pelbart, peter pál - qu’est-ce qui parle à travers nous

14

Click here to load reader

Upload: glotus

Post on 12-Aug-2015

16 views

Category:

Documents


1 download

TRANSCRIPT

Page 1: PELBART, Peter Pál - Qu’est-ce qui parle à travers nous

QU'EST-CE QUI PARLE À TRAVERS NOUS ? Peter Pál Pelbart Collège international de Philosophie | Rue Descartes 2012/4 - n° 76pages 7 à 19

ISSN 1144-0821

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2012-4-page-7.htm

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pelbart Peter Pál, « Qu'est-ce qui parle à travers nous ? »,

Rue Descartes, 2012/4 n° 76, p. 7-19. DOI : 10.3917/rdes.076.0007

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Collège international de Philosophie.

© Collège international de Philosophie. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

1 / 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

idad

e de

São

Pau

lo -

-

143.

107.

87.1

91 -

15/

03/2

013

16h2

1. ©

Col

lège

inte

rnat

iona

l de

Phi

loso

phie

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universidade de S

ão Paulo - - 143.107.87.191 - 15/03/2013 16h21. ©

Collège international de P

hilosophie

Page 2: PELBART, Peter Pál - Qu’est-ce qui parle à travers nous

CORPUS | 7

PETER PÁL PELBARTQu´est-ce qui parleà travers nous?

À la suite des quatre années de bagne passées en Sibérie, Dostoïevski est envoyé comme soldatdans un petit bourg perdu dans le désert de sable en Sibérie. Or, il se lie d´amitié avec leprocureur du lieu, à qui il raconte ses projets littéraires et avec qui il a des séances de lectureet d´étude. Abonné aux journaux allemands, le procureur commande, entre autres, un livrede Hegel qu´ils liront ensemble – sauf qu´on en ignore le titre. Supposons qu´ils se soientpenchés sur les Leçons sur la philosophie de l´histoire. Ils y auraient trouvée une remarquedédaigneuse sur le manque d´intérêt de la Sibérie pour l´Histoire 1. Voici comment lephilosophe hongrois László Földenyi décrit ce moment hypothétique : «Nous pouvonsimaginer la stupéfaction de Dostoïevski quand il lut ces lignes à la lueur de sa chandelle desuif. Et aussi son désespoir de constater qu´on n´accordait pas la moindre signification à sessouffrances dans la lointaine Europe, pour les idées de laquelle il avait été condamné à mortavant d´être gracié et exilé [...] On imagine aisément que c´est au moment où il apprit qu´ilétait tombé hors de l´histoire, pour laquelle il avait accepté toutes les avanies, qu´est née enlui la conviction selon laquelle la vie possède des dimensions qui ne se réduisent pas àl´histoire ». D´où le titre de son petit essai : Dostoïevski lit Hegel en Sibérie et fond en larmes 2 .Nous ne nous étonnons plus des prétendues universalités qui jettent hors de l´Histoire tout cequi leur paraît si étranger ou insignifiant – les grands philosophes ne sont pas exempts degrandes aberrations, c´est le moins qu´on puisse dire. En revanche, il ne nous a pas manqué,au long du dernier siècle, de philosophies pour déjouer de telles totalisations – des penséesobsédées par la figure du vaincu, de l´acéphale, du déraciné, du déraisonné, du nomade, dusauvage, de l´être de lisière, voire de l´homo sacer. Évidemment, il ne s´agissait pas de

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

idad

e de

São

Pau

lo -

-

143.

107.

87.1

91 -

15/

03/2

013

16h2

1. ©

Col

lège

inte

rnat

iona

l de

Phi

loso

phie

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universidade de S

ão Paulo - - 143.107.87.191 - 15/03/2013 16h21. ©

Collège international de P

hilosophie

Page 3: PELBART, Peter Pál - Qu’est-ce qui parle à travers nous

PETER PÁL PELBART8 |

proposer une contre-histoire, ni de revendiquer une philosophie des exclus, pleurnicheuse ouépique, mais de problématiser ces gestes de partage que l´Occident a si aveuglementdissimulés, en protection des valeurs, des jugements, des modes de vie dont il a su nier oufonder la contingence. C´est toute une perspective, comme dirait Nietzsche, qui, devenuehégémonique, s´ignore en tant que perspective, pour se présenter neutre, objective, désinté-ressée, et qui n´en demeure pas moins humaine, trop humaine, eurocentrique, trop eurocen-trique, anthropocentrique, trop anthropocentrique, moderne, trop moderne.Or, dans son perspectivisme forcené, Nietzsche a mené très loin l´expérimentation de pointsde vue en tant que méthode, en se déplaçant à travers l´histoire et ses personnages, lagéographie et le royaume animal, les divinités mythiques et les types ancestraux. Une figurequi a été laissée dans l´ombre par certains commentateurs est revenue récemment : lestchandalas 3. Il s´agit des exclus de toute caste en Inde, chassés des villes vers les forêts, vivantcomme des parias, les plus méprisés par les brahmanes. Or, pour Nietzsche, c´étaient desimmoralistes, des artistes, des excentriques, des jongleurs, des juifs, ceux qui, à l´inverse dumonde institué, pourraient être considérés comme les vrais « souverains ». L´hommesouverain est le dépossédé, le sans-pouvoir, celui qui perçoit les signes des mutations, le jeuchangeant des évaluations et des transformations. La philosophie elle même conçue commeun exode, une sortie de l´esclavage, une fuite vers le désert –pensée nomade. Mais aussipensée tropicale. Sur l´auteur de Par-delà le bien et mal, Deleuze écrit : Les lieux de la penséesont les zones tropicales, hantées par l´homme tropical. Non pas les zones tempérées, nil´homme moral, méthodique ou modéré 4.»Arrivons donc aux « tropiques » et aux sauvages. Quand Eduardo Viveiros de Castro décrit leperspectivisme amérindien à partir de ses recherches sur les Arawetés, il ne s´empêche pas depenser à quel point l´anthropologie de ces indiens (et non pas sur eux) pourrait nous aider àmettre en perspective nos certitudes à nous, y compris celles qui portent sur eux, sur cequ´est l´altérité, sur ce qu´est un point de vue, sur ce qu´est la culture, ou même l´homme.L´auteur a eu le mot le plus juste pour caractériser le sens de son entreprise, pour laquelleL´Anti-Narcisse aurait pu servir de titre emblématique – il s´agirait d´une décolonisation de lapensée 5. Impossible de ne pas citer l´introduction de ce livre brûlant, Métaphysique cannibale,où l´auteur fait la critique de notre anthropologie philosophique et son obsession à déterminerun critère qui nous distinguerait des non-humains, des non-occidentaux, des non-modernes :«Le capitalisme ou la rationalité ? L´individualisme et le christianisme ? [...] le problème, c´est

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

idad

e de

São

Pau

lo -

-

143.

107.

87.1

91 -

15/

03/2

013

16h2

1. ©

Col

lège

inte

rnat

iona

l de

Phi

loso

phie

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universidade de S

ão Paulo - - 143.107.87.191 - 15/03/2013 16h21. ©

Collège international de P

hilosophie

Page 4: PELBART, Peter Pál - Qu’est-ce qui parle à travers nous

CORPUS | 9

justement le problème, qui contient la forme de la réponse : la forme d´un Grand Partage,d´un même geste d´exclusion qui fait de l´espèce humaine l´analogue biologique de l´Occidentanthropologique, confondant toutes les autres espèces et les autres peuples en une altéritéprivative commune. En effet, s´interroger sur ce qui “nous” fait différents des autres – autresespèces et autres cultures, peu importe qui “ils” sont, puisque ce qui importe c´est “nous” – estdéjà une réponse. / Il ne s´agit donc absolument pas, en récusant la question “Qu´est-ce que (lepropre de) l´Homme?”, de dire que l´“Homme” n´a pas d´essence, que son existence précèdeson essence, que l´être de l´Homme est la liberté et l´indétermination. Il s´agit de dire que laquestion “Qu´est-ce que l´Homme” est devenue, pour des raisons historiques trop évidentes,une question à laquelle il est impossible de répondre sans dissimulation, en d´autres termes,sans que l´on ne continue à répéter que le propre de l´Homme est de n´avoir rien de propre –ce qui apparemment lui donne des droits illimités sur toutes les propriétés d´autrui. Réponsemillénaire dans “notre” tradition intellectuelle, qui justifie l´anthropocentrisme par cette im-propriété humaine : l´absence, la finitude, le manque-à-être sont la distinction que l´espèce estvouée à porter, au bénéfice (comme on veut nous le faire croire) du reste du vivant. Le fardeaude l´homme: être l´animal universel, celui pour qui il existe un univers. Les non-humains,comme nous le savons (mais comment diable le savons-nous ?) sont “pauvres en monde” ; pasmême l´alouette... Quant aux humains non occidentaux, on est discrètement poussé àsoupçonner qu´en matière de monde, ils sont tout de même réduits à la portion congrue.Nous, nous seuls, les Européens [note de l´auteur : Je m´inclus ici par courtoisie], sommes leshumains achevés, ou si l´on préfère, grandiosement inachevés, les millionnaires en mondes, lesaccumulateurs de mondes, les “configurateurs de mondes”. La métaphysique occidentale estvraiment la fons et origo de tous les colonialismes 6. »Que me soit pardonnée la longueur de la citation, c´est qu´en résumant on risquerait deperdre l´ironie savoureuse, l´ampleur de sa cible et sa force de provocation. En tout cas,comme on le voit, ce n´est pas un programme dépourvu d´ambition ou de courage.Évidemment, il ne s´agit pas ici d´en évaluer la portée – cela demanderait tout un livre. Qu´ilnous suffise de souligner à quel point cette approche nous invite à renverser notre économiede l´altérité. Il conviendrait d´insister sur cet effort à nous penser à partir d´un dehors (pasforcément la Chine, insiste l´auteur avec humour) pour aller à l´encontre d´une pensée duDehors. Or, ce n´est pas abusif de supposer que cela rejoigne l´un des traits les plus insistantsde la philosophie française dite «post-structuraliste », dont la présence et la pénétration au

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

idad

e de

São

Pau

lo -

-

143.

107.

87.1

91 -

15/

03/2

013

16h2

1. ©

Col

lège

inte

rnat

iona

l de

Phi

loso

phie

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universidade de S

ão Paulo - - 143.107.87.191 - 15/03/2013 16h21. ©

Collège international de P

hilosophie

Page 5: PELBART, Peter Pál - Qu’est-ce qui parle à travers nous

PETER PÁL PELBART10 |

Brésil, malgré une résistance académique, n´a pas été négligeable 7. Force est de constater,néanmoins, qu´avec l´anthropologie immanentiste, cette pensée du Dehors, nommée enpremier en tant que telle par Foucault en 1966, a l´air d´avoir retrouvé un souffle d´unefraîcheur inouïe. En tout cas, lire la pensée philosophique à la lumière de la pensée sauvage nesignifie pas frapper de nullité le propre de la philosophie, mais « actualiser les innombrablesdevenirs-autres qui existent en tant que virtualités de notre pensée 8».

Expérience et penséeFoucault n´a cessé d´insister, sous formes diverses, sur le défi de « penser autrement ». Il acette belle formule : «Ma façon de ne plus être le même est, par définition, la part la plussingulière de ce que je suis 9. » Les auteurs qu´il invoque ayant enseigné comme lui la penséecomme autotransformation sont bel et bien Bataille, Blanchot, Nietzsche. Chez eux,l´expérience de pensée équivaut à une métamorphose, par rapport aux choses, aux autres, àsoi-même, à la vérité, dit-il 10. En quoi ce mot « expérience », néanmoins, est-il valable dansce contexte, alors qu´il évoque à tel point la phénoménologie dont Foucault se veut distant ?C´est qu´il ne s´agit nullement ici de « poser le regard réflexif sur un objet quelconque duvécu pour en extraire des significations ». Ce qui intéresse Foucault, au moins dans sonapproche de la littérature ou de la folie, ce n´est pas la vie vécue, dit-il, mais l´invisible de lavie. Non pas l´expérience possible, mais l´expérience impossible – l´expérience-limite.Celle, donc, qui ne remonte pas à un sujet fondateur dans sa fonction transcendantale, maisqui, au contraire, entraîne sa dissolution– une désubjectivation. La question qu´il se pose,alors, ne peut qu´être rhétorique : «Ne peut-il y avoir des expériences au cours desquelles lesujet ne soit plus donné, dans ses rapports constitutifs, dans ce qu´il a d´identique à lui-même ? N´y aurait-il donc pas des expériences dans lesquelles le sujet puisse se dissocier,briser le rapport avec lui-même, perdre son identité 11? »Ce n´est pas donc un hasard s´il distingue un livre-expérience d´un livre-vérité. Le livre-expérience a pour critère justement le degré de transformation qu´il suscite chez le sujet quil´écrit et l´objet sur lequel il porte, tout comme sur la vérité qui les reliait. Or, c´est d´autantplus étonnant que Foucault a toujours travaillé avec un matériel historique commun auxhistoriens les plus classiques : démonstration, preuves, renvois aux textes, références,relation entre idées et faits, schèmes d´intelligibilité, types d´explication –en somme, dit-il,rien d´original 12. L´essentiel pourtant est justement l´expérience qu´il convient de faire à

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

idad

e de

São

Pau

lo -

-

143.

107.

87.1

91 -

15/

03/2

013

16h2

1. ©

Col

lège

inte

rnat

iona

l de

Phi

loso

phie

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universidade de S

ão Paulo - - 143.107.87.191 - 15/03/2013 16h21. ©

Collège international de P

hilosophie

Page 6: PELBART, Peter Pál - Qu’est-ce qui parle à travers nous

CORPUS | 11

partir d´un tel matériel, « une expérience de notre modernité telle que nous en sortionstransformés. Ce qui signifie qu´au bout du livre nous puissions établir des rapports nouveauxavec ce qui est en question : que moi qui ai écrit le livre et ceux qui l´ont lu aient à la folie, àson statut contemporain et à son histoire dans le monde moderne un autre rapport 13». Si lelivre utilise des documents vrais, c´est dans le but non pas de faire une constatation de vérité,mais aussi et surtout une « expérience qui autorise une altération, une transformation durapport que nous avons à nous-mêmes et au monde où, jusque-là, nous nous reconnaissionssans problèmes 14». Histoire de la folie en serait un exemple, dans la mesure où il a bouleversénotre rapport à la vérité sur la folie, en évoquant aussi bien une vérité de la folie, tout enobéissant à un certain régime de véridiction, scientifique, académique, historique, sous peinede perdre tout effet et efficacité dans le champ des savoirs et pouvoirs concernés. Celaéquivaut à refuser d´emblée tout universel anthropologique, l´homme, le fou, le délinquant,le sujet d´une sexualité, pour retrouver le champ d´expérience dans lequel sujet et objet ontété constitués sous certaines conditions, elles-mêmes changeantes. L´accent peut alors êtremis sur « l'historicité même des formes de l'expérience 15».Dans quel sens, alors, un livre est-il toujours une expérience ? «Une expérience est toujoursune fiction ; c´est quelque chose que nous-mêmes fabriquons, qui n´existe pas avant et quin´existera pas après ». D´où le sens de la boutade de ne jamais avoir écrit que des fictions. Ilne s´agit pas de mensonges, ni de fabulations, ni d´illusions, mais de la fabrication d´uneexpérience qui est aux antipodes de toute référence à un « vécu », « authentique », « réel »,« naturel ». Un livre c´est ça, une production, une création, une singularité, un événement,avec ses effets de réalité. Le but de ses livres, dit-il, est de faire tomber les murs. Foucault estarrivé à se définir comme un «pyrotechnicien ». Et quand il fait référence à Histoire de laFolie, il dit, en 1975 : « J´envisageais ce livre comme une espèce de vent vraiment matériel, etje continue à rêver de lui comme ça, une espèce de vent qui fait éclater les portes et lesfenêtres [...] Mon rêve est que ça soit un explosif efficace comme une bombe, et beau commefeux d´artifices 16. » Peut-être qu´un tel raisonnement poussé à son extrême atteint parfoisdes moments particulièrement provocateurs. En réponse à une question sur la fonction de lathéorie, comme boîte à outils, comme instrument, y compris de lutte, plutôt que commesystème, et en mettant en lumière le fait que, dans l´interview en question, il avait répondupar écrit à des questions formulées également par écrit, dans un premier jet, sans les réviser,non pas parce qu´il avait foi en la vertu de la spontanéité, mais pour y laisser le caractère

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

idad

e de

São

Pau

lo -

-

143.

107.

87.1

91 -

15/

03/2

013

16h2

1. ©

Col

lège

inte

rnat

iona

l de

Phi

loso

phie

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universidade de S

ão Paulo - - 143.107.87.191 - 15/03/2013 16h21. ©

Collège international de P

hilosophie

Page 7: PELBART, Peter Pál - Qu’est-ce qui parle à travers nous

PETER PÁL PELBART12 |

problématique, volontairement incertain, il ajoute cette phrase délicieuse : «Ce que j´ai dit làn´est pas “ce que je pense” mais souvent ce dont je me demande si on ne pourrait pas lepenser 17 ».Ce caractère qu’on dirait « expérimental » de la pensée est l´un des traits les plusremarquables chez certains auteurs contemporains. Toutes proportions gardées, GiorgioAgamben rappelle à ce propos que la littérature et la pensée font des expériences, de mêmeque la science. Mais alors que la science a en vue de prouver la vérité ou la fausseté d´unehypothèse, la littérature et la pensée poursuivent un autre but. Ce sont des expériences sansvérité : Avicenne propose son expérience de l´homme volant, et démembre en imaginationle corps d´un homme, morceau par morceau, pour prouver que, même brisé et suspendu, ilpeut dire encore « Je suis ». Kleist évoque le corps parfait de la marionnette commeparadigme de l´absolu ; Heidegger substitue au moi somatique un être vide et inessentiel.Selon Agamben, il faut se laisser aller à de telles expériences, par lesquelles on risque moinsnos convictions que nos modes d´existence 18. Chez Deleuze, dès son Nietzsche et laphilosophie, ce point central était déjà acquis – les concepts créés appellent et exprimentd´autres manières d´existence, d’autres modes de vie et d’autres subjectivités. C´est là où laphilosophie délaisse sa soumission à la connaissance et devient critique et invention : «Unepensée qui irait jusqu´au bout de ce que peut la vie, une pensée qui mènerait la vie jusqu´aubout de ce qu´elle peut. Au lieu d´une connaissance qui s´oppose à la vie, une pensée quiaffirmerait la vie [...] Penser signifierait ceci : découvrir, inventer de nouvelles possibilités devie 19. » Le surhomme n´aurait d´autre sens que celui-ci : une nouvelle manière de sentir, depenser, d´évaluer, une nouvelle forme de vie, un autre type de subjectivité.

Subjectivation et désubjectivationOn touche là à l´un des points les plus aigus de cette génération de philosophes, à laquelle nousavons été particulièrement sensibles. Foucault l´a répété maintes fois : face au besoin de sortird´une hégémonique philosophie du sujet, il a dû ouvrir une voie qui déboucherait sur sadestruction réelle, sa dissociation, son explosion, son retournement en quelque chosed´entièrement différent 20. Il lui a fallu «retourner la démarche philosophique de remontée versle sujet constituant auquel on demande de rendre compte de ce que peut être tout objet deconnaissance en général ; il s´agit au contraire de redescendre vers l´étude des pratique concrètespar lesquelles le sujet est constitué dans l´immanence d´un domaine de connaissance 21».

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

idad

e de

São

Pau

lo -

-

143.

107.

87.1

91 -

15/

03/2

013

16h2

1. ©

Col

lège

inte

rnat

iona

l de

Phi

loso

phie

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universidade de S

ão Paulo - - 143.107.87.191 - 15/03/2013 16h21. ©

Collège international de P

hilosophie

Page 8: PELBART, Peter Pál - Qu’est-ce qui parle à travers nous

CORPUS | 13

On ne peut pas nier qu´il l´a fait de plusieurs manières tout au long de son trajet, soit encomprenant les différents sujets (parlant, travaillant, vivant) comme indissociables des modesd´objectivation, ou des partages normatifs (sujet fou, malade, délinquant), soit en recons-tituant les modes de subjectivation qui correspondent à des modes d´objectivation pour soi-même (sujet de sexualité), soit de souci de soi, etc. Or, même si la discontinuité de ceparcours est évidente, et a été remarquée avec justesse par plusieurs commentateurs, il n´enreste pas moins qu´il y a là des lignes qui se croisent, se traversent, se composent oubifurquent. Agamben a eu le mérite d´en proposer une formulation éclairante : «Dans lesderniers travaux de Foucault, il y a une aporie qui me semble très intéressante. Il y a d’unepart tout le travail sur le “souci de soi” : il faut se soucier de soi, dans toutes les formes depratique de soi. Et en même temps, à plusieurs reprises, il énonce le thème apparemmentopposé : il faut se déprendre de soi. Il dit plusieurs fois : “On est fini dans la vie si l’ons’interroge sur son identité ; l’art de vivre, c’est détruire l’identité, détruire la psychologie.”Donc il y a bien ici une aporie : un souci de soi qui doit aboutir à une déprise de soi. Unemanière dont on pourrait poser la question, c’est : qu’est-ce que c’est qu’une pratique de soi,non pas comme processus de subjectivation, mais comme pratique qui n’aboutirait aucontraire qu’à une déprise, qui trouverait son identité uniquement dans une déprise de soi ? Ilfaudrait pour ainsi dire se tenir en même temps dans ce double mouvement, désubjectivationet subjectivation 22. » Or, l´auteur reconnaît la difficulté de soutenir cette région intermé-diaire, où pour ainsi dire le sujet assiste à une désubjectivation ou à une débâcle, tout enévitant que la subjectivation compensatoire se cristallise sur un assujettissement identitaire.Or Deleuze et Guattari le disaient à leur manière déjà avec L´Anti-Œdipe, quand ils insistaientsur la force de déterritorialisation (avec les désubjectivations qui en découlent), de même quesur les reterritorialisations (œdipiennes, signifiantes, avec les resubjectivations identitaires)– tout cela faisant partie de la dynamique capitalistique. D´où cette évidence, dans ce passagede la philosophie à la théorie sociale, comme l´a indiqué Safatle, que « la vraie critiquephilosophique de la raison ne pourrait qu´être une clinique de nos formes de vie 23».Or, la philosophie de Deleuze dès sa formulation positive revendiquait le domaine del´impersonnel, de l´événement, des singularités pré-individuelles, des devenirs. Comme ledit l´introduction à Différence et répétition : «Ni particularités empiriques ni universel abstrait :Cogito pour un moi dissous. Nous croyons à un monde où les individualités sont imperson-nelles, et les singularités, pré-individuelles : la splendeur de «ON»... Ce que ce livre aurait

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

idad

e de

São

Pau

lo -

-

143.

107.

87.1

91 -

15/

03/2

013

16h2

1. ©

Col

lège

inte

rnat

iona

l de

Phi

loso

phie

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universidade de S

ão Paulo - - 143.107.87.191 - 15/03/2013 16h21. ©

Collège international de P

hilosophie

Page 9: PELBART, Peter Pál - Qu’est-ce qui parle à travers nous

PETER PÁL PELBART14 |

dû rendre présent, c´est donc l´approche d´une cohérence qui n´est pas plus la nôtre, celle del´homme, que celle de Dieu ou du monde 24. » Nul besoin de le justifier devant aucun tribunalégologique. Finalement, un événement, un devenir, qu´est-ce que c´est, sinon un processusde désubjectivation qui nous arrache à nos identités données et libère des dimensions pré-personnelles, inhumaines, post-humaines ?Pensons à la description de la promenade de Lenz par Büchner, dans les premières pages deL´Anti-Œdipe – la manière qu´il a de porter en soi les pierres, les minéraux, les végétaux, lesflux du cosmos, en refusant famille, religion, patrie. Or, le schizo c´est celui qu´on veutrendre à son moi dont il ne veut rien savoir. C´est comme si, dès le début, pour cepersonnage conceptuel, l´écart entre désubjectivation et subjectivation n´était pas unproblème, n´était pas son problème. Ce n’est pas qu´il ne soit pas exposé à tous ceux quiaimeraient interrompre son processus, mais la fuite est première. Voilà un postulatontologique dont les implications politiques ne sont pas mineures. De tels processus desingularisation positifs, dans le prolongement desquels se produisent éventuellement dessubjectivations collectives, individualisations temporaires, univers incorporels, territoiresexistentiels, même nomades, ne dépendent pas ni ne reflètent forcément pas ce à quoi ilss´opposent ou ce qu’ils fuient, l´État, l´Œdipe, le Signifiant, le Capital, l´équivalent général.Par conséquent, ce télescopage entre désubjectivation et subjectivation peut déboucher sur unassujettissement ou une capture, bien sûr, mais que des lignes autres sont égalementpossibles ! Là où Agamben voit un écart, un vide ou un reste entre désubjectivation et subjec-tivation, sur lesquels il peut appuyer son espoir ou son messianisme, Deleuze et Guattari dèsle début verraient autre chose –non pas un reste, un vide, mais une espèce d´excès, devirtualité complexe, qui ouvre vers toute une micropolitique et une rhizomatique.Peut-être que cette différence de perspective en recoupe une autre, plus profonde, liée à ladistance entre l´idée de vie nue et celle d´une vie. Une vie telle que Deleuze la conçoit c´est lavie comme virtualité, différence, invention de formes, puissance impersonnelle, béatitude.Vie nue au contraire, telle qu´Agamben l´a théorisée, c´est la vie réduite à son état de simpleactualité, indifférence, difformité, banalité biologique, par un état d´exception ou par lesmécanismes biopolitiques décrits dans la série Homo Sacer. Si ces positions sont tellementopposées et surposées à la fois, c´est parce que dans le contexte biopolitique la vie elle-mêmeest le champ de bataille. Parfois c´est dans l´extrême de la vie nue qu´on découvre une vie. Ilfaudrait se libérer de la diabolisation claustrophobique d´un pouvoir omniprésent,

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

idad

e de

São

Pau

lo -

-

143.

107.

87.1

91 -

15/

03/2

013

16h2

1. ©

Col

lège

inte

rnat

iona

l de

Phi

loso

phie

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universidade de S

ão Paulo - - 143.107.87.191 - 15/03/2013 16h21. ©

Collège international de P

hilosophie

Page 10: PELBART, Peter Pál - Qu’est-ce qui parle à travers nous

CORPUS | 15

omniscient, omni-invasif, mais aussi refuser toute euphorie à l´égard d´une bio-puissanceinépuisable disponible partout. Ni catastrophisme ni jubilation. Il s´agit d´atteindre un plan àpartir duquel on pourrait relancer l´expérimentation hésitante, à partir d´une matière vitale,qu´on pourrait également appeler désir si ce mot était dépouillé de toute la virilité aveclaquelle le biopouvoir l´a codé, ou la « grosse santé dominante » s´en est emparé.Muriel Combes a eu le mot juste à propos de l´aporie agambenienne : « Pour Agamben, laproduction d´une vie nue, c´est à dire d´une vie séparée de ses formes, est l´horizon ou latentative toujours recommencée du bio-pouvoir qui s´exerce dans les États modernes. Ilarrive dès lors que des vies deviennent de pures et simples vies nues : ainsi en va-t-il de lafigure du “musulman” [...] L´ apport essentiel de cette analyse est d´avoir isolé la visée deproduction d´une vie nue. Mais il ne me semble pas qu´elle parvienne à éclairer la naturedu bio-pouvoir et les possibilités contemporaines de la politique. À supposer avec Agambenque le pouvoir, dès lors qu´il prend pour objet la vie des individus et des populations, viseà produire une vie nue, celle-ci ne peut être qu´une limite, un point critique, pour unpouvoir dont le mode d´exercice est, pour reprendre l´expression de Foucault, l´action surdes actions. Car la vie sur laquelle un bio-pouvoir a prise est une vie toujours informée, unevie capable de diverses conduites, et pour cette raison, toujours susceptible d´insoumission25. » Quand le pouvoir prend en charge la vie, c´est toujours des manières de vivre dont ils´agit – impossibilité de séparer l´idée de vie des rapports dans lesquels elle fait corps –dans les termes de Combes, « il s´agit de concevoir une inséparabilité entre vie et subjec-tivité ». Comme elle le montre bien, cela devient encore plus clair chez Canguilhem ouSimondon, où la vie ne peut pas être conçue comme une matière vidée de subjectivité. Lavie sur laquelle s´exerce le pouvoir est toujours une « vie capable de conduites ». Oncomprend à quel point tout cela est décisif quand on le pense dans des contextes sociauxextrêmes, du camp de concentration aux autistes de Deligny, avec l´imagination politiquequ´il s´agit de recouvrir.Le défi est de rejeter à la fois deux positions antagoniques, mais plus complices qu´elles n´enont l’air : l´humanisme emprisonné dans l´idée d´une subjectivité séparée de l´inhumain, avecl´arrogance moderne dont on constate partout les dangers et dégâts, d´un côté, et de l´autre,le sinistrisme enfermé dans l´obsession d´une vie dénuée de subjectivité, en proie aubiopouvoir tout puissant et coextensif à l´histoire, qui par conséquent fait appel à unmessianisme seul capable de la sauver. Dans les deux cas, la difficulté est de penser

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

idad

e de

São

Pau

lo -

-

143.

107.

87.1

91 -

15/

03/2

013

16h2

1. ©

Col

lège

inte

rnat

iona

l de

Phi

loso

phie

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universidade de S

ão Paulo - - 143.107.87.191 - 15/03/2013 16h21. ©

Collège international de P

hilosophie

Page 11: PELBART, Peter Pál - Qu’est-ce qui parle à travers nous

PETER PÁL PELBART16 |

politiquement cette « inséparation » entre vie et subjectivité, problème auquel Simondon aapporté sa réponse métaphysique, même si son implication politique reste à élaborer.

La majorité, les devenirsDans cette lignée, Mille Plateaux a rendu l´homme au rhizome matériel et immatériel qui leconstitue, qu´il soit biopsychique, techno-social ou sémiotique. Au-delà et en deçà desmirages où l´homme se contemple, et des figures visibles qu´il voit au long de l´Histoire, ils´agit soit de cueillir des mouvements de déterritorialisation, la singularité des événements,les subjectivités qui s´annoncent. Or, le rôle même du philosophe qui en résulte change. Ildevient une espèce d´artisan cosmique, prêt à élaborer une matière de pensée capable de saisirla myriade des forces en jeu et faire de la pensée même une force du Cosmos. Si l´on voulaitmesurer la distance entre cet artisan cosmique et le pyrotechnicien de Foucault, il faudraitreprendre l´ethos philosophique tel qu´il l´a exposé dans son texte «Qu´est-ce que lesLumières 26? ». Il y rappelle que la critique s´est occupée en général des limites de ce qu´onpeut connaître ou aspirer –notre tâche, en revanche, plus positive, serait de repérer, dans cequi nous est donné en tant qu´universel, nécessaire, obligatoire, ce qu’il y a de singulier et decontingent. À la critique pensée comme limitation nécessaire, il s´agit de substituer une« critique pratique dans la forme de la traversée possible », du dépassement. Donc, au lieu dedéduire de ce que nous sommes ce qui nous est impossible de penser ou de faire, il s´agiraitd´extraire de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes, la possibilité de ne plusêtre, faire ou penser ce que nous sommes, faisons et pensons. Or voilà ce qui nouspermettrait de sortir de l´état de minorité que Kant critiquait, dans le cadre d´une ontologiehistorique du présent, où à l´analyse historique des limites qui nous sont imposés s´associel´expérimentation de son dépassement, par un travail sur nous-mêmes.Face à cette conception de l´émancipation de la tutelle, que Diogo Sardinha a qualifiée dedevenir majeur, Deleuze aurait choisi une autre voie, celle du devenir mineur 27. La sortie de latutelle, ou de l´étalon majoritaire (l´homme-blanc-mâle-européen-rationnel-urbain), passesurtout par des mouvements de minoration, par les devenirs-mineurs, par les processusrebelles aux modèles que parfois eux-mêmes risquent de secréter. D´où l´importance dudevenir-femme, devenir-enfant, devenir-animal, devenir-nègre, devenir-molécule, devenir-intense, devenir-imperceptible. Il leur revient la tâche de défier le modèle humain, universel,anthropocentrique, éclairé, moderne. Dans ce sens, « comment conquérir la majorité » est un

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

idad

e de

São

Pau

lo -

-

143.

107.

87.1

91 -

15/

03/2

013

16h2

1. ©

Col

lège

inte

rnat

iona

l de

Phi

loso

phie

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universidade de S

ão Paulo - - 143.107.87.191 - 15/03/2013 16h21. ©

Collège international de P

hilosophie

Page 12: PELBART, Peter Pál - Qu’est-ce qui parle à travers nous

CORPUS | 17

problème secondaire face aux chemins de l´imperceptible, répond Deleuze à Negri –même siDeleuze, avec Guattari, est loin de dédaigner non seulement l´articulation transversale de cesdevenirs-mineurs, mouvements singuliers, minorités, mais aussi les machines de guerre à desniveaux plus molaires, ou même géopolitiques – il suffirait de rappeler l´intérêt de Guattaripour le parti des travailleurs au Brésil, lors de sa fondation par Lula 28.Dans le contexte qui est le nôtre, dans la dernière décennie, il faudrait faire mention de deux« courants » qui ont prolongé ces inspirations, même s’ils vont dans des directions différentes.D´un côté, la réflexion apportée par les héritiers de l´autonomie italienne, macérée dans desluttes concrètes, qui, à partir de l´ontologie constitutive de Negri, ont ouvert une voienouvelle pour penser la vie multitudinaire, la constitution du commun et les modalités derésistance dans le contexte biopolitique actuel, vu la montée du travail immatériel, lesnouvelles formes de pouvoir au sein d´une société de contrôle mondialisée, dans le cadrespécifique des inégalités historiques en Amérique Latine, avec l´héritage esclavagiste, lessegmentations et ségrégations raciales, les mouvements indigènes, mais aussi les métissages,les hybridations, etc. 29. D´un autre côté, l´impact de l´anthropologie immanentiste deEduardo Viveiros de Castro, qui, avec son perspectivisme amérindien, a brouillé les cartes dela modernité, en radicalisant le sens d´une décolonisation de la pensée occidentale, dans uncontrecoup à l´eurocentrisme, en approfondissant le geste anthropophage d´Oswald deAndrade. Renversement ontologique, métaphysique, anthropologique, cosmopolitique, dontla capacité de mettre en question la géopolitique de la pensée contemporaine est encore undéfi ouvert. On comprend que l´auteur ait choisi la philosophie de Deleuze comme« l´instrument le plus approprié pour retransmettre la fréquence d´onde» qu´il était prêt àcapter dans la pensée amérindienne 30.Or, il est curieux de constater la distance incommensurable entre ces deux approches, qu´onne peut survoler que dans le vertige : d´un côté un matérialisme supérieur, centré sur ladimension immatérielle de la production ; d´un autre côté, un animisme transcendantal,appuyé toujours sur les corps, et l´affrontement des points de vue. D´un côté un «produc-tivisme ontologique », d´un autre, une « suffisance intensive », dans un pôle la « révolution »,dans l´autre, la « descente anthropophage » dont le sens nous reste à redécouvrir 31... Etmême dans la tonalité affective, d´un côté un certain militantisme activiste, de l´autre uneespèce de résistance «passive », parfois à la Bartleby, mais on ne peut plus caustique. Commedisait un philosophe subtil, c´est une joie quand on a deux pensées au lieu d´une seule.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

idad

e de

São

Pau

lo -

-

143.

107.

87.1

91 -

15/

03/2

013

16h2

1. ©

Col

lège

inte

rnat

iona

l de

Phi

loso

phie

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universidade de S

ão Paulo - - 143.107.87.191 - 15/03/2013 16h21. ©

Collège international de P

hilosophie

Page 13: PELBART, Peter Pál - Qu’est-ce qui parle à travers nous

PETER PÁL PELBART18 |

Pourquoi donc essayer de les mêler, ou d´en faire une synthèse ? Ce qui vaut pour Deleuze etNegri, Foucault et Deleuze, Foucault et Agamben, ou pour Deleuze et Simondon, vautégalement pour ces deux approches qui ont leur mot à dire sur les inflexions dont notrecontinent, et le Brésil en particulier, a été la scène dans la dernière décennie. Pour ma part,pour qui tous ces auteurs, pensées, vents, événements sont source d´inspiration pour pensernotre actualité, dans le contexte singulier qui est le nôtre, d´autant plus que ces démarchesprolongent des lignes de pensée qui me sont chères, je me permets de demander si cessonorités philosophiques ne seraient pas l´indice, même fuyant, d´une mutation collective encours. Peut-être serait-il opportun de demander, non pas «qui parle », ni « de quel lieu onparle », peut-être même pas «de quoi » on parle, mais comme le suggérait Guattari, « qu´est-ce qui parle à travers nous » ?

NOTES

1. G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l´histoire, trad. Jean Gibelin revue parJean Gilson, Paris, Vrin, 1987, p. 80.2. L. Földényi, Dostoïevski lit Hegel en Sibérie et fond en larmes, traduit du hongrois,Paris, Actes Sud, 2008, p. 19.3. J. P. Faye, Le Vrai Nietzsche : Guerre à la guerre, Paris, Hermann, 1998, p. 34.4. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1973, p 126. Le texte deNietzsche auquel Deleuze fait référence est Par-delà le bien et mal: «Il semble que règnechez les moralises la haine de la forêt vierge et des climats tropicaux, et qu´il failleà tout prix discréditer “l´homme tropical” en le présentant comme une forme morbide etdégénérée de l´homme, ou comme son propre enfer et son propre bourreau. Et tout celapourquoi? Au profit des “zones tempérées”? Des “hommes modérés”? Des hommes “moraux”?Des médiocre? À mettre au chapitre de «la morale de la peur». Paris, 10/18, UGE, 1973,p. 154, traduction de G. Bianquis.5. Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, PUF, Paris, 2009, p. 4, où onlit: «L´anthropologie est prête à assumer intégralement sa nouvelle mission, celled´être la théorie-pratique de la décolonisation permanente de la pensée ».6. Idem, p. 8.7. Pour ce qui en est de Deleuze, on peut faire référence, avec des inflexionsdifférentes, aux textes de Bento Prado Jr, à un livre pionnier de Roberto Machado, auxtraductions et au travail de Luiz B. L. Orlandi, aux initiatives éditoriales et derepérage d´Éric Alliez, et au travail inventif qui ne cesse d´approfondir et d’élargirces perspectives dans des champs divers, fait par Suely Rolnik, Laymert Garcia dosSantos et tant d´autres qui mériteraient d´être cités ici. Pour Foucault la liste seraitégalement longue, avec Roberto Machado, Gérard Lebrun, Renato Janine Ribeiro, SalmaTannus Muchail, Ernani Chaves, Márcio Alves da Fonseca, Denise Sant´Anna, Durval Muniz de

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

idad

e de

São

Pau

lo -

-

143.

107.

87.1

91 -

15/

03/2

013

16h2

1. ©

Col

lège

inte

rnat

iona

l de

Phi

loso

phie

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universidade de S

ão Paulo - - 143.107.87.191 - 15/03/2013 16h21. ©

Collège international de P

hilosophie

Page 14: PELBART, Peter Pál - Qu’est-ce qui parle à travers nous

CORPUS | 19

Albuquerque, Jurandir Freire Costa, Chaim Katz, Joel Birman, avec toute l´injusticeimpliquée par une liste si sommaire.8. Idem, p 61.9. M. Foucault, Dits et Écrits (désormais DE), Paris, Gallimard, 1994, vol. III, p. 785.10. Idem, DE, IV, p. 46.11. Idem, DE, IV, p. 50.12. Idem, DE, IV, p. 44.13. Idem, ibidem.14. Idem, DE, IV, p. 47.15. Idem, DE, III (?).16. Idem, DE, III (?).17. Idem, DE, III, p. 428.18. G. Agamben, Bartleby ou la création, Saulxures, Circé, 1995, p. 57.19. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1973, p. 115.20. DE, IV, Interview à Trombadour.22. «Une biopolitique mineure», interview avec Stany Grelet et Mathieu Potte-Bonneville,Vacarme, 2000.23. Vladmir Safatle, Folha de São Paulo, 11/07/2012, « Para além de Édipo ».24. G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 5.25. Muriel Combes, La Vie inséparée, Paris, Dittmar, 2011, p. 90.26. M. Foucault, «Qu’est-ce que les Lumières?», DE, IV.27. On suit ici l´excellent article inédit de Diogo Sardinha, «Devenir majeur, devenirmineur».28. Cf. Félix Guattari et Suely Rolnik : Micropolitiques, Éd. Les Empêcheurs de penser enrond, Paris, 2007.29. Cf. A. Negri et G. Cocco, GlobAL, Luttes et biopouvoir à l'heure de la mondialisation: le casexemplaire de l'Amérique latine, Paris, éditions Amsterdam, 2007, et G. Cocco, MundoBraz: Odevir-mundo do Brasil e o devir-Brasil do mundo, Rio de Janeiro, Record, 2009.31. Expression trouvée par Eduardo Viveiros de Castro chez Oswald de Andrade, et en coursd´élaboration, à paraître prochainement dans un livre de l´auteur, en collaboration avecAlexandre Nadori sous le titre: Do matriarcado primitivo à sociedade contra o Estado ealém: Cartografia da descida antropófaga (From the primitive matriarchy to the societyagainst the state and beyond. Cartography of the anthropophagus descent), n-1 Edições,São Paulo/Helsinki, édition bilingue.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

idad

e de

São

Pau

lo -

-

143.

107.

87.1

91 -

15/

03/2

013

16h2

1. ©

Col

lège

inte

rnat

iona

l de

Phi

loso

phie

D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universidade de S

ão Paulo - - 143.107.87.191 - 15/03/2013 16h21. ©

Collège international de P

hilosophie