pierre-gilles de gennes jacques badoz - revues et...

2
80 La Météorologie 8 e série - n° 11 - septembre 1995 LU POUR VOUS LES OBJETS FRAGILES Pierre-Gilles de Gennes et Jacques Badoz « Ce livre est un livre de souvenirs, rien de plus », prévient Pierre-Gilles de Gennes dans l'introduction, précisant que l'on y trouvera en fait la mise en forme à posteriori, par lui-môme et son collègue de l'École de physique et chimie de Paris (PC), Jacques Badoz, de la matière sortie des quelque cent cinquante rencontres sur le thème de la science, organisées pendant dix-huit mois entre le prix Nobel de phy- sique 1991 et des groupes de lycéens et d'enseignants. Livre de souvenirs, cet ouvrage l'est aussi à un autre titre, puisque l'auteur illustre largement ses propos d'éléments tirés de son propre parcours scientifique, parcours qui l'a conduit de la physique atomique à l'étude de l'adhésion, en passant par la physique des solides, le magnétisme, les supraconducteurs, les cristaux liquides, les polymères, les col- loïdes, les problèmes d'interface... Dans une première partie, sous le titre « La matière molle » (molle et fragile « comme la glaise du sculpteur, que, par une action très faible, nous arrivons à modi- fier, à organiser »), l'auteur évoque un certain nombre de propriétés liées aux « molé- cules longues », omniprésentes dans notre environnement quotidien. On y rencontre le caoutchouc naturel, les polyox et leurs surprenantes facultés de réduction des frottements, la gomme arabique et ses capaci- tés anti-floculatoires sur les particules d'encre ou de pigment, les pein- tures modernes, les cristaux liquides (nématiques et smectiques) et la façon de les utiliser dans l'affichage, le mouillage et le démouillage des films et des fibres, les surfactants (notamment ceux des lessives), les cellules vivantes (et particulièrement le globule rouge), les bulles et mousses, etc. La présentation est concrète, vivante, illustrée de schémas « à main levée », comme en font les professeurs au tableau noir. Elle est surtout l'occasion d'introduire, plus ou moins explicitement, un certain nombre de questions liées à la démarche scientifique (reprises comme telles dans les deux autres parties du livre) et un certain nombre de positions de l'auteur, comme la préconisation de « l'esprit Benjamin Franklin » qui privilégie chaque fois que pos- sible l'observation, l'astuce et l'expérience simple, avant de recou- rir aux « usines à gaz » expérimentales, théoriques ou de simula- tion : « Ne pas chercher d'abord le marteau pilon pour écraser la noisette, mais voir auparavant si, sur la noisette, il n 'y a pas un indice qui permet de l'ouvrir ». Les météorologistes noteront l'évocation dans cette partie de John Lumley, chercheur américain, connu de certains d'entre eux pour ses travaux de modélisation de la turbulence, pris ici en défaut d'« esprit Franklin », et celle de Jean-Bruno Brozka, jeune ingénieur des travaux de la météorologie, auteur d'une thèse sur le démouillage (« ... dans des conditions difficiles : il a fait ses études en étant obligé de gagner sa vie à la Météorologie nationale. Durant sa thèse, il passait ses nuits à établir les cartes météo que l'on voit à la télévision... »), à l'occasion de laquelle il a illustré au plus haut point « l'esprit Franklin » en remplaçant dans une expérience cruciale une chambre blanche par une matinée ensoleillée d'hiver. Dans une seconde partie intitulée « La recherche », l'auteur approfondit et donne sa vision de certains thèmes nouveaux ou déjà évoqués dans la première : - les spécificités de la recherche scientifique et le « profil » des chercheurs ; - la nécessité du travail en groupe et celle de créer un minimum de climat serein pour les chercheurs (mieux prise en compte en France avec le CNRS qu'aux États-Unis où sévit le « publish or perish » pur et dur...) ; Pierre-GillesdeGennes Jacques Badoz Les objets fragiles Plon

Upload: others

Post on 09-Sep-2020

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Pierre-Gilles de Gennes Jacques Badoz - Revues et Congrèsdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/51989/...Pierre-Gilles de Gennes et Jacques Badoz « Ce livre est un livre

80 La Météorologie 8 e série - n° 11 - septembre 1995

LU

PO

UR

V

OU

S

LES OBJETS FRAGILES

Pierre-Gilles de Gennes et Jacques Badoz

« Ce livre est un livre de souvenirs, rien de plus », prévient Pierre-Gilles de Gennes dans l ' introduct ion, précisant que l 'on y trouvera en fait la mise en forme à posteriori , par lui-môme et son collègue de l 'École de physique et chimie de Paris (PC), Jacques Badoz, de la matière sortie des quelque cent cinquante rencontres sur le thème de la science, organisées pendant dix-huit mois entre le prix Nobel de phy­sique 1991 et des g roupes de lycéens et d ' ense ignan ts . Livre de souvenirs , cet ouvrage l'est aussi à un autre titre, puisque l 'auteur illustre largement ses propos d 'é léments tirés de son propre parcours scientifique, parcours qui l'a conduit de la physique atomique à l 'étude de l 'adhésion, en passant par la physique des solides, le magnét i sme, les supraconducteurs , les cristaux l iquides, les polymères , les col­loïdes, les problèmes d'interface...

Dans une première partie, sous le titre « La matière molle » (molle et fragile « comme la glaise du sculpteur, que, par une action très faible, nous arrivons à modi­fier, à organiser »), l'auteur évoque un certain nombre de propriétés liées aux « molé­

cules longues », omniprésentes dans notre environnement quotidien. On y rencontre le caoutchouc naturel, les polyox et leurs surprenantes facultés de réduction des frottements, la gomme arabique et ses capaci­tés anti-floculatoires sur les particules d'encre ou de pigment, les pein­tures modernes, les cristaux liquides (nématiques et smectiques) et la façon de les utiliser dans l'affichage, le mouillage et le démouillage des films et des fibres, les surfactants (notamment ceux des lessives), les cellules vivantes (et particulièrement le globule rouge), les bulles et mousses, etc.

La présentat ion est concrète , vivante , illustrée de schémas « à main levée », c o m m e en font les professeurs au tableau noir. Elle est surtout l 'occas ion d ' in t rodui re , plus ou moins expl ic i tement , un certain n o m b r e de quest ions l iées à la démarche scientifique (reprises c o m m e telles dans les deux autres parties du livre) et un certain nombre de posi t ions de l 'auteur, c o m m e la préconisation de « l'esprit Benjamin Franklin » qui privilégie chaque fois que pos­sible l 'observation, l 'astuce et l 'expérience s imple, avant de recou­rir aux « usines à gaz » expér imentales , théoriques ou de simula­tion : « Ne pas chercher d'abord le marteau pilon pour écraser la noisette, mais voir auparavant si, sur la noisette, il n 'y a pas un indice qui permet de l'ouvrir ».

Les météoro logis tes noteront l ' évocat ion dans cette partie de John Lumley, chercheur américain, connu de certains d 'ent re eux p o u r s e s t r avaux d e m o d é l i s a t i o n de la t u r b u l e n c e , p r i s ici en défaut d ' « esprit Franklin », et celle de Jean-Bruno Brozka, j eune ingénieur des t ravaux de la météorologie, auteur d ' une thèse sur le démouillage (« ... dans des conditions difficiles : il a fait ses études en étant obligé de gagner sa vie à la Météorologie nationale. Durant sa thèse, il passait ses nuits à établir les cartes météo que l'on voit à la télévision... »), à l 'occasion de laquelle il a illustré au plus haut point « l'esprit Franklin » en remplaçant dans une expérience cruciale une chambre blanche par une matinée ensoleillée d'hiver.

D an s une seconde par t ie inti tulée « La recherche », l ' au teur approfondi t et donne sa vis ion de cer tains thèmes nouveaux ou déjà évoqués dans la première :

- les spécificités de la recherche scientifique et le « profil » des chercheurs ;

- la nécessité du travail en groupe et celle de créer un min imum de climat serein pour les chercheurs (mieux prise en compte en France avec le C N R S q u ' a u x États-Unis où sévit le « publish or perish » pur et dur...) ;

Pie r r e -Gi l l e s de Gennes

J a c q u e s Badoz

Les objets fragiles Plon

Page 2: Pierre-Gilles de Gennes Jacques Badoz - Revues et Congrèsdocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/51989/...Pierre-Gilles de Gennes et Jacques Badoz « Ce livre est un livre

La Météorologie 8 e série - n° 11 - septembre 1995 81

- l 'é ternel débat entre recherche fondamentale (« une responsabilité nécessaire des pays développés ») et recherche appliquée (« école de l'imagination »), le problème de la mobil i té des chercheurs entre les deux, la nécessité de maintenir des relations fortes entre scientifiques et industriels (par exemple par le biais de « labos mixtes ») ;

- le processus de la découverte : travail, tâ tonnements et chance ;

- la r e m i s e en c a u s e , p o u r l e s c h e r c h e u r s i n d i v i d u e l l e m e n t et p o u r l e s organismes ;

- la clarification des rôles respectifs du scientifique et du poli t ique, la nécessité de contacts réguliers entre eux, celle d ' augmente r le niveau d 'éducat ion scienti­fique des j eunes et de les rendre « lucides devant les médias » ;

- les rapports entre science et phi losophie , science et religion ;

- l ' impor tance de l 'observat ion et de la mesure ;

- la communica t ion avec le public , les enfants, les enseignants ;

- l ' i m p o r t a n c e et la difficulté des p r o b l è m e s de natal i té , d ' e n v i r o n n e m e n t , et l ' ambiguï té de certaines posit ions écologistes. . .

La t rois ième partie de l 'ouvrage , consacrée à l 'éducat ion en France, est la plus po lémique . Elle c o m m e n c e par un plaidoyer pass ionné pour la mise en œuvre d 'une « pédagogie du réel », faisant davantage appel à la « leçon de choses » (notamment en lien avec les sciences de la vie), favorisant chez les élèves l 'action de « faire sol-même » et encourageant des travaux d 'été plutôt manuels et à base de contacts humains . Elle prône la revalorisation de l 'observat ion (Ekman , pour la dérive des glaces, Léonard de Vinci, pour la loi de la friction, sont appelés à la barre), la lutte contre le « préjugé d'Auguste Comte » (établissant une hiérarchie des sciences, avec les mathématiques au sommet , portant en germe le mépris des métiers manuels) , et invite à rompre avec le « fétichisme de l'outil », concrétisé de nos jours par la toute-puissance du modèle informatique.

La sélection tous azimuts par les mathémat iques est donc vivement critiquée, ainsi que le système des grandes écoles d'ingénieurs, avec ses concours d'entrée et « les droits à vie » qui en résultent pour les lauréats. L'Université n 'est pas épargnée, qui souffre d 'une gestion et d 'un enseignement « mous », ainsi que d 'un cloisonne­ment en secteurs é tanches. Des ébauches de solutions, pas toujours ent ièrement convaincantes, sont avancées : côté classes préparatoires, expériences pédagogiques dans des classes-pilotes animées par des enseignants « de bonne volonté », sélection des élèves sur leur vocation plus que sur le spectre total de leurs connaissances, remplacement de l'oral par une discussion à bâtons rompus « sur tout et sur rien », secouement « du cocotier de haut en bas, du gouvernement aux exécutants » ; côté Université, obligation d 'années sabbatiques dans la recherche ou l 'industrie pour les enseignants, sans perte des avantages acquis, instauration de « colles » pour les étu­diants (comme dans les classes préparatoires !), tutorat... L'auteur en indique lui-même certaines limites ; il confesse d'ailleurs l 'échec partiel du système de « pré­ceptorat » qu' i l a mis en place dans l 'école qu' i l dirige (PC), essentiellement, est-il dit, pour des raisons financières.

Le livre s ' achève par un appel à l 'é thique de la connaissance et à la solidarité planétaire c o m m e axes suscept ibles de provoquer un élan collectif, et par une interrogation sur la stabilité (donc la survie) de notre civilisation.

Au total , l ' ouv rage est très access ib le , voi re facile à lire, et suf f i samment enthousiaste pour que le lecteur aille au bout , qu ' i l en conserve quelque souvenir, et qu ' i l se pose bien des quest ions. Les deux premières parties sont les plus inté­ressantes, bien que redondantes sur certains points . La troisième, sur la formation scientifique, est plus frustrante ; si l 'on souscrit assez volont iers à tout ou partie du constat (bien que celui-ci soit - volontairement ? - très appuyé) , on reste sur sa faim en ce qui concerne le caractère concret des remèdes évoqués (mais ce n ' é t a i t pas le p lus facile !). Le l ivre p o u r r a ainsi pa ra î t re à ce r t a ins un peu brouil lon et parfois superficiel. Ceci est implici tement annoncé dans l ' in t roduc­tion : il ne s 'agit pas d 'un essai structuré, mais d ' un « livre de souvenirs »... et, peut-on ajouter après lecture, d 'une incitation à la réflexion...

Gérard De Moor

Les objets fragiles. Par Pierre-Gilles de Gennes et Jacques Badoz . Pion, Paris, 1994, 275 p. 120 F.