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Les Presses de l’Université de Montréal Sur le seuil du temps Essais sur la photographie Siegfried Kracauer Extrait de la publication

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Les Presses de l’Université de Montréal

Sur le seuil du tempsEssais sur la photographie

Siegfried Kracauer

isbn 978-2-7606-3198-4

24,95 $

Siegfried Kracauer (1889-1966) apparaît aujourd’hui comme un des intellectuels les plus originaux issus de la République de Weimar. À la fois philosophe, romancier, essayiste, sociologue et historien, critique et théoricien du cinéma, il fut aussi un penseur pionnier de la photographie, technique de reproduction dans laquelle il voit s’instaurer un nouveau rapport au temps. Ce recueil rassemble les essais qu’il a consacrés à ce médium depuis la fin des années 1920 jusqu’à son exil américain. Comme son ami Walter Benjamin, Kracauer fut un des premiers à saisir combien, devant sa diffusion quotidienne de masse dans les journaux illustrés, il fallait repenser la modernité – mais aussi le cinéma et même l’histoire – à travers la photographie.

Textes choisis et présentés par Philippe Despoix.

Traductions de l’allemand par Sabine Cornille et Claude Orsoni, de l’anglais par Daniel Blanchard.

Photographies commentées par Maria Zinfert.

Pe nsée allemandeet européenne

Disponible en version numériquewww.pum.umontreal.ca

Approche photographique-couv-5,5 x 8.25.indd 1 13-10-04 13:19

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Pensée allemande et européennecollection fondée par Guy Rocher

dirigée par Philippe Despoix et Augustin Simard

Universels quant à leurs préoccupations critiques, les ouvrages publiés dans cette collection pluridisciplinaire sont indissociables de l’univers intellectuel germanique et centre-européen, soit parce qu’ils proviennent de traditions de pensée qui y sont spécifiques, soit parce qu’ils y ont connu une postérité importante. En plus des traductions d’auteurs aujourd’hui classiques (tels Simmel, Weber ou Kracauer), la collection accueille des monographies ou des ouvrages collectifs qui éclairent sous un angle novateur des thèmes propres à cette constellation intellectuelle.

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Sur le seuil du tempsEssais sur la photographie

Textes choisis et présentés par Philippe Despoix

Traductions de l’allemand par Sabine Cornille et Claude Orsoni, de l’anglais par Daniel Blanchard

Photographies commentées par Maria Zinfert

Siegfried Kracauer

Les Presses de l’Université de Montréal

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Illustration de couverture : William Henry Fox Talbot, The Open Door, 1843,tirage sur papier salé d’après un calotype négatifCrédits photographiques : The Stapleton Collection / Art Resource, NY

Dépôt légal : 4e trimestre 2013Bibliothèque et Archives nationales du Québec© Suhrkamp Verlag Frankfurt am Main 1971, 1973, 1990© Les Presses de l’Université de Montréal, 2013, pour le Canada© La Maison des sciences de l’homme, 2013, pour le reste du monde

isBN (papier) 978-2-7606-3198-4isBN (epub) 978-2-7606-3331-5 isBN (pdf) 978-2-7606-3201-1

Les Presses de l’Université de Montréal reconnaissent l’aide financière du gou-vernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour leurs activités d’édition.

Elles remercient aussi de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

imprimé au caNada

La collection Pensée allemande et européenne est parrainée par le Centre cana-dien d’études allemandes et européennes (CCEAE, Université de Montréal), publie des ouvrages évalués par les pairs et reçoit l’appui du Deutscher Akademischer Austausch Dienst (DAAD).http://www.cceae.umontreal.ca/La-collection-du-CCEAE

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Kracauer penseur du médium photographique

Il n’est plus aujourd’hui nécessaire d’introduire Siegfried Kracauer auprès du lecteur francophone. Les ouvrages majeurs de ce penseur transversal qui fut à la fois philosophe, roman-cier, essayiste, sociologue et historien, critique et théoricien du cinéma sont désormais accessibles en traduction française1. Sa place singulière commence à apparaître dans la constellation des intellectuels radicaux issus de la République de Weimar qui, tels Walter Benjamin, Ernst Bloch, Leo Löwenthal ou Theodor Adorno, furent ses partenaires de dialogue. Qu’il soit toutefois ici présenté comme un penseur de la photographie pourra étonner au vu d’un ensemble ne regroupant que cinq essais et un document d’archive. C’est là en effet tout ce qui, dans son œuvre multiforme, a directement trait au médium photographique.

Aucun doute cependant que Kracauer esquisse dans ces textes publiés au tournant des années 1920 et 1930 depuis son poste de rédacteur au quotidien Frankfurter Zeitung, puis au début des années 1950 pendant sa période américaine, une théo-risation de la photographie que l’on peut qualifier de pionnière. Mais il est aussi vrai que la plupart de ses ouvrages croisent, à plus d’un titre, ce médium de reproduction ou sont même conçus en relation explicite avec lui. Face à la diffusion de masse de la photographie dont il fut le témoin, Kracauer a été l’un des premiers à saisir combien il devenait non seulement nécessaire d’en développer une analyse critique, mais qu’il fallait encore

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apprendre à penser la modernité dans son ensemble à travers cette nouvelle forme de reproductibilité. Cette réflexion l’accom-pagne depuis ses études urbaines sur la culture de la distraction ou sur les nouvelles couches d’employés de l’époque de Weimar jusqu’à celles sur le film ou sur l’histoire caractéristiques de son œuvre américaine2.

Face au Temps

Publié en « Une » du Frankfurter Zeitung en 1927, son premier texte éponyme sur la photographie appartient à la série de ses grands essais programmatiques et sera ultérieurement intégré par Kracauer au recueil L’Ornement de la masse (1963)3. Cet essai fondateur tisse des thèses marquantes — sur le caractère fantomatique de l’image reproduite, son rapport au présent, ses effets sur la mémoire, ses conséquences pour l’histoire — qui prennent pour point de départ la confrontation de deux por-traits photographiques : celui, actuel, reproduit à l’infini dans la presse illustrée de la dernière star à la mode (Fig. 1 et 2) et celui, ancien, de la grand-mère décédée, pièce unique conservée dans l’album familial4.

A travers ces deux photographies d’une jeune personne du même âge mais prises à une distance de deux générations, Kracauer vise le rapport inédit au temps dont participe la nouvelle technique de reproduction. En effet, celle-ci ne bou-leverse pas seulement la relation au monde visible mais aussi et surtout à la temporalité humaine. Le dévoilement et le fixage définitif d’un instant éphémère dont procède la photographie constitue pour l’essayiste l’un des révélateurs les plus aigus de la crise du rapport moderne à la transcendance et au temps de l’éternité qu’elle structurait. Au même titre que ces nou-veaux phénomènes tels l’engouement pour le voyage ou la danse exotiques, pour la vitesse ou les records sportifs, dont elle fait d’ailleurs ses sujets privilégiés, la reproduction photographique révèlerait une angoisse non maîtrisée de la société devant la

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mort. La duplication quasi rituelle et la diffusion à l’infini des mêmes images convenues seraient une façon de bannir celle-ci.

Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, la photographie de presse occulterait par là le monde visible réel plus qu’elle ne le donnerait véritablement à voir et connaître. Pour Kracauer, le rapport à l’image que ce nouveau mode de reproduction induit se révèle donc être de l’ordre du fantomatique. Dans le vieil album, la grand-mère disparue ne ressemble plus qu’à une jeune fille quelconque s’effaçant derrière sa crinoline et les chignons à la mode de son époque (Fig. 3). Rien — sans la légende fami-liale — n’assure plus sur ce cliché son identité d’aïeule véritable. Seule transparaît la marque du Temps.

Fig. 1 : Trois ans de Tiller girls à Berlin, Berliner Illustri[e]rte Zeitung, n° 43, 1927 ; Fig. 2 : Plus de visages de poupée ! Beauté individuelle au cinéma, ibid., n° 45, 1927

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Mais il n’en va pas différemment de la photo de presse. De l’éphémère star en vogue d’aujourd’hui, dont la reproduction dans le journal dépend du succès de ses rôles, on ne connaît pas d’autre original que la projection de son image sur les écrans de cinéma. Le médium photographique déploie un monde de copies fantomatiques, d’étranges spectres dont les originaux vacillent irrémédiablement face au travail du temps. Chaque star du moment fait inexorablement place à la suivante.

A l’accumulation infinie de clichés semblables qui ne consti-tue qu’un archivage extérieur et chronologique Kracauer oppose la mémoire intérieure du sujet, celle de sa dernière image. Cette image ultime, qu’il assimile à un monogramme, renvoie

Fig. 3 : André-Adolphe-Eugène Disdéri, portrait de Mlle Hortense Schneider, 1860

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à la finitude humaine. On reconnaît ici en filigrane la mémoire bergsonienne, sous-tendue par une durée qualitative et donc irréductible au temps chronométrique auquel est soumise la photographie5. C’est une telle forme de remémoration que Kracauer convoque face à la potentielle perte de capacité mémo-rielle d’une humanité sans abri transcendantal et désorientée parmi ses spectres photographiques.

Cet effrayant amoncellement de documents photogra-phiques  — qui pourrait viser une continuité spatiale mais ne témoigne de rien d’autre que de la chronologie dans laquelle chacun d’eux s’insère  — trouve pour Kracauer un parallèle saisissant dans la conception de l’histoire propre à l’Historisme. Sa critique porte précisément sur la vision cumulative et neutra-lisante du processus historique incarnée par ce courant domi-nant de l’historiographie, qu’il associe à l’époque d’abord aux sciences de l’esprit de Dilthey. A la série des événements dans leur continuité temporelle, à cette somme de « photographies du temps » dont les entreprises biographiques autour de Goethe constituent l’emblème, il oppose la vision négative d’une his-toire tendue entre catastrophe et utopie6. C’est une utopie de la conscience libérée qu’il voit incarnée chez Kafka, mais qui pour-rait aussi trouver son horizon dans le jeu de fragmentation et de recomposition onirique propre au médium cinématographique.

Il est significatif que Kracauer ne place pas au centre de son analyse la photographie artistique mais le trivial cliché imprimé dans le journal. Il souligne ainsi d’emblée la caractéristique fondamentale de ce médium en tant que forme de reproduc-tion hybride. Le portrait de la star ne peut être compris de manière individuelle sans considérer la chaîne « intermédiale » de duplication dont il n’est qu’un élément et qui associe tournage cinématographique et prise en studio, photo de reportage et impression par reprographie. C’est d’abord en tant que vecteur de la culture de masse que Kracauer aborde la photographie, dans la mesure même où elle constitue un de ses supports prin-cipaux et en dissémine les leitmotivs.

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La star de cinéma reproduite dans le journal pourrait aussi bien n’être qu’une simple danseuse de variétés, l’équivalent d’une des Tillers girls anonymes. Cette troupe célèbre levant la jambe comme un seul corps collectif servait de point focal au grand essai « L’ornement de la masse » publié peu auparavant par Kracauer, et dans lequel il analysait ces nouveaux rituels modernes de masse déferlants qu’étaient revues, manifestations sportives, lendits et parades gymniques7... Un aperçu de la presse illustrée de cette période, au premier rang de laquelle se trouve le Berliner Illustri[e]rte Zeitung, montre que tous les motifs aux-quels il s’intéresse s’y voient régulièrement convoqués : starlette posant sur la plage, course de hors-bords au Lido, reportage sur les Tiller girls, portraits d’actrices à succès, photos de sportifs

Fig. 4 : Von Hindenburg, Berliner Illustri[e]rte Zeitung, n° 40, 1927 ; Fig. 5 : La nouvelle silhouette, Münchner Illustrierte Presse, n° 30, 1927

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en action ou de beautés exotiques, mais aussi mises en scène publicitaires ou politiques — telle celle du maréchal Hindenburg (Fig. 4-5 et 6-7)8. L’essai critique de Kracauer, qu’il publie dans un quotidien sans illustrations, se présente lui-même comme un assemblage fictif de ces lieux communs photographiques propagés par la nouvelle presse populaire.

Il est conçu à l’époque où son ami Walter Benjamin s’inté-resse également de près aux journaux illustrés et prend, non sans ironie, dans son esquisse « Rien contre les illustrés » la défense du Berliner Illustri[e]rte Zeitung. Contre des littérateurs trop frileux, celui-ci insiste sur son importance en raison de la masse indifférenciée de lecteurs qu’il atteint et du caractère documentaire de son iconographie, accusant parfois des traits

Fig. 6 : Publicité Zeiss-Ikon, Berliner Illustri[e]rte Zeitung, n° 14, 1927 ; Fig. 7 : Publicité Agfa, ibid., n° 29, 1927

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avant-gardistes9. Benjamin citera d’ailleurs directement l’essai de Kracauer dans sa propre « Petite histoire de la photographie » de 1931, reprenant la conjonction qu’il pointe entre record d’un sportif, temps de pose photographique et reproduction dans les journaux illustrés10. La similarité de leurs préoccupations concernant les nouvelles formes de distraction ne peut être ici suffisamment soulignée.

Sans encore le savoir, Kracauer se situe aussi dans la proximité de l’attention qu’Aby Warburg porte au même moment à la pho-tographie dans la presse illustrée. L’analyse de ses formules ico-nographiques propres fait même pour ce dernier explicitement partie de la « mission » de sa Kulturwissenschaftliche Bibliothek. Au cours de son travail à l’atlas Mnemosyne (1927-29), Warburg n’hésitera d’ailleurs pas à juxtaposer des photographies d’évé-nements sportifs, récréatifs ou politiques découpés dans les journaux et des formes plastiques issues de l’Antiquité11. Ces exemples, que l’on pourrait multiplier, dessinent dès la fin des années 1920 le contexte d’une interrogation multiple  — dont Kracauer reste l’un des protagonistes principaux — quant aux effets de la généralisation de la reproduction photographique sur la mémoire culturelle.

A la frontière d’hier

Pourtant, la critique de la fonction quasi-cultuelle de la repro-duction photographique dans les journaux illustrés fait bientôt place à une analyse des affinités propres à ce médium. Trois expositions tenues à Berlin au début des années 1930 donnent à Kracauer, qui est entre-temps devenu un critique de cinéma des plus reconnus, l’occasion de préciser les approches et qualités spécifiques à la nouvelle technique. « A la frontière d’hier » s’appuie sur la visite de l’exposition berlinoise permanente « Film et photo » ouverte à l’été 1932 qui était conçue comme la préfiguration provisoire d’un futur musée de la photographie et du cinéma12.

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Depuis les tambours magiques et les flip books, points de passage entre image fixe et animée, jusqu’au bioscope des frères Skladanowsky, concurrents allemands des Lumière, toutes les techniques archaïques de l’illusion du mouvement qui formaient l’attraction des foires populaires, captent l’attention du critique (Fig. 8-9). Kracauer les met en perspective historique pour envi-sager photographie, chronophotographie, cinéma des premiers temps, période du muet et même du récent cinéma sonore comme un ensemble continu. Il note néanmoins combien les premières fictions du muet, qui transposaient dès les années 1910 des rengaines populaires ou des thèmes de colportage et

Fig. 8 : Bioscope des frères Skladanowsky, 1895 ; Fig. 9 : Pellicule extraite de leur premier film, 1895

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ont fait d’actrices comme Henny Porten des stars modernes, n’accusent plus avec le recul qu’un comique involontaire13.

Mais c’est la section consacrée aux premières expérimen-tations photographiques de Niepce qui lui permet de renouer avec sa réflexion sur la dimension temporelle attachée à cette technique en devenir. Ainsi, une simple fenêtre captée sur papier bituminée des débuts de l’héliographie, et dont la conservation même ne semble pas assurée, se révèle comme un paradigme, non seulement de cette phase archaïque, mais de la photogra-phie dans son ensemble. Incapable de faire croire à l’éternité de la star qu’il reproduit dans les journaux, le médium photo-graphique serait au contraire à même de sauvegarder le carac-tère passager d’objets voués à la disparition. Cette distinction indique combien la photographie matérialise dès lors, aux yeux de Kracauer, une esthétique moderne de la ruine.

« Berlin photographié », miniature en forme de compte-rendu, en constitue un autre écho. Cette exposition consacrée

Fig.10 : Albert Vennemann, Vue sur la rue Kaiser-Wilhelm en direction du Lustgarten, ca. 1925

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fin 1932 au paysage berlinois permet à Kracauer de préciser combien « ce qui est connu et a déjà disparu » est le domaine où la photographie affirme sa singularité. Les clichés d’Albert Vennemann  — qui avait entre autres publié dans la revue Querschnitt et signait l’exposition — renvoient pour le critique autant à la nature éphémère du paysage urbain qu’au devenir historique de sa propre mémoire de citadin (Fig. 10). La photo-graphie relèverait même ici d’une histoire naturelle dont le parc du Tiergarten, qui accuse la trace des temporalités hétérogènes de la nature et de la civilisation, serait un symbole. En tant qu’image mémorielle la photographie ne peut se tenir que sur le « seuil d’hier » au delà duquel elle perd son évidence et devient document d’histoire.

La série d’articles de cette époque se clôt sur « Note sur la photographie de portrait », publiée début février 1933, quelques semaines avant que Kracauer ne quitte précipitamment Berlin où les nazis viennent de prendre le pouvoir. Le portrait lui apparaît comme le domaine par excellence dans lequel la nou-velle technique doit affirmer sa différence vis à vis des médias traditionnels qui, comme la peinture, avaient consacré le genre. L’exposition correspondante, peut-être collective et de dimen-sion certainement modeste, est à peine mentionnée et sert de prétexte à une réflexion plus poussée sur les valeurs photo-graphiques propres au visage. Peu auparavant August Sander avait avec l’album Antlitz der Zeit (1929), dont Walter Benjamin venait de faire l’éloge dans sa « Petite histoire de la photogra-phie », transformé le portrait en exploration de la physiono-mie sociale14. Helmar Lerski, sur les expérimentations duquel Kracauer reviendra ultérieurement, avait également marqué cette orientation avec ses Köpfe des Alltags (1931), une série de têtes anonymes captées dans leur environnement quotidien et définies par leur seul métier15. C’est dans cette même veine qu’un type de portrait à la stylisation minimisée donne pour Kracauer l’une des formules du rapport spécifique de ce qui serait bientôt théorisé comme « approche photographique ».

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Vers une approche photographique

L’exil français, dans les années trente, n’aura pas donné l’occa-sion à Kracauer de publier sur la photographie. Celle-ci occupe toutefois une fonction charnière dans le dit « manuscrit de Marseille » de 1940, première esquisse de ce qui deviendra son ultime théorie du film. Il y renvoie en effet d’emblée au paradoxe selon lequel la technique photographique naît de l’intérêt pour le mouvement, et note toute l’importance de la chronophoto-graphie — il s’agit de Muybridge ou de Marey — enregistrant le galop d’un cheval comme point de passage vers le cinéma16. Caractéristique du médium, dès son origine, est pour Kracauer son « indifférence vis à vis des objets », son caractère en soi « non-anthropocentrique » que l’on retrouve au cœur de sa « théorie de l’instantané » :

à partir de la perception immédiate deux voies mènent dans des directions opposées, écrit-il en substance : la première mène à l’image (...), la seconde à l’INSTANTANÉ. Celui-ci est le contraire d’une image (…) et d’autant plus caractéristique qu’il retient un moment quelconque (…), qu’il fixe des complexes qui ne sont pas des compositions intentionnelles17.

C’est cette « tendance à l’instantané », dont la formulation radicale ne sera plus reprise telle quelle, qui constitue dans ce manuscrit de Marseille le point d’articulation entre photogra-phie et film.

Au moment donc où Kracauer élabore les bases mêmes de sa théorie cinématographique, la photographie redevient pour lui comme un passage obligé. L’écriture de Theory of Film, mainte fois interrompue, s’étendra certes sur vingt ans et l’ouvrage ne sera édité aux Etats-Unis qu’en 1960. Mais il n’est pas arbitraire que la première publication préliminaire de cet opus magnum soit précisément consacrée à la photographie. Il s’agit de « The Photographic Approach », publié en 1951 dans la revue richement illustrée The Magazine of Art, dernier texte traduit ici dont le format original, incluant les photographies choisies par l’auteur, est également reproduit.

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Ecrit en anglais, qui est désormais sa langue d’adoption, ce singulier essai constitue une version initiale et partielle du chapitre introductif de Théorie du film. Il témoigne du nouveau contexte américain de Kracauer, en particulier de ses échanges avec Beaumont Newhall, commissaire de nombreuses exposi-tions au Museum of Modern Art et l’un des premiers grands historiens de la photographie, auquel il emprunte de multiples matériaux, extraits entre autres de son étude fondamentale « Photography and the Development of Kinetic Visualization »18. Mais il témoigne aussi d’une « redécouverte » décisive, celle de Proust et de la place centrale qu’occupe la photographie dans A la recherche du temps perdu. Sujet qui avait pu faire l’objet de discussions à Paris, ou même à Marseille, avec Benjamin qui en avait traduit deux des volumes19 ; c’est de fait à l’écrivain français que revient maintenant le rôle de « vis à vis » théorique que tenait implicitement Bergson dans le premier essai de 1927. Dans la mise en scène du roman proustien, la photographie instanta-née — celle de la grand-mère du narrateur — apparaît comme un instrument d’estrangement complet du sujet, comme un écran aux révélations de la mémoire involontaire. Kracauer en reprend les termes à Proust, mais en déplaçant leur valence : par voie de complémentarité il s’agit d’affirmer, au delà de tout enjeu littéraire, la photographie comme médium d’accès au visible, à l’existant matériel, de se confronter à l’aliénation fondamentale de la vision humaine qui la caractérise comme étant porteuse d’une connaissance concrète.

Les principaux concepts qui structureront non seulement le premier chapitre portant sur la photographie mais, avec quelques variations, Théorie du film dans son ensemble sont posés dès ce nouvel essai. Les phénomènes à même d’être spécifiquement rendus par le médium tiennent pour Kracauer d’une réalité sans artifice, non apprêtée, ils relèvent de l’acci-dentel, de ce qui est sans fin, de l’indéterminé. En raison de ces affinités constitutives désignées en anglais par les termes unstaged, fortuitous, endlessness et indeterminate, Kracauer

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construit une tension fondamentale entre l’approche qualifiée de photographique, qui serait comparable à celle d’un lecteur imaginatif devant le réel, et celle de l’artiste traditionnel, qui épris d’expression cherche à la mettre en scène par le biais de la photographie20.

Cette polarité qui traverse l’histoire du médium depuis ses débuts, Kracauer la donne à voir, à travers les documents pho-tographiques choisis, en contraposant par exemple The Open Door de Talbot et un autoportrait d’Adam-Salomon inspiré de la tradition picturale21. Mais il n’est pas fortuit que les noms des auteurs  — certains éminents  — des photographies qui ryth-ment la mise en page de son étude ne soient le plus souvent pas même cités. Ce n’est pas aux photographes en tant qu’artistes porteurs d’un style qu’il s’intéresse en premier lieu, mais à cette tension constitutive entre qualité expressive et qualité réaliste que révèlent leurs clichés. Il est d’ailleurs remarquable que dans la série qu’il propose en contrepoint à son propos, les photo-graphies déclinent tour à tour l’ensemble des règnes du monde jusqu’à un point d’indistinction : clichés où le minéral, voire le paysage urbain deviennent abstraits (Weston et Moholy-Nagy) ; paysage de pierres « humanisé » par une voie ferrée perçant l’horizon (Russell), ou vue d’enfants jouant dans les décombres d’une architecture ruinée (Cartier-Bresson) ; point d’indistinc-tion entre forme et matière dans la juxtaposition de l’animal et du végétal (Eliot Porter), ou encore dans la proximité du végétal et du minéral d’un entrelacement de racines (Atget)22. Cette sobre série apparaît comme un abrégé des qualités spécifiques du médium dans son affinité avec le monde visible. Elle s’achève sur un document photographique d’Atget à qui reviendra pré-cisément d’ouvrir l’iconographie de Théorie du film avec l’une de ces rues désertes parisiennes qu’admiraient déjà Benjamin (Fig.  11)23. Ce type de photographies incarne l’estrangement même du regard humain dans lequel Kracauer voit l’origine de l’imbrication des dimensions esthétique et cognitive qui serait constitutive du médium. Ce point, fondamental, lui fera affirmer

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Fig. 11 : Eugène Atget, Rue Saint-Rustique, 1922

qu’il s’agit d’une technique à part du domaine artistique tradi-tionnel, et qui vient déplacer la notion même d’art — « art with a difference »24.

Histoire, photographie, autobiographie

Les textes de l’époque de Weimar et ceux de la période améri-caine se situent donc dans un rapport à la fois de continuité et de renversement. La répétition à l’infini du portrait de la star dans les journaux illustrés représentait un danger d’aveugle-ment devant un réel désenchanté, un bannissement de la mort que la transcendance ne prenait plus en charge. La défense d’une approche photographique comme moyen d’estrangement autorise à partir des années 1940 une exploration salutaire du

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taBle des matières

Kracauer penseur du médium photographique Philippe Despoix 7

Essais sur la photographie

La photographie (1927) 27

A la frontière d’hier (1932) 47

Berlin photographié (1932) 55

Note sur la photographie de portrait (1933) 59

L’approche photographique (1951) 63

Curriculum Vitæ in Pictures Maria Zinfert 83

Notes 109

Remerciements 121

Sources des textes 123

Traductions 125

Liste des illustrations et crédits photographiques 127

Ouvrages de Siegfried Kracauer en traduction française 131

Page 22: Pe nsée allemande et européenne kracauer...10 siegfried kracauer Mais il n’en va pas différemment de la photo de presse. De l’éphémère star en vogue d’aujourd’hui, dont

La collection Pensée allemande et européenne (CCEAE, Montréal) et la collection Philia (Editions de la MSH, Paris) sont associées

dans un programme de coédition et ont publié en commun :

Georg Simmel, L’argent dans la culture moderne et autres essais sur l’économie de la vie, textes choisis et présentés par Alain Deneault, tra-duits par un collectif (2006).

Philippe Despoix / Peter Schöttler (dir.), Siegfried Kracauer. Penseur de l’histoire, avec des contributions de Sabina Loriga, Carlo Ginzburg, Jakob Tanner, Walter Moser, Bertrand Müller, Olivier Agard, Nia Perivo-laro poulou, Christian Delage, Jean-Louis Leutrat (2006).

Georg Simmel, Esthétique sociologique, introduction par Philippe Marty. traduit par Lambert Barthélémy, Michel Collomb et Florence Thérond (2007).

Siegfried Kracauer, Le voyage et la danse. Figures de ville et vues de films, textes choisis et présentés par Philippe Despoix, traduits par Sabine Cornille (2008).

Augustin Simard, La loi désarmée. Carl Schmitt et la controverse légalité / légitimité sous la république de Weimar (2009).

Theodor W. Adorno, Current of Music. Élements pour une théorie de la radio, introduction de Robert Hullot-Kentor, traduction et postface de Pierre Arnoux (2010).

Ernst Bloch, Études critiques sur Rickert et le problème de la théorie moderne de la connaissance, traduction, introduction et notes par Lucien Pelletier (2011).

Béland.Kulturkritik corr 2.indd 409 12-06-14 1:23 AM

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Autres titres parus dans la collection Pensée allemande et européenne

Kulturkritik et philosophie thérapeutique chez le jeune Nietzsche MartiNe BélaNd

La collection Pensée allemande et européenne (CCEAE, Montréal) et la collection Philia (Editions de la MSH, Paris) sont associées

dans un programme de coédition et ont publié en commun :

Georg Simmel, L’argent dans la culture moderne et autres essais sur l’économie de la vie, textes choisis et présentés par Alain Deneault, tra-duits par un collectif (2006).

Philippe Despoix / Peter Schöttler (dir.), Siegfried Kracauer. Penseur de l’histoire, avec des contributions de Sabina Loriga, Carlo Ginzburg, Jakob Tanner, Walter Moser, Bertrand Müller, Olivier Agard, Nia Perivo-laro poulou, Christian Delage, Jean-Louis Leutrat (2006).

Georg Simmel, Esthétique sociologique, introduction par Philippe Marty. traduit par Lambert Barthélémy, Michel Collomb et Florence Thérond (2007).

Siegfried Kracauer, Le voyage et la danse. Figures de ville et vues de films, textes choisis et présentés par Philippe Despoix, traduits par Sabine Cornille (2008).

Augustin Simard, La loi désarmée. Carl Schmitt et la controverse légalité / légitimité sous la république de Weimar (2009).

Theodor W. Adorno, Current of Music. Élements pour une théorie de la radio, introduction de Robert Hullot-Kentor, traduction et postface de Pierre Arnoux (2010).

Ernst Bloch, Études critiques sur Rickert et le problème de la théorie moderne de la connaissance, traduction, introduction et notes par Lucien Pelletier (2011).

Béland.Kulturkritik corr 2.indd 409 12-06-14 1:23 AM

Extrait de la publication

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