. Toutes les mythologies ledisent. L’Adam primitif du texte biblique vient de l’hébreuadâmâ, qui signifie le sol 2. La chair de l’homme vibre aurythme boueux d’un sol dont il est tiré. De même la mytho-logie grecque — pensons au mythe de Prométhée — rappelleque l’homme est tiré d’une Terre-mère, d’un sol nourricier,des « entrailles de la terre 3 ». Bien avant que l’on ne connaissechromosomes et génétique, on raconte la genèse de l’hommedans les catégories du sol. Et notre sort est désormais noué.Fils du sol signifiera aussi être mortel.

Communauté de nature donc, silencieuse mais tenace,entre l’homme et le sol. Fraternité terreuse et terrienne.L’homme vient du sol et y retourne. A tel point que naître,exister et mourir est, d’une manière ou d’une autre, toujoursune façon de décliner un éprouvé du sol. Car le sol est vécuavant d’être connu, il est habité avant d’être exploité. Ainsi lanaissance sera-t-elle un accouchement : littéralement, êtrecouché, être posé à même le sol. Le sol est terre natale ou nour-ricière. Couché sur le sol, l’homme épouse le Très-Bas avantde rêver d’un Très-Haut ! L’existence entière sera marquée parce sol travaillé (le geste auguste du semeur) et rêvé (le voyage).La mort, enfin, est un sol retrouvé. Est-il d’ailleurs besoin derappeler que les premières traces de civilisation sont liées auxrites funéraires, c’est-à-dire à une véritable liturgie du sol :l’enfouissement dans le sol 4.

Pour les hommes, le sol a donc la profondeur d’unegénéalogie, d’une genèse, avant d’être l’objet d’une géologie.Le sol désigne d’abord un espace qualifié : entendons, unespace que l’on qualifie, que l’on valorise. Il a de la valeur parcequ’on l’investit de valeurs. Bonne terre, beau paysage, forêtdomaniale, patrimoine familial avant d’être patrimoine mon-dial. Le sol n’a pas la neutralité de l’espace du géomètre 5. Le

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2. « Le Seigneur Dieumodela l’homme avec de lapoussière prise du sol »,Genèse, 2, v. 7, TOB.

3. « Quand vint le momentmarqué par le destin pourla naissance des races mor-telles, voici que les dieuxles façonnent à l’intérieurde la terre avec un mélangede terre et de feu et detoutes les substances qui sepeuvent combiner avec laterre et le feu », Platon,Protagoras, 320 d, trad.Alfred Croiset, Les BellesLettres.

4. On remarquera, d’ail-leurs, que les rites funé-raires oscillent en fonctiondu statut accordé au sol.Dans des cultures séden-taires et agricoles, le sol estl’ultime demeure parcequ’il est ce qui demeure.Les champs des hommessont un chant du sol. Onenterre le corps là où l’onvit, travaille et espère. Pourles nouveaux nomades quenous sommes devenus,l’attachement au sol estmoins évident, la créma-tion valorisant alors unrapport distendu au sol,encourageant des liturgiesfunèbres mobiles, dé-loca-lisées : l’urne funéraire.

5. Notons ici que lessciences et les techniquessont à tel point devenuesune connaissance (géolo-gie, pédologie et agrono-mie), une vision du monde(la valeur accordée à l’uti-le, à l’expertise, à une défi-nition de la vérité réduite àun prouver) et une pra-tique du monde (le princi-pe de précaution, la substi-tution d’une logique del’assurance à celle du ris-que), que le sol semble êtreneutralisé. Comme si ce solque l’on foule (pédestre)était le même que celui quel’on fouille (pédologie).

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sol, avant d’être une surface, la couche superficielle de la croûteterrestre, objet d’une géologie capable de le qualifier scientifi-quement — c’est-à-dire de le quantifier —, est une profon-deur. Profondeur d’une histoire et de valeurs. Le sol se faitalors contrée, province, petit coin du monde, terroir, pays, bas-sin. Autant de façons de qualifier des usages subjectifs du sol.

La trace et le passageMais, objectivement, le sol est aussi le lieu où se déposent lescivilisations. Elles y laissent leurs traces, elles se sédimententen couches qui se superposent, faisant du sol la manifestationvisible d’un passage. Le sol, tel est le propre du matériau ter-restre, garde-mémoire. Il est capable d’enregistrer, de se faire lemémorial d’une civilisation, parce qu’il est, par sa naturemême, fait de durée, de matières solides. Dureté et durée vontde pair. Les civilisations dont on conserve les traces sont descivilisations du sol. Il n’en est pas de même avec les culturesqui vivent sur la mer ou les eaux, ni celles qui vivent dans lesdéserts. L’eau, pas plus que le sable, ne garde trace des passages.Les peuples de nomades comme les peuples de marins sontdes figures du passage et de l’éphémère, là où les sociétéssédentaires ou agricoles égratignent le sol pour y laisser leurs marques. On emprunte à la matière sa dureté pour ylaisser ses empreintes. Rappelons que les plus anciennes tracesd’humanité se retrouvent dans des outils taillés dans la pierreou dans des scarifications du sol qui résistèrent à l’usure destemps. Ondira d’ailleurs de ces sociétés, qu’elles soient dupaléo- ou du néo-, qu’elles sont lithiques — lithique, de lithos,la pierre.

Cette façon de qualifier la vie humaine par le sol estdonc marquée par des cultures attachées à la terre. Très sou-vent les cultures sont des agricultures. Le sol civilisé est un solcultivé. A tel point que, y compris dans un monde urbanisé oùle sol est voilé, enfoui sous des constructions citadines, sepoursuit la même idée d’un sol remué, travaillé. Entre espaceurbain et espace rural, une attache commune : pour leshommes, vivre est vivre à même le sol. Le sol ? Un point de vueà partir duquel le monde est possible. Le sol sera comme lamarque de notre inscription. Sans lui, il n’y a ni ciel, ni hori-zon, ni projet. Sans le sol, pas de localisation, pas d’histoire.

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Le rapport au sol engendre donc différentes manièresde s’y penser et de s’y vivre. La première ligne de fracturesépare les civilisations de la trace et les civilisations du passage.Les premières investissent le sol pour y demeurer ; les secondesvivent le sol comme un itinéraire. Les premières seront agri-coles ou industrieuses ; les secondes seront pastorales et voya-geuses. Les premières seront obnubilées par la mémoire,manifestant un goût pour les antiques ; les secondes seronttravaillées par la géographie, le vagabondage et l’errance. Deces dernières — pensant aux Gitans ou à ceux que l’on désigneaujourd’hui comme des Roms —, Gilles Deleuze a pu dire :« Ils ont une géographie mais pas d’histoire. » Les premières,au contraire, ont fait de l’histoire leur grand mythe. Le solencourage ainsi un culte du souvenir, un amour du patri-moine (patrie, terre propre).

Le paysan, le mineur, l’internauteLa seconde ligne de fracture, dans les usages du sol, permet-trait d’isoler, comme des tendances lourdes, diverses manièresde se rapporter au sol dans la lente histoire de l’humanité. Onpourrait ainsi distinguer entre les sociétés agricoles, qui sontdes civilisations du sol, les sociétés industrielles, qui sont descivilisations du sous-sol, et les sociétés post-industrielles, quisont des civilisations hors sol. Ainsi, trois figures apparaissent :le paysan, le mineur et l’internaute. Cette classification des civi-lisations en fonction de leurs usages du sol ne prétend pas êtrehistorique. Elle est plutôt une tentative de modélisation. Apartir de là, parmi les usages du sol, on notera une plus oumoins grande congruence entre trois composantes : la satis-faction de besoins vitaux, le développement d’activités indus-trieuses et de luxe, le développement personnel.

Le paysan. Les civilisations du sol articulent ensemblenécessité, activité et identité personnelle. L’espace sur lequelon vit est le même que celui grâce auquel on vit et s’identifie.Si le sol fournit les moyens de satisfaire les besoins, l’activitéculturelle se fait au même endroit et assure une identité col-lective et individuelle. Les civilisations du sol triomphent dansles sociétés agricoles. Elles sont attachées à une localisationbien déterminée. Le sol impose son rythme, ses exigences etses modes de vie. Le sol fait le paysan. Le paysan est, littérale-

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ment, l’homme de ce pays-là, de cette terre-ci. Si travailler lesol est d’abord lié à la satisfaction de besoins vitaux, le sol està la fois ce qui satisfait le registre de la nécessité vitale et ce quiest investi de valeurs identificatrices et structurantes. Dans cetusage du sol, la connexion entre la nécessité vitale et les iden-tités est un facteur de stabilité, de permanence et d’identifica-tion forte. Racines, terroirs, autochtonie (étymologiquement :né de la terre) et nation (étymologiquement : nascor, naître dusol) chantent cette identification de l’être et du paraître. Le solnous qualifie. Il fait naître le paysan.

Le mineur. Les civilisations du sous-sol sont des civili-sations industrielles. Le sol en est tout retourné, travaillé,métamorphosé. Avec les civilisations du sous-sol, c’est-à-direles sociétés de l’âge industriel, une disjonction s’opère entre lesol et l’activité culturelle. Telle est la figure emblématique dumineur ou de l’ouvrier. Il va chercher ailleurs que là où il tra-vaille de quoi satisfaire ses besoins. La valorisation du sous-sol(minerais, ressources énergétiques fossiles), en même tempsqu’elle creuse le sol en y installant de la profondeur, creuse unécart entre la fabrication de produits manufacturés élaborés— en un mot, le luxe — et le sol comme inspiration d’unmode de vie. On ne se définit plus par son attache à un sol,mais par une activité. On glisse ainsi du paysan à l’ouvrier. Atel point que le paysan lui-même devient un ouvrier : onl’appellera agriculteur ! Le rythme de l’activité n’est plusdonné par le rythme des saisons. Le mineur vit, au fond, àl’intérieur d’un monde de techniques qui impulse son rythmeet se prend pour le monde. Le mineur a disqualifié le sol enl’instrumentalisant. Les qualités du sol deviennent techniques(richesse du sous-sol, ressources) et non plus civilisationnelles.Le sol n’est plus un monde, il est devenu un facteur — aggra-vant parfois —, ou un problème à résoudre.

L’internaute. Avec les civilisations du hors-sol, le soldisparaît, pourrait-on dire, comme réalité de référence. Tel estle miracle ou le mirage de l’Occident. La satisfaction desbesoins dépend d’activités non situées ou situables dans l’envi-ronnement proche. Les activités industrieuses sont elles-mêmes délocalisées. « Le plus grand événement du XXe sièclereste sans conteste la disparition de l’agriculture comme acti-vité pilote de la vie humaine en général et des cultures singu-lières 6. » La civilisation du hors-sol est une civilisation d’au

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6. Michel Serres, Le Con-trat Naturel, François Bou-rin, 1990.

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7. Michel Serres, op. cit.

delà ou par delà les frontières et les territoires. Hors-sol,comme on dit de l’élevage qu’il est hors sol. Aux transhu-mances, au pastoralisme, à l’apologie des espaces libres, lehors-sol substitue une approche déterritorialisée. Le dehorsn’est plus notre demeure. On vit à l’intérieur. Poulet élevé en batterie ou internaute. Paradoxalement, ce sont les mêmes.La figure de l’internaute ne se définit ni en rapport à un sol,ni par une activité, mais par son appartenance à un réseau, àun flux. On substitue au monde présent, au sol, le monde que l’on se représente et modélise numériquement. On prendainsi la carte pour le territoire, ne vivant plus que sur ou autravers des cartes. Ainsi l’agriculture se fait-elle cartographieplanétaire, répartition industrielle mondiale des productions,surveillance satellitaire des récoltes en cours et à venir encou-rageant une spéculation sur les ventes de semences. On man-gera des fraises en hiver, et bientôt l’hirondelle ne fera plus leprintemps. Les semences qui liaient le paysan à la terre ne sontplus du sol, mais de l’éprouvette d’où sort un vivant généti-quement modifié.

Avec la civilisation du hors-sol naissent des navigationsvirtuelles et des voyages intemporels. C’est dire que la fameusecommunication en « temps réel » est, en fait, une communi-cation dans un temps virtuel, suspendu car délocalisé. Nouspensions que la civilisation se faisait dans le temps et l’espace.Pour la première fois, la civilisation veut être du temps sansêtre de l’espace. Situation inverse du paysan, en quelque sorte.Les internautes sont ceux dont on a pu dire qu’ils ont « perdule monde [...]. Au moment même où physiquement nousagissons pour la première fois sur la Terre globale, et qu’elleréagit sans doute sur l’humanité globale, tragiquement, nousla négligeons 7. » Nos systèmes techniques, en se déployant à l’échelle du monde — en un mot, c’est l’idée d’une globali-sation rendue possible par les médiations technologiques —,délaissent l’espace comme une cause mineure. Après le paysan,puis l’agriculteur, voici l’actionnaire qui investit dans l’agricul-ture biotechnologique, en attendant d’elle un haut rendement,sans savoir d’où elle est. On ne fait pas avec l’espace, on veutfaire sans. Par voie de conséquence, on est, non plus par là oùl’on naît, ni par ce que l’on fait, mais par ce que l’on éprouve.L’internaute est défini par ses relations. Le réseau a pris la placedes racines. De ce fait, l’internaute est l’homme global.

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Un espace métaphorisé

En somme, deux leçons s’imposent. D’une part, l’apparition,en Occident du moins, d’une civilisation qui est désaffiliée,délocalisée, mondialisée. La civilisation n’est plus pensée enréférence au sol. Elle est déterritorialisée. Le temps n’est plusoù le laboureur pouvait transmettre en héritage à ses enfants laterre des ancêtres. Désormais, le sol ne fait plus autorité. Le soln’est plus un sol reçu et imposé. Il sera un sol choisi. Et voici le« rurbain » ou l’individualiste contemporain animé d’unequête effrénée de racines et d’un sol retrouvé. Telle est la fièvregénéalogique. La question « D’où es-tu ? » ne serait donc pasalors désuète, mais formulée autrement : « D’où revendiques-tu d’être, d’où veux-tu être ? » Le rapport au sol revendiqueradonc d’être individuel, et non plus communautaire.

D’autre part, on ne peut que constater le décalage entrel’Occident vivant hors sol et le reste de la planète. On oublietrop vite que 80 % de la planète sont constitués de cultivateurs— le mot est plus riche que celui d’agriculteur — et que l’onne pourra jamais se dispenser d’agriculture. De ce fait, undécalage s’installe et des conflits se font entendre entre ces troistypes de rapport au monde (sol, sous-sol, hors-sol) qui, loind’être successifs, sont contemporains, loin d’être antagonistes,sont complémentaires.

Le sol que vivent les civilisations résiste donc à saréduction quantitative comme à son traitement instrumental.La pédologie, d’ailleurs, ne connaît pas le sol — lequel encou-rage une perception trop imagée ou poétique de l’espace —,mais des sols numériquement quantifiés. Taux d’acidité, pré-sence d’azote. Pour connaître les sols, on opère un transfert dela diversité qualitative à la comparaison quantitative. Le sol dela pédologie ou de la géologie est un sol connu, c’est-à-diremesuré, ramené à l’étalon du même. C’est là une façon de serapporter au sol. Mais c’est loin d’être la seule. De même le soldes civilisations n’est pas réductible au traitement techniquede la terre par les industries agricoles ou non. Le sol instru-mentalisé devient un moyen, l’objet d’une emprise, non unevaleur. Plus exactement, la valeur du sol est évaluée à l’aunedes critères de la technique : utilité, efficacité, rendement. Lesol sera alors riche ou pauvre. Il se fera terrain.

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Entre les sols connus au travers de la rationalité scien-tifique et les terrains perçus par le biais de la rationalité tech-nique, n’y a-t-il pas place pour une approche sensible du sol ?L’imagerie du sol et ses métaphores sont riches et ont aussi uneefficacité symbolique. C’est celles-ci que convoquent les civili-sations. Elles expliquent pourquoi le sol fait l’objet d’une élec-tion et de nombreux rites d’appropriation de l’espace : depuisle mythe de la fondation de Rome inauguré par un tracé ritueldu territoire, en passant par l’appropriation symbolique del’espace par le campeur qui plante sa tente, jusqu’aux rivalitéspolitiques de la terre d’élection dans la bande de Gaza. En plusdes sciences ou des techniques du sol, on ne peut négligerl’efficacité d’une poétique des sols, au sens où Bachelard a pu parler d’une poétique de l’espace 8. S’il est connu, l’espaceest d’abord vécu, il est rêvé. « Je suis l’espace où je suis 9 »,dit le poète.

Les limites des cadastres, des cartes et des remembre-ments qui délimitent des géographies physiques ne se super-posent pas exactement à des géographies mentales. Depuislongtemps, le géographe le sait, « la carte n’est pas le terri-toire ». La carte désigne un espace objectivé, là où le sol valo-rise un espace subjectif, voire intériorisé. En modélisantl’espace, elle laisse en suspens ce qui fait que l’espace devientsol : la poétique. C’est que le vécu du sol ne mesure pas en mètres carrés ou en hectares. Racines, mère, patrie, pays,terre natale, terre promise ou terre sainte, petit coin dumonde, les métaphores du sol fleurissent qui augmententnotre rapport à l’espace. Le sol est un espace métaphorisé et,de ce fait, augmenté. Aussi, désastreuse serait une politique del’espace qui ne serait entendue que comme une administra-tion ou une gestion.

La politique de l’espace est travaillée par une poétiquedu sol. Sans cette dernière, on ne comprend pas les difficultésattachées à un aménagement du territoire, les arrachementsqu’occasionnent les remembrements (l’image du corps dé-membré dit bien d’ailleurs que le sol est vécu organiquement,tant on fait corps avec lui), les régionalismes et les natio-nalismes. Faire place à une poétique du sol invite, par consé-quent, à compléter une approche artificialiste, rationaliste du politique par une approche non pas irrationnelle, maissymbolique.

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8. Rappelons ici le travailque Bachelard a consacré àune poétique du sol dansson ouvrage La Terre et lesrêveries de la volonté, Ed.José Corti.

9. Noël Arnaud, L’étatd’ébauche, cité par Bache-lard, dans La Poétique del’espace, ch. 5, « Les coins »,PUF, 1957, p. 131.

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Les imaginaires du sol en politique

On le pressent, le paysan ou le citoyen stigmatisent deuxfaçons de penser le politique. On est membre de la sociétépolitique par naissance ou par contrat. Là où le citoyen est laconséquence d’une construction abstraite, un état civil enca-dré par la loi positive, le paysan (entendu comme l’homme dece pays-ci) est une figure — passionnelle et émotionnelle —définie par son appartenance au pays, à la terre, au patrimoine.Le citoyen invite alors à penser la politique sur l’axe horizon-tal de la discussion publique et des contrats. Le paysan engagele politique sur l’axe vertical d’une profondeur généalogique,terrienne. Faut-il choisir alors entre l’abstraction positive duplan et l’exaltation naturaliste du sol ? Soit la figure artificielledu citoyen définie par le contrat et par l’axe synchronique dela loi : moins des appartenances et des identités que des droits ;droit du sol de la tradition républicaine ; le sol, ici, est une fic-tion juridique. Le sol, c’est l’Etat comme socle instituant etconstituant. Soit la figure ancestrale d’un attachement à laterre par la terre : on valorise alors les racines, une approchedu politique par la diachronie, le temps long, l’histoire.Primauté serait alors donnée à l’appartenance à un territoire :être de quelque part. Le paysan est érigé ainsi en figure ; il estl’homme du pays. Apparaît alors la figure imaginaire del’ancêtre, dont on sait qu’elle peut entraîner des dérivesinquiétantes.

Notre tradition politique nous a habitués à penser lepolitique en termes de constructions artificielles : l’idée decontrat social valorise une sorte d’organisation du mondecommun immédiate, sous l’effet d’une initiative de l’Etat.La vie politique serait ainsi l’effet d’initiatives totalementrationnelles et transparentes. Le monde commun, totalementconstruit par la raison qui l’a pensé, serait une sorte d’abs-traction pour laquelle l’histoire, les médiations imagées ou les rêveries du sol sont quantités négligeables. Pourtant,ne trouve-t-on pas présent, dans l’organisation du vivre-ensemble, un certain nombre de médiations poétiques,d’images qui complexifient, enrichissent, parasitent et criti-quent le simplisme que pourrait encourager une approchestrictement rationnelle ou technique du lien contractuel, valo-risant des liens émotionnels et imaginaires ? La poétique du

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sol ne serait-elle pas alors révélatrice du rôle de ce que Jean-Jacques Wunenburger appelle la culture des médiations imagi-naires dans la sphère politique 10 ? Bref, une politique d’amé-nagement du territoire n’est-elle qu’un problème technique ?

Des géographies mentalesParmi les médiations imaginaires présentes dans le politique,notamment dans ses relations au sol, diverses modulationss’observent, qui donnent à penser qu’au débat rationnels’ajoutent des considérations passionnelles, habitées par laforce des images.

Rappelons qu’il peut y avoir une organisation et unvivre-commun du sol qui ne soient pas politiques. Les sociétéspré-politiques, regroupées sur des territoires où elles vivent etmeurent, développent une socialité commune d’ordre pré-politique. Le sol sert alors de dénominateur commun, de soclesymbolique de référence. En effet, il n’est pas besoin de poli-tique pour pouvoir fêter, célébrer, enterrer, développer desmœurs partagées et communes. L’attachement à la terre tien-dra lieu de contrat. La communauté est regroupée par lanécessité d’un lien « naturel » et non par l’artifice d’une loi.C’est ce que disent, chacune à sa manière, les images del’autochtone ou celles de la nation. L’autochtone : l’homme nédu sol. Nous sommes à partir d’un territoire, d’un sol qui nousélit. Le sol est ici terre d’élection. De même, l’image de lanation, associée à celle d’une sorte de destination historique,indique-t-elle la permanence d’une identité substantielle à tra-vers l’histoire. Rappelons que nation vient du latin nascor,naître. Le natif est ainsi — par nature pourrait-on dire —investi d’une mission, d’un projet commun : la patrie ou laterre-mère.

La relation au territoire est loin d’être neutre :Le territoire n’est donc pas seulement une donnée empirique ni

une institution juridique (les frontières étant aussi généralement garan-ties par des traités internationaux), mais joue le rôle d’un bien symbo-lique, qui fonde et nourrit le lien entre les membres d’un même corpspolitique. Il donne prise à des représentations à forte charge sacrée, àdes récits historiques alignés sur des scénarios mythiques, à des réactionspassionnelles aux effets violents 11.

Le débat actuel sur l’élargissement de l’union euro-péenne à propos de la Turquie en est la meilleure preuve. On

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10. Jean-Jacques Wunen-burger, Imaginaires du poli-tique, Ellipses, 2001, p. 11.

11. Ibidem, p. 37.

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débat sur les frontières naturelles (continentales) de l’Europe,on convoque la mythologie grecque, et enfin l’Europe desvaleurs chrétiennes. Preuve que la géographie de l’Europe n’est pas seulement cadastrale ; elle est porteuse de géogra-phies mentales que ne recoupent pas toujours les frontières de nos cartes.

En conséquence, les relations de la civilisation et du solen politique se cristallisent autour des notions de territoire etde frontière — toute la difficulté étant de faire en sorte quefrontières, territoires et imaginaires du sol se recoupent.Rousseau observait déjà que le sol, comme condition concrètede l’idée d’Etat, avait une importance réelle. Importance quan-titative, mais aussi qualitative, encore qu’il négligeât ce secondpoint : « Ce sont les hommes qui font l’Etat, et c’est le terrainqui nourrit les hommes... On ne peut donner en calcul unrapport fixe entre l’étendue de terre et le nombre d’hommesqui se suffisent l’un à l’autre 12... » L’équilibre des relations sol/politique n’est pas qu’un problème d’arithmétique. La terrenourricière, si elle relève de la nécessité, est aussi une terreimaginaire, portant des rêves, des utopies et des douleurs. Lapolitique de l’espace relève certes d’une gestion, d’une admi-nistration, et soulève des problèmes techniques ; elle ne sauraits’y réduire.

Le sol, projet et avenirLa difficulté pour le politique est donc de trouver un pointd’équilibre entre une idéologie du sol et une glorification desartifices civilisationnels, entre une identité reçue et une unitéconstruite, entre la conservation et l’innovation, la statique etla dynamique. Entre un sol exalté et un sol rejeté, il s’agit detrouver une voie moyenne et des enseignements mutuels, telsque la symbolique du sol vienne corriger le caractère abstraitdes politiques positives, là où ces mêmes politiques prémunis-sent d’une exacerbation du sol dans les réflexes identitaires etnationalistes. Entre la dureté du sol et la volatilité de l’artifice,il y a la fragilité du projet politique.

Peut-on alors inventer un nouveau rapport au sol danslequel la poétique puisse jouer un rôle ? Nouveau défi. Ima-giner une solidarité planétaire invitant à voir plus large quel’espace circonscrit dans des frontières statiques, en rappelant,

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12. Contrat Social, Livre II,ch. 10.

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avec Steiner, que « les hommes n’ont pas de racines, ils ont desjambes ». Il s’agit d’envisager un autre usage du sol. Le sol n’estplus simplement notre passé, il doit être notre avenir. Si le soln’est plus notre nature, il est notre projet. Le sol devient lamémoire de notre avenir. Du terroir à l’affirmation que la terreest à tous, l’idée de développement durable pense l’émergenced’une civilisation planétaire.

Le développement durable tente une voie médiane. Iln’est ni l’apologie d’un sol exalté dans le terroir, ni la dévalori-sation d’un sol humilié par un développement technique prispour un progrès. Valorisant un imaginaire actif du sol, il tientcompte des leçons du sol : 1/ Il tresse des solidarités qui nesont pas recoupées par nos arrangements ou dispositifs tech-niques soucieux d’analyses et de découpages. L’image du solest synthétique, l’aménagement du territoire souvent analy-tique. 2/ Le sol force à penser sur longue durée, c’est-à-dire àreplacer les dispositifs techniques dans le temps long de lanature (climats, géologie). Il invite donc à une concordancedes temps et, par là, peut-être à une concorde des politiquesentre : le temps du sol, qui est un temps géologique (on rai-sonne en millions d’années) ; le temps du politique, qui est untemps très court (le temps ponctuel imposé et dicté par lecalendrier électoral) ; et la temporalité plus lente du social(une vingtaine d’années). 3/ En valorisant l’idée de durée, quiinsiste sur le caractère non pérenne du sol, qui pense le solmoins comme dureté (d’un socle) que comme durabilité(d’un horizon), le développement durable appliqué à l’amé-nagement du territoire convoque la fragilité des médiationsimaginaires. Fragilité, mais non impuissance.

V

Les imaginaires du sol donnent de la vie, de la chaleur etde la chair à une approche technocratique des territoires. Ils nesont pas simplement nostalgie des campagnes d’hier (les fêtesdes transhumances aujourd’hui ou le Puit du fou), ni une guir-lande enjolivant un sol déserté (un certain usage des costumeset des coutumes d’antan), ni même une réserve muséale d’uneruralité naturalisée pour mémoire (écomusée). Ils n’entraventpas les finalités politiques, mais les nourrissent. L’expertise estnécessaire, mais la froideur des raisons objectives n’est jamais

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assez puissante pour mobiliser, faire vivre et faire rêver. N’est-ce pas ce que revendique l’image du paysan, désormais asso-ciée, à côté du citadin, dans la conquête d’un sol enduré ? Lepaysan n’est plus le bouseux, le cul-terreux. Il n’est plus nonplus l’agriculteur. Sera-t-il, parce qu’il reste le gardien des pro-messes du sol, le prophète annonçant un sol retrouvé ?

Au commencement, le sol racontait les civilisationscomme autant de couches sédimentaires accumulées au coursde l’histoire. Le sol était patrimoine, terre des pères. A l’avenir,le sol sera une mémoire vive. Il tisse des solidarités secrètes,entretient des capillarités souterraines rendant simplistes lesoppositions entre monde urbain et monde rural, nord et sud.Le sol portait nos racines, il sera notre avenir.

JEAN-PHILIPPE PIERRON

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E N T R E P R I S E

C E R C L E D ’ E T H I Q U E D E S A F F A I R E S

Éthique