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PHILIPPE LE TOUZÉ

LE MYSTÈRE DU REEL, DANS LES ROMANS

DE BERNANOS

LE STYLE D'UNE VISION

Librairie A.-G. NIZET 3 bis, Place de la Sorbonne, 75005 Paris

1979

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A FRANÇOISE

dont l'aide de chaque jour m'a permis d'écrire ce livre.

Je tiens à exprimer ici ma sincère et respectueuse reconnaissance à M. Jean Mourot, Professeur à la Faculté des Lettres de l'Université de Nancy 11, qui a bien voulu préfacer cet ouvrage après m'avoir dirigé dans une recherche de neuf années. Que soient remerciés aussi M. Max Milner, Professeur à la Faculté des Lettres de l'Université de Dijon ; M. Pierre Larthomas, Professeur à la Sorbonne ; M. Jean Milly, Professeur à l'Université de Paris III ; M. Laurent Versini, Profes- seur à la Faculté des Lettres de l'Université de Nancy II ; M. Pierre Gille, Maître- Assistant à la Faculté des Lettres de l'Université de Nancy 1\; dont les avis, sug- gestions et remarques m'ont tant aidé dans mon travail. Ma gratitude va aussi à M. et Mme Jean-Loup Bernanos pour l'intérêt qu'ils ont porté à cet ouvrage.

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SIGLES ET ABRÉVIATIONS Les sigles ci-dessous, suivis du chiffre de la page, renvoient aux romans de Bernanos dans Œuvres romanesques suivies de Dialogues des Carmélites, Bibliothèque de la Pléiade, Éditions Plon Seuil Gallimard 1961 ou 1966 :

M D : Madame Dargent N : Une Nuit

DO : Dialogue d'ombres S : Sous le soleil de Satan 1 : L'Imposture J . La Joie C : Un Crime

M R : Un Mauvais Rêve JC : Journal d'un Curé de campagne

N H M : Nouvelle Histoire de Mouchette 0 : Monsieur Ouine DC renvoie aux Dialogues des Carmélites dans le

même ouvrage. Les sigles NV-J, NV-C, etc., suivis du chiffre de la page, renvoient à Notes et variantes de La Joie, Notes et variantes d'Un Crime, etc., dans le même ouvrage. La mention ESSAIS, suivie du chiffre de la page ; les abréviations ou sigles ci-dessous, suivis de la mention ESSAIS et du chiffre de la page, renvoient à Bernanos, Essais et Écrits de combat, 1, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1971 :

Dominique : Saint Dominique Jeanne : Jeanne relapse et sainte. GPBP : La Grande Peur des bien-pensants. GCSL : Les Grands Cimetières sous la lune.

SV : Scandale de la Vérité. NAF : Nous autres Français EH : Les Enfants humiliés.

Les ouvrages de Bernanos non contenus dans les deux volumes de la Pléiade ci-dessus mentionnés sont cités dans les éditions indiquées dans la Bibliographie. Autres sigles et abréviations : Bulletin, suivi d'un n° : Bulletin de la Société des Amis de Georges Bernanos. EB, suivi de la date « 1960 » pour le premier n°, et d'un n° pour les suivants : Études bernanosiennes. Cerisy : Bernanos, Centre culturel de Cerisy-la-Salle, 10-19 juillet 1969, sous la direction de Max Milner, Plon 1972. Bible de Jérusalem : La Sainte Bible traduite en français sous la direction de l'École biblique de Jérusalem, Les Éditions du Cerf, Paris 1956. TOB, AT : Traduction oecuménique de la Bible, édition intégrale, Ancien Testa- ment, Les Éditions du Cerf - Les Bergers et les Mages, Paris 1975. TOB, NT : Traduction œcuménique de la Bible, édition intégrale, Nouveau Testa- ment, Les Éditions du Cerf - Les Bergers et les Mages, Paris 1972. Sur les abréviations et chiffres des citations bibliques, voir l'Index des textes bibliques cités, à la fin du volume, p. 358. Dans l'étude des sonorités, l'alphabet phonétique international est utilisé pour noter les phonèmes, entre crochets.

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PRÉFACE Des impératifs financiers ont empêché que cet ouvrage ne fût publié dans sa i

totalité : fâcheux effet de la dureté des temps ! On n'en lira ici que la troisième ; partie ; l'essentiel des précédentes est exposé si habilement et si clairement i dans l' Introduction que le lecteur aura le sentiment justifié d'être de plain-pied j avec l'ancienne troisième partie. /

Les romans de Georges Bernanos sont d'une conception et d'une exécution si personnelles qu'ils appelaient une étude stylistique ; celle que leur a consacrée Philippe Le Touzé est digne de son sujet ; elle est d'une grande force persuasive. L'auteur s'est bien gardé d'y mettre en application telle ou telle théorie du style et de la stylistique ; il savait que, comme le rappelait naguère opportunément Gérald Antoine, une stylistique bien conduite doit être fondée sur l'observationd) ; j'ajoute qu'elle doit envisager la totalité d'une oeuvre ; Philippe Le Touzé a obéi à ces exigences, qui sont d'ailleurs celles du bon sens. A partir de ces deux principes, il pratique, sans s'y référer expressément, une méthode hypothético-déductive, qui s'apparente à celle de Spitzer : observation d'un détail, induction généralisante, retour déductif au détail initial ; on aura beau taxer de paralogisme cette démarche circulaire, l'exemple même de Léo Spitzer et de ses analyses démontre sa valeur et sa fécondité pratiques.

La matière que Philippe Le Touzé soumet à son investigation comprend toutes les œuvres romanesques de Bernanos ; à chacune il consacre un chapitre autonome, sauf Un Crime et Un Mauvais Rêve auxquels il se réfère si besoin est. Lors de la soutenance de cette thèse, le jury unanime a exprimé son admiration devant la connaissance vaste et intime que son auteur avait de Bernanos et de son oeuvre ; je me plais à le redire ici.

Ses analyses, ses interprétations, ses conclusions - qui sont d'ordre stylistique, au sens le plus étendu et le plus profond de ce terme - sont d'une extrême richesse et d'une constante justesse ; témoin cette stylistique du néant dont il mène l'étude, notamment dans L'Imposture et dans La Joie ; il s'agit du champ sémantique des mots néant, vide, vain, rien, dont il montre la richesse ; il fait voir l'importance des mots vain et vide, que leur allitération associe souvent ; l'importance des mots rien, vain, vide, néant, attestée par leur fréquence et par leur place à la fin des phrases et des paragraphes ; l importance du mot rien qui, dans L'Imposture et dans La Joie, accompagne presque tous les personnages et qui, associé aux verbes avoir et être, prend une valeur générale et essentielle ; l'association du rien et du vide avec la nuit, le froid, la boue, l'eau dormante, I' immobilité est, dans le style de Bernanos, une

(1) « Où en est la nouvelle critique ? », Le Français moderne, 1973, p. 386.

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manière caractéristique de figurer l'enfer ; le rien, en fin de compte, c'est l'enfer, un enfer immobile et froid ; c'est, pour exprimer ce froid et cette immobilité, l'image de l'eau morte.

Le mérite de tels passages fait regretter encore davantage que les parties 1 et Il ne puissent être publiées ; à cet égard je ne saurais mieux faire que de résumer, parmi celles qui m'ont le plus frappé, quelques pages extraites de ces deux parties qu'on ne pourra pas lire ; celle, par exemple, où l'auteur démontre le caractère privilégié de la nuit dans l'œuvre romanesque de Bernanos et qui sont un modèle d'étude stylistique : ainsi fait-il voir l'abondance des scènes nocturnes ; on les trouve dans deux sur trois des premiers récits (Madame Dargent, Une Nuit) ; c'est, dans Sous le soleil de Satan, la nuit du meurtre de Cadignan, la nuit où Menou-Segrais révèle à Donissan la vocation de la sainteté, la rencontre nocturne de Donissan avec le maquignon, le carrier et Mouchette ; la nuit où il aspire au néant, la nuit où il meurt dans le confessionnal, la nuit de la chambre mortuaire du petit Havret ; c'est, dans L'Imposture et dans La Joie, les trois nuits de l'abbé Cénabre : le suicide manqué, la rencontre avec le clochard, la conversion finale ; c'est, dans Un Crime, l'action qui émerge de la nuit ; c'est, dans Un Mauvais Rêve, la nuit où Simone Alfieri assassine la dame de Souville ; c'est, dans le Journal d'un Curé de campagne, les nuits d'angoisse du curé d'Ambricourt ; c'est, dans Monsieur Ouine, le vieux Devandomme errant dans la nuit, Hélène et Eugène s'enfonçant dans la forêt nocturne où la mort les attend ; la nuit du meurtre du petit vacher ; la nuit de l'agonie de Monsieur Ouine. Des pages comme celles-là, dont je viens seulement de donner une idée, pourraient être tirées des deux parties non publiées de la thèse et voir le jour sous la forme de communications ou d'articles.

Tout amputé qu'il est présentement, l'ouvrage de Philippe Le Touzé apparaît comme un des plus importants qui aient été jusqu'ici consacrés à Georges Bernanos ; il constitue une précieuse contribution à la connaissance d'un romancier d'une rare puissance, d'un écrivain de race, parfois difficile, toujours fascinant.

Jean MOUROT

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INTRODUCTION

L'ouvrage ici publié constituait primitivement la troisième partie d'un travail plus vaste (1). Il m'a paru composer un ensemble suffisamment autonome pour être offert au public. Il se présente à la fois comme une étude du style romanesque de Bernanos et comme une tentative d'identification du « réel » bernanosien. Un bref historique de ma recherche fera comprendre pourquoi, et donnera une idée du contexte initial dans lequel il a été conçu.

A l'origine de ce travail est l'attrait, je dirai même la fascination exercée sur moi par une grande œuvre romanesque avec laquelle j'étais en intime concordance. Je cherchai à me dégager de cette emprise par un recul critique : je pris donc pour objet l'étude de sa forme, l'analyse des moyens de son style. Plus l'œuvre me captivait, plus je lui résistais par une mise du sens entre parenthèses, selon cette espèce d'ascèse qu'encourage une certaine linguistique moderne. Mais par là je me coupais les chemins de ce que je désirais le plus atteindre : le cœur de la signification. Il me fallait perdre cette signification, que la lecture m'avait donnée, et la retrouver de haute lutte par mes propres moyens ; Bernanos lui-même m'y provoquait, qui voulut « dompter la haute bête mystérieuse » (2). Comment trouver une relation directe et nécessaire entre les procédés formels du style et un message surnaturel ? Ainsi l'œuvre créait en moi une division, elle me lançait le défi de la dualité.

Il y avait plus cependant : du sein même de la signification jaillissait un nouveau défi. La définition de la « réalité » bernanosienne me paraissait insaisissable. Le « monde visible » (JC, 1241) s'imposait par une présence si concrète, si « copieuse », que « l'univers sensible » (S, 163) et le « réel » s'affirmaient synonymes. Mais en même temps le mystère d'une réalité absolue dévorait le sensible comme un feu tombé

(1) L'Univers sensible et le Réel dans les romans de Bernanos, thèse de doctorat d'État soutenue devant l'Université de Nancy Il en 1977. (2) A Robert Vallery-Radot, 2 mai 1925, lettre 97, Correspondance t. 1, p. 190.

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du ciel ni. Le « monde du Mal », « plus réel que celui que nous livrent nos sens », (2) dissolvait toutes formes dans la négation et dans la nuit. Énigme aussi, ce « réalisme de l'irréalité » (3), ce rêve plus réel que le réel, et enfin, faible écho de l'enfance au « langage oublié »(41, ce verbe poétique pardoxal suggérant que l'être qu'il nomme est et n'est pas ce qu'il dit.

Le problème du style me paraissait la clé de tout. Choisissant pour premier terrain d'épreuve « l'univers sensible », je commençai à travailler sur le corpus délimité des divers registres de sensations. Je pris alors une conscience croissante de la solidarité interne des éléments de I'oeuvre ; à cette solidarité, à mesure qu'elle se confirmait, me paraissait clairement lié le principe d'individualité du style. J'en vins ainsi à une conception stylistique assez proche de celle de Jean Mourot : le style est « la marque singulière de la personnalité » (5) d'un auteur, mais cette marque réside dans le système particulier de relations qui caractérise une oeuvre : les « structures » d'une véritable oeuvre d'art sont « individuelles ». Dans le système fermé d'une œuvre, chaque élément a un rôle fonctionnel, il y prend donc un sens et une valeur que seule cette oeuvre peut lui donner. Le style, « révélation [...] de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde » (6), n'est saisissable par le critique qu'à travers le réseau de relations fonctionnelles qui informe chaque élément de l'œuvre. Le style d'un élément, c'est sa relation à ce réseau. Style implique totalité. Pas de saisie valable du style en dehors de cette totalité.

Je vis donc qu'il ne fallait pas confondre le style, qui est la saveur qualitative unique, et les procédés de style, qui sont des abstractions tirées des textes seuls réels et toujours particuliers. Certes, l'analyse stylistique ne saurait se passer de ces abstractions ; il faut bien qu'elle étiquette des figures, assonances, antithèses, métaphores ou syllepses, qu'elle recense des convergences et des divergences d'effets, et divers

(1) Dans les romans, les mots « réel », « réalité », « réellement », désignent le monde positif saisi par nos sens : a) par opposition au monde mental et au rêve : « le monde réel »/« l'univers intérieur », MR, 1004 ; « images mystérieuses »/« vision du réel », J, 710 ; « réel »/« cauchemar »/« surnaturelle ignominie », 1, 368 ; « la réelle lumière du matin » 1, 523 ; « une réalité certaine, copieuse, une vie concrète, 1, 361 ; « Ai-je fait réellement ce que je viens de dire ? [...] L'ai-je rêvé ? » 0, 1559 ; cf. « l'irréalité d'un rêve », S, 184 ; b) par opposition à l'au-delà : « l'autre côté de la vie »/« le réel », S, 239. Mais ils désignent tout autant une réalité transcendant le sensible : « quelque chose de plus, d'une réalité si proche, si pressante », S, 187 ; « une présence réelle », S, 197 ( = « une âme vivante » S, 198) ; voix (de Satan) « réelle et vivante » (« rêve jadis ») S, 199 ; « au travers des symboles et des apparences il a quelquefois touché le réel » S, 249 ; « la connaissance du réel » S, 249. Voir aussi Essais, 405, 1054, 1074, etc. (2) GCSL, Pléiade Il, 405. (3) J'emprunte la formule à Bachelard, L'Air et les Songes, José Corti 1943, p. 13, (4) GCSL, Préface, Pléiade 11, 355. (5) « La stylistique littéraire est-elle une illusion ? » par Jean Mourot, Cahiers du C.R.A.L., 1re série, n° 2, Nancy 1967, p. 1. (6) Proust, A la recherche du Temps perdu, t. III, « Bibliothèque de la Pléiade » 1954, p. 895.

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autres procédés de mise en relief. Mais chacune de ces abstractions n'aura de chance de reprendre vie qu'individualisée, replongée dans les courants de signification d'un texte. Finalement, ce sont ces courants, ces circuits multiples et inédits de la signification qui font l'essentiel d'un style. En chargeant les éléments du code de base de nouveaux sens connotés (1), le poète surorganise son message, élabore la polysémie riche et complexe de l'œuvre littéraire. Bernanos s'était créé une langue à lui, un dictionnaire et une rhétorique propres. Je rejoignais ici Granger : «[...] le style, en superposant aux structures de base de la langue une multiplicité de structures, engendre des effets d'individuation, dépendant de la richesse des organisations surimposées au messaget...] » (2). Mon analyse devait donc formaliser les éléments sémantiques pour en reconstruire l'agencement.

Mais cela même était insuffisant. Ne pouvait-on aller plus loin, tenter de faire la genèse d'un style ? Les connotations — ces sens nouveaux, ces valeurs sémantiques inédites définis plus haut — n'étaient-elles pas enracinées dans l'expérience personnelle de l'écrivain, qui dans son enfance surtout, et plus tard encore au cours de ses lectures, a vu les mots avec les mots, les formes avec les formes se lier par mille affinités, et s'associer de même à toutes sortes d'objets, d'idées, et d'impressions ? C'est la théorie de Martinet que je voulais reprendre ici (3). Une étude stylistique littéraire intègre donc la subjectivité ; elle ne s'y laisse pas dissoudre si le poète est précisément l'« artifex » capable de fixer ses connotations les plus subjectives en des systèmes de métaphores et de symboles objectivement descriptibles.

Ces perspectives se sont révélées peu à peu au cours de ma recherche. Elles éclaireront le plan et la méthode de l'ouvrage dont ce volume présente seulement la troisième partie.

La première partie visait à éprouver l'identité du « réel » avec le sensible. J'y ai étudié les sensations comme des signifiés portés par ces signifiants que sont les formes et structures phoniques, lexicales, syntaxiques, etc. : l'univers sensible est le signifié premier dont la présence physique est imposée par les procédés stylistiques de mise en relief. Disons schématiquement que derrière, ou à travers ce signifié premier, j'ai vu se dessiner un signifié second que j'appellerai, pour simplifier, le monde spirituel, ou l'invisible. Le sensible, signifié de

(1) Sur le problème de la connotation, voir l'étude approfondie de Catherine Kerbrat-Orecchioni, La Connotation, Presses Universitaires de Lyon, 1977. (2) Granger, Essai d'une philosophie du style, Armand Colin 1968, p. 203. (3) Martinet, « Connotations, poésie et culture », in 7o honor Roman Jakobson, t. Il, Mouton, La Haye Paris 1967, pp. 1288-1294. Cf. aussi Mounin, La communication poétique, Gallimard, Paris 1969, et Clefs pour la linguistique, Seghers, Paris 1972.

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premier niveau, est devenu à son tour le signifiant de ce signifié nouveau. Mais ici le schéma se fait plus complexe : k3 signifié spirituel apparaît tantôt connoté positivement par le signifié sensible (voie de l'analogie, du symbole), tantôt suggéré par la négation du sensible, dans une sorte d'oscillation des contraires. L'univers sensible qui est et n'est pas le « réel », présentait donc un statut antinomique. Je pouvais bien englober les signifiés sous le nom général de « réel » et définir leur structure comme étant celle du « réel » bernanosien : je ne connaissais pas le principe de leur organisation. Si l'articulation d'ensemble du signifié sensible et du signifié spirituel m'apparaissait, c'était seulement dans un cadre général. J'avais procédé à des reconstructions partielles par une série d'inductions, en regroupant nombre d'unités sensibles dans des thèmes divers, mais ne voyant pas nettement le centre capable d'organiser la totalité de l'œuvre, je m'interrogeais sur la hiérarchie de valeur des éléments que j'avais décrits.

L'analyse, toutefois, laissait supposer que la clé du problème du « réel » se trouvait dans la relation entre surface et profondeur, centre et périphérie, trajet et limite. Ces couples de termes, en effet, paraissaient définir trois schèmes dynamiques fondamentaux d) producteurs de nombreuses images ; auprès d'eux, les autres éléments du style bernanosien semblaient n'être que des structures de surface, des effets. Les trois schèmes recélaient-ils le principe générateur du réel et le foyer stylistique de l'œuvre romanesque ? Au niveau descriptif adopté, aucune combinaison de ces schèmes ne permettait une reconstruction cohérente ; le centre de gravité du réel oscillait entre surface et profondeur ; la description tendait à s'organiser autour du corps humain mais la route et l'élan vers l'ailleurs y provoquaient un décentrement perpétuel.

Je résolus de changer de méthode en essayant une démarche non plus inductive mais déductive. Je partis de l'hypothèse que le fondement du « réel » résidait dans le mystère chrétien, et dans sa dialectique existentielle d'immanence et de transcendance. Chez les personnages la sensation tantôt donne à saisir le réel comme une présence irrécusable, et tantôt franchissant la frontière du sensible donne à appréhender l'invisible et l'insaisissable au-delà du visible et du palpable. Dans ces deux directions le héros bernanosien se révèle aimanté par l'absolu divin (ou sa caricature démoniaque) consciemment ou à son insu. Dans la première direction, l'Incarnation du Fils, dans la seconde, sa Passion, son anéantissement et sa mort, fondent le réel

(1) Schème : « Structure ou mouvement d'ensemble d'un objet, d'un processus ». Telle est la définition du Petit Robert, qui cite Burloud : « Le schème est une forme de mouvement intérieur, non la représentation d'une forme ». Jean Rousset écrit, quant à lui : « Gardons-nous d'arrêter les formes, de concevoir trop statiquement l'organisation du livre. Claudel nous avertit qu'une forme est un « patron dynamique »[] » (Rousset, « Les réalités formelles de l'œuvre », in Les chemins actuels de la critique, Centre culturel de Cerisy-la-Salle, 2 sept.-12 sept. 1966, Plon 1967, p. 111).

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comme immanent et transcendant. Le « réel » se rend sensible dans la chair et dans la matière, et c'est la grâce de l'enfance ; mais il est aussi ce qui se dérobe aux prises et se révèle comme un au-delà mystérieux d'où l'élan de l'homme vers la mort. Les réalisations stylistiques priviligiées sont, pour l'immanence, le thème voir - toucher - entendre ; pour la transcendance, la montée de la sensation vers une intensité limite, et le contraste, voire l'oxymore, du senti et du non senti. L'hypothèse adoptée explique et dépasse les antinomies constatées dans les schèmes dynamiques : le centre de gravité du « réel » est à la fois dans la profondeur inaccessible de Dieu et dans la chair où il s'est incarné ; mais la chair ne révèle son secret que dans la mort, d'où le perpétuel décentrement de l'homme dans sa course vers l'agonie. La « Douleur divinisée » ou le cœur de l'Homme-Dieu, est le cœur du réel et le centre stylistique de l'œuvre romanesque.

Le travail que je présente ici se situe dans la ligne de la recherche précédente. Vérifiée sur le terrain limité des sensations des personnages, l'hypothèse de la dynamique chrétienne doit être essayée sur la totalité de l'œuvre romanesque ; cette épreuve seule peut lui apporter une confirmation définitive. Dans cette étude, chaque roman se verra consacrer un chapitre (1) et y sera envisagé comme une narration autonome. L'unité d'analyse choisie ne sera plus la sensation, mais plus synthétiquement l'événement, le personnage, l'élément naturel. La recherche sur le « réel » bernanosien se poursuit donc désormais à travers une étude des dimensions intégrales de l'œuvre. Un premier chapitre met en place les structures du plus haut niveau, qui n'étaient apparues jusqu'ici qu'à l'état fragmentaire ; l'une, narrative, présente un itinéraire type ; l'autre, dramatique, rend compte des relations entre personnages. Une troisième structure, génétique, s'esquisse dans la recherche d'archétypes personnels et narratifs. Le point de vue génétique devient en effet primordial à un double titre : d'abord dans la relation de l'œuvre romanesque à ses modèles ; si l'on identifie ici, avec une probabilité plus ou moins grande, de nombreux textes littéraires, la Bible est entre tous celui qui a intimement marqué et informé cette

(1) Pour limiter le volume de ma thèse, déjà considérable, j'ai dû renoncer à consacrer un chapitre particulier à Un Crime et à Un Mauvais Rêve ; ces deux romans y sont cependant souvent cités et analysés. Dans la troisième partie, les six autres romans suffisaient amplement à la démonstration. Pour les mêmes raisons, le présent volume ne contient pas d'étude particulière de ces deux oeuvres.

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œuvre (1). Le point de vue génétique s'affirme aussi dans l'étude interne des romans, qui propose les trois schèmes comme les images mères propres à engendrer les formes diverses de l'imagination bernanosienne, selon la remarque de Bachelard : « Ce sont les caractères dynamiques plutôt que les caractères formels qui sont créateurs » (2). Si ces schèmes se révèlent comme les opérateurs combinés permettant de synthétiser les formes signifiantes en l'unité d'une signification, une réponse efficace sera donnée à la question majeure que je me posais en commençant : comment établir une relation directe et nécessaire entre la signification centrale de l'œuvre et son style ? Vérifions donc si par les combinaisons originales de ces schèmes, on peut reconstituer ce système total de l'œuvre, à nul autre comparable, duquel chaque élément reçoit la valeur qualitative qui définit son style propre.

Arrivé en' ce point, je m'arrête un instant, avec une certaine appréhension : ne suis-je pas dupe d'un projet trop rationnel, ou même victime des mots ? Système de l'œuvre, unité de la signification, intégration et synthèse totale... Une grande œuvre romanesque se réduit-elle à un système ? N'a-t-elle pas la complexité et le foisonnement déconcertants de la vie ? Ne miroite-t-elle pas de mille ambiguïtés, et tout cela ne doit-il pas dissuader d'en offrir une interprétation une et achevée ? Ces objections ont bien souvent surgi au long d'une recherche de huit années. J'y répondrai ceci : le critique doit admettre qu'on puisse lire une œuvre bien autrement qu'il ne le fait ; si cependant il choisit une lecture, celle-ci doit-être nette et caractérisée ; elle sera fausse si elle est réductrice, si elle repose sur l'exclusion d'éléments de l'œuvre que son analyse ne parviendrait pas à intégrer. Lorsque l'œuvre est marquée, comme c'est le cas ici, par la polyvalence d'un langage symbolique, le critique doit tenter d'en intégrer même les ambiguïtés. Ce

(1) J'ai cru pouvoir retrouver dans les romans de Bernanos la substance ou la lettre de nombreux textes bibliques. L'auteur avait évidemment lu le Nouveau Testament, mais on m'a objecté qu'à son époque un catholique ne lisait guère l'Ancien. Je maintiens cependant mon point de vue. Il est sûr que Bernanos avait lu des œuvres comme les Psaumes, le Livre de Job, l'Ecclésiaste, le Cantique des cantiques. Pour le reste, ses connaissances pouvaient venir de trois sources : l'histoire sainte qu'on lui avait enseignée au catéchisme ; les textes de l'Ancien Testament cités dans le Nouveau ; les textes de la liturgie catholique. L'histoire sainte lui avait donné une connaissance simplifiée, enfantine, mais vivante des événements, non une connaissance du texte (même français), à l'exception d'un certain nombre de phrases et d'expressions très connues. Les deux autres sources, par contre, lui permettaient une connaissance textuelle. S'il est vrai que Bernanos allait à la messe non seulement le dimanche, mais en semaine, souvent — et même à certaines époques tous les jours — on vérifiera dans un missel antérieur à la réforme de la Semaine Sainte par Pie XII (9 février 1951) — par exemple dans le Missel Vespéral Romain de Dom Gaspar Lefebvre — que les textes de l'Ancien Testament cités dans ma thèse, Bernanos a pu les entendre, pour la plupart, le dimanche dans la langue du pays où il se trouvait, et en semaine en latin (j'ignore s'il possédait un livre de messe avec traduction française). La participation liturgique favorise éminemment l'imprégnation textuelle, et qui connaît l'extraordinaire mémoire de Bernanos ne peut douter que ces textes bibliques n'aient formé et nourri l'intime de son esprit. (2) Bachelard, op. cit., p. 264.

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sont ces principes que je me suis efforcé d'appliquer. Il se peut bien pourtant qu'au bout du compte l'œuvre bernanosienne décourage t'analyse ; que l'essentiel se trouve au delà des structures, dans un accent unique, un langage du silence, une écoute de l'inexprimable. Celui qui tente de reconstruire une oeuvre peut-il espérer surprendre le secret de son style si celui-ci tient au frémissement d'une voix ? Peut- être ce secret, comme celui de Mouchette, « n'est-il pas de ceux qu'on peut livrer » ? (1). Au moins fallait-il en faire l'épreuve. Je m'estimerai heureux, quant à moi, si ayant travaillé à cette surface de l'œuvre où s'agencent des structures manifestes, j'ai parfois ouvert des aperçus dans les profondeurs où bat et murmure son cœur intime.

(1) NHM, 1330.

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CHAPITRE PREMIER

STRUCTURES ROMANESQUES Il existe aujourd'hui bien des recherches sur la morphologie des

œuvres littéraires ; diverses procédures ont été proposées notamment pour formaliser et structurer les contenus sémantiques des ouvrages narratifs. On n'a pas voulu ici s'enfermer dans un modèle d'analyse à priori pour en tenter l'application systématique aux romans de Bernanos. A la rigueur déductive on a préféré une démarche plus empirique, qui s'inspire, certes, de modèles existants — fonctions de Proppin ou catégories actantielles de Greimas<2) — mais forge librement ses instruments d'analyse selon ce que commande l'intelligence du texte bernanosien. Les structures d'une œuvre originale sont toujours individuelles et la véritable analyse commence là où on explore le système de relations qui lui est particulier (3). Par contre il a semblé que les romans de Bernanos présentaient une parenté formelle qui justifie la recherche de structures communes. Au niveau narratif, on peut décrire une sorte d'itinéraire type ; à un niveau plus profond, l'action consiste en des conflits où les rôles combinés des personnages ou « actants » définissent une structure dramatique. La recherche d'archétypes personnels et narratifs doit permettre la reconstitution d'un réseau de relations génétiques. L'analyse pratiquée à l'aide de ces instruments rendra sans doute possible une étude approfondie de la nature du « réel » chez Bernanos. On éprouvera si le dynamisme dramatique et narratif procède du jeu des trois grands schèmes définis dans l'Introduction : chaque récit est-il un dévoilement des profondeurs ? Comporte-t-il un centre dramatique qui serait le cœur du « réel » ? Le trajet narratif est-il défini par l'élan vers la mort ?

(1) Vladimir Propp, Morphologie du conte suivi de Les Transformations des contes merveilleux et de E. Mélétinski, L'Étude structurale et typologique du conte. Coll. Points, Éditions du Seuil 1965 et 1970. Cf. p. 31 : « Par fonction, nous entendons l'action d'un personnage, définie du point de vue de sa signification dans le déroulement de l'intrigue ». « Les éléments constants, permanents du conte sont les fonctions des personnages, quels que soient ces personnages et quelle que soit la manière dont ces fonctions sont remplies ». (2) Greimas, Sémantique structurale, recherche de méthode. « Langue et langage », Librairie Larousse, Paris 1966, pp. 172-221. Bucher a tenté une analyse du roman bernanosien selon la méthode de Greimas, Cf. Gérard Bucher, « Structures narratives et polarités métaphysiques dans les romans de Georges Bernanos », Cerisy, pp. 553-571. Signalons que Greimas lui-même a choisi l'univers de Bernanos comme « échantillon de description » dans le dernier chapitre de Sémantique structurale, pp. 222-256. - Sur la narration , cf. encore Courtès, Introduction à la sémiotique narrative et discursive. Hachette Université 1977. (3) A I analyse de l'œuvre particulière devrait succéder, dans un deuxième temps, un essai de généralisation par une étude comparative avec d'autres oeuvres. Cela n'a pas été possible dans le cadre de cet ouvrage.

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On peut dessiner tout d'abord une sorte d'itinéraire type des héros bernanosiens, qui s'articule en quatre composantes ou « fonctions » : l'appel de l'infini, la transgression, la rencontre de l'adversaire et la mort. Cette constante se réalise en variables qu'on peut, en simplifiant, ramener à trois : celle du misérable, celle du saint et celle de l'imposteur, toutes trois faisant contraste avec la voie des médiocres condamnés à l'inertie spirituelle et aux hypocrites compromissions du monde. La première composante est l'appel du rêve qui jette l'être jeune en avant, au-delà des choses relatives ; elle répond à une attraction, à une injonction de l'absolu, et prend des visages divers. Pour Germaine et Steeny, c'est la liberté ; pour Cénabre, le mensonge ; pour Delbende, la justice ; pour Laville, la connaissance ; pour Hélène et Mouchette, l'amour humain ; pour les saints, l'amour divin. La seconde composante est la transgression ou rupture du cercle initial par l'élan rectiligne ; elle correspond souvent à « ce mouvement de prodigalité de la vie » par lequel on passe outre aux interdits (1). Giordan déclare : « Pour moi, la transgression est quelque chose qui va très loin : aussi bien que Mouchette, c'est sainte Thérèse d'Avila ». (2) Mouchette se libère de la morale paternelle (S, 75-76), et Donissan, le curé d'Ambricourt — presque à leur insu, d'ailleurs — s'affranchissent de la loi à l'instar de saint Paul pour devenir des « fous de Dieu », car « la mesure d'aimer Dieu, c'est l'aimer sans mesure » (3) ; aussi la société ne leur pardonne pas leur « différence » (4). Disons aussi que le misérable, par la transgression, cherche à se libérer d'une enfance humiliée. La transgression est le moment crucial où l'on perd la protection de la norme pour se mettre à découvert ; c'est par elle que l'on devient vulnérable.

Pour le misérable l'étape suivante est la rencontre du mal sous la forme d'une déception du désir et d'une tentation de la mort, par exemple chez Delbende et la seconde Mouchette ; la vie est la « promesse qui ne peut être tenue » (5), et soudain l'homme prend conscience de sa misère et de la fatalité qui pèse sur lui ou sur le monde ; c'est la chute dans le désespoir, dont l'issue logique est le suicide. Quant au saint, c'est l'amour qui le rend vulnérable, et son consentement à porter la misère du monde et à être victime de la haine de l'adversaire le conduit jusqu'à la mort. Dans la troisième voie, l'imposture, le rêve est celui d'échapper à une enfance humiliée, mais la contradiction qui est au cœur même de l'imposture se retrouve dans tout le comportement ; c'est ainsi qu'on rencontre chez Cénabre une pseudo-transgression, où certes le choix lucide du néant délivre intérieurement de toutes les conventions du monde, mais où l'ivresse du « mensonge absolu » (1, 363) recouvre en fait la pire des aliénations ; cette pseudo-transgression se distingue aussi de l'autre en ce qu'elle est, (1) Henri Giordan, « Création romanesque et idéologie chez Bernanos », Cerisy, p. 131, et la discussion qui suit p. 137. La formule « mouvement de prodigalité de la vie » est empruntée à L'Èrotisme de Georges Bataille. (2) Giordan, op. cit., p. 141. (3) Saint Bernard. (4) Cf. 1, 360 ; JC, 1173. (5) DO, 42. L'expression est empruntée à Claudel, La Ville (2e version), Théâtre, t. 1, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1956, p. 490, 1. 17.

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pour Cénabre ou pour le faux curé de Mégère, une façon de se couvrir et non de se découvrir. L'imposteur s'identifie à « ('Adversaire » — Satan — : il a donc pour adversaire le saint qui dans la rencontre démasque Satan en lui et lutte pour l'en délivrer. Rongeant l'être comme un chancre, le mensonge « finit par tuer » (C, 863), soit qu'il engendre la folie (Cénabre), soit qu'il pousse au crime suivi du suicide (Fiodor), ou à un crime qui est « une manière de suicide » (MR, 1021, Simone) ; le salut ne peut être ici qu'une issue imprévue obtenue par l'entremise du saint.

Cette description semble pouvoir rendre compte de l'itinéraire de tous les personnages importants, à condition d'admettre certaines modulations. Pour tel ou tel personnage, une phase du trajet peut manquer dans le récit : quand commence Un Mauvais Rêve, Philippe en est déjà au ton désabusé et cynique ; inversement, la fin de Monsieur Ouine laisse Steeny à l'heure de la déception ; et nous quittons le docteur Laville sur la tentation du suicide, sans savoir s'il y cédera ou non. Cette étude devra tenir compte de l'interaction des personnages et du fait que dans le processus dynamique l'énergie peut passer de l'un à l'autre ; si l'écrivain en proie au mauvais rêve littéraire peut aboutir lui- même au suicide et à la folie (Cénabre), il est plus courant qu'il inspire aux autres le suicide (comme Cénabre et Guérou à Pernichon) ou le crime (comme M. Dargent à sa femme et Ganse à Simone). Le « mauvais rêve » de Ganse « se combine » avec celui de Simone — « une vraie chimie » (MR, 911) — pour produire le crime que Ganse ne commettra pas et que Simone ne commettrait pas sans lui. Remarquons aussi qu'un personnage n'est pas cantonné nécessairement dans un seul itinéraire : Germaine, après avoir connu le désir, la transgression, puis, en face de Cadigan, la déception (S, 83-85), s'engage incontinent dans la voie du mensonge (S, 86-89). Enfin, le saint reçoit un rôle à part, tout

fait décisif dans l'économie du drame : sa mission est en quelque sorte de suivre deux trajets à la fois, puisqu'il prend la place du pécheur ; le curé d'Ambricourt connaît comme Delbende la déception, le désespoir et la tentation du suicide ; mais ces états réellement vécus sont connotés d'un sens second, le don de soi, l'acceptation amoureuse du délaissement. La tension se résout finalement chez le curé dans le « Tout est grâce », parce que l'amour est capable d'assumer et d'englober même le désespoir. Lorsqu'il fait vivre à Donissan, en même temps que l'amour, une certaine forme de possession diabolique, Bernanos atteint-il ce point de rupture où un personnage devient définitivement ambigu ? Je tenterai de répondre à cette question. Un des plus grands problèmes de l'œuvre est par ailleurs, de savoir dans quelle mesure l'itinéraire de l'amour se dessine en pointillé sous l'itinéraire de la perdition chez certains personnages, en particulier la seconde Mouchette. Bernanos pratique ici une ambiguïté qui préserve le mystère.

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Les itinéraires types se caractérisent avant tout par la ressemblance. Si leurs étapes sont similaires, on peut présumer que le schéma narratif général suivra vraisemblablement la même courbe : appel du rêve, transgression, rencontre de l'adversaire et mort. Reste à mieux préciser la nature des conflits sur lesquels repose la dynamique du drame. Tout d'abord l'élan vers le mal et l'élan d'amour, qui sont deux aventures de l'esprit, ont le même adversaire : la pesanteur des médiocres ; mais à mesure que le mal révèle sa vraie nature, il cesse d'être élan, devient dissolution sur place ; alors se dévoile le conflit le plus décisif où le nihilisme des sataniques et la pesanteur des médiocres sont deux forces de mort conspirant contre l'amour qui est la vie. Tout concourt finalement à manifester l'antagonisme fondamental, celui du mal et de l'innocence. A première vue, la plupart des romans sont construits sur un personnage central qui occupe tantôt le pôle de l'innocence (J, JC, NHM), tantôt le pôle du mal (0), et une structure de relations « en étoile » éclaire principalement ses conflits avec chacun des autres personnages. En fait, l'antagonisme fondamental est décrit d'une façon beaucoup plus complexe ; il apparaît aussi dans des conflits latéraux où le personnage central n'a pas de part directe. La structure dramatique n'oppose pas seulement les pécheurs au saint, les victimes au bourreau, mais transporte le conflit à l'intérieur de chaque être. Habité par l'amour, le curé d'Ambricourt a peine à se défendre contre une certaine haine de soi-même ; réciproquement, l'être le plus mauvais porte en lui un innocent qui est l'enfant qu'il a été. Le saint n'est là que pour réveiller l'enfant enseveli dans le pécheur contre lequel il lutte, comme Jésus appelant Lazare hors du tombeau. La source du conflit, c'est l'apparition de l'innocent au milieu d'un monde de péché dont il vient déranger les lois. En déclarant que l'innocent « est toujours le centre, le noyau d'une certaine fermentation » (0, 1464), M. Ouine définit la structure même du drame bernanosien. Le mal déroule son processus et le moment crucial est la mise à mort de la victime. Meurtre et suicide vont de pair et sont les deux faces du même forfait. Par le meurtre d'autrui, on se tue soi-même ; le suicide est meurtre de l'enfant qu'on portait en soi, et les suicides d'enfants sont des meurtres perpétrés par autrui. Meurtrier ou suicidé, l'homme est en même temps victime, car « l'auteur du Mal n'est pas l'homme », mais « l'Ange rebelle » (1), « homicide dès le commencement » <2) ; dans le suicide de Germaine ce rôle du « cruel Seigneur » se dessine avec netteté (S, 199, 212-213). Je tendrais donc à réduire tous les romans à l'unité d'une même structure. Certes, Ouine est bien le centre démoniaque du roman qui porte son nom, mais pourquoi Bernanos a-t-il mis précisément dans sa bouche la définition de l'innocent comme centre de l'immense fermentation du mal qui travaille le village de Fenouille ? On tentera de résoudre ce problème et de montrer qu'on peut ramener à un nœud unique des récits différents en apparence : tous les romans de Bernanos sont construits autour du meurtre de l'innocent.

(1) « Lettre à Frédéric Lefèvre », ESSAIS, 1054. (2) Jean, 8, 44.

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On connaît la relation toute particulière et si vitale qui existe pour Bernanos entre l'enfance et la mort. Après avoir rappelé deux textes essentiels sur ce point : une réplique de Simone Alfieri dans Un Mauvais Rêve (1), et la Préface des Grands Cimetières sous la lune (2), Albert Béguin écrit : « La même métaphore spirituelle joindra les deux termes d'enfance et de mort tout au long de l'œuvre, dont elle est peut-être le leitmotiv le plus insistant et le plus révélateur, à tel point que qui l'a une fois aperçue voit s'organiser autour d'elle le destin de l'auteur et la cohérence de tous ses écrits » (3). Gaétan Picon lui aussi considère cette relation comme la plus fondamentale de l'œuvre (4). Rappelons qu'elle a sa source dans cette peur de mourir qui tourmentait Bernanos enfant, et à laquelle il fit face, au moment de sa première communion, par « l'offrande de la vie et de la mort » au « Père qui est la vie » (5). Que le romancier, dont tous les personnages sont des rêves d'enfance (6), fasse même « aux plus médiocres d'entre eux la grâce de leur imaginer une enfance » (7), cela veut dire qu'il leur infuse quelque chose de la vie divine, car c'est à l'enfant que Dieu donne la grâce par excellence, celle de « savoir mourir » :

« Il est rare qu'un enfant n'ait pas eu, ne fût-ce qu'à l'état embryonnaire — une espèce de vie intérieure, au sens chrétien du mot. Un jour ou l'autre, l'élan de sa jeune vie a été plus fort, l'esprit d'héroïsme a remué au fond de son cœur innocent. Pas beaucoup, peut-être, juste assez cependant pour que le petit être ait vaguement entrevu, parfois obscurément accepté, le risque immense du salut, qui fait tout le divin de l'existence humaine ». (JC, 1115-1116)

Ainsi, dans le premier moment de l'itinéraire type, la soif de liberté ou de justice a beau être mêlée de révolte, ou la soif de connaître altérée par la convoitise, il y domine néanmoins une générosité qui est la grâce propre à l'enfance : « Jetez-vous donc en avant tant que vous voudrez », dit le curé d'Ambricourt à Chantal travaillée par ses démons, « toutes les brèches ouvrent sur le ciel ». (JC, 1226). Cet élan qui soulève l'être jeune le mène droit jusqu'au seuil décisif, car « la jeunesse seule peut mourir, connaît la mort », dit M. Ouine (0, 1369). Le vieux professeur a déclaré plus haut : « une vraie jeunesse est aussi rare que le génie, ou peut-être ce génie même, un défi à l'ordre du monde, à ses lois, un blasphème. Un

(1) MR, 919. (2) ESSAIS, 354-356. (3) Béguin, Bernanos par lui-même, p. 11. (4) Picon, « Bernanos romancier », Préface aux Œuvres romanesques, Bibliothèque de la Pléiade, pp. XXVI-XXVIII et XXXI-XXXIV. (5) « Lettres à l'abbé Lagrange » 11, mars 1905, III, 31 mai 1905, in Bernanos, Œuvres romanesques, Bibliothèque de la Pléiade, pp. 1726-1730. (6) A la vicomtesse Villiers de la Noue, [fin 1935], lettre 408, Correspondance t. Il, pp. 113-115. Première publication : Bulletin n° 1, pp. 5-6. (7) Béguin, op. cit., p. 5.

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blasphème ». (0, 1369) Ces paroles indiquent nettement que le second moment de l'itinéraire, la « transgression », est lui aussi le propre de l'esprit d'enfance (1).

Lorsqu'il a transgressé les lois du monde — du monde « si étranger à l'esprit de l'enfance, au génie de l'enfance, avec son réalisme borné, son mépris du risque, sa haine de l'effort » <2) — l'être jeune est menacé de se laisser « reprendre » et « digérer », comme Germaine par sa petite ville (S, 94). Le plus difficile est le passage de l'enfance à l'âge mûr, et « Nul homme ne peut se flatter de l'avoir franchi impunément, sinon peut-être les saints ou les génies » (3). Le trajet des saints, dans notre itinéraire, est celui d'êtres « qui ne sont pas sortis de l'enfance, mais l'ont peu à peu comme agrandie à la mesure de leur destin » (3). A Chevance, à Chantal, au curé d'Ambricourt dilatés par la charité, on peut appliquer ce que Bernanos dit de lui-même : que ses rêves ne l'ont pas déçu, parce qu'il les voulait « démesurés » : « Si je recommençais ma vie, je tâcherais de les faire encore plus grands parce que la vie est infiniment plus grande et plus belle que je n'avais cru, même en rêve, et moi plus petit » (4). Mais pour presque tous les hommes vient « l'heure où l'adolescence étend ses ombres » (5), où l'adulte cherche « à déraciner tout à fait le petit enfant qu'il avait été jadis » (MR, 919) (6). Dans l'itinéraire des médiocres, que j'ai esquissé plus haut, survient « cette lente cristallisation, autour de la conscience, de menus mensonges, de subterfuges, d'équivoques » (JC, 1099) ; dans l'itinéraire de l'imposteur, « le goût, l'ardeur, la frénésie du mensonge » proviennent d'une déception fondamentale, des « humiliations de sa misérable enfance » (1, 362, 458 ; cf. J, 712). Cela est vrai de Cénabre et de la criminelle de Mégère (C, 868), comme d'Hitler et du long cortège des « enfants humiliés », en particulier de cette jeunesse nazie qui marchait à la mort « en riant » et où Bernanos voit une « monstrueuse enfance reniée » (7).

L'enfance, chez l'adulte, c'est la vérité même de son être, reniée, méconnue, emprisonnée sous une carapace, enfouie au plus profond de l'âme, mais qui y subsiste comme « la part du monde encore susceptible (1) Sur la jeunesse et l'enfance, un autre texte de Bernanos apporte les précisions suivantes : « Car l'enfance est le vrai nom de la jeunesse, ce que nous appelons l'esprit d'enfance est l'esprit même de la jeunesse, et ce génie qui de siècle en siècle féconde et renouvelle l'Histoire est proprement le génie de l'enfance — le mot de jeunesse, lui, est équivoque ». (Français, si vous saviez, p. 330). (2) Français, si vous saviez, p. 329. (3) Français, si vous saviez, p. 330: (4) EH, ESSAIS, 872. (5) GCSL, Préface, ESSAIS, 355. (6) Cf. « le plus mort des morts est le petit garçon que je fus » (GCSL, ESSAIS 355). Dans Français, si vous saviez, Bernanos parle de ces jeunes hommes qui sont encore assez près de leur jeunesse « pour en avoir honte et quelquefois la haïr » (p. 330), et dit plus loin de l'adolescent, sur un ton plus polémique : « Ce qu'il découvre avec l'enthousiasme d'un initié à son premier degré d'initiation, c'est la gravité de l'imbécile, la cordialité de l'ambitieux, le cynisme du jouisseur, bref ses propres vices rendus méconnaissables par le cabotinage ou l'hypocrisie » (p. 331). (7)EH, ESSAIS, 818. Cf. la belle page que Béguin consacre aux « enfants humiliés » dans Bernanos par lui-même (p. 16).

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de rachat » (1), et que l'agonie délivrera : « elle étouffe en moi, je suis sa prison et non pas son autel [...] Je ne la libérerai qu'à ma mort » (2). Comme le dit si bien Béguin, « la rédemption prend, au moment de l'agonie, la figure concrète d'une rencontre entre l'enfant reparu et le Christ sauveur » <3'. Telle serait chez Bernanos l'expérience vitale déterminante qui offrirait une sorte de matrice pour la création des personnages. Voilà qui invite aussitôt à s'interroger sur la relation entre cette expérience et « l'archétype sacré » auquel s'est, selon Gaétan Picon, référé l'écrivain (4). Or il me semble que la relation entre l'enfance et l'agonie, telle que Béguin la présente dans Bernanos par lui-même, ne suffit pas à rendre compte de la structure des romans : la figure centrale de l'innocent mis à mort n'y a pas la place qui lui revient. Et ceci non parce que Bernanos aurait découvert cette figure après son enfance, mais parce que l'expérience de la rédemption, faite au moment de la première communion, contient en germe plus qu'« une rencontre entre l'enfant reparu et le Christ sauveur » : une véritable identification du premier au second par l'agonie. Gaétan Picon pour sa part — ce que Béguin ne fait pas — repousse la Passion au second plan ; pour lui, « l'expérience fondamentale » de Bernanos est celle d'une autre identité, « l'identité entre ce dont la vie est venue et ce à quoi elle retourne », (5) et si la mort fait renaître l'enfant, c'est que par delà l'agitation superficielle de l'existence, la vie replonge invinciblement dans les profondeurs de sa source, « l'éternité sans origine et sans visage » '5). Que ce retour soit possible parce que le Christ nous a délivrés de la mort, cette découverte serait seconde par rapport à l'expérience fondamentale ; la Chute et la Rédemption, situées sur le plan de l'Histoire, fourniraient une « médiation » significative et un langage événementiel à l'indicible intuition bernanosienne d'un au-delà de toute « Histoire ». (6)

Cette vision des choses ne me semble pas juste : considérons au contraire que « l'expérience fondamentale », déclenchée par la « peur de la mort et de cette corruption inévitable qui me fait presque dresser les cheveux sur la tête » (7), s'accomplit dans la réponse à cette peur qui est « l'offrande de la vie et de la mort » (7), c'est-à-dire le geste du Christ en son Agonie. Il s'agit bien, dès 1905, du mouvement même de la Passion et de la Résurrection, que l'enfant exprime par la formule « vivre [...] pour le Père qui est la Vie, et [de] mourir sans cesser de vivre en Lui » (7). La réalité de l'Agonie n'est nullement une « médiation », c'est une découverte faite par l'enfant et inscrite par (1) GCSL ESSAIS, 356. (2) EH, ESSAIS, 902. (3) Béguin cite à ce propos ces lignes de Bernanos peu avant sa mort : « Nous voulons tout ce qu'il veut, mais nous ne savons pas que nous le voulons, nous ne nous connaissons pas, le péché nous fait vivre à la surface de nous-mêmes, nous ne rentrerons en nous que pour mourir, et c'est là qu'il nous attend ». (« Dernier agenda (Tunisie 1948) », Bernanos par lui-même, p. 147). (4) Picon, op. cit., p. XXX. (5) Picon, op. cit., p. XXXIV. (6) Picon, op. cit., p. XXXIV. (7) « Lettres à l'abbé Lagrange », III, 31 mai 1905, in Bernanos, OEuvres romanesques, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1730.

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l'angoisse dans sa chair même. Mais s'associer à l'offrande que Jésus fait de sa vie, c'est nécessairement tôt ou tard accepter d'être offert pour autrui. Au départ, c'est pour surmonter sa peur de la mort que l'enfant se voue à Dieu, mais le Christ élargit ou même transmue l'angoisse de sa destinée personnelle en une angoisse pour le salut du monde. Cette dimension de la solidarité humaine en germe dans l'expérience première, c'est la guerre qui l'a imposée à Bernanos de façon décisive :

« Nous n'acceptions pas de mourir, nous n'offrions pas ce saint sacrifice sous le tir de barrage, mais au contraire à telle ou telle minute de grâce, de répit, lorsque nous reprenions obscurément conscience d'une certaine solidarité fraternelle qui nous faisait membres d'un même corps souffrant, participants aux mérites de l'église universelle, de l'église universelle des combattants, vivants ou morts ». (1)

C'est là que mourir prit le sens de mourir par les hommes et pour les hommes et que « l'incompréhensible loi du sacrifice et de l'immolation » s'affirma avec une « divine toute-puissance » (2). Toutefois, l'idée généreuse du sacrifice ne résista pas au choc du réel, et le comportement égoïste et cynique de « l'Arrière » engendra dans le cœur des combattants la « déception » et l'« amertume » (3) : « nous n'avons certainement pas raté la guerre [...] mais nous avons totalement raté la rédemption de la guerre » (4). Après 1918, le mensonge de la paix imposait l'idée que des millions de jeunes hommes étaient morts pour rien. Sa révolte inspira à l'écrivain le recours à la réponse la plus radicale : « La leçon de la guerre allait se perdre dans une immense gaudriole [...] Qu'aurais-je jeté en travers de cette joie obscène, sinon un saint ? » <5) Cependant, cette révolte même, et la vieille angoisse persistante de sa relation personnelle avec Dieu, altérèrent en partie la réponse de la sainteté lors de la création de Sous le soleil de Satan. Ce n'est qu'ensuite, sous l'influence décisive de Thérèse de Lisieux et de Jeanne d'Arc, que la figure du Crucifié et celle de l'enfant s'unissent sans équivoque pour donner celle de l'innocent mis à mort. Jeanne meurt par les hommes, Thérèse s'offre pour le salut des hommes ; ces deux accentuations différentes d'une même réalité (6) se

(1) EH, ESSAIS, 778. Cf. encore sur la guerre de 1914-18 : « Nous l'avons faite sous le signe de l'expiation, elle a été une guerre d'expiation, de rédemption, d'expiation et de rédemption réciproques [... 1 dans l'illusion naïve que le métier de rédempteur est à la portée du premier venu - rédime qui veut » (781). (2) A sa fiancée, 29 février 1916, lettre 19, Correspondance t. 1, p. 104. (3) EH, ESSAIS, 801. (4) Ibid., 781. Cf. aussi « Une vision catholique du réel », ESSAIS, 1077-1078 : « La guerre m'a laissé ahuri, comme tout le monde, de l'immense disproportion entre l'énormité du sacrifice et la misère de l'idéologie proposée par la presse et les gouvernements... Et puis encore, notre espérance était malade, ainsi qu'un organe surmené. La religion du Progrès, pour laquelle on nous avait poliment priés de mourir, est en effet une gigantesque escroquerie à l'espérance ». (5) « Interview de 1926 par Frédéric Lefèvre », ESSAIS, 1040. (6) Cf. JC, 1051-1052.

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retrouvent conjointes en Chantal de Clergerie et dans le curé d'Ambricourt, ces deux héros de l'esprit d'enfance, cependant que Nouvelle Histoire de Mouchette et Un Crime nous montrent deux enfants violés et jetés au suicide, Monsieur Ouine un enfant violé et un autre assassiné, et qu'Un Mauvais Rêve est rempli de l'interrogation sur une jeunesse immolée pour rien dans la guerre.

Insistons-y : la rencontre, chez Bernanos, entre l'expérience de l'enfance et l'Evangile aboutit à cette constante tout à fait particulière çle I'oeuvre : le Crucifié y apparaît sous la figure de l'enfant. Il est caractéristique que dans les Dialogues des Carmélites, Sœur Blanche de l'Agonie du Christ, la nuit même de Noël, laisse tomber le « Petit Roi de Gloire » dont la tête se brise sur les dalles et s'écrie : « Oh ! le Petit Roi est mort. Il ne nous reste plus que l'Agneau de Dieu » (DC, 1656) (1). L'agonie de Jésus continue dans l'histoire du monde par l'agonie de l'enfance. L'esprit d'enfance tend à subsumer toutes les valeurs de la vie chrétienne. « Redevenez des enfants ! » clame par six fois l'agnostique dans son fameux sermon à des dévots et dévotes assoupis (2). L'Evangile ? Il est « toujours jeune », « tellement plus jeune que vous ! » (3) L'honneur ? « L'honneur est aussi une chose de l'enfance » (4). Le jugement de Dieu ? « Le monde va être jugé par des enfants » <5>. La Vierge ? Nul, avant Bernanos, ne l'avait représentée dans son rôle de médiatrice sous les traits d'un enfant (6). Le thème de la sagesse qui est folie aux yeux de Dieu (7) est résumé par la formule : « La sagesse est le vice des Vieillards » (8). Jésus se présente comme un « scandale » (9), Paul parle du « scandale » d'un « messie crucifié » (10) ; Bernanos évoque à propos de Jeanne le « doux

(1) Vraisemblablement, Bernanos a connu le « Petit Roi de Gloire » par le livre de Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu'à nos jours, tome III, Paris, Bloud et Gay, 1921. Le chapitre 1er de la 3e partie (pp. 511-582), est intitulé, « L'esprit d'enfance et la dévotion du XVIIe siècle à l'Enfant Jésus ». Bremond y indique notamment deux dévotions répandues au XVIIe siècle : l'une, née au Carmel de Beaune, est celle du « Petit Roi de Gloire », couvert d'habits précieux et de bijoux, et dont la vénération fut très populaire (pp. 549-552, et la reproduction p. 548) ; l'autre est celle de la vision de Jeanne Perraud à Aix : l'Enfant Jésus portant les instruments de sa Passion : « Il portait à son bras gauche une croix d'une longueur et d'une grosseur disproportionnées à sa petitesse, comme celle sur laquelle il est mort, pour marque que, dès son enfance, il a autant souffert que lorsqu'il est mort sur la croix » (p. 575 ; cf. les deux reproductions p. 576). L'Enfant Jésus à la Passion supplanta vite le Petit Roi de Gloire dans la région d'Aix-en- Provence. Le passage de l'un à l'autre symbolise dans les Dialogues l'entrée dans la tourmente révolutionnaire, mais plus largement Bernanos dut voir se vérifier ici l'intuition fondamentale de son existence, celle qui associe l'enfance à l'agonie et à la mort. On sait que par un mouvement analogue celle qui avait pris d'abord pour nom Thérèse de l'Enfant Jésus fut inspirée de se nommer ensuite Thérèse de l'Enfant Jésus et de la Sainte Face, et cette rencontre-là fut sans doute la plus décisive pour Bernanos. (2) GCSL, ESSAIS, 516, 518, 520, 522 ; 523 (2 fois). (3) Ibid. 520 et 495. (4) Ibid. 521. (5) Ibid. 507. Cf. aussi 516 : « Redoutez ceux qui vont venir, qui vous jugeront, redoutez les enfants

innocents, car ils sont aussi des enfants terribles ». (6) JC, 1197-1198. (7) Matthieu 11, 25 et parallèles ; 1 Corinthiens, 1, 18-31. (8) GCSL, ESSAIS, 526. (9) Matthieu 11, 6 ; 26, 31-33.

(10) 1 Corinthiens, 1, 23.

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scandale de l'enfance » (1). La présente recherche doit nous mener au cœur du réel bernanosien, et Bernanos identifie ce réel avec la chair souffrante, avec la douleur dont le foyer n'est autre que le « cœur de l'Homme-Dieu » (2) ; mais il écrit aussi : « [...] le cœur du monde bat toujours. L'enfance est ce coeur » (3). L'enfance est le cœur de l'Homme-Dieu qui doit être brisé et percé d'une lance pour répandre l'Esprit, avec l'eau et le sang de l'Eucharistie (4).

« [...] je pense plus que jamais que l'enfance est aujourd'hui la dernière réserve du monde, sa dernière chance », écrira Bernanos en 1947 L'enfance est présentée ici comme ce qui est « dernier » dans l'histoire du temps présent, donc comme une réalité eschatologique. Nous venons de voir le thème de l'enfance s'élargir jusqu'à recouvrir toute la vie chrétienne, et le sacrifice du Christ prendre dans l'œuvre de Bernanos la figure de l'immolation de l'enfant ; on comprend donc que l'enfance reçoive du même coup une valeur eschatologique décisive. Le rôle expiateur de l'enfance souffrante et son retour comme salut au moment de l'agonie sont transposés de la destinée individuelle à la destinée collective. Pour cela, il a fallu que l'histoire, conçue communément comme ce qui continue alors que l'individu meurt, apparaisse au cpntraire à Bernanos comme ce qui était, sous ses yeux, frappé de mort. Ce serait un long travail que d'explorer les sources de l'eschatologie bernanosienne. Bornons-nous à rappeler que jeune il s'était donné pour maître Drumont, « historien visionnaire » (6) qui avait écrit dans La France juive : « dans une société livrée à toutes les convoitises, où le sentiment du juste et de l'injuste a presque entièrement disparu, où ceux qui souffrent sont foulés aux pieds par ceux qui jouissent, la catastrophe finale, je le répète, n'est plus qu'une question de temps » (7). C'est « dans l'enfer des tranchées », en 1917, que Bernanos lut Léon Bloy, l'auteur du Seuil de l'Apocalypse et de Celle qui pleure (8). Dès 1916, il écrivait du front à sa fiancée : « Le siècle qui vient sera le siècle sanglant » (9) ; « ceux qui n'entendent pas ce que ce

(1) Jeanne, ESSAIS, 21. (2) « La partie [...] se joue désormais au cœur de l'Homme-Dieu, où l'Humanité a sa racine, ce cœur percé d'une lance, et où notre race elle-même ouverte mêle son sang prodigué sans mesure ». « Et le réel, le positif de la vie [...] c'est cette nappe profonde de la douleur qui tout à coup jaillit à la surface, comme l'eau d'un fleuve souterrain » (« Lettre à Frédéric Lefèvre », ESSAIS, 1054). (3) Jeanne, ESSAIS, 21. (4) Jean, 19, 34 ; 1 Jean, 5, 6-8. (5) La Liberté pour quoi faire ? p. 85. (6) Frédéric Lefèvre, « Une heure avec Georges Bernanos », Les Nouvelles littéraires, 17 avril 1926. (7) Drumont, La France juive, Essai d'histoire contemporaine, Paris, Marpon et Flammarion, s. d., tome second, p. 306. Cf. « La Grande Peur des bien-pensants, Notice », ESSAIS, 1380-1381. (8) Cf. P. R. Leclercq, « Bernanos et Léon Bloy », Cerisy, pp. 97-112. « Celle qui pleure » est la Vierge de la Salette, dont le message apocalyptique annonçant les catastrophes à venir du monde moderne, fut longuement médité par Léon Bloy. (9) A sa fiancée, 29 février 1916, lettre 19, Correspondance, t. 1, p. 104.

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temps a de tragique, non pas à cause des quelques milliers de morts, mais parce qu'il marque une limite dans l'histoire du monde, sont des ânes » (1). Deux ans plus tard, l'idée d'une situation limite, propre de toute pensée eschatologique, s'est précisée et développée ; Bernanos écrit à Jean-Marie Maître que « la grâce foudroyante et impitoyable [...] multiplie ses coups comme si le temps lui était mesuré. Il l'est. Dans ces jours décisifs, avant le Jugement, la Miséricorde impatiente ne sollicite plus les âmes : elle les ravit, elle les prend ; les armes à la main. A grands coups, le troupeau pitoyable est ramené au pied de la Croix » (2).

En 1936, la guerre d'Espagne avive chez Bernanos le sentiment d'une agonie du temps présent. A travers « un tel cloaque — image de ce que sera demain le monde » (3), il diagnostique avec lucidité le pourrissement spirituel dont l'Europe est atteinte, et conclut : « La Chrétienté a fait l'Europe. La Chrétienté est morte. L'Europe va crever [...] » (4). Cette guerre est pour lui annonciatrice de la fin, elle est « le premier d'une longue suite d'événements s'engendrant les uns les autres jusqu'au dernier, jusqu'à la catastrophe qui nous donnerait le mot de l'énigme, si elle était prévisible ou seulement concevable » (5). La guerre d'Espagne lui paraît le début d'une « imposture généralisée » (6) dont les effets destructeurs éclatent avec la seconde guerre mondiale : imposture de l'Eglise espagnole qui a trahi les pauvres, imposture de Munich par la lâcheté des démocraties, imposture de « l'Etat-Dieu, le dieu d'un univers sans Dieu, qui sera bientôt un univers sans hommes » (7). Le monde moderne « s'est voué soi-même à la haine », et à qui trouverait « scandaleux » de l'entendre comparer à l'enfer, Bernanos rétorque : « Mais c'est là une impression que n'ont pu manquer d'avoir les habitants de Nagasaki, à moins que le temps, hélas, ne leur ait fait défaut pour cela » (8). Derrière cette haine meurtrière dont Nagasaki et les camps de déportés (9) sont les symboles, et qui jette l'homme au suicide collectif (la) il aperçoit le maître de toute imposture, Satan, dont la haine est « mille fois plus profonde et plus lucide » que la nôtre (11). A la fin de la guerre, il se demande si la nuit qui règne sur l'Allemagne n'est pas « la dernière nuit de l'humanité » (12) et compare le monde à un cadavre en décomposition (13).

(1) A sa fiancée, [1916], lettre 30, ibid. p. 113. (2) A Jean-Marie Maître, [17 septembre 1918], lettre 75, ibid. p 154. (3) GCSL, ESSAIS, 449. (4) GCSL, ESSAIS, 450. (5) Article du 18 janvier 1937, in Bulletin, n° 28-29, pp. 26-27, repris dans ESSAIS, 1447. (6) La Liberté pour quoi faire ? p. 83. (7) Ibid., p. 205. Cf. « Fin de la civilisation humaine ? » in Français, si vous saviez, pp. 309-313. (8) La Liberté pour quoi faire ? pp. 84-85. (9) Français, si vous saviez, pp. 245-256.

(10) La Liberté pour quoi faire ? pp. 171-172. (11) Ibid, p. 202. (12) Ibid, P. 178. (13) Français, si vous saviez, p. 278.

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L'eschatologie bernanosienne est largement tributaire de son époque ; elle est l'expression d'une angoisse collective de l'humanité, qui marqua notamment les lendemains de la deuxième guerre mondiale. Par ailleurs, la lecture qu'elle propose des événements est tributaire de l'eschatologie biblique. La grande force de Bernanos, croyant et homme de son temps, est de s'être établi sur un terrain où les mythes du monde moderne et les mythes bibliques se rejoignent ; le résultat est qu'il propose à tous, croyants et non-croyants, une lecture moderne de la Bible, c'est-à-dire du message chrétien lui-même ; le prophétisme biblique, en effet, utilise le mythe comme un langage indispensable à l'expression de réalités cachées (1). S'inscrivant dans la lignée des grands visionnaires bibliques, le génie de Bernanos se livre aux puissantes simplifications d'un Isaïe, d'un Ezéchiel ou de l'Apocalypse de saint Jean. Le début de Jeanne relapse et sainte est exemplaire à cet égard. Après avoir évoqué dans un style épique le 11 novembre 1918 avec ses cloches qui « sautaient comme des béliers » (2) et ses monstrueux canons soudain muets, il écrit : « C'est alors que le Vieillard se sentit seul, vraiment seul pour la première fois, seul parmi tant de jeunes morts, fabuleusement seul dans un univers décoloré » (3). On reconnaît le procédé de la condensation mythique : de même que la première Bête de l'Apocalypse (ch. 13) peut désigner, après l'empire romain, tout Etat totalitaire, et la Femme qui enfante (ch. 12), toute Eglise persécutée, de même le Vieillard de Bernanos contient en lui les juges d'Eglise qui ont condamné Jeanne, mais aussi les inventeurs du monde moderne « déspiritualisé et mécanisé », que l'écrivain dénonce en ces termes en 1947 : « lorsque l'emporte décidément l'Esprit de vieillesse, l'holocauste des jeunesses commence, les charniers s'ouvrent de toutes parts » (4). Ces allégories mythiques sont partout présentes dans les écrits de combat de Bernanos, qui est allé jusqu'à allégoriser les mythes en tant que tels : tandis que les diplomates d'Eglise « font des chatouilles aux ministres », écrit-il en 1939, nouveaux Monstres, nouveaux dieux des peuples idolâtres, « les Mythes de la Terre sont là, derrière eux, en silence, tenant grandes ouvertes leurs gueules sombres » (5). Dans les œuvres polémiques, un langage qui manie les concepts avec passion est porté de loin en loin jusqu'à l'incandescence du mythe ; dans les romans, pour être insérés avec vraisemblance dans le cadre réaliste, un grand nombre d'éléments descriptifs et métaphoriques n'en ont pas

(1) Soulignons donc avec Sven Storelv que le mythe chez Bernanos et dans la Bible n'est pas, comme le pense Magdalena Padberg, « une fable », c'est-à-dire « une création de l'imagination, et comme telle sans référence à la réalité objective », mais « un des modes d'expression de la parole prophétique, la voie d'approche appropriée à la recherche, par delà les significations immédiates, des secrètes raisons des choses. Mieux que le concept, le mythe se prête par son sens symbolique à l'exploration des rapports de l'homme aux êtres et à l'Être ». (Sven Storelv, « Remarques sur le mythe du déclin du monde », Cerisy pp. 604-605). (2) Emprunt au Psaume 114, 4, 6. (3) Jeanne, ESSAIS, 21. (4) Français, si vous saviez, p. 331. (5) NAF, ESSAIS, 719.

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moins une valeur mythique prononcée : ces éléments — par exemple ceux qui évoquent le déluge dans Nouvelle Histoire de Mouchette - servent à réactiver les vieux mythes dans lesquels s'est condensé l'expérience passée de l'humanité, avec ses désirs et ses espoirs, ses émerveillements et ses terreurs. Sven Storelv dans ses « Remarques sur le mythe du déclin du monde » (1), recense et classe un certain nombre d'éléments de ce genre que la thèse de Magdalena Padberg (2) a eu le mérite de mettre en lumière dans les romans de Bernanos. On les explorera dans les chapitres suivants.

Mais le jugement porté par Storelv sur la thèse en question appelle d'abord des commentaires. Storelv, avec beaucoup de sûreté, établit contre Padberg que « Bernanos, par sa vision chrétienne de l'histoire, se place dans la perspective eschatologique ouverte par Jean » dans l'Apocalypse, et que celle-ci « révèle une réalité à double face : le mystère de l'Agneau et celui de Satan » (3) ; que le sens ultime des romans n'est pas le « déclin et la mort du monde », mais que le Christ en reste le foyer de lumière comme il est celui de l'Apocalypse. Loin d'estimer avec Padberg que l'œuvre de salut « n'est pas esthétiquement constituée dans les romans bernanosiens » (4), on considérera que la mort de l'innocent, qui plonge dans le mystère de la Rédemption, est le centre non seulement spirituel mais esthétique de chaque récit. Souscrivons à l'affirmation de Storelv : pour un chrétien, le Christ est déjà ressuscité, le Royaume est déjà là, et « le mal qui semble prédominer ne doit pas faire illusion » (5). Reste à savoir quelle expression esthétique la résurrection reçoit dans l'œuvre d'un artiste chrétien : si elle éclate comme une gloire dans l'or des mosaïques byzantines et dans la beauté solaire de certains poèmes claudéliens, il n'en va pas de même chez Rouault ni chez Bernanos. L'oeuvre de ce dernier est-elle à ce point dominée par les forces du mal et submergée par le désespoir qu'elle ne puisse nous rendre crédible l'espérance du salut ? Faut-il alors, avec Magdalena Padberg et d'autres commentateurs, contester la possibilité d'une véritable lecture chrétienne de ses romans ?.

Répondons que cette contestation se situe dans l'âme même de Bernanos, en ce fond intime de l'être où se nouent les contradictions, où l'espérance affronte les démons en un combat sans fin et sans merci : démons de la colère, de la révolte, du doute et de l'« à quoi bon ».

(1) Sven Storelv, op. cit., pp. 608-619. (2) Magdalena Padberg, Das Romanwerk von Georges Bernanos a/s Vision des Untergangs (Hamburger Romanische Studien, Allgemeine Romanistische Reihe A, Band 46, Kommissionsverlag : Cram, De Gruyter et Co, Hamburg, 1963). (3) Storelv, op. cit. p. 606. (4) Id, ibid., p. 605. (5) Id., ibid., p. 607.

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Comme le suggère une formule de Gaétan Picon, il mena un combat de « l'honneur » « face à l'histoire » et un combat de « la foi » « face à la mort » (1). Cette formule que Bernanos eût désavouée en refusant de séparer la foi chrétienne de l'honneur historique, a pourtant quelque chose d'objectivement vrai. Ses efforts pour sauver ce qui restait des valeurs de l'ancienne chrétienté — efforts si manifestes encore en 1939 dans Nous autres Français — s'avérèrent impuissants, et sa foi se retrouva de plus en plus nue devant la mort. Entre 1945 et 1948, il désespère de l'histoire. Les hommes ? Il se sent participer lui-même à « la honte universelle d'un univers manqué, à la trahison de l'homme envers l'univers » (2). Dieu ? Dieu « se résigne à laisser subsister l'enfer. Le Fils de Dieu est mort et on pourrait dire que l'enfer survit au Fils de Dieu » (3). Bernanos désespère du Dieu de l'histoire. Où avons-nous déjà entendu un tel cri, si ce n'est dans les Psaumes ou dans Jérémie, aux jours les plus tragiques de l'histoire d'Israël ? Malgré la différence des circonstances historiques et des époques, la situation de Bernanos, telle qu'il la vécut subjectivement, n'est pas sans analogie avec celle du prophète d'Anatot, se sachant mission de détourner son peuple d'une ruine de plus en plus inéluctable, oscillant entre un « tout est perdu » et un « ils peuvent encore m'écouter », et considéré comme un irréaliste et un gêneur. Le prophète de malheur est vaincu par l'histoire dont il ne peut détourner le cours.

Bernanos a fait face à l'histoire et quand elle l'eut vaincu il sut que ce qu'il avait de plus utile à faire pour elle était de faire face à sa mort, car l'histoire est fécondée et rénovée par des centaines de morts obscures. C'est ce qui donne toute sa valeur à son pressentiment d'une renaissance du monde et d'un réveil de la liberté dans les jeunes générations, même si pour nous les formes que ce réveil prendra ne peuvent plus correspondre entièrement à ses conceptions traditionalistes. « Il s'agit de savoir si nous assistons à la naissance d'un nouveau monde ou simplement à la décomposition de l'ancien, écrit-il six mois avant sa mort. [...] Oh ! sans doute, on peut toujours s'en laisser imposer par l'apparente ampleur, la brutalité, la férocité des événements. Le grain qui germe ne fait pas de bruit, l'arbre au cœur pourri qui s'écroule fait au loin trembler la terre » (4). Bien qu'il mît encore ses explosions de colère au diapason des événements, au fond de lui-même il savait depuis longtemps que dans la vie de Jésus, « l'heure » qui sauve le monde n'est pas celle où sa parole réduit au silence Sadducéens et Pharisiens déconfits, mais celle où il meurt sur la Croix. Aussi, huit jours avant ce qui fut « l'heure » pour Bernanos lui- même, le voyons-nous sur son lit de souffrance, trancher un long

(1) Picon, op, cit., p. XXXIII. (2) « Journal de ce temps », in Français, si vous saviez, p. 267. (3) La Liberté pour quoi faire ? pp. 83-84. L'enfer désigne le monde moderne. (4) Le Lendemain, c'est vous, pp. 215-216.

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dilemme en décidant qu'il ne mènera plus au jour le jour le combat de l'actualité, mais se consacrera totalement à écrire une Vie de Jésus : « Il me semble que le Seigneur me demande ce dépouillement total », dit-il à l'abbé Pézeril (1). Dans les jours qui suivirent, il comprit qu'il n'était pas appelé à écrire sur l'agonie et la mort de Jésus, mais à en prendre sa part : « nous ne rentrerons en nous que pour mourir, et c'est là qu'il nous attend » (2). Celui qui donne sa vie est un grain jeté en terre. Dans ce monde asservi et déshumanisé, il préserve le germe de la liberté, lui qui « engage totalement son âme » (3). Par lui la Création demeure « un drame de l'Amour » (4) et l'histoire s'accomplit réellement.

Or cette expérience suprême de sa propre mort, qui pour Bernanos donnait un sens à sa vie et à l'histoire de son temps, est celle même qu'anticipaient ses romans. Béguin en jugeait ainsi, qui en 1947 exhortait son ami à revenir au roman comme - seul capable de communiquer au lecteur « cette présence de l'âme courant les derniers risques » (5). La création romanesque va « jusqu'au bout », d'un trait, par ce mouvement en avant, cet élan vers le dépouillement et la mort qui sont le dernier mot de Bernanos. C'est dire qu'elle a un sens essentiellement eschatologique. Dès les premières nouvelles les structures sont en place : Madame Dargent commence par la phrase : « Elle ne se rend pas compte, dit-il, elle ne « se verra » pas mourir » (6), et se clôt sur le meurtre de l'hérdine ; à la fin d'Une Nuit, la phrase : « dans l'extrême dénuement de cet homme, la miséricorde d'un dieu allait éclater comme la foudre » (7) exprime le sens de toute agonie humaine, et le mot « mort » est le dernier mot de la nouvelle. Si la réalité de la mort est celle du grain jeté en terre, le sens ultime de l'œuvre est l'espérance et non le désespoir. Cette œuvre s'inscrit bien dans l'aventure rédemptrice qui va de la vie du Christ à sa mort et de là à sa résurrection ; mais les romans se situent à un point précis de cet itinéraire. Ils sont écrits à l'heure de la mort et leur écriture est « prisonnière de la Sainte Agonie » (8) : « La vérité est que depuis toujours c'est au jardin des Oliviers que je me retrouve », dit le rédacteur du Journal (JC, 1187). Il ne faut pas minimiser le désespoir de Bernanos et de ses héros, le réduire à la phase passagère d'une dialectique que la phase suivante a déjà nécessairement dépassée et surmontée : il reste jusqu'au bout un risque immense, il est un abîme ouvert réellement sous

(1) Pézeril « Bernanos et sa mort », in Georges Bernanos, Essais et témoignages recueillis par Albert Béguin, Les Cahiers du Rhône, La Baconnière, Neufchâtel, Seuil, Paris 1949, p. 352. (2) « Dernier agenda (Tunisie 1948) » Bernanos par lui-même, p. 147. (3) La Liberté pour quoi faire ? p. 225. (4) Ibid., p. 230. (5) « Albert Béguin à Bernanos », Bulletin n° 47, p. 14. (6) MD, 5. (7) N, 38. (8) JC, 1187 ; DC 1598 ; cf. la phrase de Bernanos quelques heures avant sa mort : « Voici que je suis pris dans la Sainte Agonie » (Pézeril, op. cit. p. 355).

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les pas. Dans la nuit obscure du Jeudi Saint, l'air épais est tout entier vicié par la trahison, le reniement, la montée des haines meurtrières ; l'angoisse recouvre tout, hors l'« extrême pointe de l'âme » (1). L'espérance en Dieu vivant qui ressuscite semble déserter la conscience du souffrant ; cependant elle est l'élément vital qui décide du sens de l'heure, et jusque dans cette heure même, le personnage bernanosien garde à l'image du Christ une sorte d'enfantine simplicité.

L'Agonie est une réalité mystérieuse qui rassemble en elle les tensions les plus contradictoires, les états les plus inconciliables : la « hideuse Peur » (2) et l'abandon au Père (3), le désir de finir (4) et l'offrande de soi (5), l'« à quoi bon » (6) et le « sub pennis ejus spe- rabis » (7). Moment indicible où Dieu accepte d'être humilié, écrasé, identifié à ce qui lui est le plus abominable : le Péché ; moment où Dieu choisit la mort de Dieu et consent au crime majeur, le « déicide » :

« Le problème de la Vie, disais-je, est le problème de la Douleur. C'est encore mal parler. Tout le problème de la Vie tient à l'aise dans celui du Péché. Qu'est- ce donc que le Péché ? Une transgression à la loi ? Sans doute, mais que voilà une pauvre abstraction ! Au lieu que vous aurez tout exprimé de lui quand vous l'aurez nommé de son nom : un déicide » (8).

« Le péché est un déicide » : Bernanos est comme frappé de stupeur devant cette découverte et tout ce qu'elle implique ; « un tel mystère est difficile à surmonter » (9). Dieu pouvait nous sauver d'un mot : « Il n'avait à donner qu'une parole. Il a donné sa Vie » (10). Il se sert du déicide lui-même pour transmuer le péché en amour : « au crime contre l'Amour, l'Amour répond à sa manière et selon son essence ; par un don total, infini » (11). Par un retournement de sens radical, la mort du Christ, effet et œuvre du mal, est transposée parmi les gesta Dei et devient la grande oeuvre de son dessein d'amour. Que le Christ perde la vie non pas parce qu'il subit la loi du plus fort (ce qui nous laisserait dans le désespoir) mais en vertu d'un dessein bien arrêté, c'est ce qu'il affirme lui-même avec force : « On ne me l'ôte pas ; je la donne de moi-même. J'ai pouvoir de la donner et pouvoir de la reprendre » (Jean 10, 18). La veille de sa mort, de sa propre initiative, « consacrant pour les siens, pour la douloureuse espèce, son oeuvre, le Corps sacré, il l'offrit à tous les hommes » (J, 684). Au long des évangiles,

(1) Cf. DC, 1668. (2) J, 684. (3) J, 685. (4) J, 605 ; JC, 1246. (5) J, 685 ; JC, 1245. (6) 1, 461 ; NHM, 1343 ; GCSL, ESSAIS, 353, 487 ; SV, ESSAIS, 580 ; NAF, ESSAIS, 617. (7) Lettres 70, 72, 76, Correspondance t. 1, pp. 148, 149, 156. (8) « Lettre à Frédéric Lefèvre », ESSAIS, 1052. (9) Op. ch., ESSAIS, 1052.

(10) Op. cit., ESSAIS, 1054. (11) Op. cit., ESSAIS, 1052-1053.

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ses déclarations sur la Passion scandent cet « Il faut » qu'on peut appeler « la loi du Fils de l'homme » (1) : « Il faut que le Fils de l'homme souffre et soit livré à la mort » (2).

Bernanos doit faire face à cette vérité : si Dieu ne s'était pas fait humble et pauvre parmi les hommes il n'y aurait pas eu de « déicide ». L'amour vulnérable, l'innocence désarmée, en se risquant dans la jungle de Satan, ne peuvent qu'attirer sur eux tous les crocs et toutes les griffes. Caïn, « étant du mauvais égorgea son frère. Et pourquoi l'égorgea-t-il ? Ses œuvres étaient mauvaises, tandis que celles de son frère étaient justes » (1 Jean, 3, 12). Histoire que la Bible répète depuis Caïn jusqu'à Jésus, en passant par Joseph, Urie, Nabot, Jérémie. « La terre fermente autour de l'innocent », constate M. Ouine (0, 1464). Ainsi le Christ en se révélant aux hommes est devenu « un scandale », c'est- à-dire une occasion de chute, la pierre d'achoppement qui fait tomber (3). En apparence, il a provoqué, accru démesurément le péché. Mais il fallait débusquer le mal, faire éclater au grand jour ce qui était enfoui dans les cœurs, car en un sens la faute ouverte « n'est qu'un symptôme» (JC, 1115) et le mal véritable est contenu dans le « germe », dans l'intention perverse (4). Le dévoilement du mal chez Bernanos est plus qu'un thème, c'est l'accomplissement même de l'action, l'élucidation décisive de la situation, et la présence de l'innocent en est le ressort irrésistible : « La Mademoiselle est trop pure » dit Fiodor, « elle tire de l'ombre nos âmes noires, et les vieux cruels péchés commencent à s'agiter, bâiller, s'étirent, montrent leurs griffes jaunes... » (J, 626). Victime révélatrice du mal, le petit vacher suscite le scandale et la peur chez le maire de Fenouille :

« [...] ces macchabées, ils ont le crime au ventre, les cochons, ils suent le crime. Je ne leur reproche pas leur malheur, bien entendu. Avant leur malheur, je les plains, je les respecte. Mais une fois le coup fait, lorsque la loi ne peut plus rien pour eux, je trouve que la malice a l'air de leur sortir par tous les pores, ils jettent le déshonneur sur un pays, compromettent le monde, ridiculisent la société. » (0, 1399)

Au-delà des fautes des hommes, la mort de l'innocent dénude les racines sacrées du mal et révèle l'intervention d'« une puissance mystérieuse qui roule dans le même remous pêle-mêle, le criminel et ses juges, aussi longtemps qu'elle n'a pas épuisé sa violence, selon des lois qui ne nous sont point connues ». (C, 793).

(1) Cf. J. Guillet, Jésus Christ dans notre monde, Desclée de Brouwer Bellarmin, 1974, p. 125. (2) Cf. Matthieu 16, 21 ; Marc 8, 31-33 ; Luc 9, 22 ; 13, 33 ; 16, 22 ; 17, 25 ; 24, 26. (3) Cf. Matthieu 11, 6 ; 13, 57 ; 15, 12 ; 26, 31-33. (4) « Mais nos fautes cachées empoisonnent l'air que d'autres respirent » (JC, 1159). Cf. Marc 7, 21 : « c'est du dedans, du cœur des hommes, que sortent les desseins pervers ».

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L'existence de « crimes essentiels, marqués du signe de la fata- lité » (1), la signification surnaturelle des « monstres » parmi lesquels il range Judas (JC, 1089-1090), le poids des fautes des ancêtres et le mystère de la solidarité dans le mal (JC, 1159), enfin et surtout « La curiosité féroce des démons, leur épouvantable sollicitude pour l'homme » (JC, 1105), autant d'interrogations qui ouvrent leurs abîmes dans l'œuvre de Bernanos. Mais en tout cela, il n'invente rien, théologiquement parlant : il ne fait que reprendre les questions de l'Ancien Testament, « le cri terrible arraché au dur cœur juif par la malice universelle » (J, 605). Et pas plus que l'Ecriture il ne prétend répondre à ces questions, combler les abîmes ouverts par ce cri : mais tout soudain avec l'Evangile il nous jette face à l'amour bouleversant d'un Dieu incompréhensible qui n'a pas voulu détruire nos maux mais a choisi d'en devenir la victime jusqu'à mourir. On pourrait donner pour commentaire aux romans de Bernanos ces lignes de Jacques Guillet sur la mission du Christ :

« Jésus ne vient pas dissimuler le péché, atténuer sa gravité, l'étouffer sous une indulgence complaisante. Il le dénonce au contraire vigoureusement [...] Et en le dénonçant, il n'en vient pas à bout. Loin d'atteindre les cœurs, on dirait au contraire que cette lumière les enfonce plus profondément dans la nuit et le refus [...] C'est la Passion du Seigneur qui en révèle l'inépuisable capacité de mal et de destruction [...] Jamais certes Jésus n'a nourri d'illusion sur notre compte, jamais il n'a pensé que sa sincérité et sa générosité suffiraient à faire reculer le mal et à le réduire au silence. Jamais non plus il n'entretient les disciples dans ces chimères : le monde m'a détesté, il vous détestera ; il m'a mis à mort, il vous fera périr. La puissance du bien, la puissance de Jésus, n'est pas une force égale au mal et de signe contraire (2).

Cette puissance est en effet d'un autre ordre, elle est sans commune mesure avec le mal. Elle est le « don total, infini », dont parle Bernanos, et qui prend la forme du pardon. Au moment même où avilis et défigurés par la haine nous le crucifions, il consent à être « fait péché pour nous » (3) et nous absout de tout son amour. Si profond que soit l'abîme du péché, son pardon est encore plus grand et en lui l'humanité devient capable de pardonner : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. »(4) « Non sciunt quid faciunt. Paroles intelligibles aux plus petits enfants, paroles qu'on voudrait dire enfantines, mais que les démons doivent se répéter depuis sans les comprendre, avec une croissante épouvante. Alors qu'ils attendaient la foudre, c'est comme une main innocente qui ferme sur eux le puits de l'abîme » (JC, 1255).

(1) « Mais il est des crimes essentiels, marqués du signe de la fatalité. La guerre d'Espagne est de ceux-là ». (Article du 18 janvier 1937, Bulletin n° 28-29, p. 26, et ESSAIS, 1410, 1447). (2) J. Guillet, op. cit., pp. 143-144. (3) 2 Corinthiens, 5, 21. (4) Luc, 23, 34.

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Dès lors tout change de sens. Le malheur, la mort, le désespoir, ne cessent pas de frapper et de saper, mais ils sont mis sous le signe du « il faut » évangélique, ils en prennent l'urgence et le caractère impérieux. Et le catastrophique « déclin du monde », qui angoissa tant Bernanos, est englobé dans le « Mystère du Christ » dont parle saint Paul (1), dans la « Révélation de Jésus Christ » qui donne son titre à l'Apocalypse (2). A la fin des temps, Dieu envoie son Fils (3) pour accomplir son dessein de salut, libérer la création entière des puissances du mal et l'introduire dans son Royaume. Les « derniers temps » sont inaugurés par la première venue du Christ et se caractérisent comme une période de mort suivie d'une recréation ; telle est la structure de l'époque eschatologique. Le Christ entraîne le monde dans sa passion et dans sa mort pour le faire ressurgir dans sa résurrection glorieuse. A partir de lui, l'histoire totale du monde est lisible comme un duel de Lucifer avec l'Étoile du matin (4), qui se terminera par la défaite de l'« antique serpent » (5), et, pour les hommes, comme une épreuve qui doit se changer en gloire (6). Créé pur, mais corrompu par le péché, l'homme doit être jeté au creuset pour en sortir rénové ; ainsi se forge sa liberté. Les malheurs de l'homme, qui sont d'abord la conséquence du péché, prennent ce sens rédempteur : la venue du Seigneur en son « Jour » (7) ébranle et secoue le monde afin que les pensées sortent des cœurs(8) et soient soumises à un jugement <9) en vue de « faire toutes choses nouvelles » (10). Ainsi la Croix qui est libre pardon est en même temps décision et jugement nécessaires, car à l'Amour qui s'offre il faut dire oui ou non. « Nul n'est jeté à l'abîme, sans avoir repoussé, sans avoir dégagé son cœur de la main terrible et douce, sans avoir senti son étreinte. Nul n'est abandonné qui n'ait d'abord commis le sacrilège essentiel, renié Dieu non pas dans sa justice mais dans son amour » (1, 381). La guerre déchaînée par l'homme, « ces grandes choses hurlantes et désespérées qui venaient de frapper à tort et à travers sur toute l'étendue de la planète, et qu'on voyait encore fumer à l'horizon » (11), Bernanos n'hésite donc pas à y voir un « jugement », par lequel « le troupeau pitoyable est ramené au pied de la croix » (12), et à déclarer que « tout ce fracas n'est sans doute que la traduction sensible des grandes choses que Dieu fait présentement dans le monde des âmes, la tempête invisible, qui se fait sentir jusqu'aux frontières du monde matériel, comme un dernier ressaut sur la grève » (13).

(1) Ephésiens, 3, 4. (2) Apocalypse, 1,1. (3) Cf. Hébreux, 1, 1-2 ; Galates, 4, 4. (4) Apocalypse, 5, 5 ; 22, 16. (5) Apocalypse, 12, 9 ; cf. NHM, 1343. (6) Romains, 8, 18 ; 2 Corinthiens, 4, 17. (7) Le « Jour de Yahvé » annoncé par les prophètes (Amos, 5, 18) est réalisé en partie par la

première venue du Christ et sera consommé par son retour glorieux. Cf. Bible de Jérusalem, 1956, note e, p. 1511. (8) Cf. Luc, 2, 35. (9) Cf. Jean, 3, 19 ; 9, 39 ; 12, 48.

(10) Apocalypse, 21, 5 ; cf. 2 Corinthiens, 5, 17. (11) « Une vision catholique du réel », ESSAIS, 1078. (12) A Jean-Marie Maître, [17 septembre 1918], lettre 75, Correspondance t. 1, p. 154. (13) A Dom Besse, (sans date), lettre 67, Correspondance t. 1, p. 143.

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A partir de là, Bernanos définit ses romans comme eschatologiques par leur origine et par sa démarche même de « romancier », cherchant les racines des passions dans l'« univers spirituel » : « Et sitôt le seuil franchi de ce monde invisible où ces forces mystérieuses ont leurs racines, j'ai rencontré le diable et Dieu » (1). Le « seuil », composante d'un des trois grands schèmes dynamiques, est une des images caractéristiques de l'eschatologie. Cette phrase, écrite à propos du Soleil de Satan, s'applique sans aucun doute à toute l'œuvre romanesque où la même exploration continue, même si c'est de façon moins voyante. Puisqu'on peut, à partir du Nouveau Testament, définir une structure de l'époque eschatologique, il faut examiner dans quelle mesure les récits de Bernanos reproduisent cette structure. L'eschatologie n'est autre que l'accomplissement de la Rédemption, et elle est, dans la Bible, une réponse à l'histoire de la Chute. D'après Gaétan Picon, chez Bernanos, « chaque récit répète, sur le mode du temps et de l'incarnation individuelle, le récit originel et universel de la Chute et de la Rédemption » '2). Si l'on entreprend de vérifier cette affirmation, on est en face de deux problèmes. D'abord est-il vrai que tout récit bernanosien soit sous-tendu par les archétypes de la narration biblique ? Peut-on identifier des récits bibliques qui serviraient d'archétypes aux récits bernanosiens en leur fournissant leurs structures générales, ou peut-être plus que cela ? Ensuite, si les romans contiennent à la fois l'itinéraire de la Chute et celui de Rédemption, comment ces deux itinéraires s'articulent-ils l'un sur l'autre ?.

En ce qui concerne la Chute, on a, au début de ce chapitre, fixé dans leurs grandes lignes un itinéraire du mensonge et un itinéraire du désespoir. La recherche d'archétypes bibliques derrière ces itinéraires pose des problèmes très complexes que l'on ne pourra soulever et éventuellement résoudre qu'en examinant les romans un à un dans les chapitres suivants. Bornons-nous à dire ici que l'on identifie bien derrière le trajet de l'imposteur des éléments importants de la narration biblique de la Chute originelle : l'écoute du Tentateur, le péché d'orgueil et la mort qui le sanctionne (Genèse, chap. 3) (3). Toutefois, dans la Genèse, le rôle du menteur est tenu par le serpent, l'homme apparaît surtout comme trompé. L'importance donnée par Bernanos à l'imposture de l'homme est un trait eschatologique, emprunté aux Pharisiens de l'Evangile (Matthieu, 23), aux « faux prophètes » du discours eschatologique (Matthieu, 24, 24), à Judas, et à la deuxième Bête de l'Apocalypse (Apocalypse, 12, 11-18) (4).

(1) « Une vision catholique du réel », ESSAIS, 1078-1079. (2) Picon, op. cit., p. XXX. (3) On pourrait ajouter le meurtre d'Abel par Caïn (ch. 4) qui apparaît comme une suite directe des événements précédents. (4) Cf. Storelv, op. cit. pp. 616-619.

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CHAPITRE V : JOURNAL D'UN CURÉ DE CAMPAGNE 241 Un « je » deux fois centre, 242 ; le familier et l'inconnu, 242-244 ; un homme qui marche, 244-246. L'IMITATION ET SON ENVERS : ressemblance et différence, 246-249 ; l'analogie, principe créateur, 249-251. Archétypes : le Christ et l'Agonie, participation et substitution, 251-257 ; Satan « singe de Dieu » et les images du Mal, 257-259. JOURNAL ET PROPHETIE : le journal, tentation du retour sur soi, 259-261 ; un écrit poétique et prophétique, 261-264 ; archétypes de Jérémie et de la Vierge, 265-268 ; Dufréty et la grâce thérésienne, 268. L'ENFANT PAUVRE : le message du curé de Torcy sur la pauvreté et l'enfance, 269-272 ; un témoignage d'enfant pauvre : le curé d'Ambricourt face à Chantal et à la comtesse, 272-276 ; la Pâque et l'Ascension, 277-279 ; l'enfant pauvre et le médecin positiviste, 279-285 ; mission et mort du pauvre dans la ville moderne, 286-290. LA VISION DU REEL : la grâce poétique, 290 ; l'amour, l'imitation et l'image, 290-291 ; profondeur, surface et centre, 291-293 ; l'élan de la marche et l'anamnèse, 294-295. L'amant du monde sensible, 295.

CHAPITRE VI : NOUVELLE HISTOIRE DE MOUCHETTE 297 LANGAGE ET SECRET : le secret de Mouchette et le langage du silence, 297-299 ; Mouchette emmurée dans le sensible, 299-301 ; lecture explicite, lecture occulte, lecture chrétienne, 301-304. UNE ŒUVRE TRAGIQUE : la courbe narrative, 304-305 ; la situation tragique, 305-306 ; la clausule de la mort, 307-310. L'AVENTURE DE L'AMOUR : le « grand vent noir », la fuite et le cyclone, 310- 314 ; l'écoute dans la cabane et l'ordalie du feu, 314-316 ; la Pietà et le chant d'amour, 316-320 ; le cœur mortellement blessé, 321-325. MOUCHETTE ET SA MORT : la prêtresse de la mort, 325-329 ; la robe de mousseline et la main morte, 329-331 ; le suicide, 331-333 ; l'amour et la dérision, 333- 335. Conclusion : le misérable, 335-336 ; dynamique des trois schèmes, 336 ; Mouchette et le mystère du Christ, 336-337. CONCLUSION 339 Récapitulation : la quête du « réel » et l'hypothèse des trois schèmes dynamiques, 339-340 ; comment les trois schèmes engendrent et structurent chaque roman, 340-342. Le « réel » est l'Amour, principe de tout dynamisme, 342-344 ; réel, rêve et surnaturel, 344-345. L'inspiration biblique, 345-346. Le combat du style : rigueur lexicale, 346-347 ; les images et leurs propriétés, 347- 349 ; l'image domptée et l'écriture de Dieu, 349-350. BIBLIOGRAPHIE 351 INDEX DES NOMS D'AUTEURS 356

INDEX DES NOTIONS 357

INDEX DES TEXTES BIBLIQUES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 358

Imprimerie YVERT & Cie - 80036 AMIENS CEDEX Éditeur Ph. Le Touzé - Dépôt légal 3e trimestre 1979 - N° d'Imprimeur 45

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