pierre magnard.singulier universel

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MONTAIGNE OU LE SINGULIER UNIVERSEL « Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition »-(HI, 2) « Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque particulière et étrangère, moi le premier par mon être universel, comme Michel de Montaigne, non comme grammairien ou poète ou jurisconsulte ». Le paradoxe, que traduisent ces lignes si souvent citées, est celui du 1 singulier universel. Qu' entendons-nous par là ? Comment chaque homme peut-il porter en rlui la forme entière de l'humaine condition ? La doctrine de l'École est d'entendre la forme générique ou spécifique comme s'individuant au gré de la matière, pour constituer les singularités, de sorte que s'il faut sept planètes pou former un monde, il faut une foule innombrable d'hommes pour former l'humanité, dont la forme entière requiert cette totalisation. C'est en ce sens que pour Raymond de Sebond, le Christ, homo infinitus, récapitule tous les humains, qui sont autant d'esquisses ou d'ébauches de cet homme intégral. Une telle conception se retourne en Montaigne ; pour ce dernier ce n'est plus la matière qui, monnayant une forme générique ou spécifique, opère 1'individuation, c'est la forme elle-même, qui est individuante parce qu'individuelle. Audace extrême, qui montre où peut aller un hyper-nominalisme, àpartir de la thèse occamiste selon laquelle il n'existe que des individus, les universaux ne recouvrant que des dénominations connotatives, Socrate et Alcibiade n' étant hommes que du fait des relations de reconnaissance réciproque qu'ils entretiennent. À l'affirmation de la suffisance de l'individu se conjugue celle de sa complétude. Quelque limité qu'il puisse être, il n'est d'être humain qui ne porte en soi l'intégralité de l'humanité, le fou comme le sage, l'enfant comme l'adulte, le malade comme le sain, le sauvage comme le policé. Les questions qui se posent alors sont celles de savoir ce que sont cet être universel, cette forme entière et comment chacun de nous peut en faire l'épreuve en lui-même. Montaigne déclare se communiquer par son « être universel », alors que ceux qu'il appelle « les auteurs » le feraient « par quelque marque particulière et étrangère ». On retrouve cette dernière expression dans la traduction donnée par Montaigne du Liber creaturarum de R. de Sebond : « Le nom est hors de la chose, il n'est pas la chose, mais il la marque et signifie. Par le nom extérieur de Dieu, nous entendons toute la connaissance 'et notice que nous avons acquise de lui par les oeuvres qu'il a produites hors de soi » (cap. 193, p. 377). Analogiquement, on dira « marque particulière et étrangère » le nom - ou le renom - de gloire ou d'infamie que l'homme se sera acquis par ses oeuvres ; ainsi d'un auteur on dira qu'il est « grammairien, poète ou jurisconsulte ». Que chaque homme soit nommé au hasard de ses réalisations, il le sera aussi dans le coeur de tous ceux, amis ou ennemis, gui porteront sur lui un jugement. Les noms multiplient ainsi, extérieurs les uns aux autres,

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Page 1: pierre magnard.singulier universel

MONTAIGNE OU LE SINGULIER UNIVERSEL

« Chaque homme porte la forme entière de l 'humaine condition »-(HI, 2) « Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque particulière et étrangère, moi le premier par mon être universel, comme Michel de Montaigne, non comme grammairien ou poète ou jurisconsulte ». Le paradoxe, que traduisent ces lignes si souvent citées, est celui du

1 singulier universel. Qu' entendons-nous par là ? Comment chaque homme peut-il porter en rlui la forme entière de l 'humaine condition ? La doctrine de l 'École est d 'entendre la forme générique ou spécifique comme s'individuant au gré de la matière, pour constituer les singularités, de sorte que s'il faut sept planètes pou former un monde, il faut une foule innombrable d 'hommes pour former l 'humanité, dont la forme entière requiert cette totalisation. C 'es t en ce sens que pour Raymond de Sebond, le Christ, homo infinitus, récapitule tous les humains, qui sont autant d'esquisses ou d 'ébauches de cet homme intégral. Une telle conception se retourne en Montaigne ; pour ce dernier ce n 'es t plus la matière qui, monnayant une forme générique ou spécifique, opère 1'individuation, c 'est la forme elle-même, qui est individuante parce qu'individuelle. Audace extrême, qui montre où peut aller un hyper-nominalisme, àpartir de la thèse occamiste selon laquelle il n 'existe que des individus, les universaux ne recouvrant que des dénominations connotatives, Socrate et Alcibiade n' étant hommes que du fait des relations de reconnaissance réciproque qu' i ls entretiennent. À l 'affirmation de la suffisance de l 'individu se conjugue celle de sa complétude. Quelque limité qu'il puisse être, il n 'est d 'être humain qui ne porte en soi l 'intégralité de l 'humanité, le fou comme le sage, l 'enfant comme l 'adulte, le malade comme le sain, le sauvage comme le policé. Les questions qui se posent alors sont celles de savoir ce que sont cet être universel, cette forme entière et comment chacun de nous peut en faire l 'épreuve en lui-même.

Montaigne déclare se communiquer par son « être universel », alors que ceux qu'il appelle « les auteurs » le feraient « par quelque marque particulière et étrangère ». On retrouve cette dernière expression dans la traduction donnée par Montaigne du Liber creaturarum de R. de Sebond : « Le nom est hors de la chose, il n 'est pas la chose, mais il la marque et signifie. Par le nom extérieur de Dieu, nous entendons toute la connaissance

'et notice que nous avons acquise de lui par les œuvres qu' i l a produites hors de soi » (cap. 193, p. 377). Analogiquement, on dira « marque particulière et étrangère » le nom - ou le renom - de gloire ou d ' infamie que l 'homme se sera acquis par ses œuvres ; ainsi d 'un auteur on dira qu'il est « grammairien, poète ou jurisconsulte ». Que chaque homme soit nommé au hasard de ses réalisations, il le sera aussi dans le cœur de tous ceux, amis ou ennemis, gui porteront sur lui un jugement. Les noms multiplient ainsi, extérieurs les uns aux autres,

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tiendraitenpropreàcelui auquel il se rapporte ; non seulementses qualités s 'y réciproqueraient

en une parfaite convertibilité - raisonnable, juste, civil, tolérant, honnête homme - mais il

témoignerait par là de sa similitude avec tous les autres - je suis homme et rien d 'humain

ne m'est étranger. C 'est en cultivant sa différence que l 'on accroît sa ressemblance ; c 'est

en développant sa singularité que l 'on atteint a l'universalité.

À l 'origine de cette réflexion, on retrouve Raymond de Sebond. En cette « quintessence

tirée de saint Thomas » (II, 12, p. 483), comme aime à dire Montaigne du Liber creaturarum, l 'un des concepts-clés est celui d'unité. Comme dans le Contra Gentiles IV, 11, dont le

catalan reprend le mouvement anagogique, on remonte de l 'être à Dieu en passant par le

vivre,le sentir et la pensée, par un progrès vers toujours davantage d'unité :

« L'unité, dit R. de S , est un but plus beau que la diversité... Il est plus honorable et plus beau de tiier à l'unité qu'à la diversité et à un qu'à plusieurs, parce que viser à l'unité et à l'un, c'est viser à la conservation, <i la force, au bien et à l'être, mais viser h la diversité et multitude c'est viser à la division, à la faiblesse, à la ruine, au mal, au non-êtie » (Liber creaturarum, trad. Montaigne, p. 15).

Reprenant les quatre marches ou niveaux d'être envisagés, Raymond de Sebond précise : « Il y a au premier une grande diversité d'espèces, si a-t-il bien au second et encore au tiers, mais au quatrième et dernier il n 'y a qu 'un genre semblable et de même nature. Les hommes sont naturellement tout un et de même dignité, comme ayant tous également libéral arbitre qui est la première et principale pièce de leur être et qui leur donne un rang à part » (id., p. 14). A la différence des genres minéral,'végétal et animal, le genre humain n'est pas divisé ni diversifié en espèces et en sous-espèces, ce que Raymond de Sebond traduit en disant que « la nature humaine est plus une que les inférieures », pourtant « si elle est une espèce, elle reçoit multitude et diversité en individus »(id., p. 16). Et il ajoute :« Concluons donc que celle qui est au-dessus de nous et qui nous commande doit être une en nature, une en espèce et une en individu, autrement elle ne serait pas plus une que l 'humaine nature » (ibid.). Il s 'agit évidemment de Dieu. Raymohd de Sebond poursuit :

Puisque la nature divine n'est aucunement multipliable en individus, il s'ensuit qu'elleestactuellementinlinie en un individu seul, tout ainsi comme tous les hommes ensemble qui sont par puissance infinis, ne seraient qu'un seul homme et un individu (id,p. 17)

Être « actuellement infinie en un seul individu », telle est la nature divine à laquelle toutes les natures créées sont "ordonnées". De cet "ordonnancement" résulte qu 'en Dieu le vivre, le sentir et le penser ne font qu'un avec l'être, même s'ils sont soumis à disjonction selon qu'on descend l'échelle. Si en effet Dieu est "infini", s'il est un « abîme d'essence », de l 'homme il n'en est pas de même, encore qu'il conjugue être, vivre, sentir et penser, a fortiori de l 'animal (être, vivre et sentir), de la plante (être et vivre), de la pierre (être seulement), car l 'être des créatures est sur fond de non-être. Tirée du néant, la créature ne possède l 'être qu 'à la manière d 'une détermination ; environnée de non-être, « l 'homme (lui-même) ne repousse pas de soi tout non-être, mais un seul non-être » (id., p. 28) ; tandis

MONTAIGNE OU LE SINGULIER) UNIVERSEL 3 9

que Dieu repousse de soi tout non-être et que, p<|r ce moyen; nul ^trè ne li|i[dé|fa|t — l 'homme au rebours « n 'a pas l 'être de la terre, ni de l 'eau, ni'jdu feu, ni d; ljarare f aj/pM au t an tdenon-ê t r enso iqu ' i l yadechosesau t r e sque lu i . . .D ' au fan tqu ' i l | es tpasplépMiu, il n 'a pas l 'être d 'un éléphant, ni d 'un caillou d'autant qu'il n 'est pas caijloi » (id.). Simple participation àl 'ê tre universel, être ainsi réparti, di\|isé, distribué, donné, l j 'êtrederhomir |e, qui ne saurait être par soi, ne se pose qu'en sa détermination. Si Dieu, être universel, est!, comme disait Nicolas de Cues, le Non-Aliud, ce qui ne comporte pas d'altérité, l 'homme doit vivre sans cesse au risque de l'autre. Comment va-t-il pouvoir assumer un tel risque

inscrit dans sa nature finie ? On connaît la solution sabundienne à ce problème : d 'une part l 'homme est le « général

receveur du monde » (id., p. 182) dont il récapitule lui-même tous les genres et toutes les

espèces, les unifiant en quelque sorte ; d 'autre part, Jésus-Christ, Dieu fait homme et donc

« homme infini » (id., p. 607), totalise en lui tous les hommes, leur permettant ainsi de

surmonter leur altérité dans l 'amour. Quelle va être maintenant la répons de Montaigne ?

Si ce dernier emprunte à Raymond de Sebond les termes mêmes dans lest jels le problème

se pose, on peut se douter qu'on va assister chez lui à un déplacemei : de la solution,

analogue à celui qu'on trouverait chez Pic de la Mirandole ou chez Giorc ino Bruno, dont

la christologie est elle-même déplacée du plan théologique au plan i nthropologique,

l 'homme assumant lui-même la fonction dévolue traditionnellement au C hrist. Ce dépla-

cement se comprend selon une réévaluation de la dignitas qui était i r maître mot de

l 'ouvrage de Raymond de Sebond. Si la dignitas hominis s'entendait comn e la situation de

l 'homme à son rang dans l 'échelle des êtres - au sommet des quatre ma •( hes, en dessous

des anges et de Dieu - si elle se diversifiait au sein mêmejdu gerre fiimairi sélqn flea

hiérarchies royale, sacerdotale et philosophique, ;omme dirajÇharles 4 ; Bpjj îlles, si e f | |

convenait de I 'éminente supériorité royale, sacerdotale et sapïeritielle çlu I! iri^ jplajcé a i | p |

au-dessus des hommes et des anges, le rejet de toute notion d^échelle pj pi irtir de Pic mais

plus manifestement chez Montaigne va conduire l 'homme à devoir tirejr sa dignité de ^on

indignité même, qu'il figure, comme chez Pic, l'oijibl ié de Prométhée datjis la répartition d^s

privilèges divins et qu'il trouve dans sa liberté protéiforme le moyen d 'y subvenir, ou que

réduit, comme chez Montaigne, au lot commun de toute créature, née de la "bourbe" et

retournant en "cendre", il ne fasse, parce qu'il le sait et qu'il est le seul à le savoir, de cette

"misère" une "grandeur", selon le mot de Pascal. Comment cependant va pouvoir s 'effec-

tuer cette conquête de « l 'être universel » ?

Pour ce faire, il faut relever le défi de la formule sabundienne selon laquelle l 'homme

-en tendons la singularité humaine -« ne repousse qu'un seul non-être ». Entendons qu'il

n'est ni aigle, ni lion, ni Pierre, ni Guillaume, mais seulement Michel de Montaigne. N'est-

ce pas s 'enfermer alors dans une ruineuse individualité ? Il va falloir fa re de ce singulier

le témoin de l'universel. Érigeons donc en transcendentaux les deux < itégories idem et

diversum, le même et l'autre. D'emblée Montaigne confesse le carac tè r j nominal de toute

définition : I

Quelque diversité d'herbes qu'il y ait, tout s'ejiveloppe sous le nom dè1 ;alade. De même,

sous la considération des noms, je m'en vais fairtj ici une galimafrée jde cjli ^ers articles (Des

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noms, 1,46, p. 3IS

de Porphyre, qui

PLERRE MAONARD

. S'ensuit la subversion de l 'ontologie scalaire, avec le rejet de l 'arbre

constituait en quelque sorte le modèle. Comment s 'étonner alors de la

remise en cause dè| la notion de différence spécifique :

Il y a quelque différence, reconnaît Montaigne, il y a des ordres et des degrés, mais

c'est sous le visage d'une même nature (II, 12, p. 506).

Et de multiplier les témoignages propres à indifférencier et à dédifférencier les espèces

qu 'on aurait cru bien définies, sans parvenir jamais à « maintenir cette ressemblance qu'il

y a aux choses humaines » :

Noùs te sommes, ni au-dessus, une

ni au-dessous du reste ; tout ce qui est sous le ciel court

et fortune pareille,

t a lu q u ê t e s h o m m e s se distinguassent par le parler ou par le rire :

emble que Lactance at ri bue aux bêtes non le parler seulement, mais le rire lit la différence de h i g a g e qui se voit entre nous selon la différence des

corjti)ées| elle se trouve aussi qux animaux de même espèce (id., p. 505).

La grande question de la differentia lin quorum, pierre de touche dans le débat sur 1 ' unité

humaine, conduit l assimiler l 'homme aux animaux, en gommant sa différence spécifique.

Si les idiomes se < iversifient au point de ne plus se comprendre, il n'est plus de raison qui

puisse différencie

toutefois pouvoir l ' homme des animaux, dont on voit qu'ils usent aussi de la parole, sans

[ommuniquer d 'une contrée à une autre. La conclusion est inéluctable :

Il se trouve plus de différence de tel homme à tel homme que de tel animal à tel homme (id., p. 514).

La différence n'est plus le critère de l'espèce, elle court capricieusement entre les êtres,

sans prétendre juger d 'une essence, faisant surgir de nouveaux clivages et provoquant de

nouveaux regroupements.

Le danger qui menace est le babélisme et, au-delà, l 'individualisme, chacun se

retranchant sur sa différence. Si l 'homme en sa singularité ne repousse qu'un seul non-être,

il est dans un rapporj: d'exclusion avec tous les autres et il n' y a plus d'humanité. Leparadoxe

de l'uniyersalité humaine ne va pouvoir s 'effectuer, selon Montaigne,

d 'une cpinmunauté p us large qui s'étendrait à tous les vivants. Tel est

b îstiairefèxposé dan ; l'Apologie. Le point de départ est en forme de

é, dans ïa droite lign ; de \a Dispute de l'Âne, d 'Anselme Turmeda, qui

quelareconqiaêt

'ti i f f ^ W 1

jens de jh itrai c l db l ^ m a it si fortement i |np essionné Raymon 1 de Sebond, et de remise en cause de tout privilège ain : l 'homme n'<;st-il pas la plus cani teuse et frêle des créatures... logée ici parmi la

bourbe et le fientldu monde, attachée et c louée à la pire, la plus morte et croupie partie de l'univers, au derrtier étage du logis et Je p lus éloigné de la voûte céleste, avec les animaux de la pire condition des trois, (pp. 497-498)

MONTAIGNE OU LE SINGULIER) UNIVERSEL 40

Il est dérisoireque celui qui vitdanslapromiscuité des animaux rampant à terre « s 'égale

à Dieu », « s'attribue les perfections divines », « se trie soi-même et sépare de la presse des

autres créatures, taille les parts aux animaux ses confrères et compagnons et leur distribue

telle portion de facultés et de forces que bon lui semble » (ibid.). Or, à ce niveau, s'il est une

universalité, c 'est une universalité dans la misère, pour ne pas dire dans le néant. Quand

l 'homme invoque, pour se prévaloir d 'une supériorité, le défaut de communication qu'il a

avec les bêtes, l 'argument se retourne contre lui :

Ce défaut qui empêche la communication d'entre elles et nous, pourquoi n'est-il aussi bien à nous qu'à elles ? C'est à deviner à qui est la faute de ne nous entendre point, car nous ne les entendons non plu ; qu'elles nous. Par cette même raison, elles nous peuvent estimer bêtes, comme nous les en estimons, (ibid.)

Si, Plutarque en témoigne, les animaux d'espèce différente entre eux se comprennent,

le plus bête des deux n'est pas celui qu'on pense et l 'homme est confondu. On ne saurait

inverser la tendance qu'en s'interrogeant sur une possible communauté (koinônia) pour ne

pas dire convivialité (oikeiôsis) entre les bêtçs et les hommes :

Il y a en la police du monde une égalité plus grande et une relation plus uniforme (id.,

p. 503)

...Il faut contraindre l'homme et le ranger dans les barrières de cette police. Le misérable n'a garde d'enjamber par effet au-delà ; il est entravé et engagé, il est assujetti de pareille obligation que les autres créatures de son ordre et d'une condition fort moyenne, sans aucune prérogative, préexccllence vraie et essentielle, (id., p. 506)

La supériorité que l 'homme s'attribue « par opinion et fantaisie », n 'a « ni corps, ni goût » ; de plus, elle lui est « cher vendue » puisqu'elle est « la source des maux qui le pressent : péché, maladie, irrésolution, trouble, désespoir » (ibid.). La leçon est claire :

Ils veulent se mettre hois d'eux cl échapper à l'homme. C'est folie, au lieu de se transformel en anges, ils se tiansformcnt en bêtes ;au lieu de se hausser, ils s'abattent. (Ill, 13, p. 1256)

Et pourtant, dira-t-on, ils ne voulaient qi e faire l 'homme !

On conçoit que celui qui devait tenir ces propos ait eu quelque réticence à suivre à la lettre, dans sa traduction, le texte du Liber creaturarum. Peut-on se prévaloir d 'une « science de l 'homme autant qu'il est homme » (scientiade homine in quantum homo est), ainsi qu'il est dit dans le titre complet de l 'ouvrage ? Au chap. 82, qui porte justement stir la différence spécifique, le quantum d'humanité, qui assignerait à l 'homme sa place dans l 'échelle des êtres, est soumis à élision répétée, alors que chez le catalan la détermination quantitative de l 'essence prévalait dans la gradualité de l'échelle, dans la possibilité même de la monter et plus encore dans celle de concevoir Dieu - quo nihil ma jus cogitari potest - selon le plus pur style anselmien. Le passage même de l 'homme en Dieu, après récapitulation de toutes les natures, n'était-il pas un passage à la limite, s 'entendant selon

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cette dialectique de la quantité et de la qualité ? Le Christ en est témoin, « homo infinitus »,

qui fait de l ' homme même la « lettre capitale » du « livre de la nature », véritable

idéogramme (principal i ter littera ipsius libri) qui en autorise la lecture :

La personne du Christ sera composée de l'humanité et divinité ensemble, puisqu'elle sera homme et Dieu ; il ne faut pas mettre en doute que, en son quantum d'humanité, elle ne surpasse, à cause de cette conjonction avec la déité, de bien loin toutes les autres choses et qu'elle ne soit plus grande et excellente que le reste des créatures (Liber creaturarum, éd. cit., p. 623).

Si Y homo infinitus est « proportionné » à la divinité, il va sans dire qu ' i l sera « sans

comparaison » avec tous les autres hommes et « créatures finies » (id., p. 607). L 'o rd re est

sauf ; mais alors qu'advient-i l lorsque l 'on abandonne la notion de quantum d 'humani té ?

Raymond de Sebond, somme toute, n 'avait de cesse qu' i l n 'ai t restauré l 'échel le des

êtres, de sorte que le chap. 97 de son livre ardonnait toutes les créatures à l ' homme, en

mettant le ciel sous ses pieds. Montaigne va inverser les propos dans sa fable de l 'oison :

Car pourquoi ne dira un oison ainsi : toutes les pièces de l'univers me regardent ; la terre me sert à marcher, le soleil à m'éclaircr, les étoiles à m'inspirer leurs influences, j'ai telle commodité des vents, telle des eaux ; il n'est rien que cette voûte regarde si favorablement que moi, je suis le mignon de nature ; n'est-ce pas l'homme qui me traite, qui me loge, qui me sert ? C'est pour moi qu'il fait et semer et moudre ; s'il me mange, aussi fait-il bien l'homme son compagnon et si fais-je moi les vers qui le tuent et le mangent. Autant en dirait une grue et plus magnifiquement encore pour la liberté de son vol et la possession de cette belle et haute région (II, 12, p. 596).

Pas plus qu' i l n 'es t le faîte de l 'édifice, l ' homme n 'en est le centre, non plus que le

principe récapitulatif, c o m m e le montre la critique de la notion de microcosme :

Il n'y a pas plus de rétrogradation, trépidation, accession, reculement, ravissement aux astres et corps célestes, qu'ils en ont forgé en ce pauvre petit corps humain. Vraiment, ils ont eu par là raison de l'appeler le petit monde, tant ils ont employé de pièces à le maçonner et bâtir [...]! Ils en font une chose publique imaginaire... [qu'] on leur laisse toute puissance de découdre, ranger, rassembler, étoffer, chacun à sa fantaisie [ . . . ] et rapicccc de mille lopins faux et fantastiques {ici., p. 602).

Ni sommet, ni centre, ne voyant que « l 'ordre et la police de ce petit caveau où il est

logé », n 'étant plus « rien au prix du tout », sn vain l ' homme allègue-t-il sa « loi munici-

pale » comme « loi universelle » (id., p. 585).

On ne saurait, semble-t-il, pousser plus avant la destruction. C 'es t ici précisément que

va s 'ef fectuer le renversement. L ' h o m m e a été mis au rang des bêtes. Réhabili tons donc

celles-ci. Pythagorisme aidant, Plutarque fournit à Montaigne mille exemples de l ' ingénio-

sité, del 'adaptat ion aux circonstances, de la sagesse, de la modération, de l 'esprit d 'entraide

et d 'amit ié , de la pitié, voire de la religion, dont font preuve les animaux. Non seulement

les bêtes, réputées aloga, sont en fait logika, mais elles dialoguent, nous l ' avons vu,

MONTAIGNE OU LE SINGULIER) UNIVERSEL 4 3

d 'espèces à espèces, témoignant entre elles d 'un commerce dont l ' h o l i m e semble exclu.

Pourquoi l ' homme ne serait-il pas capable de rentrer dans le jeu ? Naturalisme aidant,

Montaigne tente alors d 'éprouver la plasticité humaine, sa capacité d 'accueil et de

métamorphose, que ce soit dans sa considération de la maladie que l 'h t tmme invente pour

répondre à quelque agression ou purger quelqLe élément contraire, dans sa considération

de la monstruosité qui n 'est te l lequ 'en regard de notre incapacité àcd>mpi sndre l ' inventivité

divine, dans sa considération de la mort elle-mêrne, suprême métamorpl ose en laquelle on

s 'en va « c o m m e un serpent change de peau, con me un vieux cerf perd se ; bois trop longs \>

Il n 'est rien qui ne soit nouvelle allure de vie, noj jve l le formedu v i v e , lï F o n c o n ç

que « former l ' homme » ce soit en fait le « défci|mer », pqur mieux épx uve • sa pi

rendre l ' homme capable de toutes les formes de vie. La j | ' f o rme e t ère! f|b l 'h

condition », c 'es t alors la forme sans exclusive, la forme susceptible

c 'est la forme des formes, la forme qui les contient toutes. (

Le bestiaire, à ce titre, se comprend. N'offre- t- i l pas, en son jeu infipi de dissemblances!

une expression de tous les possibles de la vie ? Pourquoi ces variations du vivre nous

seraient-elles étrangères ? Ne disons pas la communauté humaine menacée, elle se définit

autrement, non plus fondée sur quelque ressemblance spécifique mais sur une relation de

convenance. Une fois effacés les partages entre genres, espèces et sous-espèces, c ' es t une

texture plus f ine que l 'on s ' e f force de découvrir entre les êtres, un maillage plus fondamen-

tal, un jeu d 'entrelacs et d 'affinités, qui fait de la nature tout entière une vaste « alliance »

en son « embrassement universel » de toutes les natures. Plutarque ici, encore est suggestif

quand il commente la fable homérique de Circé : Pourquoi Ulysse veul-il obtenir de Circé

que ses compagnons transformés en bêtes redeviennent des hommes ?

qu 'ils sont grecs, suggère Circé, comme si l 'animalité était plus malséan

pour un barbare. L 'anthropocentr isme d 'Ulysse a des relents d 'ethnod

rence spécifique n 'est point juge d 'une « dignité », elle est le fourrier d'

On en a le témoignage à relire ce que Montàigne dit tant des conqui

Monde que des combattants des guerres de religion, qui firent îjnor

comme sur des bêtes sauvages » (III, 6, p. 1023). Tant de traits de

cannibalisme, chez nosconquis tadors .a t tes tentqi ie lafront ièreaété ar£ ejmentfranchie

croyait départager la bête et l ' homme :

Je pense qu'il y a plus de barbarie à ir anger un hgjm'm à déchiier par tourments et par géhen les un corps encore pie: de le rôtir et manger après qu'il est répassé (I, 31} p. 247)

Cannibales ne sont pas ceux que l 'on aurait cru :

Sans doute parce

pour un Grec que

ntrisme. La diffé-

tres ségrégations,

rants du Nouveau

e de « boucherie

tarbarie, voire de

4*1

- id :

Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie (id., p. 248).

Quel antidote apporter à une barbarie qui passe en cruauté tout ce que la nature peut avoir

de sauvage ? Et Montaigne de s ' interroger sur la distinction de la nature et de la culture,

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quahd le canni mlisme est le fait de ceux qu'on aurait pensé les plus cultivés. Il n 'es t jusqu a

la distinction è raquée ici du cuit et du cru qui n'incite Montaigne à étendre sa réflexion aux

choses de l'an" pur, de la procréation, de l'éducation des enfants, de la chasse et de la guerre,

pour en conclure qu'il n'est plus sûr garant contre la barbarie que de vivre selon la nature.

Vivre selon' la nature, suivre la nature, mais non pas au sens des Stoïques, car ce serait

nous séparer de notre naissance et de notre mort, comme de ce qui ne dépend pas de nous !

Suivre la nature, c 'est consentirà l 'unanimismed'une nature transpécifique aux possibilités

i nfinies ; c' est rétablir la mutuelle appropriation du corps par l 'âme et de l ' âme par le corps ;

c 'est rendre à 1' homme sa naissance et sa mort ; c'est, par la restauration d 'un contrat

naturel, renouveler cette vieille alliance qui faisait des mortels les commensaux des dieux.

En résulte une célébration de la nature qui « embrasse universellement toutes ses créatu-

res;», pourvoyait; à la conservation de leur être (II, 12, p. 502). Montaigne précise :

l ' i

po

dit tout cëci pour main :enir cette ressemblance qu'il y a aux choses humaines et ri nous ramener et joinc re au monde (id., p. 506).

L'idée este el ed ' un l i a qui fédèrqi ous les êtres, Montaigne dit un « nœud », « un nœud renant ses re] >Ii| et ses forces, non pin de nos considérations, de nos raisons et passions, 4'S- d 'une étr ;i nte divine et supernati relie, n'ayant qu 'une forme, un visage et un lustre,

cjui est l 'autoi lté de Dieu et de sa grâce » (id., p. 490). Ce « nœud » divin qui fédère l 'hutnanité tou întière et la joint au monde n'est-il pas ce que les humanistes de la seconde genera t ion- J e ! In Pic de la Mirandole, Charles de Bovelles - appelaient vinculum ou encore copula mundi iour désigner l 'homme ? S'il n 'a « qu 'une forme », c 'est parce qu'il est « forme entièn de l 'humaine condition ». À convenir qu'il rassemble les hommes et les relie à toutes le natures, on reconnaît son « être universel ». Que veut-on dire en précisant qu'il n 'a qu 'un i isage et un lustre » ? Si l'étreinte est « divine et supernaturelle » ,ce visage ne peut être que celui de Jésus-Christ, qui est « l'autorité de Dieu et de sa grâce », car qui a vu le Fils a vu le Père. Cependant le texte ne cite pas le nom de Jésus, comme si la fonction christique de surmonter toute opposition et d 'effacer toute différence, dans un remembre-ment de l'univers, était désormais considérée dans son effet - l 'homme réconcilié - plutôt que dans son principe - le Médiateur ; la nature totalisée devient l ' image de la grâce, une image si éclatante que l 'effectivité du surnaturel risque d'en être dissimulée. On court alors le risque de voir se déplacer la fonction christique, comme si l 'homme avait à l 'assumer lui-même, à en recevoir la suggestion, à en prendre en charge tant les prérogatives que les tâches. Ce déplacement de la christologie avait inspiré au Père Henri de Lubac une étude

giauisfie de P ip ; ne pouriait-on parler d 'un pélagianisme de Monta igne? qt il'homo jnfinitus chez Montaigne est, plutôt que le Christ, l 'homme lui-

If ^pératifjité [de la gr lce était dévolue à la nature, fi t ; de l|j;hature n' ;st justement tangible que dans l 'assomption de

s ) i « être universel ». Comment entendre, d 'un point de vue logique, !! lvlu)iiversalité d : ïelui qui vit ainsi d 'un 3 vie unanime, au risque de l 'autre, quelle que puisse être sa particul iiité ethnique, confessicnnelle, culturelle, admettant, au-delà des normes, toutes les allur de vie, sans discrimination du mutant, du malade, du bestial, voire du

iiir le pél

T jujours

erpe, co;fJ

Cette si

MONTAIGNE OU LE SINGULIER) UNIVERSEL 44

monstrueux ? Aux yeux de Montaigne, la différence spécifique n'ouvre un espace d 'huma-

nité que pour en exclure tous ceux qui ne répondront pas aux normes ou même demeureront

aux marges ; elle ne saurait donc autoriser cet unanimisme qui devrait permettre à l 'humaja

de se dépasser en explorant toutes les allures de vie. >•>

Le problème soulevé par l 'hylémorphisme thomiste était celui de F individuations:

comment passer de l 'homme générique ou spécifique aux singularités ? La solution

esquissée dès le De ente et essentia, reprise dans VExpositio super librum Boethii de Trinitate, exposée dans la Somme Theologique la, q. 85 et dans le Contra Gentiles IV,-64

et 65 tient essentiellement au rôle majeur dévolu à la materia signata sub determinatis dimensionibus dans la distinction et la distribution des individualités selon l'extériorité de

l 'espace. La matière ainsi conçue dissémine et pluralise plutôt quelle ne fonde. S'il n'est

d'être que dans l'unité, le multiple semble, en tant que tel, voué au non-être. En quoi3a

dissémination de la forme générique ou sp ;cifique de l 'homme pourrait-elle assurer à celui-

ci consistance, subsistance, réalité ?En donnant la petite monnaie de la forme, la quantities dimensiva, loin d'ajouter à celle-ci, semble en éteindre l 'acte en le multipliant. La forme ne

demeure-t-elle pas, en tout état de cause, mesure de l 'être ? On échapperait à l 'objection en

travaillant la forme, en obtenant d'elle qu'elle se diversifie, qu'elle entre en morphogénèse,

que d 'espèce en sous-espèce, elle se particularise jusqu 'à cette species infima qui situerait

l 'individuation dans sa logique propre, sans qu'il soit besoin de recourir à la materià signata. Seule la matière première serait requise de cette diversification, dans la mesure où

elle représenterait un coefficient d'adversité au dynamisme morphogénétique, imposante

celui-ci la loi du multiple. Pour en avoir décidé autrement, pour avoir privilégié la quantitas dimensiva, pour avoir opposé à une logique du lieu une logique de l 'espace, Thomas

d'Aquin semble avoir délibérément engagé le processus d'individuation dans une impasse

qui prend figure d'aporie. Qu'on reprenne le beau texte du Contra Gentiles IV, 65, on verra

que si la quatitas dimensiva détermine la positio de chaque donnée, l 'exemple envisagé,

celui du mystère eucharistique, impose une distinction entre la substance - celle du corps

du Christ dont l 'unité et l'identité subsistent absolument-e t les accidents-ceux des espèces

du pain et du vin - dont les occurrences multiplient au gré des consécrations : il ne saurait

y avoir qu 'un seul et même sacrifice en quelque lieu et à quelque époque qu'il soit célébré.

L'analogie avec l'individuation humaine ne peut que soulever un énorme problème : si la

quantitas dimensiva ne fait acception que des accidents, la substance ne trouve sa

détermination que dans et par la forme ; uijie stricte économie de la logique aristotélicienne

des catégories exige qu'il en soit ainsi ; es|-ce à dire qu'il n 'y ait d 'humanité que générique

ou spécifique et non pas singulière ? Il n est pas indifférent de remarquer que le Contra Gentiles clôt ce grand débat justement sur une aporie, qui ne saurait trouver sa résolution

qu'au plan mystique : si le corps du Christ demeure le même en toutes les occurrences du

sacrifice de laMesse, doit-on analogiquementaffirmerquel 'uniquegarant de la subsistance

des individualités en lesquelles prolifère l 'espèce humaine soit le Christ incarné ? II n 'y

aurait qu 'un seul homme réel, Jésus-Christ, I 'homo infinitus selon le Liber creaturarum de Raymond de Sebond.

De résolution au plan philosophique, il n'en est que dans la logique de la forme, seule

comptable de l 'acte d'être. Telle est précisément la voie choisie par Montaigne, qui semble

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4 6 E MAGN PIERRE V AGNARD

n'avoir retenu de Thomas que l'aporie, pour cheminer tantôt avec Duns Scot tantôt avec Guillaume d 'Occam, sans éprouver de gêne à cette disparate. De Duns Scot, il retient l 'étagement des formalités -corporéi té , vitalité, animalité, ra t ional i té-qui entrent dans la composition de leur terminus ad quem, l 'homme précisément, dont toute l'individualité tient à cette ultime formalité ; telle est Vhaecceitas, le fait d'être tel ou tel, qui est en réalité la forme propre de l'individu, forme qui l'individualise ipso facto. Que la formalité joue à tous les niveaux de l 'échelle permet de rendre parfaitement raison des singularités en déposant dans la matière l 'individualité qu'elle est disposée à recevoir.

Que Montaigne ait retrouvé trace de cette démarche en Raymond de Sebond ne saurait nous étonner, si l 'on s 'avise que le maître catalan emprunte àDuns Scot ce schéma qui lui permettra de mettre en évidence le processus de clignificatio susceptible de conduire l 'homme à son accomplissement. Précisément les formalités scotistes viennent combler la béance qui subsistait chez Thomas entre la forme générique ou spécifique de l 'homme et son individualité dans et par la qualitas dimensiva. Le paradoxe est que cela ne va pas empêcher Montaigne de recourir à Occam qui, parce qu'il n'est, selon lui, de réalité que du singulier, croit pouvoir faire l 'économie des formalités. Il ne s'agit plus alors de se demander comment peut s 'effectuer Ind iv idua t ion mais d 'où procède la généralisation. Si les uni versaux ne sont plus que des conventions, comment la valeur connotative de la notion d 'homme peut-elle désigner autre chose qu'une fraternité de rencontre entre tous les individus que l 'on désignera de ce nom ? L'individualité, que Duns Scot avait voulu fonder en en faisant le terme d 'un processus génétique, est désormais un donné primordial dépourvu dejustification. L'aporie manifestée ; par la théorie thomiste de 1' individuation par la matière aura servi d'amphithéâtre à la disposition des deux perspectives inverses du scotisme et de l 'occamisme pour le plus grand bonheur de Montaigne.

Celui-ci, après avoir tiré, à travers Raymond de Sebond, tout le parti possible des formalités scotistes, va céder à l 'entraînement de l'inversion occamiste. En faisant de l'universel un simple signe, Occam est sorti de l'ontologie : "homme" ou "cheval" ne sont des universaux que parce qu'ils "supposent" pour une pluralité de singularités, mais si, comme le dit la Somme de Logique I, chap. XIV, « ce qui est plusieurs en nombre est un rien », il faut en inférer que « l'universel est un rien ». N'existent que les singularités. Parler d 'homme, c 'est donc admettre une série de singuliers, dont chacun fait référence au suivant dans la série. Le signe ne traduit aucune similitude, il ne fait que désigner le caractère connotatif des éléments de la série. Dès lors que les éléments d 'un ensemble ne sont plus regroupés sous le couvert de la ressemblance, on cherchera à déterminer autrement la relation qui les rassemble. Ocam propose la notion de "convenance". Dans YOrdinatio sur le 1er livre des Sentences, on lit :

Je dis que de virtute sermonis, on ne doit pas concéder que Socrate et Platon conviennent en quelque chose (in aliquo) ni en quelques choses (in aliquibus), mais qu'ils conviennent par quelques choses, car ils conviennent par eux-mêmes (se ipsis) cl que Socrate convient avec Platon, non en quelque chose (in aliquo), mais par quelque chose (aliquo), puisqu'ils conviennent par lui-même (quia se ipso).

MONTAIGNE OU LE SINGULIER UNIVERSEL

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Ce texte a le mérite de nous montrer la façon dont fonctionne la "convenance" : Platon

et Socrate ne conviennent pas dans un tertium quid qui jugerait de leur accord, mais du fait

des relations particulières qui existent entre leurs deux singularités. En Somme de Logique I, chap. XVII, on lit :

Je dis donc que Socrate, par son âme intellectuelle, convient plus avec Platon qu'avec un âne et que par lui-même tout entier (sese tolo), il convient davantage avec Platon qu'avec un âne. Au sens strict des mots (de virtute sermonis), < n ne doit donc pas admettre que Socrate et Platon conviennent en quelque chose qui relève de leur essence (in aliquo quod est de essentia eorum), mais on d it admettre qu'ils conviennent par certaines choses, puisqu'ils conviennent chacun ||ar sa forme propre, c'est-à-dire par eux-mêmes (quia formis suis et se ipsis).

Convenir avec un autre par sa forme propre - et non plus dans une cj sence générique ou spécif ique-voi là un trait d 'une rare audace, poijrnepas dire un parado < ; ; c 'est admettre entre les dissemblables, du fait de leur dissemblance même, une coinpl ; nentarité qili les unit. Qu 'un tel critère autorise la définition de non veaux ensembles qju' 1 soit la règle nouveaux partages entre les êtres, cela va sans dire, mais ce q|ii mériiejaM întjjn , c'é, cette convenance ne sollicite aucun tertium quid four se constituer. S ; j | r trejfo pom trie poire et l 'amande on peut admettre, au nom de l 'analogie d àttributiç|>|i, jiMratejrnii compotier, quel rapport établirons-nous entre Socrate, Alcibiade, Callikllè ; et Platon ? Plus largement, sur quel commerce fonderons-nous la notion d 'homme ? S |l n 'est de relations qu'entre des singularités, comment entendre celles-ci pour qu'elles se puissent universel-lement corréler ?

C'est ici que nous retrouvons Montaigne qui dit se communiquer aux autres par son « être universel » qui en effet porte en lui-même « la forme entière de l 'humaine condi-tion ». En puissance chez tous, cette forme n'en a jamais fini de s'actualiser en ces quelques singularités exemplaires, au premier chef Etienne de la Boëtie, mais aussi Alcibiade, Épaminondas et Julien, qui préfigurent ou prolongent, dans les Essais, l 'évocation de l 'ami disparu. Faut-il rappeler le texte emblématique De l'amitié I, 28 :

Au demeurant cc que nous appelons ordinairement amis et mitiés, ce ne sont qu'accoutumances et familiarités nouées par quelque occasion < commodités par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de qi ji je parle, elles se mêlent et confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse Je dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en répondant garce que c'était lui parce que c'était moi (p. 224).

Madame Charpentier rappelle opportunémen|t|que ce final lapidaireii fit dû à deux ajtjjuJk

manuscrits à l 'exemplaire de Bordeaux. L'éditioji de 1580 ûdncluajt ^nppléjnent :

Je sens que cela ne se peut exprimer

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IFF! |>|ERRE MAONARD

La genèse phjiente du final, ajoutant d'abord : « qu'en répondant parce que c'était lui », puisd 'une autrêencre : « parce que c'éi ait moi »,atteste le caractère élaboré de la formule qu'il faut prendre pour tout autre chose qu'une élévation lyrique. Ne croit-on pas entendre en effet le quia |e ipso de Guillaume d'Ocam ? Ce n'est pas en un modèle commun ou autre tertium quid q u | conviennent Montaigne et La Boëtie, c'est par eux-mêmes. Rare est cette amitié - à peine! le hasard en produit-il une semblable en trois siècles - même si elle est en passe de devenir exemplaire :

Celle-ci n'a point d'autre idée que d'elle-même et ne se peut rapporter qu'à soi (p. 225).

Le paradoxe est que cette idée accréditée sur un seul cas, lui-même érigé en paradigme, va de venir la norme de toute relation interhumaine, par où l'on voit que Montaigne conj ugue rareté et exemplarité, singularité et universalité :

Ce rl'est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille ; c'est je ijie sais quelle quintessence de tout ce mélange qui, ayant saisi toute ma volonté, I ' îl: Hena à se plonger et à se p erdre en la sienne, qui ayant saisi toute sa volonté l'amena i $ : plonger eljà se perdré|en la mienne, d'une faim et d'une concurrence pareille

m 4

II I

L'universaliiàble c'est toujours l 'éiceptionnel. L'idéation ne résulte pas de la généra-1 lisation, mais le l'épreuve inouïe del :ette union quasi mystique de deux volontés. La

violence des aifects trouve son exorcisme en tournant à l'expérience spirituelle, avant de s'exprimer dar s la forme du concept, ainsi que le suggère cette tardive résolution de la charge passion elle dans ce très occamiste « parce que c'était lui », auquel finit par faire écho dans un it iperceptible murmure « parce que c'était moi ».

On objecter que cette convenance ne réunit que deux singularités, mais il faut rappeler ce qu'a, pour I\ ontaigne, d'exemplaire la figure de l'ami perdu, « une âme pleine et qui montrait un beali visage à tout sens, une âme à la vieille marque et qui eût produit de grands effets si la fortune l'eût voulu » (II, 17, p. 745). De chacun dès lors elle est la norme, jugeant des variations auxquelles elle donne lieu, selon ce jeu de déplacements et de substitutions qui ne cesse de décentrer et de recentrer les Essais : de ceux-ci « le plus bel endroit et milieu » devait être occupé par une œuvre de la Boëtie, alors que les éléments de l'ouvrage se redistribuent autour de l'essai De ta liberté de conscience (II, 19), centré sur la figure emblématique de l'empereur Julien, elle-même précédée et suivie de celles d'Alcibiade et d'Épaminondas. Pourquoi ces trois figures ? - Alcibiade, pour sa « merveilleuse nature de se transformer si aisément à façon si diverse, sans intérêt de sa santé, surpassent tantôt la somptuosité et flompe persienne, tantôt l'austérité et frugalité lacédémonienne, autant réformé en Spurns comme voluptueux en Ionie... » (I, 26, p. 202) ; Épaminondas, parce qjj'k âme ielri :mj'fcornposition, il mariait aux plus rudes et violentes actions humaines la |oméet ' i jnùmiMté|, voire la plus délicite qui se trouve en l'école de la Philosophie » (III, |, i. 8|9^|) fljul an enfin, ptr'ce qu'« il r 'est aucune sorte de vertu de quoi il n'ait laissé de nés notables e^pmples » (II, 19, p. 7pft). La pratique de la coincidentia oppositorum, la

MONTAIGNE OU L|E SINGULIER UNIVERSEL 4 F '

recherche de la plus grande envergure humaine, l'impatience des limites, voilà le sens ultime de ces trois figures, à travers lesquelles se cherche cette « forme entière de l 'humaine condition ». S'expliquent alors la recherche aux confins de l'inhumain, du surhumain, la convivialité avec le malade, le sauvage et même la bête, s'il est vrai qu '« il n'y a point de bête au monde tant à craindre à l 'homme que l 'homme » (II, 19, p. 757). Cette conception transformationnelle n'est point cependant pour dissoudre 1 'identité humaine dans une nature plus ample, mais bien plutôt pour permettre à chacun de s'élever au singulier universel.

L'oxymore traduit l 'extrême violencedeladémarche. Le rasoir d 'Occam avait emporté les universaux. Montaigne, qui avait vu dans la différence spécifique un agent d'exclusioïi plus encore que d'accueil, ne pouvait nourrir que défiance à l'endroit du concept d'utte forme commune. Une fois bannie la ressemblance, tout homme est un hapax, qui mettra soft point d'honneur à rendre son individualité expressive de toutes les autres. La découverte d 'une expressivité toujours plus riche est la raison du voyage : '

Je ne sache point meilleure éccjle, comme j'ai dit souvent, à former la vie que de lui proposer incessamment la diversité de tant d'autres vies, fantaisies et usances, et lui l'aire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature. (III, 9, p. 1090)

En autant de rencontres, le voyageur éprouve à travers les autres les mille et une formes de son moi. L'auteur des Essais, qui ne cesse d'emprunter aux uns et aux autres, fait de même, « allant de la plume comme des pieds » (III, 9, p. 1111 ). De cette « marqueterie mal jointe » parviendra-t-il pourtant à dresser son portrait ? Le singulier universel est moins l 'homme qui les contiendrait tous que celui qui, ouvert à tous, se laisse juger par eux sans jamais les juger. C'est l'occasion de rappeler la réponse de Montaigne à qui n 'a su comprendre le « commandement paradoxe » de l'oracle de Delphes :

Il n'est une seule chose si vide et si nécessiteuse que toi, qui embrasses l'univers : tu es le scrutateur sans connaissance, le magistrat sans juridiction et après tout le badin de la farce (III, 9, p. 1123).

Sans doute est-ce cela que vivre au risque de l'autre !

P I E R R E M A G N A R D

Nous nous référons aux éditions suivantes :

- La Théologie Naturelle de Raymond\Sebon, trad. M. de Montaigne, chez Jean de la Mare, Rouen, 1641. - Montaigne, Essais, éd. A Thibaudet, Bibliothèque de la Pléiade, N.R.F., Paris, 1950.