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    Philippe BLANCHET

    L'approche interculturelle en didactique du FLE

    Cours dUED de Didactique du Franais Langue trangrede 3e anne de Licences

    Service Universitaire dEnseignement DistanceUniversit Rennes 2 Haute Bretagne

    2004-2005

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    Prsentation

    Ce cours est destin sensibiliser de futurs enseignants de langues et notamment de

    FLE l'approche interculturelle, la fois dans ses concepts thoriques de rfrence et dans

    sa mthodologie didactique et pdagogique. Il traite donc de la problmatique deschangements et des contacts de langues, de cultures et didentits, et propose des principes

    pour favoriser et grer les rencontres entre locuteurs provenant de communauts

    culturelles diverses.

    tant donn lespace limit allou ce cours dans ce dispositif de formation, jen

    resterai des points essentiels et une initiation partir de donnes schmatiques, pour ne

    dvelopper que quelques points. La bibliographie ci-dessous permettra ceux qui le

    souhaitent dapprofondir leur propre information et leur rflexion (une bibliographie

    beaucoup plus complte figure en fin du cours: cest celle sur laquelle je me suis appuypour alimenter ma propre rflexion et ma propre pratique de lenseignement interculturel

    des langues).

    Lapproche interculturelle se ralise la fois par ladoption dune postureintellectuelle (une certaine faon de voir les choses) et par la mise uvre de principesmthodologiques dans lintervention didactique et pdagogique (une certaine faon de

    vivre les choses), do le plan de ce cours. En termes de validation, et puisquune

    valuation pratique (sur terrain pdagogique) nest pas envisageable, je vous soumettrai

    pour lexamen soit une question de rflexion ( traiter dans loptique dune approcheinterculturelle), soit une petite tude de cas, le cas tant bien sr, hlas, sorti de son

    contexte vcu et ne pouvant donc tre examin que de faon partielle.

    Si vous souhaitez me contacter, sachez que mon cours ce mme cours destin

    aux tudiants dits assidus a lieu toutes les semaines au second semestre. Mon bureauest le B326, tlphone 02 99 14 15 67, mon courriel est et il

    reste toujours prudent de prendre RV avant de venir.

    Et maintenant, bon travail!

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    Bibliographie principale:-E. BRARD, 1991,L'Approche communicative, thorie et pratiques, Paris, Cl.-Ph. BLANCHET, 1998, Introduction la complexit de l'enseignement du Franais

    Langue trangre, Louvain, Peeters.-C. CAMILLERI, 1989,Le choc des cultures,Paris, l'Harmattan.-M. de CARLO, 1998,L'Interculturel, Paris, Cl-international (128 p.).-C. CLANET, 1993, L'interculturel en ducation et en sciences humaines, Universit

    Toulouse-Mirail.-[collectif], 1995, Strotypes culturels et apprentissage des langues,Paris, UNESCO.-[collectif], 1995,Ides, ressources, mthodes et activits pour l'ducation interculturelle,

    Strasbourg, Conseil de l'Europe.-[Conseil de lEurope], 2001, Cadre europen commun de rfrence pour

    lapprentissage et lenseignement des langues. Strasbourg, Conseil de lEurope, 1e

    ed. 1996; 2e ed. corr. 1998. Paris, Didier.-G. FERROL et G. JUCQUOIS (dir.), Dictionnaire de laltrit et des relations

    interculturelles, Paris, A. Colin, 2003.-J.-R. LADMIRAL & E. LIPIANSKY, 1989, La communication interculturelle,Paris, A.

    Colin.-G. de SALINS, 1992, Une introduction l'ethnographie de la communication pour laformation l'enseignement du F.L.E., Paris, Didier.

    -G. ZARATE, 1986,Enseigner une culture trangre,Paris, Hachette.

    Bibliographie complmentaire:-BEACCO, J.-C. & BYRAM, M., 2003, Guide pour llaboration des politiques

    linguistiques ducatives en Europe, Conseil de lEurope. Rapport tlchargeable enversion intgrale ou de synthse sur le site:

    http://www.coe.int/T/F/Coopration_culturelle/education/Langues/Politiques_linguistiques/Activits_en_matire_de_politique/Guide/

    -S. BOLTON, 1987,valuation de la comptence communicative en langue trangre,Paris, Hatier.

    -CASTELLOTTI, V. & PY, B.,La Notion de comptence en langue, Lyon, ENS-ditions,2002.

    -CASTELLOTTI V. (Dir.), Dune langue lautre: pratiques et reprsentations,Publications de luniversit de Rouen, 2001.

    -D. H. HYMES, 1984, Vers la comptence de communication,Paris, Hatier/CREDIF.-A. PEROTTI, 1994, Plaidoyer pour l'interculturel, Strasbourg, Conseil de l'Europe.-J.-L. CORDONNIER, 1995, Traduction et culture, Paris, Hatier/Didier, coll. LAL.-G. ZARATE, 1994, Reprsentations de l'tranger et didactique des langues, Paris,

    Didier/CREDIF "Essai".

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    1. Problmatique gnrale de l'interculturalit, axes de rflexion et

    d'intervention didactiques: une thique de l'altrit

    La notion dinterculturalit renvoie davantage une mthodologie, des principesdaction, qu une thorie abstraite. Cest la raison pour laquelle je lui prfre approche

    interculturelle. Lide fondamentale est de sintresser ce qui se passe concrtement lors

    dune interaction entre des interlocuteurs appartenant, au moins partiellement, des

    communauts culturelles diffrentes, donc porteurs de schmes culturels1 diffrents,

    mme sils communiquent dans la mme langue. Il sagit alors de prvenir, didentifier, de

    rguler les malentendus, les difficults de la communication, dus des dcalages de

    schmes interprtatifs, voire des prjugs (strotypes, etc.). Dans ce cadre, on opte pour

    thique personnelle et une dontologie professionnelle qui reconnaissent laltrit, ladiffrence, et qui lintgrent dans les procdures denseignement, la fois comme objet

    dapprentissage et comme moyen de relation pdagogique.

    Lenseignement-apprentissage des langues et cultures autres (terme prfr trangres, rducteur et connot) se donne alors pour mission, au-del de lobjetlangue-culture lui-mme, de participer une ducation gnrale qui promeut le respect

    mutuel par la comprhension mutuelle.

    2. Rapports gnraux langue/culture et aspects culturels en didactique des

    Langues vivantes trangresLa ncessit dintgrer une forte dimension culturelle dans lenseignement des

    langues est, depuis plusieurs dcennies, largement accepte. La finalit de cet

    enseignement est de rendre possible la communication active avec des locuteurs de la

    langue vise, et notamment dans leur contexte usuel (notamment dans un autre pays).

    Cest loption dite communicative, trs majoritaire aujourdhui. Or, il nest paspossible de communiquer en situation de vie sans partager un certain nombre de

    connaissances et de pratiques culturelles. Toutes les mthodes ont donc dvelopp cetaspect, de faons diverses, mme si cest souvent au titre rducteur de la civilisation.

    On peut y ajouter, de manire plus approfondie, que la langue est indissociable de la

    culture, car elles sont les deux facettes dune mme mdaille, comme disait E.Benveniste. En effet, toute langue vhicule et transmet, par larbitraire de son lexique, de sa

    syntaxe, de ses idiomatismes, les schmes culturels du groupe qui la parle. Elle offre une

    version du monde spcifique, diffrente de celle offerte par une autre langue (do lanon correspondance terme terme de langues diffrentes). Inversement, toute culture rgit

    1 Cette notion sera dfinie plus loin.

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    les pratiques linguistiques, quil sagisse par exemple de larrire-plan historique du

    lexique, des expressions, des genres discursifs ou quil sagisse des conventions

    collectives dusage de la langue (rgles de prise de parole, noncs ritualiss, connotations

    des varits et registres de la langue, etc.).3. Dfinition didactise de l'identit culturelle et linguistique

    3. 1. Nous retiendrons, dans notre approche, en premire approximation, les

    dfinitions suivantes:Une culture est un ensemble de schmes interprtatifs, cest--dire un ensemble de

    donnes, de principes et de conventions qui guident les comportements des acteurs

    sociaux et qui constituent la grille danalyse sur la base de laquelle ils interprtent les

    comportements dautrui (comportement incluant les comportements verbaux, cest--direles pratiques linguistiques et les messages). Cette dfinition inclut la culture comme

    connaissance (les donnes) mais y ajoute une dimension concrte et active, en mettant

    laccent sur la mise en uvre de la culture lors des interactions.

    Une identit (ici culturelle) est un sentiment dappartenance collective (donc,

    dappartenance un groupe), conscient de la part de lindividu et du groupe, reconnu par

    le groupe et, de lextrieur, par dautres groupes (qui sen distinguent alors). Il ny a

    didentit que souhaite, accepte, assume. Une identit est un processus, en construction

    et en volution constantes, toujours ouvert et adaptable, qui ntablit pas de frontire

    tanche entre les groupes, dont les caractristiques identitaires (notamment culturelles) se

    recoupent en partie. Elle se manifeste par des indices emblmatiques, notamment

    linguistiques, mais pas uniquement. Enfin, chaque individu et chaque groupe sont toujours

    porteurs dappartenances multiples, didentits multiples, qui se recoupent ou senglobent

    partiellement, dans une ensemble complexe et nuanc.

    Il ny a pas ncessairement une correspondance exclusive et totale entre identit

    culturelle et identit linguistique, mme si la plupart des diffrences culturelles se

    manifestent par des diffrences linguistiques (entre langues diffrentes ou varits

    diverses dune mme langue).

    3. 2. Lidentit culturelle

    Concept polymorphe, que se partagent tant les approches scientifiques que les

    connaissances ordinaires, lidentit est un donn complexe apprhender, en raison la

    fois de sa transversalit disciplinaire et des rapports dialectiques qui fondent les rseaux

    conceptuels auxquels elle peut tre associe.

    Nombreuses sont les disciplines qui balisent le continuum allant des expriencessingulires qui fondent lidentit personnelle aux affiliations collectives qui catalysent la

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    construction sociale de lidentit. Les approches de la philosophie, de la psychologie ou

    de lanthropologie dont se sont inspirs des historiens, des linguistes, des sociologues,des juristes et dautres spcialistes des sciences humaines nous aident mieuxcomprendre cette interaction entre mcanismes psychologiques et facteurs sociaux qui est

    constitutive du processus identitaire.Une constante se manifeste travers toutes ces approches: le caractre

    paradoxal de lidentit. De laffirmation dHraclite soulignant quil nest paspossible de se baigner deux fois dans le mme fleuve laphorisme rimbaldien: je estun autre, on ne compte plus les formules soulignant que cette identit est construite parla confrontation du mme et de lautre, de la similitude et de laltrit. tel point

    quEdgar Morin a consacr lintgralit du tome 5 de La Mthode lidentithumaine, laquelle il applique une ncessaire pense complexe (Morin, 2001)1.

    Dautres rapports dialectiques fondent la dynamique identitaire. Ils invitent considrer lidentit comme un processus en cours plutt quun donn fig, et

    privilgier ainsi une approche constructiviste plutt que la vision essentialiste (ou

    substantialiste) qui prvalait nagure.

    Aprs avoir examin quelques concepts qui organisent les dimensions affectives,

    sociales et cognitives de la construction identitaire, nous aborderons la question des

    rapports entre identit et culture. Nous largirons ensuite la rflexion linterculturalit,

    contexte privilgi pour lmergence didentifications complexes, dans lequel nous

    voquerons la question des rapports entre langues et identits collectives.

    La construction identitaire

    Dans son ouvrage Soi-mme comme un autre, Paul Ricur, rompant avec le je

    souverain et transparent de Descartes unje qui pense (Cogito, ergum sum) et qui a delui-mme une intuition immdiate , pose un soi ancr dans lhistoire, dont nous navons

    quune connaissance indirecte (par les signes, les symboles, les textes, etc.).

    Lidentit du soi, lpreuve de lhistoire, conjugue permanence et changement.

    Certains traits sont stables: ainsi en est-il du caractre, dfini par Ricur commelensemble des marques distinctives qui permettent de ridentifier un individu humaincomme tant le mme (Ricur, 1990, p. 144). Dautres, par contre, peuvent tremodifis au cours de lexistence du sujet, en fonction des projets dans lesquels celui-ci

    sinscrit, et au sein desquels la permanence prend alors la forme dune fidlit des

    engagements: le maintien de soi dans la parole donne. Selon la terminologie deRicur, le ple idem est caractris par limmutabilit dans le temps, tandis que le ple

    ipse ouvre au changement, au diffrent. Il y a l deux modes diffrents dinscription dans

    la temporalit, indissociables, qui constituent lidentit du sujet. Lidentit dun

    1 Les rfrences bibliographiques dappui figurent en fin du cours.

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    personnage est donc son histoire, laquelle nest accessible qu travers la mdiation dun

    rcit. Cest pourquoi Ricur parle didentit narrative (ibid., p. 175).

    Le soi ne sapprhende qu partir de lautre (que soi). Cette structuration par

    laltrit est bien sr au cur de linteraction verbale, l o le je institue le tu, et

    rciproquement: Quand je dis tu, je comprends que tu es capable de te dsigner toi-mme comme un je. (Ricur, 1993, p. 92); on trouve une formulation analogue chezmile Benveniste (Benveniste, 1976, p. 263) pour qui cest linstallation de lasubjectivit dans le langage qui cre la catgorie de la personne. Cette rciprocit dans larelation une des diffrences fondamentales entre Ricur et Lvinas, lequel propose uneapproche asymtrique qui confre autrui une priorit sur le sujet (Gilbert, 2001, pp. 198-

    99) nest quune des formes de la ncessaire prise en compte de laltrit dans laconstruction de lidentit personnelle. Plus gnralement, on peut dire que cette altrit est

    la fois condition et instrument de la dynamique identitaire.

    Lindividuel et le collectif

    Le rapport dialectique entre le mme et lautre interfre avec un rapport similaire

    entre lindividu singulier et la collectivit. Dune part, lidentit repose sur uneaffirmation du moi, sur une individuation qui rend lhomme unique, diffrent desautres. Dautre part, elle renvoie un nous, caractris par une srie de dterminations qui

    permettent chaque moi de se positionner par rapport un mme autre, de sereconnatre dans une srie de valeurs, de modles, didaux vhiculs par une collectivit

    laquelle on sidentifie.

    Lidentit comporte, nous lavons vu, une srie de traits certains, stables;dautres, modifiables qui constituent lhistoire du sujet. Elle comporte galement desdimensions cognitives et sociales, lies la capacit de catgorisation qui nous permet de

    trouver nos marques dans lenvironnement o nous voluons. Lorganisation du monde

    en groupes sociaux a pour consquence des relations dinclusion/exclusion qui sont la base de lidentit sociale, entendue comme la partie du soi qui provient de la conscience

    qua lindividu dappartenir un groupe [], ainsi que la valeur et la signification

    motionnelle quil attache cette appartenance (Tajfel, 1981, p. 63).Chaque individu possde autant didentits que dappartenances, ou, plus

    prcisment, de sentiments dappartenance: la construction identitaire repose sur desperceptions (catgorisations) qui dterminent des appartenances plurielles, simultanes

    et/ou successives. Laffiliation un groupe donn sera dtermine par comparaison avec

    dautres groupes, sur la base de critres varis (nationalit, langue, profession, sexe, etc.)

    qui permettent dvaluer le statut du groupe dappartenance (endo-groupe) par rapport

    aux autres groupes. Lorsque la comparaison est favorable lendo-groupe, lidentit

    sociale de lindividu est positive; par contre, lorsque lendo-groupe est valu

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    ngativement, cette identit est perue ngativement, ce qui peut entraner des stratgies de

    (re)valorisation identitaire de la part des individus (voir plus loin).

    Les thoriciens de lidentit sociale et, plus spcifiquement, les tenants de la

    thorie de lautocatgorisation (Turner et alii, 1987) considrent quentre les deux ples

    du continuum qui relie identit personnelle et identit sociale existent des paliers quisont autant de niveaux possibles de catgorisation. Chaque palier sollicite des principes

    de diffrenciation et de comparaison qui lui sont propres, permettant ainsi que soit rendue

    saillante, selon les contextes, telle ou telle catgorisation. Ainsi, le ple identitpersonnelle est saillant lorsque lindividu opre des comparaisons interpersonnelles; leple identit sociale est activ partir du moment o ce sont les appartenances socialesqui sont en jeu. Un sujet peut se percevoir comme homme dans un dbat portant surle taux de fminisation dans les carrires universitaires, comme linguiste dans unequipe de recherche interdisciplinaire, comme

    Belge

    ds quil se rend en France et

    comme europen lorsquil traverse lAtlantique.Affirmation de soi et reconnaissance dautrui

    Lidentit est fondamentalement dialogique, puisquelle ne se construit que dans le

    dialogue avec autrui. Cela entrane que son affirmation est indissociable de la validation

    que lui apporte ou que lui refuse autrui. En dautres termes, toute image de soique propose le sujet est soumise la reconnaissance dautrui. Reconnaissance inscrite

    elle aussi dans la dialectique du mme et de lautre, puisquelle implique quautrui re-

    connaisse la persistance de certains traits qui font lunicit du sujet, tout en tant capable

    de diffrencier celui-ci par rapport dautres.

    Cette reconnaissance est indispensable pour avaliser laffiliation de lindividu un

    groupe donn: lappartenance tel groupe social ne sera effective qu partir du momento elle sera perue comme telle tant par les membres du groupe concern que par

    lextrieur. Do des cas possibles de divergences entre lindividu (qui revendique son

    appartenance un groupe) et le groupe (qui lui dnie cette identification): cest ce querecouvre la distinction propose par Erving Goffman (Goffman, 1963) entre lidentit

    relle et lidentit sociale virtuelle, ou celle entre groupe dappartenance et groupe derfrence (Vinsonneau, 1999, pp. 46-47), le premier tant celui de laffiliation effective, le

    second celui dans lequel le sujet cherche se reconnatre, celui qui offre des normes et des

    valeurs adopter, mais dont le sujet ne fait pas (encore) partie.

    On peut donc avancer que lidentit est dpendante la fois de la conscience de

    soi et de la reconnaissance par autrui, quelles que soient les affiliations des uns et des

    autres. La reconnaissance se ngocie non seulement avec ceux qui partagent les mmes

    valeurs, les mmes visions du monde, mais avec lensemble de la collectivit dans laquelle

    nous vivons. Cette ngociation implique des ajustements entre les attentes du sujet etcelles du corps social qui a le pouvoir dattribuer la reconnaissance. Il en rsulte des

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    obligations rciproques: lindividu a le droit dattendre les bnfices lis lareconnaissance, en termes destime sociale par exemple (cf. Honneth, 1992, qui propose

    une thorie morale de la reconnaissance sociale); par ailleurs, le groupe sattend ceque le sujet soit conforme ce quil prtend tre et qui lui a valu la reconnaissancesociale.

    Celle-ci va plus loin quun simple constat daffiliation. Elle implique non

    seulement loctroi dune libert celle dtre diffrent, mais aussi, selon les termes dePierre Bourdieu, la possibilit dtre reconnu par autrui comme lgitimement diffrent,ce qui suppose la possibilit relle, juridiquement et politiquement garantie, daffirmerofficiellement la diffrence. (Bourdieu, 1980, p. 71).Ralit et imaginaire

    La construction identitaire est la jonction entre deux axes: celui du rel et celui

    de limaginaire (Pirotte, 2001, p. 24-25). Chaque individu, chaque groupe sinscrit dans

    un rel objectivable/tangible: son environnement physique, institutionnel et culturel. Maisla structuration et lordonnancement de ce rel complexe donnent lieu des

    reprsentations mentales qui, sans tre en rupture complte avec la ralit, reconstruisent

    celle-ci. Lidentit repose, pour une bonne part, sur un imaginaire collectif: elle est unesorte de foyer virtuel auquel il nous est indispensable de nous rfrer pour expliquer un

    certain nombre de choses, mais sans quil ait jamais dexistence relle. (Lvi-Strauss,1976, p. 332).

    Les reprsentations mentales sactualisent dans des typologies qui sont autant de

    grilles de lecture pour apprhender et simplifier la complexit du rel, mais quiremplissent des fonctions essentielles, la fois sur le plan cognitif et sur le plan social.

    Ces typologies peuvent se manifester sous la forme de strotypes et de croyances qui,

    pour caricaturales ou distordantes quils puissent tre, remplissent dune faon singulire

    les mmes fonctions interprtatives (Leyens et Yzerbyt, 1997). Ces typologies servent

    notamment expliquer les comportements dautrui et justifier les actions de son propre

    groupe. Plus gnralement, elles sont la base de la catgorisation sociale et sont

    dterminantes dans les processus daffiliation qui fondent la construction identitaire,personnelle ou collective. Parce quelles sont des outils favorisant la comprhension du

    monde, ces typologies ne jouent pas un rle exclusivement ngatif, tout comme les

    strotypes ne sont pas forcment pjoratifs, mais ne le deviennent que lorsquils

    schmatisent lextrme la complexit du rel, induisant des biais trop systmatiquement

    favorables au groupe dappartenance et dfavorables lexo-groupe.

    La mouvance des reprsentations inscrit la construction identitaire dans une

    tension entre continuit (fidlit des traditions, transmission dune mmoire collective) et

    rupture (questionnements, crise). Dans lhistoire des individus et des collectivits, onobserve toutefois des phases de figement (momentan) des processus identitaires. Ainsi,

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    des reprsentations peuvent, un moment et dans un contexte donns, converger vers des

    identifications institutionnelles, religieuses, ethniques ou territoriales que daucuns ne

    manqueront pas dexploiter des fins politiques. Mais il nest pas didentit collective

    qui rsiste au temps: la Foi ou le Patriotisme cessent dtre des valeurs de rfrencelorsque, sous le coup des mutations sociales, lglise ou la Nation perdent leurhgmonie. Et bien des appartenances obliges de nagure sont aujourdhui perues

    comme des identits meurtrires (Maalouf, 1998).Identits et culture

    Ce parti pris dune vision constructiviste de lidentit implique que les acteurs

    sociaux, soucieux de donner un sens leur prsence au monde, trouvent les ressources

    ncessaires une telle entreprise. La culture est, de ce point de vue, un rservoir

    inpuisable, condition dentendre ce concept, non dans le sens restrictif dun ensembledlments relevant essentiellement des arts et des lettres ce que certains appellentparfois la culture cultive , mais dans une acception large (anthropologique), quienglobe la culture cultive ainsi que lensemble des produits de linteraction delhomme avec son environnement (outils, habitat, institution, etc.) et avec autrui.

    Lorganisation globale dune culture constitue ainsi un ensemble de schmes interprtatifs

    qui permettent chacun, au sein de ce cadre spcifique, de produire et de percevoir les

    significations sociales de ses propres comportements, de ceux dautrui, des objets dumonde catgoriss et construits par la langue et la culture (Clanet, 1990, pp.15-16).

    Cette culture, produite par les acteurs et les inscrivant simultanment dans des

    systmes de valeurs et de normes qui les identifient, nest pas plus substantielle quelidentit. Les matriaux quelle fournit peuvent tre exploits diffremment selon les

    individus ou les groupes, selon les contextes, selon les poques: tant linteractionnismeque lanthropologie de la communication (Bateson, cole de Palo Alto) saccordent

    considrer la culture comme un processus li la dynamique des interactions sociales, et

    donc en construction permanente.

    La culture repose sur des systmes de valeurs profondment enracins dans

    lhistoire des collectivits, et qui se manifestent travers des pratiques que lon peut, linstar de Geert Hofstede (Hofstede, 2001, p. 11), regrouper en trois catgories (allant du

    plus profondment ancr au plus superficiel, du stable au plus changeant): les rites, leshros et les symboles. Les rites sont des activits collectives dont lutilit ne rside pas

    dans laccomplissement mme de la tche, mais dans le lien quils instaurent entre

    lindividu et les normes sociales (quil sagisse de religion ou de toute autre interaction).

    Les hros sont les concrtisations, relles ou imaginaires, proches ou lointaines, des

    valeurs reconnues comme essentielles par la collectivit, laquelle ils servent de modles.

    Les symboles sont des objets verbaux, picturaux et autres, lesquels dnotent et connotentde multiples significations que partagent les acteurs dtenteurs des mmes rfrents

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    culturels. Ces pratiques, comme le prcise Hofstede, apparaissent aux yeux de tous, y

    compris des observateurs extrieurs, mais leur signification culturelle ne se dvoile que

    dans linterprtation quen donnent les membres de la collectivit (ibid., p. 10).

    Lidentit culturelle, en ce sens, fait souvent appel des mythes fondateurs dugroupe, notamment un ou plusieurs grands anctres supposs, souvent venu(s)dailleurs dans des temps lointains, et dont on retrouve des formes sacralises dans de

    nombreuses religions ou croyances (par exemple, la croyance en lorigine divine de la

    langue du groupe). Lethnicisation de lidentit culturelle, y compris dans sa variante

    nationaliste (o la nation remplace lethnie), pousse ce processus didentification

    mythico-historique jusqu une identification de type gntique qui sactualise, outre dans

    la croyance en un ou plusieurs grands anctres gniteurs du groupe, dans uneconscience collective de constituer une seule et mme vaste famille lie par le sang, cest--

    dire par une origine et par des traits gntiques communs (Connor, 2002, p. 25).Les ressources culturelles disponibles pour lidentification sont, en quelque sorte,

    les produits de linterprtation de lhistoire de la collectivit (sous tous ses aspects :environnement physique, institutionnel et social) en systme de normes et de valeurs.

    Leur volution est donc largement dpendante de changements extrieurs, que ceux-ci

    soient dorigine naturelle (bouleversements climatiques, catastrophes naturelles) ouhumaine (conqutes, dcouvertes scientifiques, rvolutions technologiques). Sauf encas dvnements brutaux (guerres, dportation), on peut estimer que ces systmes de

    valeur se modifient graduellement, et non par adoption directe sous linfluence dune autre

    collectivit (Hofstede, 2001, p. 12).

    Les identits culturelles collectives ne sont, pas plus que les identits individuelles,

    un donn stable, un attribut permanent dune collectivit (courant culturaliste): en tensionperptuelle entre continuit et rupture, elles se modifient par intgrations successives,

    abandon et appropriation.

    Identits et interculturalit

    Selon la thorie de lautocatgorisation, les reprsentations multiples dune mme

    identit sociale ne sont pas actives simultanment, mais en fonction des contextes qui lesrendent saillantes: les identits ne peuvent devenir explicites que dans un contexte decomparaison et [] le contact culturel est le mcanisme sociologique principal qui permet

    cette comparaison. (Azzi et Klein, 1998, p. 77).Lidentification place les acteurs sociaux, quel que soit leur statut, devant des dfis

    considrables: Le contact inter-culturel met en cause lancienne modalit de gestion durapport similitudes-diffrences; il branle la fois les limites entre le moi et le non-moi etles attributions qui accompagnent les oprations de catgorisation sociale. (Vinsonneau,2002, p. 60).

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    Les volutions identitaires induites par les contacts interculturels sont loin dtre

    toutes positives (Thual, 1995; Vinsonneau, 1999). Une issue frquemment observe estcelle de lacculturation qui, dans le cadre dune relation ingalitaire entre collectivits,

    rduit les diffrences au bnficie du seul systme dominant (ethnocentrisme). Cette

    ngation de lhtrognit culturelle, avec toutes les consquences ngatives quelleentrane au plan identitaire, a caractris nagure les socits occidentales dans leurs

    contacts avec les socits dites primitives (lors des colonisations par exemple), puislors des premires vagues dimmigration. On la retrouve dans les sciences sociales o

    elle a donn lieu aux thories assimilationnistes dveloppes aux tats-Unis au lendemain

    de la Premire Guerre mondiale, dans le sillage des travaux de Thomas, Park et Burgess.

    Il faudra attendre les annes soixante pour que la visibilit sans cesse grandissante des

    groupes ethniques outre-Atlantique impose aux chercheurs un modle pluraliste, selon

    lequel la socit est constitue dun ensemble de collectivits pourvues didentitsdistinctes.

    Dans ce contexte, une autre perspective se fait jour: linterculturation. Plutt quedimposer aux minorits lhgmonie culturelle de la collectivit dominante, la

    reconnaissance des diffrences est promue et intgre dans linteraction des diffrents

    acteurs sociaux. Lactivit des sujets engags dans des constructions identitaires en

    situation dinterculturation est doublement originale, dans son processus (elle repose sur

    une dynamique de confrontation entre des systmes de valeurs diffrents) et dans ses

    produits (synthse originale au dpart dlments spcifiques). Cela prsuppose une

    vision du relativisme culturel qui ne soit pas labandon de toute rfrence des valeursou la suspension de tout dbat sur celles-ci, mais une reconnaissance des limites de son

    propre systme de valeurs, oriente vers la recherche de valeurs communes, pouvant tre

    mobilises dans lespace public (Hofstede, 2001, p. 454).

    Linterculturation montre, plus clairement que des contextes culturels

    (relativement) homognes, que les enjeux identitaires ne se situent pas au cur des

    groupes sociaux, mais, comme lavait dj bien exprim Fredrick Barth (Barth, 1995),

    leurs frontires, l o se ngocie lidentification du mme et la diffrenciation parrapport lautre. Un groupe, en effet, nest pas contraint par des frontiresintangibles: ses membres peuvent, en fonction des situations, modifier les frontires pourscarter ou se rapprocher dun autre groupe, cest--dire dplacer les limites

    symboliques qui fondent les identifications mutuelles. Cela est possible parce que le

    groupe se dfinit plus par ses frontires symboliques (et donc par le rapport lAutre),que par des caractristiques internes spcifiques. (Blanchet, 2000, p. 115). Oncomprend ds lors pourquoi il est en particulier impossible de dlimiter avec nettet ungroupe ethnique en se fondant sur le reprage de traits culturels susceptibles de le

    caractriser objectivement. En revanche, une telle dlimitation devient possible ds quelon met au jour la manire dont les acteurs sociaux vivent leurs rapports [nous

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    soulignons] aux divers traits culturels. De sorte que la culture peut devenir significative de

    lethnicit: lorsquelle se confond avec un mode de conscience que les gens se donnentdeux-mmes. (Vinsonneau, 2002, p. 120).

    Les identifications en contexte dinterculturalit ne rsultent donc pas de la

    juxtaposition didentits ethniques donnes (ce qui nous ramnerait une perspectiveessentialiste), mais de la ngociation, au sein des interactions sociales, daffinits et

    doppositions, de proximits et de distances, pour constituer une ralit nouvelle, porteuse

    didentit. Elles sinscrivent dans des stratgies identitaires, individuelles et collectives,

    ces dernires ayant t bien tudies dans le domaine interculturel par Carmel Camilleri et

    alii (1990). Ces chercheurs proposent de distinguer dune part les stratgies qui vitent le

    conflit lorsque les sujets prservent le systme culturel qui leur sert de rfrence etignorent dautres systmes antagonistes; ou loppos, lorsque, au prix dune fluiditidentitaire

    remarquable, ils adoptent des conduites daccommodation opportunistes

    et

    dautre part celles qui sefforcent de proposer une vritable rgulation interculturelle entre

    les porteurs de cultures diffrentes. Pour Camilleri et ses collaborateurs, seules les

    secondes offrent, dans un pareil contexte, une rponse rationnelle lhtrophobie qui, au

    mme titre que lestime de soi, est constitutive des dynamiques identitaires.

    Langues et identits collectives

    Si lidentit linguistique nest quune composante des identits individuelles ou

    collectives, on admettra toutefois que les pratiques langagires sont au cur des processus

    didentification, en ce quelles inscrivent le sujet parlant dans des rseaux dinteractions.

    La langue est donc plus que le vhicule dune identit: en permettant lavnement dusoi dans la sphre sociale, elle participe intimement de la construction identitaire dusujet individuel. Et en tant quobjet social partag, elle constitue une dimension spcifique

    de lidentit collective. Identification et affirmation de lidentit passent par des actes de

    langage, en particulier les actes didentit (Le Page et Tabouret-Keller, 1985). linstar dautres ressources exploites dans les dynamiques identitaires, les

    langues sont la fois invariance (relative, lchelle de lindividu) et variation ( lchelle

    de communauts, dans le temps et lespace), permanence (dans la transmission) etchangement (dans lappropriation par le locuteur). Elles permettent un large ventail de

    types dappartenance, allant de groupes restreints (argot) des communauts

    supranationales (francophonie, etc.). Elles requirent la mise en place de stratgies tant

    individuelles (cf. laccommodation de la parole) que collectives (par exemple les politiques

    linguistiques).

    De nombreuses tudes en psychologie sociale confirment que la langue pratique

    est, aux yeux des individus, lun des principaux traits dfinitoires de leur identit ethnique,

    voire de leur identit personnelle. Paralllement, de nombreuses analysessociolinguistiques montrent que tout groupe se construisant comme tel tend produire ses

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    traits linguistiques emblmatiques, aboutissant une varit de langue (sociolecte,

    technolecte, rgiolecte, argot, jargon), voire long terme une langue spcifique

    (Blanchet, 2000, pp. 114 et suiv.). La langue joue donc, dans les processus gnraux de

    catgorisation, une fonction ethno-dmarcative, luvre lorsque des langues diffrentes

    sont en contact, mais aussi entre des varits dune mme langue.Lidentification un groupe est donc hautement dtermine par les choix

    linguistiques, tout particulirement dans le cas de groupes pratiquant une langue

    minoritaire: celle-ci est en effet essentielle pour permettre ces groupes de se dmarquerpar rapport dautres, hgmoniques au sein du mme environnement. Linguistes et

    psychologues sociaux saccordent pour faire de la vitalit ethnolinguistique un concept

    central dans lanalyse des rapports de force entre communauts linguistiques. Cette

    vitalit peut sapprhender sur la base de facteurs objectifs, en rapport avec lescaractristiques dmographiques (distribution des membres du groupe sur un territoiredonn, taux de natalit et de mortalit, etc.), les supports institutionnels (reconnaissance et

    reprsentation dans les structures politiques), le statut social de la collectivit. Mais il

    convient de tenir compte galement dune valuation subjective de la vitalitethnolinguistique, telle que la peroivent les membres des groupes concerns, et qui

    implique de prendre en compte la fonction symbolique (parfois plus dveloppe que les

    pratiques elles-mmes) de la langue.

    Dans cette valuation subjective, les attitudes des locuteurs jouent un rle essentiel.

    On sait que le comportement langagier est la principale source dinformation dont nous

    disposons pour nous forger une opinion sur autrui. Les traits linguistiques (quils soient

    topolectaux ou sociolectaux) agissent comme marqueurs identitaires et sont soumis

    diverses valuations: tel accent est ressenti comme lourd ou peu lgant, tel autrecomme pinc; telle prononciation irrite, telle autre est un signal de connivence. Cesreprsentations gnrent des attitudes bien tudies depuis les annes 1960 au Canada (cf.

    la technique du locuteur masqu, voir notamment Lambert et alii 1960) et que la thorie de

    lidentit sociale de Tajfel (voir plus haut) a permis dinterprter dans le cadre des

    relations intergroupes: sil est important de se dmarquer vis--vis des autres groupes, illest tout autant de pouvoir tre compar avantageusement ceux-ci. Seule une identit(ethno)linguistique positive renforce la vitalit ethnolinguistique. Cela permet de

    comprendre pourquoi le Qubec, ayant dvelopp ces dernires dcennies une identit

    linguistique positive (au dpart dune varit du franais considre comme norme de

    rfrence: le qubcois standard) se maintient comme socit distincte au sein duCanada majoritairement anglophone. Cela explique aussi le dficit identitaire de

    communauts francophones priphriques comme la Wallonie ou la Suisse romande,

    marques par une inscurit linguistique patente lgard du grand voisin franais(Francard et alii, 1993-1994).

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    En extrapolant les conclusions des recherches sur laccommodation de la parole (

    la suite des travaux de Giles et alii, 1973), on peut estimer que pour les locuteurs de

    langues (ou de varits) minoritaires, deux stratgies sont possibles: soit rduire autantque faire se peut la distance avec les pratiques linguistiques du groupe hgmonique cequi, terme, peut aboutir une substitution linguistique au bnfice de la languedominante; soit, au contraire, affirmer (et renforcer) cette distance, qui bnficiera enretour dune haute valeur ajoute en termes didentification collective. Cest ce quiexplique quen dpit de lattraction exerce par des langues de trs large diffusion et

    haut impact en termes de retombes conomiques et sociales, celles-ci ne pourront vincer

    compltement les langues minoritaires, lesquelles continueront de vhiculer dautres

    valeurs et dassumer dautres fonctions.

    Dans tous les cas, on se situera sur le continuum (socio)linguistique de

    linterlecte, oscillant entre deux ples linguistiques (ou davantage), et o se jouent lesalternances et les mlanges de codes. Un bilingue (ou plurilingue), et a fortiori, une

    communaut bilingue, ne sont pas des doubles monolingues: ils jouent de leurrpertoire linguistique plus tendu comme dun seul rpertoire global dans lequel ils font

    alterner et senrichir des ressources provenant de deux langues diffrentes (ou plus), de la

    mme faon quen situation monolingue on joue sur les diverses varits de la langue.

    Ces fonctionnements permettent darticuler les rfrents identitaires et culturels multiples

    dont disposent les plurilingues. Mme lorsquun processus de substitution linguistique a

    eu lieu au niveau collectif, cest--dire lorsquun groupe devenu minoritaire

    (qualitativement et/ou quantitativement) a adopt la langue dun groupe dominant, le

    groupe minoritaire conserve, dans sa varit interlectale de la langue dominante, des

    caractristiques linguistiques spcifiques (traits diatopiques ou autres), qui sont autant de

    marqueurs identitaires.

    La diversit linguistique, pas plus que la diversit culturelle, nentranent

    invitablement le conflit identitaire, condition toutefois de se trouver inscrites dans le

    champ de la coopration sociale plutt que dans celui de la comptition.

    3. 3. Sentiments dappartenancesLa notion de sentiment dappartenance est utilise, soit en tant que telle, soit sous

    des terminologies approchantes, dans de nombreux travaux sur lidentit. Ainsi, dans un

    ouvrage de synthse dirig par Jean-Claude Ruano-Borbalan (Ruano-Borbalan, 1998),

    lindex renvoie, pour le mot cl appartenance, tous les chapitres du livre et sous la

    plume de la quasi-totalit des contributeurs. Alex Mucchielli (Mucchielli, 1986) intitule

    Le sentimentdidentit (cest nous qui soulignons) le chapitre VI de son Que-sais-je? et Bernd Krewer parle, quant lui, d appartenance culturelle (Krewer, 1994, p.171). Le terme appartenance est rgulirement employ comme un substitutsynonymique du terme identit, consciemment ou non, par de nombreux auteurs, lorsqu'il

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    s'agit d'identit collective (cf. par exemple Camilleri, 1998a et b, ou Gresle et alii, 1994, p.

    173 qui dfinissent lidentit comme un sentiment dunit [] que peut ressentir unindividu ou un groupe).

    De faon complmentaire, les thories modernes, qui privilgient une perspective

    constructiviste, interactionniste ou situationniste et sopposent une approchesubstantialiste ou essentialiste plus ancienne (Poutignat et Streiff-Fenart, 1995),

    impliquent pour la plupart que lidentit est un phnomne conscient, qui peut mme

    relever de stratgies: Pour tous les thoriciens actuels, lidentit nest pas une donne,mais une dynamique, une incessante srie doprations pour maintenir ou corriger un moi

    o lon accepte de se situer et que lon valorise (Camilleri, 1998b, p. 253). SelonMucchielli, qui se rfre aux travaux dErik Erikson (Erikson, 1972), lidentit nexisteque par le sentiment didentit (Mucchielli, 1986, p. 46) et, selon Selim Abou, elle doittre analyse comme

    une exprience vcue par lindividu

    (Abou, 1995, p. 40). Enfin, si

    Paul Ricur propose que lidentit dune personne soit au fond une identit narrative

    (Cest lidentit de lhistoire qui fait lidentit du personnage, Ricur, 1991, p. 175),cest parce que le rcit de vie induit une prise de conscience: celle du maintien delidentit du sujet agissant travers le temps (Gilbert, 2001, p. 162).

    Dune manire gnrale, et en premire approximation, on dfinit le sentiment

    dappartenance(s) comme la conscience individuelle de partager une (ou plusieurs)identit(s) collective(s) et donc d appartenir un (ou plusieurs) groupe(s) derfrence dont lindividu a intgr un certain nombre de traits identitaires (valeurs,modles comportementaux et interprtatifs, emblmes, imaginaire collectif, savoirs

    partags, etc.). Mais la locution sentiment dappartenance, ainsi que le concept didentit

    collective quelle implique mritent dtre examins de manire plus approfondie.

    Processus didentification et construction du sentiment de soiUn tel sentiment se construit par un processus didentification trois polarits: identifierautrui, sidentifier autrui, tre identifi par autrui, autrui rfrant ici aussi bien un

    groupe de personnes qu un individu en tant que membre du groupe vis.

    Lidentification consiste reconnatre quelque chose certains signes pour pouvoir leranger dans une catgorie de connaissance (Mucchielli, 1986, p. 31), la simpleperception dautrui (ou de toute chose) provoquant automatiquement, mme

    inconsciemment, son classement dans une catgorie culturellement significative. On ne

    peut pas ne pas identifier, pourrait-on dire, en paraphrasant la clbre maxime de Palo

    Alto (On ne peut pas ne pas communiquer) qui, du reste, savre tout fait pertinent:autrui met toujours consciemment ou non des signes que lon interprte et par lesquels

    on lidentifie, on lui assigne une appartenance. Les langues disponibles jouent ici un rle

    majeur, non seulement parce quelles rendent possibles certaines relations sociales (etimpossibles dautres), mais surtout parce que leurs variations sont affectes de

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    significations identitaires (de lidiolecte individuel au sociolecte collectif). Chaque groupe

    humain, chaque socit, produit ainsi ses catgories identitaires, un rpertoire volutifet de rfrence, dans lequel on classe autrui, cest--dire partir duquel on peroit, oulon attribue une certaine identit (parmi dautres) chacun, dont on tire des

    significations. En ce sens, les identits auxquelles renvoient les sentimentsdappartenances sont des reprsentations sociales, cest--dire des connaissanceslabores et partages collectivement et empiriquement, qui relvent autant de lidologieque du savoir (Moliner et alii, 2002, pp. 11-12).

    La catgorisation identitaire semble se raliser principalement partir dune

    perception contextuelle globale, en situation, et non partir de signes isols (Mucchielli,

    1986, p. 35). Cela implique que les identifications acquises (Ricur), mettant en jeudes valeurs, des normes, des personnes dans lesquelles on se reconnat, sont lies des

    contextes situationnels, donc modifiables et renouvelables. Pour autant, cette dfinitionsituationnelle (donc interactionnelle) de lidentification, qui dsubstantialise lidentit(Poutignat et Streiff-Fenart, 1995, p. 140), naboutit pas considrer par exemple que ces

    identits nont aucune stabilit (dans le temps ou dans lespace notamment) et que les

    sentiments dappartenances collectives ne sont que des stratgies ad-hoc dindividus

    regroups par pur intrt ou choix rationnel (ce serait l une vision situationniste extrme,

    peu soutenable). Car les comportements et attitudes de chacun lors dune interaction sont

    bel et bien partiellement corrls aux schmes culturels dont chacun est porteur.

    Ce processus didentification est un processus mutuel, dialogique, qui rend possible

    le sentiment de soi au sens dauto-identification: Lidentification [] un ouplusieurs autres [] permet la socialisation anticipe et la dfinition de soi (Gresle etalii, 1994, p. 173). Cest en identifiant lAutre quon sidentifie soi-mme, dans le regard

    de lAutre et par rapport lAutre. Le processus passe en effet ncessairement par une

    relation entre lUn et lAutre: cest parce que lUn peut identifier lAutre que lAutre, son tour, peut identifier lUn en mutualisant les rles. En ce sens, comme la montr

    George Mead, la conscience de soi nest pas une pure production individuelle, mais lersultat de lensemble des interactions sociales dans lesquelles lindividu est impliqu(Lipiansky, 1998b, p. 143).

    Il ne suffit pas dprouver un sentiment dappartenance pour que cette identit soit

    effective (ce sentiment ne peut pas se former isolment chez lindividu): elle nesteffective que si elle est perue et reconnue par autrui. On ne peut prtendre y accder

    (cest--dire appartenir au groupe ainsi caractris) que:-si on la identifie dans ce groupe et chez les individus qui le composent en tant

    que tel,

    -si ce groupe et ces individus acceptent que jaffirme, affiche, partage cette identit

    collective avec eux, donc reconnaissent que jappartiens la mme entit,

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    -et consquemment moffrent ou mimposent leur modle en midentifiant eux

    (Lipiansky, 1998a, p. 25);-si, enfin, dautres personnes nappartenant pas au groupe reconnaissent que celui-

    ci existe en tant que tel et que jy appartiens (Poutignat et Streiff-Fenart, 1995,

    pp. 155 et suiv.).Cela nimplique pas ncessairement que lensemble des acteurs de ce rseau de

    reconnaissances mutuelles soit exactement daccord sur la totalit des dfinitions

    identitaires; il peut y avoir (et il y a trs souvent) des dcalages partiels plus ou moinsvastes entre les dfinitions et les critres dfinitoires dune mme identit, dune mme

    appartenance, selon le point de vue do elles sont envisages. Les exo-identifications(ralises depuis lextrieur du groupe) ont tendance globaliser de faon schmatique et

    produire des strotypes (par rapport auxquels les membres du groupe se situent

    nanmoins), dautant que la multiplicit des appartenances est en ce cas souvent ignore. Ilnen demeure pas moins que cela produit lidentification des mmes groupes comme

    idal-types. Cest donc bien par un systme complexe de relations comparatives quese construit et vit une identit, mme individuelle.

    Ce processus permet de distinguer les groupes dappartenances des groupes de

    rfrence. Dans ce dernier cas, lindividu y puise ses modles parce quil ne lesconnait que de faon indirecte, cherche y appartenir, mais sans (provisoirement ou non)

    y parvenir (Lipiansky, 1998a, p. 25; de Queiroz et Ziolkovski, 1994, p. 51). Ainsi, unphnomne observ chez les francophones des communauts priphriques (belges,canadiennes, africaines), consiste mettre en balance leur appartenance effective leur

    communaut spcifique avec une certaine aspiration rejoindre la (mythique) communaut

    langagire des Franais de France, perus comme dtenteurs de la lgitimit linguistique

    et donc comme rfrence de l'identit sociolinguistique. Cette aspiration se traduit sous

    des formes diverses, allant de lattention soutenue la correction des productionslangagires jusqu une sujtion au modle franais. On retrouve un phnomnecomparable, par exemple, chez les militants de certaines langues et cultures minoritaires,

    no-locuteurs volontaires, qui affichent des emblmes de rfrence, allant jusquau

    strotype ou la reconstruction artificielle dune identit (dune langue, dune culture)que ne reconnaissent pas les membres effectifs du groupe dappartenance vis.

    On notera par consquent que le sentiment de Soi se construit par le sentimentde lexistence de lAutre. Cela implique que le Nous collectif se constitue en instituantun Autre collectif: toute identit collective est la fois inclusive pour ceux qui la partagent(in-group) et exclusive (out-group) pour ceux qui ne la partagent pas (Poutignat et Streiff-

    Fenart, 1995, pp. 134-135, cette rserve prs que ces auteurs crivent: Lethnicit []en mme tant quelle affirme un Moi collectif, nie un Autre collectif alors que nousdirions plutt quelle linstitue en tant quAutre et le reconnat ainsi). Lidentification

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    sappuie en mme temps sur du semblable (tre identique ) et du dissemblable(tre diffrent de) (Lipiansky, 1998a, pp. 21-22).

    Cette mutualit des identifications met en vidence une question cl: celle de lafrontire entre les groupes et entre les identits (cf. le concept de boundary dvelopp par

    Frederik Barth). Les limites entre le Nous et le Eux font lobjet dunengociation implicite et constante entre les groupes qui fixent, dplacent, reconnaissent,marquent les limites symboliques qui les distinguent et les liens qui les rapprochent (

    laide de traits identitaires), en fonction des situations et des relations quils entretiennent

    les uns par rapport aux autres. Cest donc bien encore par la relation et le dialogue que le

    processus didentification non seulement nat, mais se poursuit.

    Psychanalystes, psychologues sociaux et psychologues du dveloppement

    saccordent dire, au moins depuis, respectivement, Freud, Mead, et Wallon ou Piaget,

    que le phnomne qui consiste sidentifier autrui et identifier autrui soi est unprocessus spontan de formation de la personnalit qui intervient tout au long de la vie, et

    notamment ds la premire enfance. Ce processus permet la construction du sentiment de

    soi, qui passe par des phases diffrentes (Lcuyer, 1994). Parmi les diffrentes

    terminologies disponibles ce sujet (Mucchielli, 1986, pp. 43 et suiv.; de Queiroz etZiolkovski, 1994, pp. 41 et suiv.) et dont les dcoupages conceptuels sont souvent

    similaires, la plus utilise est probablement celle de Mead (Mead, 1963), travers les

    nombreuses interprtations dont elle a fait lobjet. On y distingue dabord leMoi, ouMoi-

    objet, qui porte sur les attitudes collectives et les rgles sociales: perception de moi-mme travers les attitudes dautrui envers moi-mme et consquemment rlesprescrits par autrui et que jendosse. Sy ajoute le Je, ou Je-sujet, qui porte surlautonomie personnelle: cet acteur individuel spontan rpond notamment auxsituations collectives. Enfin, le Soi (self en anglais), est une possibilit de conscience[], constitu par linteraction dialectique duJe et duMoi (Mucchielli, 1986, p. 44). LeSoi est ainsi produit la fois par les normes sociales et par lautonomie du sujet, dans ce

    dialogue constant entreJe (pour moi-mme) etMoi (pour les autres). Le Soi est donc le

    lieu o se construit lidentit. Il permet darticuler de faon complexe, outre lidentit

    collective et lidentit individuelle, le changeant (images de soi et appartenancescollectives) et lepermanent (sentiment y compris corporel de constituer un seul et

    mme individu cohrent travers le temps et lespace), le changement (impuls par la

    crativit du Je) et la permanence (renforcement des traits collectifs par leur duplication

    institue). Pour Krewer, qui sappuie sur Honness (Honness, 1990), le Soi est le curpsychique [] o lorganisation psychique de lHomme se construit en se rfrant

    lorganisation sociale et socioculturelle, qui rend linteraction et la coopration possibles(Krewer, 1994, pp. 163-64).

    Les sentiments dappartenances collectives relvent du sentiment de Soi: cest laconscience par Je dtre un Moi reconnu par autrui. Plusieurs chercheurs considrent

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    quune fois instaure la conscience de soi au cours de lenfance et de ladolescence

    (Lcuyer, 1994; Mucchielli, 1986), leJe et leMoi sestompent progressivement au profitdu seul Soi (Gresle et alii, 1994, p. 349), qui, par un dialogue constant entre son aspect

    Soi-objet et son aspect Soi-sujet (Krewer, 1994), permet la dynamique du sentiment

    didentitindividuelle et collective.

    Caractristiques et lments de typologie

    Les sentiments dappartenance(s) constituent lun des aspects (collectif) de lidentit et

    donc du sentiment de Soi. La typologie conue par Erikson propose ainsi les sentiments :dunit personnelle, de continuit temporelle, de participation affective, de diffrence

    individuelle, de confiance en soi, dautonomie, de contrle de soi, dvaluation de soi par

    rapport autrui et enfin didentification par intgration de valeurs collectives. Le

    sentiment dappartenance apparat ici notamment, mais pas uniquement, travers les deuxderniers aspects cits ainsi que celui de participation. Alex Mucchielli (Mucchielli, 1986,

    pp. 47 et suiv.), quant lui, propose une typologie o ce sentiment est explicitement

    mentionn: sentiments de son tre matriel, dappartenance, dunitet de cohrence, decontinuit temporelle, de diffrence, de valeur, dautonomie, de confiance, dexistence.

    Mais si lon examine en dtail chacun de ces aspects, on saperoit que la question de

    lidentit collective les concerne tous de faon transversale des degrs divers. En effet,

    chacun de ces sentiments est la fois conditionn par lensemble des autres sentiments et

    constitutif de ces derniers, puisquensemble ils forment un systme (ibid. p. 63). Et, siune orientation ou intentionnalit gnrale sous-tend ltre dans ses efforts de vie,alors les identits individuelles comme collectives puisent leur force dansladhsion un axe de valeur orientant la finalit de lexistence (ibid.).

    La distinction classique entre facteurs individuels (psychanalytiques ou cognitifs) et

    facteurs collectifs, voire entre facteurs inns et facteurs acquis, dans la construction des

    sentiments de soi, didentit et dappartenance, est aujourdhui fortement remise en

    question. Pour Mucchielli, le sentiment dappartenance prend ses sources dans larelation primitive du nourrisson avec sa mre, puisquon sait que dans son tat premier, le

    nourrisson ne se distingue pas de sa mre, et dcoule tout autant du fait que ltrehumain est un tre social (ibid., p. 49). Le rle complexe des interactions sociales et des

    contextes situationnels, considr comme essentiel dans ce processus, fait que la divisionentre les aspects moi, soi, et identit est en train dtre supprime et rintgre (Krewer,1994, p. 168). Lethnopsychanalyse propose mme que les structures culturelles

    influencent linconscient (ibid., p. 169), ce que Lacan avait dj affirm globalement

    propos du langage. On peut donc penser que les facteurs psychogntiques et

    sociogntiques, cognitifs et affectifs, sont lis dans ce processus global.

    L'un des points fondamentaux du sentiment d'appartenance est qu'il reflte lacapacit de l'Homme se prendre soi-mme comme objet de rflexion, se distancier

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    consciemment vis--vis de soi-mme, ce qui rend possible la relativisation culturelle et une

    dmarche d'ouverture vers d'autres appartenances et d'autres cultures.

    Enfin, il faut noter que la notion se ralise toujours au pluriel: chacun prouvedivers sentiments dappartenances. Tout individu appartient, en effet, de nombreux

    groupes simultanment et/ou successivement, et ceci des niveaux divers selon desconfigurations variables (y compris des inclusions, juxtapositions, chevauchements entre

    ces diverses appartenances): Une identit se dfinit comme une constructionpermanente de caractristiques et de sentiments d'appartenances symboliques marquant

    des limites mouvantes entre deux polarits: le dedans et le dehors. Entre ces polarits, lesappartenances tant toujours multiples, existent des espaces mixtes, mtis, interfrentiels,

    qui sont le lieu des changes interculturels, des syncrtismes, des changements. Une

    identit se dfinit toujours par rapport la fois soi et l'Autre et se construit donc entre

    les deux, ou, si l'on prfre, dans les deux en mme temps. (Blanchet, 2000, p. 99). Cela

    renvoie la multiplicit des facettes identitaires dun mme individu (Laplantine, 1994),

    quEdgar Morin appelle un tre poly-identitaire (Morin, 1987) en plaidant pour une

    conception complexe de lhumanit o lunit nest pas dissociable de la pluralit (notion

    dunitas multiplex, cf. Morin, 1977-2001). On peut galement avancer que le processus

    identitaire qui se dveloppe et saffirme par lexpression de sentiments dappartenances

    existe au niveau du groupe pris dans sa globalit, au-del des individus qui le composent :un sentiment collectif didentit est alors partag qui implique des sentiments

    dappartenances de ce groupe dautres plus vastes (inclusion) ou partiellement recoups

    (chevauchement). On assiste du reste souvent des personnifications de groupes

    (lAlgrie veut, le Belge est industrieux) (Lipiansky, 1998b, p. 145).Appartenance culturelle et appartenances collectives

    Au-del de larticulation entre lidentit individuelle et lidentit collective, se pose la

    question de larticulation entre les divers types dappartenances collectives.

    Lappartenance une collectivit culturelle est bien sr fonde sur des traits

    principalement culturels, tels que lon peut dfinir une culture et une identit qui sy

    rapporte. Elle ne constitue pas pour autant le seul type dappartenance possible, mme sielle est au premier chef concerne par la question de linterculturalit. Mais les relations

    quentretient cette appartenance avec dautres font lobjet de typologies diverses.

    Pour certains, une telle appartenance transcende, traverse et englobe toutes les

    autres. Ainsi, Slim Abou crit-il: Quand nous parlons de lidentit culturelle dunepersonne, nous signifions son identit globale qui est une constellation de plusieurs

    identifications particulires autant dinstances culturelles distinctes, en citant les casdun Franais parisien de classe moyenne suprieure, dont les identits ethniqueset socioconomique sont incluses dans son identit culturelle non conflictuelle, et dunCanadien franais, cest--dire francophone, dont les deux identits ethniques

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    Canadien et Qubcois ou Acadien sont incluses dans son identit culturelle

    globale conflictuelle (Abou, 1995, 40). Il ajoute que si lidentit ethnique dpend enpartie de la manire dont le groupe interprte son histoire, lidentit culturelle chappe en

    grande partie sa conscience et ses prises de positions idologiques (ibid. p. 42).Pour dautres, lappartenance culturelle traverse toutes appartenances sans pour

    autant les englober: Le culturel nest pas un secteur part, mais une part de tout secteurdactivit humaine (Demorgon, 1996, p. 11) et il faut prendre en compte dautresfacteurs explicatifs des conduites et produits humains []: le religieux, le politique etlconomique (ibid.). Les sphres dappartenances culturelles (croisant, toutes cesappartenances) pourraient alors tre (ibid., p. 14): communautaires (les plusanciennement attestes et les plus quotidiennes), royales et impriales (organisations

    politiques historiques passes dont linfluence dure encore), nationale-marchande

    (organisations actuelles des tats-nations, notamment commerants), informationnelle-mondiale (organisation internationale en cours), chaque sphre tant respectivement

    incluse dans celle qui la suit. Cette typologie renvoie explicitement la thorie des

    secteurs culturels de Hall (ibid., pp. 137 et suiv.).

    Pour dautres enfin, lappartenance culturelle se situe parmi diverses appartenances,

    qui parfois lenglobent. Mucchielli pose comme identit individuelle globale une identitsociale (Mucchielli, 1986, p. 75), la fois constitue par des traits biogntiques (sexe,ge, filiation), administrativo-culturels (tat-civil, nom), socio-conomiques (emploi,

    revenus), culturels. Alain Caill (cit par Dortier, 1998, p. 52) propose quatre grandeszones concentriques dappartenances qui se surimposent les unes aux autres, de la plusgrande (lhumanit) la plus petite (lindividu): lindividu personnel, des rseaux desociabilit primaire (famille, groupe de travail), ou secondaire (identits ethniques,

    religieuses, nationales), lespce humaine. On note ici une distinction, souvent employe

    en sociologie, entre groupe primaire ( petite chelle, dont les membres sont en interaction

    directe quasi permanente) et groupe secondaire ( plus grande chelle, dont les membres

    sont en interaction moins directe et moins frquente). Elle peut tre nuance par celle,

    qualitative, et quelle que soit lchelle quantitative, entre communaut (groupe

    dassociation troite o le sentiment dappartenance est vif) et groupe (groupedassociation floue, voire collection dindividus, o ce sentiment est faible ou nul)

    (Lipiansky, 1998b, 148).

    On note galement que, dans le cas prcdent, la notion dappartenance culturelle

    nest pas explicitement mentionne, soit quelle traverse toutes ces appartenances, soit

    quelle soit confondue avec celle dappartenance ethnique, ce qui est frquemment le cas

    (mais pas chez Abou, supra, qui semble dfinir lappartenance ethnique comme tant la

    fois culturelle et politique, voire biogntique et collective). Or, il convient de signaler que,

    dune part, le terme ethnie, sil est fond sur des critres biogntiques, implique unamalgame avec la notion plus ancienne et aujourdhui rfute de race (mot forg par

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    Vacher de Lapouge en 1897 pour runir race et culture, Gresle et alii, 1994, p. 119): ilnest alors ni pertinent ni dontologiquement acceptable. Cest la raison pour laquelle, en

    ce sens, il a fort justement mauvaise presse en franais (Poutignat et Streiff-Fenart, 1995).

    Dautre part, les seules dfinitions disponibles et pertinentes en sciences de lHomme (y

    compris traduites de langues o le terme na pas ncessairement de connotationsngatives) renvoient de fait la notion de communaut culturelle fonde surlinteraction sociale (hors de toute catgorisation biogntique, cf. Barth, 1995; Gresle etalii, 1994, p. 119) et, dans ce cas, il est plus juste, plus clair et plus prudent de parler

    dappartenance culturelle.

    Il convient, finalement, dapprocher la multiplicit des appartenances avec vigilance

    et nuance: la question de lidentit, il ny a donc plus de rponse simple. En fait, lechoix dune rponse simple se rvle dsormais le plus souvent gnrateur dexclusion et

    prsente le risque, toujours dj engag vers le nationalisme politique, dune sorte dergression la recherche infantile dune origine pure (Leroux, 1997, p. 12). Il y aprobablement des aspects culturels dans toute appartenance collective, certaines de ces

    appartenances tant avant tout fondes sur de tels traits, mais il y a aussi dautres aspects

    (politiques, conomiques, biogntiques) dans toute appartenance, qui peuvent en

    fonder prioritairement certaines. Ceci implique quil ny ait jamais, ou que trs rarement,

    concidence exacte entre appartenance culturelle et autres types dappartenance (par

    exemple nationale, au sens juridico-politique du terme qui octroie la nationalit ou la

    citoyennet), mme si toute appartenance (y compris la nationale que nous venons

    denvisager) contient certains aspects culturels. De mme, si le facteur linguistique est

    crucial dans ces aspects, lappartenance un groupe linguistique (par exemple les

    francophones) ne concide pas forcment avec lexistence ventuelle dune mme etunique culture qui serait ici francophone. En effet, des groupes culturels divers,plurilingues et pluriculturels aux appartenances multiples, sont en mme temps

    linguistiquement francophones, y compris travers des variantes diverses du franais,qui relvent prcisment de phnomnes de croisements interlinguistiques et interculturels.

    Appartenance linguistique et appartenance culturelle, qui ne sont que des faons parmi

    dautres didentifier des groupes humains, sont proches mais diffrentes (Blanchet, 2000,pp. 114 et suiv.). Enfin, il est important de garder lesprit que, quelles que soient ses

    multiples appartenances et leur articulation, lidentit sociale napparat donc pas commele simple reflet ou la juxtaposition dans la conscience de lindividu de ses appartenances et

    de ses rles sociaux: cest une totalit dynamique o ces diffrents lments interagissentdans la complmentarit ou dans le conflit (Lipiansky, 1998b, pp. 144-45).Sentiments dappartenance et relations interculturelles

    Les caractristiques mmes du sentiment dappartenance rendent possibles les relationsinterculturelles et sont confirmes par lexistence de ces relations ainsi que par les

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    processus quon y observe. En effet, cest parce que ces appartenances sont plurielles,

    dynamiques, conscientes, profondment inscrites dans les fonctionnements humains, quil

    est possible tout individu et tout groupe de comprendre quil en existe dautres que les

    siennes, de les rencontrer, de sy ouvrir, den changer, mme si les contacts entre cultures

    diffrentes via des individus et des groupes diffrents se rvlent parfois destructeurs,conflictuels, et pas (uniquement) constructifs, complmentaires.

    Le fait de sidentifier par son appartenance culturelle est plus vif en situation

    fortement interculturelle, prcisment parce que la rencontre de la diffrence et de la

    similarit conjointes est un facteur cl de lidentification, et quelle peut produire, selon les

    conditions, un renforcement dun sentiment dappartenance dj l et/ou undveloppement puissant dun sentiment dappartenance nouvelle. Dans le casdappartenances culturelles de niveaux divers, au moins partiellement embotes, unmouvement trs gnral semble pousser lindividu privilgier les groupesdappartenance les plus proches au dtriment de solidarits plus lointaines et plus

    diffuses: tandis que lidentit nationale parat de plus en plus difficile cerner et quelidentit europenne a du mal simplanter, les identits locales connaissent une

    spectaculaire renaissance (Jean Chevallier, cit par Lipiansky, 1998b, p. 147). Lesrelations interculturelles rvlent et provoquent ainsi diffrents processus positifs et

    ngatifs de changements culturels, donc, au moins partiellement, de changement didentit,

    voire de modification de sentiment(s) dappartenance(s). La notion de stratgie identitaire

    permet de rendre compte des attitudes et comportements, conscients ou inconscients,

    adopts lors de ces processus de changement (Camilleri, 1998b).

    Dans le cas de processus difficiles, on peut ranger notammentles phnomnes deconstruction de strotypes, processus de catgorisation et dassignation certes

    ncessaires mais allant jusqu la caricature superficielle et la gnralisation abusive.

    On peut galement y ranger les phnomnes de dissonances identitaires (conflit interneentre valeurs culturelles contradictoires, cf. Mucchielli, 1986, p. 92), de dculturation etdassimilation (perte dune appartenance culturelle par acquisition exclusive duneautre, notamment en situation dacculturation force, cf. Gresle et alii, 1994, p. 380), dedvalorisation (qui provoque notamment dsocialisation et agressivit), dexaltation

    fanatique (par hypercentration sur soi et, en gnral, par inscurit identitaire, qui

    dclenche lutilisation dune appartenance culturelle comme stratgie dominante

    didentification collective de soi), de construction didentits de faade (prsentationartificielle de traits culturels attendus par raction dfensive dvitement du risque

    dvaluation pjorative, cf. Mucchielli, 1986, p. 82) ou ngatives (vitement pour soiou projection contre lAutre de traits identitaires dvaloriss, concept dErikson cit parMucchielli, 1986, p. 86), de stratgies de dissociation (tendance ne prsenter unefacette identitaire quen contexte favorable et la dissimuler de faon tanche dansdautres contextes) ou syncrtisme ( juxtaposition incohrente de traits contradictoires

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    issus de cultures diffrentes). Mais ces difficults sont aussi des phases sur le chemintoujours en devenir dune interculturalit mieux vcue, lorsquelles sont dpasses. Lune

    des faons dviter la difficult consiste en un repli identitaire (voire un isolement social)

    qui vite le contact interculturel (Camilleri, 1998a, p. 59). En outre, en cas de trait culturel,

    didentit ou dappartenance stigmatis, on observe laffirmation dune appartenanceautre que celle critique (voire la mme que celle du critiqueur), une stigmatisationinverse en retour, un retournement du stigmate en forme de valorisation, ou encore

    laffirmation dune identit critique qui accepte la stigmatisation de certains traits (alors en

    voie dabandon) et affirme simultanment la valorisation de certains autres traits propres

    la mme culture. Ce dernier processus est de ceux qui ouvrent un processus positif

    dintgration et de synthse interculturelle des appartenances.

    Ces cas de figure connaissent une formulation proche chez les psychologues

    sociaux (voir Azzi et Klein, 1998) qui observent que, lorsque le prestige du groupe, et parvoie de consquence, lidentit sociale des individus est ressentie comme insatisfaisante

    (comme ce peut tre le cas pour les minorits en qute de reconnaissance linguistique),les individus sengagent dans des stratgies permettant de la revaloriser. Les trois

    stratgies classiquement distingues sont la mobilit individuelle (pour rejoindre le groupe

    ressenti comme de rfrence), laction collective permettant de revaloriser le groupe travers une diffrenciation positive (black is beautiful), ou la comptition en vuenotamment dobtenir pour son groupe une reconnaissance et une reprsentation jusque-l

    refuse.

    Dans le cas de processus positifs (ici ncessairement complexes), on peut ranger les

    phnomnes de rflexivit relativisante (prise de conscience distancie descaractristiques culturelles), de synthse culturelle (articulation cohrente de traitsprovenant de cultures diffrentes), dintgration (acquisition dun sentimentdappartenance nouvelle sans perte des appartenances pralables). Il est important denoter que, puisque les appartenances sont normalement multiples pour un seul et mme

    individu, une appartenance nouvelle produit une synthse nouvelle (une hybridation, un

    compromis, un mtissage) avec les identits culturelles dj l de cette personne: cesttout le sens du prfixe inter- dans interculturel. En effet, un pluriculturel nest pas unpluri-monoculturel, tout comme un plurilingue nest pas un pluri-monolingue,qui tous deux juxtaposeraient en eux des cultures et des langues tanches entre elles.

    Poser ces cloisonnements comme des modles ou comme des objectifs (ce qui sest

    beaucoup fait dans lenseignement des langues et des cultures), cest non seulement viser

    limpossible, mais surtout instaurer comme norme le repli identitaire et lisolement

    communicationnel dun ventuel monolingue monoculturel, ce qui savre paradoxalet inacceptable sur le plan thique.

    La didactologie des langues et des cultures, aprs avoir abandonn une visionglottocentre de leur enseignement pour y intgrer largement les aspects culturels, en

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    est ainsi venue passer de la didactique de la langue la didactique du plurilinguismeinterculturel(Billiez, 2002; Castellotti, 2001).

    4. Principes et caractristiques de la communication interculturelle

    La communication est ici conue comme un processus dinterprtation de signaux

    verbaux, para-verbaux (gestuels, etc.), psychologiques (mode de relation lautre) et

    culturels, dont le but est de produire des significations lors de linteraction. On distingue

    donc le contenu smantique de lnonc (le sens) et la signification que cet nonc

    contribue produire selon le contexte et les autres signaux simultans. Il est trs frquent

    que la signification dun change soit trs loigne du sens de lnonc qui le stimule.

    Ainsi, lnonc Il fait beau

    peut parfaitement contribuer la signification

    nous allons

    pouvoir aller ramasser les lgumes, si dautres signaux contextuels permettent delinterprter ainsi. Car le code linguistique nest que lun des quatre codes dans lesquels

    on peut regrouper lensemble des signaux produits et interprts lors dune interaction.

    Cela implique quun message sorti du contexte est vide de signification, et donc que le

    domaine linguistique nest pas le seul envisager dans un enseignement des langues

    finalit communicative.

    En outre, il faut noter que les interlocuteurs possdent toujours des codes diffrents

    lun de lautre. Ces codes ne sont quen partie communs (notamment les codes

    linguistiques qui permettent lexistence dun change verbal, mais on peut se comprendre

    en parlant des langues diffrentes). Il ny a pas deux personnes qui parlent exactement la

    mme langue. La relative similarit des codes linguistiques risque mme de masquer des

    diffrences plus profondes (des autres codes, notamment culturel, mais aussi des codes

    linguistiques eux-mmes, car on nattache pas les mmes valeurs aux mmes mots ou

    noncs) et donc de produire des malentendus dautant plus graves quils ne sont pas

    ou pas clairement identifis.

    Cela nous invite enseigner, surtout en vue des conversations exolingues1 qui vont

    caractriser beaucoup des pratiques de nos apprenants de langues, une grande vigilance la diffrence dinterprtation et des moyens de rgulation de linterprtation.

    5. Changement langagier, ethnocentrisme et mtissage

    Vis--vis des apprenants, cest--dire mise en uvre comme moyen de relation

    pdagogique et pas uniquement comme mthode de relation enseigner, lapprocheinterculturelle appelle, de la part de lenseignant de langue, une grande bienveillance et une

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    grande comprhension. En effet, changer de langue est un processus long, courageux,

    dlicat, qui dstabilise beaucoup la personne mme qui apprend, puisque cela touche

    jusqu son identit individuelle. La langue, qui est lun des lments cls de notre relation

    au monde et aux autres, nest pas quun outil: cela concerne lensemble de ce quest unepersonne humaine. Changer de langue, cest changer de version du monde, cestdonner une autre image de soi, cest donc perdre momentanment ses repres (pour en

    construire dautres). Do des ractions frquentes de rgression, de refus, de blocage

    dans le chemin qui conduit vers la pratique de lautre langue, de lautre culture et la

    rencontre de gens diffrents. Cest surtout difficile pour les monolingues, dont la version

    du monde, les schmes linguistiques et culturels taient de type universels jusqu ceque la rencontre de la diffrence (la vraie rencontre par la comprhension approfondie) les

    relativise fortement. Cette survalorisation de sa langue et de sa culture propres sappelle

    lethnocentrisme (variante collective de lgocentrisme). Nous en sommes tous victimes, des degrs divers: donc soyons vigilants!

    Cette rsistance au changement, tout fait naturelle, ne peut tre vaincue que parlencouragement, la valorisation, la bienveillance, et surtout pas par lautoritarisme, la

    dvalorisation et la sanction. On napprend parler une langue quen la parlant, vivre

    une culture quen la vivant: toute pratique pdagogique qui tend dcourager la prisede parole et la vie collective est de fait anti-pdagogique, au moins dans lenseignement

    des langues, et probablement bien au-del! Et ceci dautant plus avec de grands dbutants,dont les maladresses et les ttonnements, les erreurs relatives, sont la condition et la preuve

    de leur apprentissage: cest leur diffrence de locuteurs commenants, et elle mrite toutnotre respect.

    Cest ainsi que se met en place le mtissage linguistique et culturel des bilingues-

    biculturels

    6. Bilinguisme, interlangue et syncrtisme culturel

    Car le bilinguisme nest pas un double-monolinguisme. Tout locuteur bilingue(ou trilingue, etc.) associe lensemble de ses ressources linguistiques en un seul rpertoirelangagier, plus large que celui dun monolingue, mais de mme nature. Tout bilingue

    alterne, mlange, parfois dissocie momentanment, souvent consciemment et parfois non,

    volontairement ou non, les langues quil parle et comprend. Par simple et ncessaire

    fidlit ses autres identits linguistiques et culturelles, loyaut envers ses autresgroupes dappartenance, mais aussi par simple phnomne mcanique, il va conserverdans la langue et la culture apprises des traits de sa ou de ses langues et cultures

    premires. Cest normal, et de toute faon invitable. Il ny a aucune raison dvaluer cela

    1 On appelle exolingue un change verbal dans lequel lun des interlocuteurs sexprime dans une langue

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    laune des pratiques monolingues, et donc de rejeter ce mtissage. Dune part parce

    quil ny a aucune bonne raison de prendre les monolingues en exemple (on devrait plutt

    leur proposer les plurilingues en exemples dhumains ouverts et plus comptents!), etdautre part parce que rejeter le mtissage est contradictoire avec la mission de

    passeurs entre les langues et entre les cultures, cest--dire entre les humains, qui estcelle des enseignants de langues. Le purisme est inefficace (pdagogiquement), infond

    (scientifiquement) et dangereux (idologiquement). Et mme formul en termes dun

    suppos perfectionnisme, tout aussi douteux et discutable, il est incompatible. Danstous les cas, il faut bannir le fantasme de lassimilation (la ressemblance parfaite). LAutre

    reste toujours un Autre, mme si japprends sa langue et sa culture, mais jai bti un pont

    pour le rencontrer: cela naurait aucun sens de nier la diffrence dans un domaine o elleest fondatrice (car si les humains ne parlaient pas des langues diffrentes, nous naurions

    plus lieu de les enseigner). En revanche, il est ncessaire de la reconnaitre pour ladpasser.

    En tout cas dans le cadre de lthique dune approche interculturelle

    Ce mtissage porte un nom: sur le plan linguistique on appelle cela une interlangue(quil sagisse de celle, provisoire, de lapprenant, ou de celle, plus stabilise, du bilingue

    confirm); sur le plan culturel, on parle de syncrtisme culturel.Les objectifs de lapprentissage, lvaluation de leur atteinte, et les activits

    pdagogiques, se formulent alors en termes defficacit communicative et plus largement

    relationnelle (maitrise consciente des effets de signification produits). Le but nest pas de

    parler bien et de sanctionner des formes incorrectes, il est dtablir une relationmaitrise de faon adapte, en tenant compte de lensemble des paramtres

    communicationnels (cf. ci-dessus) et notamment de qui sont les interlocuteurs.

    7. Modalits d'interventions et objectifs pdagogiques

    Pour finir, quelques pistes didactiques et pdagogiques, au-del des principes

    exposs ci-dessus.

    En ce qui concerne lanalyse et les principes des interactions langagires, lesenseignants de langues peuvent bnficier des rfrences thoriques issues de la

    sociolinguistique interactionnelle aussi appele ethnographie de la communication(cf. bibliographie).

    Parmi les axes dintervention pdagogique, on signalera notamment:-la mise en relief la diversit interne de la langue et de la culture cibles, afin de ne

    pas les prsenter comme des blocs homognes et tanches (dans lesquels la diffrence et

    ltranget nauraient aucune possibilit dentrer ni aucune place);trangre et non dans sa ou ses langue(s) premire(s).

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    -et paralllement lidentification des traits communs partags par les langues et

    cultures de dpart dun ct, et cibles dun autre ct, surtout dans une premire approche,

    qui doit tre rassurante;-sans pour autant nier les diffrences et leurs arbitraires (tomber dans lexplication

    fonctionnelle gnrale tend justifier telle pratique culturelle et donc, implicitement, disqualifier telle autre1);

    -lun des buts mthodologiques tant de doter les apprenants des outils

    mtacommunicatifs qui leur permettront dtre attentifs aux aspects interculturels de leurs

    interactions, de rguler leurs changes exolingues, de poursuivre leur apprentissage sur le

    terrain, par la suite.

    On pourra ainsi:-viser avant tout la culture active, les rgles de comportement et dinterprtation, et

    non la culture patrimoniale, les connaissances intellectuelles et les gnralits historico-

    sociologiques, inutiles pour qui ne sait pas les mettre en uvre, et secondaires en termes

    de priorit pdagogique (dans le cadre dune approche communicative interculturelle);-viser la conscientisation et la dconstruction des strotypes (culturels et

    linguistiques);-viser les pratiques culturelles fondamentales du quotidien (lalimentation, la

    structure familiale, les relations entre les sexes, les croyances, lhabitat, les rythmes de vie,

    etc.), cest--dire ce qui constitue la description dune culture pour un ethnologue;-prendre lapprenant pour qui il est, et non pas laffubler dun autre nom et lui faire

    endosser des rles artificiels;-toujours utiliser des supports pdagogiques et des activits vraisemblables (sinon

    authentiques) en contexte complet;-travailler concrtement et prcisment les rituels communicatifs, les discours

    codifis (crits et oraux), les rgles de base de la communication dans la culture cible;-travailler les mimiques, gestes, postures, la proxmique (distance corporelle avec

    linterlocuteur), qui jouent un grand rle dans la communication et dont les composants,

    usages, et significations varient beaucoup dune culture lautre;-mettre jour les diffrences des pratiques denseignement elles-mmes (les

    rituels acadmiques) surtout si lon a des apprenants dj fortement scolariss, car lesrgles mmes du jeu pdagogiques diffrent grandement dune culture lautre (y1 Cela ne signifie pas quil faut tout accepter au nom de lgalit culturelle. Mais ce nest que delintrieur dune culture, dans un langage qui peut avoir une signification pour ses membres, que lon peutveiller les consciences face certaines pratiques condamnables. Ce nest pas avec largument dautorit duprtendu civilis sur le prtendu sauvage, car cela nest ni comprhensible ni efficace: celadurcit plutt les positions. Et puis, les rles sont faciles inverser (quelle culture et quel groupe humainnont pas des mfaits leur passif?) Et donc qui, dans labsolu, serait bien plac pour donner desleons aux autres?

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    compris dans lenseignement des langues!) et ces diffrences sont des sources frquentesde difficult dapprentissage

    Et surtout, ajoutez-y une bonne dose de chaleur humaine et dhumour!

    Philippe Blanchet

    Novembre 2004

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    Bibliographie dappui

    AZZI Assaad E. et KLEIN Olivier (1998), Psychologie sociale et relations intergroupes,Paris, Dunod.

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    Paris, Dunod.BARTH Fredrick (1995), Les groupes ethniques et leurs frontires, trad. fr., in

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    BENVENISTE mile (1976), Problmes de linguistique gnrale I, Paris, Gallimard.BILLIEZ Jacqueline (sous la dir. de) (2002),De la didactique des langues la didactique

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