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Frère Cadfael a pris vie brusquement, et d’une façon inattendue, à près de soixante ans alors qu’il était déjà un homme mûr, plein d’expérience, parfaitement armé pour la vie et tonsuré depuis dix-sept ans. Quand j’eus l’idée de m’inspirer de l’histoire véritable de l’abbaye de Shrewsbury comme toile de fond pour une intrigue policière, je me rendis compte que c’était le protagoniste dont j’avais besoin. Il me fallait l’équivalent médiéval d’un détective et d’un observateur au service de la justice, au beau milieu de l’action.

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Cadfael-12-Les ailes du corbeau

ELLIS PETERS

LES AILES DU CORBEAU

Traduit de langlais par Serge Chwat

Edith Pargeter, alias Ellis Peters, n en 1913 se passionne pour le Moyen Age, en particulier les XIIe et XIIIe sicles anglais. Auteur de soixante romans historiques dont quinze criminels sur fond dhistoire mdivale, cest ces derniers quelle rserve son nom demprunt. En 1977, Ellis Peters cre avec son roman Trafic de reliques frre Cadfael, ce dtective inhabituel dont elle prolonge dsormais la chronique de livre en livre.

Titre original: The Raven in the Foregate

CHAPITRE PREMIER

En ce premier jour de dcembre, labb Radulphe arriva au chapitre, le visage morose et proccup, et il expdia sans tarder les affaires courantes que lui amenaient ses obdienciers. Bien quil ne ft pas homme se laisser aller de longs discours, il tait en gnral dispos accorder ceux qui taient moins directs dans leur faon de sexprimer tout le temps pour en venir au fait; mais, ce jour-l, il tait vident quil avait dautres chats fouetter.

Je dois vous dire, commena-t-il, aprs avoir rsolu dune manire satisfaisante le dernier point dimportance mdiocre, que je vais devoir vous laisser pendant quelques jours sous la houlette du pre prieur vis--vis duquel je vous demande, ce qui me parat normal, de vous montrer aussi respectueux et coopratifs quenvers moi-mme. Je suis convoqu un concile qui doit se tenir Westminster le 7 de ce mois sous la prsidence du lgat du Saint-Pre, Henri de Blois, vque de Winchester. Je reviendrai aussitt que possible, mais en mon absence, je voudrais que, dans vos prires, vous demandiez que descende sur cette assemble de prlats un esprit de sagesse et de rconciliation, afin que cette terre retrouve la paix.

Il sexprimait dune voix calme et sche, avec une pointe de rsignation. Au cours des quatre annes passes, la rconciliation navait pas vraiment fait recette entre les partis rivaux qui se disputaient la couronne, et on navait gure montr de sagesse dun ct comme de lautre. Mais ctait le devoir de lEglise de continuer dans ce sens et de garder espoir, dans la mesure du possible, mme si les affaires du pays semblaient tre revenues au point o elles se trouvaient quand avait clat la guerre civile, et si chacun paraissait prt recommencer les mmes erreurs.

Je me rends bien compte quil y a des choses importantes ici qui requirent galement notre attention, poursuivit labb, mais elles devront attendre mon retour. Il y a en particulier la question de la succession de frre Adam, le prcdent vicaire de la paroisse de Sainte-Croix, dont nous portons encore le deuil. Cest notre maison que revient son bnfice. Pendant bien des annes, frre Adam sest montr un collaborateur trs estim dans le service de Dieu et la gurison des mes, et son remplacement est la fois une question de prire et de rflexion. Jusqu mon retour, le pre prieur dirigera les services de la paroisse au mieux de ses capacits et chacun de vous se mettra sa disposition.

Il jeta un long regard sombre sur toute la salle capitulaire, prit le silence de chacun pour une acceptation tacite et se leva.

Le chapitre est termin.

Eh bien, sil part demain, il aura beau temps pour voyager, cest dj a, dit Hugh Beringar, regardant le jardin aux simples, depuis la porte grande ouverte de latelier de frre Cadfael, lherbe encore verte et quelques roses encore vivaces, trs hautes prsent et passablement maigrelettes, mais qui fleurissaient courageusement.

En cette anne de grce 1141, dcembre tait venu tout doucement, sur la pointe des pieds, avec des brises lgres, des ciels lgrement voils.

Comme tous ceux qui ont tourn casaque et se sont jets dans les bras de limpratrice quand sa gloire tait au znith, dit Hugh avec un sourire en coin, et qui se trouvent forcs de se montrer discrets aujourdhui en attendant de changer nouveau de camp. Ils doivent tre assez nombreux retenir leur souffle et se faire tout petits pour linstant.

Manque de chance pour notre lgat pontifical, murmura Cadfael, qui, lui, ne peut gure se permettre de rester au second plan ou dans la coulisse, malgr quil en ait. Sil retourne sa veste, il faudra que a se passe au grand jour, sous le regard de chacun. Et deux fois dans la mme anne, cest quand mme beaucoup, mme pour quelquun comme lui.

Mais voyons, Cadfael, au nom de lEglise, tout est possible! Ce nest pas lhomme qui change, mais le reprsentant du pape et de lEglise, dont il a le devoir de prserver linfaillibilit tout prix.

Il est vrai quHenri de Blois avait convoqu deux fois en un an ses vques et abbs pour un concile de lgats, une fois Winchester le 7 avril pour justifier son rapprochement avec limpratrice Mathilde, au moment o son toile montait et o son rival le roi Etienne tait dans un cul-de-basse-fosse au chteau de Bristol, et prsent le 7 dcembre Westminster pour justifier son retour vers Etienne, maintenant que ce dernier tait de nouveau libre, et que la cit de Londres avait mis un hol sans appel aux efforts de Mathilde pour sinstaller dans la capitale et semparer enfin de la couronne.

Sil na pas la tte qui tourne en ce moment, ce nest pas normal, dit Cadfael opinant du chef o grisonnait sa tonsure, partag entre ladmiration et le mpris. Combien de fois a-t-il chang de camp? Primo, il a prt serment limpratrice quand le pre de Mathilde est mort sans hritier mle; secundo, il a ferm les yeux quand son frre Etienne sest empar du pouvoir en labsence de la dame; tertio, quand ltoile dEtienne est sur le dclin il se rabiboche avec la dameenfin, si lon peut dire!et sen justifie en accusant Etienne davoir tromp et pein la sainte Eglise... Le tout est de savoir sil va se servir du mme argument contre limpratrice ou sil a une nouvelle ide derrire la tte.

Que dire dautre? demanda Hugh avec un haussement dpaules. Mais non, il utilisera au maximum son appartenance notre sainte mre lEglise, dautant plus facilement que tous les participants auront dj entendu cette litanie, et ce, pas plus tard quen avril dernier. Etienne ne sera pas plus convaincu que Mathilde ne la t, mais il sinclinera, avec un petit ricanement peut-tre, puisque lui non plus ne peut pas se permettre, pas plus que Mathilde il y a quelques mois, de mettre sur la touche Etienne de Blois. Notre vque grincera des dents, regardera ses clercs droit dans les yeux et ravalera sa bile sans pouvoir broncher.

Il naura peut-tre plus doccasion de trahir ses associs, mit Cadfael, attisant son feu de quelques coups de tisonnier judicieusement distribus pour quil continue brler doucement sans donner de grandes flammes. Elle a probablement gch sa dernire chance de ceindre la couronne.

La fille du feu roi Henri stait en effet trangement comporte. Marie ds lenfance au souverain du Saint-Empire romain germanique, HenriV, elle stait si bien entendue avec les sujets de son poux que, quand elle fut rappele en Angleterre la mort de ce dernier, le peuple entier, constern, stait unanimement dress pour la supplier de rester. Et pourtant dans son propre pays, alors que la fortune des armes jetait son ennemi entre ses mains et la mettait deux doigts de prendre possession du trne, elle stait comporte avec tant darrogance vindicative et stait venge si brutalement des affronts quelle avait subis que les habitants de Londres staient soulevs, tout aussi unanimement, non pas pour lui demander de rester, mais pour la chasser manu militari et mettre le point final ses espoirs de devenir un jour leur souveraine. Tout le monde savait quelle pouvait se montrer particulirement virulente envers ses propres allis tout en tant capable, chez les premiers de ses barons, dinspirer une fidlit et un amour indfectibles. Parmi la haute noblesse qui avait pris le parti dEtienne, aucun narrivait la cheville de son demi-frre, le comte Robert de Gloucester, ou de son champion (et amant, parat-il), Brian FitzCount, son paladin du monde oriental dans sa forteresse de Wallingford. Mais il faudrait plus de deux hros pour lui sauver la mise lheure actuelle. Pour rcuprer son demi-frre, sans qui il tait vain desprer arriver quoi que ce soit, elle avait d librer son prisonnier royal. Et lAngleterre tait revenue son point de dpart; tout tait recommencer. Car si elle ne pouvait pas gagner, elle ne pouvait pas non plus renoncer la lutte.

De l o je me trouve, dit Cadfael, mditatif, tout cela parat trangement lointain et irrel. Si je navais pas pass quarante ans dans le sicle et port les armes moi-mme, je me demande si je pourrais considrer lpoque dans laquelle nous vivons autrement que comme un mauvais rve.

Votre abb ne doit pas voir les choses sous le mme angle, suggra Hugh avec une gravit inhabituelle.

Il tourna le dos au spectacle reposant, humide quoffrait le jardin qui commenait senfoncer dans son sommeil hivernal, et vint sasseoir sur le banc de bois appuy la cloison. Les flammes discrtes du foyer, sous leur couche de tourbe, se refltaient sur ses pommettes, ses mchoires et ses sourcils au dessin hardi et fin, les dtachant de la pnombre et allumant de brves tincelles dans ses yeux noirs avant quil ne batte des paupires garnies de longs cils.

Cet homme, poursuivit-il, serait de bien meilleur conseil pour les rois que la plupart des hommes qui se pressent autour dEtienne maintenant quil est de nouveau libre. Mais comme il ne leur dirait pas ce quils ont envie dentendre, ils refuseraient tous de lcouter.

Et, propos, comment va Etienne? Comment a-t-il support son anne de captivit? Est-ce quil se sent capable de reprendre le combat, ou a-t-il perdu son ardeur guerrire? Comment va-t-il se comporter maintenant?

Je pourrai srement vous en dire plus aprs Nol, rpliqua Hugh. A ce quon dit, il est en bonne sant. Mais elle la fait enchaner et a, il aura srement du mal le lui pardonner. Il est sorti plus maigre et affam quil ntait entr, et davoir connu la faim lui aura peut-tre mis du plomb dans la cervelle. Cest tout fait le genre dhomme tre tout feu tout flamme le premier jour dune campagne ou dun sige, se lasser le troisime jour sil na pas emport le morceau et suivre un autre gibier avant la fin de la semaine. Aujourdhui il a peut-tre appris se concentrer sur un problme jusquau bout avant den aborder un autre. Il marrive de me demander pourquoi on le suit tte baisse, puis je le vois lancer son cri de guerre et se jeter corps perdu dans la mle, comme Lincoln, et jarrte de me poser des questions. Tiens, quand il a eu cette femme sa merci, le jour o elle dbarqua Arundel, il lui a donn une escorte pour se rendre au chteau fort de son frre au lieu de se conduire normalement et de sassurer de sa personne! Alors l, sa sottise mindigne, mais en mme temps je ne peux mempcher de laimer. Quelle folie grandiose, quelle imprudence chevaleresque va-t-il commettre la prochaine fois, Dieu seul le sait! Mais je ne manquerai pas loccasion de le revoir, et jessaierai de dcouvrir ce quil a derrire la tte. Moi aussi, Cadfael, jai prt serment, comme labb. Cette anne le roi Etienne compte passer Nol Canterbury et coiffer de nouveau la couronne afin que tous puissent voir qui est vraiment loint du Seigneur ici. Il a demand tous les shrifs de venir auprs de lui et de lui rendre leurs comptes, chacun pour son comt. Moi comme les autres, puisque nous navons pas de shrif officiellement nomm pour jouer ce rle.

Il leva son visage brun et adressa Cadfael, attentif et rflchi, un sourire en coin.

Cest une dmarche qui simpose. Il a besoin de savoir sur qui il peut vraiment encore compter au terme dune anne de prison, ou pas loin dune anne. Mais inutile de se cacher la vrit, je ne suis pas sr de revenir shrif.

Pour Cadfael, ce fut une ide nouvelle autant que drangeante. Hugh avait t forc dexercer cette responsabilit quand son suprieur, Gilbert Prestcote, tait mort des suites de ses blessures reues au combat, achev peu aprs par le geste dun dsespr; cette poque, le roi tait dj prisonnier au chteau de Bristol et dans lincapacit de nommer ou de destituer aucun officier dans aucun de ses comts. Hugh lavait servi et maintenu la paix ici sans en avoir lautorit, et avait bien mrit du royaume. Mais aujourdhui, le roi tait libre de faire ou de dfaire les nominations. Allait-il maintenir sur son poste un officier aussi jeune et de si petite noblesse, ou utiliser son pouvoir pour flatter et sattacher un quelconque baron des marches?

Plaisanterie! affirma Cadfael sans ambages. Il ne se conduit btement quenvers lui-mme. Il vous a nomm shrif adjoint, comme a, quand il vous a vu luvre. Quen dit Aline?

Il suffisait Hugh dentendre le prnom de sa femme pour que son visage maigre et subtil sadoucisse aussitt dun sourire chaleureux, et Cadfael ne pouvait le prononcer, ft-ce en une occasion solennelle, sans avoir la mme raction. Il les avait vus se rencontrer et se marier, il tait aussi le parrain de leur fils qui atteindrait ses deux ans le jour de Nol. Aline, avec sa douceur dadolescente et ses cheveux blond trs ple, tait devenue une femme panouie vers qui ils se tournaient lun et lautre en cas de besoin.

Daprs Aline, il ny a pas attendre grand-chose de la gratitude des princes; dailleurs Etienne a le droit de choisir ses officiers... bien ou mal.

Et vous? demanda Cadfael.

Eh bien, sil me confirme mon poste et me donne son brevet, je continuerai surveiller ses frontires. Sinon, je retournerai Maesbury et je garderai le Nord, au moins, contre Chester, au cas o le comte essaierait encore dagrandir son palatinat. Et lhomme dEtienne devra se charger de lOuest, de lEst et du Sud. Quant vous, mon vieil ami, vous rendrez visite Aline une ou deux fois pendant mon absence et vous lui tiendrez compagnie.

De nous tous, dit-il pieusement, cest moi que lapproche de cette fte rend le plus heureux. Je prierai pour que mon abb russisse dans sa mission, et vous dans la vtre. Ma joie me parat assure.

Le vieux pre Adam, vicaire de la paroisse de Sainte-Croix, sur la Premire Enceinte de Shrewsbury, avait t port en terre une semaine seulement avant que labb Radulphe soit convoqu au concile des lgats de Westminster. Le bnfice de la cure tait dvolu labbaye et la grande glise de Saint-Pierre tait galement lglise paroissiale de Sainte-Croix, la nef ouverte aux gens qui vivaient en dehors des portes de la cit, dans ce faubourg en pleine expansion qui se considrait presque comme une ville lgale de celle situe intra-muros. Le bailli de la Premire Enceinte, Erwald, le charron, se parait publiquementsans y avoir droitdu titre de prvt; labbaye, lglise et la ville flattaient cette inoffensive manie, car la Premire Enceinte tait un quartier respectable, sans histoire, qui ne causait pratiquement jamais dennuis aux autorits lgales et reconnues de la cit. A loccasion, une querelle slevait entre les lacs et labbaye; il arrivait aussi que des jeunes de la ville et de la Premire Enceinte avec la tte prs du bonnet se flanquent une peigne, mais il ny avait rien de bien mchant dans tout a.

Le pre Adam avait occup son poste pendant si longtemps que tous les jeunes avaient grandi sous son ombre bienveillante, et tous les vieux lavaient considr comme lun des leurs peine diffrenci par sa soutane. Il avait vcu seul dans sa petite maison en haut dune ruelle troite en face de lglise, soccupant lui-mme de son mnage, avec pour seule aide un homme libre dun certain ge qui entretenait son lopin de terre et ses champs aux dimensions rduites sur le territoire de la paroisse, car Sainte-Croix stendait bien au-del de la grand-rue de la Premire Enceinte. Ctait une grande paroisse dont la population se composait des artisans et des marchands du faubourg, ainsi que de paysans et de villageois rsidant la campagne. Et pour eux tous savoir quelle sorte de prtre allait succder au pre Adam ntait pas une mince affaire. Le vieillard lui-mme, de laimable purgatoire o il se trouvait lheure actuelle, veillerait sur ses ouailles dun il attentif.

Labb Radulphe avait dirig lenterrement dAdam et le prieur Robert, de toute sa haute taille couronne dune chevelure dargent, avec une dignit parfaite et conscient de son statut de patricien, avait prononc lloge funbre, non sans, peut-tre, un soupon de condescendance, car Adam avait t rien moins quun rudit, et sortait dune famille modeste et sans prtention. Ce fut en ralit Cynric, le bedeau de Sainte-Croix qui avait t aux cts du prtre pendant presque tout son apostolat, qui sut le mieux trouver les mots quil fallait, et ce, en priv, tout en prparant les cierges sur lautel paroissial, pour le bnfice de Cadfael qui stait arrt en passant pour exprimer sa sympathie celui qui, sans aucun doute, regretterait le plus le dfunt.

Ctait un homme triste et bon, dit Cynric, dont les yeux profondment enfoncs dans les orbites se concentraient sur la mche quil taillait et dont la voix tait toujours aussi pre et rpeuse. Un homme fatigu aussi, qui avait une faiblesse pour les pcheurs.

Ctait assez rare que Cynric prononce plus de dix mots de suite, sauf pendant la sainte messe lors des rpons appris par cur. Plus de dix mots de son cru quivalaient une prophtie. Triste, oui, le pre Adam ltait, parce que pendant dix-sept ans il avait cout et support les errements continuels qui sont lapanage des hommes; fatigu parce quil nen finissait pas de consoler, de gronder et de pardonner, et quil y a de quoi puiser nimporte quel homme quand il atteint la soixantaine, surtout sil est dnu de mchancet et de colre. Il tait bon parce que, Dieu sait comment, il avait russi ne perdre ni la compassion ni lespoir sous lassaut des faiblesses humaines. Cynric lavait certes connu mieux que personne. Pendant toutes ses annes de service, il avait acquis quelque chose de ces qualits, sans lautorit du prtre.

Il va vous manquer, dclara Cadfael. Il nous manquera tous.

Oh! il ne sera pas bien loin! dit Cynric, dcapitant la mche brle entre le pouce et lindex.

Le bedeau avait la cinquantaine bien sonne, mais pas moyen de connatre son ge exact, car il ignorait lui-mme lanne de sa naissance, nen pouvant indiquer que le jour et le mois. Il avait les yeux et les cheveux noirs, le teint olivtre. Il portait ordinairement une robe noire usage qui, sous le poids des ans, commenait seffranger dans le bas; il vivait dans une petite pice au-dessus du porche nord o le pre Adam shabillait et conservait les objets du culte. Ctait un homme grave, taciturne, rsistant, lossature longue et puissante, mais passablement maigre car il avait quelque chose de la ngligence dun ermite et des moyens trs limits. Il venait dune famille de paysans libres. Il avait un frre quelque part au nord de la ville, avec femme et enfants; loccasion dune fte ou dun jour fri, il leur rendait visite, mais cela arrivait trs rarement prsent, car toute son existence tait centre autour de la grande glise et de sa petite chambre ltage. Un tre aussi maigre, sombre et silencieux, aurait pu provoquer un mouvement de rejet, mais il nen allait pas ainsi, puisque ces caractristiques taient connues de tous, mme des garnements de la Premire Enceinte, et elles ninspiraient ni peur ni rvulsion. Ctait un brave homme, avec ses prfrences, ses attitudes bien lui, et certes pas bavard, mais si on avait besoin de lui, il tait l. Comme son matre il ne vous renvoyait pas les mains vides.

Ceux que ce mutisme mettait mal laise lui tmoignaient au moins du respect, et parmi ceux qui lapprciaient on trouvait des gens parfaitement simples et droits. Les enfants et les chiens nhsitaient pas venir sinstaller prs de lui sur les marches du porche nord en plein t et, chacun sa manire, ils se chargeaient de lui faire la causette et lui les coutait. Plus dune mre rsidant sur la Premire Enceinte, rassure de voir sa progniture sentendre aussi bien avec un ecclsiastique respectable, stait demand pourquoi Cynric tait rest clibataire et sans enfants, puisquil tait vident quil les apprciait fort. Ce ne pouvait pas tre d sa condition de bedeau, car les prtres maris taient encore lgion dans les paroisses du comt et nul naurait song le leur reprocher. La nouvelle race dhommes dEglise clibataires apparaissait peine et personne ici, pas mme les vques, navait commenc regarder de travers ceux de la vieille cole qui se comportaient diffremment. Les moines, ctait une autre histoire, ils avaient fait leur choix, mais le clerg sculier pouvait continuer rester tel sans encourir de reproches.

Il avait encore de la famille? interrogea Cadfael, car si quelquun tait au courant, ce devait tre Cynric.

Non.

Il venait peine dtre nomm prtre ici quand je suis arriv Woodstock avec labb Hribert, qui ntait que prieur lpoque car labb Godefrid tait encore vivant. Si ma mmoire est bonne, vous tes arriv un ou deux ans aprs. Vous tes plus jeune que moi. A nous deux, on pourrait crire lhistoire de lglise sur la Premire Enceinte pendant toute cette longue priode. Quel beau monument funraire ce serait pour le pre Adam! Il avait ses pnitents ternels dont la fidlit tait son plus beau titre de gloire. Ils ne pouvaient pas se passer de lui. Et quils le veuillent ou non, ctait lui qui tenait la laisse qui les ramenait vers lui.

Cest bien vrai, approuva Cynric, coupant dun coup dongle la dernire mche noircie de fume, puis il redressa les bougeoirs sur lautel paroissial, recula dun pas, serrant les paupires pour voir si tout tait aussi impeccablement align que des soldats lexercice.

Il se racla la gorge pour assouplir ses cordes vocales fatigues davoir trop servi.

On a quelquun en vue?

Non, dit Cadfael, sinon le pre abb nous en aurait touch un mot. Il descend vers le sud marches forces pour se rendre au concile des lgats de Westminster, et la prsentation devra attendre son retour, mais il a promis de faire vite. Il sait quon en a un besoin urgent. Frre Jrme pourra toujours venir de temps en temps dici au retour de labb. Mais croyez-moi, les affaires de la paroisse lui tiennent cur.

Cynric acquiesa dun signe de tte, les relations entre labbaye et la paroisse ayant toujours t excellentes sous les trois derniers abbs pendant le ministre du pre Adam, alors que dans certaines glises ainsi partages, tout le monde savait cela, on narrtait pas de se disputer: les moines rechignant laisser laccs une salle commune dans la clture et aux btiments conventuels, et le prtre sculier se battant comme un beau diable pour quon reconnaisse ses droits et quon vite de le mettre dehors. Rien de tel ici. Grce sa bont et sa modestie, le pre Adam avait eu la part du lion en maintenant la paix et des relations agrables.

Il aimait boire un petit coup de temps en temps, se rappela Cadfael, pensif. Il me reste de ce vin quil apprciait, distill avec des herbes, bon pour le sang et le cur. Venez donc en prendre une coupe au jardin avec moi, un aprs-midi. Cynric. On boira en son honneur.

Je ny manquerai pas, rpondit lautre dont un bref instant le visage se dtendit en un sourire aussi chaleureux que rare, celui-l mme qui expliquait pourquoi les enfants et les chiens venaient vers lui en toute confiance.

Ils traversrent ensemble les dalles froides de la nef, et Cynric sortit par le porche nord pour regagner sa petite chambre mal claire. Cadfael le regarda sen aller jusqu ce que la porte se refermt entre eux. Pendant toutes ces annes, ils avaient vcu deux pas lun de lautre et staient trs bien entendus sans tre vraiment proches. Oui avait jamais t proche de Cynric? Depuis quil stait spar de sa mre et quil avait tourn le dos sa maison, quelle quait pu tre cette maison situe Dieu sait o, seul peut-tre le pre Adam avait t proche de lui. Deux solitaires ensemble peuvent faire un couple tout fait particulier, deux en un en quelque sorte. Oui, parmi tous ceux qui pleureraient le pre Adam, et ils ne manqueraient pas, seul Cynric devait avoir limpression davoir perdu un vritable ami.

Pour la premire fois depuis la venue de dcembre, on avait allum du feu dans le chauffoir et, pendant la demi-heure de repos entre collations et complies, quand on usait largement du droit de rompre le silence, on mit beaucoup plus dhypothses sur la cure de la paroisse que sur le concile des lgats Westminster pour lequel labb Radulphe venait juste de partir. Robert, le prieur, stait retir dans les appartements de labb, qui lui revenaient puisquil reprsentait ce dernier pendant son absence, mais son chapelain et minence grise, frre Jrme, considra son tour quil y allait de son devoir et de sa responsabilit de reprsenter le prieur, frre Richard, le sous-prieur, tant trop accommodant, pour ne pas dire indolent, pour assumer vigoureusement ce rle.

Frre Jrme ntait pas bien costaud, mais son zle compensait sa maigreur, mme si pour certains il en remettait un peu dans ce domaine et que, dans laccomplissement de sa tche, il manquait parfois du lait de lhumaine bont, comme disait qui au fait? Cela expliquait en tout cas quil ait trouv que le pre Adam tait justement un rien trop tolrant.

Ctait certes un homme plein de vertu, admit Jrme, je men voudrais de dire le contraire, et qui ne mnageait pas sa peine. Mais un tantinet trop tendre envers ceux qui se conduisaient mal, il avait tendance ngliger la discipline, ses pnitences taient lgres et il les donnait avec trop dindulgence. Qui pargne le pcheur saccommode du pch.

Il ny avait pas de dsordre dans la paroisse et les gens sentendaient bien, tout le temps quil y a vcu, objecta frre Ambroise laumnier, que son travail mettait en contact avec les plus dmunis parmi les pauvres de la Premire Enceinte. Je sais en quels termes les gens parlent de lui. Il a laiss une cure en parfait tat et son successeur naura qu continuer. En outre, ce nest pas la bonne volont qui manquera envers tout nouveau venu, car cette mme bonne bonne volont entourait le dfunt.

Les enfants sont toujours contents quand le matre est trop faible et leur pargne le fouet, rtorqua sagement Jrme. Il en va de mme pour les canailles quand le juge les laisse sen tirer bon compte. Mais ce quils auront payer plus tard sera terrible. Il vaudrait bien mieux les prvenir la dure contre le salaire du pch et mettre leurs mes en sret pour lavenir.

Frre Paul, matre des novices et des enfants, qui ne levait pratiquement pas la main sur ses lves, et uniquement quand ils lavaient amplement mrit, sourit et sabstint dintervenir.

Etre trop sensible la piti, ce nest pas de la bont, ajouta doucement Jrme, conscient de sa propre loquence et soucieux de sa rputation de prdicateur. La rgle elle-mme spcifie que, quand un enfant agit mal, il faut lui donner le fouet. Et ces gens de la Premire Enceinte, ne sont-ils pas aussi des enfants?

A ce moment la cloche les appela complies; de toute manire il y avait peu de chances pour que lun dentre eux se donnt la peine de discuter avec Jrme qui dplaait beaucoup dair, mais dont les propos ne mritaient pas quon sy arrtt. Ses sermons seraient certes svres, aucun doute l-dessus, la messe paroissiale, pendant les deux jours qui lui avaient t attribus, mais ceux qui sy rendraient rgulirement ne seraient pas lgion; quant ceux qui lcouteraient, ses homlies leur rentreraient par une oreille et ressortiraient par lautre, puisquil ne serait l que pour quelques jours.

Et cependant, cette nuit-l, Cadfael alla se coucher tout pensif, et mme sil entendit un peu bavarder voix basse dans le dortoir, lui nouvrit pas la bouche, respectueux de la rgle qui spcifiait que les mots dits complies, lachvement des prires de la journe, devaient tre les derniers que lon pronont avant de sendormir afin que lesprit ne pt tre distrait de lOpus Dei. Et cest ce qui arriva. Car ces mots lui trottaient dans la tte, ces mmes mots qui lui revenaient sans cesse tout doucement. Heureusement il sagissait du psaume 6. Il sombra dans le sommeil en se les redisant:

O Dieu! ne me chtie point dans ta colre, ne me reprends point dans ta fureur... Piti pour moi, Dieu! je suis bout de force...

CHAPITRE DEUX

Labb revint le dixime jour de dcembre et franchit la porte au moment o le soir tombait, alors que les moines se trouvaient toujours vpres. Ainsi le portier fut-il lunique tmoin de son arrive et du fait quil ntait pas revenu seul. Les religieux durent attendre le lendemain pour apprendre ce quil avait leur dire, du moins ce qui tait du ressort de labbaye. Mais le frre portier, muet comme une tombe quand il le fallait, tait toujours le mieux inform de la clture et passait les renseignements ses amis les plus proches. Cest ainsi que Cadfael apprit en gros ce qui stait pass cette mme nuit dans lune des niches du clotre aussitt aprs vpres.

Il a ramen un prtre avec lui, un grand et bel hommetrente-cinq ans au maximum, enfin vue de nez. Pour le moment on la install lhtellerie; ils ont eu une longue chevauche aujourdhui pour arriver avant la nuit. Le pre abb ne ma pas dit un mot, il ma seulement demand de signaler frre Denis quil avait un hte pour la nuit et deux autres personnes dont il fallait quil soccupe. Parce quil y a une dame qui est venue avec le prtre, une brave femme qui commence grisonner et se comporte avec beaucoup de modestie; pour moi cest la tante ou la gouvernante du prtre; on ma demand daller chercher un des palefreniers pour lemmener jusque chez le pre Adam. Je me suis excut sur-le-champ. Et en plus de cette femme, il y a un jeune domestique qui est leur service tous deux et qui soccupe de leurs courses. Une veuve et son fils, qui sait, tous deux au service du cur. Comme toujours, notre abb sen va uniquement avec frre Vitalis et il revient avec trois personnes de plus et deux chevaux en prime. Le petit jeune a pris la femme en croupe pour lemmener. Alors, quest-ce que tu dis de tout a?

A mon avis, il ny a pas trente-six solutions, rpondit Cadfael aprs mre rflexion. Le pre abb est revenu du Sud avec un prtre et sa maisonne pour Sainte-Croix. Lui, on lui a donn un lit confortable lhtellerie pour la nuit; quant ses serviteurs, ils sont partis ouvrir la maison vide, allumer un bon feu, prvoir des provisions et rchauffer et prparer les lieux. Demain au chapitre labb nous dira, cest vident, comment il la connu et lequel des vques prsents lassemble la recommand son attention.

Cest ce que je pensais, moi aussi, acquiesa le portier, mais a aurait t davantage du got de tout le monde, daprs moi, si on avait dsign quelquun de la rgion. Enfin, cest lhomme lui-mme qui compte et non pas son nom ni do il vient. Et je suis persuad que le seigneur abb sait parfaitement ce quil fait.

Et il sen alla dun pas vif, probablement pour susurrer discrtement la nouvelle aux oreilles dun ou deux autres privilgis avant complies. A lvidence mme, plusieurs religieux arrivrent au chapitre du lendemain trs au courant, impatients de voir quoi ressemblait le nouveau venu et de lexaminer sous toutes les coutures. Car mme sil y avait trs peu de chances pour quon levt une objection vis--vis de quelquun choisi par labb Radulphe, le chapitre dans son ensemble avait des droits sur la prsentation du nouveau prtre, et labb ntait pas homme empiter sur les privilges dudit chapitre.

Je me suis efforc de revenir le plus vite possible, commena labb quand on eut expdi sans tarder toutes les affaires courantes. En bref, je dois vous rendre compte du concile des lgats qui sest tenu Westminster; il est ressorti de la discussion et des dcisions prises quon a totalement ramen lEglise dans le giron du roi Etienne. Sa Majest elle-mme tait prsente pour confirmer ltablissement de cette relation, et le lgat la dclar bni par lapprobation du Saint-Sige; quant aux partisans de limpratrice, sils persistent dans lerreur, on les dclarera ennemis du roi et de lEglise. Il me parat inutile, ajouta labb dune voix passablement sche, dentrer plus avant dans les dtails.

Exact, songea Cadfael, loreille dresse dans sa stalle prfre, judicieusement cach derrire un pilier, au cas o il piquerait du nez si les problmes de routine devenaient trop fastidieux. Inutile de nous mettre au courant de lart de funambule quavait d dployer le lgat pour se sortir de ses difficults. Mais comme il tait vident quHugh aurait droit un rapport complet, ctait sans importance.

Ce qui concerne cette maison de beaucoup plus prs, poursuivit labb, a fait lobjet dun entretien que jai eu avec monseigneur Henri de Winchester en priv. Sachant que la cure de Sainte-Croix avait t laisse vacante, il ma recommand un prtre de sa propre suite qui attendait un bnfice. Jai parl lhomme en question, et je lai trouv capable, savant et digne en tout point de cette nomination. Sur le plan personnel, il mne une vie simple et austre, et jai moi-mme vrifi ses connaissances.

Le dtail ne manquait pas dintrt, si lon songeait la culture plus que rudimentaire du pre Adam, mme si cette lacune prsentait plus dimportance pour les moines ici prsents que pour les paroissiens de la Premire Enceinte.

Le pre Ailnoth a trente-six ans, prcisa labb, il est venu la prtrise sur le tard parce quil a loyalement et efficacement servi de secrtaire monseigneur Henri pendant quatre ans, et Son Excellence dsire le rcompenser de sa fidlit en linstallant dans une bonne cure. Quant moi, cela me convient, car cest un homme valable et mritant. Mais si vous ntes pas encore bout de patience, mes frres, je vais lui demander de venir, ainsi il pourra se prsenter et rpondre en personne toutes les questions quil vous plaira de lui poser.

Un mouvement dintrt, dacquiescement et de curiosit se rpandit dans la salle capitulaire, et le prieur Robert, sassurant que tout le monde tait daccord, sortit, sur un simple regard de labb, pour aller chercher limptrant.

Ailnoth, se dit Cadfael, cest un nom saxon, celui qui le porte sera sans doute un beau gaillard. Bien, cest toujours mieux quun quelconque Normand qui aurait tran un peu partout la cour. Mentalement, il se reprsenta un grand jeune homme avec une peau frache, colore, et des cheveux blonds, mais il y renona aussitt que le pre Ailnoth fut entr sur les talons du prieur et eut pris place, avec calme et lgance, au milieu de la salle du chapitre, afin que chacun pt le voir.

Il tait effectivement grand et beau, avec de larges paules; souple et muscl, il avait une dmarche vive, il se tenait trs droit et resta parfaitement immobile quand il eut trouv sa place. A sa faon, il avait grande allure, mais loin darborer la blondeur des Saxons, il avait les cheveux et les yeux plus noirs que Hugh Beringar lui-mme. On tait frapp par sa haute silhouette patricienne, sa peau olivtre et ses joues impeccablement rases, plutt ples. Les cheveux sombres qui entouraient sa tonsure taient raides comme des baguettes de tambour, pais et coups avec tant de prcision quon aurait dit quils avaient t colls la peinture noire. Il sinclina, non sans austrit, devant labb, joignit les mains, quil avait longues et fortes, la hauteur de la ceinture, et attendit la suite des vnements.

Jaimerais prsenter le pre Ailnoth cette assemble, dit labb. Je propose que nous le choisissions pour la cure de Sainte-Croix. Interrogez-le sur ce quil souhaite accomplir dans ce domaine, voyez ce quil a ralis dans le pass, ses tats de service, et il vous rpondra sans se faire prier.

Il est vrai quil rpondit sans dtour, aprs avoir t lanc par quelques aimables paroles de bienvenue du prieur Robert, qui le trouvait manifestement trs son got. Il sexpliqua avec des mots choisis, sans se perdre dans les dtails, comme quelquun qui a toujours eu confiance en lui et ne voyait nullement en quoi il pourrait douter de lui-mme, mais qui na pas de temps perdre. Sa voix, un peu plus aigu que Cadfael ne laurait attendu chez un homme aussi grand, avec un coffre pareil, tmoignait dune incontestable autorit. Il rendit compte de lui-mme avec force, dclara son intention daccomplir son devoir avec lnergie et lintgrit requises, et attendit le verdict le concernant avec une confiance dairain. Il connaissait parfaitement le latin, savait un peu de grec, et la comptabilit navait pas de secret pour lui, ce qui augurait bien la faon dont il administrerait son glise. Le rsultat tait connu davance.

Si je puis me permettre de formuler une requte, pre abb, conclut-il, je vous serais trs reconnaissant de bien vouloir trouver du travail parmi vos serviteurs lacs pour le jeune homme qui ma accompagn jusquici. Il sagit du neveu et seul parent de ma gouvernante, la veuve Hammet; elle ma suppli de le laisser venir jusque-l et de lui trouver un emploi sur place. Il na pas de terres et il est sans le sou. Vous avez vu, seigneur abb, quil est solide, en bonne sant et quil na pas peur de travailler dur. Il sest montr serviable et de bonne volont pendant le voyage et je le souponne davoir quelque penchant pour la vie monastique, mme sil ne sest pas encore vraiment dcid. Si vous pouviez lui trouver de quoi soccuper au moins provisoirement, cela lui permettrait peut-tre dy voir plus clair.

Ah oui, le jeune Benot, dit labb. Il est de fait quil semble issu dune bonne famille. Il sera certes le bienvenu, pendant sa priode de probation, et je ne doute pas quon puisse lui procurer un emploi. Ce nest pas le travail qui manque dans la cour de la grange ou dans les jardins...

Cest absolument vrai, pre, sexclama Cadfael avec enthousiasme. Si on me confiait un aide aux bras solides, je ne dirais pas non. Il reste pas mal de terrains bcher en prvision de lhiver, une partie du potager a simplement t nettoye, et il y a des arbres laguer au vergerce qui nest pas une mince affaire. Avec le froid qui vient, les jours qui diminuent et frre Oswin qui est parti Saint-Gilles, jaurais grand besoin dun assistant. Je vous aurais sans tarder demand quon me confie un de nos frres pour venir travailler avec moi, comme laccoutume, mme si je ne men suis pas trop mal sorti cet t.

Trs juste! Et il reste encore labourer sur la Gaye, et puis Nol, enfin cette poque, lagnelage va commencer dans nos tables des collines, si on na plus besoin de ce jeune homme ici. Oui, envoyez-nous donc Benot. Et si par hasard il trouve plus tard un autre emploi plus avantageux, il pourra compter sur notre bonne volont. Entre-temps, cela ne lui fera pas de mal de travailler activement pour nous.

Je lui transmettrai le message, dit Ailnoth. Je suis sr quil vous en sera aussi reconnaissant que moi. Sa tante aurait t dsole de le quitter, tant donn que cest le seul parent plus jeune qui lui reste pour laider. Dois-je vous lenvoyer aujourdhui?

Mais oui, et dites-lui de demander frre Cadfael la loge. Maintenant, avec votre permission, nous avons discuter entre nous, pre, dit labb. Attendez dans le clotre o le pre prieur ira vous informer de notre dcision.

Ailnoth inclina lgrement la tte, recula respectueusement dun ou deux pas pour obir labb et sortit grands pas de la salle capitulaire, plein de confiance, portant droit sa belle tte aux cheveux noirs. Avec sa dmarche nergique, sa robe volait, voquant des ailes demi dployes. Il tait dj sr, et il ntait pas le seul, dobtenir la cure de Sainte-Croix.

En gros, a sest pass comme vous vous en doutiez, jimagine, dit labb Radulphe, un peu plus tard dans la journe, dans le parloir de ses propres appartements, alors quun feu brlait modestement dans la chemine et que Hugh Beringar se tenait assis en face de lui de lautre ct du foyer.

Le visage de labb tait encore tir et gris de fatigue, et ses yeux profondment enfoncs dans les orbites semblaient un peu creux. Les deux hommes en taient venus se connatre trs bien et staient accoutums navoir pas de secrets lun pour lautre pour le plus grand bien de lordre et de lAngleterre, sentretenant chaque fois quils apprenaient quelque chose de nouveau ou de vraisemblable. Ils ne staient jamais demand sils partageaient les mmes opinions. Leur domaine tait trs diffrent, ne se recoupait pas, mais leur sens de la discipline tait le mme, ce quils reconnaissaient implicitement.

Lvque navait gure le choix, dit simplement Hugh. Il nen avait mme pratiquement aucun, avec le roi de nouveau libre et limpratrice repousse au fin fond de lOuest, aprs avoir presque tout perdu dans le reste de lAngleterre. Jimagine quil devait tre dans ses petits souliers et je ne sais pas comment je me serais tir dune telle situation sa place. Que celui qui na jamais pch lui jette la premire pierre. Moi, je men garderai bien.

Et moi de mme. Mais on aura beau dire, ce nest pas un spectacle difiant. Aprs tout, il y a des gens qui nont jamais tourn casaque, que le sort leur ait t favorable ou contraire. Il faut pourtant reconnatre que le lgat avait bel et bien reu la lettre du pape, quil nous a lue en assemble plnire, lui reprochant de navoir pas remu ciel et terre pour obtenir la libration du roi, et le pressant de sy consacrer dabord et avant tout. Qui oserait stonner quil lait exploite au maximum? En outre, le roi est venu en personne. Il est entr dans la grande salle et il sest plaint officiellement de tous ceux qui lui avaient jur fidlit, avant de le laisser moisir en prison, et qui ont bien failli le tuer.

Et ensuite, il sest rassis, et il a laiss son frre utiliser toute son loquence pour chapper ses reproches, dit Hugh avec un sourire. Il a cet avantage sur sa cousine et rivale. Lui sait quand il faut montrer de la clmence et oublier, ce qui est loin dtre son cas elle.

Oui, daccord. Mais a navait rien dagrable entendre. Lvque Henri sest charg de sa propre dfense. Il a reconnu franchement quil navait pas eu dautre solution que de prendre les choses comme elles venaient et de recevoir limpratrice. Il a prtendu avoir agi au mieux, mais quelle navait tenu aucune de ses promesses, quelle avait outrag tous ses sujets, et guerroy contre lui pour le tuer. En conclusion, il a de nouveau jur que lEglise serait fidle au roi Etienne, et il a adjur tous les hommes bien ns et de bonne volont de le servir. Il a mme prtendu, ajouta labb tristement, aprs rflexion, quil navait pas t inactif dans la libration du roi. Et il a chass du giron de lEglise tout ce qui continuerait porter les armes contre lui.

A ce quil parat, il a aussi mentionn limpratrice en tant que comtesse dAnjou, ajouta Hugh tout aussi schement. Titre quelle dteste, car humiliant par rapport sa naissance et son rang du fait de son premier mariageelle est quand mme fille de roi et veuve dempereur, et on la rduit maintenant un nom emprunt un second mari ni trs tendre, ni trs aim. Geoffroi dAnjou lui tait en tout point infrieur, sauf en ce qui concerne le talent, le bon sens et lefficacit. Aprs tout, il sest born donner un fils Mathilde. Et on ne saurait gure douter de lamour quelle porte au petit Henri.

Il ny a pas eu une seule voix pour slever contre cela, mentionna labb presque ngligemment. Sauf un envoy de la dame en question qui na pas eu plus de succs que celui qui a parl la dernire fois au nom de lpoque du roi Etienne. Enfin, au moins, celui-l na pas t attaqu par des assassins en pleine rue.

Inluctablement, ces deux conciles de lgats, celui davril et celui de dcembre, staient mutuellement renvoy leur image comme dans leau glaciale, indiffrente, dun miroir, puisque le destin avait dabord souri un camp, puis lautre, et repris de la main gauche ce quil avait donn de la droite. Il ntait pas exclu que dautres revers de fortune se produisent avant que le bout du tunnel soit en vue.

Nous voil revenus au point de dpart, constata labb, sans gure de perspectives encourageantes aprs ces mois de souffrances. Que va faire le roi maintenant?

Jespre en savoir plus pendant les ftes de Nol, dit Hugh, se levant pour prendre cong. Car moi aussi, je suis convoqu, pre. Comme vous. Sa Majest veut runir tous ses shrifs la cour, Canterbury, o il clbrera la Nativit, pour que nous lui rendions nos comptes. Et moi dans le lot, en tant que shrif, faute de mieux. Comment il mettra sa libert profit, mystre. Il parat quil est en bonne sant et trs dcid, mais cela ne tire gure consquence. Je ne saurais non plus vous dire ce quil compte faire de moicest ce que je dcouvrirai en temps voulu.

Je gage, mon fils, quil sera assez raisonnable pour tout laisser en ltat. Car ici, au moins, nous avons maintenu lordre dans la mesure du possible, et si on juge laune de ce malheureux royaume, ce comt ne se porte pas si mal, tant sen faut. Je nen crains pas moins que, quelle que soit la dcision quil prendra, cela npargne pas lAngleterre de nouveaux combats et de nouveaux malheurs. Et je ne vois gure comment vous et moi y pourrions quelque chose.

Eh bien, si on ne peut pas donner la paix lAngleterre, dit Hugh, avec un petit sourire en coin, tchons au moins dagir au mieux tous les deux pour le bien-tre de Shrewsbury.

Aprs le dner au rfectoire, frre Cadfael traversa la grande cour, contourna la masse sombre, paisse de la haie de buis, dont il remarqua quelle se dgarnissait et quelle tait prte pour un dernier lagage avant que les grands froids interrompent sa croissance, et ensuite pntra dans les jardins humides. Les roses dgingandes se balanaient hauteur dhomme sur leurs tiges graciles, dpourvues de feuilles, et continuaient rpandre une lumire et une vie irrsistibles. Un peu plus loin, il y avait son propre jardin plant de simples, mur, silencieux, avec tous ses petits parterres carrs qui commenaient dj leur hibernation; il restait encore des pieds de menthe raides comme des baguettes, des buissons de thym tout aplatis contre le sol, afin de protger les feuilles qui sattardaient, et il flottait, malgr la saison, une odeur lgre des parfums de lt. Un peu comme un souvenir, comme lmanation qui schappait par la porte ouverte de son atelier o des bouquets dherbes sches taient accrochs labri, lauvent et aux poutres, mais sans aucun doute, ces manifestations mineures et enttantes de la bienveillance divine, prsent ges et fatigues, nattendaient que le printemps pour retrouver toute leur vigueur et leur jeunesse. Chacune de ces herbes tait semblable au beau phnix, preuve visible par excellence que la vie ne sarrte jamais.

A labri du mur lair tait doux et calme, comme dans un sanctuaire. Cadfael sassit sur le banc de son atelier, en face de la porte ouverte, et se prpara tranquillement utiliser sa demi-heure de repos licite mditer plutt qu sassoupir. La matine lui avait amplement fourni matire rflexion, et ctait ici, dans son petit royaume, quil y parvenait le mieux.

Voil donc, se dit-il, le nouveau prtre de Sainte-Croix. Mais pourquoi, diable, lvque de Winchester aurait-il t jusqu leur donner un des clercs de sa propre maison, quelquun quil estimait par-dessus le march et qui, de surcrot, possdait les qualits remarquables de son matre, quil soit n avec ou quil les ait acquises en imitant son seigneur vnr? A moins que Winchester ne soit devenu trop petite pour deux personnalits dexception, pleines de fiert et de confiance en soi, et quil nait t que trop heureux de se sparer de lui? Ou bien encore le lgat, aprs lhumiliation davoir d publiquement faire amende honorable deux fois la mme anne et le coup svre que cela avait port son prestige, avait peut-tre jug bon de profiter de loccasion pour se rapprocher de ses vques et abbs en prenant un intrt paternel leurs besoins divers, histoire de les flatter et de renforcer ainsi une allgeance chancelante. Ctait fort possible, et sassurer le soutien dun homme de la trempe de Radulphe valait bien le sacrifice dun clerc, tout valable quil ft. En tout cas, une chose tait sre, conclut fermement Cadfael, labb ne se serait jamais prt une telle manuvre sil navait pas t convaincu que lhomme conviendrait parfaitement pour le poste.

Pour mieux rflchir, il avait ferm les yeux; confortablement adoss la cloison de bois, les chevilles croises, les mains dans les manches de son habit, il bougeait si peu que le jeune homme qui approchait sur les cailloux du sentier le crut endormi. Tromp par une immobilit si parfaite chez un homme veill, il ntait pas le premier commettre cette erreur avec frre Cadfael. Ce dernier lentendit arriver, malgr sa dmarche feutre et prudente. Il ne sagissait pas dun moine, les serviteurs lacs ntaient pas lgion et avaient rarement loccasion de venir ici. Et sils avaient besoin de le voir, ils ne prendraient pas autant de prcautions. Et puis, lhomme ne portait pas de sandales, mais des vieilles chaussures patines par lusage, sur lesquelles il tait sr de marcher silencieusement. Il fallait reconnatre quil y parvenait presque, mais voil, Cadfael avait loue fine dune bte de la fort. Les pas sarrtrent devant la grande porte ouverte, et pendant un bon moment il y eut un silence complet. II mtudie, songea Cadfael. Oh! je sais bien ce quil voit, dfaut de savoir ce quil en pense: un homme dune bonne soixantaine, encore solide au poste, sauf quelques raideurs dans les articulations, frquentes cet ge, vigoureusement bti, avec un visage camus, des cheveux bruns et raides, parsems de grisqui auraient besoin dun bon coup de ciseaux, au fait!, autour dune tonsure expose tous les temps depuis tant annes. Il me soupse, mvalue en prenant tout son temps.

Jai peut-tre lair dun bouledogue, dit-il aimablement, en ouvrant les yeux, mais il y a bien longtemps que je nai mordu personne. Entre donc, naie pas peur.

Cette faon vive et inattendue de souhaiter la bienvenue, loin dattirer le visiteur lintrieur, le fit reculer, fort surpris. Il resta immobile, dans la lumire de midi, en pleine vue. Il tait jeune, srement pas plus de vingt ans, de taille moyenne, mais trs bien constitu; il tait vtu dun haut-de-chausses frip, dune couleur terne, indtermine, de chaussures de cuir tout rafles, aux talons trs fatigus, une cotte marron fonc un peu plus claire aux coudes, l o elle frottait contre les flancs; une corde effiloche lui servait de ceinture et il avait un manteau court avec une capuche rejete sur les paules. Sa chemise de toile grossire, dlace, souvrait au cou, et les manches de sa cotte, trop courtes pour lui, montraient un poignet ple au-dessus de deux solides mains brunes. Bref, un jeune homme rbl, solide comme un roc, soffrait au regard, et quand il fut revenu de sa surprise, le long silence approbateur sembla plus le rassurer que le mettre mal laise, car il y eut une tincelle bien visible dans son regard et un sourire irrsistible erra sur sa bouche.

A la loge, on ma demand de venir ici, dit-il trs respectueusement. Je cherche un moine du nom de Cadfael.

Il avait une voix chaude, au registre agrablement grave, dont la rsonance saffirmait pleine de vitalit; pour le moment il sefforait de se montrer soumis, et on sentait que dans sa bouche cette rserve ne lui tait pas vraiment familire. Une masse de boucles chtain clair en bataille encadrait une belle tte bien porte sur un cou lgant; et ce visage, qui se donnait tant de mal pour jouer le paysan innocent intimid devant un suprieur, prsentait des joues et un menton ronds et jeunes mais lossature volontaire, et il tait ras de prs comme il convient un colier digne de ce nom. Bref, un visage sans malice, sauf celle quil tentait de dissimuler et qui clairait ses yeux marron clair, changeants et vifs comme leau des tourbires qui passe sur les galets o donne le soleil; les prunelles resplendissaient des teintes vertes et brunes dun bel automne. Impossible de dissimuler cet clair joyeux. Pareil angelot ne pouvait emporter la conviction quendormi, srement pas quand il avait les yeux ouverts.

Ne cherche plus, tu las trouv, dit Cadfael. Et toi, je suppose que tu es le jeune homme qui est venu avec le prtre et qui veut travailler avec nous pour le moment.

Il se redressa et se leva sans hte. Ils taient peu prs de la mme taille. Le regard du garon dansait comme leau dune rivire, dans la lumire scintillante du soleil.

Quel est le nom que ta mre ta donn, mon garon?

N... nom?

Il bgayait? a alors! Et un battement de paupires soudain et nerveux voila un instant son regard brillant. Ce fut le premier signe de malaise que Cadfael dtecta en lui.

Benot, je mappelle Benot. Ma tante Diota est veuve. Son mari, John Hammet, tait un brave homme, palefrenier chez lvque du Winchester, et quand il est mort Son Emincnce a plac ma tante chez le pre Ailnoth. Cest comme a quon sest retrouvs ici. Ils se connaissent depuis trois ans et plus. Je lui ai demand de me laisser les accompagner pour voir si je pouvais trouver du travail pas trop loin delle. Je nai gure de qualification, mais ce que je ne sais pas, je peux lapprendre.

Voil quil tait lanc, prsent, et plus trace de bgaiement; il avait mis un pied dans latelier, passant de lclat de midi lombre de la pice, ce qui attnua quelque peu la lumire prilleuse quil rpandait.

Il parat que vous pouvez trouver memployer ici, dit-il dune voix vibrante, quil tenta de rendre plus humble. Dites-moi ce que je dois faire et je le ferai.

Voil ce que jappelle une attitude louable, reconnut Cadfael. A ce quon ma dit, tu vas vivre avec nous dans la clture. O ta-t-on log? Chez les serviteurs lacs?

Nulle part encore, rpondit le garon dont la voix reprenait prudemment son timbre naturel. Mais on ma promis un lit ici mme. Je ne tiens pas vraiment habiter chez le cur. Il y a quelquun de la paroisse qui soccupe de son lopin de terre, on na donc pas besoin de moi l-bas.

Eh bien, ici ce nest pas le cas, sexclama Cadfael, car, avec le dfrichage quil faudrait terminer avant les grands froids et la demi-douzaine darbres fruitiers quil y a tailler dans le petit verger avant Nol, je ne sais plus o donner de la tte! Frre Bernard aura sans doute besoin dun coup de main pour labourer sur la Gaye, cest l que nous avons nos jardins principaux, au dbut tu sera un peu gn par la configuration du terrain, mais tu ty feras trs vite. Mais je veillerai ce que tu restes ici tant que le gros du travail ne sera pas achev. En attendant, viens voir un peu ce quil y a pour toi entre ces murs.

Benot avait pntr de quelques pas lintrieur de la cabane. Il regardait autour de lui avec curiosit, voire un certain effarement, les pots et les flacons qui remplissaient les tagres de frre Cadfael, les bouquets bruissants dherbes sches qui frmissaient lgrement au-dessus de sa tte, sous leffet de la brise qui pntrait par la porte ouverte, les petites balances de cuivre, les trois mortiers, lunique chaudron vin qui bouillonnait doucement, les petites cuelles de bois pleines dherbes mdicinales, et un tas de minuscules pastilles blanches sur une dalle de marbre. Bouche be, lil rond, il navait rien besoin de dire. Cadfael sattendait presque le voir se signer, tout hasard, devant ces mystres lourds de menaces, mais Benot nalla pas jusque-l. Et cest tant mieux, se dit Cadfael, amus, sur le qui-vive, car jaurais eu un peu de mal y croire.

a aussi, a sapprend, si on sy met srieusement, dit-il dun ton bref, mais a te prendra quelques annes. Ce sont de simples mdicamentsDieu a fait tous les ingrdients qui les composent, il ny a rien de sorcier l-dedans. Mais commenons par le plus urgent. Il y a un bon arpent de potager bcher, et une petite montagne de fumier tendre au pied des arbres et sur les parterres de roses. Et plus vite on sy mettra, plus vite on en aura termin. Viens voir!

Le garon lui embota le pas assez volontiers, observant tout avec intrt de son regard vif et brillant. Cadfael lui montra par le menu tout ce quil y avait faire, ce qui ne sembla pas de nature effrayer Benot qui rclama incontinent des outils pour commencer sans plus attendre. Cadfael lui indiqua o ils se trouvaient, sans omettre de lui donner des sabots pour lui viter des blessures.

Ainsi quip, Benot se mit au travail avec circonspection daprs les indications indispensables que lui donna Cadfael.

Ce dernier laissa son acolyte se dbrouiller seul jusquau moment de se prparer pour vpres. Personne naime les inspecteurs des travaux finis. Il fut impressionn par la tche quavait abattue le garon, mme sil avait commis quelques maladresses au passage. Aussi tait-il un peu sur la dfensive quand il vit arriver Cadfael.

Jai abm le tranchant de la bche contre une pierre, dit-il, mais jai vu un marteau dans latelier et je vais arranger cela. Je comptais faire encore deux ranges avant ce soir, ajouta-t-il.

Mon fils, dit Cadfael enthousiaste, tu en as fait beaucoup plus que je ne my attendais. Quant la bche, le tranchant en a dj t rpar trois fois, et je sais quil faudra bientt recommencer. Si tu penses quelle peut encore tenir, alors vas-y, donne-lui un bon coup de marteau. Mais pour le moment il suffit, fais un brin de toilette et allons vpres.

Benot arrta de contempler les marques sur le tranchant, se rendant compte quil sagissait dune manire de compliment, et il eut le sourire le plus large et le moins mfiant que Cadfael et jamais vu, cependant quune lueur traversait son regard clair comme un torrent de montagne.

Alors, a va? demanda-t-il, partag entre le plaisir pur et simple et une subtile impudence, tout fier de lnergie quil avait dploye.

Cest pratiquement la premire fois que jai une bche entre les mains, ajouta-t-il avec une honntet un peu volontaire.

Tu men diras tant! sexclama Cadfael, trs srieux, examinant les mains du garon qui dpassaient un peu trop de ses manches. Je ne men serais jamais dout.

Avant, dit Benot dun ton un peu prcipit, je moccupais surtout...

De chevaux, je sais! Mais cest en forgeant quon devient forgeron, tu connais lexpression. Oui, a ira.

Cadfael se rendit vpres, gardant en mmoire la silhouette dsinvolte de son nouvel aide qui sen allait grands pas galiser au marteau le bord tranchant de la bche, tendant loreille pour saisir le refrain, de caractre assez peu liturgique, que sifflait le garon, tout en frappant du pied pour en marquer la cadence.

On a install le pre Ailnoth dans sa cure ce matin, dit Cadfael, qui revenait tout juste de la crmonie, le matin du second jour. a ne te disait rien dtre l?

Moi? dit Benot se redressant, appuy sur sa bche, innocent et surpris. En quel honneur? Jai du travail ici, et il est assez grand pour se dbrouiller tout seul. Je ne le connaissais pratiquement pas avant que nous venions ici. Pourquoi? Tout sest bien pass.

Oh! pour a oui, tout sest bien pass! Son sermon a peut-tre t un peu brutal pour des pauvres pcheurs, murmura Cadfael, plutt mditatif. Il a sans doute voulu se montrer ferme ds le dbut. On peut se montrer moins dur aprs, quand le cur et ses ouailles se connaissent mieux et savent quoi sen tenir. Cest toujours dlicat pour quelquun de jeune, tranger de surcrot, de succder un vieillard qui connat les ficelles. On est laise dans des vieux souliers, les nouveaux blessent un peu. Mais avec le temps, les jeunes vieillissent et apprennent sadapter.

Il semblait que Benot ait manifest une rapidit singulire pour parvenir interprter les propos de son nouveau matre. Il resta immobile, fixant Cadfael avec un lger froncement de sourcils, penchant sur le ct sa tte aux cheveux boucls, plissant son front lisse avec une gravit inhabituelle, comme sil se trouvait brusquement confront une question imprvue laquelle il aurait d rflchir depuis longtemps si des proccupations entirement diffrentes ne lavaient pas absorb.

Tante Diota est chez lui depuis plus de trois ans, dit-il aprs rflexion. Pour autant que je sache, elle na jamais eu se plaindre de lui. Je nai eu loccasion de lapprocher que pour venir ici, et je lui ai t reconnaissant de me prendre avec lui. Ce nest pas le genre dhomme avec qui un domestique comme moi peut se sentir laise, mais jai tenu ma langue et obi ses ordres. Il sest plutt bien comport mon gard. Mais ici, il se lance dans quelque chose de nouveau, tout comme moi, poursuivit-il, sa vivacit lui revenant comme une bourrasque de vent douest, balayant tous ses doutes. Il y a pourtant une diffrence: lui cherche simposer dentre de jeu alors que moi je prfre agir en douceur; cest plus raisonnable. Laissez-le tranquille et il reviendra de meilleurs sentiments.

Il y avait certes du vrai l-dedans, un nouveau venu doit fournir un effort pour trouver sa place dans un endroit quil ne connat pas; il faut lui laisser le temps de respirer et celui dcouter les autres respirer. Cadfael nen retourna pas moins inquiet son travail, se rappelant une homlie fort loquente qui tenait la fois dun rve frntique et du Jugement dernier, commenant avec lair pur dun paradis quasiment inaccessible et se terminant par la description dun enfer extrmement raliste:

... cet enfer qui est une le jamais entoure par quatre mers, dragons gardant les damns: la mer de lamertume dont chaque vague cause une brlure plus terrible que les feux du continent infernal lui-mme; la mer de la rvolte o chaque effort du fugitif, nageur ou rameur, le rejette dans les flammes; la mer du dsespoir o sombre toute barque, o tout nageur coule comme une pierre; la mer du repentir enfin, forme de toutes les larmes de tous les damns par laquelle seuls quelques rares lus peuvent schapper, puisquune larme unique de Notre Seigneur sur les pcheurs est tombe jadis dans locan de feu et la apais et rendu plus doux pour ceux qui parviennent la perfection du remords.

De la piti, oui, mais une piti troite, effrayante, songea Cadfael, remuant une spatule dans un baume pour la poitrine des vieillards de linfirmerie, trop humains et faillibles comme lui, et qui ne seraient plus longtemps de ce monde. Sagissait-il mme de piti?

CHAPITRE TROIS

Le premier petit nuage se montrer dans le ciel serein de la Premire Enceinte apparut quand Aelgar, qui cultivait depuis toujours le bout de terrain du prtre et soccupait du taureau et du sanglier de la paroisse, vint porter plainte devant Erwald, qui tait prvt de la Premire Enceinte. Manifestant plus dinquitude que desprit de rbellion, il se plaignait de ce que son nouveau matre se serait demand si son serviteur tait libre ou serf. En effet, un lopin de terre situ assez loin dans les champs tait lobjet dun litige bnin lpoque de la mort dAdam, et il ny avait pas eu daccordpour dterminer qui il appartenaitentre le plaignant et le cur quand ce dernier mourut. Sil avait survcu, il y aurait eu un arrangement lamiable, car Adam navait rien dun homme avide, et de par sa mre la position dAelgar tait plutt solide. Mais le pre Ailnoth, dune exactitude inflexible, avait dclar tout net que si laffaire passait en jugement et, qui plus est, arrivait devant le tribunal du roi, Aelgar naurait aucune chance puisquil ntait pas libre mais serf.

Tout le monde sait bien, dit Aelgar, trs agit, que je suis libre et que je lai toujours t, mais il prtend que je suis dorigine serve car mon oncle et mon cousin ont une petite terre au manoir de Worthin quils tiennent par service coutumier, et que cest une preuve. Cest vrai que le frre cadet de mon pre, ne possdant pas de terre, a t trop heureux de prendre celle-l quand elle sest trouve libre; il a accept de la travailler pour le chtelain, mais a nempche pas quil est n libre, comme toute ma famille. Ce nest pas que je veuille le priver de ce terrain, lui ou lEglise, si le lopin lui appartient vraiment, mais sil allait affirmer devant un juge que je suis serf et non libre, jaurais bonne mine!

Allons donc! scria Erwald pour le rassurer. Il ny a rien craindre, il perdrait tous les coups. Et pourquoi voudrait-il te causer du tort? Il tient ce que la loi soit respecte la lettre, mais a ne va pas plus loin, tu verras. Et puis chaque habitant de la paroisse tmoignerait en ta faveur, voyons. Je le lui dirai et il entendra raison.

Mais lhistoire stait rpandue partout avant la tombe de la nuit.

Le ciel serein fut une deuxime fois lgrement troubl quand un gamin avec une belle corchure la tte finit par reconnatre, entre deux sanglots et deux reniflements, quavec quelques autres garons de son ge il stait livr une partie de ballon passablement tapageuse contre le mur de la maison du curmur aveugle, dpourvu de fentre, parfaitement adapt cette circonstanceau cours de laquelle ils ne staient naturellement pas montrs particulirement discrets. Mais a ntait pas la premire fois, et le pre Adam stait toujours content de les menacer gentiment du doigt, de leur sourire et, en fin de compte, de les chasser comme de vulgaires poulets. Cette fois une haute silhouette noire tait sortie en trombe de la maison, les vouant aux gmonies et brandissant un grand bton; ils avaient eu beau dtaler toutes jambes, ils navaient pu sen tirer sans dommage. Deux ou trois avaient des bleus montrer en guise de tmoignage, et le malheureux ici prsent avait pris un coup sur le crne qui lui avait fait voir trente-six chandelles et valu une plaie qui saigna abondamment un bon moment, comme souvent dans ce genre de blessures.

Je sais, ces gamins sont parfois de vrais diables, confia Erwald Cadfael aprs quon eut calm et pans lenfant et que sa mre, indigne, leut remmen la maison. Cela a bien d nous arriver vous et moi de leur botter les fesses ou de leur flanquer une taloche. Mais de l les frapper avec cette grande canne quil a toujours, il y a une marge.

Il sagissait peut-tre dun geste involontaire, dict par lmotion, dit Cadfael. Mais je ne pense pas quil ait avec ces gosses la patience du pre Adam. Ils seraient bien inspirs dapprendre se tenir distance respectueuse, ou dtre polis en sa prsence.

Il apparut trs vite que ctait galement lavis des garons; il ny eut plus de jeux bruyants prs de la petite maison du bout de la ruelle et, quand ils voyaient la haute silhouette toute de noir vtue passer sur la Premire Enceinte, avec son manteau qui volait comme les ailes dun corbeau au rythme de sa dmarche imptueuse, les enfants se dispersaient aux quatre vents, mme sils navaient rien se reprocher.

Nul naurait certes pu dire que le pre Ailnoth ngligeait ses devoirs. Il respectait scrupuleusement les heures canoniales et rien ni personne ne laurait interrompu quand il disait la messe; ses sermons navaient rien de trs agrable, il clbrait les offices avec rvrence, visitait les malades, morignait les pcheurs rcidivistes. Le rconfort quil apportait aux malportants tait froid pour ne pas dire glacial, et les pnitences quil imposait ses ouailles plus lourdes quelles nen avaient lhabitude, mais tout ce que sa cure requrait de lui tait fait. Il prenait aussi un soin jaloux de tous les bnfices auxquels son poste lui donnait droit, dme et labourage, tel point quun de ses voisins dont les champs jouxtaient les siens se plaignit quon lui avait demi labour un bout de terre, ce dont Aelgar se dfendit en disant quil avait reu lordre de labourer au plus prs, car gaspiller du terrain tait un crime.

Les quelques garons qui avaient commence apprendre les rudiments de lalphabet avec le pre Adam, et qui continuaient sinstruire sous son successeur, montrrent de moins en moins dassiduit, et dirent leurs parents, loreille basse, quils taient battus la moindre erreur, alors quand il sagissait dun manquement srieux...

Il ne fallait pas leur laisser la bride sur le cou, commena frre Jrme avec hauteur, comme du temps du pre Adam. Au lieu de leur paratre normale, ils considrent une saine autorit comme un malheur. Que dit la Rgle ce sujet? Si des garons ou des jeunes gens ne peuvent comprendre quel point lexcommunication est un chtiment grave, on les en punira en les condamnant jener ou tre svrement fouetts, dans leur propre intrt. Le cur les traite exactement comme il le faut.

Je narrive pas croire que se tromper sur lalphabet soit une faute intentionnelle, rtorqua frre Paul, sinsurgeant en faveur de gamins pas plus vieux que ceux dont il tait responsable. Cela supposerait une mauvaise volont dlibre; ces petits rpondent de leur mieux, ils essaient seulement de bien travailler.

La faute, dit Jrme pompeusement, rside dans la ngligence et linattention cause desquelles leurs rponses sont imparfaites. Ceux qui coutent avec diligence seront capables de rpondre sans commettre derreur.

Pas quand ils ont dj peur, rpliqua frre Paul dun ton sec, et il coupa court la discussion, craignant de ne pouvoir se contrler.

Jrme avait le chic pour que son visage vertueux devnt une cible, et Paul, qui comme beaucoup dhommes grands et forts pouvait se montrer tonnamment gentil envers des gens sans dfense, comme les plus jeunes de ses lves, navait que trop conscience des dgts que ses poings pourraient causer un adversaire de sa taille, plus forte raison un gringalet comme Jrme.

Il scoula plus dune semaine avant que laffaire narrivt aux oreilles de labb Radulphe, et mme alors ce fut une plainte dimportance relative qui mit tout en branle. En effet, le pre Ailnoth avait publiquement accus Jordan Achard, le boulanger de la Premire Enceinte, de livrer du pain qui ne faisait pas le poids normal, et Jordan, bless juste titre dans son orgueil professionnel, entendait bien se disculper tout prix.

Et il a de la chance, dit Erwald le prvt du fond du cur, le voil accus du seul dlit dont chacun sur la Premire Enceinte est prt jurer quil est innocent, car il donne la mesure quil faut; il la toujours fait, cest mme le seul domaine o il se montre irrprochable. Si on lavait accus dtre le pre dun ou deux btards ns depuis peu, il aurait eu intrt filer doux. Mais son pain est bon et il ne triche jamais sur la quantit. Que le prtre ait pu se tromper ce point, je nen reviens pas. Mais Jordan est fou de rage, et il nest pas du genre tenir sa langue. Il pourrait mme bien parler pour dautres qui eux y regarderaient deux fois.

Cest ainsi que le prvt de la Premire Enceinte, soutenu par Jordan le boulanger et un ou deux autres notables de la paroisse, vint solliciter dtre reu par labb Radulphe en plein chapitre le dix-huitime jour de dcembre.

Je vous ai demand de venir me parler en priv, murmura labb quand, sur sa prire, ils leurent suivi dans le parloir de ses appartements, de manire que les tches quotidiennes de mes moines nen souffrent pas. Car il semble que vous ayez beaucoup me dire, et je tiens ce que vous puissiez parler librement. A prsent, jai tout mon temps. Matre prvt, je suis tout oue. Je dsire tout comme vous que la Premire Enceinte soit heureuse et prospre.

Le fait mme quil se soit servi courtoisement du titre auquel Erwald navait aucun droit avait valeur dencouragement et fut compris comme tel.

Pre abb, commena aussitt Erwald, nous sommes venus vous car nous sommes assez mal en point sous la frule de notre nouveau cur. Le pre Ailnoth a ses obligations lglise quil accomplit fidlement, rien dire l-dessus. Mais quand il nous visite dans la paroisse, ses faons dagir ne nous plaisent gure. Il a remis en cause le statut dAelgar qui travaille pour lui, se demandant sil tait serf ou libre, sans nous poser aucune question nous qui savons bien que cest un homme libre. Il a aussi forc Aelgar cultiver une partie des terres de son voisin Eadwin, sans que ce dernier en ait t inform ni sans rien lui demander. Il a accus matre Jordan ici prsent de tricher sur la quantit, alors que nous savons tous que cest faux. Nul nignore que Jordan donne bon pain et bonne mesure.

Cest vrai, dit Jordan avec emphase. Je loue mes fours labbaye, cest sur vos terres que je travaille, vous me connaissez depuis des annes et savez que je suis fier de ce que je fabrique.

Et cest parfaitement justifi, acquiesa labb. Votre pain est excellent. Continuez, matre prvt, jimagine que a nest pas tout.

En effet, monseigneur, poursuivit Erwald, trs grave prsent. Vous tes peut-tre au courant de la svrit avec laquelle Ailnoth traite ses lves. Il se comporte exactement de la mme faon avec les garons de la paroisse, la moindre incartade, chaque fois quil en voit plusieurs ensemble, et les jeunes sont capables de se conduire dune manire irrflchie, cest bien connu. Il nest pas avare de ses coups, pas assez; il sest montr brutal sans aucune raison, notre point de vue en tout cas. Les enfants ont peur de lui. Ce nest pas bon, mme si certains manquent de patience avec les gosses. Mais les femmes aussi ont peur. Il dit des choses si terribles dans ses sermons quelles se voient dj en enfer.

Il ny a pas de raison cela, objecta labb, moins de se sentir lme charge de pchs. Et il ne me semble pas y avoir de si grands pcheurs dans la paroisse.

Non, monseigneur, mais les femmes sont sensibles et seffrayent facilement. Elles cherchent les fautes quelles ont bien pu commettre, mme leur insu. Elles narrivent plus distinguer le bien du mal, et elles nosent plus respirer sans se demander si cest bien ou pas. Mais il y a plus grave.

Jcoute, dit labb.

Il y a. Excellence, un pauvre diable du nom de Centwin, cest quelquun de trs bien et, il y a quatre jours, sa femme Elen a mis au monde un petit garon trs faible. Il tait prs de midi quand le bb est n; le pauvre tait si mal en point et si petit quon voyait bien quil ne tarderait pas mourir. Centwin sest prcipit chez le cur et lui a demand instamment de venir baptiser lenfant avant quil soit trop tard afin quil puisse aller en paradis. Le pre Ailnoth lui a rpondu par personne interpose quil tait en oraison et quil ne pouvait se dplacer avant davoir fini de clbrer la messe. Centwin la suppli tant et plus, mais il na pas voulu interrompre ses prires. Et quand il a fini par arriver, pre, le bb tait mort.

Le bref silence glacial qui suivit sembla assombrir la pice et les boiseries dune ombre menaante.

Et, pre, il a refus de len terrer chrtiennement puisquil ntait pas baptis. Il a prtendu que laccs du cimetire lui tait interdit, mais quil prierait pour lui de son mieux ses funrailles, cest--dire devant une tombe hors de lenceinte consacre. Je peux vous montrer lendroit.

Il tait dans son droit, souffla labb avec une infinie lassitude.

Son droit? Et lenfant, il nen a pas de droit? Si le prtre tait venu quand il fallait, le problme ne se serait pas pos.

Il tait dans son droit, reprit Radulphe inexorable, mais profondment choqu. Loffice est sacro-saint.

Comme lme dun nouveau-n, objecta Erwald, loquent autant quimpitoyable.

Je sais bien. Et Dieu nous entend, vous et moi. On peut envisager des exceptions. Si vous avez autre chose dire, allez-y, il faut vider labcs.

Il y avait une jeune fille de la paroisse, Excellence. Eluned, une beaut. Elle ntait pas comme les autres, aussi sauvage quune bte de la fort. Tout le monde la connaissait et savait quelle navait jamais caus de tort personne, sauf elle-mme. De temps en temps, elle sen allait avec untel ou untel mais elle revenait toujours, aussi angoisse que quand elle tait partie, en larmes. Elle se confessait et jurait de samender. Et elle tait sincre! Seulement elle tait incapable de tenir sa parole ds quun garon la regardait en soupirant... Le pre Adam la reprenait toujours, la confessait, lui imposait une pnitence avant de labsoudre. Il savait que ctait plus fort quelle. Et elle tait tellement gentille avec les hommes, les enfants, mme les animauxtrop gentille en vrit!

Labb resta immobile, silencieux, sattendant ce qui allait suivre.

Le mois dernier, elle a eu un enfant. Aprs la dlivrance, quand elle a t mieux, elle est venue comme toujours, folle de honte, pour se confesser. Mais le cur na pas voulu en entendre parler. Il lui a lanc en pleine figure quelle avait maintes reprises promis de samender, ce qui tait vrai, mais sans aucun effet et pourtant... Il a refus de lui donner une pnitence (parce quelle navait jamais tenu sa parole), de mme que labsolution. Et quand elle sest humblement prsente lglise pour entendre la messe, il la flanque dehors et lui a ferm la porte au nez. Et attention, haute et intelligible voix, devant tout le monde.

Que lui est-il arriv? demanda labb, aprs un long et profond silence, car il lui semblait bien quon parlait delle au pass, comme dune crature doutre-tombe.

On la retrouve dans ltang du moulin, Excellence. Heureusement pour elle le courant lavait entrane jusqu la rivire. Ceux qui lont repche taient de la ville. Ne la connaissant pas, ils lont emmene dans leur propre paroisse et le prtre de Saint-Chad la mise en terre. Comme on ne savait pas au juste dans quelles circonstances elle stait noye, on a cru quil sagissait dun accident.

Bien entendu, chacun savait exactement quoi sen tenir. Un regard, une intonation, il nen fallait pas plus. Le dsespoir est un pch mortel. Mais quadviendra-t-il de ceux qui le provoquent?

Laissez-moi moccuper de tout cela, dit labb. Je parlerai au pre Ailnoth.

Le beau visage austre, allong, qui soutenait le regard de labb Radulphe de lautre ct de son bureau du parloir, aprs la messe, ne portait aucune trace de culpabilit, dinquitude, ou de manque dassurance. Lhomme se tenait trs droit, immobile, tranquille, les mains jointes et les traits imperturbablement calmes.

Si je puis me permettre, pre abb, les mes de mes ouailles ont t longtemps ngliges, leur grand dam. Le jardin est plein divraie qui touffe et tue le bon grain. Jai prt serment dagir au mieux afin que la rcolte soit bonne, cest mon devoir et je compte my tenir.

Je nai pas dautre choix. Si lon pargne lenfant, cest lhomme qui en ptira. En ce qui concerne la terre dEadwin, on ma montr que javais dplac la borne de son champ. Ctait une erreur, je lai rpare. Jai replac la pierre et dlimit mon terrain en fonction de cette donne. Je ne voudrais pour rien au monde priver quiconque dune parcelle de terre lui appartenant.

Ctait trs certainement vrai, et ce scrupule sappliquait tout autant largent. Mais il ne se laisserait pas non plus dpouiller, si peu que ce soit, de ce qui tait lui. La justice dans toute sa rigueur tait sa seule rfrence.

Je ne me sens gure concern par un petit bout de terrain, objecta schement labb, mais quand il sagit de nos frres humains, cest tout diffrent. Aelgar, votre serviteur, est n libre; cest encore le cas aujourdhui pour son oncle et son cousin, et sils dcident de porter laffaire devant les tribunaux, tout le monde tombera daccord l-dessus. Ils ont accept un service coutumier, nest-ce pas, en change dun lopin de terre, ce qui ne porte aucun prjudice la libert de quiconque, pas plus que quand on paie en bon argent.

Cest ce qui est ressorti aprs enqute, rpondit Ailnoth impassible. Et je le lui ai dit.

Cela me parat normal. Mais il et peut-tre mieux valu vous renseigner dabord et accuser ensuite.

Aucun homme juste ne devrait se formaliser dun recours en justice, Excellence. Je ne connais rien de ces gens. On ma parl de la terre tenue par sa famille, et quils la travaillaient comme des serfs. Je me devais de dcouvrir la vrit et il ma paru normal de madresser dabord lintress lui-mme.

Il y avait du vrai l-dedans... dfaut de bont. Il avait apparemment reconnu avoir eu tort, preuves lappui, avec la mme intgrit froide. Mais comment se comporter: quand un tel homme est en contact avec des gens plus ordinaires, sujets lerreur? Radulphe enchana sur des sujets plus graves.

Et le fils de Centwin et de son pouse, qui a vcu une heure peine... Le pre est venu vous voir, vous demandant de vous hter, car lenfant tait trs fragile et risquait de mourir dun instant lautre. Vous ne lavez pas accompagn pour le baptiser chrtiennement, et comme vous tes arriv trop tard, ce que lon ma dit, vous avez refus au bb dtre enterr religieusement au cimetire. Pourquoi ntes-vous pas parti ds quon a appel, et en toute hte, qui plus est?

Parce que je venais juste de commencer dire la messe. Afin de respecter mes vux, je nai jamais interrompu un office, monseigneur, et rien, ce qui sappelle rien, ne my forcera, mme sil sagissait de ma propre mort. Je ne pouvais pas me dplacer avant que le service soit termin. Aprs lite missa est, jai t sur place. Je ne pouvais pas prvoir que lenfant mourrait si tt. Mais mme si javais su ce qui allait se passer, je ne me serais pas cru autoris abrger la liturgie pour autant.

Vous parlez de devoir, rtorqua labb dune voix plus pre, mais il ny a pas que celui-l. A certains moments, il faut choisir et il me semble que vous vous devez dabord aux mes dont vous avez la charge. Vous avez choisi de terminer dabord vos oraisons, ce qui a valu un petit dtre enterr en dehors du cimetire consacr. Etes-vous sr davoir bien agi?

A mon point de vue. Excellence, oui, scria Ailnoth, sans se poser la moindre question, et il passa dans ses yeux noirs la flamme vive et brlante qui illumine ceux qui croient avoir toujours raison. En ce qui concerne loffice divin, je ne me dtournerai pas dun iota de mes obligations, mon me et celle dautrui dussent-elles en souffrir.

Mme si cest celle dun nouveau-n qui est en jeu, le plus innocent des tres au regard de Dieu?

Vous savez, Excellence, que la lettre de la loi divine nautorise pas lenterrement dun non-baptis en terre sainte. Je respecte les rgles auxquelles je suis li. Je ne puis agir diffremment. Dieu saura bien trouver le bb de Centwin, si sa compassion stend jusqu lui, quil ait t enterr chrtiennement ou non.

La rponse tait peut-tre impitoyable, elle nen tait pas moins juste. Labb rflchit, le regard fix sur le visage de marbre, plein dassurance, de son vis--vis.

La lettre de la loi nest certes pas ngligeable, je vous laccorde, mais lesprit, cest autre chose. Vous auriez peut-tre pu risquer le salut de votre me pour le bien de celle dun enfant nouveau-n. Un office interrompu, on peut le reprendre sans pch, sil y a une bonne raison cela. Et puis il y a aussi le cas de cette Eluned qui est morte aprs que vous lui avez refus laccs de lglisevous remarquerez que je dis aprs et non parce que! Cest trs grave de refuser la confession et la pnitence mme au plus grand pcheur.

L o il ny a pas de repentir, Excellence, il ne peut y avoir ni pnitence ni absolution, rtorqua Ailnoth. (Pour la premire fois, quelque chose comme de la colre faisait trembler sa voix.) Cette femme avait exprim sa contrition et promis de samender des dizaines de fois. Elle a toujours manqu sa parole. Javais entendu parler delle par les autres, elle tait incapable de changer. En mon me et conscience, il mtait impossible de lentendre en confession, faute de pouvoir la croire. Si lacte de contrition nest pas sincre, la confession est strictement inutile et cet t un pch mortel de labsoudre. Ctait une vulgaire putain! Je ne regrette rien, quelle soit morte ou non. Et je suis tout prt recommencer. Le serment que jai prt mengage et je nentends pas plaisanter avec.

On ne plaisantera pas non plus avec les justifications que vous aurez fournir sur ces deux morts, lassura solennellement Radulphe. Dieu ne voit peut-tre pas les choses sous le mme angle que vous. Je vous demande de vous rappeler, pre Ailnoth, que ce ne sont pas les bien-portants que vous devez amener se convertir, mais les pcheurs, les faibles, ceux qui se savent faillibles, qui souffrent de la peur et de lignorance, et non ceux qui ont votre force et votre volont. Ne vous montrez pas si exigeant envers eux, soyez moins svre pour ceux qui nont pas votre degr de perfection.

Il sarrta un instant; il voulait se montrer ironique, blesser, mais son interlocuteur fier, impassible, ne broncha pas, acceptant ce quil entendait comme un compliment.

Nayez pas non plus la main trop leste pour les enfants, poursuivit labb, sauf sils agissent mal intentionnellement. Errare humanum est. Cest aussi vrai pour vous.

Je mefforce dtre juste, ctait vrai hier, ce le sera demain.

Et il sen alla, de son ternelle dmarche confiante, agressive, ferme, sa robe volant comme des ailes au rythme de ses pas.

Un homme totalement sobre, dune rigueur absolue, dune honntet inflexible, et frocement chaste, confia en priv Radulphe au prieur Robert. Un homme dot de toutes les vertus, sauf lhumilit et la tendresse humaine. Voil ce que jai trouv le moyen de donner la Premire Enceinte, Robert. Et maintenant, quallons-nous en faire?

Dame Diota Hammet arriva le vingt-deuxime jour de dcembre au portail de labbaye, un panier couvert au bras, et demanda humblement voir son neveu Benot qui elle avait apport un gteau pour Nol et des petits pains au miel quelle avait prpars loccasion des ftes. Le portier, qui savait quelle tait la gouvernante du cur de la paroisse, lui indiqua comment se rendre au jardin o Benot achevait de tailler les dernires excroissances cheveles des haies de buis.

Les entendant parler, Cadfael passa le bout du nez par la porte de son atelier. Ayant devin qui tait cette femme imposante, il allait retourner son mortier quand son attention fut attire par quelque chose de dlicat dans leurs rapports. Une amiti toute simple, dtendue et sans affectation, unissait la tante et le neveu, et ce quil vit nallait gure plus loin apparemment, et pourtant il y avait une lueur de tendresse, presque de dfrence, dans le comportement de la dame envers son jeune parent et une chaleur enfantine, inattendue dans le regard quil lui jetait en lembrassant. Certes on savait dj que le jeune homme ntait pas du genre faire les choses moiti, mais tout dans leur attitude montrait quil sagissait de bien plus que dune relation banale.

Cadfael retourna son travail, vitant de les dranger. Dame Hammet tait une femme avenante, soigne, vtue dune robe noire, comme il sied la gouvernante dun prtre; un chle sobre couvrait ses cheveux gris bien coiffs. Son visage ovale, assez triste en temps ordinaire, sclaira vivement quand elle sadressa son neveu; ce moment on ne lui aurait pas donn plus de quarante ans. Aprs tout, ctait peut-tre son ge. La sur de la mre de Benot? se demanda Cadfael. Si ctait le cas, il tenait plutt de son pre, car ils ne se ressemblaient gure. Et dailleurs, se gronda le moine, ce nest pas mon affaire.

Benot entra en coup de vent dans latelier pour vider le panier de ses trsors quil dploya sur le banc de bois.

On a de la chance, frre Cadfael, car il ny a pas de meilleure cuisinire, mme dans les propres cuisines du roi. On va avoir un repas somptueux.

Et il se sauva aussi gaiement pour aller rendre le panier vide. Cadfael le suivit des yeux par la porte ouverte et vit quil ne donnait pas seulement le panier sa tante mais aussi un petit objet quil sortit de sous sa cotte. Elle le prit avec un vigoureux hochement de tte, sans se drider. Le garon se pencha pour lembrasser sur la joue. Cest seulement alors quelle sourit. Il fallait reconnatre quil avait lart et la manire avec elle. Elle tourna les talons et sloigna; il resta un bon moment la regarder, puis il pivota lui aussi et se dirigea vers latelier. Son sourire engageant ne tarda pas illuminer de nouveau son visage.

En aucune circonstance, rcita Cadfael trs srieux, un moine nacceptera de petits cadeaux de cette nature, de la part de ses parents ou de quiconque, sans lautorisation de labb... Voil, mon cher petit, ce que dit notre rgle.

Alors, heureusement pour vous et moi, riposta vivement le garon, que je nai pas prononc mes vux. Ses gteaux au miel sont les meilleurs que je connaisse.

Et il mordit belles dents dans lun deux, tout en prsentant lautre Cadfael.

... et les moines ne les troqueront pas non plus entre eux, poursuivit Cadfael, qui accepta sans plus dhistoire. Oui, cest vrai, nous avons de la chance! Mais si, moi, je contreviens mes obligations en acceptant, il ny a aucun pch de ta part. Aurais-tu donc dj renonc la vie monacale?

Quoi? sexclama le jeune homme, sarrtant, bouche be, de mcher avec enthousiasme. Et quand en aurais-je exprim lintention?

Pas toi, mon garon, mais ton protecteur, en nous demandant de te trouver du travail ici.

Ah, vraiment!

Mais oui. Remarque, il na pris aucun engagement, il esprait seulement que tu te dciderais un jour. Je reconnais navoir cependant jamais rien observ de trs significatif chez toi dans ce domaine.

Benot rflchit cela un moment tout en finissant son gteau, puis il lcha les petits morceaux collants quil avait sur les doigts.

II devait tre extrmement press de se dbarrasser de moi, peut-tre a-t-il cru que cela vous inciterait memployer. Il me semble que ma tte ne lui revient pas, et a ne date pas dhier. Je souris peut-tre trop son got. Mais personne ne me retiendra ici trs longtemps contre mon gr, pas mme vous, frre Cadfael. Quand le moment sera venu, je men irai. Mais tant que je suis l, dit-il avec un grand sourire quun ascte aurait tendance trouver frivole, je nai pas lintention de rechigner la tche.

Et il repartit vers sa haie de buis, balanant les cisailles dun grand mouvement du bras, laissant Cadfael le regarder partir dun il fort mditatif.

CHAPITRE QUATRE

Laprs-midi du mme jour, dame Diota Hammet se prsenta sur le tard dans une maison proche de lglise Saint-Chad et demanda timidement parler au seigneur Ralph Giffard. Le domestique qui lui ouvrit la porte la regarda des pieds la tte, hsitant car il ne lavait jamais vue.

Quest-ce que vous lui voulez, madame? Qui vous envoie?

Je dois lui donner cette lettre, dit humblement Diota, sortant un petit rouleau ferm dun sceau. Et attendre la rponse, si tel est le bon plaisir de monseigneur.

Il narrivait pas dcider sil allait la lui prendre des mains. La missive se prsentait sous la forme dun petit morceau de parchemin de forme irrgulire; rien dtonnant, puisquil sagissait du reste dun feuillet dcoup, deux jours plus tt, par frre Anselme qui voulait y noter un morceau de musique. Mais le sceau montrait que ctait peut-tre important, mme si le rouleau paraissait insignifiant. Le domestique ne savait toujours pas sur quel pied danser