philippe sollers – josyane savigneau hasch, jazz et ... · devait faire que l’histoire...

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Philippe Sollers – Josyane Savigneau Hasch, jazz et littérature 18h30. Hôtel Montalembert. Josyane Savigneau et Philippe Sollers avaient rendez-vous avec le Rideau. Au programme : éditer une revue littéraire aujourd’hui, la littérature et l’expérience, le hasch (pour Sollers) et le jazz. Éclectisme et précision pour un entretien hors du temps. Et des sentiers battus. Josyane, avant que Philippe Sollers n’arrive, pouvez-vous me dire comment vous l’avez rencontré ? Josyane Savigneau : Je l’ai rencontré bien avant de le rencontrer. Et c’est très drôle parce que quand j’étais à la fac, c’était la grande période de sa revue, Tel Quel, et moi je n’étais pas absolument telquelienne disons, mais je disais à mes copains « Sollers il m’intéresse ce type, c’est un grand écrivain ». Et tout d’un coup « Haaa ! Ça va pas non ?! Mais il n’écrira plus jamais de romans, la fiction, c’est terminé, il écrira des écrits théoriques, la fiction c’est terminé ! ». Ça me faisait plutôt marrer. Et à un moment ils rêvaient tous de rencontrer Sollers. Je ne crois pas qu’ils l’aient rencontré d’ailleurs. Après, quand je suis arrivé au Monde des Livres, en 1985 quand il a sorti Portrait du joueur, on m’a demandé d’aller faire un portrait de lui… Du joueur ! Jo S. : Du joueur. J’y suis allé et il a été très joueur…Je l’ai trouvé assez insupportable, le mec, je dois avouer (rires). Évidemment j’étais assez impressionnée parce qu’il y avait tout ce long compagnonnage de lecture et lui sentait que j’étais un peu stressée. Il se moquait de moi. À un moment il dit : « quand vous serez moins angoissée, on pourra parler de l’aspect sexuel de mon livre ». Philippe Sollers vient d’entrer. Il coupe : D’ailleurs c’est une formule que je réemploie souvent (Rires) Jo S. : Ensuite on est descendu et comme c’est un homme courtois il m’a invité à boire un verre ou à déjeuner, je ne sais plus. Et évidemment chez lui l’ascenseur est tout petit. Et il a commencé à me dire : « vous n’allez pas avoir peur d’être avec moi dans l’ascenseur ? ». Après on ne s’est pas revu. Et puis en 1987, je crois, au Monde des Livres, avec François Bott dont j’étais l’adjointe, on avait envie de faire travailler des écrivains. On trouvait intéressant d’avoir un autre regard que le regard du critique professionnel. Pas comme certains le font aujourd’hui, prendre des people à la place des journalistes parce que ça fait mieux, non. D’avoir quelques écrivains. Il y avait essentiellement Hector Bianciotti et ensuite Sollers puisqu’il a accepté. Après c’est devenu une collaboration régulière : il donnait un article par mois. Et pour éviter qu’il soit la proie de gens « tu vas parler de mon livre dans le Monde », j’avais dit qu’il ne

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Philippe Sollers – Josyane SavigneauHasch, jazz et littérature

18h30. Hôtel Montalembert. Josyane Savigneau et Philippe Sollers avaient rendez-vous avec le Rideau.Au programme : éditer une revue littéraire aujourd’hui, la littérature et l’expérience, le hasch (pourSollers) et le jazz. Éclectisme et précision pour un entretien hors du temps. Et des sentiers battus.

Josyane, avant que Philippe Sollers n’arrive, pouvez-vous me dire comment vous l’avez rencontré ?

Josyane Savigneau : Je l’ai rencontré bien avant de le rencontrer. Et c’est très drôle parce que quandj’étais à la fac, c’était la grande période de sa revue, Tel Quel, et moi je n’étais pas absolumenttelquelienne disons, mais je disais à mes copains « Sollers il m’intéresse ce type, c’est un grand écrivain». Et tout d’un coup « Haaa ! Ça va pas non ?! Mais il n’écrira plus jamais de romans, la fiction, c’estterminé, il écrira des écrits théoriques, la fiction c’est terminé ! ». Ça me faisait plutôt marrer. Et à unmoment ils rêvaient tous de rencontrer Sollers. Je ne crois pas qu’ils l’aient rencontré d’ailleurs. Après,quand je suis arrivé au Monde des Livres, en 1985 quand il a sorti Portrait du joueur, on m’a demandéd’aller faire un portrait de lui…

Du joueur !

Jo S. : Du joueur. J’y suis allé et il a été très joueur…Je l’ai trouvé assez insupportable, le mec, je doisavouer (rires). Évidemment j’étais assez impressionnée parce qu’il y avait tout ce long compagnonnagede lecture et lui sentait que j’étais un peu stressée. Il se moquait de moi. À un moment il dit : « quandvous serez moins angoissée, on pourra parler de l’aspect sexuel de mon livre ».

Philippe Sollers vient d’entrer. Il coupe : D’ailleurs c’est une formule que je réemploie souvent (Rires)

Jo S. : Ensuite on est descendu et comme c’est un homme courtois il m’a invité à boire un verre ou àdéjeuner, je ne sais plus. Et évidemment chez lui l’ascenseur est tout petit. Et il a commencé à me dire : «vous n’allez pas avoir peur d’être avec moi dans l’ascenseur ? ». Après on ne s’est pas revu. Et puis en1987, je crois, au Monde des Livres, avec François Bott dont j’étais l’adjointe, on avait envie de fairetravailler des écrivains. On trouvait intéressant d’avoir un autre regard que le regard du critiqueprofessionnel. Pas comme certains le font aujourd’hui, prendre des people à la place des journalistes parceque ça fait mieux, non. D’avoir quelques écrivains. Il y avait essentiellement Hector Bianciotti et ensuiteSollers puisqu’il a accepté. Après c’est devenu une collaboration régulière : il donnait un article par mois.Et pour éviter qu’il soit la proie de gens « tu vas parler de mon livre dans le Monde », j’avais dit qu’il ne

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devait faire que l’histoire littéraire. Et finalement ce qui intéressait tout le monde, à la fois les lecteurs etaussi à l’intérieur du journal – je me souviens qu’un critique de cinéma Samuel Blumenfeld disait « c’estterrible parce qu’on n’a personne qui sache faire en cinéma ce que Sollers sait faire sur la littérature, surle patrimoine littéraire ».

C’est à dire ?

Jo S. : Sollers, quand il parle d’histoire littéraire il en parle de manière actuelle, pas d’une manièremuséographique. Et on aurait bien aimer trouver quelqu’un pour le cinéma qui sache parler des reprisesde cinéma de manière non muséographique. Donc on a travaillé ensemble pendant 18 ans et ce n’était pasdésagréable pour moi, je ne sais pas comment c’était pour lui…

Ph S. : À la fin du volume de La Guerre du goût, il y a un hommage rendu à Josyane Savigneau. Car, aufond, l’idée de commencer une encyclopédie est venue à partir de cette collaboration. Elle était déjà làpuisque j’avais publié d’autres recueils, mais l’idée encyclopédique s’est développée à partir de là. Ce quifait que vous avez maintenant – c’est terrifiant – La Guerre du goût, Éloge de l’infini, Discours Parfait,Fugues. Et puis il y en aura un autre encore. C’est accablant.Il y a eu une grande controverse quant au choix de faire appel à Philippe Sollers…

Jo S. : Je crois qu’il y avait plusieurs choses. Il y avait votre côté (elle désigne Philippe Sollers) et lemien.

Ph S. : Le Monde c’est le pouvoir, quand même. Le pouvoir institutionnel.

Jo S. : De mon côté, on pensait que je n’étais pas forcément légitime. Je n’étais pas issue de labourgeoisie, pas née dans le sérail, donc pas vraiment légitime pour exercer un poste aussi influent etl’exercer avec une certaine influence. Maintenant c’est les mêmes qui m’ont tapé dessus qui viennent dire« Ah ! Au moins on était parfois en colère, mais on dévorait Le Monde des Livres tous les jeudis parcequ’il y avait des prises de position, quelque chose à quoi s’accrocher ».

Ph S. : Jalousie, jalousie…

Jo S. : Il y avait parallèlement le fait qu’un certain nombre de gens avait considéré que Sollers devait êtrebarré du paysage et qu’au fond je l’avais fait rentrer. Même des gens qui n’aimaient pas tellement sonœuvre littéraire trouvaient ce qu’il faisait dans Le Monde très bien et ils commençaient à le dire dans lesjournaux. Quand on regarde les archives du journal, on s’aperçoit que périodiquement il a donné desarticles. Il a écrit sur Aragon. Et après la période de Pierre Viansson-Ponté qui aimait beaucoup les espritsoriginaux et qui aimait le faire intervenir, il y avait un clan qui disait « Sollers, finito ». « Et puis cettepetite conne, voilà qu’elle l’a fait ressurgir… ».

Ph S. : Après il y a eu des attaques verbales…On n’en parle pas. Le problème le plus profond : à l’époqueoù j’écrivais dans Le Monde il y avait encore ce qu’on peut appeler un lectorat. Il y avait encore unecivilisation de lecture qui, à mon avis, n’existe pratiquement plus. Dernier scandale : j’étais éditorialisteassocié et j’ai publié à la une un texte qui s’appelait « La France moisie » et qui a suscité des réponsesindignées comme s’il s’agissait d’un article fasciste, maurrassien…

Vous avez d’ailleurs fait un parallèle avec l’ouvrage de Cioran, De la France et son « Lorsquel’Europe sera drapée d’ombre, la France demeurera son tombeau le plus vivant. »…

Ph S. : Il est beaucoup plus difficile d’être étranger dans son propre pays que de se parer d’une identitéfrançaise. Il n’y a rien de plus violent que d’être un indigène quine respecte pas les institutions. La Franceest un pays d’institutions Elles sont en train de s’écrouler, mais pas vraiment…Tout reste en place. Doncil y avait ce qu’on appelle un lectorat. Et maintenant nous sommes très loin de cette époque et jeconsidère qu’il n’y a pratiquement plus personne aujourd’hui qui sache vraiment lire.

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Jo S. : Il n’y avait pas seulement ce que vous dites, les papiers qui suscitaient une polémique. Il y avait lelecteur du Monde, qui est en train de disparaître, qui lisait les articles à la loupe et qui écrivait à Sollers : «Monsieur, votre citation est-elle bien exacte ? »

Ça encourage, ce genre de remarques !

Ph S. : Mais les polémiques les insultes encouragent. La haine encourage.

Évoquons la difficulté d’éditer une revue littéraire aujourd’hui…

N°123 de l’Infini

Ph S. : La disparition du lectorat se profile. Des personnages très singuliers existent, mais on ne peut plusparler d’un lectorat institutionnel. C’est-à-dire qu’il y avait le relais des journaux et du milieu intellectuel,une propagation due aussi à l’université, qui est en pleine décomposition. Ça existait. Maintenant il y a

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bel et bien des lecteurs. Pas en très grand nombre, mais ça suffit. Il suffit de très peu de gens, dans uneépoque donnée. Et vous allez bientôt avoir entre les mains, si ça vous intéresse, le numéro 123 de l’Infini,c’est-à-dire une revue dont il n’est jamais question nulle part. C’est quand même ça le fond du problème.Une revue étrange, qui n’est pas sans influence.

Jo S. : Dans le numéro des 102 et 103, il y a un index de tous les auteurs qui ont été publiés dans l’Infini.C’est là qu’on voit que Christine Angot, Michel Houellebecq, y ont été publiés avant d’être connus.

Ph S. : Entre autres…La question porte sur le lectorat. Le lectorat nouveau c’est-à-dire de gens qui ontmoins de 30 ans est très intéressant, passionnant. Parce qu’ils vont aux choses essentielles. Ils sont dans lacommunication comme des poissons dans l’eau parce que ça fait partie de la vie sociale, de lacommunication généralisée, mais en même temps les intérêts sont particuliers parce que c’est pasd’abord le cinéma…C’est un approfondissement des choses essentielles. Là je viens de recevoir un texted’un type assez jeune qui se plaint qu’ à part moi personne n’ait songé à faire une étude comparative deNietzsche et de Rimbaud. Par exemple…

Comment se fait-il qu’un journal comme la Quinzaine littéraire, ne puisse pas subsister ?

Ph S. : Deux réponses : d’abord il faut considérer que Maurice Nadeau, qui est le centenaire vénérableque tout le monde respecte a d’abord fait une revue qui s’appelait les Lettres Nouvelles, qui est le nom desa collection, où il a publié des choses importantes comme Malcolm Lowry ou Samuel Beckett. Ensuite,voilà un périodique, la Quinzaine, qui a longtemps exercé une réelle influence. Avant de devenir de plusen plus un endroit très fermé, très à la traîne, avec un vieillissement considérable qui a fait que c’estdevenu une gazette pour très peu de gens.

Une revue, il faut que ce soit dirigé par des écrivains. Sans quoi on retombe dans des travers de secte, decopinage, de pressions universitaires, d’idéologie. Et rien n’est pire que l’idéologie. La Quinzainelittéraire est un journal pleinement idéologique, je vous le démontre à chaque page. Qui a son orientationtrotskiste sous-jacente…C’est très clair. Avec ses références et ses censures, par la même occasion. Vousn’allez pas lire dans la Quinzaine, vraiment, un article important sur Heidegger, sur Céline, sur PaulMorand. Et sur Aragon, du bout des lèvres. Donc ça peut ne pas subsister. Vous avez vu l’appel ausecours. La Quinzaine littéraire, il y a une époque où je la lisais très volontiers, où je l’achetais et, à vraidire, ça fait déjà 3, 4 ou 5 ans que je la regarde au kiosque et que je la remets sans l’acheter. Il y a unesanction économique. Les sanctions économiques correspondent aux sanctions symboliques, auxsanctions de fond. Il ne faut pas croire que c’est comme ça, par méchanceté qu’il y a des suppressions.Parce que si c’était par pure méchanceté, l’Infini n’existerait pas.

Jo S. : Moi je n’ai jamais aimé la Quinzaine littéraire. Parce que c’est ce que j’appellerais un conceptbâtard : ce n’est ni un journal, ni une revue. Je ne sais pas ce que c’est ce machin. Peut-être que ça avaitl’ambition de devenir une sorte de New York Review of Books à la Française, mais ça n’a pas eu lieu.Encore qu’il y a des tas de choses négatives à dire sur la NYRB…

Ph S. : Qui n’est pas un bon journal littéraire. Pas plus que le supplément littéraire du Times, qui l’a été…

Jo S. : Mais la NYRB n’est pas un journal littéraire. C’est un journal très général.

Ph S. : Même la presse anglo-saxonne, qui a été longtemps influente est en décomposition. Ce n’est passeulement un cas français.

Jo S. : La Quinzaine, j’ai toujours trouvé que c’était un peu plus un journal qu’une revue. Et pour être unjournal, c’était beaucoup trop rigide, fermé, idéologique. Et aussi, quand on est un peu plus du côtéjournal que du côté revue il faut un peu s’adapter, se transformer. Et ils ne se sont pas transformés, ils sesont rigidifiés. La Quinzaine était une cryptorevue issue des Lettres Nouvelles. Un truc entre-deux.

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Ph S. : Une revue c’est quelque chose qui se passe par rapport à une personnalité exceptionnelle. Sinonce n’est pas une revue. Il y a une presse énorme, dans tous les pays. Mais Les Temps Modernes c’estSartre, où alors je rêve. L’Internationale Situationniste c’était Debord.

Jo S. : Esprit, c’est qui ?

Ph S. : Ce n’est pas une revue. Ça n’a pas de nom. C’est une gazette idéologique. C’est une revue quin’est pas littéraire. Qui est réactionnaire littérairement. Qui ne s’occupe pas de littérature. Même si dansune revue dirigée par une personnalité exceptionnelle qui ne s’occupe pas de littérature — Sartre parexemple, avec des débordements politiques considérables — ça reste quand même animé par une volontéde littérature. Ce n’est pas un hasard si Sartre écrit Les Mots à la fin de sa vie. Enfin à la fin de savie…Assez loin dans sa vie. Donc la littérature comme inspiration principale. Ou pas…Un texte du mêmeauteur publié dans l’Infini c’est un texte qui prend une certaine connotation à cause des textes qui sontautour. S’il est publié ailleurs, je peux vous le faire dire par les auteurs eux-mêmes, il n’a plus du tout lamême signification ni la même qualité. Le lieu où l’on s’exprime est absolument fondamental. Ce sontdes questions de pouvoir, bien entendu.

Ce qu’on observe avec les problèmes de la Quinzaine, c’est qu’il est aujourd’hui très difficile devendre un journal littéraire…

Ph S. : Puisqu’on est dans le règne de la quantité, aussi délirante qu’elle est devenue, ça ne signifie pasgrand-chose. Comme disait Voltaire : « il suffirait d’être douze ». Et quelqu’un d’autre l’a dit il y a deuxmille ans…Ils n’étaient pas très nombreux…

Jo S. : La question de la quantité est intéressante parce qu’à l’époque où France Soir vendait à un milliond’exemplaires, Le Monde vendait très peu. Mais Le Monde avait une influence.

Philippe Sollers, prenons Flaubert, par exemple. Est-ce que c’est un auteur avec lequel vous errez…

Ph S. : D’abord, Sollers n’erre pas (rires). S’il avait un livre dans sa poche, ce ne serait surement pasFlaubert. Ce seraient les Poésies d’Isidore Ducasse Comte de Lautréamont. Vous me posez une questionqui ressemble furieusement à la régression de l’époque qui consiste à être entièrement immergé dans leXIXe siècle. J’ai regardé hier une émission sur Venise qui était lourde, sur FR3.

Jo S. : C’était L’ombre d’un doute ?

Ph S. : Oui, c’est ça. J’apparais 12 secondes afin de disparaître mieux noyé dans la lagune. C’étaitfascinant. Aujourd’hui nous sommes en 2013, sauf erreur. Extraordinaire ! C’était tout Venise romantico-dix-neuviémiste. George Sand, Musset, Maria Callas, la nostalgie…Pas une seule fois et on est pourtantsur le service public. C’est très bien fait, d’une puissance d’intoxication considérable. Pas une seule foisvous ne pouviez soupçonner qu’il y avait eu un Venise de peintres comme Titien, Véronèse ou Tiepolo.Et pas une seule fois, vous ne pouviez concevoir qu’il a existé, à Venise comme Monteverdi. La haine !Qui se propage à travers cette propagande, il n’y a pas d’autre mot, cette propagande néo-romantiqueahurissante. Donc Flaubert fait partie des icônes pas lues qui sont transformées en culte par le dictionnairedes idées reçues. Flaubert : en dire du bien. Voilà.

Jo S. : L’éducation sentimentale, c’est un beau livre…

Ph S. : Si on veut. Vous avez dans La Guerre du goût une écriture de Madame Bovary assez drôle. Enfintout ça a fait son temps, cher monsieur. Vous n’allez pas en rester à Flaubert…

Je n’en reste pas à Flaubert, j’allais vous parler de votre réécriture de Michaux dans Discoursparfait…

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Ph S. : Michaux est important comme explorateur des drogues. C’est ce qu’il a fait de mieux. De trèsloin. Toute la poésie lourde, le reste, ce n’est pas très intéressant. En revanche, ces expérienceshallucinogènes sont du plus grand intérêt.

Henri Michaux

Et les vôtres ? Est-ce que vous seriez déçu que, comme Michaux, on ne retienne de vous que votrelivre, H ?

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Ph S. : Si quelqu’un le découvre, ce sera une nouvelle importante puisqu’à ma connaissance personnen’en parle jamais. La seule interview qu’il y a eu, dans le Monde, « Comment écrivent les écrivains ? »,était celle d’un mec qui s’appelait Rambures (Jean-Louis de Rambures, NDLR), je crois. C’est la seulefois qu’on m’a interrogé là-dessus. Aucune question sur la question.

Moi je vous la pose !

Ph S. : Je vais beaucoup plus loin que Michaux. Michaux est encore un descripteur d’expérience. Moij’essaie d’attraper l’expérience elle-même.

Quand vous dites que c’est une expérience de vie, c’est une expérience provoquée, non ? Vousl’avez faite pour pouvoir écrire un livre, c’est ça ?

Ph S. : Non. Quelle horreur que vous disiez ça ! J’ai été amené à prendre ce genre de substance quandMai 68 était à l’endroit. Tout simplement parce que j’ai rencontré un certain nombre de personnagesféminins. Si on est seul, c’est pas tout à fait la même chose. Il faut une sorte d’accompagnement. Donc lehaschich Afghan de l’époque, très noir, très très puissant, m’était obligeamment roulé par une femme quej’ai beaucoup aimée. Il vaut mieux être accompagné, je vous dis, parce que l’herbe colombienne del’époque, très puissante, provoquait des états de possession quand même assez étonnants. Le haschichc’est deux choses : un fou rire généralisé et inextinguible, qui vous fait apparaître toute chose sous leurvrai jour c’est-à-dire leur ridicule. Deuxièmement, ça peut perturber vos relations amoureuses,sentimentales, etc. parce que vous découvrez que votre partenaire du moment n’est pas celui ou celle quevous devriez fréquenter, mais quelqu’un qui se trouve là et qui, brusquement est revêtu d’une auréolemagique. L’herbe que j’ai fumée, à haute dose à un moment donné, là c’est autre chose. Il y a uneexpérience qui est de l’ordre chamanique, vaudou, de l’ordre de la possession. L’Afrique fantôme, il y ades choses étonnantes de Leiris, là-dessus. Donc je me souviens très bien, c’est comme si c’était hier, quemon corps étant devenu un cheval, je le manoeuvrais de façon particulièrement acrobatique dansl’appartement où je me trouvais, à la grande surprise des gens plus ou moins camés qui me regardaient.Mais ils m’ont raconté après que j’étais un excellent cavalier…

Ça a duré longtemps ?

Ph S. : Un certain temps. H est publié en 1973, sauf erreur. Avant vous avez un livre qui s’appelle « Lois» et qui est particulièrement explicite. Le type est particulièrement à l’Ouest. Ou à l’Est, en Chine, déjà.1968… Paradis. Oui, quand même, presque 20 ans. Maintenant, je ne fume plus que des Camel, où il y a,paraît-il, un certain degré d’opium. Il y a un moment où ça va comme ça. Sauf que, éventuellement, et çasera dans un prochain roman, je me repique au truc pour une accélération physico-mentale conséquente.N’oubliez pas les amphétamines qui sont quand même parties prenantes dans cette affaire, que j’ai prisesà très haute dose. J’ai avalé beaucoup de corydrane, mais ça a disparu bientôt parce que Sartre se poivraitau corydrane comme vous le savez et ça lui a fait perdre la vue. Il y a eu, tout ça est retiré, c’est trèssurveillé. Je peux vous citer, même si je crois que c’est défendu, de citer…

Jo S. : Le captagon ?

Ph S. : Ah ! Le captagon était une merveille. Décollage immédiat !

Jo S. : Mais atterrissage difficile ?

Ph S. : Pas vraiment. Il faut prendre ses précautions, faut pas trop mélanger.

Jo S. : Il ne faut pas être angoissé, aussi…

Ph S. : Ce n’est pas pas ma nature profonde.

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Y a-t-il des auteurs qu’il faut lire avec des substances ?

Ph S. : Absolument pas. C’est d’ailleurs pour ça que personne ne lit. Tout le monde est intoxiqué de trèsmauvaises substances, à commencer par le cinéma…tographe.

Vous allez au théâtre ?

Ph S. : (Il mime de s’étrangler). Jamais. Je ne peux pas m’asseoir à côté des gens pour regarder un truc…

Jo S. : Attendez, c’est plus profond que ça. Je pense que ça va plus loin. Un auteur que vous aimezcomme Claudel, vous n’aimez pas son théâtre parce que vous n’aimez pas la représentation. Il n’aime pasque les mots soient dirigés vers une représentation physique.

Ph S. : Je hais les acteurs. Je hais les actrices. Je hais l’hystérie. Je hais la simulation. Je hais lescontorsions, les pleurnicheries dans les remises de prix. Je hais tout ce monde. Je hais cette obscénitégigantesque.

Jo S. : C’est faux ce que vous dites parce que vous avez aimé des actrices…Je ne parle même pas dans lavie…Vous avez admiré des actrices…

Ph S. : Certes…

Jo S. : Kim Novak, que vous m’avez souvent vanté, je l’ai trouvé bien abimée, à Cannes…

Ph S. : Ce n’est pas Kim Novak…

Jo S. : Tippi Hedren ?

Ph S. : Ah oui…Hitchcock d’abord. A l’écart de tout. Chacun ses goûts. Misère de la représentationfrançaise. Misère des acteurs et des actrices français. Je ne peux en supporter aucun. Aucune, en tout cas.Grandeur de Hitchcock…Le seul à avoir pénétré la substance féminine elle-même. Au-delà desactrices…Il n’était pas aimé. Tippi Hedren s’est plaint de son harcèlement sexuel. Mais ça ne fait rien.Quand on a fait Ingrid Bergman dans Notorious, quand on a fait Les Oiseaux, on est au sommet de tout ceque jamais un pauvre français n’oserait imaginer. Vous imaginez Godard avec ses actrices ? Laissons. Nedisons du mal de personne. J’ai la plus grande admiration pour Glenn Close, vraiment. Glenn Close dansLes Liaisons dangereuses, j’ai été la voir à New York, ça s’est très très bien passé.

Jo S. : « Je pense que ce que Sollers dit sur la Comédie française est tout à fait faux. La Comédiefrançaise c’est une discipline extraordinaire »

Pourtant vous êtes un amateur de voix. Pourquoi ne pas aimer le théâtre, dans ce cas ?

Ph S. : Monsieur, la voix est un art très strict. Pour la voix, vous avez les comédiens admirables de laShakespeare Company qui vous disent Shakespeare exactement comme il faut. L’anglais est rythmé detelle façon que vous n’avez aucun effet supplémentaire faux. Les acteurs français jouent à faux. Ils jouentfaux. Molière se joue tout seul, lui-même, ce n’est pas la peine d’insister et c’est ce qui est admirable. Iln’y a pas de formation. L’opéra de Pékin c’est l’opéra de Pékin. Shakespeare c’est Shakespeare. Vous nepouvez pas déraper de 3 millimètres. Il n’y a pas de discipline. Et quand on voit les Françaises qui sont engénéral des voix qui ont été en noir et blanc. Vous avez Arletty…

Jo S. : Edwige Feuillère c’était très très bien…

Ph S. : Ce n’est pas mon truc du tout. Jean Gabin c’est pas mon truc.

Jo S. : Maria Casarès ?

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Ph S. : Maria Casarès non plus. Je ne pulse pas là-dessus.

Jo S. : On est en désaccord total là-dessus.

Ph S. : Je me permets de vous dire que tout ce que je vous ai dit prouve à l’évidence, comme ç’a été dittrès souvent, que je suis un « mauvais français ». Les voix ce sont les chanteuses…Je me convulse pourCecilia Bartoli, etc., etc.

Jo S. : Je pense que ce que Sollers dit sur la Comédie française est tout à fait faux. La Comédie françaisec’est une discipline extraordinaire et que toutes les pièces que j’ai vues à la Comédie française ce n’estpas du tout surjoué, etc. Il prend un exemple people, jadis Isabelle Adjani dans l’École des femmes. Maistout ça est complètement dépassé, je trouve qu’il y a des acteurs et des actrices à la Comédie française quine sont pas connues. À la Comédie française, on n’est pas d’abord un nom.

Ph S. : Et bah c’est dommage. Parce que Laurence Olivier c’était Laurence Olivier. Et je me souviens,quand j’avais 12-13 ans, il y avait les matinées classiques à Bordeaux. Et là j’ai vu Madeleine Renaudavec une petite gorge sympathique faire Marivaux très bien.

Jo S. : Il y a une histoire extraordinaire à propos de Madeleine Renaud. Edwige Feuillère, que j’ai connu,était très impressionnée de la manière dont Madeleine Renaud jouait Beckett. Ce qui apparaissait commeune éternité, et caetera. Et elle dit à Jean-Louis Barrault « Explique-moi comment Madeleine peut être siextraordinaire dans Beckett ». Et Jean-Louis Barrault lui répond « Oh ! C’est très simple, elle le ditcomme elle disait les fables de La Fontaine ». Et quand on y réfléchit, c’était pas faux.

Thelonious Monk

Vous aimez le jazz ?

Ph S. : Passionnément. Dès l’âge de 14-15 ans, le jazz est venu à moi. À Bordeaux j’étais un garçon sortide la catastrophe mondiale à travers un concert de Louis Armstrong auquel j’ai assisté à l’époque, àBordeaux donc, dont je suis sorti bouleversé. Notamment par le sang qui sortait de ses lèvres (il mime)lorsqu’il avait poussé sa trompette d’une façon exorbitante et où il se tamponnait les lèvres et on voyait lemouchoir blanc un peu taché de sang. Cela m’a beaucoup frappé parce qu’à l’époque je fréquentaisbeaucoup les corridas où le sang coulait en abondance. Deuxième choc, c’est un livre d’un clarinettistequi s’appelait Mezz Mezzrow qui a écrit un livre qui s’appelle Really the blues, que j’ai lu avec passion àl’époque parce que je voulais devenir clarinettiste, clarinettiste de jazz. J’ai demandé à mes parents de

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m’offrir une clarinette ce qu’ils ont refusé, je pense à juste titre, enfin, on ne sait jamais. J’ai donccollectionné à partir de l’âge de 13-14 ans, j’ai ça dans un placard à la campagne, parfois ébréchés : dessoixante-dix-huit tours qui est une collection absolument extraordinaire. Je connais les solos deArmstrong par cœur parce que c’est pour moi le style. (il chantonne). Le héros, pour moi, était JohnnyDodds, clarinettiste chez Armstrong, avec un feeling sur le blues qui ne se retrouve plus après. Parfoischez Barney Bigard qui est un clarinettiste de génie. Ou alors chez un saxophoniste ténor comme JohnnyHodges que je considère comme un des très très grand de l’époque. Je passe sur les voix qui ont étéextraordinaires. Les choristes d’Armstrong, les duos avec Ella Fitzgerald, Billie Holiday bien sûr. J’aibaigné là-dedans pendant longtemps et ça m’arrive d’en écouter encore. Nous arrivons à des prodigescomme Thelonius Sphere Monk. Il s’appellait « Thelonius Sphere ». Deuxième prénom. Là vous avezl’impression que le piano devient toute autre chose qu’un piano. Je ne vais pas insister sur Charlie Parker,c’est à dire la vitesse, l’improvisation foudroyante. Je pense que c’est le jazz qui a gagné la SecondeGuerre mondiale.

Ph S. : « Le jazz a vaincu les totalitarismes européens »Rien de moins ?!

Ph S. : Un héros de la Seconde Guerre mondiale qui devrait être rappelé sans arrêt c’est Lionel Hampton.Le jazz a vaincu les totalitarismes européens. Que ce soit dans l’ordre Staline et Hitler. Et le maréchalPétain. C’est à dire le fascisme ou le totalitarisme, qui sont, au fond, la même chose comme l’a très biendit Hannah Arendt, ont été brisés, vous allez me dire par la performance technique, la bombeatomique…Oui…Mais par le jazz.

Jo S. : Par rapport à ce que vous disiez au sujet de votre collection de jazz. Jean-Didier Vincent, qui étaitau collège avec vous à Bordeaux, dit toujours que c’est vous qui lui avez fait découvrir le jazz et que vousaviez une collection de jazz que personne n’avait et que les gamins étaient fascinés par ça.

Ph S. : Inutile de vous dire que ça me coupe de toute la culture rock dont je me fous éperdument. Ce sontdeux civilisations absolument différentes. Quand j’habitais New York, j’allais dans un endroit absolumentmerveilleux qui s’appelait le Sweet Basil, sur la septième avenue. Il y en avait un autre qui s’appelait leVillage Vanguard.

Jo S. : Ils existent encore tous les deux, j’y vais encore.

Ph S. : Il y avait là, à partir de 21 heures et pendant toute la nuit, en ne payant pas trop cher, l’aristocratieaméricaine, qui a toujours été noire.

Jo S. : Il y avait le Bradley’s qui lui a disparu, pour le coup.

Ph S. : L’aristocratie américaine était noire, reste noire. Et aux États-Unis il n’y a que ça de respectable.Sinon c’est l’obésité et la névrose intégrale des blancs et des blanches surtout, insupportables.

Jo S. : Vous parlez de votre mépris pour le rock, mais je vous ai quand même entendu me dire que vousaviez zappé sur un concert de Paul McCartney et que vous aviez trouvé que c’était un musicien génial.

Ph S. : C’est pas du mépris. C’est de la musique pour les sourds. Un musicien c’est beaucoup dire…Enfinil s’est passé quelque chose. C’est épisodique, jamais je ne réécouterais. C’est un changement d’époque.Cela dit, il y a maintenant deux-trois générations élevées au rock et leur vie c’est les boîtes, c’est le bruit,etc. C’est pour les sourds ! La musique s’écoute de près. Bach, Gould, Gould, Gould et encore Gould.

Jo S. : Et Mozart quand même…

Ph S. : Mozart ça ne dépend pas vraiment des interprétations, sauf qu’il y en a de plus ou moins bonnes.Mozart c’est l’opéra. Et à part Mozart il n’y a rien à l’opéra.

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Et vous Josyane, vous écoutez du jazz ?

Jo S. : J’écoute beaucoup Thelonius Monk. J’essaie de faire des avancées vers des jazzmans pluscontemporains, mais je suis pas toujours séduite. Le free jazz, ça ne me plait pas trop…Charlie Parkerj’écoute pas mal. Chet Baker j’aime beaucoup. J’aime bien Miles Davis, mais pas tout parce qu’à la fin desa vie il a été un peu fatigué…Mais j’aime bien aussi les gens un peu à l’écart qui sont allés vers le Brésil:Stan Getz…

Ph S. : Récemment, on m’a parlé de Lennie Tristano. Là je dis oui. Lennie Tristano au piano, que j’aiécouté beaucoup. Voilà un génie.

Jo S. : Je ne connais pas du tout Lennie Tristano. Je connais assez peu les pianistes. Si ! Il y a ce pianistesi drôle. Comment il s’appelle ?

Ph S. : Fats Waller !

Jo S. : Fats Waller ! Voilà. Il était très énergique.

Ph S. : La désinvolture ! L’humour.

Jo S. : On sent dans sa manière de jouer le jazz son humour et sa joie. J’aime beaucoup

Ph S. : Ce sont de très grands artistes, des singularités.

Jo S. : J’ai eu une chance. J’ai vu au Metropolitan de New York, Ella Fitzgerald qui était absolumentextraordinaire. Et à Paris, Ella, très vieille déjà, avec ses lunettes. Elle avait des problèmes de vue à causedu diabète. Ensuite on l’a amputée des jambes : une fin atroce. Elle était accompagnée par le vieux CountBasie et c’était extraordinaire. Et j’étais avec un ami. On était complètement hystériques parce que c’étaitvraiment deux vieux du jazz, mais vraiment dans le trip. Ils étaient prêts à faire un bis et les gensregardaient leur montre : ils avaient peur de rater le dernier métro et ils sont partis.

Ph S. : Sur ce point : le jazz n’a jamais été un art de masse. Contrairement au rock. Moi ça me gênebeaucoup toutes ces masses assemblées, les briquets, ça me gène, j’ai horreur de ça. J’ai horreur desrassemblements. Le jazz a toujours été – c’est un peu comme au XVIIIe, un truc pour peu de gens. C’estpeu de gens qui sont là, tout à fait attentifs. Ils mangent, mais se taisent par respect pour la performance.C’est un art de club. Le jazz art de masse n’existe pas.

Ph S. : « Ella Fitzgerald et Louis Armstrong, l’un des plus beauxcoïts de l’histoire de la musique. »Comment cela se fait-il ?

Ph S. : Parce que c’est de la musique. Cecilia Bartoli : des propositions absolument mirifiques pour degrands espaces, des trucs grands, avec de l’argent. Elle refuse. Pour elle, c’est le théâtre des Champs-Élysées. La musique n’est pas faite pour les masses. L’art n’est pas fait pour les masses. Sauf dans la folietotalitaire de quelques cinglés…

Jo S. : J’ai failli me faire lyncher à un Salon du livre parce que j’ai dit que la littérature n’est pasdémocratique. Moi je vivais à New York en 1973-1974 et je suis allée à l’enterrement de Duke Ellington.Et c’était extraordinaire : tout le monde du jazz était là, il y avait les chants, etc. C’était magnifique.C’était à St John Divine Cathedral.

Ph S. : Les noms qui ont surgi sont des noms aristocratiques. The King, Duke, Count, Bird…Ça veut direque c’est quelque chose qui est en dehors de l’être humain. C’est pas un art de mammifère de masse.

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C’est un art de l’individu extraordinairement aristocratique. Et très populaire par la même occasionpuisque ça se danse et que le corps humain est pris dans sa véritable dimension…

Jo S. : Je suis très fan des duos entre Ella Fitzgerald et Louis Armstrong…

Ph S. : L’un des plus beaux coïts de l’histoire de la musique.

Jo S. : Un truc qui m’avait beaucoup touché c’est lorsque je l’avais vu au MET. Certaines personnesavaient loué des places pas chères derrière la scène. Et je l’avais trouvé d’une immense courtoisie parcequ’elle se retournait sans arrêt.

Ph S. : Mais oui. L’aristocratie américaine est noire. Obama en a tiré un petit quelque chose, malgré tout.Comparé à la vulgarité de Bush et autres…

Crédit photo (couverture) : © Sophie Zhang