philippe delerm l hebdo suisse

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Pont Bessi?res 3 Case Postale 7289 CH-1002 Lausanne - 41 21 331 70 00 27 MARS 14 Hebdomadaire OJD : 48562 Surface approx. (cm²) : 2062 N° de page : 66-68 Page 1/3 SEUIL 9505669300504/EMP/ARN/2 Eléments de recherche : LES ÉDITIONS DU SEUIL : maison d'édition, toutes citations (1/4) PHILIPPE DELERM, LE 18 MARS 2014 Dans son logis du lll 8 arrondissement de Paris. Passionné d'athlétisme et de football, il termine un livre sur les gestes du sport. Delerm Après la bière, le beau temps L'auteur de «La première gorgée de bière» publie «Elle marchait sur un fil», roman qui dresse une ode à la fragilité et à la place de l'art dans la vie. ISABELLE FAUCONNIER I I a la chevelure d'un sage mais le rire et la souplesse d'un jeune homme. A 63 ans, celui qui est devenu en 2007 monsieur Première gorgée de bière pour l'éternité est un grand-père modèle: chaque mercredi, lui et sa femme Martine partent à 5 heures du matin de leur domi- cile de Beaumont-le-Roger en Norman- die pour s'occuper de leurs petits-fils de 6 et 3 ans, enfants du chanteur Vincent Delerm. Depuis plusieurs années, Phi- lippe Delerm passe ainsi un tiers de son temps dans son pied-à-terre du IIP arron- dissement de Paris, deux pièces débor- dant d'un charmant bric-à-brac, bureau d'écolier ou tableaux chinés dans les bro- cantes. Après trente ans d'écriture et quasi autant de recueils de nouvelles, récits courts, prose poétique et (rares) romans consa- crés à l'exploration des traces de l'enfance autant qu'à celle des instants découpés dans le présent, Philippe Delerm publie un roman intitulé Elle marchait sur un fil. Soit la renaissance de Marie, attachée de presse littéraire, grand-mère quinquagé- naire, quittée par son compagnon, qui retrouve la joie de vivre en entraînant un groupe de jeunes comédiens à monter leur propre spectacle. Limpide et émouvant, ce roman brasse avec justesse les thèmes de la séparation, du juste rôle de parents ou de grands-parents, de la liberté indivi- duelle, des convenances sociales, de la place de l'art dans la vie et de la réalisation de soi. Vous êtes plus connu pour vos textes courts, comme «La première gorgée de bière», qui a fait votre notoriété en 1997, que pour vos romans comme «Sundborn ou les jours de lumière» ou « Autumn». Pourquoi s'y prêter à nouveau? C'est vrai, je suis plus connu pour les textes courts que j'ai eu tant de mal à imposer. Mais j'ai eu envie de reprendre et de mêler un certain nombre de thématiques impor- tantes qui sont peu traitées en roman: la filiation, la perte, l'influence que l'on a sur les enfants en tant que père, grand- père ou professeur. Quel est le point de départ du livre? En tant qu'enseignant, j'ai été très marqué par le film Le cercle des poètes disparus.

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Elle marchait sur un fil, editions du Seuil entretien roman littérature

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Page 1: Philippe Delerm l hebdo suisse

Pont Bessi?res 3 Case Postale 7289CH-1002 Lausanne - 41 21 331 70 00

27 MARS 14Hebdomadaire

OJD : 48562

Surface approx. (cm²) : 2062N° de page : 66-68

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Eléments de recherche : LES ÉDITIONS DU SEUIL : maison d'édition, toutes citations (1/4)

PHILIPPE DELERM, LE 18 MARS 2014 Dans son logis du lll8 arrondissement de Paris. Passionné d'athlétismeet de football, il termine un livre sur les gestes du sport.

DelermAprès la bière, le beau tempsL'auteur de «La première gorgée de bière» publie«Elle marchait sur un fil», roman qui dresse une ode àla fragilité et à la place de l'art dans la vie.

ISABELLE FAUCONNIER

II a la chevelure d'un sage mais le rireet la souplesse d'un jeune homme. A

63 ans, celui qui est devenu en 2007monsieur Première gorgée de bière pourl'éternité est un grand-père modèle:chaque mercredi, lui et sa femme Martinepartent à 5 heures du matin de leur domi-cile de Beaumont-le-Roger en Norman-die pour s'occuper de leurs petits-fils de6 et 3 ans, enfants du chanteur VincentDelerm. Depuis plusieurs années, Phi-lippe Delerm passe ainsi un tiers de sontemps dans son pied-à-terre du IIP arron-dissement de Paris, deux pièces débor-dant d'un charmant bric-à-brac, bureaud'écolier ou tableaux chinés dans les bro-cantes.Après trente ans d'écriture et quasi autantde recueils de nouvelles, récits courts,prose poétique et (rares) romans consa-crés à l'exploration des traces de l'enfanceautant qu'à celle des instants découpésdans le présent, Philippe Delerm publieun roman intitulé Elle marchait sur un fil.Soit la renaissance de Marie, attachée depresse littéraire, grand-mère quinquagé-naire, quittée par son compagnon, quiretrouve la joie de vivre en entraînant ungroupe de jeunes comédiens à monter leurpropre spectacle. Limpide et émouvant,ce roman brasse avec justesse les thèmesde la séparation, du juste rôle de parentsou de grands-parents, de la liberté indivi-duelle, des convenances sociales, de laplace de l'art dans la vie et de la réalisationde soi.

Vous êtes plus connu pour vos textescourts, comme «La première gorgée debière», qui a fait votre notoriété en 1997,que pour vos romans comme «Sundbornou les jours de lumière» ou « Autumn».Pourquoi s'y prêter à nouveau?C'est vrai, je suis plus connu pour les textescourts que j'ai eu tant de mal à imposer.Mais j'ai eu envie de reprendre et de mêlerun certain nombre de thématiques impor-tantes qui sont peu traitées en roman:la filiation, la perte, l'influence que l'on asur les enfants en tant que père, grand-père ou professeur.

Quel est le point de départ du livre?En tant qu'enseignant, j'ai été très marquépar le film Le cercle des poètes disparus.

Page 2: Philippe Delerm l hebdo suisse

Pont Bessi?res 3 Case Postale 7289CH-1002 Lausanne - 41 21 331 70 00

27 MARS 14Hebdomadaire

OJD : 48562

Surface approx. (cm²) : 2062N° de page : 66-68

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Je ne montais pas sur mon bureau commele professeur Keating mais j'ai animé unatelier de théâtre pendant trente-cinq ans.J'ai vu passer tant d'adolescents douéspour cela qui, trois ans après, avaient toutarrêté pour continuer des études ditessérieuses! Les parents ne conseillent querarement à leurs enfants d'être des funam-bules mais, de fait, nous marchons toussur un fil, quoi que l'on fasse dans la vie.Tout est fragile. Ce mot n'a pas de conno-tation négative pour moi. Si c'est fragile,c'est que c'est vivant.

Vous donnez, à travers Marie, attachée depresse désabusée qui conseille à sonauteur de ne pas accepter les interviews,une vision critique de l'édition...J'ai bien connu le phénomène avec La pre-mière gorgée de bière, qui a change ma vie.C'est un des premiers exemples de boucheà oreille absolu. Il y a peu de succès quisoient seulement médiatiques. J'avaispassé dix ans à envoyer des manuscritsnon publiés puis quinze à publier des livresqui se vendaient à 2000 exemplaires.J'avais eu tout le temps de me constitueren tant qu'être humain. Quand le succèsest arrivé, j'ai beaucoup aimé faire lesémissions de télévision. C'était une erreur.Mon livre cautionnait une certainemanière de voir la vie - je ne pouvais pasme renier. Mais être trouvé sympathiqueest la pire des choses qui puisse arriver àun écrivain. Cela a gommé toute la littéra-ture qu'il y avait dans le projet. Je n'ai passouffert du succès, mais du fait que l'onparle si peu de l'écriture.

Vous être l'homme d'un livre. Tout est dûà ce titre génial, «La première gorgée debière»?De nombreux écrivains sont devenus unlivre. André Dhôtel est vraiment devenuLe pays où l'on n'arrive jamais. Il a plus dechance que moi; c'est mieux de devenir lepays où l'on n'arrive jamais qu'une gorgéede bière! J'ai dû me battre pour imposermon titre. Mon éditeur n'en voulait pas. Iln'entendait que le mot «bière», alors queje n'entendais que «première gorgée». LesAllemands ont changé le titre, ils trou-vaient que cela faisait trop Oktoberfest,tout comme les Anglais. Pourtant, laconnotation du mot bière n'a rien à voiravec l'idée de première gorgée. Ce que ditce livre, c'est qu'il n'y a que la première

gorgée qui soit bonne. Ce n'est pas positif.Cela signifie qu'il n'y a que l'enfance quicompte, que seules les premières sensa-tions font notre bonheur.

Etes-vous devenu l'écrivain que vousvouliez devenir?Je suis devenu l'écrivain que j'espérais être,surtout dans mes livres qui se sont lemoins vendus. Par exemple, je considèrele recueil de textes intitulé Traces commemon meilleur. Mais il a moins bien mar-ché. Trop abstrait, peut-être.

eon qui se demandait ce que ses parents enpensaient. «Où as-tu mis Manchester/LesCharlatans en concert/Est-ce que c'étaitvraiment toi/Le garçon à l'Hacienda.»Quand il chuchote «Les filles de 1973 ont30 ans», il dit «la la la» à la place de «30 ans»et ca fait rire les filles de 40 ans dans la salle.A la fm. Philippe se lève pour applaudir sonfils. On ne voit que lui qui regarde son filsdans les yeux. On lui tape sur l'épaule. Bravopour votre fils. Hy a chez les Delerm un gènede la conscience du temps qui passe qui setransmet de père en fils.

PROFILRêviez-vous, enfant, d'écrire?J'aurais tout donné pour êtrechampion de course à pied. Jecourais le 400 mètres. Mais jen'étais que moyennement doué.J'écris parce que je ne suis pasdevenu sportif professionnel.Vers 25 ans, j'ai commencé àavoir réellement envie d'écrire.J'étais alors désespéré par lalecture de Proust. Il me sem-blait dérisoire d'écrire alors qu'ily avait cela déjà.

«Elle marchait sur un fil» se litcomme un plaidoyer pour laplace de l'art dans la vie...Pour le spectacle éphémère enparticulier, oui. Le théâtre, lecirque. Cela me tenait à cœurque mon héroïne place plushaut que la littérature cetteforme d'art insaisissable quivous apporte un bonheurincroyable l'espace d'une heurepuis se termine. Et mon filsVincent a beaucoup côtoyé lemilieu du théâtre à Rouen avantde faire de la chanson. Beau-coup de ses camarades ont tracé leur des-tin à travers les concours, les conserva-toires, mais sans garder l'esprit de troupequ'ils avaient à Rouen. Parfois, j'ai trouvécela dommage.

Le soir, Philippe Delerm est assis au quin-zième rang du Théâtre Déjazet à Paris. C'estla quatrième fois qu'il voit «Les amantsparallèles», le nouveau tour de chant de sonfils. Vincent chante des chansons où il estquestion d'une maison dans les Landes où ilpassait les vacances en famille, d'un film avecdes gens qui s'embrassaient et d'un petit gar-

PHILIPPEDELERM1950 Naissancedans le Val-d'Oise.Fils d'enseignants.1975 Arrivéedans un collègede Normandie.Réside depuisàBeaumont-le-Roger.1976 Naissancede son fils Vincent.1983 Premier livrepublié. La cinquièmesaison.1997SuccèsdeLa première gorgéede bière et outresplaisirs minuscules.1998 Premierconcert de son fils.2007 Arrêtel'enseignement.2005 Philippe Delermet le m'mimalismepositif, essai signéRémi Bertrand.2006 Dirige lacollection Le goûtdes mots au Seuil.

L'avez-vous encouragé oudécouragé dans ses enviesartistiques?Ne me lancez pas sur mon fils,je suis intarissable! Il y a beau-coup de parents qui utilisentleur enfant pour combler leurpropre rêve frustré d'artiste oude sportif. Quand il était petit,Vincent voulait être un cirque àlui tout seul. Martine, mafemme, qui est illustratrice, aécrit un album pour la jeunesseintitulé Grain de sel. C'était lesurnom de Vincent. Il a réussi,il est devenu ce petit cirque àlui tout seul sur scène. Je ne luiai jamais imposé le piano quipour moi avait été un suppliceabsolu. J'avais un frère trèsdoué et, de plus, on me disait:«Si tu ne joues pas de piano, iln'y aura plus de piano dans lamaison.»En plus, j'étais un enfant tom-beau, je suis arrivé six ansaprès la mort d'une soeur dansles bombardements. Ma mèrem'a toujours dit: «Tu m'as

rendu la vie, je te dois le bonheur.» Je merends compte en vieillissant que ce sontdes phrases très lourdes. Vincent jouaittrès bien au ping-pong, il a décidé toutseul à 15 ans de jouer du piano. Il est vitedevenu très bon. Le jour où il nous achanté une chanson au piano. Martine etmoi avons senti tout de suite qu'il y avaitquelque chose. C'était un bonheur. Tousles deux, nous sommes touchés par levirus de la création alors que nos famillesne l'étaient pas du tout. Avoir un seul filset qu'il soit aussi touché par ce virus nousa rendus heureux et en même temps

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Surface approx. (cm²) : 2062N° de page : 66-68

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inquiets, évidemment. Mais noussavions qu'il ne serait pas heureux avecautre chose.

N'y a-t-il que l'art qui puisse épanouirles gens?Non, on peut être très épanoui en faisantun métier non artistique. Tout le monde asa propre scène. Un maître dans sa classe,un cuisinier dans sa cuisine. En tant quepère et enseignant, je me suis beaucoupinterrogé sur la manière dont on pouvait,dont on devait intervenir dans la vie desenfants. Lorsque j'étais en terminale, unprof nous a demande ce qu'on voulait faireplus tard. On était en 1969, il n'y avait quedes rêves révolutionnaires dans la classe,ou de footballeurs. Un seul a répondu: «Jeveux entrer dans le contentieux.» C'étaittellement énorme qu'on savait qu'on nedevait pas rire. Tout le monde a un sens àdonner à sa vie. Mais notre époqueinquiète pousse les parents à préférer queleurs enfants fassent un métier dit sérieux.Je vais être moralisateur: l'excellence sco-

«LE BONHEUR,CEST AVOIR QUELQU'UNÀ PERDRE.MAIS CELA RESTEQUELQU'UN À PERDRE.»

laire est un piège. Les parents sont rassu-rés si leurs enfants font de bonnes noteset les installent dans ce système. Au bout,il en sort des gens un peu gelés. Ce n'estpas la vie, c'est un rempart à la vie. Les cri-tères de réussite sont hélas très étroits denos jours.

Votre héroïne Marie prétend n'avoir étéheureuse qu'entre 30 et 40 ans. Vous?J'ai écrit un livre entièrement là-dessus. Lebonheur: tableaux et bavardages commencepar une scène pendant nos vacances aubord de la mer. Vincent avait 5 ou 6 ans. Jeme rappelle la robe que portait Martine,juste après la baignade. On avait loué unemaison dans les Landes, je regardais la

plage depuis l'intérieur. J'ai pensé alors queje ne serai jamais plus heureux qu'à cemoment. Cela m'a poignardé.

Comment pouvez-vous savoir que dansdeux jours ou deux ans, vous n'allez pasressentir la même chose?Je sais que non. Des gens essentiels de mavie ont disparu. J'aurai encore desmoments profondément heureux, mais ily a une forme de perfection dans le bon-heur que je ne retrouverai pas. Cela a étéune source de malentendus formidableautour de La première gorgée de bière: lesgens se sont imaginé que le bonheur pourmoi consistait en une addition de petitsplaisirs. C'est le contraire. Le bonheur, c'estavoir quelqu'un à perdre. C'est un privilègeénorme d'avoir quelqu'un à perdre, mais

cela reste quelqu'un à perdre, o

«Elle marchait sur un fil». De Philippe Delerm.Seuil, 214 p En librairie le 3 avril«Les amants parallèles». Concert de VincentDelerm Theatre Dejazet, Paris Jusqu'au 29 marsPuis Rennes et Bruxelles