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1 Xerfi Synthèse n°8 – octobre 2014 Penser le rebond productif de la France 1 Olivier Passet Directeur des synthèses économiques, groupe Xerfi [email protected] Idées clés Cette note prolonge et complète une récente contribution de Xerfi à la revue Le Débat, publiée en septembre 2014. Nous y soulignons que des pans entiers de l’économie de service épousent déjà les problématiques industrielles, aussi bien du point de vue des process, qui peuvent être automatisés, sophistiqués et énergétivores, que de leur potentiel d’innovation et de productivité (lié à l’organisation, à l’enrichissement des compétences, à la montée en gamme ou en variété des produits). Il faut désormais concevoir l’industrie comme un ensemble large d’activités qui assemblent des composants matériels et immatériels. Ce prisme de l’industrie « servicielle » éclaire d’un jour nouveau jour l’idée que nous nous faisons de la régression de notre base compétitive. La part de la valeur ajoutée manufacturière a certes diminué dans la production nationale pour ne plus représenter que 10 à 12 % du PIB. Même si l’on sait que cette régression relative est d’abord le fait du développement plus rapide des couches immatérielles de l’économie et de l’externalisation des activités de service par l’industrie, elle n’en reste pas moins préoccupante. Notamment, lorsqu’on compare la trajectoire française à la dynamique allemande depuis dix ans et que l’on prend la mesure des forces d’agglomération qui redessinent le paysage productif européen. Le constat est cependant amendé lorsque l’on élargit le champ d’observation. De fait, la part de l’industrie servicielle n’a cessé de progresser depuis le milieu des années 1990 (passant de 29 à 33 % du PIB en volume). Et tout confirme que le moteur du rebond économique français se situe dans ce cœur d’activités. Cet abord large de notre spécialisation et la prise en compte du processus de polarisation industrielle en Europe, nous invitent à mettre en avant trois enjeux prioritaires : - Déplacer le terrain de la concurrence, en relevant les défis de la transition Iconomique et en jouant à plein la carte de l’insertion l’appareil productif hexagonal dans le commerce des opérations ; - Favoriser les partenariats industriels, souvent extra-européens, pour contrebalancer le rapport de force défavorable que génère la dynamique d’agglomération en Europe ; - Repenser notre fiscalité pour prendre en compte la perte de centralité de la France en Europe et la logique beaucoup plus diffuse du processus d’innovation. 1 Laurent Faibis, et Olivier Passet (2014) : « Penser le rebond productif de la France », Revue Le Débat (n° 181), Gallimard, septembre-octobre. Cette note reprend et étaie statistiquement un article rédigé avec Laurent Faibis dans la Revue Le Débat.

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Page 1: Penser le rebond productif de la France1 - PSLeconomie.ens.psl.eu/IMG/pdf/xerfi-synthese-2014-008.pdf · Sources : INSEE, DARES 1/ L»indice de production manufacturière est en constante

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Xerfi Synthèse n°8 – octobre 2014

Penser le rebond productif de la France1

Olivier Passet Directeur des synthèses économiques, groupe Xerfi

[email protected]

Idées clés

Cette note prolonge et complète une récente contribution de Xerfi à la revue Le Débat,

publiée en septembre 2014.

Nous y soulignons que des pans entiers de l’économie de service épousent déjà les

problématiques industrielles, aussi bien du point de vue des process, qui peuvent être

automatisés, sophistiqués et énergétivores, que de leur potentiel d’innovation et de

productivité (lié à l’organisation, à l’enrichissement des compétences, à la montée en gamme

ou en variété des produits). Il faut désormais concevoir l’industrie comme un ensemble large

d’activités qui assemblent des composants matériels et immatériels.

Ce prisme de l’industrie « servicielle » éclaire d’un jour nouveau jour l’idée que nous nous

faisons de la régression de notre base compétitive. La part de la valeur ajoutée manufacturière

a certes diminué dans la production nationale pour ne plus représenter que 10 à 12 % du PIB.

Même si l’on sait que cette régression relative est d’abord le fait du développement plus rapide

des couches immatérielles de l’économie et de l’externalisation des activités de service par

l’industrie, elle n’en reste pas moins préoccupante. Notamment, lorsqu’on compare la

trajectoire française à la dynamique allemande depuis dix ans et que l’on prend la mesure des

forces d’agglomération qui redessinent le paysage productif européen.

Le constat est cependant amendé lorsque l’on élargit le champ d’observation. De fait, la part

de l’industrie servicielle n’a cessé de progresser depuis le milieu des années 1990 (passant

de 29 à 33 % du PIB en volume). Et tout confirme que le moteur du rebond économique

français se situe dans ce cœur d’activités.

Cet abord large de notre spécialisation et la prise en compte du processus de polarisation

industrielle en Europe, nous invitent à mettre en avant trois enjeux prioritaires :

- Déplacer le terrain de la concurrence, en relevant les défis de la transition

Iconomique et en jouant à plein la carte de l’insertion l’appareil productif hexagonal

dans le commerce des opérations ;

- Favoriser les partenariats industriels, souvent extra-européens, pour contrebalancer le

rapport de force défavorable que génère la dynamique d’agglomération en Europe ;

- Repenser notre fiscalité pour prendre en compte la perte de centralité de la France

en Europe et la logique beaucoup plus diffuse du processus d’innovation.

1 Laurent Faibis, et Olivier Passet (2014) : « Penser le rebond productif de la France », Revue Le Débat (n° 181),

Gallimard, septembre-octobre. Cette note reprend et étaie statistiquement un article rédigé avec Laurent Faibis dans la Revue Le Débat.

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Chiffres clés

Un profond processus de polarisation industrielle en Europe : part de la valeur ajoutée

manufacturière dans le PIB, 2012

Source : Eurostat

Une dynamique des « industries servicielles » qui atténue le diagnostic de notre

régression industrielle : part de « l’industrie servicielle » en France

Note : industrie servicielle = industrie manufacturière, secteurs de l’information, utilities, services aux entreprises

Source : Eurostat

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Services industrialisés

Industrie manufacturière

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Penser le rebond productif de la France

La désindustrialisation française inquiète. L’étroitesse de notre base industrielle est

notamment évoquée comme étant à la source de nos problèmes d’équilibrage de notre

balance des paiements et de notre déficit global d’investissement en R&D. En prendre la

mesure demeure néanmoins un exercice délicat. Il est en effet très difficile de séparer ce qui

appartient au cours normal des mouvements de dématérialisation et d’externalisation des

services contenus dans l’industrie qui caractérisent toutes les grandes économies

développées, de ce qui relève d’une destruction de substance, symptomatique de notre

faible compétitivité. Les contours même de l’industrie soulèvent des questions de plus en

plus épineuses. Services et industrie sont de plus en plus imbriqués comme le montre

l’analyse de la valeur ajoutée exportée des pays avancés. On ne peut donc réduire le bilan

de notre désindustrialisation à celui de la seule base manufacturière, ni le défi de la ré-

industrialisation à celui de l’élargissement de cette seule catégorie d’activité.

Nous proposons dans cette note d’élargir le bilan et la réflexion sur l’élargissement de la

base productive à un spectre plus vaste d’activités, répondant à une logique industrielle

d’assemblage complexe de composants matériels ou immatériels, à défaut d’être cantonnés

à la seule production de biens physiques. C’est sur ce champ plus large d’activités (qui inclut

l’industrie au sens étroit et toute une catégorie de services étroitement imbriqués en amont

ou en aval à l’industrie), qualifié ici « d’industrie servicielle », que nous étendons l’analyse de

la performance française ainsi que la réflexion sur les cibles stratégiques et les leviers à

mettre en œuvre pour améliorer l’insertion de la France dans le commerce mondial.

1- Les symptômes de la désindustrialisation française

Rappelons d’abord le bilan à charge de notre perte de substance industrielle à partir des

grandeurs emblématiques les plus souvent citées. Le diagnostic s’appuie en premier lieu sur

un ensemble d’indicateurs qui renvoient à la piètre dynamique de croissance de

l’industrie manufacturière en France (tableau 1) :

Tableau 1 : Performance en moyenne annuelle du secteur manufacturier

1960-70 1970-80 1980-90 1990-2000 2000-2007 2007-2013

Production, en % 5,8% 2,8% 1,0% 0,7% 0,1% -2,9%

Valeur ajoutée en volume, en % 6,9% 3,0% 1,4% 2,5% 1,8% -0,5%

Emploi (milliers) hors intérim 31,4 -4,6 -83,5 -51,2 -54,9 -65,8

Intérim (milliers) nc nc + 3,1 +11,5 -6,4 -10,1

Volume horaire en % 0,2% -1,0% -2,4% -1,9% -2,1% -2,4%

Productivité horaire en % 6,7% 4,0% 3,8% 4,4% 3,9% 1,9%

Note : les chiffres en italique sont des estimations.

Sources : INSEE, DARES

1/ L’indice de production manufacturière est en constante décélération sur longue période. Il

stagne globalement au cours des années 2000, culminant à l’aube de la crise de 2008 à des

niveaux déjà atteint avant le krach internet du début des années 2000. Il bascule ensuite,

emporté par la récession mondiale, puis européenne, et demeure à ce jour 16 % en deçà de

ses pics d’avant crise.

2/ Le secteur a détruit entre 50 et 55 mille emplois permanents par an depuis le début des

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années 90 jusqu’à la crise de 2008. Il en détruit au rythme de 65 mille par an depuis 2007

mais sans atteindre le paroxysme des années 1980. Les destructions avaient alors culminé à

près de 150 000 en 1981 comme en 1985. De tels niveaux n’ont été frôlés qu’en 2009. Si

l’on tient compte néanmoins des fluctuations de l’emploi intérimaire que mobilise l’industrie,

la déstabilisation de l’emploi durant la crise se rapproche en intensité de celle qui avait

ébranlé l’industrie traditionnelle après le second choc pétrolier. Le ralentissement des gains

de productivité depuis 2007, laisse de surcroît augurer une poursuite de l’ajustement des

effectifs sur moyenne période.

3/ L’information que délivre l’indicateur de valeur ajoutée sur la dynamique de moyen terme

de l’industrie manufacturière diffère néanmoins sensiblement de celle qui résulte de l’indice

de la production manufacturière, ce dernier étant le plus commenté en conjoncture. La valeur

ajoutée en volume est d’une part beaucoup plus proche de ses pics d’avant crise. Elle a de

surcroît beaucoup plus fortement progressé au fil des années 1990-2000 que l’indice de

production industrielle (graphique 1). Cette information est essentielle et en dit long sur

l’ampleur du mouvement de restructuration des chaînes de valeur. L’indice de production,

construit sur la base des chiffres d’affaire, rend compte du fait l’industrie a recentré son cœur

de métier et délocalisé une part importante de la phase d’assemblage, à l’instar de l’industrie

automobile. Ce faisant, l’industrie s’est resserrée sur les séquences de production à plus

forte valeur ajoutée et a optimisé ses fonctions de coût en externalisant une partie de sa

production. Ce double mouvement est beaucoup mieux restitué par l’indicateur de valeur

ajoutée et conduit à modérer l’ampleur de la désindustrialisation française.

Graphique 1 : Indice de production et valeur ajoutée, secteur manufacturier, en volume

Sources : INSEE, DARES

Le bilan de la désindustrialisation renvoie en second lieu à toute une gamme de mesures

relatives, de ratios qui décrivent le poids des activités manufacturières dans l’économie. Ces

indicateurs permettent d’appréhender l’évolution sur longue période de notre spécialisation,

en termes de production ou d’emploi.

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Valeur ajoutée en volume

Indice de production manufacturière

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Tableau 2 : Poids du secteur manufacturier en % du total de l’économie

En % 1960 1970 1980 1990 2000 2007 2010 2013

Valeur ajoutée en valeur 25,0 22,3 20,3 17,7 15,7 12,7 11,3 11,3

Valeur ajoutée en volume 12,2 13,7 12,9 11,6 12,0 12,0 11,3 11,3

Emploi 22,6 22,9 21,4 16,9 13,6 11,5 10,4 10,1

Volume horaire 20,8 22,1 20,7 17,0 14,0 11,7 10,6 10,3

Source : INSEE

C’est sur la base de ces indicateurs, que s’appuie le constat alarmiste selon lequel l’industrie

ne représente plus que le dixième de la création de richesse en France, quand elle en

représentait encore le cinquième à l’aube des années 1980 ou un quart dans les années

1960 (c’est-à-dire à l’heure dorée des trente glorieuses). Ces chiffres, sont également

souvent mis en regard de la performance allemande, dont la part de l’industrie avoisine

encore le quart de la production. Ces indicateurs doivent néanmoins être utilisés avec

discernement car ils restituent aussi le fait que la croissance de la productivité est

structurellement supérieure dans l’industrie à celle des autres secteurs, ce qui a un impact

sur la dynamique relative de l’emploi, des volumes d’heures travaillées ou des prix. La part

de la valeur ajoutée à prix constant est de ce fait un indicateur plus pertinent de la régression

industrielle française. Ce ratio (graphique 2) montre d’une part, que la perte relative de

substance industrielle sur longue période est beaucoup moins prononcée que ne le

suggèrent les discours les plus alarmistes. Il indique d’autre part que l’écart avec l’Allemagne

est une donnée permanente, qui ne date ni de la crise des années 1990, ni de la crise plus

récente. Cet indicateur signale enfin une érosion tendancielle de la composante industrielle

de la production française au fil des années 2000, qui a pour pendant la restauration des

positions allemandes à leurs niveaux de pré-unification.

Graphique 2 : Part de la valeur ajoutée manufacturière

Source : Eurostat

Les indicateurs portant sur la structure de spécialisation peuvent néanmoins écraser la

réalité du mouvement désindustrialisation, dans la mesure où, par effet d’entrainement, il

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tend à affaisser l’ensemble de la dynamique productive d’une économie. La baisse de la part

de l’industrie peut dès lors sembler de second ordre, du seul fait qu’elle a emporté dans son

sillage toute une gamme de secteurs en amont et en aval de sa production. Nous proposons

donc ici de prendre la mesure du mouvement de désindustrialisation, sur la base d’un

indicateur qui rapporte le niveau de la valeur ajoutée industrielle en volume à celui de la

population en âge de travailler (graphique 3). Ce ratio permet de corriger les évolutions de la

valeur ajoutée industrielle de la composante liée à la croissance démographique. Par rapport

à un ratio traditionnel de productivité, il neutralise les effets des gains de productivités qui se

bâtiraient uniquement par une attrition de l’emploi.

Graphique 3 : Valeur ajoutée manufacturière en volume / population 15-64 ans, 1995=100

Sources : Eurostat, OCDE, calculs Xerfi

Cet indicateur confirme un décrochage relatif de la France par rapport aux pays leaders que

sont l’Allemagne et les États-Unis, au fil des années 2000-2010. Il relativise néanmoins

l’ampleur de la renaissance industrielle des pays anglo-saxons depuis la crise. La remontée de

la production dans ces pays étant largement imputable à une restauration de la productivité,

elle a drainé peu d’emplois, et son bilan en termes de valeur ajoutée est mitigé, notamment au

Royaume-Uni où le contenu en importations de la production est élevé. La France globalement

se situe en position médiane à moyen terme, loin des discours « déclinistes » les plus

extrêmes qui pointent la désindustrialisation comme un mal spécifiquement français.

2- Désindustrialisation et forces de polarisation en Europe

On ne peut prendre néanmoins toute la mesure du phénomène de désindustrialisation que

lorsque l’on saisit les forces de polarisation et d’agglomération industrielles qui s’exercent en

Europe. Les écarts de spécialisation apparaissent alors dans une large mesure permanents

et difficilement réversibles. Il existe plus une singularité allemande qu’une exception

française en la matière (graphique 4). Les écarts relèvent certes de la construction

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d’avantages acquis (via l’apprentissage, la fiscalité notamment dans le cas allemand), mais

ils tiennent pour beaucoup aussi à des facteurs historiques et géographiques.

Graphique 4 : Part de la valeur ajoutée en volume dans le PIB

Sources : Eurostat, BEA, OCDE(STAN), calculs Xerfi

Les forces de polarisation redessinent le paysage productif européen à l’avantage du cœur

Rhénan de l’Europe. Et le mouvement en ciseau que l’on peut observer entre les

dynamiques allemande et hexagonale s’étend bien au-delà du cas français. La trajectoire

française s’inscrit in fine dans un mouvement plus général de convergence des pays

européens vers la référence américaine.

Nous avons dans une note récente2 décrit cette configuration des chaînes de valeurs

européenne, qui renforce inexorablement l’Allemagne en tant que plateforme d’intégration

de sa périphérie. Les groupes français sont en effet confrontés, d’un côté, à la machine bien

rodée de l’intégration productive allemande. Une économie qui tire un avantage considérable

de sa position centrale dans une Europe qui se construit désormais autour d’elle, de la mise

en sous-traitance d’une périphérie aux coûts salariaux plus bas, de l’intégration des savoir-

faire de pays plus avancés comme la France. Nos entreprises doivent affronter, par ailleurs,

la déflation salariale du Sud qui fragilise toujours plus les positions hexagonales de moyenne

technologie et de milieu de gamme. Il faut y ajouter le contexte de course à l’attractivité

sociale et fiscale, dont la France n’a saisi que trop tardivement les enjeux, et notamment

l’offensive britannique à l’Ouest pour drainer les investissements industriels extra-européens.

Pour saisir cet enjeu décisif de polarisation industrielle, certains ordres de grandeur sur

quelques secteurs stratégiques parlent d’eux-mêmes (graphique 5). L’Allemagne, représente

aujourd’hui 68 % de la valeur ajoutée de la zone euro dans l’automobile quand la France

n’en représente plus que 7 %. Elle concentre 54 % de la valeur dans les équipements (la

France 8), 48 % dans l’électronique (la France 9), 39 % dans la chimie (la France 15), 41 %

dans la plasturgie (la France 16,5), 36 % dans la métallurgie (la France 15).

2 Olivier Passet, 2013 : « L’UE, plateforme de production de l’économie allemande », Xerfi Synthèse N°1, juin.

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Graphique 5 : Part des activités manufacturières française et allemande dans la valeur ajoutée de la zone euro

Source : Eurostat

La vigueur du mouvement de polarisation en Europe, peut aussi être appréhendée à travers

la hiérarchie des dynamiques nationales de croissance de la production industrielle. La

cartographie de la croissance de la production manufacturière depuis 15 ans permet de

visualiser l’accélération d’un mouvement qui, depuis près de 15 ans, crée un dégradé du

centre vers la périphérie et de l’Est vers l’Ouest.

Graphique 6 : Croissance de la production manufacturière entre 2000 et le premier semestre de 2014

Source : Eurostat

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Papier et carton

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Industrie pharmaceutique

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Produits minéraux non métalliques

Métallurgie

Fabrication de produits métalliques

Informatique, électronique et optique

Équipements électriques

Autres machines et équipements

Industrie automobile

Autres matériels de transport

Fabrication de meubles et autres

Réparation & instal. équipements

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Et au-delà des dynamiques de moyen terme, la photographie (graphique 7) du degré de

spécialisation manufacturière des différentes économies européennes (appréhendée ci-

dessous par le ratio de la valeur ajoutée manufacturière sur le PIB), confirme le constat

d’une Europe de l’industrie qui tend à s’agglomérer autour de l’Allemagne et de son

Hinterland. Cette configuration des spécialisations apparaît comme un élément structurant,

permanent et en grande partie irréversible.

Graphique 7 : Part de la VA manufacturière dans le PIB, 2012

Source : Eurostat

L’enjeu crucial pour les entreprises hexagonales est ainsi de bâtir des stratégies qui tiennent

compte d’un rapport de force qui leur est défavorable. La responsabilité de l’État est

d’intégrer cette asymétrie des forces lorsqu’il aborde les problématiques fiscales,

concurrentielles et industrielles. L’objectif est en définitive de rétablir un rapport plus équilibré

pour échapper à la vassalisation dans une Europe continentale qui se structure peu à peu en

une plate-forme de production servant la stratégie néo-mercantiliste de la puissance

économique leader et centrale. En sortie de crise, le risque de perte de contrôle des

entreprises s’exacerbe face à des groupes étrangers en position de force économique et

financière, qui cherchent à accroître leur pouvoir de marché et à faire main basse sur les

parts de marché et les portefeuilles de brevets de leurs concurrents affaiblis. Le risque est

aujourd’hui maximal pour la France.

3- Le prisme de l’industrie servicielle

Le diagnostic concernant la désindustrialisation doit aussi tenir compte du fait que la frontière

industrie-service est devenue inopérante et que le champ des secteurs capables de générer

un surcroît de valeur, dépasse très largement le périmètre de l’industrie physique : des pans

entiers de l’économie de service épousent déjà les problématiques industrielles, aussi bien

du point de vue des process, qui peuvent être automatisés, sophistiqués et énergétivores,

que de leur potentiel d’innovation et de productivité lié à l’organisation, à l’enrichissement

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des compétences, à la montée en gamme ou en variété des produits. Il faut désormais

concevoir l’industrie comme un ensemble large d’activités qui assemblent des composants

matériels et immatériels. Ce continuum recouvre un vaste domaine que nous qualifions

d’« industrie servicielle », un champ qui dépasse largement l’industrie manufacturière pour

s’étendre à l’ensemble des activités de services organisées et complexes : des activités

BtoB (Business to Business), à forte valeur ajoutée consubstantielle de l’industrie, aux

activités de réseau et de services collectifs, aux secteurs de la distribution où s’imposent les

plates-formes de e-commerce jusqu’aux activités de culture et de loisirs. Un champ en

expansion continue, car l’usage des technologies de l’information et la robotisation

permettent d‘envisager jusqu’à l’industrialisation des services à la personne.

Nous limiterons ici de manière ad hoc l’analyse de l’industrie servicielle à un champ qui

agrège l’industrie manufacturière au sens strict, à un sous-groupe de services que nous

qualifions « d’industrialisés » : le secteur des utilities (la production et distribution d'électricité,

de gaz, de vapeur et d'air conditionné, la production et distribution d'eau ; assainissement,

gestion des déchets et dépollution dans la nomenclature NAF rév. 2), les secteurs de

l’information et de la communication, et l’ensemble ses services aux entreprises (activités

scientifiques et techniques ; services administratifs et de soutien). Nous excluons de ce

champ, les activités extractives, la construction et le secteur financier, dont le

développement répond à des logiques largement indépendantes de celles de l’industrie.

Graphique 8 : Part de « l’industrie servicielle » en France

Source : Eurostat

Le prisme de « l’industrie servicielle » éclaire alors d’un nouveau jour l’idée que nous nous

faisons de la régression de notre base compétitive. La part de la valeur ajoutée

manufacturière a certes diminué dans la production nationale pour ne plus représenter que

10 à 12 % du PIB aujourd’hui.

Le constat n’est cependant plus le même lorsque l’on élargit le spectre d’observation. De fait,

la part de l’industrie « servicielle » (graphique 8) n’a cessé de progresser depuis le milieu

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Services industrialisés

Industrie manufacturière

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des années 1990 (passant de 29 à 32-33 % du PIB en volume). La régression relative du

secteur manufacturier est ainsi plus que compensée sur moyenne période par la montée en

puissance des services industrialisés. Et tout confirme que le moteur du rebond économique

français se situe dans ce cœur d’activité. Car c’est là aussi que se concentre notre écart

d’emploi avec les pays à plus large base productive en Europe3.

De surcroit, la France se caractérise par un plutôt haut degré de spécialisation dans les

services dits industrialisés, en comparaison internationale. Sur ce champ néanmoins, la

dynamique française tend à s’éroder depuis le milieu des années 2000, tandis que

l’économie britannique tend à forcer son avantage.

Graphique 9 : Part des services « industrialisés » dans le PIB, en volume

Source : Eurostat

Une récente étude de Xerfi sur le palmarès des entreprises créatrices d’emploi en France

durant la crise4 souligne d’ailleurs que c’est bien dans cet espace de spécialisation que se

situe le versant positif du processus de destruction créatrice en France. L’industrie recule

dangereusement et l’emploi tend à se déverser en masse sur des secteurs de service à

faible valeur ajoutée. Mais on observe bien en France, même au cœur de la crise, une

véritable dynamique des secteurs de services intermédiaires, à forte intensité en capital

intellectuel : 50 % de l’emploi créé par les cent premiers créateurs d’emplois au plan

national, entre 2008 et 2013, appartient au périmètre des industries et des services à forte

valeur ajoutée.

Et c’est toujours sur ces positionnements que la France développe aujourd’hui de nouveaux

points forts. Les entreprises françaises, qui ont souvent bien du mal à conquérir les maillons

en aval des filières proches du consommateur, ont démontré de véritables compétences

dans la conception en amont, la production de composants et de services intermédiaires à

3 Olivier Passet (2014) : « Politiques de baisse des charges : attention aux fausses certitudes sur le déficit

français en emplois peu qualifiés », Xerfi Synthèse n°6, mai. 4 Olivier Passet et al.(2014) : « Palmarès des créateurs nets d’emplois : top 500 des entreprises et analyse des

secteurs », Xerfi Synthèse n°7, juin.

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forte valeur ajoutée. Dans nombre de ces activités, l’avance technologique, le design et la

qualité jouent un rôle décisif. Les entreprises y mènent des stratégies de différenciation qui

leur permettent de dominer un segment ou un maillon de la chaîne de valeur mondiale,

d’obtenir en conséquence de meilleures marges, et donc d’investir et de créer des emplois à

haute qualification.

Il est d’ailleurs significatif qu’en situation de faiblesse dans la construction automobile des

équipementiers comme Valéo, Faurecia, Plastic Omnium ou même Michelin jouent dans la

cour des grands – parfois de façon incontournable - comme fournisseurs des plus grands

constructeurs mondiaux. Dans les industries de service, le bon positionnement hexagonal

« business to business » frappe certes moins les esprits, mais le dynamisme et la modernité

sont aujourd’hui portés par des leaders mondiaux dans des technologies de pointe comme

Gemalto, STMicroélectronics, Capgemini, Atos ou encore Dassault Systems et bien d’autres

noms moins connus du grand public. C’est aussi sur ce créneau que le vivier

remarquablement dynamique des start-up françaises permet une percée remarquée dans les

activités liées à Internet et la nouvelle génération d’objets connectés (tableau 3).

Tableau 3 : Nombre d’entreprises représentées dans le classement des 500 start-ups technologiques européennes à plus forte croissance

2013 2012 2011

France 86 90 93

Royaume-Uni 71 74 86

Pays-bas 52 46 53

Suède 50 55 54

Norvège 41 52 48

Turquie 30 29 27

Allemagne 28 24 23

Source : Deloitte

Le tissu productif français se régénère donc bien plus que ne le suggèrent les discours

« déclinistes », focalisés sur l’industrie et sur des moyennes trop grossières : premièrement,

la croissance de l’emploi est aujourd’hui portée très majoritairement par des ETI (Entreprises

de Taille Intermédiaire) ; deuxièmement, on assiste en France à un véritable foisonnement

entrepreneurial qui dénote aussi une forte capacité à amorcer des innovations de rupture. Le

cabinet Deloitte a dénombré en 2012 et 2013 90 start-up technologiques à forte croissance

en France, au classement des cinq cents premières pépites européennes, loin devant le

Royaume-Uni et l’Allemagne avec des champions comme Critéo ou Ymagis.

Ce positionnement hexagonal peut-être de surcroît un levier de restauration de notre

balances des paiements, car ces services sont exportables. Il nous faut saisir pour cela

toutes les implications du basculement d’un commerce des produits vers un commerce des

« opérations » ; Le commerce mondial s’est en effet profondément transformé ces vingt

dernières années5. La question n’est plus de maîtriser des filières entières et des produits de

A à Z, mais bien de parvenir à capter de la valeur sur des maillons stratégiques de chaînes

de valeur mondialisées. On n’exporte plus un produit fini « made in » cent pour cent dans un

même pays. Un produit constitue un ensemble intégré de composants, de savoir-faire et de

5 Lionel Fontagné, Pierre Mohnen et Guntram Wolff (2014), « Pas d’industrie, pas d’avenir ? », Les notes du

conseil d’analyse économique n° 13.

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services produits en réseau à l’échelle mondiale. Plus aucune entreprise ne maîtrise toutes

les opérations, plus aucun pays ne sait tout faire le long d’une filière. Le monde est ainsi

passé du commerce des produits au commerce des opérations (ou des « tâches »), qui

estompe encore davantage toute frontière entre biens et services. Produire, dans le cadre de

la mondialisation, c’est intégrer les meilleures compétences, les meilleurs coûts, en

maîtrisant l’art d’importer pour exporter plus de valeur ajoutée. C’est internaliser les

avantages comparatifs des concurrents au sein de nos propres systèmes productifs, plutôt

que de rechercher la concurrence frontale. Et, de fait, depuis dix ans, les parts de marché

françaises souffrent moins de la concurrence directe des émergents que de celle des pays

avancés qui ont su le mieux internaliser l’avantage-coût de ces derniers. Un constat qui

éclaire d’un jour nouveau le débat sur le protectionnisme et le libre-échange.

Opter pour l’industrie au sens étroit, au nom de « l’exportabilité » des biens et de leur

capacité exclusive à redresser notre commerce extérieur, est donc trop réducteur. D’abord,

parce que notre balance des services et des revenus des entités implantées à l’étranger

compense notre déficit sur les échanges de biens. Ensuite, parce que le contenu en services

des biens exportés est de plus en plus élevé (près de 40 % de la valeur ajoutée des biens

manufacturés exportés depuis le territoire européen). Dans ce contexte, les biens sont

devenus un véhicule d’exportation de nombreux services à forte valeur ajoutée. Et cela sera

toujours plus vrai avec l’avènement des objets « intelligents » et connectés. En tenir compte

dans nos stratégies de spécialisation est un impératif, tout comme comprendre que des

services peuvent être exportés pour s’intégrer à des biens assemblés ailleurs : même

délocalisés, ils procurent un revenu qui peut être rapatrié et réinvesti.

4- Jouer la carte de l’industrie « servicielle » en misant sur la

transition Iconomique

Notre spécialisation doit ainsi être pensée en dépassant l’opposition obsolète entre industrie

et service, pour favoriser l’éclosion d’une véritable « industrie servicielle » qui devient le

cœur de la création de valeur. On ne peut davantage se contenter d’un regard

schumpétérien, celui de la destruction créatrice, qui voudrait voir la clé de notre rebond dans

le report de l’offre de secteurs en déclin vers de nouveaux secteurs porteurs à haute

technologie : ni le numérique, ni les industries de l’environnement, ni les énergies nouvelles,

ni aucun autre secteur high tech ne répondent à l’ampleur du défi.

Une véritable révolution industrielle s’accélère sous nos yeux. Une révolution qui n’attend

pas celle des institutions pour se déployer. Nous sommes entrés de plain-pied dans la

transition iconomique6, un néologisme que nous préférons à celui de numérique – tant

l’arrivée à maturité des technologies liées à la micro-électronique, au logiciel et à Internet,

provoque une accélération fantastique de grappes d’innovations qui impacte tous les

secteurs de l’économie et toutes les entreprises : les produits, mais aussi les process de

production, les organisations, les modes de consommation, les conditions même de la

concurrence.

Dans le cadre de cette transition, où les intelligences individuelles tout comme les

6 Michel Volle (2014), Iconomie, Economica, 2014

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entreprises sont mises en réseau, chaque secteur a la possibilité de se réinventer, les objets

deviennent capables d’interagir avec leur environnement, avec d’autres objets comme avec

les individus, un monde. Et cette mise en réseau par Internet démultiplie les possibilités

d’assemblage complexe des biens et des services et permet de réinventer les usages dans

des domaines aussi variés que le loisir, la dépendance, la santé, la mobilité, bref de

démultiplier les « effets utiles », d’enrichir la qualité des produits sur de multiples aspects.

Tous les secteurs, de la construction en passant par l’automobile ou les services à la

personne, voient l’étendue des solutions qu’ils proposent s’accroître de manière

exponentielle. Cette métamorphose affleure déjà dans tous les domaines. Elle se déploie

sous nos yeux avec la multiplication des applications et des objets connectés à nos

Smartphones, prémices de l’Internet des objets.

La créativité et les progrès de productivité induits sont fantastiques et, dans de nombreux

domaines, le coût marginal de production tend vers zéro. Cette évolution constitue une

véritable bombe pour les entreprises car elle peut dynamiter du jour au lendemain leur

modèle d’affaire, comme elle l’a déjà fait dans la musique ou les médias. Elle se propage de

secteur en secteur au fur et à mesure que se diffusent des modèles de production à coûts

fixes. Elle impose à chaque entreprise de redéfinir sa proposition de valeur : ce qui relève du

payant ou du gratuit, ce qui relève d’un modèle collaboratif. La frontière entre activités

marchandes et non marchandes ne relève plus de conventions préétablies.

Dans cette transition, les gagnants seront ceux qui inventeront des business models

imaginatifs, mais aussi de nouveaux usages pour les consommateurs. Ce seront aussi des

agitateurs qui bouleverseront la conception de l’entreprise vers des plates-formes

collaboratives ouvertes en lieu et place des structures hiérarchiques cloisonnées. Ces

entrepreneurs ont compris que dans l’iconomie, c’est par l’intelligence partagée, l’ouverture

de structures, l’interaction permanente de l’entreprise avec son environnement que se

trouvent les clés du succès.

Dans cette transition iconomique, où toutes les activités s’industrialisent, l’industrie

manufacturière n’est plus le nerf exclusif de la guerre. L’hyper-industrie est devenue un

enjeu transversal de tous les secteurs. Il s’agit d’industrialiser notre économie, qu’elle soit

matérielle ou immatérielle, en se focalisant moins sur la nature des produits que sur celle

des process et du modèle d’affaire. Industrialiser c’est penser l’impression de la matière

aussi bien que la robotisation des services.

5- Le rôle stratégique de l’État

Penser notre rebond, c’est ainsi jouer le coup d’après, sans chercher à rivaliser sur le même

terrain que l’Allemagne pour reprendre pied à pied nos positions perdues. Ce constat ne

nous exempte pas pour autant de stratégies défensives.

Conscients de ces potentialités, il faut aujourd’hui tirer parti de la mondialisation sur un

double mode, à la fois défensif et offensif. Mais nous ne sommes plus dans la logique de

rattrapage qui avait prévalu durant les Trente Glorieuses, ni celui du colbertisme high-tech et

des champions nationaux, où il suffisait d’armer quelques secteurs clés et d’en maîtriser la

filière sur le territoire français ou européen. L’État doit composer avec une logique plus

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diffuse de l’innovation et des stratégies de pénétration des secteurs et, par-dessus, tout

l’impératif de stimuler un foisonnement entrepreneurial. Il n’y a plus unicité des solutions

technologiques et des modèles économiques. Nous avons choisi de mettre l’accent sur deux

axes stratégiques décisifs, sans prétendre ici écluser l’ensemble de la problématique.

Favoriser des alliances équilibrées

Nos stratégies publiques doivent d’abord être conçues en prenant toute la mesure des

formidables forces de polarisation qui redessinent le paysage économique européen. Il serait

vain de lutter à contre-courant, en cherchant obstinément à reprendre pied sur des pôles de

spécialisation où d’autres régions bénéficient d’effets d’agglomération puissants.

De fait, certains groupes et entreprises français font aujourd’hui face à une impasse

stratégique en Europe s’ils ne bâtissent pas de nouvelles alliances. Or disposer de grands

groupes d’envergure mondiale, détenant un fort pouvoir de marché et de réseau constitue un

facteur décisif de compétitivité. Certes, les groupes multi localisés, conçoivent leur stratégie

à échelle planétaire et leurs objectifs sont de moins en moins intriqués à ceux du territoire.

Certes, leur puissance est d’abord financière et leur domination peut inhiber le

développement de nouveaux entrants plus innovants. Mais c’est une des réalités

incontournable du capitalisme contemporain. La puissance d’une nation se mesure aussi à

sa capacité à mettre la main sur les portefeuilles de brevet, à faire rayonner mondialement

ses marques, à intégrer les chaînes de valeur mondiales à son avantage en conservant les

maillons les plus rentables. Et dans cette guerre de position à laquelle se livrent les grandes

économies développées, disposer d’une force de frappe et garder la maitrise des

regroupements industriels, piloter des chaînes de valeur d’envergure mondiale, intégrer puis

développer des ETI challenger, fait partie des armes pour capter de la valeur, dégager des

profits et créer des emplois qualifiés. Disposer de grands groupes ne suffit certes pas à

dynamiser un territoire. Mais ne pas en disposer expose au risque de subir la mondialisation

et d’accélérer notre déclassement vers une économie de second rang.

Négocier alors des regroupements européens en position de faiblesse, avec des entreprises

directement rivales sur des marchés en surcapacité, se traduira inexorablement par des

arbitrages défavorables à notre outil de production. Ce n’est qu’en se tournant délibérément

vers l’échiquier mondial que le tissu productif français peut s’extraire du piège. Comme l’ont

révélé les affaires Peugeot et Alstom, la meilleure issue est souvent de s’allier à un

partenaire extra-européen qui offre des complémentarités industrielles et financières, une

ouverture à de vastes marchés et de véritables perspectives de développement bien

négociées avec l’appui de l’État, en contrepartie de notre apport technologique. Il ne faut pas

interpréter, alors, le renforcement de la part de l’État dans le capital de ces entreprises

comme une mise sous tutelle datant d’un autre temps, mais bien comme l’affirmation de son

rôle de « capital investisseur », de « cofinanceur » aux côtés de capitaux privés, dans une

phase de risque et d’incertitude particulièrement aigus.

Mais favoriser les alliances gagnantes ne doit pas se limiter à la seule posture défensive

visant à préserver l’intégrité des champions de grande taille. La France doit jouer le coup

d’après, nous l’avons dit, d’autant qu’elle a démontré sa capacité à exceller dans ces

technologies de rupture. Riche de start-up à fort potentiel, elle a du mal à tirer parti seule de

ces innovations au plan mondial. Dans un pays « pépinière » comme la France, l’État

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« capital-risqueur » doit s’allier au financement privé dans un objectif d’investissement

rentable à moyen ou long terme, et faire ainsi contrepoids pour éviter la perte prématurée de

pépites, pour favoriser des partenariats équilibrés permettant d’atteindre une taille critique

internationale et éviter la prédation par des acteurs industriels et financiers plus puissants,

qu’ils soient ou non européens. Les alliances sont bien souvent à chercher auprès

d’entreprises étrangères capables de porter ces innovations au plan mondial, sans

préjugé : ceux qui détiennent déjà un pouvoir de réseau, des savoir-faire complémentaires,

ceux qui nous ouvrent des marchés. Cette intervention capitalistique étatique ne doit pas se

faire dans une frileuse optique défensive hexagonale, mais bien au contraire avec une

volonté délibérée de s’insérer dans les courants porteurs de la mondialisation, en

sélectionnant au cas par cas les meilleurs alliés, sans exclusive.

Repenser notre fiscalité

Les dimensions de la transformation et l’abord élargi de la spécialisation que nous prônons

sont également éclairants pour hiérarchiser les priorités de réforme, notamment dans le

domaine fiscal. Notre fiscalité doit être repensée pour offrir une réponse adaptée à notre

perte de centralité en Europe et aux forces de polarisation qui la sous-tendent.

- La fiscalité des entreprises françaises ne peut plus être conçue sur la base d’une

prime géographique largement surestimée. Après la chute du rideau de fer, la

réunification allemande, la mise en place d’une monnaie unique calquée sur le

Deutsche Mark, l’intégration d’une large part de la Mitteleuropa au système productif

du pays leader européen, l’avantage de la centralité s’est inexorablement déplacé

vers l’Est. Ce constat impose une convergence au moins partielle avec les niveaux

du reste de l’Europe, afin de tenir compte, notamment, de la dépression fiscale qui se

dessine depuis dix ans sur l’Allemagne et son Hinterland. Il souligne, surtout,

l’importance des enjeux d’harmonisation fiscale sans laquelle l’Europe ne parviendra

pas à s’extraire du piège de l’insuffisance de demande intérieure de la zone, de la

déflation et du sous-investissement collectif.

- L’économie française doit composer avec le fait qu’elle s’est largement construite sur

la puissance des multinationales et que son emploi salarié est majoritairement porté

par des groupes nationaux ou étrangers à périmètre international. Cela ne restera un

atout que sous conditions. Notre fiscalité doit notamment tenir compte du fait qu’une

part importante de l’activité et des profits est créée hors frontière et que le retour de

ces investissements, pour la France, est handicapé par une fiscalité dissuasive. Une

diminution du taux maximal de l’IS, compensée par un élargissement de la base, est

nécessaire, afin d’inciter au rapatriement/réinvestissement des bénéfices, à une

valorisation des flux d’invisibles intra-groupes plus favorables à l’Hexagone, à

l’assemblage et à la facturation sur le territoire.

La fiscalité française doit également s’accorder avec ce qui constitue le moteur d’une

véritable croissance endogène. Il faut rompre avec notre obsession hexagonale de l’emploi

peu qualifié et de la baisse des coûts centrés sur le SMIC, qui tire le tissu productif vers le

bas au détriment des activités à plus forte valeur ajoutée. La priorité donnée à l’emploi

faiblement qualifié déstabilise d’autant plus le tissu social que le moteur de création

d’emplois de l’industrie servicielle tourne au ralenti. Il faut ainsi renouer graduellement avec

une plus forte neutralité fiscale : cesser d’organiser la redistribution à travers des transferts

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inter-entreprises (des secteurs les plus intenses en qualification vers ceux qui le sont moins)

et reporter cette fonction de redistribution sur l’impôt sur le revenu des ménages, dont c’est

la vocation première.

Au final, penser le rebond du système productif français, c’est le mettre en position de capter

de la richesse et des emplois en tirant le meilleur parti d’une mondialisation multipolaire, en

s’insérant habilement dans ses chaînes de valeur. C’est à cette condition que la France

reprendra pied en Europe, en jouant cette double partition du redéploiement défensif et de la

contre-offensive, appuyée par un État capital-investisseur et incitateur.

Directeur de la rédaction : Laurent Faibis, Président de Xerfi Responsable de

Xerfi-Synthèse : Olivier Passet, Directeur des synthèses économiques

Responsable de la diffusion : Solène Etienne Comité de rédaction : Jean-Baptiste

Bellon, Conseiller de Xerfi, Alexandre Boulègue, Directeur d’études Xerfi France,

Damien Festor, Directeur de Xerfi France, Aurélien Duthoit, Directeur des

synthèses Precepta, Laurent Marty, Directeur général de Xerfi, Pascale Mollo,

Chef de projet, Alexandre Mirlicourtois, Directeur de la conjoncture et de la

prévision.

Société éditrice : Xerfi.com, 13 rue de Calais, 75009 Paris. 01 53 21 81 51, ISSN

1760-8473

Achevé de rédiger le 15octobre 2014

Relations presse : Sophie Barrois / Contact : [email protected]