pensées sans ordre concernant l'amour de dieu

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Simone Weil (1909-1943) Philosophe française (1962) Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu Un document produit en version numérique par Gemma Paquet, bénévole, Professeure retraitée du Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une bibliothèque fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, sociologue Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque

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Penses sans ordre concernant l'amour de Dieu.

Simone Weil, Penses sans ordre concernant lanour de Dieu. (1962)6

Simone Weil (1909-1943)Philosophe franaise

(1962)

Penses sans ordreconcernantlamour de DieuUn document produit en version numrique par Gemma Paquet, bnvole,

Professeure retraite du Cgep de Chicoutimi

Courriel: [email protected] Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

Site web: http://classiques.uqac.ca/

Une bibliothque fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay, sociologue

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Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

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Fondateur et Prsident-directeur gnral,

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.Cette dition lectronique a t ralise par Gemma Paquet, bnvole, professeure la retraite du Cgep de Chicoutimi partir de:

Simone Weil (1909-1943)

Penses sans ordre concernant lamour de Dieu.Paris: ditions Gallimard, 1962, 159 pp. Collection: Espoir.Polices de caractres utilise:

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.

Pour les citations: Times New Roman, 12 points.

Pour les notes de bas de page: Times New Roman, 12 points.

dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008pour Macintosh.

Mise en page sur papier format: LETTRE US, 8.5 x 11

dition numrique ralise le 12 juillet 2013 Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec, Canada.

REMARQUE

Ce livre est du domaine public au Canada parce quune uvre passe au domaine public 50 ans aprs la mort de lauteur(e).

Cette uvre nest pas dans le domaine public dans les pays o il faut attendre 70 ans aprs la mort de lauteur(e).

Respectez la loi des droits dauteur de votre pays.Simone Weil (1909-1943)

Philosophe franaise

Penses sans ordreconcernant lamour de Dieu

Paris: ditions Gallimard, 1962, 159 pp. Collection: Espoir.

[159]

Table des matiresNote de l'diteur. [7]I.La porte. [11]II.Penses sans ordre concernant l'amour de Dieu. [13]

III.Le christianisme et la vie des champs. [21]IV.Rflexions sans ordre sur l'amour de Dieu. [35]V.Isral et les Gentils. [47]VI.Lettre Dodat Roch. [63]VII.Questionnaire. [69]VIII.Lettre Jo Bousquet. [73]IX.L'amour de Dieu et le malheur. [85]X.Pages retrouves faisant suite l'amour de Dieu et le malheur. [107]

XI.Fragment d'une lettre Maurice Schumann qui accompagnait cette Thorie des sacrements [133]XII.Thorie des sacrements. [135]XIII.Dernier texte. [149][7]

Penses sans ordreconcernant lamour de DieuNOTE DE LDITEUR

Retour la table des matiresLes textes intituls Penses sans ordre concernant l'amour de Dieu, Le Christianisme et la vie des champs, Rflexions sans ordre sur l'amour de Dieu et Isral et les Gentils ont t retrouvs dans les papiers de Simone Weil, qui les a probablement crits Marseille entre octobre 1940 et mai 1942. Le second de ces textes, Le Christianisme et la vie des champs, a t publi dans La Vie intellectuelle en juillet 1953. Le quatrime, Isral et les Gentils, tait sans doute destin faire partie d'un travail plus long, car Simone Weil avait inscrit au dbut le chiffre I.

(Il en tait peut-tre de mme des Penses sans ordre et des Rflexions sans ordre, deux titres entre lesquels Simone Weil semble avoir hsit pour dsigner un recueil qui aurait pu contenir non seulement les penses mises sous ces titres mais beaucoup d'autres.)

La lettre Dodat Roch, que Simone Weil a date par erreur du 23 janvier 1940, a t crite en ralit le 23 janvier 1941, comme le montre le dbut. C'est Marseille en effet que Simone Weil est entre en relations avec Jean Ballard, le directeur des Cahiers du Sud. Cette lettre a t publie dans les Cahiers d'tudes cathares, n2, 1949, et de nouveau dans le no 19 de ces mmes cahiers en 1954.

Le Questionnaire a t remis par Simone Weil Dom Clment, bndictin, quand elle le consulta sur des problmes [8] religieux l'abbaye d'En-Calcat, au dbut d'avril 1942, pendant la Semaine sainte.

La lettre Jo Bousquet est la troisime des lettres que Simone Weil lui crivit en avril et mai 1942, et que Jean Ballard a publies dans les Cahiers du Sud (no 304, 1950). Sur sa rencontre avec Jo Bousquet, Ballard donne les renseignements suivants dans la notice qui prcde ces lettres: Rappelons que la rencontre Simone Weil-Jo Bousquet eut lieu sur le dsir de la premire, qui se rendait l'abbaye d'En-Calcat, Dourgnes, pour assister aux offices de la Semaine sainte, et que Simone Weil nous avait demand de l'accompagner jusqu'au chevet de notre ami. Il tait bien deux heures du matin quand le train nous dposa Carcassonne; le reste de la nuit s'coula en entretiens passionns. Au petit jour, Simone Weil consentit s'tendre sur une natte, dans une petite chambre voisine, refusant tout confort comme l'ordinaire. Quelques heures aprs, elle devait repartir pour se rendre l'abbaye. Nous croyons bien que les deux correspondants ne se revirent jamais.

Les pages sur LAmour de Dieu et le malheur, retrouves il y a peu d'annes parmi les papiers de Simone Weil, font suite un texte publi par le Pre Perrin dans Attente de Dieu (1950, pp. 124-141). Le dbut en est identique, sauf quelques variantes, aux dernires pages de ce texte; le reste en est indit. Nous avons pu reproduire ici, grce l'obligeance des diteurs de La Colombe, le texte publi par le Pre Perrin, de sorte que les pages retrouves pourront tre lues en rapport avec ce qui les prcde. Comme le texte publi par le Pre Perrin lui avait t remis par Simone Weil quelques jours avant son dpart de Marseille (cf. Attente de Dieu, p. 124), les pages qui font suite ce texte ont d tre crites soit vers la fin du sjour de Simone Marseille, soit Casablanca ou sur le bateau qui la transportait en Amrique, soit mme New York.

La Thorie des sacrements, crite Londres en 1943, fut envoye par Simone Weil Maurice Schumann, avec une [9] lettre dont on trouvera un extrait au dbut de ce texte. Cette Thorie des sacrements a t publie, avec une introduction de Maurice Schumann, dans Ralits, en mai 1958.

Le Dernier Texte enfin a t retrouv grce aux Pres Florent et Le Baut, dominicains. Le premier l'avait reu, la fin de 1944 ou au dbut de 1945, d'une jeune fille dont il a oubli le nom. Celle-ci le lui avait confi en lui disant qu'il tait d'une de ses amies (qu'elle n'avait pas nomme) et en lui demandant ce qu'il en pensait. Le Pre Florent le jugea d'un trs grand intrt, et, comme la jeune fille n'tait pas revenue le chercher, il le conserva soigneusement. Plus tard, parlant avec le Pre Le Baut Alger, au sujet de Simone Weil, et voyant des facsimils de son criture, il fut frapp de la similitude de pense, de style, d'criture avec le document qu'il avait gard. Persuad, non sans raison, qu'il tait de Simone Weil, il en fit don la Bibliothque Nationale par l'intermdiaire du Pre Le Baut. Il semble que Simone Weil l'ait crit dans les tout derniers temps de sa vie.

On a plac en tte de ce recueil La Porte, pome de Simone Weil.

[11]

Penses sans ordreconcernant lamour de DieuI

LA PORTECe monde est la porte ferme. C'est une barrire, et en mme temps c'est le passage.

Simone WEIL, Cahiers, t.III, p. 121.

Retour la table des matiresOuvrez-nous donc la porte et nous verrons les vergers, Nous boirons leur eau froide o la lune a mis sa trace.

La longue route brle ennemie aux trangers.

Nous errons sans savoir et ne trouvons nulle place.

Nous voulons voir des fleurs. Ici la soif est sur nous. Attendant et souffrant, nous voici devant la porte.

S'il le faut nous romprons cette porte avec nos coups.

Nous pressons et poussons, mais la barrire est trop forte.

Il faut languir, attendre et regarder vainement.

Nous regardons la porte; elle est close, inbranlable.

Nous y fixons nos yeux; nous pleurons sous le tourment; Nous la voyons toujours; le poids du temps nous accable.

La porte est devant nous; que nous sert-il de vouloir?

Il vaut mieux s'en aller abandonnant l'esprance.

Nous n'entrerons jamais. Nous sommes las de la voir...

La porte en s'ouvrant laissa passer tant de silence

[12]Que ni les vergers ne sont parus ni nulle fleur;

Seul l'espace immense o sont le vide et la lumire

Fut soudain prsent de part en part, combla le coeur,

Et lava les yeux presque aveugles sous la poussire.

[13]

Penses sans ordreconcernant lamour de DieuIIPENSES SANS ORDRECONCERNANTL'AMOUR DE DIEURetour la table des matiresIl ne dpend pas de nous de croire en Dieu, mais seulement de ne pas accorder notre amour de faux dieux. Premirement, ne pas croire que l'avenir soit le lieu du bien capable de combler. L'avenir est fait de la mme substance que le prsent. On sait bien que ce qu'on a en fait de bien, richesse, pouvoir, considration, connaissances, amour de ceux quon aime, prosprit de ceux qu'on aime, et ainsi de suite, ne suffit pas satisfaire. Mais on croit que le jour o on en aura un peu plus on sera satisfait. On le croit parce qu'on se ment soi-mme. Car si on y pense vraiment quelques instants on sait que c'est faux. Ou encore si on souffre du fait de la maladie, de la misre ou du malheur, on croit que le jour o cette souffrance cessera on sera satisfait. La encore, on sait que c'est faux; que ds qu'on s'est habitu la cessation de la souffrance on veut autre chose. Deuximement, ne pas confondre le besoin avec le bien. Il y a quantit de choses dont on croit avoir besoin pour vivre. Souvent c'est faux, car on survivrait leur [14] perte. Mais mme si c'est vrai, si leur perte peut faire mourir ou du moins dtruire l'nergie vitale, elles ne sont pas pour cela des biens. Car personne n'est satisfait longtemps de vivre purement et simplement. On veut toujours autre chose. On veut vivre pour quelque chose. Il suffit de ne pas se mentir pour savoir qu'il n'y a rien ici-bas pour quoi on puisse vivre. Il suffit de se reprsenter tous ses dsirs satisfaits. Au bout de quelque temps, on serait insatisfait. On voudrait autre chose, et on serait malheureux de ne pas savoir quoi vouloir.

Il dpend de chacun de garder l'attention fixe sur cette vrit.

Par exemple les rvolutionnaires, s'ils ne se mentaient pas, sauraient que l'accomplissement de la rvolution les rendrait malheureux, parce qu'ils y perdraient leur raison de vivre. De mme pour tous les dsirs.

La vie telle qu'elle est faite aux hommes n'est supportable que par le mensonge. Ceux qui refusent le mensonge et prfrent savoir que la vie est intolrable, sans pourtant se rvolter contre le sort, finissent par recevoir du dehors, d'un heu situ hors du temps, quelque chose qui permet d'accepter la vie telle qu'elle est.

Tout le monde sent le mal, en a horreur et voudrait s'en dlivrer. Le mal n'est ni la souffrance ni le pch, c'est l'un et l'autre la fois, quelque chose de commun l'un et l'autre; car ils sont lis, le pch fait souffrir et la souffrance rend mauvais, et ce mlange indissoluble de souffrance et de pch est le mal o [15] nous sommes malgr nous et o nous avons horreur de nous trouver.

Le mal qui est en nous, nous en transportons une partie sur les objets de notre attention et de notre dsir. Et ils nous le renvoient comme si ce mal venait d'eux. C'est pour cela que nous prenons en haine et en dgot les lieux dans lesquels nous nous trouvons submergs par le mal. Il nous semble que ces lieux mmes nous emprisonnent dans le mal. C'est ainsi que les malades prennent en haine leur chambre et leur entourage, mme si cet entourage est fait d'tres aims, que les ouvriers prennent parfois en haine leur usine, et ainsi de suite.

Mais si par l'attention et le dsir nous transportons une partie de notre mal sur une chose parfaitement pure, elle ne peut pas en tre souille; elle reste pure; elle ne nous renvoie pas ce mal; ainsi nous en sommes dlivrs.

Nous sommes des tres finis; le mal qui est en nous est aussi fini; ainsi au cas o la vie humaine durerait assez longtemps, nous serions tout a fait srs par ce moyen de finir par tre un jour, dans ce monde mme, dlivrs de tout mal.

Les paroles qui composent le Pater sont parfaitement pures. Si on rcite le Pater sans aucune autre intention que de porter sur ces paroles mmes la plnitude de l'attention dont on est capable, on est tout fait sr d'tre dlivr par ce moyen d'une partie, si petite soit-elle, du mal qu'on porte en soi. De mme si on regarde le Saint-Sacrement sans aucune autre pense, sinon que le Christ est l; et ainsi de suite.

[16]Il n'y a de pur ici-bas que les objets et les textes sacrs, la beaut de la nature si on la regarde pour elle-mme et non pas pour y loger ses rveries, et, un degr moindre, les tres humains en qui Dieu habite et les uvres d'art issues d'une inspiration divine.

Ce qui est parfaitement pur ne peut pas tre autre chose que Dieu prsent ici-bas. Si c'tait autre chose que Dieu, cela ne serait pas pur. Si Dieu n'tait pas prsent, nous ne pourrions jamais tre sauvs. Dans l'me o s'est produit un tel contact avec la puret, toute l'horreur du mal qu'elle porte en soi se change en amour pour la puret divine. C'est ainsi que Marie-Madeleine et le bon larron ont t des privilgis de l'amour.

Le seul obstacle cette transmutation de l'horreur en amour, c'est l'amour-propre qui rend pnible l'opration par laquelle on porte sa souillure au contact de la puret. On ne peut en triompher que si on a une espce d'indiffrence l'gard de sa propre souillure, si on est capable d'tre heureux, sans retour sur soi-mme, la pense qu'il existe quelque chose de pur.

Le contact avec la puret produit une transformation dans le mal. Le mlange indissoluble de la souffrance et du pch ne peut tre dissoci que par lui. Par ce contact, peu peu la souffrance cesse d'tre mlange de pch; d'autre part le pch se transforme en simple souffrance. Cette opration surnaturelle est ce qu'on nomme le repentir. Le mal qu'on porte en soi est alors comme clair par de la joie.

[17]Il a suffi qu'un tre parfaitement pur se trouve prsent sur terre pour qu'il ait t l'agneau divin qui enlve le pch du monde, et pour que la plus grande partie possible du mal diffus autour de lui se soit concentre sur lui sous forme de souffrance.

Il a laiss comme souvenir de lui des choses parfaitement pures, c'est--dire o il se trouve prsent; car autrement leur puret s'puiserait force d'tre au contact du mal.

Mais on n'est pas continuellement dans les glises, et il est particulirement dsirable que cette opration surnaturelle du transport du mal hors de soi puisse s'accomplir dans les lieux de la vie quotidienne et particulirement sur les lieux du travail.

Cela n'est possible que par un symbolisme permettant de lire les vrits divines dans les circonstances de la vie quotidienne et du travail comme on lit dans les lettres des phrases crites qui les expriment. Il faut pour cela que les symboles ne soient pas arbitraires, mais qu'ils se trouvent crits, par l'effet d'une disposition providentielle, dans la nature mme des choses. Les paraboles de l'vangile donnent l'exemple de ce symbolisme.

En fait il y a analogie entre les rapports mcaniques qui constituent l'ordre du monde sensible et les vrits divines. La pesanteur qui gouverne entirement sur terre les mouvements de la matire est l'image de l'attachement charnel qui gouverne les tendances de notre me. La seule puissance capable de vaincre la pesanteur est l'nergie solaire. C'est cette nergie descendue sur terre dans les plantes et [18] reue par elles qui leur permet de pousser verticalement de bas en haut. Par l'acte de manger elle pntre dans les animaux et en nous; elle seule nous permet de nous tenir debout et de soulever des fardeaux. Toutes les sources d'nergie mcanique, cours d'eau, houille, et trs probablement ptrole, viennent d'elle galement; c'est le soleil qui fait tourner nos moteurs, qui soulve nos avions, comme c'est lui aussi qui soulve les oiseaux. Cette nergie solaire, nous ne pouvons pas aller la chercher, nous pouvons seulement la recevoir. C'est elle qui descend. Elle entre dans les plantes, elle est avec la graine ensevelie sous terre, dans les tnbres, et c'est l qu'elle a la plnitude de la fcondit et suscite le mouvement de bas en haut qui fait jaillir le bl ou l'arbre. Mme dans un arbre mort, dans une poutre, c'est elle encore qui maintient la ligne verticale; avec elle nous btissons nos demeures. Elle est l'image de la grce, qui descend s'ensevelir dans les tnbres de nos mes mauvaises et y constitue la seule source d'nergie qui fasse contrepoids la pesanteur morale, la tendance au mal.

Le travail du cultivateur ne consiste pas aller chercher l'nergie solaire ni mme la capter, mais tout amnager de manire que les plantes capables de la capter et de nous la transmettre la reoivent dans les meilleures conditions possibles. L'effort qu'il fournit dans ce travail ne vient pas de lui, mais de l'nergie qu'a mise en lui la nourriture, c'est--dire cette mme nergie solaire enferme dans les plantes et la chair des animaux nourris de plantes. De mme [19] nous ne pouvons pas faire d'autre effort vers le bien que de disposer notre me recevoir la grce, et l'nergie ncessaire cet effort nous est fournie par la grce.

Un cultivateur est perptuellement comme un acteur qui jouerait un rle dans un drame sacr reprsentant les rapports de Dieu et de la cration.

Ce n'est pas seulement la source de l'nergie solaire qui est inaccessible l'homme, mais aussi le pouvoir qui transforme cette nergie en nourriture. La science moderne regarde la substance vgtale qu'on nomme chlorophylle comme tant le sige de ce pouvoir; l'antiquit disait sve au lieu de chlorophylle, ce qui revient au mme. Comme le soleil est image de Dieu, de mme la sve vgtale qui capte l'nergie solaire, qui fait monter les plantes et les arbres tout droit contre la pesanteur, qui s'offre nous pour tre broye et dtruite en nous et entretenir notre vie, cette sve est une image du Fils, du Mdiateur. Tout le travail du cultivateur consiste servir cette image.

Il faut qu'une telle posie entoure le travail des champs d'une lumire d'ternit. Autrement il est d'une monotonie qui conduirait facilement l'abrutissement, au dsespoir ou la recherche des satisfactions les plus grossires; car le manque de finalit qui est le malheur de toute condition humaine s'y montre trop visiblement. L'homme s'puise au travail pour manger, il mange pour avoir la force de travailler, et aprs un an de peine tout est exactement [20] comme au point de dpart. Il travaille en cercle. La monotonie n'est supportable l'homme que par un clairage divin. Mais par cette raison mme une vie monotone est bien plus favorable au salut.

[21]

Penses sans ordreconcernant lamour de DieuIIILE CHRISTIANISMEET LA VIE DESCHAMPSRetour la table des matiresUn village chrtien, c'est un village ou on va la messe le dimanche et o on empche les enfants de dire des jurons.

L'ennui est la lpre morale qui ronge les campagnes notre poque. (Les villes aussi d'ailleurs.) Les paysans essaient d'y remdier, ou en concentrant leur attention sur l'accumulation des sous (encore faut-il qu'ils aient la possibilit d'en accumuler), ou par la recherche fivreuse du plaisir le dimanche.

Pour loger en quelques heures une excitation de plaisir si intense qu'elle fasse traverser le dsert de six jours d'ennui, il est presque indispensable d'avoir recours l'alcool et la dbauche.

On dit que le travail est une prire. C'est facile dire. Mais en fait ce n'est vrai qu' certaines conditions rarement ralises.

Seules des associations d'ides convenables, enfonces au centre de l'esprit par des motions intenses, permettent la pense de mditer sur Dieu, sans [22] paroles mme intrieures, travers les gestes du travail.

Ce serait la tche de l'glise de susciter ces motions et de forger ces associations. Mais elle ne le fait gure.

Le Christ a eu des motifs pour donner une grande partie de son enseignement une tournure si nettement agricole. Mais on n'y songe pas. Il aurait pu s'abstenir, pour l'usage qu'on en fait.

La plupart de ces paraboles agricoles ne figurent pas dans la liturgie du dimanche. Cette liturgie n'a pas de liens avec la succession des saisons de l'anne. L'lment cosmique est tellement absent du christianisme tel qu'il est couramment pratiqu qu'on pourrait oublier que l'univers a t cr par Dieu. Or le paysan ne peut tre en contact avec Dieu qu' travers l'univers.

Tout rcemment, la J.A.C., la messe des paysans compose en franais sur des mlodies grgoriennes, sont des tentatives excellentes pour faire entrer le christianisme plus profondment dans la vie paysanne. Mais ce n'est pas assez.

Deux rformes seraient faciles oprer.

Les curs des villages devraient lire la messe, aprs l'vangile, impos par la liturgie, et commenter dans leurs sermons un morceau d'vangile ayant rapport aux travaux en cours, toutes les fois qu'un tel rapprochement est possible; et demander aux paysans d'y penser en travaillant.

Ainsi, au moment des semailles, la parabole du Semeur, et surtout la parole Si le grain ne meurt....

[23]Quand le bl vert commence sortir, la parabole du bon grain et de l'ivraie.

Dans les villages (rares aujourd'hui) o on fait le pain dans les fermes, la comparaison du levain avec le royaume des cieux, n'importe lequel des moments o on fait le pain.

Dans les villages vigne, pendant la priode, assez longue, de la taille de la vigne, lecture et commentaire du passage de saint Jean Je suis le cep et vous tes les rameaux.... On peut y revenir tout un hiver sans puiser le sujet.

En t, dans les mmes villages, la parabole des ouvriers de la onzime heure.

Toutes les autres paraboles o il est question de vignoble.

Quand on commence presser et boire le vin nouveau, l'histoire des Noces de Cana.

Dans les pays ou on plante des arbres, au moment o on les plante, le passage du grain de snev qui deviendra un arbre o les oiseaux du ciel se posent (joint tous les passages du Nouveau Testament et de la liturgie concernant l' arbre de la Croix).

Dans les pays d'levage, toutes les paraboles o figurent un pasteur et des brebis. Au printemps, tous les passages o il est question d'un Agneau.

Aux poques de fte o les gens s'invitent les uns les autres, les paraboles o il est question de banquets et d'Invits. (Ou plutt l'occasion des mariages, car en gnral il s'agit de banquets de noces.)

Dans les pays de fort, quand il y a eu accidentellement un incendie, commentaire de la parole Je [24] suis venu jeter un feu sur la terre, et qu'ai-je dsirer si dj l'incendie a pris?.

Et ainsi de suite pour tous les vnements saisonniers ou accidentels de la vie du village qui peuvent tre rapprochs d'un passage du Nouveau Testament.

(Ou mme, mais avec prudence, de lAncien; par exemple au printemps, le Cantique des Cantiques

Mon amie, lve-toi et viens t'en....)

Il s'agit de transformer, dans la plus large mesure possible, la vie quotidienne elle-mme en une mtaphore signification divine, en une parabole.

Une mtaphore, ce sont des mots portant sur des choses matrielles et enveloppant une signification spirituelle. Ainsi si le grain ne meurt....

Si on remplace ces mots par la chose elle-mme, unie la mme signification, la mtaphore est bien autrement puissante.

Ainsi le spectacle du grain qui s'enfonce dans le sillon, si le paysan qui sme est capable de lire dans ce spectacle l'me charnelle (le vieil homme) qui meurt par le renoncement pour ressusciter comme nouvelle crature de Dieu.

Pour un tel semeur, les heures de semaille seraient des heures d'oraison aussi parfaites que celles de n'importe quel carme dans sa cellule, et cela sans que le travail en souffre, puisque son attention serait dirige sur le travail.

(Soit dit en passant, mon avis les mythologies des peuples de l'antiquit - except les Romains - taient de telles mtaphores, dont les initis connaissaient la signification; et tait initi qui voulait.)

[25]

La deuxime rforme serait de faire de lEucharistie le centre mme de la vie quotidienne dans tous les pays de vignoble et de bl.

Si le Christ a choisi le pain et le vin pour s'y incarner aprs sa mort, chaque jour, travers les sicles, et non pas par exemple de l'eau et des fruits sauvages, ce n'tait pas sans raison. Il y a sans doute une infinit de raisons pour une action infiniment sage. Mais en voici peut-tre une.

Un homme qui travaille brle sa propre chair et la transforme en nergie comme une machine brle du charbon. C'est pourquoi s'il travaille trop ou s'il ne mange pas assez par rapport au travail qu'il fournit, il maigrit; il perd de la chair. Ainsi on peut dire en un sens que le travailleur manuel transforme sa chair et son sang en objets fabriqus.,

Pour le paysan, ces objets fabriqus sont le pain et le vin.

Le prtre a le privilge de faire surgir sur l'autel la chair et le sang du Christ. Mais, le paysan a un privilge non moins sublime. Sa chair et son sang, sacrifis au cours d'interminables heures de travail, passant a travers le bl et le raisin, deviennent eux-mmes la chair et le sang du Christ.

Le travail manuel est ou bien une servitude dgradante pour l'me, ou bien un sacrifice. Dans le cas du travail des champs, le lien avec lEucharistie, si seulement il est senti, suffit pour en faire un sacrifice.

En ce cas un paysan, en menant une vie normale, avec femme et enfants, avec des plaisirs modrs les [26] dimanches et jours de fte, serait aussi bien plac qu'un religieux pour parvenir la perfection. Car le travail, s'il est excut comme un sacrifice, vaut n'importe quel sacrifice.

On pourrait ainsi transformer compltement la vie d'un village chrtien.

Je verrais la chose ainsi.

Une crmonie religieuse serait accomplie la veille du jour ou un garon laboure seul pour la premire fois. Gnralement c'est quatorze ans. Si on renonait la pratique rcente de faire communier les jeunes enfants, cette crmonie pourrait tre la premire communion. Ainsi le lien entre l'Eucharistie et le labour s'enfoncerait dans son me l'occasion de cette journe enivrante. Car la journe o un garon de quatorze ans laboure pour la premire fois est enivrante.

La charrue serait bnie et consacre Dieu au cours de cette crmonie. L'enfant demanderait Dieu la grce de toujours penser d'abord au service de Dieu et du prochain, et ensuite seulement au gain, toutes les fois qu'il touchera cette charrue, et cela jusqu' la mort.

Cette crmonie devrait se faire le mme jour pour tous les enfants de cet ge, un dimanche; tout le village y assisterait et communierait. Le prtre prcherait sur l'esprit de pauvret, en commentant le passage voyez les lis des champs qui ne labourent ni ne sment... et il expliquerait qu'il faut labourer et semer, mais avec la pense de servir et non de gagner; et recevoir ensuite le gain comme un don [27] de la Providence. Il lirait aussi le passage je suis le pain de vie... et dirait aux enfants qu'ils vont fabriquer ce pain dont la conscration fera le pain de vie.

Il faudrait une crmonie parallle pour les filles, mais elle est plus difficile imaginer.

l'occasion de cette crmonie, tous les hommes, aprs les enfants, demanderaient Dieu pour eux-mmes la continuation de cette mme grce, - savoir toujours toucher la charrue dans un esprit de charit.

Aprs chaque rcolte, dans chaque ferme, on mettrait de ct un peu de grain que les femmes moudraient et ptriraient elles-mmes, et elles l'offriraient au cur pour l'hostie.

Chaque dimanche, le cur annoncerait: Aujourd'hui le pain qui sera consacr vient de telle ferme; les hommes et les femmes de cette ferme ont par leur travail donn un peu de leur substance vitale Dieu pour que le Christ ait de quoi s'incarner sur l'autel.

Ce jour-l, les hommes, femmes et enfants de cette ferme, patrons et domestiques, seraient au premier rang.

Cet honneur serait accord inconditionnellement au moins une fois chaque ferme; mais il serait accord plus souvent celles o la pit et surtout la charit du prochain seraient plus grandes.

De mme pour le vin, l o il y a du vignoble.

Chaque dimanche, le cur et les fidles ensemble, nommant les travaux en cours, demanderaient Dieu de les bnir comme devant servir a donner de la chair et du sang, d'une part au Christ sur l'autel, [28] d'autre part aux frres du Christ qui sont les hommes; et d'accorder aux travailleurs, de les accomplir dans un esprit de patience, de sacrifice et d'amour. Au dbut de chaque nouvelle priode de travaux, cette prire serait suivie de la bndiction des outils.

Les dimanches o le travail trop pressant empcherait les fidles d'aller l'glise, le cur irait dans les champs y faire rciter cette prire et un Pater. Ainsi les paysans n'auraient pas le sentiment qu'il y a concurrence et hostilit entre le travail et l'glise.

Une espce de textes vangliques convenant particulirement aux paysans, ce sont tous ceux o il est question de la patience (Ils porteront des fruits dans la patience). Ils sont lire et commenter surtout dans les priodes de journes interminables de travail, ou quand le caprice du temps oblige faire et refaire le mme travail plusieurs fois.

Une autre pense leur dvelopper souvent, c'est qu'en dehors de l'Eucharistie il y a une autre circonstance o le pain devient la chair du Christ. C'est quand il est donn aux malheureux dans un mouvement de compassion pure. Le Christ a dit: J'ai eu faim et tu m'as donn manger... Par consquent le pain reu, mang et digr par un homme qui a faim, en devenant sa chair, devient la chair du Christ.

C'est dire surtout dans les pays ou il y a des gens qui ont faim.

Mme en dehors des occasions o il donne, un paysan sanctifie son travail si, en travaillant, il est heureux de penser qu'il fabrique de la nourriture qui [29] apaisera la faim des hommes. Il fabrique pour les autres de la chair et du sang en sacrifiant sa chair et son sang.

Cependant, son nergie vitale, consume dans le travail, ne sert pas directement produire le bl et le raisin, mais seulement accomplir les conditions extrieures dans lesquelles ils peuvent tre produits. Ce qui les produit, ce sont l'eau et la lumire qui descendent du ciel.

Le bl et le raisin sont de l'nergie solaire fixe et concentre par l'intermdiaire de la chlorophylle; par eux, l'nergie mme du soleil entre dans les corps des hommes et les anime.

La lumire du soleil a toujours t regarde comme la meilleure image possible de la grce de Dieu, de l'illumination du Saint-Esprit imprgnant l'me. Quantit de textes liturgiques comparent le Christ au soleil.

Comme le Christ s'incarne dans l'Eucharistie, pour tre mang par nous, ainsi la lumire du soleil se cristallise dans les plantes (et par elles dans les animaux) pour tre mange par nous. Par la toute nourriture est une image de la communion, une image du sacrifice par excellence, savoir l'Incarnation du Christ.

Le paysan est le serviteur de cette grande oeuvre. Il prpare le terrain o le soleil se cristallisera en matire solide pour nourrir les hommes.

Ds lors un autre texte qui convient particulirement aux paysans, et qu'on ne commentera jamais assez, car il est difficile comprendre et plus encore [30] sentir, c'est le texte: ... pour tre les fils de votre Pre, celui des cieux, parce que son soleil se lve sur les mchants et les bons, et il pleut sur les justes et les injustes... Soyez donc parfaits comme votre Pre cleste est parfait.

Ce texte convient aux priodes ou l'influence du soleil et de la pluie est le plus sensible; par exemple, quand le bl ou le raisin sont en voie de maturation.

En le commentant, il faudrait inviter chaque paysan se demander s'il se sent assez pur pour dsirer que le soleil et la pluie soient rservs aux bons et aux justes; et pour ceux qui seraient tents de dire oui, rappeler la parabole du pharisien et du publicain.

Comme beaucoup de curs de village n'ont pas la capacit ncessaire pour commenter convenablement tous ces textes, il faudrait faire pour eux un manuel spcial cet effet.

Au cours des longues soires d'hiver aussi, le cur devrait encourager les fidles organiser parfois des veilles o il viendrait lire et commenter l'vangile.

Et dans les priodes de travaux, il devrait parfois aller chez les uns et les autres, travailler une heure ou deux et tout en travaillant dire quelques paroles susceptibles de transformer le travail en une mtaphore qui ait une signification spirituelle.

Tout cela sans excs, car la pense de Dieu doit d'abord tre dans une vie humaine comme le levain dans la pte, comme la perle dans le champ - un infiniment petit en apparence.

[31]D'une manire gnrale, le christianisme n'imprgnera la socit que si chaque catgorie sociale a son lien spcifique, unique, inimitable avec le Christ; et il devrait y avoir pour les prtres des formations spciales correspondantes.

Les Jocistes sont la premire ralisation en ce genre. Leur lien inimitable avec le Christ consiste dans la pense du Christ ouvrier. Cette pense les enivre et les porte un degr de puret incroyable notre poque.

Le lien spcifique des paysans avec le Christ est constitu par le pain et le vin de la communion (et, pour le prserver, chaque ferme devrait tre encourage faire un peu de bl l o c'est possible). Il s'y ajoute les paraboles agricoles, dont le nombre montre que le Christ a eu pour eux une pense particulirement tendre.

Tous les bergers ont un lien avec Lui dans la pense du Bon Pasteur.

Toutes les mres, par l'intermdiaire de la Vierge.

Tous les repris de justice ont avec Lui un lien de fraternit spciale, parce qu'Il est le condamn de droit commun par excellence. Innocent, mais d'autant plus propre tre le frre des coupables - sans compter que parmi eux certains aussi sont innocents, ou l'ont t l'origine. Il faudrait les grouper sous l'invocation du Christ condamn, comme on groupe les Jocistes sous l'invocation du Christ ouvrier. Non pas pour leur parler continuellement de repentir, [32] car le malheur est pour beaucoup d'entre eux un obstacle plus difficile surmonter que le crime. Pour leur enseigner que, coupables ou non, gravement ou lgrement coupables, leur malheur, qui leur est commun avec le Christ, les prpare tout particulirement, s'ils savent en faire bon usage, Lui ressembler.

Les mendiants ont pour lien avec Lui la parole J'ai eu faim....

Les tudiants et intellectuels de toute espce ont pour lien avec Lui la parole Je suis la Vrit. (Ce n'est pas une petite responsabilit.) Ceux qui enseignent ont L'imiter en tant qu'Il tait le magister; les mdecins, cause de ses gurisons, etc.

Les juges, et d'une manire gnrale tous ceux qui exercent une juridiction quelconque sur leurs semblables, qui ont le pouvoir de punir, donc tous ceux qui ont un pouvoir, ont pour lien avec Lui la parole Que celui qui est sans pch lui jette la premire pierre. Comme le Christ seul est sans pch, cela signifie qu'ils ont le droit de punir condition seulement que le Christ habite rellement dans leur me, et si, au moment o le chtiment va tre dcid, toute leur me fait silence pour laisser parler le Christ.

Sous un autre aspect, ils ont un lien spcial avec le Christ comme Pasteur. Et sous un autre aspect encore, en tant qu'il leur arrive d'accorder des bienfaits, leur lien avec le Christ se trouve dans la parole J'ai eu faim et tu m'as donn manger.

Tous les subordonns, tous ceux qui obissent et excutent ont un lien avec le Christ dans les paraboles [33] o il est question d'esclaves - et surtout dans la parole Il a pris la forme d'un esclave.

Il faudrait de mme, dans toute la mesure o c'est possible sans solliciter les textes, trouver et dfinir pour chaque aspect de la vie sociale son lien spcifique avec le Christ. Ce lien devrait tre l'inspiration de chaque groupement d'action catholique.

Ainsi comme la vie religieuse est rpartie en ordres qui correspondent des vocations, de mme la vie sociale apparatrait comme un difice de vocations distinctes convergeant dans le Christ. Et dans chacune il faudrait quelques mes aussi totalement voues au Christ que peut l'tre un moine; ce qui serait le cas si ceux qui veulent se donner Lui cessaient d'aller automatiquement dans les ordres religieux.[35]

Penses sans ordreconcernant lamour de DieuIVRFLEXIONSSANS ORDRESUR L'AMOUR DE DIEURetour la table des matiresNotre tre mme, chaque instant, a pour toffe, pour substance, l'amour que Dieu nous porte. L'amour crateur de Dieu qui nous tient dans l'existence n'est pas seulement surabondance de gnrosit. Il est aussi renoncement, sacrifice. Ce n'est pas seulement la Passion, c'est la Cration elle-mme qui est renoncement et sacrifice de la part de Dieu. La Passion n'en est que l'achvement. Dj comme Crateur Dieu se vide de sa divinit. Il prend la forme d'un esclave. Il se soumet la ncessit. Il s'abaisse. Son amour maintient dans l'existence, dans une existence libre et autonome, des tres autres que lui, autres que le bien, des tres mdiocres. Par amour il les abandonne au malheur et au pch. Car s'il ne les abandonnait pas, ils ne seraient pas. Sa prsence leur terait l'tre comme la flamme tue un papillon.

La religion enseigne que Dieu a cr les tres finis des degrs diffrents de mdiocrit. Nous constatons que nous autres humains nous sommes la limite, l'extrme limite au-del de laquelle il n'est [36] plus possible de concevoir ni d'aimer Dieu. Au-dessous de nous il n'y a que les animaux. Nous sommes aussi mdiocres, aussi loin de Dieu qu'une crature raisonnable peut l'tre. C'est un grand privilge. C'est pour nous que Dieu doit faire le plus long chemin s'il veut aller jusqu' nous. Quand il a pris, conquis, transform nos coeurs, c'est nous qui avons le plus long chemin faire pour aller notre tour jusqu' lui. L'amour est proportionnel la distance.

C'est par un amour inconcevable que Dieu a cr des tres tellement distants de lui. C'est par un amour inconcevable qu'il descend jusqu' eux. C'est par un amour inconcevable qu'eux ensuite montent jusqu' lui. Le mme amour. Ils ne peuvent monter que par l'amour que Dieu a mis en eux quand il est all les chercher. Et cet amour est le mme par lequel il les a crs si loin de lui. La Passion n'est pas sparable de la Cration. La Cration elle-mme est une espce de passion. Mon existence elle-mme est comme un dchirement de Dieu, un dchirement qui est amour. Plus je suis mdiocre, plus clate l'immensit de l'amour qui me maintient dans l'existence.

Le mal que nous voyons partout dans le monde sous forme de malheur et de crime est un signe de la distance o nous sommes de Dieu. Mais cette distance est amour et par suite doit tre aime. Ce n'est pas qu'il faille aimer le mal. Mais il faut aimer Dieu travers le mal. Quand un enfant en jouant brise un objet prcieux, la mre n'aime pas cette destruction. Mais si plus tard son fils s'en va au loin ou meurt, elle pense cet accident avec une tendresse infinie [37] parce qu'elle n'y voit plus qu'une des manifestations de l'existence de son enfant. C'est de cette manire qu' travers toutes les choses bonnes et mauvaises, indistinctement, nous devons aimer Dieu. Tant que nous aimons seulement travers le bien, ce n'est pas Dieu que nous aimons, c'est quelque chose de terrestre que nous nommons du mme nom. Il ne faut pas essayer de rduire le mal au bien en cherchant des compensations, des justifications au mal. Il faut aimer Dieu travers le mal qui se produit, uniquement parce que tout ce qui se produit est rel, et que derrire toute ralit il y a Dieu. Certaines ralits sont plus ou moins transparentes; d'autres sont tout fait opaques; mais derrire toutes indistinctement il y a Dieu. Notre affaire est seulement d'avoir le regard tourn dans la direction du point o il se trouve, soit que nous puissions ou non l'apercevoir. S'il n'y avait aucune ralit transparente, nous n'aurions aucune ide de Dieu. Mais si toutes les ralits taient transparentes, nous n'aimerions que la sensation de la lumire et non pas Dieu. Quand nous ne le voyons pas, quand la ralit de Dieu n'est rendue sensible a aucune partie de notre me, alors, pour aimer Dieu, il faut vraiment se transporter hors de soi. C'est cela aimer Dieu.

Pour cela il faut avoir constamment le regard tourn vers Dieu, sans jamais bouger. Autrement comment connatrions-nous la bonne direction quand un cran opaque s'interpose entre la lumire et nous? Il faut tre tout fait immobile.

Rester immobile ne veut pas dire s'abstenir d'action. [38] Il s'agit d'immobilit spirituelle, non matrielle. Mais il ne faut pas agir, ni d'ailleurs s'abstenir d'agir, par volont propre. Il faut faire seulement en premier lieu ce quoi on est contraint par une obligation stricte, puis ce qu'on pense honntement nous tre command par Dieu; enfin, s'il reste un domaine indtermin, ce quoi une inclination naturelle nous pousse, a condition qu'il ne s'agisse de rien d'illgitime. Il ne faut faire d'effort de volont dans le domaine de l'action que pour remplir les obligations strictes. Les actes qui procdent de l'inclination ne constituent videmment pas des efforts. Quant aux actes d'obissance Dieu, on y est passif; quelles que soient les peines qui les accompagnent, ils n'exigent pas d'effort proprement parler, pas d'effort actif, mais plutt la patience, la capacit de supporter et de souffrir. La crucifixion du Christ en est le modle. Mme si, vu du dehors, un acte d'obissance semble s'accompagner d'un grand dploiement d'activit, il n'y a en ralit au-dedans de l'me que souffrance passive.

Il y a un effort faire qui est de loin le plus dur de tous, mais il n'est pas du domaine de l'action. C'est de tenir le regard dirig vers Dieu, de le ramener quand il s'est cart, de l'appliquer par moments avec toute l'intensit dont on dispose. Cela est trs dur parce que toute la partie mdiocre de nous-mmes, qui est presque tout nous-mmes, qui est nous-mmes, qui est ce que nous nommons notre moi, se sent condamne mort par cette application du regard sur Dieu. Et elle ne veut pas mourir. Elle se [39] rvolte. Elle fabrique tous les mensonges susceptibles de dtourner le regard.

Un de ces mensonges, ce sont les faux dieux qu'on nomme Dieu. On peut croire qu'on pense Dieu alors qu'en ralit on aime certains tres humains qui nous ont parl de lui, ou un certain milieu social, ou certaines habitudes de vie, ou une certaine paix de l'me, une certaine source de joie sensible, d'esprance, de rconfort, de consolation. En pareil cas la partie mdiocre de l'me est en complte scurit; la prire mme ne la menace pas.

Un autre mensonge, c'est le plaisir et la douleur. Nous savons trs bien que certaines omissions ou certaines actions causes par l'attrait du plaisir ou la crainte de la douleur nous forcent dtourner le regard de Dieu. Quand nous nous y laissons aller, nous croyons avoir t vaincus par le plaisir ou la douleur; mais c'est trs souvent une illusion. Trs souvent le plaisir et la douleur sensibles sont seulement un prtexte que prend la partie mdiocre de nous-mmes pour nous dtourner de Dieu. Par eux-mmes ils ne sont pas si puissants. Il n'est pas si difficile de renoncer un plaisir mme enivrant, de se soumettre une douleur mme violente. On le voit faire quotidiennement par des gens trs mdiocres. Mais il est infiniment difficile de renoncer mme un trs lger plaisir, de s'exposer mme une trs lgre peine, seulement pour Dieu; pour le vrai Dieu, pour celui qui est dans les cieux et non pas ailleurs. Car quand on le fait, ce n'est pas la souffrance qu'on va, c'est la mort. Une mort plus radicale que la [40] mort charnelle et qui fait pareillement horreur la nature. La mort de ce qui en nous dit je.

Quelquefois la chair nous dtourne de Dieu, mais souvent, quand nous croyons que les choses se passent ainsi, c'est en ralit le contraire qui se produit L'me incapable de supporter cette prsence meurtrire de Dieu, cette brlure, se rfugie derrire la chair, prend la chair comme cran. En ce cas, ce n'est pas la chair qui fait oublier Dieu, c'est l'me qui cherche l'oubli de Dieu dans la chair, qui s'y cache. Il n'y a pas alors dfaillance, mais trahison, et la tentation d'une telle trahison est toujours la tant que la partie mdiocre de l'me l'emporte de beaucoup sur la partie pure. Des fautes en elles-mmes trs lgres peuvent constituer une telle trahison; elles sont alors infiniment plus graves que des fautes en elles-mmes trs graves causes par une dfaillance. On vite la trahison, non par un effort, par une violence contre soi-mme, mais par un simple choix. Il suffit de regarder comme trangre et ennemie la partie de nous-mmes qui veut se cacher de Dieu, mme si elle est presque tout nous-mmes, si elle est nous-mmes. Il faut prononcer en soi-mme perptuellement une parole d'adhsion la partie de nous-mmes qui rclame Dieu, mme quand elle n'est encore qu'un infiniment petit. Cet infiniment petit, tant que nous y adhrons, crot d'une croissance exponentielle, selon une progression gomtrique analogue la srie 2, 4, 8, 16, 32, etc., comme fait une graine, et cela sans que nous y soyons pour rien. Nous pouvons arrter cette croissance en lui refusant [41] notre adhsion, la ralentir en ngligeant d'user de la volont contre les mouvements dsordonns de la partie charnelle de l'me. Mais nanmoins cette croissance, quand elle s'opre, s'opre en nous sans nous.

L'effort mal plac vers le bien, vers Dieu, est encore un pige, un mensonge de la partie mdiocre de nous-mmes qui cherche viter la mort. Il est trs difficile de comprendre que c'est un mensonge, et c'est pourquoi il est trs dangereux. Tout se passe comme si la partie mdiocre de nous-mmes en savait beaucoup plus que nous sur les conditions du salut, - et c'est ce qui force a admettre quelque chose comme le dmon. Il y a des gens qui cherchent Dieu la manire de quelqu'un qui sauterait pieds joints dans l'espoir qu' force de sauter toujours un peu plus haut il finira un jour par ne plus retomber, par monter jusqu'au ciel. Cet espoir est vain. Dans le conte de Grimm intitul Le Vaillant petit Tailleur, il y a un concours de force entre le petit tailleur et un gant. Le gant lance une pierre en haut, si haut qu'elle met trs, trs longtemps avant de retomber. Le petit tailleur, qui a un oiseau dans sa poche, dit qu'il peut faire beaucoup mieux, que les pierres qu'il lance ne retombent pas; et il lche son oiseau. Ce qui n'a pas d'ailes finit toujours par retomber. Les gens qui sautent pieds joints vers le ciel, absorbs par cet effort musculaire, ne regardent pas le ciel. Et le regard est la seule chose efficace en cette matire. Car il fait descendre Dieu. Et quand Dieu est descendu jusqu' nous, il nous soulve, il nous met des ailes. Nos efforts musculaires n'ont d'efficacit et [42] d'usage lgitime que pour carter, pour mater tout ce qui nous empche de regarder; c'est un usage ngatif. La partie de l'me capable de regarder Dieu est entoure de chiens qui aboient, mordent et drangent tout. Il faut prendre un fouet pour les dresser. Rien n'interdit d'ailleurs, quand on le peut, d'employer pour ce dressage des morceaux de sucre. Que ce soit par le fouet ou le sucre - en fait on a besoin des deux, en proportion variable selon les tempraments - l'important est de dresser ces chiens, de les contraindre l'immobilit et au silence. Ce dressage est une condition de l'ascension spirituelle, mais par lui-mme il ne constitue pas une force ascendante. Dieu seul est la force ascendante, et il vient quand on le regarde. Le regarder, cela veut dire l'aimer. Il n'y a pas d'autre relation entre l'homme et Dieu que l'amour. Mais notre amour pour Dieu doit tre comme l'amour de la femme pour l'homme, qui n'ose s'exprimer par aucune avance, qui est seulement attente Dieu est l'poux, et c'est l'poux venir vers celle qu'il a choisie, lui parler, l'emmener. La future pouse doit seulement attendre.

Le mot de Pascal Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouv n'est pas la vritable expression des rapports entre l'homme et Dieu. Platon est bien plus profond quand il dit: Se dtourner de ce qui passe avec toute l'me. L'homme n'a pas chercher, ni mme croire en Dieu. Il doit seulement refuser son amour tout ce qui est autre que Dieu. Ce refus ne suppose aucune croyance. Il suffit de constater ce qui est une vidence pour tout esprit, [43] c'est que tous les biens d'ici-bas, passs, prsents ou futurs, rels ou imaginaires, sont finis et limits, radicalement incapables de satisfaire le dsir d'un bien infini et parfait qui brle perptuellement en nous. Cela, tous le savent et se l'avouent plusieurs fois en leur vie, un instant, mais aussitt ils se mentent afin de ne plus le savoir, parce qu'ils sentent que s'ils le savaient ils ne pourraient plus vivre. Et ce sentiment est juste, cette connaissance tue, mais elle inflige une mort qui conduit une rsurrection. Cela, on ne le sait pas d'avance, on pressent seulement la mort; il faut choisir entre la vrit et la mort ou le mensonge et la vie. Si on fait le premier choix, si on s'y tient, si on persiste indfiniment refuser de mettre tout son amour dans les choses qui n'en sont pas dignes, c'est--dire dans toutes les choses d'ici-bas sans exception, cela suffit. Il n'y a pas de question se poser, de recherche faire. Si un homme persiste dans ce refus, un jour ou l'autre Dieu viendra lui. Comme lectre pour Oreste, il verra, entendra, treindra Dieu, il aura la certitude d'une ralit irrcusable. Il ne deviendra pas par la incapable de douter; l'esprit humain a toujours la capacit et le devoir de douter; mais le doute indfiniment prolong dtruit la certitude illusoire des choses incertaines et confirme la certitude des choses certaines. Le doute concernant la ralit de Dieu est un doute abstrait et verbal pour quiconque a t saisi par Dieu, bien plus abstrait et verbal encore que le doute concernant la ralit des choses sensibles; toutes les fois qu'un tel doute se prsente, il suffit de l'accueillir [44] sans aucune restriction pour prouver combien il est abstrait et verbal. Ds lors le problme de la foi ne se pose pas. Tant qu'un tre humain n'a pas t pris par Dieu, il ne peut pas avoir la foi, mais seulement une simple croyance; et qu'il ait ou non une telle croyance n'importe gure, car il arrivera aussi bien la foi par l'incrdulit. Le seul choix qui s'offre l'homme, c'est d'attacher ou non son amour ici-bas. Qu'il refuse d'attacher son amour ici-bas, et qu'il reste immobile, sans chercher, sans bouger, en attente, sans essayer mme de savoir ce qu'il attend; il est absolument sr que Dieu fera tout le chemin jusqu' lui. Celui qui cherche gne l'opration de Dieu plus qu'il ne la facilite. Celui que Dieu a pris ne cherche plus du tout Dieu au sens ou Pascal semble employer le mot de chercher.

Comment pourrions-nous chercher Dieu, puisqu'il est en haut, dans la dimension que nous ne pouvons pas parcourir? Nous ne pouvons marcher qu'horizontalement. Si nous marchons ainsi, cherchant notre bien, et si la recherche aboutit, cet aboutissement est illusoire, ce que nous aurons trouv ne sera pas Dieu. Un petit enfant qui soudain dans la rue ne voit pas sa mre ses cts court en tous sens en pleurant, mais il a tort; s'il a assez de raison et de force d'me pour s'arrter et attendre, elle le trouvera plus vite. Il faut seulement attendre et appeler. Non pas appeler quelqu'un, tant qu'on ne sait pas s'il y a quelqu'un. Crier qu'on a faim, et qu'on veut du pain. On criera plus ou moins longtemps, mais finalement on sera nourri, et alors on ne croira pas, [45] on saura qu'il existe vraiment du pain. Quand on en a mang, quelle preuve plus sre pourrait-on vouloir? Tant qu'on n'en a pas mang, il n'est pas ncessaire ni mme trs utile de croire au pain. L'essentiel est de savoir qu'on a faim. Ce n'est pas une croyance, c'est une connaissance tout fait certaine qui ne peut tre obscurcie que par le mensonge. Tous ceux qui croient qu'il y a ou qu'il y aura un jour de la nourriture produite ici-bas mentent,

La nourriture cleste ne fait pas seulement crotre en nous le bien, elle dtruit le mal, ce que nos propres efforts ne peuvent jamais faire. La quantit de mal qui est en nous ne peut tre diminue que par le regard pos sur une chose parfaitement pure.

[47]

Penses sans ordreconcernant lamour de DieuVISRAL ETLES GENTILSRetour la table des matiresLa connaissance essentielle concernant Dieu est que Dieu est le Bien. Tout le reste est secondaire.

Les gyptiens avaient cette connaissance, comme le montre le Livre des Morts (Seigneur de la Vrit, je t'apporte la Vrit... J'ai dtruit le mal pour toi... Je n'ai fait pleurer personne... Je n'ai caus de crainte personne... Je n'ai pas t cause qu'un matre ait maltrait son esclave... Je n'ai pas rendu ma voix hautaine... Je ne me suis pas rendu sourd des paroles justes et vraies... je n'ai pas mis mon nom en avant pour les honneurs... Je n'ai pas repouss la divinit dans ses manifestations...) Le mme Livre des Morts explique le salut comme une assimilation de l'me Dieu, par la grce de Dieu, sous la condition de l'amour et du dsir du bien. De plus Dieu est nomm Osiris; un Dieu qui a vcu sur terre, dans une chair humaine, ne faisant que du bien, a souffert une passion, est mort, et est devenu ensuite, dans l'autre monde, le sauveur, le juge et le souverain bien des mes.

[48]

Au contraire, d'aprs l'criture, les Hbreux avant Mose n'ont connu Dieu que comme Tout-Puissant. Autrement dit ils ne connaissaient de Dieu que l'attribut de puissance, et non le bien qui est Dieu mme. Aussi n'y a-t-il presque aucune indication qu'aucun des patriarches ait tabli un lien entre le service de Dieu et la moralit, Les ennemis les plus acharns des Juifs ne leur ont jamais rien imput de pire que ce que l'criture raconte avec approbation concernant la politique de Joseph l'gard du peuple gyptien.

Connatre la divinit seulement comme puissance et non comme bien, c'est l'idoltrie, et peu importe alors qu'on ait un Dieu ou plusieurs. C'est seulement parce que le Bien est unique quil faut reconnatre un seul Dieu.

Mose a conu que Dieu impose des commandements d'ordre moral; ce n'est pas tonnant, puisqu'il avait t instruit dans la sagesse gyptienne. Il a dfini Dieu comme l'tre. Les premiers chrtiens ont cherch expliquer sur ce point la ressemblance entre l'enseignement de Mose et celui de Platon par une influence du premier sur le second, travers l'gypte. Personne ne dfend cette explication aujourd'hui; mais on n'en propose aucune autre.

Or la vritable explication crve les yeux: c'est que Platon et Mose taient l'un et l'autre instruits dans la sagesse gyptienne, ou sinon Platon, en tout cas Pythagore. D'ailleurs Hrodote dit que toute la pense religieuse des Hellnes vient d'gypte [49] par l'intermdiaire des Phniciens et des Plasges.

Mais Platon (et avant lui Pythagore et sans doute bien d'autres) a t instruit plus avant que Mose, car il savait que lEtre n'est pas encore ce qu'il y a de plus haut; le Bien est au-dessus de l'tre et Dieu est Bien avant mme d'tre ce qui est.

Dans Mose les prceptes de charit sont rares et noys parmi quantit de commandements d'une cruaut et d'une injustice atroces. Dans les parties de la Bible antrieures l'exil (except, si toutefois il faut les supposer antrieurs l'exil, ce qui est douteux, certains des psaumes attribus David, Job, le Cantique des Cantiques), Dieu est continuellement voil par l'attribut de la puissance.

Les nations savaient que Dieu, pour tre aim comme bien pur, se dpouille de l'attribut de la puissance. On disait Thbes, en gypte, que Zeus, ne pouvant s'empcher de cder aux prires instantes de celui qui voulait le voir, s'est montr a lui revtu de la dpouille d'un blier gorg (cf. L'agneau qui a t gorg depuis la fondation du monde). Cette tradition remonte, d'aprs ce que les gens de Thbes ont affirm Hrodote, dix-sept mille six cents ans avant l're chrtienne. Osiris a souffert une passion. La Passion de Dieu tait l'objet mme des mystres gyptiens, et aussi des mystres grecs, o Dionysos et Persphone sont l'quivalent d'Osiris.

Les Grecs croyaient que, quand un malheureux implore la piti, Zeus lui-mme implore en lui. Ils disaient ce sujet, non pas Zeus protecteur des suppliants, mais Zeus suppliant. Eschyle dit: [50] Quiconque na pas de compassion pour les douleurs de ceux qui souffrent offense Zeus suppliant. Cela ressemble la parole du Christ: J'avais faim et vous ne m'avez pas donn a manger. Il dit aussi: Il n'y a pas de colre plus redoutable pour les mortels que celle de Zeus suppliant.

On n'imaginerait pas une expression telle que Iaveh suppliant.

Hrodote numre quantit de nations hellniques et asiatiques dont une seule adorait un Zeus des armes. Les autres refusaient de donner la conduite de la guerre comme attribut au Dieu suprme, comme faisaient les Hbreux.

Mose a d connatre les traditions gyptiennes concernant Zeus et le blier et concernant la passion rdemptrice d'Osiris. Il a refus cet enseignement.

Il est facile de comprendre pourquoi. Il tait avant tout un fondateur d'tat. Or, comme dit trs bien Richelieu, le salut de l'me s'opre dans l'autre monde, mais le salut de l'tat s'opre dans ce monde-ci. Mose voulait apparatre comme l'envoy d'un Dieu puissant qui fait des promesses temporelles. Les promesses de Iaveh Isral sont les mmes que le diable a faites au Christ: Je te donnerai tous ces royaumes...

Les Hbreux ont toujours oscill entre la conception de Iaveh comme un dieu national parmi d'autres dieux nationaux appartenant d'autres nations et de Iaveh comme Dieu de l'univers. La confusion entre les deux notions enfermait la promesse de cet empire du monde auquel tout peuple aspire.

[51]

Les prtres et les pharisiens ont mis mort le Christ - trs justement du point de vue d'un homme d'tat - parce qu'en mme temps son influence excitait le peuple au point de faire craindre un soulvement populaire contre les Romains, ou du moins un bouillonnement susceptible d'inquiter les Romains; et d'autre part il apparaissait visiblement comme incapable de protger la population de Palestine contre les horreurs d'une rpression inflige par Rome. On l'a tu parce qu'il n'a fait que du bien. S'il s'tait montr capable de faire mourir d'un mot des dizaines de milliers d'hommes, ces mmes prtres et pharisiens l'auraient acclam comme le Messie. Mais on ne dlivre pas un peuple subjugu en gurissant des paralytiques ou des aveugles.

Les Juifs taient dans la logique de leur propre tradition en crucifiant le Christ.

Le silence si mystrieux d'Hrodote concernant Isral s'explique peut-tre, si Isral tait un objet de scandale pour les anciens cause de ce refus des connaissances gyptiennes concernant la mdiation et la passion divines. Nonnos, un gyptien peut-tre chrtien du Vie sicle aprs lre chrtienne, accuse un peuple situ au sud du mont Carmel, qui doit tre Isral, d'avoir attaqu par trahison Dionysos dsarm et de l'avoir forc se rfugier dans la mer Rouge. L'Iliade fait allusion cette attaque, mais sans dtails gographiques.

La notion mme de peuple lu est incompatible avec la connaissance du vrai Dieu. C'est de l'idoltrie sociale, la pire idoltrie.

[52]Isral a t lu seulement en un sens, c'est que le Christ y est n. Mais aussi il y a t tu. Les Juifs ont eu plus de part dans cette mort que dans cette naissance. L'lection d'Isral peut s'entendre la fois dans deux sens, au sens o Joseph a t lu pour nourrir Jsus et o Judas a t lu pour le trahir Le Christ a trouv des disciples dans Isral, mais aprs qu'il les avait forms pendant trois ans d'enseignement patient, ils l'ont abandonn. L'eunuque d'thiopie, lui, n'a eu besoin que de quelques minutes pour comprendre. Ce n'est pas tonnant, car d'aprs Hrodote l'thiopie n'adorait comme divinits que Zeus et Dionysos, c'est--dire le Pre et le Fils, Fils n sur terre d'une femme, mis mort dans la souffrance et cause de salut pour ceux qui L'aiment. Il tait tout prpar.

Tout ce qui dans le christianisme est inspir de l'Ancien Testament est mauvais, et d'abord la conception de la saintet de l'glise, modele sur celle de la saintet d'Isral.

Aprs les premiers sicles, dont on ne sait presque rien, la chrtient - tout au moins en Occident a abandonn l'enseignement du Christ pour revenir l'erreur d'Isral sur un point jug par le Christ lui-mme le plus important de tous.

Saint Augustin dit que si un infidle habille ceux qui sont nus, refuse de porter un faux tmoignage mme sous la torture, etc., il n'agit pas bien, quoique Dieu travers lui opre de bonnes oeuvres. Il dit aussi que celui qui est hors de l'glise, infidle ou hrtique, et qui vit bien, est comme un bon coureur [53] sur une mauvaise route; plus il court bien, plus il s'loigne de la bonne route.

C'est l de l'idoltrie sociale ayant pour objet l'glise. (Si j'avais le choix entre tre saint Augustin ou un idoltre qui habille ceux qui sont nus, etc., et admire quiconque en fait autant, je n'hsiterais pas choisir la seconde destine.)

Le Christ a enseign exactement le contraire de saint Augustin. Il a dit qu'au dernier jour Il diviserait les hommes en bnis ou rprouvs selon qu'ils ont ou non habill ceux qui sont nus, etc.; et les justes qui Il dit J'tais nu et vous m'avez habill rpondent Quand donc, Seigneur? Ils ne le savaient pas. D'autre part, les Samaritains taient par rapport Isral l'exact quivalent des hrtiques par rapport l'glise; et le prochain du malheureux vanoui dans le foss, ce n'est pas le prtre ou le lvite, c'est le Samaritain. Enfin et surtout, le Christ n'a pas dit qu'on reconnat le fruit l'arbre (saint Augustin raisonne comme s'il l'avait dit), mais qu'on reconnat l'arbre aux fruits. Et d'aprs le contexte, l'unique pch sans pardon, le pch contre le Saint-Esprit, consiste dire que du bien, reconnu comme tel, procde du mal. On peut blasphmer contre le Fils de l'homme; on peut ne pas discerner le bien. Mais quand on l'a discern quelque part, affirmer qu'il procde du mal est le pch sans rmission, car le bien ne produit que le bien et le mal ne produit que le mal. tre prt, inconditionnellement et sans restriction, aimer le bien partout o il apparat, dans toute la mesure o il [54] apparat, c'est l'impartialit commande parle Christ Et si tout bien procde du bien, tout ce qui est bien vritable et pur procde surnaturellement de Dieu Car la nature n'est ni bonne ni mauvaise, ou l'un et l'autre la fois; elle ne produit que des biens qui sont mlangs de mal, des choses qui ne sont bonnes que sous condition d'un bon usage. Tout bien authentique est d'origine divine et surnaturelle. Le bon arbre qui ne produit que de bons fruits, c'est Dieu comme distributeur de la grce. Partout o il y a du bien, il y a contact surnaturel avec Dieu, ft-ce dans une tribu ftichiste et anthropophage du centre de l'Afrique.

Mais beaucoup de biens apparents ne sont pas des biens authentiques. Par exemple les vertus du type romain ou cornlien ne sont pas des vertus du tout.

Mais quiconque donne un malheureux sans que sa main gauche sache ce que fait sa main droite a Dieu prsent en lui.

Si les Hbreux, comme peuple, avaient ainsi port Dieu en eux, ils auraient prfr souffrir l'esclavage inflig par les gyptiens - et provoqu par leurs exactions antrieures - plutt que de gagner la libert en massacrant tous les habitants du territoire qu'ils devaient occuper.

Les vices de ces habitants - s'il ne s'agit pas de calomnies, car les accusations des meurtriers ne sont pas recevables contre les victimes - n'excusent rien. Ces vices ne lsaient pas les Hbreux. Qui les avait faits juges? S'ils avaient t juges des populations de Canaan, ils n'auraient pu prendre leurs territoires; [55] qui a jamais trouv lgitime qu'un juge s'approprie la fortune de celui qu'il condamne?

Sur la parole de Mose, ils disaient que Dieu leur commandait tout cela. Mais ils n'avaient pour preuve que des prodiges. Quand un commandement est injuste, un prodige est bien peu pour faire admettre qu'il vient de Dieu. Au reste les pouvoirs de Mose taient de mme nature que ceux des prtres gyptiens; il n'y avait qu'une diffrence de degr.

Iaveh apparat dans cette partie de l'histoire comme un dieu national hbreu plus puissant que les dieux gyptiens. Il ne demande pas au Pharaon de l'adorer, seulement de laisser les Hbreux l'adorer.

Il est dit dans Chron., XVIII, 19 - L'ternel dit: Qui ira sduire Achab, roi d'Isral ?... L'Esprit s'avana... et dit: ... J'irai et je serai un esprit de mensonge dans la bouche de tous ses prophtes.

C'est l la clef de toutes les singularits de l'Ancien Testament. Les Hbreux - jusqu' l'exil qui les a mis en contact avec la sagesse chaldenne, perse et grecque navaient pas la notion d'une distinction entre Dieu et le diable. Ils attribuaient indistinctement Dieu tout ce qui est extra-naturel, les choses diaboliques comme les choses divines, et cela parce qu'ils concevaient Dieu sous l'attribut de la puissance et non pas sous l'attribut du bien.

La parole du diable au Christ rapporte par saint Luc: Je te donnerai toute cette puissance et la gloire qui y est attache, car elle m'a t abandonne, moi et quiconque il me plat d'en faire part [56] oblige croire que les commandements de conqute et de rapine et les promesses temporelles contenues dans lAncien Testament taient de source diabolique et non divine.

Ou, si on veut, par une de ces ironies du destin, presque comparables des calembours, qui sont un thme favori de la tragdie grecque, ces promesses manaient des puissances du mal dans leur sens littral, et de Dieu seulement dans leur sens cach, comme annonces du Christ.

Les dieux grecs aussi taient mlangs de bien et de mal; ou plutt, dans l'Iliade, ils sont tous dmoniaques, sauf Zeus. Mais aussi les Grecs ne prenaient pas leurs dieux au srieux. Dans l'Iliade ils fournissent les intermdes comiques, comme les clowns dans Shakespeare. Au lieu que les Juifs prenaient Jhovah trs au srieux.

Le seul enseignement direct sur la divinit contenu dans l'Iliade est le tableau de Zeus prenant sa balance en or pour y peser les destines des Grecs et des Troyens, et oblig de laisser la victoire aux Grecs, quoique son amour aille aux Troyens cause de leur pit.

Cela seul met l'Iliade infiniment au-dessus de tous les livres historiques de l'Ancien Testament, o il est rpt a satit qu'il faut tre fidle a Dieu pour avoir la victoire dans la guerre.

Au reste un pome comme l'Iliade ne pourrait pas avoir t crit sans vritable charit.

Quand une jeune fille se marie, ses amis ne pntrent pas dans les secrets de la chambre conjugale; [57] mais quand on voit qu'elle est enceinte, il est tout fait sr qu'elle n'est plus vierge. De mme personne ne peut constater quelles sont les relations entre une me et Dieu; mais il y a une manire de concevoir la vie d'ici-bas, les hommes et les choses, qui n'apparat dans une me qu'aprs la transformation produite par l'union d'amour avec Dieu. La manire dont le pote de L'Iliade parle de la guerre montre que son me avait pass par cette union d'amour; le mme critrium montre le contraire pour les auteurs des livres historiques de l'Ancien Testament. Ce critrium est certain, car on connat l'arbre ses fruits.

C'est seulement dans Euripide que les histoires d'adultres racontes au sujet des dieux servent d'excuse la luxure des hommes; or Euripide tait un sceptique. Dans Eschyle et Sophocle les dieux n'inspirent que le bien.

Au contraire il est certain que ce que les Hbreux faisaient comme tant command par Jhovah tait le plus souvent le mal.

Jusqu' l'exil, il n'y a pas un seul personnage de race hbraque mentionn dans la Bible dont la vie ne soit pas souille de choses horribles. Le premier tre pur dont il soit question est Daniel - qui tait initi la sagesse chaldenne (remontant sans doute aux habitants prhistoriques de la Msopotamie, issus de Cham d'aprs la Gense).

Malgr le commandement Aime Dieu de toutes tes forces..., on ne sent d'amour de Dieu que dans des textes ou certainement ou probablement postrieurs [58] l'exil. La puissance est au premier plan, non l'amour.

Mme dans les plus beaux passages de l'Ancien Testament, il y a peu d'indications de contemplation mystique, sauf le Cantique des Cantiques, bien entendu.

Dans les choses grecques, au contraire il y a des quantits de telles indications. Par exemple l'Hippolyte d'Euripide. Les vers d'Eschyle: Quiconque, la pense tourne vers Zeus, criera sa gloire, - celui-l recevra la plnitude de la sagesse; - Zeus qui a donn aux hommes la voie de la sagesse - en leur assignant comme loi souveraine par la souffrance la connaissance. - Elle se distille dans le sommeil auprs du coeur, - la souffrance qui est mmoire douloureuse; et mme qui ne veut pas vient la sagesse. - De la part des divinits, c'est l une grce violente. L'expression par la souffrance la connaissance, rapproche de l'histoire de Promthe dont le nom veut dire pour la connaissance (ou encore Providence), semble signifier ce qu'a voulu exprimer saint Jean de la Croix en disant qu'il faut passer par la Croix du Christ pour entrer dans les secrets de la sagesse divine.

La reconnaissance d'Oreste et d'lectre dans Sophocle ressemble au dialogue de Dieu et de l'me dans un tat mystique succdant une priode de nuit obscure.

Les textes taostes de Chine, antrieurs l're chrtienne - certains antrieurs de cinq sicles - renferment aussi des penses identiques celles des [59] passages les plus profonds des mystiques chrtiens. Notamment la conception de l'action divine comme tant une action non agissante.

Surtout des textes hindous, galement antrieurs l're chrtienne, contiennent les penses les plus extraordinaires de mystiques comme Suso ou saint Jean de la Croix. Notamment sur le rien, le nant, la connaissance ngative de Dieu, et sur l'tat d'union totale de l'me avec Dieu. Si le mariage spirituel dont parle saint Jean de la Croix est la forme la plus leve de vie religieuse, les critures sacres des Hindous mritent ce nom infiniment plus que celles des Hbreux. La similitude des formules est mme si grande qu'on peut se demander s'il n'y a pas eu influence directe des Hindous sur les mystiques chrtiens. En tout cas les crits attribus Denis l'Aropagite, qui ont eu une telle influence sur la pense mystique du moyen ge, ont sans doute t composs en partie sous l'influence de lInde.

Les Grecs savaient la vrit regarde par saint Jean comme la plus importante, que Dieu est amour. Dans l'hymne Zeus de Clanthe, o apparat la Trinit d'Hraclite - Zeus, le Logos, roi suprme a travers toutes choses a cause de sa haute naissance, et le Feu cleste, ternellement vivant, serviteur de Zeus, par lequel Zeus envoie le Logos dans l'univers - il est dit: toi cet univers... obit o que tu le mnes, et il consent a ta domination; - telle est la vertu du serviteur que tu tiens sous tes invincibles mains, - en feu, double tranchant, ternellement vivant, la foudre. L'univers consent obir Dieu; [60] autrement dit, il obit par amour. Platon, dans Le Banquet, dfinit l'amour par le consentement: Quoi qu'il subisse, il le subit sans violence, car la violence ne s'empare pas de l'Amour; quoi qu'il fasse, il le fait sans violence, car en toutes choses chacun consent obir l'Amour. Ce qui provoque dans l'univers cette obissance consentie, c'est la vertu de la foudre, qui reprsente donc le Saint-Esprit. C'est le Saint-Esprit que reprsentent toujours dans le Nouveau Testament les images du feu ou de l'pe. Ainsi pour les premiers stociens, si la mer reste dans ses limites, ce n'est pas par la puissance de Dieu, mais par l'amour divin dont la vertu se communique mme la matire. C'est l'esprit de saint Franois dAssise. Cet hymne est du IIIe sicle avant lre chrtienne, mais il est inspir d'Hraclite qui est du VIe, et l'inspiration remonte peut-tre beaucoup plus haut; elle est peut-tre exprime dans les nombreux bas-reliefs crtois reprsentant Zeus avec une hache a double tranchant.

Quant aux prophties, on en trouverait parmi les gentes de bien plus claires que chez les Hbreux.

Promthe est le Christ mme, avec la dtermination du temps et de l'espace en moins; c'est l'histoire du Christ projete dans l'ternit. Il est venu jeter un feu sur la terre. Il s'agit du Saint-Esprit, comme plusieurs textes le montrent (Philbe, Promthe enchan, Hraclite, Clanthe). Il est rdempteur des hommes. Il a subi la souffrance et l'humiliation, volontairement, par excs d'amour. Derrire l'hostilit apparente entre Zeus et lui il y a amour. Ce [61] double rapport est aussi indiqu dans l'vangile, trs sobrement, par la parole Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonn? et surtout Celui qui me livre toi est plus coupable que toi. Il ne peut s'agir que de Dieu, vu le contexte.

Toutes les divinits mortes et ressuscites figures par le grain, Persphone, Attis, etc., sont des images du Christ, et le Christ a reconnu cette ressemblance par la parole Si le grain ne meurt.... Il en a fait autant pour Dionysos par la parole Je suis la vraie vigne et en mettant toute sa vie publique entre deux transformations miraculeuses, l'une d'eau en vin, l'autre de vin en sang.

La gomtrie grecque est une prophtie. Plusieurs textes prouvent qu' l'origine elle constituait un langage symbolique concernant les vrits religieuses. C'est probablement pour cette raison que les Grecs y ont introduit une rigueur dmonstrative qui n'aurait pas t ncessaire pour les applications techniques. L'pinomis montre que la notion centrale de cette gomtrie tait la notion de mdiation rendant semblables des nombres non naturellement semblables entre eux. La construction d'une moyenne proportionnelle entre l'unit et un nombre non carr par l'inscription du triangle rectangle dans le cercle tait l'image d'une mdiation surnaturelle entre Dieu et l'homme. Cela apparat dans plusieurs textes de Platon. Le Christ a montr qu'il s'est reconnu dans cette image aussi bien que dans les prophties d'Isae. Il l'a montr par une srie de paroles o la proportion algbrique est indique d'une manire insistante, [62] le rapport entre Dieu et lui tant identique au rapport entre lui et les disciples. Ainsi Comme mon Pre m'a envoy, de la mme manire je vous envoie. On pourrait citer peut-tre une douzaine de paroles de ce modle.

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Penses sans ordreconcernant lamour de DieuVILETTRE DODATROCHRetour la table des matires23 janvier 1940.*Je viens de lire chez Ballard votre belle tude sur L'Amour spirituel chez les cathares pour le no d'Oc. J'avais lu dj auparavant, grce Ballard, votre brochure sur le catharisme. Ces deux textes ont fait sur moi une vive impression.

Depuis longtemps dj je suis vivement attire vers les cathares, bien que sachant peu de choses leur sujet. Une des principales raisons de cette attraction est leur opinion concernant l'Ancien Testament, que vous exprimez si bien dans votre article, o vous dites si justement que l'adoration de la puissance a fait perdre aux Hbreux la notion du bien et du mal. Le rang de texte sacr accord des rcits pleins de cruauts impitoyables m'a toujours tenue loigne du christianisme, d'autant plus que depuis vingt sicles ces rcits n'ont jamais cess d'exercer une influence sur tous les courants de la pense chrtienne; si du moins on entend par christianisme les [64] glises aujourd'hui classes dans cette rubrique. Saint Franois d'Assise lui-mme, aussi pur de cette souillure qu'il est possible de l'tre, a fond un Ordre qui a peine cr presque aussitt pris part aux meurtres et aux massacres. Je n'ai jamais pu comprendre comment il est possible un esprit raisonnable de regarder le Jhovah de la Bible et le Pre invoqu dans l'vangile comme un seul et mme tre. L'influence de l'Ancien Testament et celle de l'Empire romain, dont la tradition a t continue par la papaut, sont mon avis les deux causes essentielles de la corruption du christianisme.

Vos tudes m'ont confirme dans une pense que j'avais dj avant de les avoir lues. C'est que le catharisme a t en Europe la dernire expression vivante de l'antiquit pr-romaine. Je crois qu'avant les conqutes romaines les pays mditerranens et le Proche-Orient formaient une civilisation non pas homogne, car la diversit tait grande d'un pays a l'autre, mais continue; qu'une mme pense y vivait chez les meilleurs esprits, exprime sous diverses formes dans les mystres et les sectes initiatiques d'gypte et de Thrace, de Grce, de Perse, et que les ouvrages de Platon constituent l'expression crite la plus parfaite que nous possdions de cette pense. Bien entendu, vu la raret des documents, une telle opinion ne peut tre prouve; mais entre autres indices Platon lui-mme prsente toujours sa doctrine comme issue d'une tradition antique, sans jamais indiquer de pays d'origine; mon avis, l'explication la plus simple est que les traditions philosophiques [65] et religieuses des pays connus par lui se confondaient en une seule et mme pense. C'est de cette pense que le christianisme est issu; mais les gnostiques, les manichens, les cathares semblent seuls lui tre rests vraiment fidles. Seuls ils ont vraiment chapp la grossiret d'esprit, la bassesse de cur que la domination romaine a rpandues sur de vastes territoires et qui constituent aujourdhui encore l'atmosphre de l'Europe.

Il y a chez les manichens quelque chose de plus que dans l'antiquit, du moins l'antiquit connue de nous, quelques conceptions splendides, telles que la divinit descendant parmi les hommes, et l'esprit dchir, dispers parmi la matire. Mais surtout ce qui fait du catharisme une espce de miracle, c'est qu'il s'agissait d'une religion et non simplement d'une philosophie. Je veux dire qu'autour de Toulouse au XIIe sicle la plus haute pense vivait dans un milieu humain et non pas seulement dans l'esprit d'un certain nombre d'individus. Car c'est l, il me semble, la seule diffrence entre la philosophie et la religion, ds lors qu'il s'agit d'une religion non dogmatique.

Une pense n'atteint la plnitude d'existence qu'incarne dans un milieu humain, et par milieu j'entends quelque chose d'ouvert au monde extrieur, qui baigne dans la socit environnante, qui est en contact avec toute cette socit, non pas simplement un groupe ferm de disciples autour d'un matre. Faute de pouvoir respirer l'atmosphre d'un tel milieu, un esprit suprieur se fait une philosophie; mais c'est la une ressource de deuxime, ordre, la pense y [66] atteint un degr de ralit moindre. Il y a eu vraisemblablement un milieu pythagoricien, mais nous ne savons presque rien ce sujet. l'poque de Platon, il n'y avait plus rien de semblable, et l'on sent continuellement dans l'uvre de Platon l'absence d'un tel milieu et le regret de cette absence, un regret nostalgique.

Excusez ces rflexions dcousues; je voulais seulement vous montrer que mon intrt pour les cathares ne procde pas d'une simple curiosit historique, ni mme d'une simple curiosit intellectuelle. J'ai lu avec joie dans votre brochure que le catharisme peut tre regard comme un pythagorisme ou un platonisme chrtien; car mes yeux rien ne surpasse Platon. La simple curiosit intellectuelle ne peut mettre en contact avec la pense de Pythagore et de Platon, car l'gard d'une telle pense la connaissance et l'adhsion ne sont qu'une seule opration de l'esprit. Je pense de mme au sujet des cathares.

Jamais il n'a t si ncessaire qu'aujourd'hui de ressusciter cette forme de pense. Nous sommes une poque o la plupart des gens sentent confusment, mais vivement, que ce qu'on nommait au XVIIIe sicle les lumires, constitue - y compris la science - une nourriture spirituelle insuffisante; mais ce sentiment est en train de conduire l'humanit par les plus mauvais chemins. Il est urgent de se reporter, dans le pass, aux poques qui furent favorables cette forme de vie spirituelle dont ce qu'il y a de plus prcieux dans les sciences et les arts constitue simplement le reflet un peu dgrad.

[67]C'est pourquoi je souhaite vivement que vos tudes sur les cathares trouvent auprs du public l'attention et la diffusion qu'elles mritent. Mais des tudes sur ce thme, si belles qu'elles soient, ne peuvent suffire. Si vous pouviez seulement trouver un diteur, la publication d'un recueil de textes originaux, accessible au publie, serait infiniment dsirable...

Cahiers d'tudes cathares,

no 2, avril-juin 1949.

[69]

Penses sans ordreconcernant lamour de DieuVIIQUESTIONNAIRERetour la table des matires1. Quand on a foi dans les mystres de la Trinit de l'Incarnation et de l'Eucharistie, mais qu'on ne voit aucune possibilit de jamais parvenir adhrer la conception chrtienne de l'histoire, peut-on lgitimement songer entrer dans lglise? (Quand, de plus, on attache une grande importance la conception de l'histoire, au point de ne pouvoir accepter en aucun cas de s'abstenir d'exprimer l-dessus ce qu'on pense quand l'occasion s'en prsente.)

2. Quelles sont exactement celles des opinions de Marcion auxquelles on ne peut adhrer sans tre anathme? Est-on anathme quand on adhre sa conception de la supriorit des peuples dits paens sur Isral?

3. Est-on anathme quand on admet comme possible et mme probable qu'il y ait eu des incarnations du Verbe antrieures au Christ, accompagnes de rvlations; que Melchisdec, d'aprs les paroles

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de saint Paul, ait t l'une d'elles; que la religion antique des Mystres soit issue d'une telle rvlation, et que par suite l'glise catholique en soit l'hritire lgitime?

4. Est-on anathme quand on pense que la source d'o est issu pour Isral le commandement de dtruire les villes, de massacrer les peuples et d'exterminer les prisonniers et les enfants n'tait pas Dieu; et qu'avoir pris Dieu pour l'auteur d'un tel commandement tait une erreur incomparablement plus grave que les formes mme les plus basses de polythisme et d'idoltrie; et qu'en consquence, jusqu' l'poque de l'exil, Isral n'a eu presque aucune connaissance du vrai Dieu, alors qu'une telle connaissance se trouvait parmi l'lite de la plupart des autres peuples?

5. Est-on anathme si l'on regarde comme au moins trs douteuse, et probablement fausse, l'opinion que la vritable connaissance de Dieu est plus rpandue dans la chrtient qu'elle ne l'a t, dans l'antiquit, et qu'elle ne l'est actuellement dans des pays non chrtiens tels que l'Inde?

Serait-il honnte, avec de telles penses, de songer a entrer dans l'glise? Ne vaut-il pas mieux supporter la privation des sacrements?

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Penses sans ordreconcernant lamour de DieuVIIILETTRE JO BOUSQUETRetour la table des matires12 mai 1942.

Cher ami,

Tout d'abord, merci encore de ce que vous venez de faire pour moi*. Si, comme j'espre, c'est efficace, cela aura t fait non pour moi, mais travers moi pour d'autres, de jeunes frres vous qui doivent vous tre infiniment chers, pris dans le mme destin. Quelques-uns peut-tre vous devront, aux approches de l'instant suprme, la douceur d'un change de regards.

Vous avez ce privilge parmi tous que pour vous l'tat actuel du monde est une ralit. Plus peut-tre mme que pour ceux qui en ce moment tuent et meurent, blessent et sont blesss, et qui, surpris, ne savent o ils sont ni ce qui leur arrive, qui, comme c'tait jadis votre cas, n'ont pas les penses de cette [74] situation. Pour tous les autres, les gens d'ici par exemple, ce qui se passe est pour quelques-uns, trs peu, un confus cauchemar, pour la plupart une vague toile de fond, un dcor de thtre, dans les deux cas de l'irrel.

Vous, depuis vingt ans, vous refaites par la pense ce destin qui avait pris et lch tant de gens, qui vous a pris pour toujours, et qui revient maintenant prendre a nouveau des millions d'hommes. Vous tes maintenant, vous, prt pour le penser. Ou si vous ne l'tes pas encore tout a fait - je crois que vous ne l'tes pas - vous n'avez plus du moins qu'une coquille percer pour sortir des tnbres de l'oeuf dans la clart de la vrit, et vous en tes dj frapper contre la coquille. C'est une image trs antique. L'oeuf, c'est ce monde visible. Le poussin, c'est l'Amour, l'Amour qui est Dieu mme et qui habite au fond de tout homme, d'abord comme germe invisible. Quand la coquille est perce, quand l'tre est sorti, il a encore pour objet ce mme monde. Mais il n'est plus dedans. L'espace s'est ouvert et dchir. L'esprit, quittant le corps misrable abandonn dans un coin, est transport dans un point hors de l'espace, qui n'est pas un point de vue, d'o il n'y a pas de perspective, d'o ce monde visible est vu rel, sans perspective. L'espace est devenu, par rapport ce qu'il tait dans l'oeuf, une infinit la deuxime, ou plutt la troisime puissance. L'instant est immobile. Tout l'espace est empli, mme s'il y a des bruits qui se font entendre, par un silence dense, qui n'est pas une absence de son, qui est un [75] objet positif de sensation, plus positif qu'un son, qui est la parole secrte, la parole de l'Amour qui depuis l'origine nous a dans ses bras.

Vous, une fois hors de l'uf, vous connatrez la ralit de la guerre, la ralit la plus prcieuse a connatre, parce que la guerre est l'irralit mme. Connatre la ralit de la guerre, c'est l'harmonie pythagoricienne, l'unit des contraires, c'est la plnitude de la connaissance du rel. C'est pourquoi vous tes infiniment privilgi, car vous avez la guerre loge a demeure dans votre corps, qui depuis des annes attend fidlement que vous soyez mr pour la connatre. Ceux qui sont tombs a vos cts n'ont pas eu le temps de ramener sur leur sort la frivolit errante de leurs penses. Ceux qui sont revenus intacts ont tous tu leur passe par l'oubli, mme s'ils ont donn l'apparence de se souvenir, car la guerre est du malheur, et il est aussi facile de diriger volontairement la pense vers le malheur que de persuader a un chien, sans dressage pralable, de marcher dans un incendie et de s'y laisser carboniser. Pour penser le malheur, il faut le porter dans la chair, enfonc trs avant, comme un clou, et le porter longtemps, afin que la pense ait le temps de devenir assez forte pour le regarder. Le regarder du dehors, tant parvenue sortir du corps, et mme, en un sens, de l'me. Le corps et l'me restent non seulement transpercs, mais clous sur un lieu fixe. Que le malheur impose ou non littralement l'immobilit, il y a toujours immobilit force en ce sens qu'une partie de l'me est toujours, continuellement, [76] insparablement colle la douleur. Grce cette immobilit la graine infinitsimale d'amour divin, jete dans l'me peut loisir grandir et porter des fruits dans l'attente, (en grec dans le texte) selon l'expression divinement belle de l'vangile. On traduit in patientia, mais , c'est tout autre chose. C'est rester sur place, immobile, dans l'attente, sans tre branl ni dplac par aucun choc du dehors.

Heureux ceux pour qui le malheur entr dans la chair est le malheur du monde lui-mme leur poque. Ceux-l ont la possibilit et la fonction de connatre dans sa vrit, de contempler dans sa ralit le malheur du monde. C'est la fonction rdemptrice elle-mme. Il y a vingt sicles, dans l'Empire romain, le malheur de l'poque tait l'esclavage, dont la crucifixion tait le terme extrme.

Mais infortuns ceux qui ayant cette fonction ne l'accomplissent pas.

Quand vous dites que vous ne sentez pas la distinction du bien et du mal, prise littralement, cette parole n'est pas srieuse, puisque vous parlez d'un autre homme en vous, qui est videmment le mal en vous; vous savez bien - et dans les cas d'incertitude un examen attentif peut, au moins la plupart, du temps, amener savoir - ce qui dans vos penses, vos paroles et vos actes nourrit cet autre a vos dpens, ce qui vous nourrit aux siens. Ce que vous voulez dire, c'est que vous n'avez pas encore consenti reconnatre cette distinction comme celle du bien et du mal.

Ce consentement n'est pas facile, car il engage [77] sans retour. Il y a une espce de virginit de l'me l'gard du bien qui ne se retrouve pas plus, une fois le consentement accord, que la virginit d'une femme aprs qu'elle a cd un homme. Cette femme peut devenir infidle, adultre, mais elle ne sera plus jamais vierge. Aussi a-t-elle peur quand elle