[philippe pignarre, isabelle stengers] la sorcelle(bookza.org)

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  • Hriter de Seattle

    cas lorsqu'on s'adresse ttons ceux et celles qui, comme nous, sont engags, et donc mis la question, par l'vnement.

    Il y a videmment beaucoup de manires d'hriter de Seattle. Nous savions celle laquelle nous voulions rsister, celle qui nous sommerait de nous t< comporter en adultes . C'est celle qui transforme le cri en programme. Nous nous voulons hritiers de la foule bigarre qui a fait la surprise de Seattle. Ceux et celles qui se sont rassembls l taient des minorits multiples et souvent conflictuelles. Ce qui les a runis tait peut-tre, de manire fugitive, une vision, mais pas du tout une thorie, ni mme une dfinition commune de l a socit pour laquelle ils s'exposaient aux coups de matraques, aux fumignes, la prison. Pourtant, ils ne sont

    pas venus Seattle, ou aux autres rassemblements qui ont suivi, par un mouvement spontan. Il y a eu tout un travail que nous avons largement mconnu, ici, en Europe, non pas seulement parce que la presse amricaine a pris soin de n'en donner aucun cho, mais aussi, peut-tre, parce que les mouvements activistes amricains qui ont russi survivre et prolifrer, malgr les annes Reagan et ce qui a suivi, ne ressemblent plus beaucoup nos propres groupes et organisations militantes.

    la fin de ce livre, nous penserons avec quelques mots qui se laissent mal traduire en franais, empowenne1lt et reclaiming, notamment. Cela fait partie des risques auxquels nous avons choisi de nous exposer: le pari qu'il s'est pass l-bas quelque chose dont nous pouvons apprendre. Non pas se convertir, non pas imiter, mais accepter l'preuve - trange pour nous qui appartenons la vieille Europe hritire d'un

    rationalisme sceptique - d'un dtour par ce qui semble souvent ne devoir mriter qu'un haussement d'paules ddaigneux.

    Il est assez normal que, de Forum social en mouvements organiss, on entende parler aujourd'hui de la ncessit qu'au cri .. un autre monde est possible! succdent des

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  • Que s'est-il pass?

    propositions constructives ., un projet de socit '"_ Il n'y a pas lieu de dnoncer, de parler immdiatement de rcupration, de mise sous tutelle, de trahison. Nous comprenons trs bien que, face aux problmes poss: par un monde qui va vrai

    ment trs trs mal, s'impose l'urgence d'organiser un vritable mouvement d'opposition, avec tout Je srieux qu'implique ce terme. Et qui dit opposition dit souvent d'abord construction d'une alternative crdible," : il faut montrer ce que l'on ferait la place de ceux (et celles) qui ont, aujourd'hui, le pouvoir. Mais c'est prcisment ce la place de ", cette interchangeabilit hypothtique, qui nous arrte. C'est en ce point que nous acceptons la menace de J'accusation d'irresponsabilit qui accompagne chaque devenir enfant . Il nous semble que donner d'autres solutions sans avoir pris les moyens, cr

    les moyens que les problmes soient poss autrement, c'est faire comme si avec un peu de bonne volont ou d'humanit tout allait pouvoir s'arranger. C'est sous-estimer, au nom de l'urgence, l'immense dfi que dsigne le cri Un autre monde est possible!

    Mais il y a une autre version, antagoniste, de la manire d'hriter du cri de Seattle. Bien des groupes qui s'activent, avec lesquels nous souhaiterions travailler et apprendre, affirment que ce qu'ils font n'est pas de la politique, parce que la politique, c'est la rcupration, la mise sous tutelle, la trahison. Nous faisons certainement partie de ceux et celles pour qui prendre le pouvoir. implique de changer le rapport au pouvoir qu'il s'agit de prendre, c'est--dire la dfinition mme du pouvoir. Mais il y a parfois dans le dgot de la politique telle qu'elle se fait, aussi justifi soit-il, quelque chose comme un dgot de la chose poliUque. elle-mme, de ses ngociations, de ses compromis. Quelque chose comme une volont de puret qui se double mme de certains effets de terreur, d'une passion du tri entre les bons et les mauvais. Nous craignons beaucoup les purs , les dfenseurs d'un mouvement dont la spontanit, le souffle. devraient tre protgs de tout calcul-parce que tout calcul serait une mutilation -, de

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  • Hriter de Seattle

    toute proccupation quant au pouvoir - parce que le pouvoir, quel qu'il soit, corromprait.

    Cette situation de prise entre deux feux, nous ne sommes

    pas les seuls la connatre, mais c'est elle qui, ici, va nous faire penser, imaginer, oser. Oser seulement avec des mots, certes, mais nous pensons que les mots ont un pouvoir. Ils peuvent empoisonner, enfermer dans des dilemmes, susciter des disputes sans fin. Ils peuvent aussi crer, faire exister ou confirmer des possibles affaiblis par le poison d'autres mots. Nous oserons des mots qui, nous l'esprons, aident habiter le possible prcaire n Seattle, un possible tremblant l o le probable tenait auparavant toute la place. Des mots qui aident habiter ce possible sans l'craser, sans le prendre en otage, sans lui confrer le pouvoir de dsigner ceux (et celles)

    qui en seraient les gardiens, qui il appartiendrait de mobiliser les masses, ou alors les dtoyens, ou alors la multitude.

    Nous tenterons galement d'apprendre nous sparer de ces autres mots qui fabriquent de tels gardiens, ce qui signifie aussi apprendre nous sparer d'un certain pass qui a fait de la mobilisation une fin en soi. Et cela sans pour autant proclamer une rupture dcisive, une sparation d'avec ceux et celles qui ont rsist, pens et lutt auparavant. Bref, nous tenterons de construire une manire d'hriter de Seattle et de ses multiples passs, une manire qui soit habite par la question de ce quoi oblige le cri qui a su y faire vnement.

    Nous nous sommes demand, on nous a demand, pour qui nous nous prenions, en quoi la vie et l'exprience qui sont ce avec quoi nous pensons nous permettaient de jouer le type de rle auquel nous semblons prtendre. Les questions de droit, de lgitimit nous sont un peu indiffrentes, mais pas

    la question des manires de faire. 0( Faire comme si n'est pas le moins du monde 0( faire n'importe quoi JO. Devenir enfants, enfants de l'vnement, ce n'est pas babiller sur toutes les gammes, c'est une exprimentation qui exige un certain discernement, une manire de se situer assez prdse pour rsister au laisser-aller. Le contraire de l'infantilisme.

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  • Que ,s'est-il pm,s?

    Quel type de sensibilit l'vnement nos trajets respectifs et communs nous ont-ils donn? Comment viter cette caricature du devenir enfant qui consisterait cder la tentation de prendre toute la place ,., toutes les places? Nous avons beaucoup hsit avant de nous rendre compte que nous chouerions si l'on pouvait nous attribuer la position de celui ou celle qui adans les mains une carte partir de laquelle pourrait tre indique la direction prendre, le chemin parcourir, les voies praticables et les tapes. Nous ne savons pas. Nous ne sommes ni des prophtes ni des thoriciens. Ce qui nous fait penser, en revanche, serait plutt les modes de pense, les habitudes qui pourraient faire chouer ce qui est n Seattle, un peu comme une barque choue, s'enlise dans la boue.

    Nous ne sommes pas des stratges, mais pas non plus des tacticiens, car on est tacticien au corps corps avec une situation particulire. Et si nous avons parl de .. barque ,., ce n'est pas seulement parce que le pouvoir de l'vnement est d'embarquer ceux et celles qui lui rpondent -une foule plus ou moins htroclite rassemble sans autre principe de slection. C'est aussi parce que l'image de la barque communique avec la possibilit d'un rle qui pourrait nous guider et nous contraindre. Dans un livre oubli, nous avons en effet rencontr, parmi ceux qui peuplent une barque, un personnage qui pourrait nous convenir, celui du jeteur de sonde,. t_

    Les jeteurs de sonde ont beau se tenir l'avant d'une barque, ils ne regardent pas au loin. Ils ne peuvent pas dire les buts, ni surtout les choisir. Leur souci, leur responsabilit, ce pour quoi ils sont outills, ce sont les rapides o l'on se

    tuenne SouRLIU. L 'Ombrr de Dieu. PUF, Parts. 1955, p. 91-93. Souriau dbtingue quatre types de figure -les Sages. les Insplrs. les Sondeurs et les Coureurs d'aventures -, entre lesquels Il n'tablit aucune hirarchie. Il peut arriver qu'une mme personne adopte, selon les circonstances, des rOles distincts (Il nous est arfv tous deux de courir J'aventure), ce qullmpone. c'est de ne pas les confondre et de ne piU tenter de les tenir tous la fols.

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  • Hriter de Scattle

    fracasse, les cueils o l'on bute, les bancs de sable o l'on s'enlise. Leur savoir provient de l'exprience d'un pass qui dit les dangers des rivires, de leurs allures trompeuses, de leurs invites piges. La question de l'urgence se pose au jeteur de sonde comme n'importe qui, mais sa question propre est, et doit tre: Peut-on, ici, passer, et comment? Quelles que soient les urgences, quels que soient les il faut bien , quelle que soit la direction choisie.

    Les jeteurs de sonde peuvent se tromper, mais ils savent que le fait qu'ils reprent juste ou non n'a pas la moindre importance si on ne les entend pas. Pour eux, il ne s'agit pas d'avoir raison tout seuls, ou d'attendre de l'avenir qu'il leur donne raison. Leur raison, c'est cette barque, celle qui, dans notre cas, rassemble ceux que ce cri un autre monde est pos

    sible a engags, mais qui se sont engags avec des langues qui, souvent, les divisent, avec des passs qui pourraient les vouer des affrontements striles. Les jeteurs de sonde ne doivent pas inventer des mots qui puissent tre entendus audel des divisions, comme s'ils s'autorisaient d'une transcendance en prsence de laquelle chacun doit s'incliner: cela, c'est le rle du prophte, ou de son substitut d'aujourd'hui, le thoricien. Les mots crer devraient bien plutt servir d'antidotes ce qui transforme les divergences en oppositions, ce qui fait rver d'unanimit homogne, de jugement qui enfin confrera l'histoire le pouvoir de recon natre ceux et celles qui avaient vu juste.

    Certains font confiance l'urgence, celle d'une Terre dont les ravages nous forceraient nous entendre sous peine d'tre dtruits. D'autres voquent l'opposition l'ennemi commun, qui devrait suffire fonder l'entente ncessaire. Nous craignons beaucoup la premire perspective et la seconde nous laisse plus que sceptiques, c'est pourquoi nous nous sentons tenus cette position de " jeteurs de sonde ,., attentifs au danger d'un cueil qui nous menace: penser que la tolrance envers les divergences devrait suffire; penser que nous pouvons faire l'conomie des pratiques qui crent la force de

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  • Qlle s'est-il pass?

    ces divergences comme telles. De pratiques qui fassent passer comme un mauvais rve ce que peut toujours conserver la tolrance: la nostalgie ou l'espoir qui font de la difficult s'entendre ce qu'" il faut bien accepter. .. pour le moment. C'est le danger de ce il faut bien,. qui nous fait crire, imaginer, affirmer.

    Tout au long de ce texte, nous emploierons un style affir matif. Que l'on ne s'y trompe pas: il ne s'agit pas d'vidences que chacun, chacune aurait accepter comme allant de soi, mais de propositions qui tentent de transmettre effectivement, affectivement, tant le sentir des dangers que les possibilits de nous en protger. Nous aurions peut-tre d tre plus prudents, parsemer ce texte d'interrogations rhtoriques, de rappels de ce que c'est nous qui parlons, pas l a vrit. Nous

    n'avons pas pu : chaque fois, c'tait comme si nous voulions" convaincre un auditoire fictif et gnral, alors que nous nous adressons ceux et celles qui, comme nous mais sur d'autres modes, se sentent embarqus " . .. Comme si JO J'vnement qui oblige ce texte, qui nous a embarqus, exigeait l'affirmation qui expose, pas la prudence qui rassure.

  • 2

    quoi avons-nous affaire ?

    L e cr de Seattle s'est lev contre ceux (et celles) qui prtendaient reprsenter le seul monde possible. Mais qui sont-ils, d'o vient leur pouvoir, en quoi consiste ce pouvoir? Pour certains, la rponse va sans dire. Nous aurions affaire

    ce que Marx a caractris comme .. le capitalisme ,., Disons-le sans dtour, nous faisons partie de ceux-l, de celles-l, qui ne considrent pas que l'hritage de Marx fait partie d'un pass dpass. Et nous pensons de surcrot que le capitalisme s'est, de fait, charg de la dmonstration de la thse marxiste selon

    laquelle il ne s'agit pas seulement d'un dsquilibre transitoire, d'un trop de pouvoir accapar par l'conomie qui devrait .. naturellement ., oc logiquement _, ou .. progressivement .. se corriger. Si, il Y a quarante ans, la perspective d'une humanisation .. du capitalisme pouvait encore tre crdible

    pour beaucoup, elle est aujourd'hui pour nous une hypothse rfute.

    Mais nous disons cela sans le moindre triomphalisme. Dans les expriences soigneusement penses, et prpares en laboratoire, la rfutation d'un possible peut certes valoir

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  • Qlle s'est-il pass?

    confirmation du possible rvaL Mais lorsqu'il est question d'histoires humaines, ce ou bien, ou bien n'a pas beau coup de sens. La rfutation de la possibilit d'une rgulation progressive qui empche les oc exts du capitalisme,., qui le mette au service des humains, ne vaut pas confirmation du possible rival, la ncessit d'en passer par la rvolution '". Et ce d'autant moins aujourd'hui que nous avons affaire une situation assez paradoxale: ce que Marx appelait le capitalisme peut certes tre considr comme dployant aujourd'hui plus que jamais tous ses effets, mais nombreux sont ceux qui nous diront: vous parlez du capitalisme, vous tes donc encore ... marxistes? L'uvre de Marx est disqua lifie, alors que son diagnostic est confirm.

    Nous voulons penser avec ... ce paradoxe, non contre lui, non pour dnoncer le triomphe de l'idologie, l'aveuglement de ceux et celles qui ont accept ce qui est souvent prsent comme u n jugement de l'histoire,. : la dfaite du marxisme. Cela ne veut pas dire que nous voulions penser avec Jo les rhtoriciens de la fin de l'histoire et autres mots d'ordre mdiatico-acadmiques. Mais bien plutt, par exemple, avec les militant(e)s de Greenpeace, qui refusent de parler de capitalisme mais ont, depuis Seattle, suivi un trajet d'apprentissage qui les a mens des objectifs de protection de la nature vers une thmatique axe sUI une quit durable .

    Notre dfi est d'apprendre nous aussi: d'apprendre coexister avec eux sans dfinir comme une fin en soi leur ventuelle oc conversion,. la lutte anticapitaliste '". Nous sommes certes tents de leur expliquer,. que le capitalisme condamne leur quit durable ... n'tre qu'un songe creux. Mais nous voulons nous donner les moyens d'apprendre de leur pragmatisme dtermin, et cela exige que nous nous demandions ce que nos explications leur apporteraient, sinon un impratif de dnonciation: oc Il vous faut dnoncer le capitalisme, responsable de tout ce contre quoi vous luttez. '" Or si le capitalisme devait tre mis en danger par la dnonciation, il aurait crev depuis longtemps.

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  • quoi avot/s-I/OIlS affaire?

    Nous nous dfinissons nous-mmes comme .. anticapitalistes et, en ce sens, comme hritiers de Marx. Mais une telle dfinition est plus qu'insuffisante, elle est muette sur ce qui, aujourd'hui, est (re)devenu une question ouverte. Et il ne s'agit pas d'ajouter l' .. anti un .. pro quelconque, positif et constructif -en tout cas pas si l'utopie d'un monde rconcili ne communique pas avec des capacits d'imaginer, de crer, de rsister aujourd'hui. Notre question est, apparemment, beaucoup plus modeste, car elle porte sur le .. comment : comment tenter de .. mriter que d'autres - qui se dfinissent autrement ou qui refusent toute dfinition - se rjouissent de notre existence comme nous nous rjouissons de la leur? Le danger, celui qui nous oblige penser en tant que jeteurs de sonde, serait de dfinir le paradoxe auquel nous nous heurtons -l'uvre de Marx disqualifie alors que son diagnostic est confirm - comme l'effet d'un simple malentendu propos de cette uvre, doubl d'un aveuglement induit par la propagande mdiatico-acadmique.

    Nous nous adressons ici aux hritiers de Marx. Et nous le faisons non pas .. entre nous , mais en prsence de ceux et celles avec qui il s'agit dsormais de coexister: ces groupes en lutte, comme les fministes, qui ont refus l'ordre des priorits propos au nom de la lutte des classes; comme les cologistes radicaux, qui ont d lutter contre l'assimilation de la nature un ensemble de ressources valoriser; comme les paysans, qui ont assez got les charmes du productivisme ; comme les peuples indignes, qui ont eu affaire au jugement unanime qui identifiait leurs pratiques de simples superstitions, etc.

    Nous savons que Marx ne peut tre confondu avec les marxismes auxquels tous ceux-l se sont heurts. Nous savons qu'il est possible de le dfendre, parfois y compris contre luimme, mais aussi de se rfrer tous ces penseurs qui ont prolong, compliqu, enrichi et modifi les thses de Marx. Certains sont d'ailleurs dans notre cur et dans nos penses. Michel Foucault, dont les enqutes interdisent toute navet

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  • Que s'est-il passl ?

    quant la coexistence du capitalisme avec une ... bonne socit ", avec ses coles, ses hpitaux, ses efforts permanents pour se dfendre de manire humaine contre ce qui la

    menace, pour rhabiliter les d\'iants, soigner les fous, etc. Gilles Deleuze et Flix Guattari, qui ont rpondu au dfi de penser ensemble le capitalisme et la constitution des tats modernes. Nous leur sommes redevables, nous avons appris penser avec eux.

    Mais en tant que jeteurs de sonde, nous savons aussi que tout ce qui pourrait s'apparenter un argument d'autorit constitue une faute. Ce n'est pas en dfendant Marx que l'on peut prolonger son hritage. Ce n'est pas en criant au malentendu, la fausse lecture, au Marx innocent de ce dont on l'accuse. Comme si retrouver le vrai Marx,. tait ce qui cre

    rait un nouveau point de dpart, acceptable pour tous. Ceux et celles en prsence de qui nous sommes ont pris leur propre dpart, souvent contre les marxismes, et seul les intressera ce que peuvent apporter aujourd'hui les hritiers de Marx lorsqu'ils parlent du capitalisme. De fait, un hritier de Marx devrait admettre la lgitimit de l'preuve que nous proposons, admettre que la question d'une ... bonne " lecture de Marx n'est primordiale que si cette lecture, le dgageant par exemple des interprtations dites marxistes, communique avec de nouvelles possibilits d'action pertllcnte.

    Le point crucial n'est donc pas de se mettre d'accord sur ce que Marx a crit, mais de prolonger la question qu'il a cre, celle de ce capitalisme dont il s'agit de combattre l'emprise. Et pour prolonger cette cration, il faut se souvenir que ce que Marx a appel ... le capitalisme " n'a rien d'une vidence empirique, comme les tremblements de terre, par exemple, qui permettent de sparer constat et discussion quant aux possibilits de parer leurs effets catastrophiques. Le capitalisme n'a mme pas le mode d'existence ... identifiable .. qui a pu tre attribu aux rgimes et mouvements qui se sont dits communistes _.

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  • A quoi avons-nous affaire?

    Rappelons-nous le Livre lIoir qui faisait la somme de toutes les morts causes )\ par le communisme. Ce type de calcul est impossible avec le capitalisme, car il y a toujours en scne d'autres acteurs qui apparaissent bien plus concrets. Le coup d'tat au Chili? Ne sufft-il pas d'accuser Pinochet, l'arme chilienne, la CIA, Kissinger? Danone ferme une usine? On peut s'en prendre aux dirigeants de Danone, ou, les entendre, aux terribles ncessits de la concurrence internationale, ou aux exigences gostes des actionnaires. Pourquoi redoubler cela d'une accusation abstraite, .. le capitalisme au service duquel uvrerait tout ce petit monde?

    Bien sr, certains, surtout aux tats-Unis, s'affirment capitalistes, mais pas du tout au sens de Marx. Ils ne sont pas au service du Kapital, comme puissance abstraite de redfinition

    du monde. S'ils honorent quelque chose, parfois avec des larmes dans la voix, ce serait plutt le march , dont l'arbitrage, implacable peut-tre, mais seul juste, fait l'objet de clbrations incantatoires. Bien sr, ce .. march qui dcidera ,. peut tre aussi bricol, compliqu, truqu que l'est la nation franaise, par exemple, au service de laquelle tant sont morts. Mais il faut dire que tant le march que la nation existent sur des modes auxquels le capitalisme identifi par Marx ne peut prtendre. Car ce capitalisme, personne - sauf les anticapitalistes et parfois, lors de grosses crises comme l'croulement d'Enron, quelques commentateurs soudain et passagrement inquiets - ne l'voque jamais comme cause . Qui le dnonce peut donc donner l'impression de cder la paranoa, de voir derrire tous ceux (toutes celles) qui s'activent en poursuivant leurs propres intrts, leur propre stratgie, un Grand Tireur de ficelles dont l'existence suppose n'ajoute pas un iota d'intelligibilit la situation.

    Pour hriter de Marx, il ne suffit donc pas de voir dans la

    situation d'aujourd'hui la confirmation de la logique capitaliste telle qu'il l'a diagnostique. Il faut aussi faire exister ce diagnostic sur un mode oprant, qui fasse une diffrence et ne se cantonne pas la redondance de la dnonciation: Et nous

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  • Que s'est-il pass 7

    prenons cette exigence d'autant plus au srieux que, dans d'autres cas, nous sommes trs intresss la mise en cause des gros concepts .. , par exemple la manire dont Bruno Latour s'en prend aux notions de Soit ,. ou de Science ,. ou d'. Esprit scientifique ,. qui servent expliquer, alors que ce sont elles qui devraient l'tre 1_ Alors que ce qui devrait tre suivi, racont, mis en politique, est la multiplidt htrogne des manires de Caire, d'valuer, de se coordonner, de Caire intervenir des non-humains,. de toutes espces avec lesquels, grce auxquels, par lesquels, de nouvelles manires de faire, d'valuer, de se coordonner deviennent possibles. Pour le meilleur et souvent pour le pire.

    De fait, nous avons pu mesurer, partir de nos propres expriences, l'effet de telles grosses explications,.. Nous avons tous deux, en maintes occasions, pris partie la rt rence la mthode scientifique ,., qui est susceptible de justifier l'inacceptable et l'inintressant, de mettre dans le mme sac la russite la plus tonnante, et la plus mutilante des bureaucraties de mesures et de statistiques. Et nous nous sommes heurts aux oc explications par la socit ,. lorsque nous avons particip la mise en question de la politique des drogues avec son assimilation du drogu ,. un dlinquant ou un malade (s'il refuse de se soigner, il est donc dlinquant). Quelques personnalits impeccablement progressistes ont object l'poque qu'il s'agissait d'un faux problme car les drogues devaient tre comprises comme un problme de socit ,. : il fallait donc parler de l'exclusion, du chmage; les jeunes qui se droguent taient d'abord des victimes. Et l'on quittait du mme coup le terrain de la politique, puisqu'il n'y avait plus rien apprendre ni discuter

    1 La mise en cause des. gros concepts. pat Bruno Latour commence dh LQ SdCllct e/r f;lCtiO/l (1989, rdit en Folio Gallimard) et ne cesse depuis de s'enrichir de nouvelles consquences; \olr Nous n'avons jmnais lU trrodtmes (1991), PolitiqlltS de la nall/rt (I999), L'Espoir dt Pamlort (2001), La Fabrique du droit (2002), tO\l$ publis aux tditiom La Dcouverte.

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  • qlloi avons-nOliS affaire ?

    avec les consommateurs de drogue, soudain plongs dans des considrations gnrales o ils devenaient comme les autres : tous victimes.

    Pas plus que nous ne pouvons voir un triomphe de la science ou de la lucidit sociale dans la possibilit que les jeunes de banlieue puissent un jour parader avec des teeshirts marqus .. Je suis un problme de socit , nous ne pouvons nous satisfaire d'analyses qui reviennent toujours au mme: c'est la faute au capitalisme. La question est donc de savoir ce que, aujourd'hui, on peut gagner mettre en scne et en cause le capitalisme. C'est--dire ce que ceux et celles qui se prsentent comme anticapitalistes peuvent apporter de spcifique aux militants de Greenpeace o u d'autres associations en lutte. La tolrance, le coude coude,

    la bonne volont ne suffisent pas si derrire se tapit, ou peut tre souponn de se tapir, un dsir missionnaire: clairer, convertir. Et aucune protestation ne suffit jamais faire taire le soupon. Seule peut y russir une manire propre de contribuer une situation particulire, qui puisse tre value en tant que telle et dont les autres puissent reconnatre la pertinence.

    Mais la question peut se poser galement d'autres, tous ceux, toutes celles qui procdent par .. grandes explications . La faute au Capitalisme, la Socit, la Technoscience, au Patriarcat, .. . Toutes ces dnonciations peuvent certainement annoncer et inspirer des pratiques de rsistance et de lutte trs importantes. Nous ne sommes pas des juges et jamais ce que nous crirons ne devra tre entendu sur le mode de voici ce qu'il faut faire , ou ne pas faire. De notre point de vue de jeteurs de sonde, ce qui importe est la manire dont de telles luttes pourront se protger contre ce qui les menace toutes. Elles ont, en effet, en commun d'invoquer quelque chose qui, si l'on n'y prend garde, peut trs facilement revtir les traits d'une vrit qui transcende les conflits, et les explique. Ce qu'on appelle la politique - les pratiques qui s'adressent aux situations qui divisent et font hsiter -n'est

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  • Q/le s'est-il passl ?

    plus alors qu'un thtre des apparences, o l'on s'agite, dis court et magouille, alors que les vrais enjeux seraient ailleurs. Comme si, en consquence, la politique tait voue disparatre lorsque, enfin, le vritable responsable de tout ce qui nous divise aurait t vaincu.

    Les hritiers de Marx ne sont dOllc pas seuls l'preuve, ce que nous appellerons l'preuve d'une cration politique des questions qui tout la fois nous rassemblent et nous divisent. C'est mme peut-tre la particularit de cette poque, ce qui nous a fait parler du .. cri )JI de Seattle, en appelant la possibilit d'un autre monde sans pouvoir cependant dfinir le chemin qui y mnerait. Nous savons aujourd'hui que, dans l'ventualit d'une victoire contre l' .. ennemi . - quelle que soit la manire dont il serait identifi -, les questions associes au politique ne s'vanouiront pas comme par enchantement.

    C'est d'ailleurs le grand apport de l'cologie politique que de les avoir fait prolifrer en les arrachant aux champs de l'expertise o elles taient confines. Espces menaces, climat, pollution, rpartition de l'eau, nergies, dsertification, tout cela commence entrer en politique. Et, en tout tat de cause, la lutte pour que ces thmes y restent, pour qu'ils ne soient pas confisqus par des agences suprapolitiques qui agiraient au nom d'une rationalit soi-disant consensuelle et deviendraient les vritables matres de la Terre et de ses habitants, est, pour nous, primordiale.

    Ici, le danger se prdse. Il y a une proximit des plus menaantes entre les sductions de la dnonciation et les prtentions expertes dfinir ce qui doit mettre d'accord au-del des hsitations et des conflits auxquels tentent de s'adresser les pratiques politiques. Si le mpris du politique est un point de rencontre possible entre l'autorit experte, au nom de la science, et la dnonciation des apparences, au nom de la vrit, ce mpris est un cueil mortel.

    Bien sr, affirmer qu'il faut veiller ce que rien ne prtende transcender la politique est un peu tonnant, parce que

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  • quoi amflHIOUS affaire ?

    la politique, elle aussi, fait partie de ces questions qui divisent. Elle ne peut figurer ni comme un recours, ni comme une promesse, parce qu'elle apparat aujourd'hui comme vide, disqualifie. Tous les mmes , entend-on dire. Pour beaucoup de ceux et celles qui souffrent, tout a, tout ce dont ils sont victimes, c'est de la politique . Et c'est l que nous devons prendre nos responsabilits de .. jeteurs de sonde . Si ceux qui pensent et s'activent dans une lutte contre le capitalisme peuvent .. apporter quelque chose , U leur faudra trouver les moyens de transformer }'anticapitaUsme, qui sert trop souvent d'instrument de dnonciation faisant revenir au mme toutes les questions, en manire de dployer politiquement ces questions.

    Telle va donc tre la manire dont nous tenterons de prsenter ce qu'une position anticapitaliste peut apporter de spcifique aux autres positions de lutte. Il s'agit d'hriter du Marx qui a critiqu l'conomie politique, c'est--dire la manire dont l'conomie tait transforme en une politique qui tue la politique, qui s'autorise d'une rationalit devant faire l'unanimit. Il s'agit de faire exister le capitalisme comme ce dont nous subissons les effets lorsque nous mprisons la politique : ce dont le mode de fonctionnement mme tue la politique.

  • 3

    Oser tre pragmatique

    NOUS sommes hritiers de Marx au sens o, pour nous, le capitalisme existe. Mais nous venons pourtant de caractriser son mode d'existence d'une manire que beaucoup d'autres parmi ses hritiers caractriseraient comme symptomatique JO, La politique, selon beaucoup de lectures marxistes, est une simple traduction des rapports de force. 11 n'y aurait alors rien tuer, seulement un ectoplasme ft enfin renvoy au royaume des apparences auquel il appartient. Nous ne voulons pas poser la question de savoir si une telle objection est autorise par Marx, ou si elle provient d'une .. fausse lecture . L'important, pour nous, est que la thse dont elle s'autorise, la disqualification du politique, est un poison : celui (et celle) qui a t empoisonn sera vou dfinir les autres comme gars , en attente de la juste perspective, et non comme protagoniste avec qui il s'agit d'apprendre, politiquement, coexister.

    Par ailleurs, le simple fait que nous posions la question de la dfinition du mode d'existence du capitalisme peut sembler bien arrogant. Ignorons-nous tout ce que les recherches

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  • Oser rre pragmatiqlle

    de Marx, et de ceux qui ont hrit de Marx, ont produit d'intelligibilit cet gard ? Ne tournons-nous pas le dos une entreprise d'lucidation qui n'a jamais cess de djouer les piges des fausses transcendances, qui s'est inlassablement demand .. Comment a marche ? Pire, lier, comme nous le faisons, cette question du mode d'existence du capitalisme avec celle de .. ce que cela peut apporter , n'est-ce pas cder la platitude pragmatiste qui prtend juger une ide partir de sa casl1 vaille, de ce qu'elle rapporte ?

    Nous n'allons pas entrer ici dans des querelles de texte et de dfinition. Nous prfrons dire, tout de go, qu'il y a bel et bien un pragmatisme chez Marx, et que nous sommes trs dsireux d'en hriter et de le prolonger tout en le mettant l'preuve de ce quoi nous avons affaire aujourd'hui. Il faut le dire 1 non pour scandaliser, mais pour pouvoir nous adresser ce qui, sinon, risque de susciter des malentendus empoisonnants. Nous pensons ceux et celles qui, tous les jours, se voient opposer avec mpris un .. Cessez de penser, soyez pragmatiques ! Et aussi ceux qui verraient dans cette thse la prtention une dcouverte bouleversant toutes les perspectives en histoire de la pense.

    A ceux et celles qui ont appris har ce mot, .. pragmatisme ", nous dirons : ne sentez-vous pas que l'injonction .. soyez pragmatiques " est une insulte aux ... affaires , aux pmgmata, que vous tentiez de penser? Ne laissez pas ce mot dans la bouche de vos ennemis ! Aux lecteurs de Marx, nous dirons : ne reconnatrez-vous pas que la dfinition que Marx a apporte au capitalisme tait habite par la question de l'action, que les catgories qu'il lui a associes communiquaient avec la question de savoir quelle force pouvait lui rsister sans se laisser sduire ou tromper ? Ne pas .. interprter , mais transformer ne signifie pas que tout est bon, ds

    Nous Irons sur ce point un tout petit peu plus loin dans la deuxime partie de (e livre (_ Marx encore ... ).

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  • Que s'estiI ptus?

    lors que cela active la transformation, mais que la vrit d'une ide, ou d'une dHnition, ou d'une hypothse n'est autre que leur vrification, c'est--dire la manire dont elles peuvent produire des consquences qui orientent l'action.

    Et c'est prcisment cela, la dfinition pragmatique ,. de la vrit. Le pragmatisme est un art des consquences, un art du or. faire attention ,. qui s'oppose la philosophie de l'omelette justifiant les ufs casss. Nous ne voulons pas dire plus. Et pas moins, car cela a une consquence importante : nous ne dirons jamais que le capitalisme est " pragmatique . C'est plutt l'antipragmatique par excellence, car l'entreprise de redfinition systmatique qui lui est associe n'est pas oblige par une quelconque vrification, ni par une pense soucieuse des consquences. Le capitalisme est ce qui ne cesse d'inventer les moyens de soumettre ses propres exigences ce quoi il a affaire - et les consquences ne le regardent pas : H ies externalise ( d'autres de payer), ou les dfinit comme matires potentielles de nouvelles oprations.

    Tenter d'hriter d'un Marx pragmatique ,. n'est pas prtendre hriter du .. vrai Marx ,.. Il ne s'agit pas non plus d'une lecture arbitraire. C'est un risque pragmatique, valuer partir de ses consquences. Et l'une de ces consquences est que l'impratif nonc par Marx - ne pas interprter mais apprendre transformer - peut permettre de comprendre sur un mode un peu nouveau les prtentions scientifiques qu'il a associes son uvre. Cet impratif est en effet voisin de ce qui fait l'intrt trs singulier des pratlques scientifiques exprimentales. Celles-ci sont dcrites de manire fort peu pertinente lorsqu'elles sont prsentes comme or. rationnelles , se dgageant de l'opinion ou des apparences. Ce qui importe, ce qui fait la diffrence entre russite et chec pour les exprimentateurs est la transformation d'un phnomne en rfrence capable de les mettre d'accord.

    Il n'y a de fait ,., au sens exprimental du terme, que lorsqu'un dispositif de laboratoire russit vaincre les objections qui visent le mettre l'preuve, vrifier qu'il a bel et

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  • Oser are pragmatique

    bien ce pouvoir de mettre d'accord les protagonistes. Les questions des exprimentateurs - n'y a-t-il pas moyen d'interprter autrement ce que vous nous proposez ? Sommes-nous forcs d'accepter ce que vous prtendez, ou restons-nous libres de chercher ailleurs et autrement ? - traduisent cette exigence. Et la satisfaction d'une telle exigence n'authentifie pas le .. vrai ,. comme point d'aboutissement. Ce qui importe est que le fait soit ce que nous appellerons une prise fiable, qui permettra d'explorer des consquences, c'est--dire de poser les questions qui, pour les exprimentateurs, sont celles qui comptent : .. Mais alors ? , {( Et si ?

    Quant aux catgories de 1' objet , aux proprits dites objectives , elles correspondront aux questions auxquelles les dispositifs exprimentaux auront su rpondre d'une manire fiable, qui rsiste aux objections. On ne se demandera plus ce qu'est le vide, par exemple, mais on s'activera explorer toutes les questions qui deviennent possibles ds lors que l'on a russi dfinir la pression atmosphrique comme une variable que l'on peut faire diminuer. Le vide ? C'est ce que raliserait une pompe vide parfaite, mais c'est aussi bien d'autres choses lorsque d'autres pratiques exprimentales russissent faire prise, autoriser d'autres questions (le vide quantique ... ).

    Si nous avons un litige avec certains des hritiers de Marx, c'est dans la mesure o ils ont accept (comme la plupart des scientifiques d'ailleurs) l'image de {( la science comme victoire de la raison contre l'opinion : Marx aurait dchiffr les {( lois de l'histoire , la lutte des classes qui en est le secret. Ils ont, ce faisant, accept la vignette qui accompagne les sciences modernes : obir aux lois de la nature pour pouvoir la faire obir, c'est--dire la transformer. Il nous importe peu que Marx lui-mme ait adhr tout cela ou qu'il n'ait jamais oubli ce que certains de ses hritiers ont soulign, et soulign encore : que les catgories marxistes n'ont de sens que dans l'actualit de la lutte, c'est--dire que les classes n'ont rien voir avec une analyse sociologique. Marx a crit que le

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  • QUE' s'E'st-il pass ?

    proltariat n'avait rien d'autre perdre que ses chanes, mais c'est seulement lorsque ce .. rien perdre .. prend une signification actuelle et non pas seulement conceptuelle, lorsqu'une situation de lutte met .. aux prises avec .. le capitalisme, que la dfinition du proltariat devient oprante 2.

    Quoi qu'il en soit, ce que nous soutenons va un tout petit peu plus loin. Nous ne pouvons nous inscrire dans l'hritage marxiste que sur un mode qui prolonge de manire un peu nouvelle la relation forte que Marx a initie entre dfinition et .. prise ... La prise dsigne ce qui met oc en prise avec .. , elle prend sens dans les situations qui mettent .. aux prises lO, mais c'est aussi ce qui permet d'apprendre. La question est alors non de critiquer, mais de poser la question de ce que la dfinition du capitalisme comme ce avec quoi nous sommes aux prises nous a permis d'apprendre.

    Et c'est ici que le rapprochement avec le pragmatisme des pratiques exprimentales importe, car il permet de penser la diffrence radicale entre la russite que constitue une oc prise exprimentale .. et la question de .. faire prise .. sur le capitalisme. Au laboratoire, on peut tabler sur le fait que ceux que nous nommons, par exemple, .. lectrons ", ne se soucient pas le moins du monde de la prise qui a permis de les dfinir, ni non plus des aventures techniques et scientifiques que nous avons ds lors appris nouer avec eux, Il n'en est pas de mme avec ce que Marx a dfini comme .. le capitalisme,., dont les stratgies sont, elles, indissociables de la question de la prise qu'II est susceptible d'offrir, c'est--dire de la question de sa propre vulnrabilit.

    Au cours de ces dernires dcennies, on a abondamment discut de la .. disparition de la classe ouvrire "1 de la question de savoir si nous avons affaire un .. nouveau capitalisme .. ou au mme capitalisme, sous un masque diffrent.

    2 li en est d'aJJ]eurs de mme avec les proprlt1 _ objecth"es . des tres Issus de l'exprimentation : elles n'ont de ens qU'lm relation avec les diSPOSitifs qui onl permis de les formuler.

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  • Oser tre pragmatique

    On peut voir l un symptme rvlateur : le caractre gnral de la dnonciation (la faute au capitalisme) n'est peuttre pas une simple drive malheureuse, mais plutt l'effet de ce que le capitalisme a bel et bien russi fabriquer des situations o la pertinence des prises drives de la thorie marxiste ne convainc plus ceux et celles qu'elles devraient concerner. On peut certes affinner que cette pertinence subsiste en droit .. , mme si en fait .. elle ne convainc plus. D'un point de vue pragmatique, le fait importe : que le capitalisme ait russi faire prise est ce qui doit nous obliger penser. Nous obliger ne pas prtendre que la thorie a raison et que ceux qu'elle ne russit plus convaincre, mobiliser, sont simplement gars.

    C'est donc pour viter le diagnostic d'garement qu'il faut oser tre pragmatique. Nous pouvons certes comprendre voire partager l'effroi de ceux qui sentent - et ils ont raison - tout ce que peut impliquer une remise en question de la prise marxiste, de la manire dont la thorie marxiste peut guider la lecture d'une situation, la dfinition de ses enjeux, l'accord quant la stratgie. Mais tout cela implique la russite de la prise, ou risque de devenir une pense qui tourne en rond. Si la mobilisation des masses .. est pose comme primordiale, tout chec pourra tre expliqu par le fait que les masses ne se sont pas mobilises, ou que nous n'avons pas russi mobiliser les masses It. Et c'est prcisment l qu'est aujourd'hui l'cueil. Car les militants anticapitalistes sont alors ports devenir des pdagogues et des missionnaires, clairer sur leurs vritables intrts des mouvements dsormais rtifs, ayant des lectures divergentes de la situa tian, des dfinitions diffrentes des enjeux et des stratgies. Et ils sont galement ports craindre toute proposition de prise .. diffrente comme vecteur d'ventuelle dmobilisa tian, de perte de confiance. Bref, lorsque la prise ne russit pas, une thorie tend se dfinir contre le monde, non apprendre de lui.

    Encore une fois, la tentation de transformer une thorie en conqute d'une position enfin rationnelle, tmoignant

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  • Que s'est-il pass?

    prtendument de ce que celui ou celle qui l'a produite aurait su traverser les illusions qui en emprisonnent d'autres, n'est pas propre au marxisme. C'est elle que l'on retrouve ds qu'il est question d'esprit scientifique, et chaque fOis qu'une controverse scientifique est interprte comme opposant ceux qui avaient compris ,. et ceux qui croyaient encore '". Mais cette tentation pse doublement sur l'hritage de Marx. Elle pse d'abord parce que la pense de Marx est, par dfinition, une pense de lutte et non, comme les sciences exprimentales, un mode d'interprtation dont la fiabilit ventuelle intresse positivement les protagonistes, c'est--dire les chercheurs du champ concern. Pour les hritiers de Marx, il y a de vritables ennemis, et revenir sur l'uvre de Marx, c'est toujours s'exposer, ou tre expos, l'accusation de faire le jeu de ces ennemis. Et elle pse aussi parce que la force du marxisme est bel et bien d'avoir mis au jour le capitalisme comme matre des illusions, russissant comme personne dguiser son entreprise de redfinition du monde sous les atours mensongers du progrs, de la libert, de la rationalit. L'opposition entre prise entin rationnelle et illusion n'est donc pas un simple ornement, mais fait partie intgrante de la lutte.

    C'est pourquoi il nous faut tre trs prudents, non pas pour ne pas choquer nos camarades, hritiers comme nous de Marx, mais pour nous garder des dangers et des cueils qui ne sont que trop prvisibles. Il nous faut nous souvenir de tous ceux qui ont pens pouvoir conclure l'chec de Marx, et se sont retrouvs qui au plus proche du nolibralisme, qui conseillers de dirigeants divers et varis, qui partisans d'un tat autoritaire fond sur des valeurs consensuelles, qui donnant pour seul horizon leur action de veiller ce que la ncessaire modernisation prenne en compte la protection des plus faibles et assure l'galt des chances.

    ttre prudents, ici, signifie donc d'abord ne pas tourner la page. Nous transposerons propos de l'hritage de Marx ce que le grand penseur pragmatiste amricain John Dewey

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  • Oser Ure pragmlltique

    crivait en 1922 propos du Nouveau Monde, de ces tats-Vnis qu'il aimait, et dont il voyait la promesse tourner au dsastre : Quels que soient les maux qui peuvent lui tre associs, l'exprience n'est pas encore termine. L'hritage de Marx n'est pas identifi ; il n'est pas une affaire classe, susceptible d'autoriser les catgories permettan t de l'valuer 3. '+

    Et nous pouvons d'autant moins le considrer comme une affaire classe que cet hritage n'est pas limit la question de ce que nous avons appel la prise '+. Il ne faut surtout pas oublier l'importance des travaux de Marx et d'autres ensuite, qui dcrivent et analysent la force de capture, de redfinition, de truquage du capitalisme, et la complexit de ses rapports avec les tats modernes. Ces travaux empchent toute navet, protgent contre la sottise obscne o se vautrent les nolibraux contemporains chantant les vertus du march. Et ils constituent la plus solide des amarres contre la tentation de jeter le bb -la ncessit de construire une pense et une pratique anticapitalistes - avec j'eau du bain - les errances de ceux qui se sont dits marxistes.

    Si l'hritage de Marx peut ainsi tre dcompos, c'est selon un principe assez simple. On pourrait assimiler les travaux qui nous sont prcieux une sorte d'thologie. Vn thologue digne de ce nom n'essaie pas de dfinir l'animal tudi, de dire ce qu'est .. un babouin, par exemple, mais bien plutt de dcrire et caractriser ce dont un babouin est capable dans des situations concrtes, habituelles ou indites. De mme les ... thologues du capitalisme ,. s'intressent beaucoup plus la manire de reconnatre la bte ses uvres qu' la dfinir, sans parler mme de la dfinir dans les termes qui assurent la

    3 Be the evlls what they may, the experiment ls not ret plared out. The United States are not yet made ; they are not a finished fact to be categorlcall}' asSt'ssed . Uohn DEWlY, Pragmatic America ., cit dans Robert B. WESTllROOt::, John Dewey ami Americilll Democracy, Cornell University Pre$s, Ithaa et \..ondf('s, 1991, p. 552). Nous ddions cette cltation .1 tous ceux, toute5 celle5 quI, au moment o nous crivons cette note, 5-Ont mIs .1 l'preuve du doute et du dhespoir.

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  • QIII! s'est-il passl?

    possibilit de la vaincre. Parfois leurs descriptions la font mme apparatre presque comme invincible. En tout cas, elle est caractrise partir de sa force, non partir d'une vulnrabilit qui permettrait de penser le type de prise qui devrait organiser la lutte anticapitaliste. Ds lors, ce qui, pragmatiquement, doit tre remis en chantier aujourd'hui n'est pas l'hritage dans son ensemble, mais cette question de la prise. Comment nommer ,. la bte sur un mode qui ne fasse pas communiquer cette lutte avec la prise traditionnelle, l'idal d'une mobilisation exigeant de tous qu'ils s'inscrivent dans une perspective de '" lutte des classes , . ?

    Nous avons dj employ plusieurs reprises ce terme: mobilisation. Peut-tre est-il temps de rappeler qu'il est d'origine militaire. La mobilisation dsigne l e contraire d e l'apprentissage, car les armes mobilises ont pour premier impratif de ne se laisser ralentir par rien. Il s'agit tout aussi bien de dfinir le paysage qu'elles traversent en termes abstraits - plus d'habitants, plus de champs cultivs, plus de villages, seulement des obstacles infranchissables ou des possibilits de passer - que de faire taire ceux qui doutent, ceux qui posent des questions, ceux qui objectent ou discutent les ordres - ce sont des tratres en puissance puisqu'ils risquent de dmobiliser ,. ceux qui les coutent. JI s'agit de '" marcher comme un seul homme lO, Jamais, remarquons-le, '" comme une seule femme . Les femmes (au sens de genre ., non de sexe) seraient-elles plus rtives la mobilisation ? Nous nous souvenons d'avoir lu que si, en France, on a cess d'excuter des femmes bien avant d'abolir la peine de mort, c'est parce que certaines refusaient d'aller courageusement la guillotine, de faire face la mort avec la dignit . des hommes: elles se dbattaient, criaient, gmissaient, pleuraient, et cela dmoralisait les bourreaux. Nous nous voulons aussi les hritiers de ce refus des femmes d'accepter d'tre mobilises, prises en otages par un intrt plus lev ( .. comporte-toi en homme ! ,.).

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  • Oser tre pragmatiqlle

    La question partir de laquelle nous voulons reprendre l'hritage marxiste passe par la pertinence pragmatique de ce refus, dsormais gnralis, d'une mobilisation qui prend en otage, qui exige, au nom de l a perspective commune, de renoncer (pour un temps) aux objectifs particuliers d'une lutte. Il nous faut nommer l a bte, caractriser son mode d'existence, de manire telle qu'un refus de ce genre oblige penser contre toute transcendance qui nourrirait, mme discrtement, mme secrtement, l'idal d'une mobilisation. Car c'est prcisment ce que les groupes en lutte souponnent lorsqu'ils ont affaire aux hritiers de Marx : un double jeu vocation pdagogique , des partenaires tolrants qui esprent et attendent que certains finissent par comprendre et les rejoignent.

    De fait, ce qui est arriv au cours du sicle dernier est riche d'enseignement propos de l'thologie du capitalisme, et autorise bel et bien se demander si la stratgie mobilisatrice n'est pas la pire. Aprs tout, dfinir une telle stratgie, c'est indiquer l'adversaire la manire dont il doit en piger le terrain, fabriquer des impasses, se mettre hors d'atteinte, bref inventer les moyens d'chapper la prise. Ce qu'il nous faut ds lors construire, titre d'hypothse, est une manire de caractriser la capacit redoutable de cet tre chapper la prise, afin de reprendre la question pragmatique de Marx, la recherche d'une dfinition de comment, aujourd'hui, il tient et surtout de comment il nous tient.

    C'est ainsi que nous voulons tenter de prolonger l'hritage de Marx : si les anticapitalistes peuvent apprendre approcher ce contre quoi s'est lev le cri de Seattle de manire pertinente, c'est--dire sur un mode qui donne l'apptit d'un type de prise efficace et non le got des dnonciations vridiques, peuttre rencontreront-ils des partenaires intresss, et non pas des gars convaincre.

  • 4

    Altematives il1females

    R eprenons ce qui arrive tous les jours. oc Ah ! Ah ! Vous tes coincs ,., ricanent les journalistes lorsqu'ils interrogent celles et ceux qui rflchissent des mesures politiques anticapitalistes ou qui tout simplement se battent contre une fermeture d'entreprise, un plan de licenciement ou demandent une amlioration des conditions de travail et de rmunration. Vous voulez augmenter les salaires ? Vous voulez renforcer la lgislation protgeant les salaris contre les licenciements ? Mais VOliS allez provoquer la fermeture des usines, acclrer les dlocalisations et mettre les gens au chmage !

    Quel que soit l'endroit o vous tentez de remettre en cause l'exploitation ou la dtresse sociale, on vous oppose les effets qu'induiraient automatiquement les mesures que vous proposez. La possibilit de dlocaliser des productions d'un pays o la main-d'uvre est plus chre et mieux protge vers un pays moins exigeant revient en permanence dans les arguments des hommes politiques - et des journalistes qui leur embotent le pas. Quant au fait que l'Europe se soit unifie en

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  • Altematives il/fema/es

    ne crant de socle commun obligatoire et contraignant pour tous les pays que pour ce qui concerne le respect de la proprit prive, la libre circulation des marchandises, l'limination des obstacles la concurrence, le droit des brevets, etc., et ait totalement refus de s'unifier en crant des contraintes sur les minima salariaux et les droits sociaux en gnral, ce serait une preuve de '" ralisme . 11 faudrait cesser de rver. Les droits sociaux dans un pays ne devraient plus dpendre de J'histoire de ce pays, des luttes qui y ont t menes et des compromis passs : ils dpendent des contraintes mondiales.

    Corrlativement, la nouvelle tche des responsables politiques ne serait plus de faire de la politique dans le pays o ils sont et face un monde aux histoires divergentes. Ils (et elles) devraient expliquer pdagogiquement aux lecteurs les contraintes auxquelles ", nous sommes tous soumis du fait de la '" mondialisation . Ils devraient expliquer qu'il n'y a rien faire contre ces contraintes, car tenter de les contrecarrer aggraverait encore la situation. Il faudrait donc accepter l'incontournable : s'adapter la situation de guerre conomique perptuelle qui est devenue le seul horizon.

    '" Je vais vous expliquer les contraintes inexorables auxquelles notre action est soumise. On aura reconnu le style pdagogique qui prvaut en France depuis que le gouvernement Mitterrand a fait le choix, en 1983, de l'austrit et de la modernisation (mort aux canards boiteux, vive notre amie )'''' entreprise citoyenne ). Mais la dnonciation gnrale de ces contraintes, dans le but d' ouvrir les yeux des victimes, constitue galement une entreprise pdagogique. Ce quoi nous avons affaire rduit de la sorte en discours pdagogiques toute possibilit de faire de la politique.

    C'est ainsi que le capitalisme se prsente nous. Non pas certes aux travailleurs surexploits des maquiladoras, aux femmes ou aux enfants du Sud fabriquant la chane ce que nous, au Nord, pouvons acheter pour '" trois fois rien . Mais nous qui sommes hritiers d'une histoire de luttes politiques et syndicales ayant abouti la cration d'tats censs garantir

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  • Que s'est-il passl?

    la paix sociale JO. Nous nommerons .. alternatives infernales JO l'ensemble de ces situations qui ne semblent laisser d'autres choix que la rsignation ou une dnonciation qui sonne un peu creux, comme m'arque d'impuissance, parce qu'elle ne donne aucune prise, parce qu'elle revient toujours au mme : c'est tout . le systme JO qui devrait tre dtruit.

    De telles alternatives, nous les retrouvons dsormais partout. Adapter, rformer ," la Scurit sociale est devenu une ardente obligation. Des sacrifices sont ncessaires, ou bien les retraites ne seront plus assures ! Ou bien le dficit de l'assurance maladie-invalidit deviendra un gouffre ! Accepter est devenu un impratif. L'Europe doit accepter les OGM, ou bien elle perdra sa comptitivit au niveau mondial, ou bien les chercheurs iront faire marcher leur cerveau ailleurs ! Il faut accepter de maintenir distance les immigrs iUgaux par tous les moyens - pas de sensiblerie, ou bien ce sera la catastrophe sociale, l'croulement de nos systmes de protection sociale, la monte de l'extrme droite ! On en passe, chacun peut en ajouter, car la liste est interminable. Mme le voile islamique '", le dsormais clbre voile, est devenu matire au 'II il faut bien ," qui signale une alternative infernale.

    L'un des signes de la puissance des alternatives infernales est que nous nous sommes habitus considrer comme une fin en soi l'idal, de fait mritocratique, de l'. galit des chances '". Si tu ne profites de ta chance, ne viens pas te plaindre, tu auras mrit ce qui t'arrivera . . . '" Ailleurs, mme l'eau, privatise, doit dsormais se mriter. Sur notre 'II navire spatial Terre '" aux ressources limites, pas de piti pour les plaisantins, les rebelles, les mutins - et, s'il y a pnurie, pas de piti pour les bouches inutiles et les faibles. Les surnumraires ... Et tous ceux qui sont ns depuis les annes 1970 l'ont bien compris, J'cole et ailleurs : ne pas tre dfini comme surnumraire, cela se mrite .

    .. Il tait un petit navire . .. 10, dt la chanson, et la fin, alors que le petit mousse va tre mang (il faut bien, sans quoi tout le monde meurt de faim), il y a un grand miracle : la Vierge

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  • Alternatives il/fema/es

    rpond la prire du petit mousse et des poissons par milliers sautent dans le bateau, .. oh, oh ... ". Nous n'attendons pas ce genre de miracle, et nous considrons que chaque fois qu'une lutte anticapitaliste ne trouve, en rponse une alternative infernale, que la riposte d'une dnonciation gnrale, elle fait un peu comme le petit mousse, invoquant la puissance transcendante du grand mouvement de lutte qui ferait disparatre l'alternative. Il y a l une dangereuse conomie de pense et d'analyse, faisant l'impasse sur ce qui pourrait mettre aux prises avec la machine qui fabrique de telles alternatives et les tend la plante entire. Et une trs mauvaise faon de faire de la politique ; car en attendant .. la Vierge .. , on se borne dnoncer et, souvent, revendiquer de l'tat qu'il intervienne et transforme la donne - comme s'il n'tait pour rien dans l'impuissance de pense et d'invention dont tmoignent d'abord ces alternatives.

    Bien sr, le prix payer est lourd : le tempo des luttes est aujourd'hui dcid par l'adversaire, sur le terrain choisi par lui. Ce sont donc des luttes dfensives, avec pour seul horizon l'espoir que lorsqu' .. ils .. exagreront pour de bon, lorsque chacun sera forc de comprendre o .. ils,. nous mnent, les oc masses " s'branleront. Mais mme si elles le font, dans quel paysage, avec quelles ressources, portes par quelle puissance d'imaginer et de reformuler ? oc Tous les mmes ", grommellera-t-on, aprs la trahison de ceux qui auront t ports au pouvoir et se seront leur tour heurts aux alternatives Infernales . . .

    Nous avons pris pour point de dpart une hypothse : le mode de fonctionnement mme du capitalisme tue la politique. Avec les alternatives infernales, nous venons de caractriser ce mode de fonctionnement. L o se constitue une alternative infernale, la politique fait place la soumission, et mme ceux et celles qui rsistent peuvent tre pigs, c'est-dire dfinir leur opposition dans les termes fabriqus par l'alternative. Mais nous ne pouvons en rester l. La position pragmatique que nous avons adopte nous oblige faire

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  • Qllt ,s'est-il pan?

    communiquer cette caractrisation avec la question d'une prise possible. Non .. la .. prise, enfin identifie, mais celle qui, aujourd'hui, pourrait intresser ceux et celles avec qui nous sommes embarqus. Cette prise pourrait se dire : comment (re)mettre en politique ce qui aujourd'hui se prsente dans les termes d'une alternative infernale ?

    La politique dont il est question ici ne peut, bien sr, se dfinir dans les coordonnes usuelles, tatico-lectorales. Et elle ne concerne pas d'abord la classe du personnel dit politique : celui-ci, sauf exception, se conforme assez fidlement au relief dessin par les alternatives infernales. Il ne s'agit pas de le dnoncer : comment ce personnel pourrait-il faire autrement s'il n'est pas nourri, oblig, suscit par des luttes qui concernent non les .. solutions .. , mais la manire dont les problmes - toujours tel ou tel problme, jamais en gnral - sont poss. Des luttes - et c'est ici que les hritiers de Marx peuvent apporter une exprience et un savoir prdeux - qui se rendent capables de (re)crer du politique l o ne semblent plus se poser que des questions techniques sous le signe du .. il faut bien ...

    Mais c'est ici galement que la dnonciation - .. c'est la faute au capitalisme JO - est tout fait contre-productive : elle peut donner l'impression qu'il y aurait une grosse machine capitaliste constitue une fois pour toutes, et qui surdterminerait tout. Un peu comme la .. Socit ... ou l' .. Esprit scientifique JO. Nous serions des jouets de ce qui nous dpasse, sauf peut-tre si nous faisons rupture, si nous nous engageons avec tous ceux, toutes celles qui ont .. compris . Or, c'est prter la fois trop et trop peu ce que nous appelons capitalisme_ Trop, parce qu'on lui attribue un mode d'existence massif et quasiment tout-puissant. Trop peu, parce que ,'on sousestime la sophistication du mcanisme dont on le rend responsable. S'il s'agit de (re)crcr du politique l o se propose une alternative infernale, apprendre par quels moyens cette alternative a t fabrique et a fait prise.

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  • Alternatives II/ferna/ef>

    Lorsqu'on suit la production des alternatives infernales dont la multiplication tue systmatiquement ce qui tait de l'ordre du choix politique, l'hypothse que cette production obirait un plan se heurte au fait qu'un tel plan impliquerait une intelligence portant la fois sur l'ensemble et sur les dtails, une intelligence dont nous ne voyons pas la moindre trace lorsque nous avons affaire des ... capitalistes . Maintenir l'hypothse du plan signifie que nous n'avons jamais affaire qu' des marionnettes, agies par un invisible Grand Complot.

    Il y a, plus que probablement, des ententes en haut lieu, mais nous souponnons que, mme l, on ne trouvera pas l'intelligence requise par un tel plan. La production des alternatives infernales semble beaucoup plus fonctionner sur la base de flux rorgallisateurs mouvants, qui vont du plus petit vers le plus grand : une usine est dlocalise de France vers la Chine, et cette dlocalisation produit en retour des effets sans fin sur l'organisation mme du travail en France. C'est peuttre pour cela, et non cause de l'intelligence sidrante de Grands Comploteurs, qu'il est si difficile de voir les choses venir, de prvoir la manire dont elles vont changer le paysage auquel se fiaient ceux et celles qui vont tre confronts une nouvelle alternative infernale.

    La force du capitalisme pourrait bien tre qu'il ne s'agit pas d'un systme centralis, organis par des chefs capables de prendre collectivement une dcision - au sens o une dcision peut tre pese, discute quant ses consquences, c'est-dire aussi, le cas chant, mise en politique -, d'opter rationnellement pour telle ou telle innovation intressante. Il s'agit toujours d'abord pour les acteurs quotidiens du capitalisme - du PDG de multinationale au modeste .. cadre sup :. et au consultant , sans oublier les politiques en charge de la ... rgulation - de rorganiser en permanence son foncHonnement, de manire rduire nant tous les pouvoirs qui pourraient trouver une rfrence en dehors de son systme et de sa logique.

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  • Que s'est-il pass?

    Ce fut le cas, bien sr, avec le taylorisme, qui a servi d'abord dtruire le pouvoir que dtenaient les ouvriers qualifis dont le savoir tait ncessaire l'entreprise. C'est le cas aujourd'hui avec l'encadremeht des entreprises. Une partie reste internalise, s'inscrivant dans les structures normales de l'entreprise ; et elle est de ce fait .. vulnrable ,. un sentiment d'appartenance cette entreprise, risquant de faire prvaloir l'objectif de prennit du collectif de travail sur celui de .. maximisation ,. du profit pour les actionnaires. C'est pourquoi, pour une autre partie de l'encadrement, la grande entreprise a systmatiquement recours des cabinets de oc conseil en management ,., l'indiffrence professionnellement garantie ,.. Un recours dont la justification immdiate semble relever au demeurant de la simple .. logique " : il serait difficile, voire impossible, ceux qui ont oc le nez sur le guidon ,. de percevoir les dysfonctionnements corriger pour un meilleur fonctionnement de l'entreprise - et pour assurer un profit optimis ,. aux actionnaires.

    Taylor est toujours le saint patron des consultants ,., et le management poursuit le travail de fabrication d'impuissance. Mme les relations directes avec les clients sont dsormais orientes par des logiciels qui dictent les rponses faire sans laisser aucune marge de manuvre aux salaris, et ces relations sont gres dans des centres d'appels dlocaliss des milliers de kilomtres des centres de recherche et de fabrication avec lesquels il n'y a plus aucun change ncessaire. Quant aux informaticiens qui mettent en place les nouvelles procdures, ils travaillent avec cur crer les instruments qui permettront leur propre interchangeabilit, c'est--dire le devenir stupide de leur travail.

    On pourrait continuer. Avec les nouveaux modes d'organisation et d'valuation du travail, la dfaillance d'un seul pnalise toute une quipe. Les managers sont appels devenir invisibles : le collectif des travailleurs fera le travail de remise en ordre leur place. On demandera mme aux employs de faire des suggestions (objets de trs lgres rcompenses) pour

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  • Altmlati\'es in(emnles

    acclrer les rendements. L'exemple le plus connu est Toyota qui aurait ainsi russi faire passer le nombre de travailleurs d'un atelier de peinture de huit trois en quatre ans. Et l'alternative infernale se resserre lorsqu'une entreprise met en concurrence ses propres sites de production, et fait peser en permanence la menace d'une fermeture, dmaillant ainsi tout le tissu de solidarit entre travailleurs cr pa.r la tradition syndicale.

    Bref, l'exploitation conomique ne dfinit vraiment que trs partiellement le capitalisme. Il faut affirmer que le capitalisme travaille en permanence rduire l'intelligence de ses agents, la remplacer par des automatismes qui pourront ensuite tre matire alternatives infernales. Celles-ci ne s'imposent donc pas immdiatement au niveau global, elles sont le fruit de fabrications patientes toute petite chelle, d'exprimentations prcautionneuses, car il s'agit toujours de capturer sans trop alerter, ou en induisant des alertes qui portent faux, et cela d'autant plus efficacement que les innovations ne sont pas, le plus souvent, commandes par un plan. Elles cheminent et s'imposent, donnant l'impression d'tre naturelles et de bon sens.

    Ce quoi nous avons affaire fonctionne donc l'Inverse de ce que prtendent les chantres du nolibralisme lorsqu'ils dcrivent un mode de fonctionnement naturel , celui qui s'imposerait lorsque tous les obstacles issus de nos illusions et de notre mconnaissance des lois du march auraient t

    levs. C'est un peu comme la Science (fonctionnant dans notre monde agi par le capitalisme), elle aussi prsente comme rpondant une rationalit s'imposant contre l'illusion, accompagne de l'ide sidrante d'un progrs scientifique qui, telle une grande vague monotone, recouvrirait tout ce qui existe de son intelligibilit objective .

    Et c'est ici que les descriptions de Bruno Latour sont minemment pertinentes. Cette grande vague irrsistible, elle est activement, laborieusement fabrique par une multitude d'acteurs locaux qui, ensemble, font tenir, maintiennent,

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  • QII s'est-il passi ?

    entretiennent des connexions, des appareillages, des oprations de traduction 1. On peut galement faire rfrence aux travaux qui, aujourd'hui, montrent que si deux termes se contredisent, ce sont bicn les termes " lois ,. et oc march , car chaque march particulier est soigneusement dfini, rglement, contraint, et cela non pas d'abord par un t:tat qui contrecarrerait le libre jeu des acteurs, mais par ces acteurs eux-mmes 2. Ce sont ces acteurs qui rclament que l't:tat protge les brevets, pourchasse les contrefaons, et mme parfois cloisonne les marchs (interdiction aux Amricains d'acheter leurs mdicaments l'tranger) ou garantisse un confortable retour sur investissement (que serait l'industrie pharmaceutique sans le remboursement des mdicaments ?).

    Il faut donc dire que la machine produire des alternatives infernales implique des armes entires de spcialistes qui crent les conditions de son fonctionnement. Le capitalisme est peut-tre le plus compliqu et le plus difficile des systmes, celui qui ncessite le plus de contraintes, l e plus de violences, le plus d'efforts de la part de pouvoirs publics amens se mler d'un nombre infini de choses, alors que l'on essaie de nous faire croire le contraire. Michel Foucault nous avait alerts sur cela : les socits de contrle exigent encore bien plus d'interventions minutieuses des tats que les socits disciplinaires auxquelles elles succdent.

    Le capitalisme actuel ne s'accommode pas de moins d'tat. Il ne peut pas, n'a jamais pu exister tout seul, tenir de luimme. Sa croissance n'a rien de spontan, elle demande un travail permanent sur les fonctions des ttats (selon la conjoncture, certaines sont dmultiplies, d'autres sapes ou dmanteles au nom du march), des constructions

    Voir Bruno LATOUR, Pasttllr: gl/art tt pa/II des microbes, Mltalll, l'arls, 1984 (r

  • Alternatives il/fenla/es

    minutieuses et patientes, soigneusement entretenues, soi gneusement rvises. Il lui faut pour fonctionner un appareil )age gigantesque de lois, de rglements, de contraintes, d'institutions toujours en mutation, le trait commun de tout cet appareillage tant de produire l'allure d'un fonctionne ment automatique, dont la logique chappe au politique.

    Et c'est ici que des luttes que les anticapitalistes pourraient tre tents de dfinir comme .. seulement . parcellaires (en manque de . . . ) montrent bien leur intrt. Parce qu'elles sont aux prises avec des situations concrtes, elles permettent d'apprendre, c'est.dire de remettre en politique ce qui semblait incontournable, de (re)crer de la politique sur un mode nouveau.

    li faut se souvenir, par exemple, que, l'occasion de la lutte contre les OGM, est apparu, entre autres, le caractre minem ment partial et lacunaire des savoirs au nom desquels les OGM taient prsents.

    Ceux qui nous entretenaient avec des accents dfinitifs de la diffrence entre progrs rationnel invitable et perceptions irrationnelles du public taient un peu comme celui qui cherche ses clefs dans la nuit, au pied d'un rverbre parce que c'est le seul endroit o c'est clair ; eux parlaient des OGM du seul point de vue de leur production au laboratoire. Un laboratoire bien outill certes, mais qui, en tant que rverbre, claire fort peu : pas du tout, c'est bien normal, sur les OGM aux champs, mais pas non plus sur cela mme qui est fait au laboratoire. Les OGM sont le produit d'une assez pauvre petite biologie qui sait insrer, un peu l'aveuglette, des squences d'ADN, puis trie .. ce qui a march . sans trs bien savoir ce que veut dire .. cela marche . La lutte autour des OGM a sap l'alternative infernale : ou bien accepter les OGM ou bien promouvoir des peurs irrationnelles. Elle a suscit un dbut de cration de savoir propos de ce qui tait rput oc non scientifique ., secondaire ou hors propos. Et la question du rle de la recherche publique, et des partenariats qui y sont cultivs avec les industries, est ellemme entre en

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  • Que s'es/il paS!Ji ?

    politique, au grand dam de certains scientUiques (y compris des scientifiques marxistes).

    On peut galement rappeler que ce sont des associations comme Oxfam qui ont invent une manire efficace de faire de la politique, lorsqu'elles ont aid les pays pauvres prendre position dans les runions de l'OMC. Elles ont t efficaces parce qu'elles n'ont pas .. dnonc la libre circulation., mais engag une dynamique d'apprentissage qui a permis ces pays de rsister sur un mode beaucoup plus gnant : ils ont pu faire valoir que ce qu'on voulait leur interdire au nom de la mondialisation du march - savoir la protection de leurs communauts rurales -, les pays riches le faisaient grande chelle. L'chec de la confrence de Cancun en septembre 2003 a cr une indtermination permettant une (re)cration politique l o semblait devoir s'imposer le il faut bien .

    Nous ne pouvons donc nous arrter au premier nom propos pour le capitalisme, .: machine produire des alternatives infernales . Il est encore trop proche d'une dnonciation qui les dirait fausses ", ou idologiques ., susceptibles d'tre dpasses d'un seul coup par une juste analyse, dont il resterait, pdagogiquement, convaincre les intresss. Afin de faire prise, ou plus prcisment de trouver les mots qui permettent de dire la russite de ceux et celles qui ont fait prise, il nous faut essayer de dire autrement cette production d'alternatives qui sidrent la pense. Est-elle sans prcdent ? Le capitalisme aurait-il invent un mode d'existence totalement original ? Si ce n'est pas le cas, quel type de ligne _ appartient-il ? Il ne s'agit pas ici de dfinir une telle ligne au sens .: scientifique _, mais de la nommer sur un mode qui permette de rencontrer son type de puissance, ce dont il s'agit de dchiffrer l'emprise, ce avec quoi il s'agit d'apprendre tre en prise.

    000_Sorcier.jpg001.jpg002.jpg003.jpg004.jpg005.jpg006.jpg007.jpg008.jpg009.jpg010.jpg011.jpg012.jpg013.jpg014.jpg015.jpg016.jpg017.jpg018.jpg019.jpg020.jpg021.jpg022.jpg023.jpg024.jpg025.jpg026.jpg027.jpg028.jpg029.jpg030.jpg031.jpg032.jpg033.jpg034.jpg035.jpg036.jpg037.jpg038.jpg039.jpg040.jpg041.jpg042.jpg043.jpg044.jpg045.jpg046.jpg047.jpg048.jpg049.jpg050.jpg051.jpg052.jpg053.jpg054.jpg055.jpg056.jpg057.jpg058.jpg059.jpg060.jpg061.jpg062.jpg063.jpg064.jpg065.jpg066.jpg067.jpg068.jpg069.jpg070.jpg071.jpg072.jpg073.jpg074.jpg075.jpg076.jpg077.jpg078.jpg079.jpg080.jpg081.jpg082.jpg083.jpg084.jpg085.jpg086.jpg087.jpg088.jpg089.jpg090.jpg091.jpg092.jpg093.jpg094.jpg095.jpg096.jpg097.jpg098.jpg099.jpg100.jpg101.jpg102.jpg103.jpg104.jpg105.jpg106.jpg107.jpg108.jpg109.jpg110.jpg111.jpg112.jpg113.jpg114.jpg115.jpg