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Chapitre 13-1 du livre La vie sociale des images

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Chapitre 13 Les grandes heures et figures du photoreportage

1. NAISSANCE D’UN MYTHE Au tournant des années 1930, tout était en place pour permettre à la photographie d’entrer à part entière dans la couverture de l’actualité par la presse. Coïncidence ou pas : cette période annonçait également certains des développements les plus effrayants ou les plus extraordinaires de l’actualité mondiale. La photographie sera là pour les répercuter auprès du grand public. Le précédent allemand Commençons par l’Allemagne, pour une double raison. D’une part, parce qu’elle fut le berceau du photojournalisme moderne. D’autre part, parce que la montée du nazisme et son extraordinaire pouvoir de fascination sur le peuple allemand ne peuvent pas se comprendre sans ce nouveau relais que constitua la presse, armée de la photographie d’actualité. Au tournant des années 1930, l’Allemagne connaissait sa première période de République, les forces de gauche étaient au pouvoir, il régnait une grande liberté d’expression, en dépit d’une violence politique omniprésente. C’est dans ce climat agité que se créa à Berlin, en 1928, l’une des toutes premières agences photographiques au monde, l’agence Dephot. Elle misa délibérément sur les nouvelles possibilités offertes par la technique photographique. D’un côté, les nouveaux appareils portatifs grâce auxquels les reporters allaient pouvoir couvrir les événements avec une grande souplesse : c’est en Allemagne que fut mis sur le marché en 1925 le Leica qui devint, en quelques décennies, l’appareil fétiche des photoreporters. Erich Salomon, célèbre photographe allemand de cette époque, réalisant un portrait (Mrs Green, 1930), avec l’un de ces nouveaux appareils. Source : http://www.vernacularphotography.com/images/News%20Photos/salomon1.jpg D’un autre côté, le rouleau 35 mn de 36 vues, qui permettait de développer un sujet et de l’organiser sous la forme d’une séquence cohérente d’images, sans devoir s’interrompre pour recharger l’appareil.

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Dephot envoyait ses photographes sur le terrain avec un plan d’action détaillé. Leur reportage était pour ainsi dire déjà structuré en fonction de sa future publication. C’est en ce sens que l’on peut parler de « photoreportage » : un reportage d’actualité entièrement conçu en photos et par le biais de la photo en vue de sa publication dans la presse. Dans ce nouveau contexte rédactionnel, le rapport entre le texte et l’image se trouva modifié, voire renversé. Désormais, dans les journaux illustrés allemands, la photographie d’actualité ou, plus exactement, les photographies d’actualité (car on en publiait plusieurs en même temps) commandaient le texte, destiné à faire le lien entre ce que montraient effectivement les clichés. Les journalistes apprirent à écrire en fonction des photographies. On retrouva cette formule dans les maquettes des nouveaux quotidiens qui sortirent en France à cette époque, comme Paris Soir, dont les pages de une et de fin étaient abondamment illustrées et barrées de gros titres. Le précédent de l’Allemagne en matière de photojournalisme devint incontournable parce qu’il essaima très vite dans les autres pays occidentaux et, du même coup, modela un style international de photographie de presse. Ce rayonnement est surtout dû à la conjoncture politique. L’Agence Dephot dut cesser ses activités dès 1934. La plupart des photo-reporters qu’elle avait employés émigrèrent eux aussi très rapidement, pour fuir le nazisme. Ils se retrouvèrent à la tête des principaux journaux illustrés anglais ou américains, des services photos qui se créaient dans les grandes agences de presse, comme à Associated Press en 1927, etc. La photographie de presse devint ainsi, par la force des choses, une affaire internationale sur le modèle inventé en Allemagne. Dans tous les pays occidentaux, refuges ou pas des émigrés allemands, se créèrent en même temps des grands magazines d’actualités illustrés exploitant la même formule éditoriale : Vu en France en 1928, puis Regards, Photomonde, Voilà en 1931, Match à partir de 1938 (quelques aperçus en ont déjà été présentés dans le chapitre 11) ; le Weekly Illustrated en Grande-Bretagne en 1934 ; aux Etats-Unis, Life en 1936, Look en 1937 ; etc. Pour un résumé visuel de l’histoire du magazine Life, voir le port-folio du Monde 2 : Source : http://www.lemonde.fr/web/portfolio/0,12-0@2-3246,31-901445,0.html Il ressort de ces prémisses que, dès le début, la photographie de presse a été plongée dans la tourmente de l’actualité. L’agence Dephot dut fermer parce qu’elle déplaisait aux nazis – qui avaient d’emblée une idée très claire de ce à quoi pouvait leur servir l’image. C’est le second point qui mérite d’être souligné à propos de l’Allemagne : le nazisme comme phénomène d’embrigadement de masse (mais n’oublions pas ce qui se passait au même moment en Union Soviétique) doit être mis en relation avec ces deux nouvelles formes d’information de masse que furent la photographie de presse et la radio – toutes les deux pleinement opérationnelles précisément au tournant des années 1930. La réussite d’Hitler reposa pour une part non négligeable sur l’exploitation délibérée des possibilités inédites qu’offraient ces deux mass-médias grâce auxquels, pour la première fois, tout un chacun, même au

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plus profond de la campagne, pouvait suivre et voir quasiment en direct le Führer dans ses apparitions publiques. Pour la première fois probablement dans l’histoire, la mise en scène d’un régime politique fut réglée en vue de ses répercussions visuelles et sonores. Les grands meetings étaient agencés en fonction des angles de vue photographique et cinématographique. Les manifestants regardaient directement l’objectif, afin que leur regard rencontre celui des autres Allemands, spectateurs à distance de leurs démonstrations de force. Ce n’est pas un hasard si la production industrielle de pellicules couleurs a été lancée en Allemagne par Agfa en 1934 : il y avait là un gros marché car Hitler voulait donner à voir le Reich en couleurs pour en accroître encore le pouvoir de fascination sur les foules, et secondairement contrer le nouveau film Kodachrome américain1. Bref, le nazisme est probablement l’une des premières tentatives d’exploitation systématique de la photographie d’actualité. Pour un coup d’essai, ce fut un coup de maître. Par exemple, lorsqu'ils envahirent l'Autriche en 1938, les Nazis confisquèrent tous les appareils photos des amateurs présents sur les lieux, non pas pour censurer leurs images, mais au contraire pour s'en servir afin de donner un ton plus spontané aux articles de presse relatant l’événement ; l’enjeu était de montrer combien la population autrichienne adhérait à cette annexion. Autre exemple de la même époque (mais il faudrait également citer la propagande soviétique) : Pose de la première pierre de l’Union cinématographique italienne à Rome par Mussolini en 1937 : Source : http://bp1.blogger.com/_L-mT28IsIhA/RfRCCNRTozI/AAAAAAAAAFw/Qh7cva0d3Zg/s320/cinecitta.jpg Depuis lors, cette liaison organique entre photoreportage et propagande politique s’est non seulement banalisée, mais encore amplifiée grâce à l’association de l’image et du son qu’a permise la télévision. En résumé, l’Allemagne inventa et expérimenta en l’espace de quelques années le photoreportage moderne et sa face obscure, la médiatisation politique, la médiatisation du politique. Les premières figures de photoreporters Les premiers grands noms du photoreportage allemand étaient pour la plupart issus de la bonne société. Ils avaient suivi une formation intellectuelle assez poussée, en droit ou en histoire – ce qui n’est pas sans rapport avec leur orientation vers le reportage de presse qui les mettait en prise directe avec les événements politiques, avec l’histoire en train de se faire.

1 Le magazine National Geographic avait commencé à publier des photographies en couleurs dès 1910.

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Ils vinrent au photojournalisme au moment même où se développa véritablement ce genre nouveau de photographie à l’usage des médias. Il est donc logique qu’ils soient tous venus d’horizons professionnels divers : de la publicité, des métiers tournées vers la reproduction graphique, telles que l’imprimerie ou la lithographie, ou encore des arts appliqués ou de l’édition. Par la suite, la profession de photoreporter prit suffisamment d’importance et de rayonnement pour que la plupart de ses représentants y fassent toute leur carrière. Il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui encore, il n’y a aucune formation initiale pour entrer dans ce métier, qui continue d’attirer des candidats très divers. Autre caractéristique initiale du photoreportage : son caractère international. Un grand nombre de photographes passèrent d’un pays à l’autre, au hasard de leur propre cheminement personnel ou, plus souvent, contraints par les dangers historiques. Ce fut le cas des premiers Allemands qui, lorsqu’ils réussirent à fuir leur pays, s’installèrent en Angleterre ou aux Etats-Unis. Ce fut également le cas de photographes devenus très célèbres par la suite, comme par exemple André Kertész ou Brassaï, tous deux venus de Hongrie. L’actualité, particulièrement à compter des années 1930, revêtit une dimension internationale très marquée. Le milieu originel du photoreportage fut d’emblée cosmopolite. Ces deux facteurs contribuèrent à faire du grand reporter international la figure-clé, le modèle de la profession, dont la presse du monde entier vantait les mérites et publiait les photos. N’oublions pas que l’exploitation des ressources de la photographie a toujours été de pair avec des entreprises de presse populaire ou destinées au grand public. Dès qu’il fut devenu facile et peu coûteux de reproduire en temps réel des photographies dans les colonnes des journaux ou des magazines, la photographie représenta l’un des moyens les plus efficaces pour attirer les lecteurs. Si bien que le grand reporter gagna très vite une notoriété considérable, non seulement dans son propre pays, mais au niveau international. C’est de l’étranger qu’il rapportait ses clichés les plus prisés et c’est à travers les journaux étrangers que s’étendait sa gloire. Pendant les décennies glorieuses du reportage photographique (entre 1930 et 1970), tout jeune photographe de presse rêvait d’être envoyé à l’étranger sur le théâtre d’opération d’une guerre ou sur les lieux d’une catastrophe, car c’est par cette épreuve du feu que passait la consécration dans le métier. En voici un contre-exemple : à ses débuts en 1947, la première femme photo-reporter en France, Jeanine Niepce, ne put partir en reportage à travers le monde car elle était mariée et déjà mère d’un enfant. Elle dut donc « se rabattre » sur des reportages courts à l’intérieur de l’Hexagone. A l ‘époque, elle vécut cette limitation comme dégradante, même si par la suite elle réussit à se faire une place enviée dans la photographie de presse. Mais la voie royale du grand reportage lui était barrée. Au delà des cercles de la presse, le photo-reporter est devenu une figure emblématique de l’aventurier moderne, drapé dans la vertu supérieure de sa mission (informer) et dans ses attendus excitants (l’honnêteté, la neutralité, la clairvoyance).

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« Alfred Eisenstaedt2 définissait un jour le travail d'un photographe de presse avec des mots d'une simplicité déconcertante. ‘Son seul rôle, disait Eisenstaedt, consiste à découvrir et à saisir le moment révélateur de l'histoire.’ Mais, pour y parvenir, le photographe de presse doit faire preuve d'une gamme extraordinaire de talents et de qualités. Il doit avoir l'œil perçant, sentir instinctivement le potentiel de l'histoire, comme le fit Margaret Bourke-White au cours du premier reportage-photo qu'elle réalisa pour LIFE ( ..) dans un documentaire révélateur de la vie dangereuse des ouvriers, travaillant suspendus dans le vide au barrage de Fort Peck (Montana). Le photographe doit aimer l'aventure, comme George Silk qui vécut sur la banquise glacée à 150 km du pôle pour photographier une équipe de savants dans leur poste d'observation météorologique du Grand Nord. Il doit faire preuve de patience et d'obstination, comme John Dominisqui passa huit mois d'affilée en Afrique à photographier les grands félins. Le photographe de presse est également un journaliste. Il doit savoir jouer des coudes dans la foule, franchir les barrages de police et s'introduire là où sa présence est indésirable. Ainsi fit George Skadding en 1953 lorsqu'il s'aventura sur une plage interdite des Bermudes, afin de photographier Winston Churchill et qu'il réussit à prendre plusieurs instantanés remarquables avant d'être expulsé manu militari par les forces de l'ordre. Mais, avant tout, il doit posséder une sensibilité assez vive pour comprendre les gens, et un talent certain pour traduire leur personnalité et leurs sentiments. Car ce sont essentiellement les individus avec leurs craintes, leurs déceptions et leurs triomphe qui font les meilleurs sujets de reportage-photo. »

(Le reportage photographique, Time-Life Books, 1972, p. 172)

2 Photojournaliste à Berlin entre 1937 et 1935, il émigra ensuite aux Etats-Unis où il devint l’un des photographes réputés de Life, mais aussi des revues Harper’s Bazaar et Vogue.