periodismo deportivo

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LES CAHIERS DU JOURNALISME N O 25 – PRINTEMPS2013 80 81 ENTRE EXPERTS ET AMATEURS : LE JOURNALISTE DE SPORT 2.0, UN PROFESSIONNEL... Entre experts et amateurs : le journaliste de sport 2.0, un professionnel en quête de légitimité Françoise PAPA UMR PACTE Université de Grenoble [email protected] Laurent COLLET I3M Université du Sud Toulon Var [email protected] Résumé Le développement de pratiques information- nelles amateurs, plus ou moins structurées et pérennes, fait périodiquement ressurgir, sous des formes renouvelées, la question de la définition du champ journalistique et de sa construction en tant qu’espace professionnel. Les évolutions techniques, organisationnelles et sociales des médias conduisent également à interroger les catégories de « professionnel » et « amateur », et leurs relations. Dans le domaine de l’information sportive, l’évolution du sport de haut niveau et son poids dans l’économie des médias, d’une part, la généralisation de la communication en réseau, d’autre part, suscitent des interrogations nouvelles sur la place et le rôle du journaliste de sport. Comment, dans cette configuration, le journaliste de sport peut-il asseoir sa légitimité en tant qu’informateur, reporter et critique ? Si l’intronisation de consultants, anciens sportifs chevronnés, assignait déjà au journaliste une place incertaine entre le pôle de l’expertise et celui de l’expérience vécue, avec les réseaux sociaux, la concurrence s’est encore renforcée. L’analyse des dispositifs d’information sportive sur le Web lors d’événements sportifs majeurs tels que les Jeux Olympiques montre que le journaliste de sport tire d’abord sa légitimité de la place qui lui est institutionnellement assignée dans le dispositif de médiatisation. L e journaliste de sport voit aujourd’hui sa légitimité fortement questionnée, à l’instar du journaliste politique dont la position symbolique dans l’espace professionnel est cependant en symétrie inversée. Si la présence du sport dans les médias est aujourd’hui acquise, en revanche l’évolution du sport de haut niveau et son poids dans l’économie des médias ne laissent pas d’interroger en retour la position du journaliste de sport qui, comme son confrère en politique, est parfois soupçonné de connivence. L’un comme l’autre sont confrontés à une interrogation sociétale profonde sur les valeurs fondatrices de la démocratie, d’une part, et du sport comme pratique sociale, d’autre part. Les deux sont également touchés dans leur légitimité par la généralisation de la communication en réseau qui modifie profondément les modalités d’information et l’exercice de la profession de journaliste. En effet, le récit d’un événement en direct sur le Web ou sur les réseaux sociaux peut aujourd’hui se faire sans journaliste, la fonction de reportage étant prise en charge par d’autres acteurs, témoins de l’événement. Ainsi, dans leur activité de production et de diffusion d’informations sportives, les médias de masse sont concurrencés par une série d’acteurs : communicants, agrégateurs d’informations et d’expériences, et, dans les configurations événementielles, acteurs institutionnels (Papa, Collet, 2007). Pour faire face à cette concurrence, les médias de masse ont dû progressivement intégrer les audiences dans leurs dispositifs en ligne. Mais la dimension critique, consubstantielle de l’activité du journaliste, peine à trouver sa place dans ces dispositifs. Ces pratiques questionnent, enfin, le fondement même de la différence entre professionnel et amateur (Flichy, 2010). Dès lors, comment dans cette configuration complexe, le journaliste de sport peut-il asseoir sa légitimité en tant qu’informateur, reporter et critique ? Nous proposons d’explorer cette tension entre expertise et expérience vécue à partir de l’analyse des dispositifs d’information sportive sur le Web, afin identifier les fondements possibles de la légitimité du journaliste de sport dans les trois dimensions précitées. Par hypothèse, nous admettrons que la légitimité professionnelle du journaliste de sport se construit au croisement de trois dimensions : la légitimité du sport en tant que pratique sociale, la légitimité que les médias reconnaissent au sport (et donc la place qu’ils lui assignent), et les pratiques professionnelles des journalistes. Après une présentation liminaire de la littérature académique questionnant les pratiques journalistiques à l’ère des réseaux, nous dresserons un panorama général des manières d’impliquer les amateurs dans les dispositifs médiatiques. Nous poursuivrons par

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  • Les Cahiers du journaLisme n o 25 PrintemPs/t 2013

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    entre exPerts et amateurs : Le journaListe de sPort 2.0, un ProfessionneL...

    Entre experts et amateurs : le journaliste de sport 2.0, un professionnel en qute de lgitimit

    Franoise PAPAUMR PACTE Universit de [email protected]

    Laurent COLLETI3MUniversit du Sud Toulon [email protected]

    Rsum

    Le dveloppement de pratiques information-nelles amateurs, plus ou moins structures et prennes, fait priodiquement ressurgir, sous des formes renouveles, la question de la dfinition du champ journalistique et de sa construction en tant quespace professionnel. Les volutions techniques, organisationnelles et sociales des mdias conduisent galement interroger les catgories de professionnel et amateur , et leurs relations. Dans le domaine de linformation sportive, lvolution du sport de haut niveau et son poids dans lconomie des mdias, dune part, la gnralisation de la communication en rseau, dautre part, suscitent des interrogations nouvelles sur la place et le rle du journaliste de sport. Comment, dans cette configuration, le journaliste de sport peut-il asseoir sa lgitimit en tant quinformateur, reporter et critique ? Si lintronisation de consultants, anciens sportifs chevronns, assignait dj au journaliste une place incertaine entre le ple de lexpertise et celui de lexprience vcue, avec les rseaux sociaux, la concurrence sest encore renforce. Lanalyse des dispositifs dinformation sportive sur le Web lors dvnements sportifs majeurs tels que les Jeux Olympiques montre que le journaliste de sport tire dabord sa lgitimit de la place qui lui est institutionnellement assigne dans le dispositif de mdiatisation.

    Le journaliste de sport voit aujourdhui sa lgitimit fortement questionne, linstar du journaliste politique dont

    la position symbolique dans lespace professionnel est cependant en symtrie inverse. Si la prsence du sport dans les mdias est aujourdhui acquise, en revanche lvolution du sport de haut niveau et son poids dans lconomie des mdias ne laissent pas dinterroger en retour la position du journaliste de sport qui, comme son confrre en politique, est parfois souponn de connivence. Lun comme lautre sont confronts une interrogation socitale profonde sur les valeurs fondatrices de la dmocratie, dune part, et du sport comme pratique sociale, dautre part.

    Les deux sont galement touchs dans leur lgitimit par la gnralisation de la communication en rseau qui modifie profondment les modalits dinformation et lexercice de la profession de journaliste. En effet, le rcit dun vnement en direct sur le Web ou sur les rseaux sociaux peut aujourdhui se faire sans journaliste, la fonction de reportage tant prise en charge par dautres acteurs, tmoins de lvnement.

    Ainsi, dans leur activit de production et de diffusion dinformations sportives, les mdias de masse sont concurrencs par une srie dacteurs : communicants, agrgateurs dinformations et dexpriences, et, dans les configurations vnementielles, acteurs institutionnels (Papa, Collet, 2007). Pour faire face cette concurrence, les mdias de masse ont d progressivement intgrer les audiences dans leurs dispositifs en ligne. Mais la dimension critique, consubstantielle de lactivit du journaliste, peine trouver sa place dans ces dispositifs.

    Ces pratiques questionnent, enfin, le fondement mme de la diffrence entre professionnel et amateur (Flichy, 2010). Ds lors, comment dans cette configuration complexe, le journaliste de sport peut-il asseoir sa lgitimit en tant quinformateur, reporter et critique ?

    Nous proposons dexplorer cette tension entre expertise et exprience vcue partir de lanalyse des dispositifs dinformation sportive sur le Web, afin identifier les fondements possibles de la lgitimit du journaliste de sport dans les trois dimensions prcites. Par hypothse, nous admettrons que la lgitimit professionnelle du journaliste de sport se construit au croisement de trois dimensions : la lgitimit du sport en tant que pratique sociale, la lgitimit que les mdias reconnaissent au sport (et donc la place quils lui assignent), et les pratiques professionnelles des journalistes.

    Aprs une prsentation liminaire de la littrature acadmique questionnant les pratiques journalistiques lre des rseaux, nous dresserons un panorama gnral des manires dimpliquer les amateurs dans les dispositifs mdiatiques. Nous poursuivrons par

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    lanalyse des dispositifs dinformation en ligne dans le contexte de couverture mdiatique des grands vnements sportifs tels que les Jeux Olympiques, que nous prendrons comme exemple. La spcificit de la relation entre professionnels de linformation sportive et amateurs de sport nous conduira ensuite analyser la place des consultants et des amateurs fans dans les dispositifs informationnels. Si lintronisation de spcialistes, anciens sportifs chevronns, assignait dj au journaliste une place incertaine entre le ple de lexpertise et celui de lexprience vcue, avec les rseaux sociaux, la concurrence sest encore renforce. Enfin, nous esquisserons les volutions possibles de lexercice de la profession de journaliste de sport dans ses dimensions de reporter, dinformateur et de critique.

    tre journaliste lre de la communication en rseaux : tat des questionnements

    Le dveloppement de pratiques informationnelles amateurs, plus ou moins structures et prennes, fait priodiquement ressurgir, sous des formes renouveles, la question de la dfinition du champ journalistique1 et de sa construction en tant quespace professionnel. Les volutions techniques, organisationnelles, sociales des mdias lre de linformation en rseau conduisent galement interroger les catgories de professionnel et amateur, et leurs relations.

    Lmergence du journalisme citoyen ou participatif est, par exemple, souvent prsente comme une des consquences du dveloppement des dispositifs dinformation en ligne. Diverses tudes portant sur les usages de participation en ligne, ou plus largement sur les phnomnes dauto-publication, semblent indiquer que les journalistes de profession ne disposent plus du monopole de diffusion de linformation que les citoyens dsormais leur disputent, en investissant les dispositifs participatifs mis leur disposition dans les mdias ou, plus gnralement, en simmisant tous les stades du processus informationnel : lobservation des faits, leur slection, leur diffusion et leur interprtation.

    Ces pratiques informationnelles sont facilites par lessor des dispositifs en mobilit et le dveloppement des services associs ainsi que, plus rcemment, par la dynamique des changes au sein des mdias sociaux : le micro-blogging est un exemple de ces nouvelles formes de para-journalisme qui peut aussi tre vue comme une modalit du journalisme participatif ds lors que chacun peut rendre compte dun

    vnement sans avoir recours au journalisme institutionnel2 .Une littrature, principalement anglo-saxonne, sest dveloppe

    autour de la fin du journalisme, parfois prsente comme inluctable sagissant du journalisme de presse crite, et sur les volutions radicales de la profession ; elle sappuie notamment sur des travaux qui, en dehors du champ journalistique, ont mis en vidence la tension entre amateurs et professionnels (Leadbeater, Miller, 2004).

    Le dbat qui sest dans un premier temps focalis autour de lopposition entre imagined communities3, souvent idalises, et journalistes dune profession quil convenait de dfendre (y compris dans ses dimensions les plus corporatistes), est plusieurs titres rducteur : il minimise les biais existants dans le processus de production et de diffusion de linformation au sein des communauts (cots de collecte, de coordination, enjeux internes et stratgies de pouvoir) et ne retient le plus souvent du journalisme quune dfinition troite (Burns, Saunders, 20094).

    loppos de toute vision rductrice, Denis Ruellan nous invitait ds 2007 penser le journalisme citoyen tel que Gillmor (2004) en avait trac les contours, et les travaux de Cardon et Delaunay analyser ce nouveau rgime de lamateurisme dont ils repraient lmergence la suite des travaux prcurseurs de Leadbeater et Miller. Burns (2009) rappelle opportunment que le journalisme citoyen ou participatif (galement dfini comme user-driven journalism) sinscrit dans une double tradition du journalisme anglo-saxon, celle du event-driven journalism of crises et du civic journalism school qui a merg dans les annes 1960 aux USA en lien avec les mouvements qui ont marqu lhistoire de ce pays.

    La reconsidration de ces catgories gnriques sest nanmoins impose au regard de la complexit grandissante des configurations informationnelles5. Et, dans une seconde tape, se sont dveloppes des tudes qui tmoignent de ce qui est souvent prsent comme un changement de paradigme de linformation en sattachant lanalyse des nouvelles formes dexercice du journalisme. Deuze (2003), partir dune typologie des formes de journalisme sur le Web, voque ces volutions possibles : A first step toward shifting journalists focus from content to connectivity could lie in the concept of monitorial journalism. Journalism still professionally feels the pulse of society, and it does not function as sole provider of content.

    Plus rcemment, Hermida (2010) sest attach analyser les consquences de lmergence des plateformes web ou de micro-blogging quil dcrit comme des larges systmes de communication asynchrones, en continu, aiss dutilisation parce que lgers : ces plateformes

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    produisent new kinds of interactions around the news, and are enabling citizens to maintain a mental model of news and events around them , donnant naissance ce quil dfinit comme un journalisme ambiant (ambient journalism). ses yeux, les caractristiques structurelles de ces plateformes influencent en profondeur les pratiques journalistiques et changent la manire dont le journalisme est dfini : New para-journalism forms such as micro-blogging are awareness systems providing journalists with more complex ways of understanding and reporting on the subtleties of public communication. Les mdias sociaux, comme Twitter par exemple, compltent les technologies du Web qui facilitent la dsintermdia-tion des nouvelles et sapent la fonction de slection des journalistes (gatekeeping).

    Les travaux de Paulussen (2007), Bruns (2009), Stanoevska-Slabeva ou Messner (2011) ont reconsidr ces conclusions. Analysant la fonction de gatekeeper comme processus, Bruns montre que ces processus can be distinguished at three different stages of the journalistic process: input, output, and response. Il en dcrit les diffrentes tapes6 et conclut que dans la majorit des cas, overall, then, the newshole is almost entirely closed to direct audience participation and contribution, and journalists and editors maintain total control: interests and reactions of news audiences are implied and assumed by journalists and editors.

    Bruns (2009) relve nanmoins lvolution des pratiques de gatekeeping vers celles de gatewatching7, survenue sous leffet de deux phnomnes indissociables de nature conomique et technique : the continuing multiplication of available channels for news publication and dissemination [...] and the development of collaborative models for user participation and content creation . Ces volutions contribuent une redfinition du rle du journaliste dsormais annotateur et orienteur autant que producteur dinformations, sa fonction de surveillance (watchdog) se transformant en une tche de guide (guidedog). Les activits de gatewatching sont loin dtre nouvelles dans le fonctionnement des mdias, mais une tape a dsormais t franchie : By transitioning from a select few journalists with privileged access to key sources to a widespread crowdsourcing effort involving a multitude of users with diverse interests, a much broader range of topics can be addressed, and a much larger number of potentially newsworthy stories can be highlighted.

    Dautres tudes du processus de fabrication de linformation, bases sur lobservation des pratiques professionnelles, le fonctionnement des rdactions et lorganisation des entreprises de presse ou audiovisuelles, relvent lhtrognit des pratiques et le rle cl des professionnels journalistes (rdaction en chef) ou non journalistes dans le processus

    de slection de linformation. La plupart des analyses convergent sur le fait que le journalisme participatif se dveloppe plutt lentement pour des raisons qui tiennent principalement lorganisation du travail et aux routines professionnelles (Paulussen, 2007 ; Thurman, 2008).

    Enfin, si le dveloppement des pratiques de curation requiert des comptences nouvelles, voire une instrumentation spcifique (journalisme computationnel), in addition to professional social media search and filtering of available sources, traditional journalistic skills are still necessary in order to glue the curated pieces of information to a story (Stanoevska-Slabeva, 2011).

    Dans un contexte de brouillage des catgories, ou tout le moins de r-articulation de leurs relations, la question du rapport professionnel-amateur dans le champ du journalisme se dcline diffrents niveaux.

    Ltude du processus de fabrication de linformation nous conduit ainsi interroger les relations fonctionnelles qui se mettent en place et la modification ventuelle des pouvoirs entre professionnels et amateurs : qui dtient la capacit de slection, de hirarchisation, etc. ? Si, selon Ruellan (2007), le journaliste reste le pivot dominant dune relation avec les sources (qui contribuent en fournissant de linformation) et les publics (qui, consommant linformation, influencent les choix ditoriaux) , il met lhypothse dune volution vers une situation de renfort mutuel entre journalistes et internautes, un appui rciproque sur les ressources de lautre .

    Il sagira alors danalyser plus prcisment les modalits de ces interrelations dans le processus de production et de diffusion de linformation sportive, et en particulier larticulation des logiques de gatekeeping et de gatewatching (Bruns, 2009).

    Lanalyse des dispositifs informationnels ouvre galement dautres interrogations sur la nature des contributions, les types de contenus, les registres de discours, la place des contributions amateurs dans ces dispositifs. Bref, sur ce qui diffrencie, au-del de la signature, lapport du professionnel de celui de lamateur quil conviendra de caractriser.

    Limplication des internautes dans le processus informationnel revt diverses formes : la promotion et la diffusion des contenus (voter pour le meilleur article, le signaler sur Facebook, le lier sur Twitter) ; lenrichissement des contenus produits par les journalistes (commentaire darticles de journalistes ou dvnements en direct, participation des chat, etc.) ; des contributions lactualit, non ditorialises, intgres en raison du statut, de lexpertise ou de lexprience vcue du contributeur. Ces apports contribuent enrichir les contenus tout en rpondant lobjectif de rduction des cots des entreprises de presse.

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    De manire gnrale, la distinction avec les journalistes reste de mise, ce que traduit lorganisation spatiale des contenus sur les sites qui dissocie et segmente les contenus en fonction du statut des contributeurs, assignant aux journalistes une place centrale. Ces derniers qui peuvent aussi disposer de blogs leur nom, deviennent en quelque sorte des produits dappel pour attirer les lecteurs dont les contributions, quand elles sont encourages, restent le plus souvent subordonnes dans la hirarchie du mdia. Lintgration a minima des lecteurs renforce nanmoins la tendance au commentaire de lactualit plutt que lenqute journalistique comme le soulignent divers travaux8.

    Lmergence de lexpression des individus dans la sphre publique a aussi pour consquence lapparition du sujet dans les productions in-formationnelles. Cela se traduit par le retour des marques dnonciation dans les contenus, la place de plus en plus importante accorde au tmoignage (par essence non discutable), la cration de rubriques ou despaces spcifiques (commentaires, etc.), bousculant le mode de traitement de linformation et ses normes traditionnelles. Ces normes ne visent plus seulement rendre crdibles les noncs, mais mettre en scne lacte dnonciation et la participation du lecteur.

    Quen est-il plus particulirement dans le domaine de linformation sportive ? Nous faisons lhypothse dune spcificit du journalisme de sport, relative au sport comme pratique sociale et linformation sportive, ainsi quaux configurations de mdiatisation du sport de comptition de haut niveau caractrises sur le plan des dispositifs de diffusion par la primaut du direct et par une conomie de la raret.

    Journalisme sportif : une configuration informationnelle rgie par la logique de lexclusivit

    Le sport en tant que spectacle se consomme prioritairement en direct et linformation sportive a une dure de vie limite. Produit obsolescence rapide, linformation sportive ne se limite pas cependant lannonce du rsultat de la comptition : elle suscite de lmotion et sollicite ladhsion de son audience ( des valeurs, une communaut, une nation, etc.). Historiquement, la mdiatisation du sport est structurellement intgre dans la conception et la production des comptitions sportives : une des consquences de lexistence du complexe sport-mdias est la mise en place de logiques dexclusivit ou daccs limit au spectacle sportif.

    Cette configuration particulire, entre spectacle et analyse, contraint objectivement la position du journaliste et son activit. Dans le cas des vnements sportifs majeurs, elle confine lexpression des non-profes-sionnels de linformation aux marges de lvnement. Lanalyse des dispositifs de mdiatisation des dernires ditions des JO en fournit une illustration. Les Jeux de Pkin (2008) sont considrs comme les premiers Jeux ayant pleinement dvelopp les potentialits de lInternet9 ; ceux de Vancouver (2010) ont amplifi lvolution vers une communication interactive ; les Jeux de Londres (2012) ont confirm la place des mdias sociaux dans les dispositifs de diffusion.

    Les dispositifs de communication des Jeux sont aujourdhui pluri-mdias, multi-supports (TV, radio, sites web, etc.), interactifs (interfaces participatives, rseaux sociaux, micro blogging) et conus pour rpondre toutes les situations de rception (tlphonie mobile, tablettes, ordinateurs, etc.). En effet, face aux attentes des publics qui rclament tout la fois de linformation et du spectacle, souhaitent vivre les moments forts de lvnement, veulent suivre les comptitions des sports les plus populaires tout en ayant accs la quasi-intgralit de lvnement (ce en direct comme en diffr), les organisateurs et les diffuseurs ont d prvoir des dispositifs capables de transmettre lvnement en direct, de construire la mmoire de lvnement (archive) et de la restituer (VOD).

    Lextension de la couverture numrique des Jeux de Vancouver sest ainsi traduite par la transformation du site officiel (vancouver2010.com) en plateforme (hub) proposant la diffusion en direct et en diffr du signal olympique accompagn des commentaires, et un accs aux sites des mdias dtenteurs de droits diffusant la manifestation. Divers canaux de diffusion externes (Twitter, Facebook, Flickr, YouTube), mobiliss en complmentarit du site officiel, ont t des relais de lvnement sur les rseaux sociaux. Ce dispositif tablissait une disjonction nette entre les contenus officiels des organisateurs et les contributions des participants ou spectateurs des Jeux.

    En France, o, au contraire des traditions nord-amricaines, la retransmission des Jeux Olympiques privilgie le direct continu, France Tlvisions a diffus prs de 200 heures de programmes lors des Jeux Olympiques dhiver de 2010. Une plateforme de diffusion ddie aux JO, arrime au site officiel des organisateurs, fut conue en complment de la diffusion tlvisuelle. Outre la possibilit de suivre en direct les preuves diffuses sur les chanes de France Tlvisions, ce dispositif permettait de revivre les vnements passs et daccder aux archives des chanes, garantissant un accs permanent aux contenus. Il ne laissait

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    cependant que peu despace aux contributions des internautes.Lors des Jeux Olympiques de Londres, France Tlvisions

    a propos une trs large couverture avec plus de 400 heures de diffusion la tlvision et une vaste couverture en direct de toutes les comptitions, sur Internet et les plateformes mobiles. La cration de http://sport.francetv.fr reprsente une nouvelle tape dans le processus de renforcement de la prsence de France Tlvisions sur le Web. La plateforme ddie aux Jeux, http://www.francetvsport.fr/les-jeux-olympi-ques-2012/, est dsormais dconnecte du site officiel des organisateurs des Jeux. Elle offre toutes les fonctionnalits du direct (diffusion des preuves sur le Web) et du diffr, ainsi quun fil info RSS que complte le fil Twitter de Francetvsport.

    Lintgration des mdias sociaux dans la plateforme se traduit par : 1. laffichage des messages manant ou destins la rdaction, auquel les internautes sont incits contribuer (rubrique dernier tweets de francetvsport) ; 2. le suivi en temps rel des messages et commentaires diffuss sur Twitter sur la base dune slection de hashtags thmatiques en relation avec les Jeux, quils manent des journalistes, athltes, ou de tout autre personne (rubrique en direct des rseaux sociaux ) ; 3. linvitation faite aux internautes sabonner aux comptes Facebook et Twitter du diffuseur (rubrique suivre francetvsport ).

    La diffusion tlvisuelle des Jeux reposait sur trois catgories dacteurs : le commentateur sur le plateau, homme-orchestre dont la fonction principale tait danimer les dbats et dorganiser les passages lantenne des journalistes de sport spcialiss prsents sur les sites, accompagns des consultants-experts. On retrouve l un dispositif classique et une rpartition des rles prouve, la nouveaut rsidant cependant dans la tentative dintgrer les mdias sociaux dans le dispositif de couverture. Le public a en effet t invit interagir sur les rseaux sociaux : un des enjeux tait dorganiser la remonte lantenne, en direct, des messages, commentaires, ractions collectes sur Twitter. Les journalistes ont t encourags tre plus actifs sur les rseaux sociaux et y effectuer une veille informationnelle, notamment vis--vis des athltes.

    Quil sagisse du direct TV ou de la diffusion web, la fonction de slection des contenus est reste lapanage de lquipe rdactionnelle et, en pratique, les contributions du public furent rares. En revanche, la veille informationnelle sur les rseaux sociaux a pris de lampleur au point de se traduire dans le dispositif de diffusion : elle constitue dsormais une nouvelle dimension du travail des journalistes.

    Lon pourrait objecter que la spcificit de la couverture par les mdias audiovisuels dun vnement tel que les Jeux Olympiques limite la porte de ces observations. Or un examen des plateformes web ddies au sport, montre une trs grande proximit des dispositifs de couverture des JO. Les sites de France Tlvisions et de Lquipe proposent de facto les mmes fonctionnalits : retransmission web de comptitions sportives, direct tlvisuel, fils RSS, fils Twitter, accs aux rseaux sociaux, blogs de journalistes, dexperts, invitations commenter, etc., ainsi que les mmes types de contribution des internautes. Les sites de mdias de presse crite gnralistes prsents sur le web (Le Monde, Libration, Le Figaro) ont galement fait une place aux lecteurs et contributeurs non professionnels, le plus souvent par le biais des commentaires ouverts, voire de blogs. Plus rares, des interfaces de type coveritlive ont apport une dimension interactive dans la couverture de lvnement en direct (voir Lemonde.fr Sports). Les prrogatives de la presse crite sont en effet limites au regard de celles des mdias dtenteurs de droits de diffusion, car, dans le dispositif olympique, ces mdias ne disposent pas de la possibilit de diffuser des squences vidos en direct en raison du principe dexclusivit. Le direct se traduit donc par linsertion de sons, dimages fixes et de commentaires en direct des preuves, ventuellement largis aux rseaux sociaux, ainsi que par la cration dune timeline qui droule le fil des vnements.

    Pour les mdias non dtenteurs des droits de diffusion, il est bien sr essentiel de suivre en temps rel ce qui se droule sur le terrain, mais les -cts de la manifestation sportive viennent environner ce noyau dur informationnel : sy ajoutent de linformation-service, des espaces dchange avec les internautes et des contenus qui enrichissent le direct (explicitation des rgles du jeu, bio des athltes, interviews, articles de fond etc.).

    La difficult daccder aux sources dinformation et lvnement explique galement la difficult des non professionnels contribuer la production dinformation chaude ; la configuration de couverture des grands vnements sportifs, qui sappuie sur le direct continu, exclut de facto les contributions alternatives au sein des mdias de masse dominants. La cration Vancouver et Londres de centres de mdias alternatifs, mettant disposition des ressources pour les journalistes non officiellement accrdits, permet certes une approche diffrente de lvnement, mais la couverture en direct des comptitions reste objectivement limite et les productions informationnelles des non-professionnels rares.

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    Lexamen du site Sportvox, plateforme de journalisme citoyen10 consacre lactualit sportive, cre en partenariat avec le groupe de presse Lquipe, le confirme : aucune contribution na t poste au cours de la priode des Jeux.

    Ce type de sites place les participants dans un rle hybride, quelque part entre utilisateur et producteur, que Bruns (2008) a dcrit comme celui de produser. Quatre principes cls caractrisent ce modle de cration de contenus : participation ouverte, valuation communautaire ; htrarchie11 fluide, mritocratie ad hoc ; artefacts inachevs, processus continu ; proprit commune, rcompenses individuelles, qui est le fait dune catgorie dacteurs, les Pro-Ams. Leadbeater et Miller (2004, p. 20-23) les dfinissent comme suit : ProAms are a new social hybrid. Their activities are not adequately captured by the traditional definitions of work and leisure, professional and amateur, consumption and production. [...] They work at their leisure, regard consumption as a productive activity and set professional standards to judge their amateur efforts.

    Sagissant des Jeux Olympiques, lambition dun journalisme participatif est de facto hors de porte en raison des logiques dexclusivit qui sont au principe de leur mdiatisation, alors que dans une configuration informationnelle au fil de leau, les amateurs peuvent trouver des espaces dexpression. Nanmoins, nous sommes encore loin de modles Pro-Am pour le journalisme, financirement viables, qui combineraient les contributions dquipes de rdaction professionnelles et celles de journalistes amateurs. Pour autant, les Pro-Ams peuvent se constituer en catgorie pivot permettant de connecter les mondes des amateurs et des professionnels.

    Pro-Am: quelles spcificits dans le domaine de linformation sportive ?

    Nous avons identifi deux types dacteurs ressortissant de la catgorie Pro-Am : les supporteurs et les consultants experts, qui ont en commun de fonder leur lgitimit sur lexprience vcue et sur lengagement. Mais ni les supporteurs ni les consultants ne sont, de notre point de vue, susceptibles de constituer une catgorie pivot. Pour les premiers, en raison dune difficult structurelle se constituer en communaut prenne ( de rares exceptions prs), les seconds en raison de linstitutionnalisation de leur activit au sein des mdias. Si les supporteurs restent de facto la priphrie des dispositifs informationnels, les consultants sont aujourdhui en leur centre.

    Le dveloppement du recours aux consultants est lie la libralisation de daudiovisuel et la multiplication des canaux

    de diffusion et des missions consacres au sport, en rponse la multiplication des comptitions sportives. Ainsi, Canal+ dispose de 42 consultants sous contrat pour la saison 2011-2012 (depuis 1984, prs de 200 consultants sont passs au micro de Canal+). France Tlvisions a, autre exemple, fait largement appel aux consultants pour couvrir les Jeux de Londres12.

    La professionnalisation des consultants est rendue ncessaire par la concurrence que se livrent les mdias pour les attirer en raison du succs daudience quils produisent. Thierry Roland dcrivant la relation jour-naliste-consultant, rend compte de ce processus : Lerreur est de croire que le journaliste travaille pour le duo et que le consultant arrive une heure avant le match, se fait maquiller, coiffer, sassoit, branche son micro, commente son match et sen va une fois celui-ci fini. Mais rien ne se passe comme cela de nos jours, cest une fausse ide qui a la vie dure et qui na dur que les premire annes jusqu ce quil y ait une relle concurrence entre les chanes et les consultants. [] .Une autre erreur est de croire quun match qui se commente le mercredi par exemple ne se prpare que trois ou quatre jours avant. Ce nest pas ainsi quun commentaire ou plutt un duo de commentateurs russit fonctionner. Quand on est commentateur de nimporte quel sport, je crois que cest un travail de toute lanne du 1er janvier au 31 dcembre. Il faut tre immerg dans le sport que lon commente en se tenant au courant de ce quil se passe dans le monde entier, lire Lquipe, France Football, toutes les publications. Ce nest pas arriver avec une feuille sur laquelle le nom des joueurs est inscrit, leur ge, leur situation familiale, le mtier de leurs parents. Et surtout que ces commentateurs veuillent tout prix glisser ces informations dans un commentaire. Ce nest pas comme cela que ca marche. Le consultant, certes, doit donner son avis sur des situations spciales quils ont rencontres sur le terrain ; ils doivent aussi donner le petit plus quils ont lu ou vu quelque part en prparant leur match. Le temps de lassistanat est rvolu13.

    Lon peut ds lors sinterroger sur le rle du journaliste de sport : est-il un simple animateur ? un modrateur ? un technicien de la communication ?

    On le pressent, en situation de direct le journaliste rapporte plus quil nanalyse. La position privilgie qui lui est assigne dans le dispositif de mdiatisation du fait de la logique dexclusivit, est une position indisputable : nul autre ne peut en effet rendre compte de ce qui se droule en temps rel dans lespace des Jeux ou des comptitions. Pour autant, cette lgitimit qui lui est confre dabord par son appartenance institutionnelle ne nous renseigne que partiellement sur la nature de ses contributions linformation. Comme le note fort justement F. Vautrin (2012), le journaliste de sport cest sans doute l sa

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    contradiction essentielle est li plus que tout autre la matire quil traite. Au-del de la passion quil partage avec ses lecteurs, le journaliste de sport fabrique, pour une part, sa propre actualit. Il anime et parfois cre de toutes pices lvnement quil commente.

    La production du journaliste de sport se situe essentiellement dans le registre de lexprience vcue de lvnement en direct, cest--dire du partage de lmotion. Il agit en porte voix dune motion14 au nom dun public qui ne peut lexprimer faute davoir accs lvnement, sinon par le biais de sa mdiatisation : Ainsi sinstaure une double coupure avec lvnement sportif, dune part en raison du procd technique de la mdiation tlvisuelle qui fait cran, dautre part du fait de la sparation qui sest sans cesse accrue entre le monde social ordinaire et lespace sur lequel les champions, montrs la tlvision, sont prpars et entrent en comptition (Suaud, 1996). Prsents distance devant leurs tlvisions ou radios, les amateurs ne sont cependant pas sans motion, mme si celles quils ressentent nont plus gure de lien direct avec lespace rel de la pratique sportive (Suaud, 1996).

    Ils disposent dsormais de nouveaux modes dexpression en temps rel avec les rseaux sociaux sur lequel schangent commentaires et avis qui alimentent et parfois inflchissent le flux mdiatique. Le fait de pouvoir partager cette motion sur les rseaux sociaux cre un espace dexpression publique ayant sa propre conomie tout en tant li lespace de lvnement source. Cette conomie ne connat pas de centre : plusieurs centres (une personne et de trs nombreux followers) peuvent merger. La lgitimit y est donne par les pairs sur la base dune popularit qui peut tre, notamment, la marque dune expertise ou dun point de vue distinctif.

    Le registre dnonciation des amateurs de sport dans leurs expressions publiques telles que les restituent par exemple les commentaires, les posts ou les tweets, se situe du ct de lmotion vcue face lvnement. La critique, dont les amateurs de sport sont souvent friands, peut aussi avoir son origine dans lmotion, dans lengagement, voire dans la dception. Par exemple, lors des preuves cyclistes domines par les comptiteurs anglais au cours de la saison 2012, les suspicions de dopage ont dabord fleuri chez les supporters franais. On peut penser que ces mmes personnes auraient trs certainement soutenu un athlte franais souponn de dopage sans que leurs soupons fassent lobjet de commentaires publics aussi forts.

    En retour, les journalistes de sport de France Tlvisions, sappuyant sur ces propos, ont abord la question lantenne tout en optant pour un point de vue plus distanci (vis--vis des faits et des commentaires

    des amateurs) : si pour les fans, labsence de preuves ne permet pas daffirmer mais nempche pas le bavardage sportif (Eco, 1985), pour les journalistes sportifs les faits priment.

    Grce aux rseaux sociaux, ce bavardage est aujourdhui possible pendant lvnement et non plus seulement avant ou aprs. Les mdias sont ainsi interpells dans leur rle dinterprtation de lvnement et de production de sens. Leur fonction de gatekeeper est galement rendue plus difficile, dbords quils peuvent tre par des amateurs influents sur les rseaux sociaux. En cherchant se situer lintersection de ces espaces, le journaliste sportif tente de renouveler son rle de filtre : entre lvnement et ses tlspectateurs-internautes et entre les tlspecta-teurs-internautes entre eux.

    Attentifs ce qui schange, les journalistes peuvent avoir un regard sur le paratexte non officiel de lvnement et tenter den orienter le sens. Dans ce jeu en miroir, les journalistes procdent une mise distance, tout en assumant un rle dinformateurs clairs. Pour les journalistes, les contributions des amateurs sont des indicateurs de la sensibilit du public, des motions ou des critiques qui lhabitent. Bien que de manire partielle et la marge de lvnement, les amateurs deviennent alors des sources dinformation pour le journaliste.

    Placs en situation dinterface, les journalistes ont dsormais prendre en charge la transmission des motions (ce qui se joue sur le terrain) et leur mise distance simultane. Ils sont sur ces deux plans concurrencs par les athltes (dans une moindre mesure par les fans), et par les experts-consultants leurs cts. La parole de lathlte se situe en effet, dans ce qui constituerait une chelle hirarchique des contributions, au plus haut niveau : elle associe lmotion les dimensions du vcu et de lexpertise. ses cts, le consultant expert ne peut que re-vivre par procuration des motions quil rapportera son pass, tout en bnficiant sur le plan symbolique de sa proximit forte avec lathlte, grce son exprience. Lexclusivit qui procure aux journalistes un accs privilgi aux athltes durant les Jeux est cependant affaiblie par lusage grandissant que font les athltes des mdias sociaux, au point de gnrer un strict encadrement par le CIO.

    Dans cette configuration, lenjeu pour le journaliste est de garder sa fonction de pivot, de distributeur de la parole et de slectionneur des contenus. Il dfend la primeur de ses contacts avec les athltes dont il va recueillir les ractions chaud, et la matrise des interviews. Souvent mmoire vivante dune discipline sportive, le journaliste assure une continuit entre les vnements passs et prsents, ce qui lui permet de situer la performance dans une ligne dexploits antrieurs. Il est alors

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    essentiellement un informateur plutt quun analyste.Sopre nanmoins un dplacement dune fonction de reporter-

    informateur vers une fonction de mdiation et de trait dunion entre Pro-Am, athltes et public : le journaliste de sport tire dabord sa lgitimit de la place qui lui est institutionnellement assigne dans le dispositif de mdiatisation, mais il lassoit sur sa capacit, en tant que nud relationnel, transmettre les motions des athltes dont il se fait le porte-voix vers le public et, en miroir, en rintgrant les publics dans le dispositif de mdiatisation par le vhicule des motions. lissue de la comptition, le temps de lmotion pass, les contributions en ligne sont plus diversifies. Ainsi, sur le forum de sport.francetv.fr, le temps mme minime qui scoule entre lvnement et le post dun commentaire permet dintroduire un peu plus de recul et danalyse.

    La veille informationnelle et la modration des forums devient secondaire pour les journalistes car les comptences discuter et argumenter ainsi que les rgles de participation ont t progressivement intgres par les internautes : lenjeu sest dplac vers les dispositifs de communication en temps rel o les ractions sont plus rapides mais les drapages plus frquents (un tweet est si vite envoy). On a ainsi vu safficher en temps rel sur nos crans TV les ractions des athltes de la dlgation franaise au cours de la crmonie douverture des J.O. de Londres. La fonction de gatewatching du journaliste en est par consquent considrablement accrue. Dans ce jeu, la figure du journaliste critique napparat quaprs coup, en hors-champ du direct.

    Pour revenir lexemple des preuves cyclistes lors des Jeux Olympiques de Londres, les commentaires des supporters franais sur lventuel dopage des athltes anglais ont confort les journalistes de France Tlvision dans leur rle dinformation par le truchement de reportages qui mettaient en perspective les performances en faisant rfrence lhistoire du sport, la prparation spcifique des athltes, ou aux technologies employes. Adoptant les codes formels de lenqute journalistique, ces contenus taient cependant loigns dune dmarche dinvestigation qui aurait ncessit de changer les rgles de la retransmission de lvnement. la diffrence des fonctions de reporter et dinformateur, la dimension critique de lactivit du journaliste de sport reste le plus souvent inassume dans le temps de lvnement.

    Conclusion

    Si lon peroit les prmices dune volution vers des pratiques journalistiques qui combinent les fonctions de slection et de veille de manire plus troitement articule aux attentes des publics, notamment sur les rseaux sociaux, les fonctions dorientation des lecteurs, danimation du dbat public ou de mise lagenda de thmatiques dintrt public ne sont gure dveloppes.

    Or, en reliant un modle de pratique professionnelle aux besoins de nos socits dmocratiques et aux usages sociaux de linformation, Kovach et Rosenstiel (2010) ont soulign la ncessit de faire voluer ces pratiques, tout en rappelant les fondamentaux de la profession : dfendre un journalisme de rvlation bas sur la vrification des faits, tmoigner, donner du sens en dpassant une approche fragmentaire et incrmentale de linformation, mais aussi orienter le lecteur en slectionnant des contenus pertinents et lui apporter les outils et les ressources permettant daccrotre sa comprhension des faits, enfin susciter des dbats autour de questions dintrt public.

    Face limportance croissante dans les mdias de la valeur de lexprience vcue et de son contrle, le journaliste ne peut pas se contenter du rle de gatewatcher, a minima, de ce qui peut circuler dans les rseaux sociaux afin dtre en phase avec son public. Pour continuer assurer une fonction centrale dans nos socits dmocratiques, il doit donner du sens aux faits quil relate et dpasser le stade des motions en osant les questionner, les mettre distance. Au final, le gatewatchering reconfigure les relations entre acteurs en dplaant les frontires du journalisme du fait objectif vers son vcu subjectif . Cest l, semble-t-il, le premier enjeu de la re-lgitimation du journalisme sportif professionnel face aux assauts des amateurs en bavardage sportif.

    Dans la vision vnementielle de linformation, le modle du direct reste la matrice de linformation sportive : celle-ci se rsume souvent la diffusion des vnements-faits originels, les formes dintermdiation qui permettraient en prenant de la distance avec les vnements-faits dlaborer un discours autonome, disparaissent. Le direct de flux a, en effet, la capacit dannuler la barrire de la reprsentation en raison de la simultanit entre lvnement, le rcit de lvnement et la rception de lvnement. Sans renoncer au direct continu, il devient alors ncessaire que sengage une rflexion sur les temporalits de linformation sportive. Pour permettre llaboration dun cadre dinterprtation des faits auxquels nous accdons par le truchement du journaliste, celui-ci doit pouvoir saffranchir de la tyrannie du temps rel et prendre le recul

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    et le temps, ncessaires lanalyse. La rintroduction dune dimension analytique critique dans le discours journalistique sur le sport est ce prix.

    Enfin, la proximit du journaliste de sport avec son objet, fait galement cho linterpntration des relations et des intrts entre la sphre du sport et des mdias, forte au point de constituer une pression dont Loc Hervout (2002) dnonait les effets : Cette pression conduit cimenter le milieu, au sens presque rel, rendre tous les acteurs complices, contrler lesprit critique, y transformer linformation en communication au service de la cause.

    Il arrive que ce ciment se fissure, mais le plus souvent bien longtemps aprs lvnement. Les rcents dveloppements de lpope de Lance Armstrong semblent indiquer que la lgitimit dune approche critique des vnements sportifs tient au moins en partie la position des institutions sportives : faut-il attendre un feu vert institutionnel pour quun point de vue critique trouve sa place dans nos mdias ?

    Il nest pas rechercher du ct dun journalisme citoyen dont les faiblesses ont t soulignes : il revient aux journalistes de sport dassumer cette dimension de leur pratique si, pris en tenaille entre experts et amateurs, ils ne souhaitent pas dfinitivement verser dans la catgorie des animateurs.

    La ncessit dune mise distance de lobjet sportif, rebours dune approche essentialiste, motionnelle et instantaniste, apparat, au fond, comme une premire tape pour crer les conditions de possibilit dune lgitimit professionnelle indisputable. Reste interroger, en amont, les dispositifs de production et de diffusion de linformation sportive sur lesquels, in fine, le journaliste de sport na que peu de prise.

    Penser conjointement les dispositifs et les pratiques est, nous semble-t-il, ncessaire pour que sopre ce travail de lgitimation du journaliste de sport et asseoir son professionnalisme. La rintroduction dune dimension analytique critique dans le discours journalistique sur le sport est aussi ce prix n

    Notes

    1. Champ : dans lacception de Pierre Bourdieu, un champ est un sous-espace inclus dans lespace social global, qui sest historiquement constitu autour de logiques propres qui lui confrent une autonomie relative. Un champ peut tre dfini comme un espace structur de positions entre des agents et des institutions interdpendants, un espace dynamique qui est la fois le lieu et le produit des luttes entre ces agents et dont la dfinition mme des frontires constitue un enjeu. Pour reprendre les termes de Bourdieu (1996) : L'univers journalistique est ce que j'appelle un champ relativement autonome, c'est--dire un espace de jeu o les gens jouent selon des rgles particulires, ou, plus exactement, des rgularits spcifiques ce n'est pas exactement la mme chose diffrentes par exemple de celles du jeu scientifique ; un microcosme dans lequel il dveloppe des intrts spcifiques, qui sont au principe de luttes spcifiques, dont les plus typiques sont les luttes de priorit.

    2. Les fonctions remplies par le Web 2.0 et les outils de la mobilit dans des contextes de conflit, de guerre civile, de censure, ou lors dvnements de la vie sociale et politique fortement mdiatiss, ont fait lobjet de nombreuses tudes.

    3. Au sens de communauts affi nitaires. Voir : Benedict Anderson (2006) : Communi-Au sens de communauts affinitaires. Voir : Benedict Anderson (2006) : Communi-: Benedict Anderson (2006) : Communi-ties are to be distinguished not by their falsity/genuineness, but by the style in which they are imagined.

    4. Social media proponents do not always deal with these complexities or the rich history of how media institutions have adapted to technological innovations. They acknowledge a shift from knowledge production to filters, and then seem to forget what expertise and skills an effective and efficient filter requires [...]

    5. Voir notamment Hermida & Thurman (2008) ; Thurman (2008) ; Bruns (2008).

    6. At the input stage, journalists themselves pre-select those news stories which they believe to be worthy of investigation and coverage that is, which they assume have a reasonable chance of being selected for publication once the articles are written or the TV reports produced. At the output stage, editors select from the total amount of material generated by journalists and reporters only those stories which they deem to be of greatest importance to their audiences, which suit the available space within papers and bulletins, and which fit the general news areas expected to be covered by the publication (politics, economy, sports, human interest [...]. At the response stage, finally, a small selection of audience responses are chosen for inclusion in the following days paper or for on-air broadcast if a space for such audience responses is provided at all.

    7. En raison de la temporalit de lInternet, le gatewatching qui correspond une manire de partager linformation pour le journalisme citoyen is iterative: the material passing through the output gates of news blogs is further watched as potential source material by other gate-watchers (Bruns 2009).

    8. Partly also as a result of commercial pressures in favour of cheaply produced content, the net amount of news commentary in mainstream news publications has increased over the past decade (Bruns, 2008).

    9. Beijing 2008 was the first ever Olympic Games to have full digital coverage freely available around the world, with hundreds of millions of viewers able to follow the action on an extensive range of digital media platforms provided by rights-holding broadcasters, including live and video-on-demand internet coverage and highlights clips on mobile phones. Source : IOC Marketing Report - Beijing 2008.

    10. Ce site affiche lambition de mettre librement disposition de ses lecteurs des informations thmatiques indites, dtectes par les citoyens. Nous sommes en effet persuads que tout citoyen est potentiellement capable didentifier en avant-premire des informations difficile-ment accessibles ou volontairement caches et ne bnficiant pas de couverture mdiatique. Source : Sportvox.fr, rubrique : Politique ditoriale. Consult le 30/08/12.

    11. Au sens de rseau de coopration sans subordination.

    12. Le France Televisionss team (sic) tait constitu de 4 prsentateurs, 23 journalistes et 22 consultants appoints auxquels se sont ajouts des consultants occasionnels, comme par exemple Jean-Franois Lamour, ancien ministre des sports et mdaill olympique.

    13. Vautrin (2012), p. 41.

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    14. Il en irait de mme de lusage fort peu contrl du mot passion (sport-passion) accom-pagn gnralement dun registre de voix et dun dbit imitant prcisment la passion qui trouve son vritable rfrent moins dans laction sportive relate que dans la position domine des journalistes sportifs, convertissant leur absence de distance ce quils font en impression dinvestissement total de leur personne dans la cause du sport quils pensent ainsi servir au mieux (Suaud, 1996).

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