paysages de l’holocÈne - université laval

232
DANIELLE BOUTET PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE Une expérience de connaissance par la création d’art Thèse présentée à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en architecture, aménagement et arts visuels pour l’obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.) FACULTÉ DES ÉTUDES SUPÉRIEURES UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC 2009 © Danielle Boutet, 2009

Upload: others

Post on 01-Dec-2021

5 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

DANIELLE BOUTET

PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE Une expérience de connaissance par la création d’art

Thèse présentée à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval

dans le cadre du programme de doctorat en architecture, aménagement et arts visuels pour l’obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)

FACULTÉ DES ÉTUDES SUPÉRIEURES

UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

2009 © Danielle Boutet, 2009

Page 2: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

Résumé

Paysages de l’holocène est une recherche création sur la forme de pensée et de

connaissance liées à la pratique artistique. Cette thèse situe l’art dans l’ensemble de la

connaissance transdisciplinaire en l’associant avec les modes de type gnostiques, tels le

sacré, l’alchimie et l’hermétisme. Elle s’appuie sur la création de cinq œuvres (36 paysages

de l’holocène, Labyrinthe, la Courbure, Pierres gravées et Quatuors de l’holocène)

traversées par une conscience historique et géologique et imbues d’une émotion cosmique

et existentielle. Ces œuvres évoquent la présence humaine sur la Terre et tout

particulièrement le regard — à la fois contemplatif et créateur — que l’esprit pose sur le

monde.

La thèse, sous-titrée Une expérience de connaissance par la création d’art, examine

les processus de réflexion opérant dans la poïétique de ces œuvres, et fait l’hypothèse que la

création d’art est un mode « inséparablement opératif et méditatif » (F. Bonardel)

s’apparentant à une gnose, vécue comme un sentiment de signifiance, comme une

expérience de l’être ; c’est-à-dire une connaissance participative où l’objet de l’œuvre, le

sujet qui connaît (l’artiste) et le mode de connaissance lui-même (l’art) se révèlent en même

temps. À travers le récit détaillé du processus de création, on en vient à voir que la création

est informée par une « cosmologie d’atelier », propre à l’œuvre, singulière et non dualiste,

structurant les opérations et la pensée de l’artiste.

À partir de textes sur la recherche création, l’esthétique, l’histoire des religions, la

pensée systémique, la transdisciplinarité, et s’appuyant sur de nombreux écrits d’artistes,

l’essai décrit l’art comme un mode de conscience et d’être, qu’il compare au « sacré » tel

que décrit par M. Eliade et G. Bateson. Il le situe ensuite dans la transdisciplinarité, en

l’établissant comme un paradigme des « facultés créatrices » (W. Heisenberg) opérant dans

la « zone de non-résistance » décrite par B. Nicolescu. Mais loin de se présenter comme

une théorie générale de la connaissance artistique, l’essai finit par revenir sur lui-même et

s’explique comme une aventure de création de théorie : un processus créateur à part entière

lui aussi, une « méta œuvre » plastique et scripturale, vivant dans une dimension imaginaire

de la connaissance.

Page 3: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

ii

Abstract

Paysages de l’holocène (Landscapes of the Holocene) is an art-based research

project exploring the thought process and form of knowledge related to artistic practice.

Artistic practice is located within transdisciplinary inquiry as a way of knowing associated

to Gnostic epistemologies such as the sacred, alchemy and hermeticism. The research is

based on the creation of five works (36 paysages de l’holocène, Labyrinthe, la Courbure,

Pierres gravées et Quatuors de l’holocène), each infused with an awareness of history and

geology, and soaked in cosmic and existential emotionality. These works evoke our human

presence on earth, particularly our human gaze — at once contemplative and constructive

— upon the world.

Subtitled Une expérience de connaissance par la création d’art (an experience of

knowing through the creation of art), the dissertation examines the reflection processes

taking place in the making (the poïetics) of the five works. It hypothesizes that art creation

is a non objective form of knowledge, a feeling of signification, an experience of Being: i.e.

a participative epistemology in which the subject of the work, the knower (the artist) and

the mode of inquiry itself (art) are revealed at once, in the same process. Through a detailed

narrative of the creative process, we come to see that creation is in/formed by a “studio

cosmology” specific to the work, singular and non dualistic, defining the operations and the

thinking of the artist.

The essay draws from several artists’ writings, and texts on art-based research,

aesthetics, history of religions, systems thought, and transdisciplinarity, to comparatively

describe art in relation to the Sacred as defined by M. Eliade and G. Bateson : as a mode of

consciousness and a mode of Being. It proceeds to locate art in a transdisciplinary context,

establishing it as a paradigm of the “creative faculties” (W. Heisenberg) operating in the

“zone of non resistance” described by B. Nicolescu. Yet, far from claiming to be a general

theory of artistic knowledge, the essay returns upon itself and appears as an adventure in

theory creation: a creative process in its own right, a “meta-work” of both aesthetic and

written nature, living in an imaginary dimension of knowledge.

Page 4: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

Avant-propos

Ce travail s’inscrit dans mon cheminement intérieur d’artiste : c’est progressivement

qu’au fil des années, a émergé en moi la question de la connaissance artistique que j’ai

examinée dans ce travail. Ce fut un parcours souvent difficile, et je me suis trouvée

désorientée à plusieurs reprises. Mais ce fut surtout une aventure fascinante, dont la forme

et les conclusions ont fini par m’étonner moi-même.

En mettant la dernière main à ce texte, finissant les dernières corrections, j’ai

l’impression de revenir d’un voyage exotique et je veux m’empresser d’exprimer ma

profonde gratitude envers celles et ceux qui m’ont aidée sur le chemin. C’est seulement en

rétrospective que je réalise toute la difficulté de cette proposition doctorale à mi-chemin

entre l’art et la transdisciplinarité. J’en ai d’autant plus d’appréciation pour ceux qui ont

accepté de m’accompagner. Merci aux membres de mon comité, qui ont contribué leur

savoir et leur grande intelligence à mon projet : Francine Chaîné, qui a sauté sans hésiter

dans le bateau en marche avec toutes les cartes et instruments nécessaires à la navigation, et

a assuré mon arrivée à bon port. Sa présence constante et son expérience sûre ont fait toute

la différence. Merci à Marie Carani, pour sa gentillesse, ses conseils judicieux et sa

remarquable érudition ; Serge Lacasse, l’allié inattendu, pour avoir été le premier à

véritablement saisir la portée de ce que j’essayais de faire et pour ses encouragements

bienveillants ; Maxime Coulombe pour ses nombreuses lectures à distance et ses

commentaires éclairés. Merci à Jacques Daignault, lecteur extérieur, pour avoir

généreusement accepté de se pencher sur ce travail. Je remercie mes collèges de l’UQAR

pour leur soutien et leur amitié, et particulièrement Jeanne-Marie Rugira pour les

conversations inspirantes que nous avons eues et continuerons certainement d’avoir sur ce

sujet et toutes ses ramifications. Merci aussi à Marie Audette, doyenne de la faculté des

Études supérieures, pour son aide — ponctuelle peut-être, mais exactement quand j’en ai eu

le plus besoin.

Je remercie Claire Maillé, pour les longues sessions de remue-méninges avec moi,

sa foi en mes capacités et son soutien affectueux. Merci à Suzanne Boisvert, complice de

tous mes projets, surtout les plus fous. Je leur dédie ce travail à toutes les deux.

Page 5: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

iv

Table des matières

Résumé.....................................................................................................................................i Abstract.................................................................................................................................. ii Avant-propos ........................................................................................................................ iii Table des matières .................................................................................................................iv Liste des figures ................................................................................................................... vii Liste des images.................................................................................................................. viii Extraits sonores......................................................................................................................ix Introduction.............................................................................................................................1 

0.1  Question de recherche : l’art comme mode de connaissance .................................1 0.2  Corpus : œuvres, narration, essai ............................................................................5 

0.2.1  Paysages de l’holocène : une œuvre-laboratoire ................................................5 0.2.2  Une narration poïétique ......................................................................................6 0.2.3  « Une expérience de connaissance par la création d’art » : essai philosophal....8 

0.3  Le projet dans le contexte contemporain ................................................................9 0.3.1  La recherche création..........................................................................................9 0.3.2  Les écrits d’artistes ...........................................................................................12 0.3.3  Les nouveaux paradigmes du rapport au public ...............................................15 0.3.4  « Art As Knowing »..........................................................................................18 0.3.5  L’approche scientifique ....................................................................................19 0.3.6  La question posée à l’art par la transdisciplinarité ...........................................21 

0.4  Plan général de la thèse.........................................................................................23 0.4.1  Structure d’ensemble ........................................................................................23 0.4.2  Contenu des chapitres .......................................................................................25 

CHAPITRE 1 — MÉTHODOLOGIE ET FONDEMENTS THÉORIQUES......................27 1.1  Une poïétique philosophale ..................................................................................27 

1.1.1  « Inséparablement méditatif et opératif » .........................................................27 1.1.2  La narration comme méthode ...........................................................................28 1.1.3  Œuvre et thèse : une même inspiration.............................................................30 1.1.4  Une méthodologie « artistique ».......................................................................34 

1.2  Quelques fondements théoriques généraux ..........................................................37 1.2.1  La « grande idée » et le singulier ......................................................................38 1.2.2  Du « sauvage » au gnosticisme de Paysages de l’holocène .............................40 1.2.3  « Gnosis » et « Epistémè »................................................................................45 

1.3  Facteurs dynamiques assurant l’ouverture de l’œuvre .........................................47 1.3.1  La distance entre la poïétique et la réception....................................................47 1.3.2  La « cassure » au cœur même du poïétique ......................................................50 1.3.3  Dimensions intrinsèques et extrinsèques ..........................................................52 1.3.4  La dynamique poïétique....................................................................................55 

1.4  Remarques supplémentaires sur la méthodologie dans Paysages de l’holocène..58 1.4.1  Intermédialité ....................................................................................................58 1.4.2  Recherche intuitive… .......................................................................................60 1.4.3  Intuitive… mais systématique ..........................................................................63 

Page 6: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

v

CHAPITRE 2 — CORPUS ..................................................................................................68 2.1  Remarques préliminaires sur la description des œuvres.......................................68 2.2  « Paysages » et « holocène » ................................................................................72 

2.2.1  L’holocène : espace géoclimatique, cosmique, et imaginaire ..........................72 2.2.2  La notion de « paysage » ..................................................................................73 

2.3  36 paysages : poème cartographique sur les sciences de la Terre ........................74 2.4  Le Labyrinthe : superstition ou symbole d’une expérience de l’Être ...................85 2.5  La courbure terrestre comme horizon ultime : des paradoxes en enfilade ...........95 2.6  Inscrire : l’holocène dans la pierre, la pierre dans l’holocène ............................104 2.7  Les Quatuors de l’holocène ................................................................................109 2.8  Présentation des œuvres......................................................................................119 

CHAPITRE 3 — UNE COSMOLOGIE D’ATELIER.......................................................123 3.1  Une cosmologie sous-jacente..............................................................................123 3.2  Thèmes, paradigmes ...........................................................................................128 

3.2.1  La noosphère et l’holocène .............................................................................128 3.2.2  La notion de paysage ......................................................................................130 3.2.3  Espaces intérieurs et extérieurs, dimension de sens .......................................135 3.2.4  Le monde imaginal .........................................................................................136 3.2.5  Correspondance des mondes : processus métaphoriques ...............................140 3.2.6  Médiation de type alchimique.........................................................................143 3.2.7  Intégration, réalité complexe ..........................................................................144 

CHAPITRE 4 — INTÉGRATION : ART ET TRANSDISCIPLINARITÉ.......................146 4.1  Introduction aux réflexions du chapitre quatre ...................................................146 4.2  La connaissance au-delà de la science................................................................149 

4.2.1  Généralité de la science, singularité de l’art ...................................................149 4.2.2  Une définition élargie de la connaissance.......................................................150 4.2.3  Niveaux de réalité ...........................................................................................152 

4.3  Les « facultés créatrices », niveau d’intégration de la réalité .............................155 4.3.1  Des analogies surprenantes avec le sacré et l’alchimie ..................................156 4.3.2  Bateson : existence des choses et sens du Monde ..........................................162 4.3.3  La métaphore, mode de l’intégration..............................................................166 

4.4  L’art et le sacré : une solidarité épistémique ......................................................170 4.4.1  Des modes de conscience comparables ..........................................................170 4.4.2  L’œuvre comme hiérophanie ..........................................................................173 4.4.3  L’espace–temps artistique...............................................................................176 4.4.4  La surnature ou l’invisible ..............................................................................180 

4.5  L’imaginaire et la conscience .............................................................................182 4.5.1  Le statut de l’imaginaire .................................................................................182 4.5.2  Créer du sens...................................................................................................184 4.5.3  La métaphore du Soi .......................................................................................188 4.5.4  L’augmentation de la conscience d’être .........................................................190 

CHAPITRE 5 — DERNIÈRES CONSIDÉRATIONS ......................................................197 5.1  Contribution de ce doctorat au champ de l’art....................................................198 

5.1.1  Discours de la poïétique et discours de l’esthésique.......................................198 5.1.2  Un exemple de recherche création..................................................................199 5.1.3  Proposition formelle : une méta œuvre d’art ..................................................201 

5.2  Transdisciplinarité et imaginaire ........................................................................204 

Page 7: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

vi

5.2.1  Un mode des « facultés créatrices »................................................................204 5.2.2  Quand l’intuition de l’œuvre s’inscrit aussi sous forme théorique.................205 5.2.3  L’œuvre au second degré et la transdisciplinarité ..........................................207 

5.3  Limites de la recherche .......................................................................................210 5.3.1  Spécificité du projet ........................................................................................210 5.3.2  Le fait qu’il n’y ait qu’un seul projet de création étudié ................................211 5.3.3  La poïétique « in vitro » : le cadre doctoral ....................................................212 

5.4  Au-delà du projet ................................................................................................213 5.4.1  Une autre méta œuvre .....................................................................................213 5.4.2  Les pratiques de l’imaginaire..........................................................................214 

Bibliographie ......................................................................................................................216 

Page 8: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

Liste des figures

Figure 1 : Structure générale de la thèse...............................................................................24 Figure 2 : « Gnosis » et « Épistémè » ...................................................................................46 Figure 3 : Dynamique poïétique ...........................................................................................56 Figure 4 : Schéma des ères géologiques ...............................................................................72 

Page 9: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

Liste des images

Image 1-1 : Croquis préliminaires pour Les chemins ordinaires..........................................61 Image 1-2 : Les chemins ordinaires, 2005. 3 dessins, 48 cm x 38 cm, papier Arches,

acrylique liquide, encre.................................................................................................62 Image 2-1 : 36 paysages : dessin original, 2001. Encre, acrylique liquide, 38 cm x 8 cm...76 Image 2-2 : 36 paysages de l’holocène, 2000–2005. Liste 512 items ..................................84 Image 2-3 : Labyrinthe, 2005. Média mixtes, 1,22 m x 1,25 m (48 po x 49 po)..................85 Image 2-4 : Premières images de labyrinthes : divers croquis .............................................86 Image 2-5 : Pierre plate et labyrinthe....................................................................................86 Image 2-6 : Labyrinthe : image de base................................................................................88 Image 2-7 : Pattern original du Labyrinthe...........................................................................89 Image 2-8 : Construction du Labyrinthe...............................................................................89 Image 2-9 : Labyrinthe crétois..............................................................................................92 Image 2-10 : Labyrinthe dans la bibliothèque ......................................................................95 Image 2-11 : La Courbure, 2008. Polyptique en huit tableaux. Médias mixtes sur toile,

1,22 m x 7,3 m (4 pi x 24 pi) ........................................................................................96 Image 2-12 : Apollo 17, 1972...............................................................................................98 Image 2-13 : Terre vue de la lune : image de départ pour la Courbure ...............................99 Image 2-14 : Terre vue de la lune : détail portion d’arc .......................................................99 Image 2-15 : Une des huit toiles (§5) de la Courbure qui sur l’ensemble dessinent une ligne

courbe continue...........................................................................................................100 Image 2-16 : La Courbure : carrés de couleur....................................................................101 Image 2-17 : La Courbure, galerie Caravansérail, Rimouski.............................................103 Image 2-18 : Pierres gravées, 2007. Schiste ......................................................................104 Image 2-19 : Dimensions sauvages (extrait) : « Poésie minérale », 1999. Schiste, 20 cm x

25 cm hors tout ...........................................................................................................107 Image 2-20 : Pierres gravées, 2008. Galerie Caravansérail, Rimouski .............................108 Image 2-21 : Graphisme de la couverture du CD des Quatuors .........................................109 

Page 10: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

Extraits sonores

Aurora Borealis 4:39   (Extrait sonore 1).........................................................................110 Cymbalum 2:42   (Extrait sonore 2) ...............................................................................110 La nuit des temps 3:18   (Extrait sonore 3) ......................................................................110 Les oiseaux 4:41  (Extrait sonore 4) ...............................................................................110 

Page 11: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

Introduction

On a longtemps eu tendance à comprendre la création artistique comme un lieu d’expression. Au cours des dernières décennies, dans la mouvance constructiviste, on en est venu à la comprendre davantage comme un lieu de construction, de construction d’idées, d’images, de savoir, etc. Il n’est plus rare aujourd’hui d’entendre des artistes dire que la création artistique représente pour eux une voie de développement personnel. […] On s’entend également de plus en plus pour dire que le travail de création représente une démarche de connaissance au plein sens du mot1.

Cette thèse, sous-titrée « Une expérience de connaissance par la création d’art »,

raconte et interroge une démarche de recherche et de réflexion liée à la création d’une série

d’œuvres groupées sous le titre Paysages de l’holocène. Mon propos général est de saisir la

nature de la connaissance émergeant d’une poïétique artistique singulière — celle des

œuvres mentionnées — et de voir comment cette connaissance, avec sa structure propre,

s’inscrit dans l’ensemble de la connaissance occidentale, envisagée du point de vue de la

transdisciplinarité.

La présente introduction décrit comment la création et la réflexion se sont articulées

l’une par rapport à l’autre. Après avoir exposé la question de recherche, je décris le projet

de création. Ensuite, je situe ma réflexion dans d’autres courants de recherche qui

recoupent mon questionnement. Je terminerai par le plan général de la thèse.

0.1 Question de recherche : l’art comme mode de connaissance

L’intuition qui est à l’origine de ce doctorat est que la démarche artistique est une

forme développée de connaissance, de pensée, unique à l’art mais partie intégrante de la

connaissance humaine. C’est en tout cas mon expérience : en travaillant dans mon atelier, je

sais que je pense et qu’il se passe quelque chose dans ma conscience concernant une

certaine forme de voyance, des impressions de révélation… un sentiment de connaissance

qui n’est pas la connaissance comme on l’entend dans la science, mais une autre forme, se

1 Pierre Gosselin et Éric Le Coguiec (dir.), La Recherche création : pour une compréhension de la recherche en pratique artistique (Québec : Presses de l’Université du Québec, 2006), 22.

Page 12: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

2

présentant plutôt comme un sentiment de transparence, d’éclairement, de luminosité,

comme une expérience de l’être.

Quand il est pleinement engagé dans une pratique de création, l’artiste éprouve souvent le sentiment d’accéder à un type particulier de connaissance ; il se sent "connaissant" et, en ce sens, il comprend qu’il participe à l’élaboration de savoirs d’un ordre particulier2.

J’ai entrepris la présente recherche doctorale pour tenter de comprendre de quelle

forme de connaissance il s’agit : qu’est-ce que je sais par l’art que je ne pourrais savoir

autrement ? Comment décrire ce à quoi l’œuvre me fait penser ? Quel espace mental ouvre-

t-elle, quelle sorte d’expérience est-elle ? Quels processus mentaux (noétiques, de

symbolisation, d’association, de visualisation, d’imagination, de composition, etc.) sont en

jeu dans la poïétique artistique ? Et une fois décrits ces processus, que peut-on dire de cette

forme de « pensée artistique » ?

En s’appuyant sur l’expérience de la création d’un groupe d’œuvres particulières,

Paysages de l’holocène, le présent essai suit comme fil conducteur la façon dont les

opérations créatrices induisent, et sont induites par, une connaissance. On verra que cette

connaissance s’apparente davantage à une connaissance existentielle — intuitive, révélée

— qu’à un type de connaissance issue de la lecture, des échanges d’informations, de

l’analyse spéculative ou scientifique ; une connaissance, donc, qu’il faut plutôt associer à

une « gnose »3. L’essai examinera comment cette gnose opère et ce qu’elle contient, et

situera la connaissance générée par le travail d’art à la fois en distinction et en lien

dynamique avec les autres grands systèmes de connaissance, tels les sciences, la

philosophie ou les religions.

Contrairement aux disciplines scientifiques qui se distinguent d’abord par leur objet

d’étude, il n’y a pas d’objet d’étude ou de sujet particulier qui ne serait étudié que par l’art,

et surtout, il n’y a pas de sujets ou d’objets qui lui soient inaccessibles : on peut faire des

2 Diane Laurier et Pierre Gosselin (dir.), Tactiques insolites : vers une méthodologie de recherche en pratique artistique (Montréal : Guérin éditeur, 2004), 168–169.

3 Voir le chapitre suivant pour la distinction à faire entre les termes grecs gnosis et epistémè.

Page 13: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

3

œuvres sur tous les sujets du monde, et sur aucun sujet en particulier. Par contre, si elle

éclaire bel et bien le sujet sur lequel elle se penche, l’œuvre d’art ne contribue pas ses

découvertes au fonds commun de la discipline qui s’intéresse à ce même sujet : par

exemple, que mon œuvre porte sur l’holocène, cela ne veut pas dire qu’elle contribue de

l’information à l’histoire géologique ou aux sciences de la Terre en tant que telles —

quoique ces scientifiques puissent être interpellés par la poétique de mes intuitions. Cela ne

m’oblige pas, non plus, à m’astreindre à la méthodologie ni même aux axiomes de ces

sciences. C’est que l’art n’est pas un champ de connaissance au même titre que les champs

de type scientifique, il est plutôt un mode de connaissance à part entière. C’est ce mode que

mon travail vise à comprendre et à décrire : je pose l’art comme un mode de connaissance

de type gnostique, « inséparablement opératif et méditatif »4, et je dis que sa fonction est

d’approfondir et d’intensifier le sentiment de notre présence au monde. C’est cela qui

m’intéresse dans la pratique artistique et que j’observe dans ce travail : non pas ce qu’on

connaît par l’art en termes d’acquérir de l’information ou cueillir des données, mais la

façon dont nous entrons en relation avec les sujets de nos œuvres — et à travers eux, en

relation avec nous-mêmes.

Si les modes de la science conviennent à l’exploration des objets solides et

phénomènes du réel, l’art convient à un autre type d’exploration : une recherche

d’expérience, de familiarité, de cette impression de connaître (« se sentir connaissant »,

selon l’expression ci haut de Laurier et Gosselin), d’être réel ou d’être présent que je

définirai plus loin comme une forme de gnose. L’art opère dans une dimension imaginale5,

cette dimension dont Corbin dit qu’elle est en amont, à la source du réel, et dans laquelle

l’artiste rencontre et « rend visible »6 la dimension invisible des choses. Située très loin,

presque à l’opposé, des sciences positives, la connaissance que j’explore dans ce projet

4 Termes utilisés par Françoise Bonardel pour qualifier le travail alchimique. Philosophie de l’alchimie : Grand œuvre et modernité (Paris : Presses universitaires de France, 1993), 23. 5 Le « mundus imaginalis », qui « n’est ni le monde empirique des sens ni le monde abstrait de l’intellect », mais cet espace médian et médiateur entre l’homme spirituel et le monde des choses. Voir le beau site D’Orient et d’Occident : Jean Moncelon « Hûrqaliâ — le monde imaginal », D’Orient et d’Occident [en ligne]. http://www.moncelon.com/urqalya.htm (consulté le 20 octobre 2008). Aussi Henry Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn’Arabi (Paris : Médicis-Entrelacs, 2006). J’utiliserai aussi le terme « imaginaire », dans le sens où Gilbert Durand en parle. Les structures anthropologiques de l’Imaginaire (Paris : Dunod. 1984). 6 « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible », dit Paul Klee. Voir chapitre 4.

Page 14: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

4

trouve place dans des régions proches de l’alchimie et des intuitions de l’hermétisme7, du

sacré — tel que défini par Mircea Eliade8 et Gregory Bateson9 — et d’une forme de

philosophie spirituelle rappelant celle de Joseph Beuys ; Beuys qui n’hésite pas à parler de

la dimension spirituelle en des termes non religieux — la spiritualité des substances, par

exemple10 — et dont on a souvent souligné l’intérêt pour l’anthroposophie.

Je présente cet essai comme un écrit d’artiste délibéré et systématique : ce n’est ni

un ouvrage de philosophie, ni un ouvrage de science humaine. Malgré la rigueur avec

laquelle j’ai pris soin de le construire, il est encore — il est davantage — une œuvre

d’imagination, une sorte de « méta œuvre d’art », plutôt qu’une œuvre de réflexion

purement spéculative. À ce titre, il pose des questions internes à l’art et est une contribution

à l’art en tant que domaine d’études ; il est lié au domaine relativement nouveau de la

recherche création en art11. Cette idée de « méta œuvre d’art » deviendra plus claire à la

conclusion de ce travail, au chapitre cinq.

Il y a aussi l’enjeu transdisciplinaire, sur lequel je reviendrai à plusieurs reprises. En

effet, une des impulsions premières de ce travail est ma participation au Centre

international de recherches et d’études transdisciplinaires (CIRET)12. Dans un contexte

transdisciplinaire, la mise en dialogue des différents modes de connaissance (science,

religion, art / poésie, philosophie, psychanalyse, etc.), conçus comme complémentaires les

uns des autres, est une priorité. Or, pour pouvoir faire dialoguer ces modes, il faut d’abord

les définir sur des bases comparables entre eux : une part importante de mes efforts porte

donc sur l’établissement de telles comparaisons et la recherche de modèles intégrateurs. Le

chapitre quatre, notamment, est écrit en dialogue avec des notions et des penseurs éloignés

de l’art — physique actuelle, histoire des religions, anthropologie — que je mets en

parallèle avec des écrits d’artistes.

7 Bonardel, La Voie hermétique (Paris : Éditions Dervy, 2002). 8 Mircea Eliade, Le sacré et le profane (Paris : Gallimard, 1965). 9 Gregory Bateson, Une unité sacrée : Quelques pas de plus vers une écologie de l’esprit (Paris : Seuil, 1996) 10 Joseph Beuys et Volker Harlan, Qu’est-ce que l’art? (Paris : L’Arche, 1992), 31. 11 On trouvera plusieurs références à ce domaine tout au long de ce travail. 12 Centre international de recherches et d’études transdisciplinaires (CIRET) [en ligne]. http://nicol.club.fr/ciret/index.htm

Page 15: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

5

0.2 Corpus : œuvres, narration, essai

0.2.1 Paysages de l’holocène : une œuvre-laboratoire

Paysages de l’holocène est un groupe d’œuvres de divers médias (plastique, musical

et littéraire). Liées par un même mouvement d’inspiration et d’étonnement, elles sont

traversées par un état de questionnement à la fois cosmique et existentiel ; l’intuition d’une

coïncidence entre le cosmique et l’existentiel. Réalisées dans le cadre de ce doctorat, elles

sont le laboratoire de cette intuition et servent d’ancrage à une question artistique plus

large, sur la nature de la pensée poïétique et de la connaissance qui en émerge. Ces œuvres

explorent comment le cosmos se réverbère dans l’intime de notre pensée et, inversement,

comment nous projetons notre pensée sur la réalité inaccessible de ce monde à travers

l’interprétation que nous en faisons. Il y a effectivement coïncidence entre les niveaux

cosmique et existentiel dans Paysages de l’holocène et le présent essai tente de cerner le

mécanisme de cette coïncidence, proposant du même coup un exemple concret de « pensée

par l’art ».

Ce groupe d’œuvres, ainsi que l’idée de ce laboratoire, s’inscrit dans la suite

(presque la logique) d’un autre cycle de travaux, Les Dimensions sauvages (1990 à 2002).

Ce cycle antérieur explorait la part intime de nous qui ne serait pas touchée ou déterminée

par la civilisation — une part « sauvage », donc —, ainsi que le paradoxe même de cette

quête quand les outils avec lesquels je la conduisais (langage / littérature, arts plastiques,

images / représentation graphique, etc.) sont les outils civilisateurs par excellence. En fin de

compte, dans Les Dimensions sauvages, j’avais surtout exploré les outils eux-mêmes et ce

lieu limite où les langages (verbal et artistique) se fissurent, échouent et se défont. Avec

Paysages de l’holocène, je dépasse maintenant l’exploration systématique des frontières de

ces outils d’expression pour me pencher sur l’art comme lieu philosophal13 et son pouvoir

13 À l’origine, au Moyen Âge, il n’y avait pas de différence entre « philosophique » et « philosophal ». Les deux termes se sont distingués en même temps que le besoin de distinguer entre la méthode philosophique, qui passe par la réflexion intellectuelle, et la méthode alchimique, qui passe par l’Œuvre, le faire, « l’Art ». Si, donc, je veux parler de l’art comme d’un mode de connaissance, alors je dois en parler comme d’un mode plus « philosophal » (opératif, instaurateur, comme l’alchimie) que « philosophique » (déductif, spéculatif) comme la philosophie. Pour le sens et l’origine de « philosophal », voir Chiara Crisciani et Claude Gagnon, Alchimie et Philosophie au Moyen-âge : perspectives et problèmes (Montréal : Les éditions Univers, 1980), 15–16.

Page 16: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

6

de médiation entre le cosmos (monde extérieur) et l’intime (monde intérieur). Paysages de

l’holocène porte sur l’expérience, existentielle, de notre présence en tant qu’êtres

conscients sur la Terre. Cette présence consciente est en elle-même une forme de

connaissance du monde — monde que nous découvrons en même temps que nous nous y

découvrons, et que nous construisons à travers notre découverte. Ici ce n’est plus la

liminalité des langages qui est explorée (comme dans les Dimensions sauvages) mais leur

pouvoir structurant et transformateur — et tout particulièrement le pouvoir structurant et

transformateur de l’expression artistique. Je m’intéresse à la connaissance particulière qui

émerge par l’intermédiaire de mes moyens artistiques, observant que ceux-ci impliquent la

participation directe à ce monde (contrairement à un mode de connaissance rationnel, par

exemple) et l’engagement, psychique autant que spatial et temporel, avec les matières de

l’œuvre et le sujet de ma quête. C’est donc une forme de connaissance non objective et non

séparée, indissociable des moyens mêmes de la recherche, « esthétique » au sens structurant

du terme14 ; une connaissance par l’œuvre rappelant l’alchimie par son opérativité et son

usage complexe et dynamique des métaphores15, et cela du fait qu’elle, l’œuvre, n’est ni du

monde matériel, ni du monde spirituel, mais des deux mondes à la fois. Cette connaissance

(comme un acte et une expérience, plutôt que comme un résultat) est le sujet de Paysages

de l’holocène, un travail d’art qui évoque notre présence sur la Terre et les gestes

médiateurs (regard, écoute, parole, faire / poïétique) par lesquels nous nous plaçons au

centre du cosmos en prenant le cosmos à l’intérieur de nous.

0.2.2 Une narration poïétique

Cette connaissance qui émerge de ce que j’ai qualifié de « pensée poïétique » est

essentiellement liée à l’opérativité de l’œuvre (comment l’œuvre est créée et ce qu’elle

crée). Elle se retrouve, certes, dans l’œuvre finie et un spectateur attentif en retracera, sinon

les détails, du moins le contour général ; mais elle y est sous la forme d’une large synthèse

et presque — dirais-je — sous forme spectrale. Comme mon but était d’étudier cette

connaissance résidant dans la sphère poïétique, et comme cette connaissance ne peut être

14 « Esthétique » entendu ici à la manière de Merleau-Ponty, en tant que « l’arrangement contingent par lequel des matériaux se mettent devant nous à avoir un sens ». Peter Kunzmann, Franz-Peter Burkard et Franz Wiedmann. Atlas de la philosophie (Encyclopédies d’aujourd’hui, Librairie Générale Française, 1999), 197. 15 Bonardel, Philosophie de l’alchimie.

Page 17: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

7

inférée avec quelque précision que ce soit à partir de l’œuvre seule16, il fallait trouver une

façon d’en rendre compte autrement. J’ai donc accompagné les œuvres d’une narration

détaillée du processus de leur création (chapitre deux).

L’intention première de ma démarche créatrice n’est pas d’abord d’offrir une œuvre

à un public, mais plutôt de penser les sujets et les idées qui émergent du processus de

création. C’est de cette expérience dont je témoigne, ces sujets et ces idées qui ne sont pas

d’emblée lisibles dans l’œuvre seule — d’où la narration. L’adjonction de cette narration

fait de Paysages de l’holocène une œuvre différente : il faut maintenant la voir comme un

dispositif expérimental, un petit ensemble de travaux artistiques, inséparable de cette

narration qui les lie / lit.

Le but de la narration n’est pas de prescrire les sens que le récepteur devrait lire

dans les œuvres, c’est bien plus simplement de partager les sens que j’y ai vus, moi

l’auteure, et qui ont informé à la fois ma pensée et ma poïétique. Ces sens de l’auteur,

rarement partagés et généralement invisibles, sont à la fois une philosophie et un mode de

connaissance propres : ils sont le « monde intérieur » de l’artiste, ce qu’il met dans l’œuvre

mais qu’on ne distingue plus lorsque l’œuvre est achevée. Or, tout ce champ de sens ne

peut être transmis que par les écrits d’artistes, les notes poïétiques, les archives, la

correspondance ou les entretiens… autrement dit des « pièces jointes » ; c’est la fonction du

chapitre deux, qui se présente un peu comme le « making of » des œuvres. L’histoire

racontée dans cette narration est véritablement mon propos : c’est elle qui recèle les

données que j’étudierai par la suite, elle qui permet de voir comment les objets d’art sont la

matérialisation de ce « monde intérieur » intellectuel, imaginaire, sensible et spirituel qui

entoure et traverse l’œuvre, comme un champ électromagnétique ou comme une

atmosphère (au sens propre comme au sens figuré). Je crée les œuvres pour accéder à cet

univers de sens et c’est ce qui fait de ma démarche créatrice une quête de connaissance.

C’est lui, cet univers que je veux qualifier de « philosophal », qui m’intéresse et l’œuvre en

est la matérialisation — à la fois le support, le lieu et le produit.

16 Je reviendrai sur cette distance, cette « discrépance » entre le poïétique et l’esthésique qui semble fondamentale dans l’art ; c’est-à-dire le fait que les intentions et les contenus qui in/forment une œuvre au moment de sa création ne sont pas forcément communiqués, si même ils sont communicables, aux récepteurs de l’œuvre. Jean-Jacques Nattiez, La musique, la recherche et la vie (Montréal : Leméac, 1999), 60, 86.

Page 18: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

8

Or, du moment où je commence à le décrire et à en raconter l’histoire, mon rapport

à cet univers de sens se transforme (il s’intensifie, entre autres) et la narration commence à

faire partie de la poïétique, devenant une dimension intégrante de l’œuvre. Il serait toujours

possible de présenter les œuvres de façon autonome, dans un rapport frontal au public, mais

ce serait ne présenter que la dimension plastique de ce travail de création, laissant de côté

l’artefact intellectuel et scriptural qui fait partie intégrante du projet, lui aussi. Plus qu’un

groupe d’œuvres, donc, Paysages de l’holocène est un écosystème-laboratoire où de l’art

est produit et duquel de la pensée émerge. À terme, c’est une cosmologie qui émerge de

l’ensemble, et mon « œuvre », bien plus que les quelques objets créés, est cette cosmologie

même — une idée que j’approfondirai au chapitre cinq.

0.2.3 « Une expérience de connaissance par la création d’art » : essai philosophal

J’avais déjà pris conscience que mon travail artistique était pour moi un chemin de

connaissance et je voulais mieux comprendre ce que cela voulait dire. Je me devais d’y

réfléchir, d’une part, pour décider de la direction à prendre pour la suite de ma démarche

artistique et d’autre part, parce que j’avais l’impression que cette question avait une

certaine importance à un niveau épistémologique. J’ai cherché des auteurs d’horizons

divers qui pourraient nourrir cette réflexion et j’ai voulu m’inscrire comme artiste dans une

conversation transdisciplinaire à laquelle participent déjà de nombreux chercheurs d’autres

disciplines. Or, comme artiste, je ne peux pas réfléchir à ces questions selon un mode

philosophique ou appartenant aux sciences humaines ; il m’importe d’y réfléchir par l’art,

sur la base de mon expérience d’atelier. C’est pourquoi j’ai imaginé ce dispositif

expérimental qu’est Paysages de l’holocène et sa narration, pour tirer des conclusions

d’artiste de mon expérience. L’œuvre et sa narration sont donc inscrites à l’intérieur d’un

essai plus large qui cherche à réfléchir le problème épistémologique posé par la pratique

artistique comme chemin de connaissance. Une large partie du chapitre un, sur la

méthodologie, est consacrée à ce problème et des remarques supplémentaires, qui me sont

venues dans le processus de ma réflexion intellectuelle, sont présentées à la toute fin de

l’essai, au chapitre cinq.

Page 19: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

9

0.3 Le projet dans le contexte contemporain

Mon travail s’inscrit dans une convergence de plusieurs vecteurs culturels et

intellectuels. S’il y a des artistes qui posent des questions se rapprochant des miennes ou

intersectant mon champ d’investigation par endroits, je ne m’attendais pas à rencontrer

chez d’autres chercheurs une exploration systématique de mes questions propres. C’est

qu’il s’agit d’abord d’un sujet artistique personnel (ces « paysages de l’holocène »), et là où

je pose des questions épistémologiques liées à la façon dont je l’appréhende et ce que je

peux connaître à travers lui, je le fais par le biais, premièrement, d’une autopoïétique, et

deuxièmement d’une recherche textuelle heuristique, épousant les zigzags d’un trajet

intuitif17. Mais pour singulière que soit ma démarche, les assises théoriques et

méthodologiques de cette exploration sont quand même présentes dans l’art

contemporain et toutes les conditions sont réunies pour que je puisse l’entreprendre. Dans

la présente section, je citerai les principales avenues de recherche qui me semblent aller

dans le sens de mon projet, ou être autrement liées à mes interrogations.

0.3.1 La recherche création

[…] la problématique de la recherche création, une problématique encore peu étudiée et à propos de laquelle nous ne pouvons que constater la rareté des écrits18.

D’abord, il y a convergence, évidemment, entre mon travail et la tendance des

« artistes chercheurs » qui œuvrent notamment dans les contextes universitaires — un type

de travail qu’on appelle désormais la « recherche création ». Les études avancées en

pratique de l’art semblent être en voie d’établir un nouveau mode d’expérience et de

recherche artistique : de matière étudiée un peu sous un mode anthropologique par les

« sciences de l’art », la poïétique est désormais un sujet d’étude pour les artistes eux-

mêmes, devenus ainsi des « chercheurs en pratique artistique » — autant dans le sens des

recherches qu’on fait au cours de la création de l’œuvre que celles visant à mieux saisir et

17 Voir la discussion méthodologique au chapitre un. 18 Pierre Gosselin et Éric Le Coguiec (dir.), op. cit., 6.

Page 20: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

10

articuler notre pratique19. Pour les universités, il ne s’agissait pas au départ d’influencer la

pratique artistique, mais avec l’exigence d’analyse et d’articulation qui est le lot des études

avancées, les artistes du doctorat ont conceptualisé et systématisé de nouveaux axes de

travail qui ne pourront pas rester sans effet sur les œuvres à venir (j’y reviendrai au chapitre

cinq). Ces recherches sur notre travail nous amènent notamment à explorer des outils

épistémiques particuliers — heuristiques et phénoménologiques, tels le récit,

l’autopoïétique, notamment — appropriés à l’étude du singulier et du subjectif.

L’artiste devient le principal chercheur de sa propre démarche artistique. En réalisant ce qu’on peut appeler sa propre étude de cas, il écrit dans un genre s’apparentant souvent à de la prose, sur des aspects relevant du Self, de l’identité, de l’histoire, du temps, de la narration, de l’interprétation, de l’expérience et de la connaissance. Ce travail l’amène à comprendre le sens de ses pensées et des actions menées en tant qu’artiste-chercheur20.

Laurier et Gosselin identifient cinq « modes de recherche » en pratique artistique21.

Ma recherche partage certaines caractéristiques avec plus d’un de ces modes, surtout du fait

que les quatre premiers modes sont liés à ce que les auteurs appellent une

« autopoïétique » : une caractéristique importante de ma méthodologie, où je prends ma

production comme étude de cas, comme point de départ de mes réflexions sur la pensée

artistique. Mais je n’étudie pas mon atelier pour élucider seulement cette autopoïétique, je

l’étudie surtout pour explorer la connaissance particulière générée par / pendant le

processus, c’est-à-dire cet autre horizon, au-delà de l’œuvre, vers lequel l’œuvre (et sa

poïétique) m’amène à regarder. Ainsi, parmi les artistes chercheurs, je m’associe encore

plus particulièrement à ce mode de recherche relativement nouveau selon Laurier et

Gosselin :

Chez certains praticiens-chercheurs en art, on observe un désir de théoriser autour d’une idée ou d’un sujet qui ne relève pas directement, ou du moins pas exclusivement, du domaine artistique à proprement parler. Tout comme le philosophe et le sociologue peuvent s’intéresser aux mêmes objets de

19 Au sujet de la situation de l’artiste à l’université et des problèmes soulevés par la rencontre de deux modes de recherche foncièrement différents (poïétique artistique et recherche universitaire), voir l’article de Monik Bruneau, « Une recherche de reliance, féconde dans son hybridité ». Gosselin et Le Coguiec, op. cit., 45–56. 20 Diane Laurier et Pierre Gosselin (dir.), op. cit., 30. 21 Ibid., 175–178.

Page 21: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

11

recherche et élaborer des discours sur ces objets à partir de leurs points de vue respectifs de philosophe et de sociologue, des praticiens-chercheurs du domaine de l’art veulent eux aussi discourir sur des sujets de toutes sortes, cette fois à partir de leur point de vue d’artiste22.

Il y a deux grands sujets, emboîtés l’un dans l’autre, sur lesquels je veux « discourir

à partir de (mon) point de vue d’artiste » : d’abord l’holocène, comme objet de

contemplation esthétique, et la connaissance qui est liée à la pratique de l’art. Le premier

est vu à travers une sorte de poétique gnostique ou contemplative qu’on verra se dessiner

dans la narration du chapitre deux et la synthèse du chapitre trois. Puis, mon travail rejoint

un niveau de questionnement épistémologique lorsque j’examine la connaissance qui

s’inscrit dans la poïétique et dans l’œuvre. Mais comme le soulignent Laurier et Gosselin,

je me place d’un point de vue différent de celui du philosophe, c’est-à-dire un point de vue

d’artiste. Et j’explore selon une méthodologie différente de la philosophie : ma

méthodologie est une poïétique à part entière, c’est-à-dire un mode de connaissance

« méditatif et opératif » s’exerçant à travers un engagement dialogique et heuristique avec

la matière.

Gosselin rappelle aussi qu’ « on a été porté à laisser à d’autres le discours sur l’art et

sur sa pratique, notamment aux philosophes et aux théoriciens des domaines de l’esthétique

et de l’histoire de l’art »23. Le fait que les artistes chercheurs s’engagent désormais dans la

production systématique des savoirs concernant la création amène un discours différent,

écrit d’un point de vue différent, complémentaire des discours des théoriciens, critiques et

historiens. Mon travail s’inscrit dans cette tendance et s’ajoute à la littérature grandissante

de la recherche création.

Par contre, je remarque que les recherches d’artistes tendent à porter sur le

processus créateur en tant que tel, enrichissant ainsi le savoir sur la poïétique en tant que

mode d’action : c’est du moins le cas des quatre premiers modes identifiés par Laurier et

Gosselin et auxquels j’ai fait référence plus haut (et le cinquième, plus proche de mon

travail, est plus rare, selon les auteurs). Souvent, on verra ces recherches s’appuyer sur les

22 Ibid., 177–178. 23 Gosselin et Le Coguiec, op. cit., 2.

Page 22: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

12

textes fondateurs de la poïétique24. Ma recherche, par contre, dépasse la question de la

création, pour interroger la connaissance en tant que telle. En fait, dans le présent travail, je

ne m’interroge pas seulement sur la poïétique : je dirais davantage que j’interroge à partir

de la poïétique ; c’est d’ailleurs elle qui se constitue comme ma méthodologie.

0.3.2 Les écrits d’artistes

Ces recherches créations qui se font aujourd’hui dans les universités,

particulièrement du fait qu’elles s’accompagnent d’une méthodologie et d’un compte-rendu

écrits de recherche, montrent comment la recherche artistique peut être systématique,

consciente et délibérée dans sa singularité. Mais même si un niveau plus grand de

systématisation méthodologique est atteint à l’université, les artistes n’ont pas attendu

l’université pour faire de telles recherches et conceptualiser leur pratique. Je pense par

exemple à ce lieu appelé « The Subjects of the Artist School », fondé par Rothko, Newman,

Gottlieb et quelques autres25 dans les années 1940, et dont la mission était :

[…] a spontaneous investigation into the subjects of the modern artist — what his subjects are, how they are arrived at, methods of inspiration and transformation, moral attitudes, possibilities for further explorations, what is being done now and what might be done, and so on26.

Malgré ses accents d’une autre époque, ce programme n’augure-t-il pas les

recherches créations actuelles ? Lorsque j’ai entrepris mon doctorat, une de mes premières

activités fut de fouiller les écrits d’artistes du 20e siècle27. J’ai été très émue de ces lectures,

émue de rencontrer les esprits de ces artistes : ce qu’ils ont pensé, comment ils ont pensé, et

ce qu’ils ont choisi d’écrire.

24 René Passeron, La naissance d’Icare : Éléments de poïétique générale (Ae2cg Éditions et Presses Universitaires de Valenciennes, 1996). Aussi Paul Valéry, Première leçon du cours de poétique, 1937 [en ligne] Collection Les classiques des sciences sociales. Université du Québec à Chicoutimi. http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.sif.vap.pre. 25 Robert Motherwell et Clyfford Still, notamment. 26 On trouvera les références pour cette histoire dans la biographie de Rothko : James E. B. Breslin. Mark Rothko: A Biography (Chicago: The University of Chicago Press, 1993), 262–265. 27 Dans le cadre d’une activité de lecture dirigée avec Marie Carani, du département d’histoire de l’art, hiver 2005. Cette activité fut d’ailleurs passionnante et je remercie Marie pour ses précieuses suggestions et ses commentaires éclairants.

Page 23: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

13

Notons que peu de ces textes ont été écrits en vue d’être publiés : une grande part

étaient des écrits personnels (journal, notes, correspondance, etc.). Mais j’ai vu dans ces

écrits plus anciens la tradition dans laquelle s’inscrit mon propre projet d’écriture : souvent

dans l’histoire, et pour toute sorte de raisons, des artistes ont voulu écrire sur leur poïétique

ou encore sur des questions qui, tout en étant rattachées d’une façon ou d’une autre à leur

travail créateur, dépassaient l’horizon immédiat de leur œuvre. Loin de chercher à expliciter

ou commenter des œuvres finies, on y voit l’artiste réfléchir à sa pratique et souvent

s’interroger sur le sens de l’art. « Les artistes n’écrivent pas sur leur art ; leurs écrits

constituent une extension de leur activité créatrice », disait l’artiste néerlandais Theo van

Doesburg déjà en 191728 — une phrase qu’on pourrait aujourd’hui mettre en exergue de

plusieurs projets de recherche création. Et on verra dans les chapitres suivants à quel point

cela a été vrai dans mon cas. « Extension de l’activité créatrice » donc, mais aussi force

génératrice : ces écrits sont en effet souvent liés à l’impulsion des œuvres, impulsion qu’ils

peuvent orienter et dynamiser. Ce ne sont pas tant les éléments de poïétique pouvant être

contenus dans ces écrits qui ont ce pouvoir générateur, que les pensées mêmes qui sont le

sujet des écrits : l’écrit vient alors consigner les pensées, mais surtout, aider l’artiste à les

pousser plus loin et à les systématiser dans son œuvre. La théorie singulière articulée et

raffinée par l’écriture peut agir alors comme une sorte de système générateur dans l’œuvre

de l’artiste. Or, ces écrits portent autant sur des questions d’art comme telles que sur des

questions qu’on peut connaître par l’art ; les préoccupations personnelles de l’artiste, sa

quête, ses sujets d’inspiration, etc.

J’ai trouvé des approches un peu comparables aux miennes chez des artistes plus

proches de la philosophie. Joseph Beuys29, surtout, sort du champ de l’art pour inscrire son

action dans le paysage sociopolitique et voit dans l’art un potentiel de transformation

radicale de la société. On le voit beaucoup « réfléchir par l’art », dont il dérive une forme

de connaissance qui éclaire non seulement sa poïétique, mais aussi des sujets liés à son

humanisme, à un questionnement existentiel et à une critique de la société et de la pensée

occidentale. On a même l’impression que pour lui, penser par l’art était par moments plus

28 Cité par A. B. Nakov, dans V.S. Malevitch, Écrits (Paris : Champ Libre, 1975), 9. 29 Joseph Beuys, Par la présente, je n’appartiens plus à l’art (Paris : l’Arche, 1988) ; et Beuys et Volker Harlan, op. cit.

Page 24: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

14

important que de faire les œuvres, les réaliser matériellement (on verra dans les chapitres

qui suivent que cette approche me rejoint dans un certain sens). Kosuth, de son côté, inscrit

l’art comme une forme achevée de philosophie30, n’hésitant pas à entrer directement en

conversation avec les philosophes de son époque : fasciné par le langage, il se sentait

proche de Wittgenstein notamment. Beuys et Kosuth n’ont pas les mêmes préoccupations

l’un que l’autre, mais ils ont en commun d’interpeller des champs de connaissance et

d’action extra-artistiques : humanisme anthroposophique pour l’un, philosophie du langage

pour l’autre. De plus, leurs écrits sont essentiels à la compréhension de leur pensée, dont on

ne pourrait appréhender la complexité seulement dans les œuvres. En fait, en lien avec

l’évolution générale de la pensée et de la culture au 20e siècle, les questionnements d’ordres

philosophique, social, politique, moral, spirituel, etc., prendront de plus en plus

d’importance dans l’art aussi.

Sur le plan du sujet qui m’intéresse plus particulièrement, je m’inspire aussi de

pensées proches de la spiritualité et/ou d’une expérience cosmique, comme les écrits de

Mondrian (d’inspiration théosophique), de Reinhardt (assez paradoxalement, quand on

connaît son aversion déclarée pour le spirituel et le transcendant), d’Antonin Artaud, de la

« lettre du voyant31 » de Rimbaud, de Rodin, Kandinsky, Klee, Stockhausen (depuis Licht

et Klang32), et de nombreux autres chez qui on décèle une attitude que je suis tentée de voir

comme une forme de « spiritualité artistique », qui n’est pas liée à une religion ou un

quelconque credo établi, mais qui prend souvent la forme d’un gnosticisme. Je pense

notamment à Barnett Newman en écrivant cela, qui a produit une œuvre très minimaliste

sur le plan formel, mais dont les écrits témoignent de préoccupations existentielles intenses,

allant jusque sur des terrains philosophiques et théologiques (le judaïsme, notamment).

J’entends évidemment « gnosticisme » sans connotation religieuse : en référence à une

posture cognitive où l’on appréhende intuitivement l’existence de quelque chose d’autre,

30 Joseph Kosuth, Art After Philosophy and After: Collected writings, 1966–1990 (Cambridge, MA / London, The MIT Press, 1991). 31 Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871. Rimbaud, Poésies complètes (Paris : Gallimard et Librairie Générale Française, 1963), 220. 32 Karlheinz Stockhausen, Licht (Light): The Seven Days of the Week, 1977–2003. Pour voix solo, divers instruments solo, danseurs, chœurs, orchestres, ballet et mimes, musique électronique et concrète. Klang (Sound): The 24 Hours of the Day. 2007. Divers instruments.

Page 25: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

15

quelque chose d’invisible, quelque chose dont on « a le sentiment » et qui nous semble

contribuer à l’élaboration de notre image du monde et la compléter d’une certaine manière.

Je m’identifie à cette forme de gnosticisme et j’ai l’impression que la présente recherche

s’inscrit bien dans la poursuite de ces idées sur l’art et sur l’invisible.

Plus largement, je dirais que les écrits d’artistes sont la source la plus profonde du

présent travail et la véritable tradition dans laquelle je le vois s’inscrire. On remarquera

sûrement, d’ailleurs, le grand apport des artistes à ma réflexion : rares sont les idées que

j’avance dans ce travail qui ne sont pas placées en résonance avec les propos d’un artiste ou

d’un autre, comme on verra surtout au chapitre quatre. J’ai toujours cru à la pertinence des

propos d’artistes sur les questions artistiques, aussi irrationnels ces propos semblent-ils

parfois, comme lorsqu’ils parlent de l’invisible, ou du sacré, ou d’un absolu de l’art.

0.3.3 Les nouveaux paradigmes du rapport au public

Dès les années 1990, il y a eu autour de moi un champ conceptuel fertile pour

réfléchir une pratique artistique où l’œuvre n’est plus une fin en soi. Pour des raisons

diverses et généralement assez différentes des miennes, plusieurs artistes ont questionné le

rapport traditionnel à un public « récepteur » et conséquemment, à l’œuvre comme objet

esthétique autonome. En fait, ces questionnements remontent au moins aux années 1960,

mais c’est dans les années 1990 que j’ai été personnellement en relation avec eux. Je suis

dans l’embarras du choix d’auteurs et de textes pour documenter ces nouvelles approches,

autant que pour retracer les critiques sociales, culturelles et artistiques qui leur ont ouvert la

voie, tellement les écrits et les pensées sur les changements dans le monde de l’art dans la

postmodernité sont nombreux, qui font état de nouveaux paradigmes remplaçant le

paradigme moderniste du rapport à l’œuvre, à sa matérialité, à sa fonction, de même que du

rapport au public — et au-delà, de la fonction de l’art en tant que tel. C’est toute la pensée

sur l’art qui a été d’abord déconstruite, puis reconstruite en une multitude d’édifices

séparés ; elle pourrait même s’être nomadisée, en fait. En tout cas, aucune reconstruction ne

fait encore autorité ou, disons, ne présente un potentiel sérieux de devenir le nouveau

« grand récit » de l’art après le modernisme ; je crois d’ailleurs que nous sommes

nombreux à penser qu’il n’y aura plus jamais de ce genre de « grand récit » dans l’art.

Page 26: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

16

Comme je fais ici référence à une véritable révolution dans l’art, il serait malaisé de

l’attribuer à auteur plus qu’un autre ; il faut mettre ensemble les analyses de Danto33 sur la

« fin de l’art » et de Michaud34 sur la « crise », les travaux et propositions d’Allan

Kaprow35 sur l’art et la vie, les écrits de Nicolas Bourriaud36 et les appels de Suzi Gablik

pour une esthétique relationnelle et éthique (connective aesthetics)37, sans oublier bien sûr,

les déconstructions et reconstructions de la fonction de l’art dans la société38 et du concept

de « public »39. Il y a aussi les nouvelles approches liées aux technologies de

communication, qui construisent le domaine social et « les publics » (désormais

concevables uniquement au pluriel) de façons radicalement nouvelles. Pour moi qui ai

passé toute cette décennie aux États-Unis dans un contexte universitaire alternatif où ces

idées avaient énormément d’audience et qui ai été aviseure du Conseil des Arts sur les

questions de ces nouvelles pratiques40, ce fut au point où la production d’œuvres à des fins

esthétiques (paradigme moderniste) m’apparaissait être devenue l’exception plutôt que la

norme ; et incidemment l’idée du présent travail, avec la place que l’œuvre y tient, ne m’est

apparue aller à l’encontre d’aucune tradition qui n’avait pas déjà été remise en cause.

Dans tout ce brassage, ce foisonnement d’idées, j’ai retenu surtout la mise en

examen de la fonction de l’art et particulièrement la fonction de l’œuvre, de même que des

principes liés à son autonomie et à sa décontextualisation ; la possibilité, entre autres, que

l’œuvre ne soit plus forcément une fin en soi ou l’aboutissement ultime obligé de toute

33 Arthur C. Danto, After the End of Art: Contemporary Art and the Pale of History (Princeton University Press, 1995). 34 Yves Michaud, L’art à l’état gazeux : Essai sur le triomphe de l’esthétique (Paris : Stock, 2003). Aussi, La crise de l’Art contemporain : Utopie, démocratie et comédie (Paris : PUF, 1997). 35 Allan Kaprow, Essays on the Blurring of Art and Life (Berkeley: University of California Press, 1993). 36 Nicolas Bourriaud, L’esthétique relationnelle (Les Presses du réel, 2001). 37 Suzi Gablik, Has Modernism Failed? (NY: Thames and Hudson, 1984). Aussi, The Reenchantment of Art (NY: Thames and Hudson, 1991).

38 Ibid. et Carol Becker (ed.), The Subversive Imagination (NY: Routledge, 1994) ; Nina Felshin (ed.), But Is It Art ? The Spirit of Art as Activism (Seattle: Bay Press, 1995) et de nombreux autres… 39 Suzanne Lacy (ed.), Mapping the Terrain: New Genre Public Art (Seattle : Bay Press, 1995). 40 Notamment Danielle Boutet, « À la recherche d’un nouveau projet artistique ». Guy Laramée (dir.), L’espace traversé : Réflexions sur les pratiques interdisciplinaires en art (Trois-Rivières : Éditions d’art Le Sabord, 2002), 44–55 ; Aussi : « Réflexion sur la pratique interdisciplinaire au Canada », rapport public soumis au conseil d’administration du Conseil des Arts du Canada, 1996.

Page 27: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

17

poïétique artistique ; de même que la possibilité qu’elle ne réside plus exclusivement dans

les lieux de production artistique officiels, comme les galeries, les musées et les salles de

concert. La possibilité de nouveaux rapports entre l’artiste et la société trouvait un écho

chez moi dans le vide laissé par la perte de mes illusions sur la capacité communicative de

l’art : je cherchais, moi aussi, une autre façon d’être comme artiste dans la société. Ces

mouvements insistent beaucoup sur la nécessité de recontextualiser le travail de l’artiste :

ne plus produire dans un vacuum prétendant à l’universel pour un public idéalisé, mais

s’inscrire dans des contextes sociaux réels et agir avec conscience et responsabilité dans ces

contextes. Je ne me sens pas particulièrement l’âme d’une activiste et j’ai eu tendance à

réagir négativement à ce qui m’apparaissait parfois comme de l’angélisme (croire que l’art

peut transformer la société ou que l’artiste a une responsabilité particulière), mais je prends

mes responsabilités d’universitaire sérieusement, et le contexte auquel j’appartiens est

justement le monde de la connaissance. C’est ainsi que j’ai commencé à trouver non

seulement pertinent, mais passionnant d’agir sur l’épistémologie de séparation et de

fragmentation qui mine les milieux universitaires en solidifiant des conceptions souvent

partielles, voire erronées, de la connaissance41 — d’où mon engagement envers une vision

transdisciplinaire. Contrairement à plusieurs artistes « en communauté » que j’ai

rencontrés, je n’œuvre pas auprès de populations marginalisées ou exclues, mais ma

réflexion sur mon rôle comme artiste professeur dans un contexte universitaire s’est

souvent posée suivant les mêmes paramètres éthiques et relationnels.

Il nous faut donc revoir nos manières de penser, essayer de former un nouveau paradigme d’une activité qui, par ailleurs, demeure indispensable quelle que soit notre déception de ne plus pouvoir l’envisager comme nous le faisions depuis la naissance historique de l’esthétique à la fin du XVIIIe siècle. Si, en effet, cette activité ne peut plus être jugée indispensable sur la base des idéaux politiques et sociaux anciens, elle le demeure anthropologiquement. Ce n’est pas demain qu’il n’y aura plus d’art, mais l’on n’adorera pas forcément toujours les musées42.

Comme beaucoup d’artistes s’identifiant à ces nouveaux genres, mon travail ne sert

pas d’abord — ou uniquement — ses propres fins esthétiques, il sert d’autres buts, évoqués

41 Voir la très radicale démonstration d’Elizabeth K. Minnich, Transforming Knowledge (Philadelphia: Temple University Press, 1990). 42 Michaud, La crise de l’Art contemporain, 4.

Page 28: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

18

précédemment : des fins de connaissance, de révélation. Il n’est plus autoréférentiel non

plus, au sens de la formule consacrée de « l’art pour l’art » : il se réfère désormais à un

ensemble plus grand, dans lequel je vis et réfléchis. Je m’inscris dans la société davantage

comme chercheure que comme productrice d’œuvres d’art, même si les deux sont toujours

inséparables dans mon esprit dans la mesure où c’est par la poïétique de l’œuvre que je

réfléchis.

0.3.4 « Art As Knowing »

Je ne suis pas la seule à poser des questions sur la nature de ce qu’on pourrait

appeler la « connaissance artistique ». Je ne vois pas encore un champ bien établi, mais il

semble y avoir une certaine confluence de pensées allant dans le sens de ces questions. En

mars 2007, la University of Minnesota organisait un symposium sur le sujet « Art as

Knowing » :

This symposium begins with the presumption that art is a way of knowing integral to a wide range of disciplinary inquiry and cultural production. Artistic practice is itself an epistemology. Henry James’s quip, "How can I know what I think until I read what I write?" resonates with practitioners of many disciplines. Yet it has a particular relevance in arts disciplines, which are premised on processual, material, embodied engagements with a problem, in which "thought" does not precede but is produced in and by this process of engagement. What does art making reveal about knowing and creative practices generally43 ?

Le sujet de ce symposium était très exactement en lien avec mes propres questions,

mais je cherche encore un exposé d’artiste qui amènerait la réflexion sur cette question au-

delà de l’évidence anecdotique. Ce qu’on trouve beaucoup, comme on peut le voir à travers

les résumés de la conférence du Minnesota, ce sont des artistes qui présentent leur

démarche en termes d’une connaissance non discursive, procédurale, matérielle ou

corporelle, mais sans aller jusqu’à présenter les prémisses épistémologiques de cette

connaissance et où elle se situerait par rapport aux autres domaines de connaissance. La

connaissance doit être inférée, en quelque sorte, à partir de la présentation d’une poétique

de la démarche qui est donnée à voir ; elle n’est ni explicitée, ni mise en différence et en

43 University of Minnesota. Art as Knowing: A Public Conversation about Art, Ideas and Practice, 2007. [en ligne] http://artasknowing.umn.edu/ (consulté en octobre 2008).

Page 29: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

19

relation avec les autres formes de connaissance ou recontextualisée dans un plus grand

ensemble méta-épistémologique, si je puis dire. À cet égard, on se contente souvent

d’établir la connaissance artistique en opposition dualiste avec la connaissance objective

des sciences dites exactes, sans la localiser avec une quelconque précision dans la

complexité du champ transdisciplinaire.

Le livre très médiatisé de Pat B. Allen, Art Is a Way of Knowing44, est relativement

détaillé sur cette question. La méthodologie toute heuristique de Allen est une sorte de

recherche action basée sur le dialogue avec les œuvres, l’écoute de ce qu’elles ont à dire ou

suggèrent comme « connaissance », la narration autopoïétique et la contextualisation dans

le reste de la vie personnelle. Elle ressemble à la mienne à certains égards, mais Allen ne

contextualise pas sa recherche dans un ensemble épistémologique plus grand, ni par rapport

à l’art contemporain ; sa recherche se présente davantage comme une contribution à la

psychologie des profondeurs. En effet, sa quête est centrée sur une connaissance de soi

(self-knowledge) : une quête d’individuation en premier lieu, de réalisation de soi, qui

emprunte beaucoup à l’école jungienne. Et quoique sa production artistique soit plus

développée que ce qu’on trouve souvent dans ce genre de démarches, elle s’apparente

néanmoins davantage à l’art-thérapie ou l’art comme technique d’ « imagination active » au

sens jungien du terme. Le sous-titre du livre est d’ailleurs révélateur quant à ses intentions:

« A Guide to Self-Knowledge and Spiritual Fulfillment through Creativity ». C’est elle-

même, sa propre psyché, qu’Allen cherche à connaître par la voie de la création artistique,

alors que de mon côté, dans le présent travail, c’est la nature même de cet outil de

connaissance que j’interroge et explore.

0.3.5 L’approche scientifique

Il existe par ailleurs un grand nombre d’ouvrages scientifiques en anglais comme en

français qui parlent de l’art comme d’une forme de connaissance, ou comme une

« intelligence » propre, par des auteurs de différentes disciplines : psychologie de la

créativité, sociologie, éducation, sciences cognitives, etc. Mais le point de vue poïétique

échappe le plus souvent à ces recherches, dans la mesure où ces chercheurs n’ont pas (ou

44 Pat B. Allen, Art Is a Way of Knowing (Boston: Shambhala, 1995).

Page 30: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

20

seulement indirectement) accès à l’intimité de la pensée liée à la création artistique et en

ont souvent une image idéalisée, fondée sur le génie des grandes figures de l’art occidental.

Je crois aussi que la question telle que je la pose, en tant qu’artiste ayant une longue

expérience de la création, se présente différemment pour moi qu’elle pourrait se présenter

pour un chercheur qui prendrait pour sujets soit des génies historiques, soit un groupe cible

de personnes de diverses provenances, pas forcément des artistes professionnels. De plus, il

y a une différence importante (on le verra plus loin) entre l’approche singulière de ma

recherche, qui vise à comprendre un cheminement poïétique intime et unique, et une

approche scientifique qui vise à définir des paramètres généraux. De plus, lorsque la

science étudie l’artiste en travail, le sujet de ces recherches est généralement la créativité…

ce n’est ni l’holocène, ni le sujet très existentiel de la nature de la connaissance à laquelle

on peut arriver par la pratique de l’art.

Un des scientifiques dont les idées m’ont intéressée est Mihaly Csikszentmihalyi45,

qui montre notamment comment la créativité artistique, en tant qu’ « expérience

optimale », participe à l’augmentation de la conscience. J’en parlerai au chapitre quatre, en

lien avec Bateson et Albert Low, au sujet de cette intensification de la conscience par l’art.

Mais c’est la personnalité créatrice (personnalité « autotélique ») et la créativité en tant que

faculté psychique, et non pas l’art et l’artiste, que Csikszentmihalyi examine. Il y a aussi

Howard Gardner, un psychologue de l’éducation, qui a proposé la théorie des

« intelligences multiples »46, parmi lesquelles on retrouve certaines des formes

d’intelligence les plus importantes dans la création artistique, comme l’intelligence

musicale et l’intelligence spatiale. Les différentes intelligences, selon la liste de Gardner,

sont l’intelligence logico-mathématique, l’intelligence spatiale, l’intelligence interperson-

nelle et intrapersonnelle, l’intelligence corporelle-kinesthésique, l’intelligence verbo-

linguistique, l’intelligence musicale-rythmique, l’intelligence naturaliste, et l’intelligence

existentielle. Or, on comprend en regardant cette liste que la pratique de tout art fait appel à

plusieurs intelligences à la fois, et chacune d’elles peut jouer un rôle dans une création. S’il

y a des liens à faire, certainement, entre les types d’intelligence et le genre de création

45 Mihaly Csikszentmihalyi, Vivre : la psychologie du bonheur (Paris : Robert Laffond, 2004). Aussi: Creativity: Flow and the Psychology of Discovery and Invention (NY: Harper Perennial, 1996). 46 Howard Gardner, Frames of mind: the theory of multiple intelligences (NY: Basic Books, 1983).

Page 31: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

21

qu’un individu pourra faire, tous les types d’intelligence peuvent créer de l’art ; et comme

chaque individu possède à des degrés variables un peu — ou beaucoup — de chaque type

d’intelligence, alors chaque individu est un mélange unique de ces intelligences et sa

création sera unique de la même façon. La variété de ces types d’intelligence peut aider à

comprendre la variété des procédés noétiques en jeu dans la création artistique, et comme la

théorie de Gardner s’applique surtout dans l’éducation, elle pourrait être tout aussi utile

dans l’enseignement des arts. Mais le travail de Gardner et le mien ne sont pas au même

niveau : la nature de la connaissance reste au-delà de son propos.

J’ajouterais aussi que l’étude de la créativité n’est pas synonyme de l’étude de la

pratique artistique. L’art ne se résume pas, loin de là, à l’utilisation créative des médiums

artistiques. Jung a parlé d’ « imagination active » pour désigner un ensemble de techniques

utilisables dans le processus psychothérapeutique ou d’individuation ; or ces techniques

utilisent souvent les mêmes matériaux et méthodes que les différents arts — dessin,

musique, écriture, etc. Cela ne fait évidemment pas des patients de Jung des « artistes » au

sens du niveau de spécialisation et d’expérience qu’acquiert une personne qui se consacre

délibérément à la pratique de l’art. D’ailleurs, la pratique de l’art ne se limite pas à la

pratique de ces médiums : on peut faire de l’art en empruntant n’importe quel matériau ou

technique. Mais si cette distinction nous apparaît évidente, et l’était tellement pour Jung

qu’il lui a donné un autre nom que « l’art », elle ne semble pas l’être pour bien des

chercheurs. Ainsi, ces recherches sur la créativité dans les laboratoires de psychologie

clinique ne concernent pas l’art en tant que mode d’être et mode de connaissance, mais

plutôt l’art en tant que mode d’expression non verbale.

0.3.6 La question posée à l’art par la transdisciplinarité

Comme je l’ai mentionné précédemment, une des motivations de cette recherche est

de m’être sentie interpellée comme artiste par le mouvement transdisciplinaire. Ce

mouvement, réunissant une majorité de scientifiques, mais aussi des psychanalystes, des

philosophes, des théologiens, des éducateurs, des écrivains, poètes et quelques artistes,

cherche à construire une théorie non réductionniste de la connaissance et à créer des ponts

entre les diverses formes d’épistémologies.

Page 32: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

22

La connaissance scientifique, de par son propre mouvement interne, est arrivée aux confins où elle doit reprendre un dialogue actif et fructueux avec d’autres formes de connaissance. Fondé sur l’esprit de rigueur scientifique, l’activité du Centre International de Recherche et Études Transdisciplinaires permettra l’avènement d’un échange dynamique entre les sciences exactes, les sciences humaines, l’art et la tradition. (Projet moral du CIRET, art. 6)47

La vision transdisciplinaire est résolument ouverte dans la mesure où elle dépasse le domaine des sciences exactes par leur dialogue et leur réconciliation non seulement avec les sciences humaines mais aussi avec l’art, la littérature, la poésie et l’expérience intérieure. (Lima de Freitas, Edgar Morin et Basarab Nicolescu, Charte du CIRET, art. 5)48

Dans la perspective transdisciplinaire, on le voit, toutes les formes de connaissance

devraient trouver leur place. On pense qu’une vision globale du monde, si elle était

possible, ne serait concevable que par l’articulation dynamique des épistémologies et

méthodologies conjuguées de toutes les disciplines scientifiques, des « sciences de

l’humain » (anthropologie, sociologie, psychologie, etc.) et des modes plus interprétatifs,

herméneutiques ou créateurs, comme la littérature, la philosophie, la psychanalyse, l’art, la

théologie, le mysticisme, etc. Le mouvement transdisciplinaire accueille donc, évidemment,

la contribution d’artistes à son projet.

Or, pour pouvoir dialoguer, les différents modes de connaissance doivent pouvoir se

faire connaître et s’expliciter les uns aux autres : se rendre visibles et intelligibles par delà

les vocabulaires, les corpus théoriques et les spécificités conceptuelles de leurs champs

respectifs. Notamment, je ne pense pas que les artistes puissent seulement se contenter de

proposer des œuvres d’art à la contemplation de penseurs — sociologues, physiciens,

philosophes, théologiens, etc. — qu’on place alors en position de récepteurs et

d’herméneutes. Il faut aussi pouvoir articuler la noèse et la gnose spécifiques à la pratique

artistique en tant que praxis particulière — de façon à pouvoir aider à situer l’art parmi

l’ensemble transdisciplinaire. Et si l’on veut articuler cela avec un degré minimal de

spécificité et de précision, on ne peut le faire, je crois, qu’à travers des ouvrages écrits ou

des communications, susceptibles de participer à une conversation qui se fait déjà sur ce

47 Centre international de recherches et d’études transdisciplinaires (CIRET). Le projet moral [en ligne]. http://nicol.club.fr/ciret/projfr.htm (consulté le 4 novembre 2008). 48 Ibid., Charte de la transdisciplinarité [en ligne]. http://nicol.club.fr/ciret/chartfr.htm

Page 33: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

23

mode discursif. La présente thèse vise à établir quelques bases pour une telle contribution,

où j’essaie de rendre intelligible comment en tant qu’artiste je connais le monde.

On comprendra, je l’espère, que les artistes eux-mêmes sont les mieux placés pour

présenter ce point de vue. Les philosophes, critiques et historiens d’art ou du cinéma,

critiques littéraires, musicologues, etc., sont aussi conviés à ce projet transdisciplinaire,

mais sur des plans davantage liés à l’expérience esthésique49. L’expérience esthésique —

qui est l’expérience de réception — est une expérience fondamentale et son explicitation est

importante à toute compréhension des modes de connaissance de l’humain. Mais

l’expérience poïétique — l’expérience de création — est autre chose et ne peut être

rapportée que du point de vue d’un créateur. Écrire sur l’art d’un point de vue poïétique ou

écrire sur l’art du point de vue de la réception, c’est écrire sur des sujets différents, car la

création et la réception sont deux expériences différentes d’un point de vue

épistémologique : deux expériences de connaissance liées l’une à l’autre de bien des façons,

mais différentes néanmoins. Sur le plan de la transdisciplinarité, cette différence est

importante et implique que le point de vue des artistes sur leur propre poïétique en tant que

mode de connaissance est irremplaçable. Ainsi, ma fréquentation de la transdisciplinarité a

inspiré ce projet : plusieurs des auteurs majeurs que je cite y sont liés et j’établis autant que

je peux des liens avec d’autres modes de connaissance.

0.4 Plan général de la thèse

0.4.1 Structure d’ensemble

Cette production doctorale est formée de trois niveaux centrés les uns dans les

autres. Au cœur se trouvent les œuvres sur lesquelles j’ai travaillé, qui sont documentées

dans la présente thèse. Elles sont la matérialité dans laquelle est ancrée le reste de ma

pensée — comme le laboratoire scientifique dans lequel se joue l’enjeu d’une théorie, qui

en est le point de départ et le lieu de confirmation… ou d’échec. Autour de ce noyau central

49 Ce qui, évidemment, n’exclut en rien la possibilité que des tiers — historiens, théoriciens ou critiques par exemple — travaillent en collaboration avec des créateurs, ou à partir de leurs documents, sur l’explicitation de leur poïétique. Voir notamment l’exemple de la revue Circuits – Musiques contemporaines : La fabrique des œuvres volume 18, numéro 1 (2008).

Page 34: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

24

se trouve la narration poïétique, qui cherche à faire ressortir ces dimensions de sens qui

nourrissent ma « réflexion opérative » particulière. Ensemble, ces deux niveaux — œuvre

et narration — forment le corpus servant de laboratoire à la thèse. Une partie synthèse

intermédiaire (le chapitre trois : voir la figure 1) reprendra le contenu de la narration pour

en dériver une cosmologie sous-jacente. En effet, une certaine vision de la structure du

monde émerge des expériences de création racontées au chapitre deux : la cohérence qui

sous-tend les œuvres de ce projet se présente en quelque sorte comme une cosmologie

personnelle, que j’appelle « cosmologie d’atelier » car elle est spécifique à ce projet

particulier sur l’holocène. Ce que je dis, c’est que si l’on voyait le monde comme il est vu

dans Paysages de l’holocène, cela signifierait, par exemple, une homologie entre le monde

intime et le monde extérieur (le premier postulat hermétique) ; qu’il existe une dimension

imaginale (l’idée de Corbin) connue par l’opérativité et la méditation, et ainsi de suite. Le

monde tel qu’il apparaît à la lumière de l’expérience de Paysages de l’holocène sera donc

décrit dans ce troisième chapitre. Après cela, je présenterai des éléments d’une réflexion sur

la connaissance artistique, la nature de cette connaissance particulière et ses relations avec

les autres formes de connaissance.

Œuvres plastiques, musicales et littéraires

Narration : niveau poïétique et gnostique

Essai : « Une expérience de connaissance par la création d’art »

Corpus : Paysages de l’holocène (chapitre 2)

« Cosmologie d’atelier » dérivée de la structure et du contenu de la narration (chapitre 3)

Figure 1 : Structure générale de la thèse

Page 35: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

25

0.4.2 Contenu des chapitres

Le chapitre un, intitulé « Méthodologie et fondements théoriques », présente

certaines prémisses épistémologiques pertinentes et la méthodologie de la recherche qui en

découle, telles la différence entre gnosis et épistémè comme deux formes différentes de

connaissance, ainsi que les grandes forces, ou tensions, qui assurent l’ouverture de l’œuvre.

Ces prémisses et éléments méthodologiques concernent la conduite du projet et la thèse

dans leur ensemble : chaque chapitre sera ensuite introduit par une section explicitant les

éléments méthodologiques s’appliquant à lui en particulier. Le deuxième chapitre est le

« corpus » comme tel, réunissant les deux cercles intérieurs de la figure ci haut : les œuvres

y sont documentées, et j’y raconte le processus de leur création et les pensées qui ont

informé ce processus. J’examinerai au chapitre trois la forme de la pensée qui émerge des

opérations de création, cette « cosmologie d’atelier » qui dessine en quelque sorte le

mundus spécifique de Paysages de l’holocène.

C’est au chapitre quatre, « Intégration : art et transdisciplinarité », que je tenterai de

situer ce mode de connaissance artistique parmi les autres champs de la connaissance

humaine, en montrant notamment où il se place parmi les « niveaux de réalité » — un

concept propre à la transdisciplinarité. Je présenterai l’idée que l’art est un mode de

connaissance subjectif et synthétique (ou intégrateur), à placer parmi les « facultés

créatrices » (dont la religion et la métaphysique, entre autres, font aussi partie), dans une

zone épistémologique « de non résistance »50. Ce chapitre proposera en somme des

réflexions et des hypothèses susceptibles d’identifier la forme et la nature de la pensée

présidant à la création de l’œuvre. Je situerai la forme de connaissance artistique décrite

dans ma recherche à partir de rapprochements avec des questionnements ouverts,

notamment, par la discussion des niveaux de réalité par les physiciens Werner Heisenberg

(qui s’appuie sur des idées de Goethe) et Basarab Nicolescu ; les travaux de Gregory

Bateson, un anthropologue et chercheur systémique, sur la « structure qui relie » le monde

50 Le concept de « facultés créatrices » a été emprunté par Werner Heisenberg à Goethe : voir Werner Heisenberg, Le Manuscrit de 1942 (Paris : Allia, 2004). Les concepts de « niveau de réalité » et de « zone de non résistance » appartiennent à la structure théorique de la transdisciplinarité : voir Basarab Nicolescu, « Transdisciplinarity and Complexity: Levels of Reality as Source of Indeterminacy », Rencontres transdisciplinaires, [en ligne] bulletin No 15, mai 2000. Centre international de recherches et études transdisciplinaires (CIRET), http://nicol.club.fr/ciret/bulletin/b15/b15c4.htm (consulté le 5 juin 2009).

Page 36: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

26

naturel et le psychisme ; et l’analyse de la structure du sacré par Mircea Eliade, dont la

contribution à l’anthropologie des religions est reconnue. En cela, je lie ma pensée à des

notions larges d’ordre anthropologique. Finalement, au chapitre cinq, je terminerai par

quelques considérations sur le rattachement de ce projet doctoral au corpus nouveau de la

« recherche création », en discutant notamment la question de la validité d’une exploration

autopoïétique singulière comme contribution au champ de la connaissance humaine.

J’esquisserai aussi en fin de chapitre quelques limites de mon travail ainsi que des avenues

possibles pour sa continuation.

Sommaire de l’introduction

Le présent doctorat est constitué d’une série d’œuvres, Paysages de l’holocène, et

d’un essai. Les œuvres servent de laboratoire où j’explore les questions discutées dans

l’essai. Parce que la matière étudiée réside dans la dimension poïétique de ces œuvres,

celles-ci sont accompagnées d’une narration du processus de leur création.

Le sujet central de l’essai est la nature de la connaissance émergeant de la pratique

artistique. Parmi les recherches susceptibles d’éclairer mon travail, je me rattache par

certains côtés au courant émergeant de la « recherche création », et encore davantage à la

tradition antérieure des écrits d’artiste au 20e siècle. Ce courant et ma démarche s’inscrivent

dans le sillage des grands mouvements contemporains qui ont transformé l’art dans les

dernières décennies (fin de l’art, remise en question de l’œuvre et du rapport au public,

etc.). Je n’ai pas trouvé beaucoup de résonance du côté de la psychologie de la créativité,

mais j’ai puisé une motivation pour mon travail dans les conversations transdisciplinaires

ayant cours aujourd’hui, et qui cherchent à définir les liens et les différences entre ces

grands ensembles épistémologiques que sont la science, l’art, la philosophie, la religion,

etc.

Page 37: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

CHAPITRE 1 — MÉTHODOLOGIE ET FONDEMENTS THÉORIQUES

Ces praticiens chercheurs, attirés par l’investigation de leur propre pratique comme source de connaissance, sont à la recherche de démarches méthodologiques permettant d’apprivoiser, de saisir, de comprendre des réalités complexes, fugitives, souvent implicites ou tacites51.

1.1 Une poïétique philosophale

1.1.1 « Inséparablement méditatif et opératif »

« Toute l’originalité de l’alchimie réside en son caractère inséparablement méditatif

et opératif, et non spéculatif », écrit Françoise Bonardel52. On doit dire la même chose de

l’art : ce qui le caractérise en tant que mode de connaissance est d’abord son double

caractère pensant et in/formant. Lorsque je pense par l’art, je pense par le faire, par la

poïétique ; je ne peux séparer le faire du pensé. Cette proposition ne pose en soi aucun

problème, mais dans la présente recherche, il faut voir que cela signifie aussi une

méthodologie et une épistémologie qui ne sont pas distanciés de leur sujet d’étude. En effet,

si l’essai cherche, comme il se doit, à poser un regard sur l’expérience poïétique, il ne s’en

distancie jamais assez pour poser cette expérience à l’extérieur de lui : son développement

est de fait guidé par elle jusque vers ses conclusions. Jamais vraiment objective, l’analyse

est plutôt agissante, un peu comme la parole dans la psychanalyse. C’est le sens profond de

l’expression « inséparablement méditatif et opératif » qui est sondé tout au long de cet

essai, et notamment dans la présente discussion sur la méthodologie et le cadre théorique

auquel elle se rattache.

Même s’il y a un aspect spéculatif dans la présente démarche doctorale, par le

travail de réflexion et d’écriture, la pensée retourne continuellement au faire et aux œuvres

51 Pierre Gosselin et Éric Le Coguiec (dir.), op. cit., 3. 52 Bonardel, Philosophie de l’alchimie, 23. En italique dans le texte. Elle parle de l’Art alchimique comme d’une poïèse, ibid., 34.

Page 38: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

28

plastiques : les opérations créatrices créent les conditions de la méditation, qui se produit

dans l’espace ouvert par l’œuvre et la poïétique. Pourtant, l’essai ne porte pas uniquement

sur les œuvres et leur poïétique, il s’en détache éventuellement pour considérer l’art en tant

que mode d’être et de connaissance. Mais les lectures et la réflexion ont aussi été entraînées

par/dans ce même mouvement dynamique, qu’il convient justement de qualifier de

« philosophal », parce qu’il médite à travers la matière et la forme, plutôt que d’enchaîner

les propositions suivant une logique spéculative ; et aussi parce qu’il s’informe d’abord

dans le faire avant d’interroger des textes philosophiques.

Plus j’avançais dans ma rédaction, plus je réalisais à quel point je concevais ce

travail comme une œuvre de création à part entière et empruntais une méthodologie

artistique, non seulement pour la production des œuvres, mais aussi pour la conduite de ma

recherche et le développement de ma pensée. Comme artiste, la méthode que je connais est

celle de la composition (qui peut être musicale, picturale, plastique, etc.) : et ici, j’ai voulu

composer une argumentation équilibrée, cohérente sur le plan des rapports internes, mais

impressionniste et subjective par la façon dont j’ai réuni les éléments.

1.1.2 La narration comme méthode

Quant à moi, je ne comprends ce que je cherche qu’en peignant. Picasso aurait dit : "Je ne cherche pas, je trouve." Mon attitude est un peu différente : c’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche53.

J’ai eu recours à la narration en plusieurs endroits. Rapidement, en effet, la narration

m’était apparue un procédé d’écriture efficace, par sa capacité à se déplacer à travers les

différents niveaux et à établir des liens entre des aspects qui ne sont pas forcément liés par

une logique linéaire. Au début, j’utilisais le récit parce qu’il m’aidait à garder le fil de ma

pensée, mais on trouvera encore dans le présent texte plusieurs passages racontés au « je » :

une stratégie que j’ai d’ailleurs retrouvée chez d’autres artistes ayant produit des œuvres de

recherche création54. Réflexion faite, il me semble pertinent de présenter un argument en

53 Pierre Soulages, Noir lumière (Suisse : La bibliothèque des arts, collection Paroles Vives, 2002), 15. 54 J’ai notamment consulté les ouvrages de Louise Paillé, Livre Livre : la démarche de création (Trois-Rivières : Éditions d’art Le Sabord, 2004) et Louise Prescott, Le complexe d’Ulysse : signifiance et micropolitique dans la pratique de l’art (Trois-Rivières : Éditions d’art Le Sabord, 2002).

Page 39: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

29

expliquant de quelle façon une question nous est venue et comment on a pensé l’étudier,

puis quel trajet de recherche on a suivi, et pourquoi. Ce n’est peut-être pas une méthode

d’argumentation orthodoxe dans d’autres disciplines universitaires, mais c’est une méthode

consacrée de la poïétique et des écrits d’artistes qui sont souvent autobiographiques ou

rédigés au « je ». Et la narration n’est pas seulement un procédé de présentation des idées :

dans ce projet du moins, elle fut un véritable outil / technique dans l’élaboration de ma

réflexion. La meilleure façon de comprendre ce que je faisais était de le raconter, et c’est en

racontant que je m’apercevais, le cas échéant, des problèmes de ma réflexion. Aussi, ce

sont les questions qui émergeaient en cours de narration qui amenaient ma réflexion plus

loin. Ceci rappelle l’utilisation du journal personnel chez de nombreux praticiens, quoique

pour moi, il n’y a pas eu deux moments textuels séparés : je n’ai pas d’abord tenu un

journal, puis étudié ce journal. Ma pensée s’est tout entière déployée dans le processus

même de l’écriture, nourri par la mémoire (parfois sous forme de notes), les lectures et la

création.

Comme je l’ai dit au début de ce chapitre, la non séparation est un aspect central

dans ce qui distingue l’art d’autres modes de connaissance plus scientifiques ou spéculatifs.

Il m’est arrivé, évidemment, de réfléchir dans l’abstrait, mais je me suis souvent aperçue

que la narration permettait de réconcilier les ruptures dualistes que l’argumentation

abstraite ne faisait que consolider. Esprit et matière (opératif et méditatif / faire et pensé) est

certainement la plus immédiatement évidente de ces ruptures lorsqu’il est question de l’art.

Mais tout aussi gênantes sont les séparations entre monde intérieur et réalité extérieure,

entre pratique et théorie, et dans le cas précis du présent travail, entre la poïétique des

œuvres et l’écriture de l’essai. On ne peut maintenir, non plus, la distance entre

l’observateur et ce qu’il observe (même si c’est lui-même qu’il observe et sa poïétique),

entre le sujet qui connaît et ce qui est connu — car à travers l’art, il est impossible de faire

une telle distinction. On verra, en effet, que s’il y a bel et bien, dans l’art, une « expérience

de connaissance », rien n’est « connu » en tant que tel, que la personne elle-même en

relation avec l’œuvre. On ne peut donc simplement articuler la connaissance de façon

détachée, l’isoler et la transmettre par un médium quelconque : il faut inclure le sujet qui

connaît, voire même raconter cette personne, dans son intégralité et sa singularité — et une

présentation narrative peut accomplir une telle intégration.

Page 40: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

30

L’artiste moderne, tel l’alchimiste, centre sa pratique sur lui-même : contrairement au peintre classique ou au scientifique, dont la démarche est asservie à l’obtention d’un résultat concret (la ressemblance, la preuve). […] Pour lui, l’objet n’est qu’un élément accessoire et transitoire en regard du dispositif d’existence que représente la pratique artistique55.

Il n’y a pas non plus de vrai ou de faux dans la pratique artistique : les énoncés ou

les intuitions sont retenus sur la base de leur puissance générative plutôt que sur leur

pertinence dans une argumentation. Une œuvre peut tout aussi bien être basée sur une

prémisse absurde, un oxymore, ou un tissu fantastique : je retiens une prémisse parce

qu’elle m’inspire et qu’elle me permet d’avancer dans ma création, peu importe sa logique

ou son illogisme, peu importe son degré de cohérence avec un réel extérieur. D’ailleurs on

voit souvent que plus une prémisse est paradoxale, plus elle est génératrice. Ceci s’applique

peut-être moins dans la dimension scripturale de ma recherche que dans le travail avec les

matières dans l’atelier, mais la présence de telles intuitions dans le travail artistique a une

incidence sur la méthodologie de recherche, qui sera plus intuitive que normative et

insistera toujours pour assurer en premier lieu une cohérence compositionnelle interne.

1.1.3 Œuvre et thèse : une même inspiration

Alors que la création artistique amène à engendrer des symbolisations appelant des lectures plurielles, diversifiées, la recherche amène à engendrer des symbolisations, et notamment des discours, appelant des interprétations plus convergentes56.

En 2004, dans l’avant-projet soumis avec ma demande d’admission, je parlais de

créer une œuvre (plastique) qui serait son propre discours, une « œuvre au second degré »,

avais-je alors écrit, qui « serait la manifestation d’une pensée sur l’art » ; c’est-à-dire une

œuvre qui contiendrait en elle-même ses propres théorèmes décelables par tous. Bien sûr,

toute œuvre d’art est, à un certain niveau, la matérialisation d’une pensée sur l’art, mais je

cherchais à ce que cela soit plus développé et décisif. Je ne savais pas encore quel genre de

forme serait capable de matérialiser une pensée complexe, avec les détails et subtilités que

cela impliquait, mais j’étais encouragée par un courant de pensée issu du poststructuralisme

55 Nicolas Bourriaud, Formes de vie : l’art moderne et l’invention de soi (Paris : Denoël, 1999), 41. 56 Gosselin et Le Coguiec, op. cit., 23.

Page 41: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

31

voulant que tout soit un « texte », ou arguant que l’image ou l’œuvre visuelle soit une

forme de pensée.

Drawing on the works of phenomenological philosophers such as Croce, Dewey and Ricoeur, I argue that the artwork is a text or work that is equivalent to the written text, and, as such, it should be seen as the appropriate form for a fine art doctoral thesis57.

J’admettais conceptuellement la possibilité de cette proposition, donc, mais je ne

comprenais pas encore comment elle pouvait s’actualiser esthétiquement. Je butais toujours

sur cette différence importante, qui apparaît même — à moi du moins — comme une

différence de nature, entre le sens auquel le langage parlé renvoie, et le sens matérialisé

dans une œuvre et que sa contemplation évoque en nous. Ainsi dans les faits, je ne voyais

pas comment on pourrait considérer une œuvre d’art comme l’« équivalent d’un texte

écrit », surtout un texte théorique fouillé et complexe comme une thèse doctorale. Si une

position comme celle de Morgan, ci haut, m’apparaissait fondée rationnellement, il restait

qu’au niveau de mon expérience, j’avais plutôt l’impression de deux systèmes

sémiologiques foncièrement différents. Il semble s’agir aussi de contenus de types

différents, et de manières différentes de réfléchir. Après réflexion et quelques essais

infructueux en atelier, j’ai conclu que mon projet d’une œuvre plastique qui serait son

propre discours ne pourrait être possible qu’au prix d’acrobaties conceptuelles

artistiquement et esthétiquement décevantes. Mais j’ai aussi commencé à entrevoir qu’une

recherche plus fascinante s’ouvrait une fois rendu à cette évidence : mieux cerner la raison

de cette apparente impossibilité et la nature de cette connaissance unique qui se révèle dans

l’art.

J’ai alors pensé qu’il fallait poursuivre deux entreprises concomitantes : d’une part

la création d’une œuvre résultant d’une poïétique « purement » artistique, et parallèlement,

une entreprise plus spéculative, voire philosophique, pour comprendre ce qui se passait au

niveau du sens artistique :

57 Sally J. Morgan, « A Terminal Degree: fine art and the PhD », Journal of Visual Art Practice (Vol. 1, no 1, Intellect Ltd, 2001), 5–15. Voir aussi Katy Macleod et Lin Holdridge « The Enactment of Thinking: creative practice research degrees », ibid (Vol. 2, no 1 & 2, Intellect Ltd, 2002), 5–11.

Page 42: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

32

En fait, ce qui semble démarquer le travail de création artistique du travail de recherche serait l’importante contribution des processus subjectifs expérientiels dans le travail artistique. Réciproquement, le travail de recherche semble solliciter particulièrement la participation des processus objectifs conceptuels, ce qui ne nie pas pour autant l’apport des processus subjectifs expérientiels dans ce type de travail. Les productions qui résultent de ces deux types d’expérience semblent porter la marque de cette implication différente des processus expérientiels (primaires) et conceptuels (secondaires) de la pensée au cours de leur élaboration58.

On retrouve effectivement ces deux niveaux dans cette thèse : le niveau de l’œuvre

et de sa poïétique, et le niveau plus philosophique de ma réflexion. Je n’ai donc jamais pu

concrétiser mon intention du début, c’est-à-dire créer une œuvre qui serait son propre

discours et qui confirmerait ainsi l’équivalence d’une œuvre d’art et d’un texte doctoral. En

même temps, on verra que la création et la réflexion sont demeurées intimement liées à un

autre niveau. Au début, j’avais cru que la subjectivité et la singularité de l’œuvre se

transcenderaient dans un niveau d’objectivité et de généralité plus grand dans le texte écrit

— comme c’est normalement le cas dans les recherches scientifiques où les observations du

laboratoire mènent éventuellement à une formulation axiomatique. À la vérité, j’ai été

surprise par la difficulté, déjà évoquée, de produire un texte empreint de cette distance

académique qui nous est familière à l’université. En effet, ma recherche livresque et

réflexive a voulu obéir à des intuitions ancrées dans la création, ce qui l’a fait s’éloigner à

plusieurs reprises du chemin plus traditionnel à travers les livres qu’elle aurait

probablement dû suivre si elle avait poursuivi son objet uniquement dans la réflexion. Une

allégeance toute naturelle et irrépressible aux intuitions de l’œuvre m’amenait à orienter

certaines lectures et réflexions dans des directions particulières, ce qui a influencé mes

conclusions. J’avais posé au départ une question en apparence objective, mais je voyais

cette question être traversée et éclairée par la subjectivité de l’œuvre. En fait, ce qui se

révélera au fil des pages qui suivent, c’est que la connaissance spéculative liée au discours

et la connaissance à la fois opérative et méditative liée à l’acte d’œuvrer, sont deux types de

connaissance si différents qu’il faut les comprendre comme des modes de conscience

différents (à mettre en parallèle avec les modes « sacré » et « profane » décrits pas Mircea

58 Laurier et Gosselin, op. cit., 172.

Page 43: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

33

Eliade59), et ne peuvent donc pas servir à examiner un même objet : par l’un ou par l’autre,

on voit même des réalités, voire des mondes différents, comme on le verra bientôt dans la

section 1.2.2. Pour cette raison, je devais garder l’essai ancré dans la poïétique : autrement,

il s’en serait rapidement détaché pour voguer dans des considérations possiblement

éloignées des intuitions de l’œuvre, car il se serait mis à répondre à des questions et des

arguments venus d’ailleurs. Je n’avais donc pas le choix de la subjectivité et de la

singularité, non plus que de privilégier, lorsque nécessaire, la narration (plus

phénoménologique) à la réflexion spéculative et intertextuelle.

Cet équilibre à garder est peut-être dû au fait que la véritable question de ce doctorat

est en amont à la fois de l’œuvre et de l’essai : ils sont en effet tous deux issus d’une même

inspiration — et c’est cette inspiration, cachée à ma conscience comme souvent c’est le cas

pour les œuvres d’art, qui guidait les deux processus, plastique et discursif. Cette

inspiration, qui fut la prémisse de mon projet, est en fait une aspiration : aspiration à une

vision cosmique et gnostique, qui s’est matérialisée dans les œuvres d’une certaine façon et

dans l’essai d’une autre. L’essai explore, en effet, (et conclut à) une fonction cosmique et

existentielle de l’art qui semble tout à fait dictée par cette aspiration. Comme je suis

d’abord une artiste, j’ai suivi cette aspiration plutôt que d’essayer de m’en tenir à une

méthodologie plus scientifique, ce qui a orienté, notamment, mes choix bibliographiques.

Cette situation — le facteur de l’inspiration créatrice orientant la recherche pour l’essai —

me semblait receler des informations importantes sur la nature de la pensée artistique et

puisque c’était là ma question centrale, je l’ai acceptée plutôt que d’essayer de la

contourner. Je reviendrai au chapitre cinq sur ce qu’elle a apporté.

La question même de l’essai, « la nature de la connaissance unique qui se révèle

dans l’art », est le résultat d’une poïétique : elle a surgi dans le sillage des Dimensions

sauvages, où elle était déjà en filigrane avant de s’imposer à ma conscience en ces termes

plus philosophiques. Les intuitions en amont de ce doctorat sont issues de ce projet ancien,

de même que mon besoin d’intégrer ces oppositions binaires telles que « création–

réflexion », « matière–esprit » ou « esthétique–rationnel », en une seule démarche intégrée,

holistique au sens strict du terme. S’il est vrai que les outils de la réflexion conceptuelle ne

59 Mircea Eliade, Le Sacré et le profane (Paris : Gallimard, 1965).

Page 44: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

34

sont pas les mêmes que ceux de la pensée « inséparablement méditative et opérative »

œuvrant dans une poïétique, et que ces outils opèrent sur des niveaux différents de la réalité

et mènent à des connaissances différentes, je ne peux quand même voir qu’un seul chemin

en fin de compte, menant à cette « méta œuvre d’art » mentionnée dans l’introduction.

Même si les deux niveaux (œuvre plastique et essai) sont distincts, ils sont néanmoins

intégrés à ce niveau supérieur d’une même inspiration / aspiration dont je parlais ; et c’est à

l’intérieur de moi, dans ma démarche et dans mon esprit, que cette intégration s’accomplit.

Méthodologiquement, les deux niveaux sont intégrés parce qu’ils se sont rencontrés sur

mon chemin : le chemin d’une seule personne, d’un « sujet » singulier. Comprendre le

terme « méthodologie » dans le sens de « cheminement » et raconter ce cheminement

permet d’envisager ma recherche à la fois dans sa complexité et sa singularité.

1.1.4 Une méthodologie « artistique »

Aveugle vis-à-vis de la forme, "reconnue" ou non, doit être l’artiste, comme il doit être sourd aux enseignements et aux désirs de son temps.

Son œil doit être ouvert sur sa propre vie intérieure, son oreille toujours tendue vers la voix de la Nécessité Intérieure.

Alors, il pourra se servir impunément de tous les procédés, même de ceux qui sont interdits.

Tel est l’unique moyen de parvenir à exprimer cette nécessité mystique qui est l’élément essentiel d’une œuvre.

Tous les procédés sont sacrés, s’ils sont intérieurement nécessaires.

Tous les procédés sont péché, s’ils ne sont pas justifiés par la Nécessité Intérieure60.

Dans l’introduction, j’ai évoqué le lien entre le présent travail et le cinquième mode

de recherche en pratique artistique identifié par Laurier et Gosselin, celui où l’artiste pose

son épistémologie artistique et ses moyens méthodologiques comme aussi valables

(quoique différents) que les modes de recherche des sciences, humaines ou naturelles, pour

60 Vassily Kandinsky, Du Spirituel dans l’art — et dans la peinture en particulier (Paris, Éditions Denoël, 1969), 114.

Page 45: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

35

discourir, à partir de son point de vue d’artiste, sur des sujets divers61. Chacun utilise les

outils méthodologiques de sa discipline : je poursuis ma recherche, moi aussi, avec une

méthodologie et des prémisses ancrées dans la pratique artistique.

Le sens spécifique du mot recherche a évolué passablement au cours du XXe siècle. En fait, même les sciences humaines, à l’origine, ont eu du mal à s’y associer. Pendant plusieurs années, n’ont-elles d’ailleurs pas eu tendance à se contraindre aux procédures des sciences exactes justement pour être reconnues comme sciences, comme domaines de recherche, comme domaines d’élaboration de connaissances ? Avec le temps, on a fini par réaliser que dans les diverses disciplines, des questions de nature différente émergent et appellent des méthodologies tout aussi différentes62.

La recherche création semble être une proposition assez risquée dans l’univers de la

recherche universitaire63. Elle le serait non seulement parce qu’il s’agit d’une entreprise

d’un type nouveau et que ses paramètres épistémologiques et méthodologiques ne sont pas

encore solidement établis par une longue tradition de recherche, mais aussi parce que l’art

n’est pas une science, pas même une science « humaine » ; or la recherche universitaire se

fonde sur une variété de paradigmes scientifiques. Par exemple, lorsqu’on étudie les

religions à l’université, on étudie les « sciences religieuses » ; on parle de « sciences de

l’éducation », et ainsi de suite. Et de la même façon, on peut parler de « sciences de l’art »,

lesquelles feraient partie des « sciences de l’homme », comme le laisse entendre

Passeron64. Ces sciences de l’art seraient l’histoire de l’art, la sociologie de l’art, etc., et

pourraient englober la Poïétique — en tant qu’étude de la pratique artistique —, mais je ne

suis pas encore convaincue que la recherche création, elle, soit une « science humaine » :

elle pourrait l’être dans la mesure où elle est une recherche sur la pratique artistique, mais

elle est aussi, surtout dans le cas de ce travail, une recherche à partir de la pratique

artistique, ce qui à mes yeux la distingue résolument d’une « science ». Cela peut être

discuté, je suppose, mais ce dont je suis sûre, c’est que même si un certain degré de science

et des éléments scientifiques entrent en jeu dans les différentes techniques artistiques, la

61 Laurier et Gosselin, op. cit., 178. 62 Ibid., 169. 63 Les résistances, d’ailleurs, sont encore fortes, comme en fait état Monik Bruneau dans son article, déjà cité, « Une recherche de reliance, féconde dans son hybridité ». Gosselin et Le Coguiec, op. cit. 64 René Passeron, op. cit., 7, 35.

Page 46: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

36

pratique de l’art, elle, n’est pas un mode d’opération scientifique. Pour cette raison, l’artiste

chercheur ne peut pas simplement aller emprunter les méthodes et les paradigmes des

sciences humaines, même les plus complexes et les plus liés à la singularité, comme la

recherche au « je », par exemple. Ou s’il les « emprunte », justement, ce ne sera qu’en

passant : il ne peut pas s’y astreindre complètement et les laisser déterminer ses parcours.

L’artiste ne peut utiliser une méthodologie normative, autrement dit, il ne peut

qu’emprunter des chemins — et ainsi revenir au sens originel, « constatif », du mot :

Le mot méthode vient du grec ancien μέθοδος (methodos) qui signifie la poursuite ou la recherche d’une voie, le mot est formé à partir du préfixe μετά, μέθ- (metα, meth-) "après, qui suit" et de οδός (odos) "chemin, voie, moyen"65.

Dans les sections qui suivent, je présente quelques grands principes qui ont éclairé

les trajets que j’ai suivis : la notion de singularité, les niveaux de sens dans l’œuvre, la

rupture entre la poïétique et l’esthésique, l’ouverture de l’œuvre et la dynamique poïétique,

etc. — principes qui ont déterminé la méthodologie. Comme je l’ai fait remarquer, je suis

consciente qu’il existe des méthodologies déjà explicites, dans des sciences humaines qui

se penchent sur le subjectif et la complexité, qui pourraient aider à rendre compte de mon

projet, mais j’ai trouvé plus pertinent de suivre une méthodologie dérivée de mon savoir et

de mon expérience artistique. J’ai pris ce chemin plus long — et le risque de « réinventer la

roue » — pour les raisons que j’ai déjà expliquées, et aussi parce que la recherche création

est une nouvelle forme de recherche et son champ conceptuel et méthodologique est encore

en chantier66. À mon avis, il est trop tôt pour la formaliser et d’ailleurs, je ne sais pas si on

devrait jamais le faire et j’entends par là : si on devrait établir quelque « best practice »

pour les recherches créations. En fait, je partage plutôt le souhait de Jean Lancri que les

possibilités restent toujours ouvertes :

65Wikipédia [en ligne]. Méthode. http://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9thode (consulté le 1er novembre 2008). Aussi Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française (Paris : Dictionnaires Le Robert, 1998), « Méthode », 2219 : « Methodos signifie proprement "cheminement, poursuite", mais l’on est passé du concept constatif (le chemin suivi) au concept normatif (le chemin à suivre) : de là, le sens de "recherche, traité, doctrine scientifique". » 66 Rappelons la remarque de Pierre Gosselin sur la rareté des écrits, déjà citée dans l’introduction.

Page 47: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

37

Autrement dit, c’est une thèse qui, d’une part, n’a guère de modèle et qui, d’autre part, ne saurait en avoir, parce qu’elle se doit d’en dénombrer autant qu’il existe de chercheurs : espérons pouvoir un jour compter ceux-ci par centaines67 !

C’est donc délibérément que j’ai laissé émerger ma propre méthode, m’appuyant

pour ce faire sur une tradition d’artistes qui ont voulu chercher par eux-mêmes, et sur un

champ, l’art, qui se met au défi de trouver continuellement de nouvelles façons de faire, et

« qui trouve en faisant ». Cela rejoint sans doute ce que dans d’autres champs on appellerait

une méthode « heuristique » ; je vois aussi que « recherche action » et « praxéologie », par

exemple, correspondent plus ou moins à « recherche création » et « autopoïétique » ; et

cette autopoïétique est souvent de type phénoménologique (quoique pas toujours). Mais

mon hésitation à emprunter ces idées a une longue tradition en art, comme lorsque les

artistes ont refusé les contributions de la psychanalyse et de la psychologie, par crainte de

voir leurs visions réduites par des interprétations étrangères ou voir leur expérience

assimilée par ces champs. En art, nous sommes entraînés à créer à mesure les outils dont

nous avons besoin, à trafiquer ceux qu’on possède déjà, ou encore à aller emprunter aux

voisins ceux qui nous manquent. Si l’art peut se pencher sur tous les sujets, il peut aussi se

servir de tous les outils. C’est Kandinsky lui-même, dans la citation ci haut, qui

encourageait l’artiste à se « servir impunément de tous les procédés, même de ceux qui sont

interdits », et à éviter ceux qui ne seraient « pas justifiés par la Nécessité Intérieure ». J’ai

donc cherché moi-même les outils dont j’avais besoin, et comme toujours en art, c’est

l’œuvre, finalement, qui fait foi de la méthode.

1.2 Quelques fondements théoriques généraux

J’aborde maintenant ces quelques grands principes qui ont donné forme à ma

réflexion et justifié mes choix méthodologiques. La connaissance artistique, et la forme de

pensée qui y conduit, diffèrent radicalement d’une connaissance et d’une pensée de type

scientifique dans le sens tout particulier où c’est à un « état de connaissance » plutôt qu’à

des « objets de connaissance » que l’art conduit. C’est précisément cette distinction d’avec

67 Jean Lancri, « Comment la nuit travaille en étoile et pourquoi ». Gosselin et Le Coguiec, op. cit., 9–10.

Page 48: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

38

des modes de connaissance plus objectifs ou distanciés qui appelle les prémisses théoriques

et méthodologiques que j’explique dans le reste de ce chapitre.

1.2.1 La « grande idée » et le singulier

Une première caractéristique qui fait de la pratique de l’art un type de connaissance

réfractaire à la généralisation est, paradoxalement peut-être, son caractère synthétique et

holistique. C’est davantage un « monde de sens », d’impressions et de connexions

possibles, qui baigne la poïétique et émerge de l’œuvre, plus que des contenus précis. Ce

que l’art exprime, si l’on veut, c’est « la grande idée », comme dirait Beuys, ou plus

précisément, le rapport — d’une certaine manière métaphorique — entre l’objet singulier et

la grande idée, le pouvoir de l’un d’invoquer l’autre. Cette « grande idée », que Beuys

appelle aussi « dimension spirituelle » (d’un objet ou d’une substance)68, se présente à nous

comme une expérience esthétique et est essentiellement de l’ordre de l’intuition :

indéniablement un mode de connaissance, donc, mais une connaissance non objective et

non généralisable ; et dans l’ensemble non transmissible, comme on le verra plus loin.

Et pourtant je pense que l’on a affaire à un processus de connaissance quand quelqu’un prend conscience […] du rapport entre la feuille d’olivier et la grande idée. La feuille d’olivier, n’est-elle pas connaissance sous forme d’image69 ?

Si les œuvres individuelles (un poème, une peinture, une chorégraphie, un texte de

théâtre, etc.) ont parfois un sujet, qu’elles « parlent » de quelque chose de particulier,

comme une feuille d’olivier par exemple, ce qu’elles en disent n’est jamais objectivant. Au

lieu d’aller du particulier au général, comme la science, l’art va du singulier au symbole, ou

à l’archétype — car à mon avis, la « grande idée » de Beuys ressemble fortement à une

« Idée » de Platon.

Par ses réflexions sur la pensée complexe, Edgar Morin a donné les premières

balises pour mon entreprise, au tout début de ma recherche. D’abord la complexité elle-

même est une notion à garder à l’esprit :

68 Joseph Beuys, Par la présente, je n’appartiens plus à l’art, 98. 69 Joseph Beuys et Volker Harlan, Qu’est-ce que l’art?, 28.

Page 49: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

39

[La pensée simplifiante] isole ce qu’elle sépare, et occulte tout ce qui relie, interagit, interfère. Dans ce sens la pensée complexe aspire à la connaissance multidimensionnelle. […] Mais elle comporte la reconnaissance d’un principe d’incomplétude et d’incertitude. […] Aussi la pensée complexe est animée par une tension permanente entre l’aspiration à un savoir non parcellaire, non cloisonné, non réducteur, et la reconnaissance de l’inachèvement et de l’incomplétude de toute connaissance70.

Mais c’est une autre des distinctions sur laquelle il insiste qui a davantage retenu

mon attention : celle entre le général et le singulier, le premier étant scientifique, le second

un principe central de toute étude du sujet. « Tout le monde peut dire "je", » écrit Morin,

« mais chacun ne peut dire "je" que pour lui-même »71.

Imaginons un livre de sociologie qui décrirait les mouvements prévisibles des foules

dans diverses situations : on pourrait comprendre les facteurs en présence et prévoir les

comportements lors d’un grand carnaval ou d’une émeute, par exemple. Mais on n’y

trouverait rien nous permettant de prédire comment nous, individuellement, nous

comporterions, ou quelle serait notre expérience personnelle dans cette manifestation. Notre

expérience dépendrait, de fait, de notre situation particulière : pourquoi me suis-je retrouvée

dans cet événement, comment suis-je liée émotionnellement, culturellement, politiquement,

éthiquement, à lui ? Qui est avec moi ? Quelles expériences passées sont rappelées à mon

esprit ? Le rapport de sociologie pourrait prédire, par exemple, qu’un certain pourcentage

du groupe chercherait à fuir le lieu de l’émeute alors qu’un autre pourcentage serait entraîné

dans l’agitation ; il pourrait même décrire certaines caractéristiques des personnes se

retrouvant dans un groupe ou dans l’autre, mais il ne contiendra rien me permettant de

savoir, moi, quelle serait mon expérience dans cette situation. Ce sont le romancier, le

cinéaste, le peintre, le musicien, le danseur, qui rendraient le mieux compte des expériences

personnelles vécues dans la situation de foule.

La science essaie d’éliminer ce qui est individuel et singulier, pour ne retenir que des lois générales et des identités simples et closes, […] le

70 Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe (Paris : Seuil, 2005), 11–12. 71 Ibid., 88.

Page 50: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

40

roman, au contraire […] nous montre des êtres singuliers dans leurs contextes et dans leur temps72.

Mais cela ne signifie pas que l’art n’en reste qu’à des situations individuelles :

singulier et individuel ne sont pas synonymes. Cette situation de foule et de chaos évoquée

plus haut pourrait nous évoquer la célèbre peinture de Picasso, Guernica73. On sait (par le

titre, surtout) que cette œuvre a été inspirée par un événement précis, le bombardement du

village de Guernica pendant la guerre d’Espagne. Mais cet événement est perdu dans

l’œuvre, qui n’en a gardé que la « grande idée », justement. Picasso, d’une certaine façon,

s’est vu lui-même dans cette situation, et il a peint ce qu’il aurait senti ou vécu. C’est le

pouvoir de l’art, son pouvoir poétique, d’atteindre cette « grande idée » à partir d’un

singulier très spécifique. Ainsi, la singularité de la présente recherche la distingue

irrémédiablement d’une recherche scientifique qui, elle, chercherait à atteindre un niveau

général et voudrait abstraire le plus possible les circonstances particulières d’une recherche.

Mais une recherche comme celle-ci ne peut pas prétendre transcender ses circonstances

particulières, qui sont au contraire déterminantes. C’est par ces circonstances mêmes que

mon travail finira par évoquer une « grande idée » — plus précisément une version

(singulière) de la « grande idée » de la connaissance artistique.

1.2.2 Du « sauvage » au gnosticisme de Paysages de l’holocène

Le chemin que j’ai suivi pour arriver à ce travail doctoral commence en 1990 et il a

mobilisé, complètement par moments, ma démarche d’artiste, mon évolution spirituelle et

mon œuvre intellectuelle. Ce ne fut pas un chemin en droite ligne, mais une aventure

holistique où les niveaux (artistique, spirituel et intellectuel) sont interconnectés. Pour en

rendre compte, permettez-moi de mettre cet « être singulier » que je suis « dans son

contexte et son temps » — pour reprendre les termes ci hauts de Morin.

En 1990, alors que je travaillais sur des relevés d’arpentage et des cartes

géodésiques du grand nord québécois (j’étais dessinatrice technique dans un bureau

d’ingénieurs civils), la réalité que la Terre entière a été triangulée et topographiée m’est

72 Ibid., 77. 73 Pablo Picasso (1881–1973), Guernica, 1937. Huile, 3,5 m x 7,8 m.

Page 51: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

41

apparue. Au-delà du lieu commun, cette pensée est devenue rapidement pour moi un objet

de contemplation existentiel et poétique : où est allé le « sauvage » ? Et j’ai pensé que s’il

n’existait plus géographiquement, le sauvage était peut-être réfugié dans les profondeurs de

notre psyché, dans cette « Terra Incognita » qu’est notre inconscient74. C’est alors que j’ai

formé le projet artistique de donner voix à cette « dimension sauvage » à l’intérieur de

nous, et je me suis mise alors à utiliser diverses techniques « automatiques » susceptibles

d’en faire surgir la révélation. Il s’en est suivi pratiquement dix ans d’expériences

créatrices, qui m’ont menée de la composition musicale à un travail ouvert sur le plan des

médiums artistiques. Mes travaux m’amenaient notamment à m’intéresser aux langages : je

« parlais » dans des langues imaginaires, j’écrivais avec des signes inventés ou j’utilisais

des écritures illisibles. Je tentais aussi de reconstruire des langues anciennes : par exemple,

écrire des textes en pseudo-ancien-français ou pseudo-latin. J’ai même étudié les travaux de

Joseph Greenberg75 sur l’Amerind (langue paléo-américaine hypothétique équivalente à

l’indo-européen pour l’Eurasie) et tenté d’inventer une langue appartenant à ce groupe.

J’étais fascinée par le mystérieux Nostratic, hypothèse controversée et probablement

farfelue d’une langue originelle, le proto-proto-langage qui aurait été parlé au

Paléolithique76. J’ai aussi étudié les systèmes ésotériques et prophétiques, surtout le I Ching

et les runes, et j’ai fait réaliser la carte du ciel d’un personnage imaginaire, supposément né

en Mongolie en décembre 1956. Pour Les Dimensions sauvages, la création et les études

allaient de pair. C’était un projet d’une envergure illimitée : il avait un centre assez localisé

— cette idée d’entendre des voix du sauvage —, mais son potentiel de rayonnement allait

dans toutes les directions.

74 Louise Paillé raconte un moment de « collision » de ce même type, qui fut à l’origine de son œuvre Livre Livre. Elle en parle comme d’une « presque hallucination ». « Cet instant fondateur est exaltant, euphorisant, déterminant en tant qu’expérience globale et globalisante, mais cette expérience repose sur "une presque hallucination" ; elle ne s’appuie sur rien d’objectif, rien de calculable, rien d’éminent, rien de certifié […] Elle ne tient souvent qu’à un détail, qu’à un accessoire négligeable, qu’à une anecdote insignifiante qui, tout à coup, devient signifiante pour une seule personne, grâce au regard du créateur qui se l’approprie pour en faire l’essentiel de sa démarche. » Louise Paillé, op. cit., 19. 75 Joseph H. Greenberg, Language in the Americas (Stanford: Stanford University Press, 1987). 76 Voir notamment Steven Pinker, The Language Instinct (NY: William Morrow & Cie, 1994), 256 et suvantes. Et Jay Ingram, Talk Talk Talk (Toronto: Viking, 1993).

Page 52: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

42

Plusieurs personnes à qui j’en avais parlé ont eu la même réaction : on souriait de la

naïveté de ma « quête du sauvage », en faisant remarquer que la notion même de

« sauvage » est un pur construit culturel, tout comme la « nature » d’ailleurs ; c’était

l’époque du Cyborg Manifesto77 et des Cultural Studies. « L’originaire, sous l’espèce, entre

autres, de la Nature, reste hors de portée », écrit Anne Cauquelin, le paysage est une

invention, et « la Nature est "une idée qui n’apparaît que vêtue" », rappelle-t-elle78. Je leur

donnais raison d’ailleurs : je comprenais moi aussi qu’il y avait cette impossibilité

d’accéder au sauvage par le langage. Et il est vrai que j’ai travaillé davantage sur le lieu

limite où les systèmes sémantiques perdent leur sens pour n’être plus que symboles

illisibles, traces, gestes et matière, que sur la mise en mots, en musique ou en images de

possibles voix « sauvages ». En fait, je restais plutôt appuyée sur ce lieu limite comme sur

une asymptote, sans vraiment essayer de passer de l’autre côté. De là à dire que cet autre

côté n’existait pas, ou du moins qu’il était (ontologiquement) inaccessible, il n’y avait

qu’un pas, et j’ai accepté cette idée. J’acceptais même l’idée que je ne trouverais jamais

quoi que ce soit de véritablement sauvage et de ne pratiquer que des formes particulières de

« language art » et de « process art ». Cela n’avait pas d’importance, en réalité, car j’étais

absorbée dans mes travaux et je suivais un riche fil conducteur qui me conduisait dans

beaucoup de lieux de culture et d’érudition. Et s’il est vrai, aussi, que je visitais — en

pensée — beaucoup plus de musées d’histoire que de contrées sauvages, cela correspondait

bien à mon tempérament de toute façon.

Mais parallèlement, sur un tout autre plan de ma vie personnelle, il se développait

en moi une sorte d’intuition spirituelle : je devenais gnostique. Je ne pourrais pas appeler

autrement cette intuition décidément spirituelle, mais qui ne croyait pas en Dieu ni ne

s’imaginait adhérer à quelque dogme religieux que ce soit. Pourtant j’en ai fréquenté, des

idées et des artefacts religieux pendant mes travaux… En tant qu’éléments élevés de culture

et d’histoire, les religions sont d’incontournables réservoirs de connaissance non rationnelle

et ma connaissance des faits religieux de l’humanité s’est incidemment beaucoup

77 Donna J. Haraway, Simians, Cyborgs and Women: The Reinvention of Nature (NY: Routledge. 1991), 149–181. 78 Anne Cauquelin, L’invention du paysage (Paris : Quadrige/PUF, 2000), 20. La citation insérée serait de Mikel Dufrenne.

Page 53: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

43

approfondie. Mais ce n’est pas une religion qui m’a interpellée : je devenais gnostique

parce qu’il se développait en moi un « sentiment de transparence, d’éclairement, de

luminosité », comme je l’ai dit dans mon introduction, coexistant avec un « sentiment de

mystère » tout aussi intense. J’avais aussi, malgré mes conversations avec mes ami/es sur le

caractère purement construit de tout ce que nous prenons pour la « réalité », cet irréductible

« sentiment de réalité » inexplicable, indémontrable scientifiquement ou rationnellement,

mais qui résiste pourtant dans la sensibilité et l’être-au-monde, au-delà de tous les concepts.

Dans ce sens, je m’approchais de ce qu’Eliade décrit comme « le sacré », qui est, dit-il,

« l’expérience d’une réalité et la source de la conscience d’exister dans le monde ». Mes

sentiments « de mystère » et « de luminosité » rappellent aussi ces sentiments qui fondent

l’expérience du sacré telle que décrite, bien avant Eliade, par Rudolf Otto79 — il appelle ce

sentiment de mystère, le mysterium fascinans, par exemple. Il n’était pas question d’une

croyance ou d’une quelconque idée d’un au-delà, mais vraiment d’une expérience au sens

où l’entend Eliade, « cette expérience du sacré, de ce partage qui s’opère entre le réel et

l’irréel »80. Mais pendant tout le temps où je travaillais sur Les Dimensions sauvages et où

je croyais ma quête à la fois impossible et intéressante du fait même de cette impossibilité

— ce qui gardait une tension constante dans mon travail —, je n’ai jamais fait de lien entre

mes expériences artistiques et mon gnosticisme grandissant, entre mes expériences pour

faire émerger des voix inaudibles et des présences invisibles (ou refoulées) et un éventuel

sentiment de révélation. Et puis un jour, vers 2002, j’ai eu l’impression d’avoir fini Les

Dimensions sauvages, c’est-à-dire d’en avoir épuisé l’énergie et l’inspiration. Curieuse de

cette intuition spirituelle qui avait grandi en moi, j’ai alors commencé à chercher une

dimension « sacrée » dans la pratique artistique ; et je croyais sincèrement avoir changé de

direction. C’est seulement longtemps après que j’ai réalisé que je m’étais tournée vers un

questionnement qui, loin d’être en rupture avec les Dimensions sauvages, en était plutôt la

conséquence directe ; et réalisé que j’avais, sans m’en apercevoir, traversé depuis

longtemps de l’autre côté de l’asymptote.

79 Rudolf Otto, Le Sacré (Paris : Éditions Payot & Rivages, 2001). 80 Mircea Eliade et Claude-Henri Rocquet, L’épreuve du labyrinthe (Monaco : Éditions du Rocher, 2006), 176.

Page 54: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

44

Je n’avais pas réussi à entendre les voix du sauvage à travers les œuvres de ce

projet, mais cette quête de révélation avait néanmoins ouvert à l’intérieur de moi un espace

de révélation. Quelle était la nature de cette révélation ? C’est justement la question qui se

posait au sortir du projet et que j’ai amenée dans ce doctorat. Il était facile de répondre, en

m’appuyant sur Eliade, qu’il s’agissait du « sacré », et j’ai beaucoup considéré cette

possibilité, pour finalement écarter une assimilation de l’espace de sens dans l’art à une

dimension « sacrée ». J’ai plutôt pensé que cette « révélation » pouvait en fait se situer en

amont à la fois du sacré et de l’art. La discussion de cela est le sujet du chapitre quatre.

Ce que je veux retenir, pour l’instant, de l’histoire que je viens de raconter, c’est

cette ambiguïté : dépendamment de comment on pose la question ou on y réfléchit, la

réponse est différente. Si je la pose de façon rationnelle, la réponse est celle d’une

impossibilité : tous les instruments de la pensée spéculative — concepts, logiques,

méthodes d’argumentation — sont culturellement et conceptuellement déterminés, et on ne

peut avoir accès à aucun ineffable, aucune révélation « gnostique » par ce type de réflexion.

Par contre, si je la pose de façon esthétique, selon des modes poïétiques de l’art, la

connaissance émerge — intense et éclairante, mais non rationnelle, inexprimable en

concepts. Autrement dit, le « sauvage » — ou disons, l’ « inconstruit » — n’est pas

accessible tant qu’il a un nom et qu’il est un concept, mais quelque chose d’inconstruit se

révèle effectivement lorsqu’il est appréhendé immédiatement dans la forme, la matière et

l’espace-temps, sans l’intermédiaire de concepts rationnels ou linguistiques. C’est à cela

que je faisais allusion, dans une section précédente, lorsque je disais que la connaissance

liée au discours et la connaissance liée à l’acte d’œuvrer sont des modes de conscience

différents nous donnant à voir des réalités, et même des mondes différents.

Difficile de résister, ici, à une analogie avec le fameux « principe

d’indétermination » d’Heisenberg, ce principe en physique des particules qui dit qu’on ne

peut connaître à la fois la vitesse d’un objet quantique et sa position : si on connaît la

position de l’objet, on ne peut déterminer sa vitesse, et inversement, si l’on connaît sa

vitesse, on ne peut connaître sa position. L’analogie est la suivante : tant que je savais le

nom de ce que je cherchais (le « sauvage »), je ne pouvais le trouver avec certitude, mais du

moment où j’acceptais de ne pas le nommer et d’en ignorer la nature, je trouvais une

Page 55: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

45

révélation intense de sa présence, je me retrouvais, effectivement, dans un grand espace que

je ressentais comme rempli de sens, mais dont j’aurais été en peine de nommer un seul

objet de « vérité ». C’est pourquoi on dit souvent que ce principe d’indétermination met

l’observateur en cause dans les résultats mêmes de l’observation : le choix des moyens et

de la question par l’observateur détermine la nature de ce qu’il observera. Je rencontre ici le

même dualisme que celui sur lequel je butais encore au début du doctorat, entre l’œuvre

plastique et l’essai plus philosophique, mais on voit maintenant leur complémentarité dans

une dynamique plus grande. L’œuvre me rend gnostique, elle me révèle une réalité

irréductible, mais je ne saurais témoigner de cette réalité. Si ce n’était que l’œuvre, et

l’expérience gnostique, qui m’intéressaient, je pourrais en rester là. Mais dans ce projet

doctoral, je dois prendre le risque du discours avec les difficultés qu’il pose, car je veux

tenter de rendre compte de la nature de cette « réalité », ainsi que du processus par lequel

j’arrive à l’impression qu’elle est « réelle ».

1.2.3 « Gnosis » et « Epistémè »

Dans les faits, la question de ce doctorat a dû être posée des deux manières en même

temps : d’une part esthétiquement, ce qui m’a amenée dans l’atelier à me laisser imprégner

de ce qui naît dans l’expérience, et d’autre part philosophiquement, ce qui m’a menée à un

certain corpus, à réfléchir, à étudier. La vérité de mon projet — comme celle, quantique, de

l’électron — demande les deux angles de vue.

Du peu de grec que j’ai appris à l’école, j’ai retenu, entre autres, l’habitude de

vérifier l’origine étymologique des termes. C’est ainsi que j’ai compris que les Grecs

avaient deux mots distincts pour ce que nous nommons sous le même terme de

« connaissance » : « gnosis » et « epistémè ». Le premier mot a donné gnose, gnostique et

gnoséologie, de même que le latin « noscere » d’où sont venus « connaître » et

« connaissance » (co-noscere)81. Le mot anglais « knowledge » vient fort probablement

aussi de « gnosis », ou du moins d’une racine indo-européenne commune. L’autre mot,

« epistémè », a donné « épistémologie », un terme introduit plus récemment (19e, début du

20e siècle) et désignant l’étude des modes de connaissance des sciences.

81 Alain Rey (dir.), op. cit., 852.

Page 56: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

46

Figure 2 : « Gnosis » et « Épistémè »82

Comme on peut le voir, connaître, dans le sens de gnosis, réfère au type de

connaissance que nous pouvons avoir d’une personne, d’un lieu ou d’un phénomène : avoir

une relation avec quelque chose, être familier, en avoir une connaissance sensible. C’est un

type de connaissance qui s’intensifie et s’approfondit avec l’expérience et la participation

entière de notre être. Je crois qu’on peut dire que l’appréhension esthétique, se présentant

dans l’esprit sous forme d’intuition, est liée à « connaître » dans le sens de ce mot, γνώσις,

plutôt que dans le sens du second, έπιστήμη, qui pour sa part désigne très particulièrement

la connaissance acquise par l’étude, la réflexion et l’exercice. Έπιστήμη est lié au verbe

« epistamai », signifiant aussi savoir, dans le sens d’ « avoir connaissance de quelque

chose », et de « savoir se servir de quelque chose », ou savoir-faire ; ce mot est formé de

« epi » et de « stamai », qui ensemble signifient « se tenir au-dessus ». En lui-même, donc,

il semble contenir cette idée de connaissance distanciée caractérisant l’approche

scientifique. On peut penser que la connaissance appartenant à la philosophie et aux

sciences humaines, par exemple — et cela inclut la maîtrise et la connaissance des

principes de l’art — appartient au deuxième type, puisqu’elle s’appuie dans une large

mesure sur un savoir acquis, issu de l’application de l’esprit, de l’étude, de l’exercice, et

inscrit dans le sillage d’une longue tradition de chercheurs. On comprend aussi que le

premier type de connaissance est intransmissible, alors que le second est tout

82 Anatole Bailly, Abrégé du dictionnaire grec-français [en ligne]. http://home.scarlet.be/tabularium/bailly/index.html (consulté le 5 novembre 2008).

Page 57: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

47

particulièrement transmissible, justement. Et je crois qu’on trouve, ici, une illustration de la

distinction entre « singulier » et « général » ; le premier type de connaissance, « gnosis »,

est lié au singulier parce qu’il est basé sur la « reconnaissance » et l’intuition, sur une

expérience intime, alors que l’autre « épistémè », est le résultat d’étude, de recherches,

d’échanges, etc.83 Une des difficultés de cette thèse est de garder à ces deux modes leur

intégrité respective, de ne pas les confondre.

Le problème se pose aussi pour la communication de ces deux formes de

connaissance : l’aspect gnostique contenu dans l’œuvre, et la dimension épistémique qui a

besoin du discours, du langage. Lorsque je travaillais sur Les Dimensions sauvages, le

problème de la forme sous laquelle rendre ce travail public s’est posé. J’ai exposé certaines

des œuvres84, mais tout le sous-texte — pourtant immense — restait hors de portée des

spectateurs. Il m’a été possible de partager l’ensemble de la recherche et de la démarche

avec les œuvres dans le cadre de présentations d’artiste dans des contextes universitaires, ce

qui jusqu’à ce jour, s’est avéré la meilleure forme pour une présentation du projet dans son

ensemble, dans ses deux grands aspects. J’en étais donc arrivée par moi-même à la

conclusion qu’une forme convenable pour le projet serait un livre, et puis un jour, j’ai

rencontré ceux de Paillé et de Prescott85 : peut-être s’agit-il, en fait, de l’émergence d’une

nouvelle forme d’art (voir chapitre cinq) ? Quoiqu’il en soit, l’impulsion du projet actuel

sur l’holocène, avec sa triple nature plastique, narrative et philosophique, est sans doute

venue de l’expérience des Dimensions sauvages.

1.3 Facteurs dynamiques assurant l’ouverture de l’œuvre

1.3.1 La distance entre la poïétique et la réception

L’atelier est un monde en soi, un microcosme, un creuset, un « espace

philosophal », où se jouent une histoire et des interactions complexes, d’un haut niveau

d’énergie. J’assemble, je transforme et mets en relation dynamique des « matières » aussi

83 Évidemment, les deux formes de connaissance ne sont pas exclusives : on peut connaître quelque chose dans les deux sens. 84 À l’université Concordia en novembre 1999 et au Musée régional de Rimouski en 2001. 85 Louise Paillé, op. cit. et Louise Prescott, op. cit.

Page 58: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

48

diverses que des idées, symboles, émotions ou systèmes, et des matériaux physiques en

tous genres, artefacts, sons, objets trouvés, dispositifs médiatiques, etc. Pourtant cette

histoire et ces interactions entre l’artiste et ses matières sont très différentes de celles qui se

jouent, après coup, entre les œuvres et les spectateurs : il y a en effet un décalage important

entre le poïétique et l’esthésique dans toute œuvre, décalage dont Jean-Jacques Nattiez86 a

parlé comme d’une « discrépance ». Je me dois d’introduire ici cet incommunicable, cette

quasi-impossibilité de transmettre avec quelque précision que ce soit les sens que l’on a mis

dans notre œuvre, car dans cette recherche sur la nature de la connaissance qui émerge de

l’opérativité artistique, le fait que celle-ci puisse être a priori intransmissible est

évidemment très important. Et dans ma propre histoire artistique, cet incommunicable a

marqué profondément (trop, peut-être) ma pratique, car lorsque j’ai commencé à en prendre

conscience, c’est tout mon rapport au public qui en a été affecté.

Dans un ouvrage sur l’esthétique de la réception, H. R. Jauss présente des

arguments pour que l’histoire de l’art et de la littérature soit une « histoire des effets », une

« histoire de la réception »87. Jauss souligne le caractère perpétuellement inachevé du sens

d’une œuvre : comme Umberto Eco88 et de nombreux autres (dont je suis), il voit surtout

l’œuvre dans son ouverture, insistant sur sa « structure ouverte, indéterminée, qui permet

des interprétations toujours nouvelles »89. Il parle de « l’éternel inachèvement de sa

signification qui se développe à mesure que se poursuit le processus historique de son

interprétation »90. Dès qu’elle a quitté l’atelier ou les presses, la nouvelle œuvre a tôt fait de

se distancer de ce que son auteur a voulu faire, pourquoi il a voulu la faire, ce qu’il y a mis,

ce qu’il en comprend : tout ceci cesse d’avoir de l’importance dès que le récepteur s’en

saisit. L’histoire de l’œuvre cesse alors d’être l’histoire de sa production par l’artiste pour

se confondre désormais à l’histoire du récepteur, de son expérience et de ses lectures de

l’œuvre. D’où la pertinence du projet de Jauss pour une « esthétique de la réception »,

c’est-à-dire pour que l’esthétique, si elle veut comprendre une œuvre d’art, observe d’abord

86 Jean-Jacques Nattiez, La musique, la recherche et la vie. 87 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception (Paris : Gallimard, 1978), 103. 88 Umberto Eco, L’œuvre ouverte (Paris : Seuil, 1965). 89 Jauss, op. cit., 113. 90 Ibid., 104.

Page 59: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

49

et avant tout sa réception. En musique cette fois, le sémiologue Jean-Jacques Nattiez fait

état de la même chose.

La stratégie constructive par laquelle le "récepteur" donne un sens [aux phrases musicales] est complètement différente de celle qui a engendré ces phrases. Pour reprendre la terminologie proposée par Molino, les stratégies poïétiques — les processus créateurs — ne garantissent pas la nature et le contenu des stratégies esthésiques — les processus perceptifs, de "réception", de compréhension. Il y a discrépance, si vous me permettez cet anglicisme, entre le poïétique et l’esthésique91.

Nattiez insiste beaucoup sur cette distance entre l’œuvre telle que l’artiste l’a

conçue et l’œuvre telle que reçue par le public, au point de la présenter comme un

fondement incontournable de toute sémiologie de la musique, et au-delà, même de toute

communication humaine. Je suis certainement d’accord avec lui : j’ai vécu cette

« discrépance » avec une telle intensité personnellement qu’elle a fini par m’apparaître, à

moi, comme une véritable rupture — un incommunicable pratiquement ontologique logé au

cœur même de l’entreprise artistique. Dans les arts d’interprétation, la coprésence de

l’interprète et du public permet une expérience commune en temps réel qui amoindrit dans

une certaine mesure l’intensité de cette distance, mais celle-ci est d’autant plus importante

que les œuvres sont reçues en différé : dans le cas de la littérature écrite, par exemple, ou

une exposition, un film ou de la musique enregistrée. La prise de conscience de cette

distance, que j’ai alors ressentie comme insurmontable, a été un point tournant dans mon

travail : c’est elle qui m’a fait décider de me concentrer davantage sur mon expérience de

création et d’y trouver la justification de mes efforts. La qualité de mon expérience

artistique et même spirituelle est alors devenue l’objet central de mes préoccupations. Cette

distance est centrale aussi dans ma réflexion : le fait de ne pouvoir espérer transmettre le

sens que je vois dans mon œuvre ne m’apparaît plus comme un sujet d’affliction, mais

plutôt comme une donnée importante de la nature de l’art, du « sens artistique » et de la

forme de pensée qui y est associée. C’est cela qui m’a amenée à mieux comprendre, en fait,

la « mécanique de la communication » dans l’art (mécanique plus quantique que classique,

je dirais…), ce que l’on entend souvent lorsqu’on dit que l’art « crée du sens », de même

91 Nattiez, La musique, la recherche et la vie, 60.

Page 60: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

50

que la notion d’ « expression ». Cette réflexion deviendra très importante au chapitre

quatre.

1.3.2 La « cassure » au cœur même du poïétique

Avec Jauss, on peut déduire une sorte d’ « autorité » du récepteur sur l’histoire et le

sens de l’œuvre, autorité dans le sens où c’est le récepteur qui a raison sur le sens de

l’œuvre avec laquelle il s’engage, et aussi dans le sens d’un « auteurship » qui lui

appartient. Jauss dit que si une œuvre intéresse un lecteur, parfois même des siècles après

sa création, c’est qu’elle apporte une réponse à une question qui réside chez lui et dans son

époque.

Si le texte littéraire est reçu dès l’origine comme une réponse, ou si le lecteur ultérieur y cherche d’abord une réponse consacrée par la tradition, cela ne présuppose pas du tout que l’auteur ait dû nécessairement y formuler lui-même une réponse expresse. Le fait que l’œuvre puisse être définie comme une réponse, sans lequel il n’y aurait pas de continuité historique entre l’œuvre du passé et sa compréhension ultérieure, est une modalité de sa structure considérée déjà sous l’angle de sa réception, et non pas un paramètre invariant de l’œuvre en elle-même. La réponse — ou le sens — que le lecteur cherche ultérieurement dans l’œuvre peut y avoir été laissée à l’origine ambiguë ou même tout à fait indéterminée. C’est même au degré de cette indétermination précisément que se mesure l’efficacité esthétique de l’œuvre, et donc sa qualité artistique92.

L’œuvre reste donc indéterminée et c’est le récepteur qui en précise le sens, en

fonction de ses attentes, de son monde, de son contexte93. Il ne faudrait pas en déduire,

cependant, que l’auteur n’est pas préoccupé de la signification dans son œuvre. Au

contraire, je suis engagée dans une opération de signifiance tout au long du processus de

création : je me questionne sur le sens que je veux donner à mon œuvre, autant que sur le

sens que je la vois prendre, parfois malgré moi. Et ce questionnement est une donnée

centrale dans la poïétique ; je suis en dialogue constant avec les matières de l’œuvre, qui

résistent à mon intention ou lui proposent des avenues, et qui parfois imposent d’autres

92 Jauss, op. cit., 112. 93 N’est-ce pas à cette même situation que Barthes faisait référence en parlant de la « mort de l’auteur » et la « naissance du lecteur » (1968) ? Roland Barthes, « La mort de l’Auteur ». Le bruissement de la langue (Paris : Seuil, 1984), 61–67.

Page 61: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

51

sens, différents de ceux que j’imaginais. De cette manière, je suis aussi le récepteur de mon

œuvre — je dirais d’ailleurs le « proto-récepteur » — en cours de travail. Il y a donc une

dimension esthésique dans la poïétique. Conséquemment, cette cassure entre le poïétique et

l’esthésique dont parlent Jauss et Nattiez n’intervient pas seulement entre moi et les

récepteurs de mon œuvre, elle intervient aussi dans mon propre rapport à mon œuvre —

elle est présente tout au long du processus, du fait de la réflexivité de mon rapport à

l’œuvre et à moi-même.

Il est important de remarquer, aussi, comment l’ « indétermination » du sens de

l’œuvre (dans la citation ci haut) est liée à son degré d’ « ouverture », c’est-à-dire sa

capacité d’ouvrir un espace de sens, mais non de déterminer des sens entendus : un espace

de signification de nature ouverte, changeante et transformatrice. Or Jauss fait de ce degré

d’ouverture un critère de la qualité artistique de l’œuvre (« c’est même au degré de cette

indétermination précisément que se mesure l’efficacité esthétique de l’œuvre, et donc sa

qualité artistique ») ; et je crois que ceci est immensément important. Je crois en effet que

c’est cet espace de signification de nature ouverte — cette expérience de sens particulière

— que nous recherchons dans l’art ; et c’est pourquoi, à mon avis, Jauss veut en faire le

grand critère de l’œuvre94. Or cette ouverture, ou cette « indétermination » du sens dans les

œuvres, est aussi une dynamique primordiale de la poïétique, car si l’œuvre est ouverte

pour l’ensemble de la réception à venir, elle l’est aussi tout au long de sa création. Je crois

que dans cette ouverture se trouve le mécanisme d’une révélation, d’un art comme mode de

connaissance, comme méthode de recherche, et comme dynamique de travail : je crée parce

que je ne sais pas ce qui va surgir. En me plaçant moi-même en position de réception

continue face à l’œuvre que je suis en train de faire, je donne à ma propre réception une

fonction autant génératrice que révélatrice — génératrice d’une toujours plus grande

révélation.

94 Incidemment ceci va à l’encontre de la possibilité évoquée en début de chapitre, à l’effet que l’œuvre plastique puisse être un texte au même titre qu’un exposé théorique. En tout cas, cela compromet grandement la possibilité d’une œuvre qui serait si précise quant à la théorie qu’elle porte, qu’elle pourrait se passer de discours.

Page 62: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

52

1.3.3 Dimensions intrinsèques et extrinsèques

Le travail artistique se fait sur deux plans : un niveau très précis, pas du tout

indéterminé, de travail sur la matière, et un niveau plus éclaté, probabiliste, de travail

d’inspiration, de contemplation, de réflexion et de méditation poétique sur les sens

possibles de l’œuvre en cours. Jean-Jacques Nattiez propose deux larges dimensions de

sens en jeu dans la sémiotique musicale95 qui me semblent correspondre à ces deux niveaux

de travail : la dimension « proprement musicale », qu’il appelle « signification intrinsèque »

et une autre dimension composée d’affects, de sensations et d’aperceptions, même de

réminiscences et de construits culturels, à laquelle nous sommes renvoyés en écoutant une

œuvre musicale. La signification intrinsèque, pour la musique, désigne « la signification qui

serait "proprement" musicale, c’est-à-dire qui ne renvoie à rien d’autre qu’à la musique

elle-même ». Cette signification réside dans la structure même d’une œuvre musicale, dont

la cohérence interne rend « signifiants » ses différents éléments.

[L]a musique se présente comme un langage qui se signifie soi-même. Des parallélismes de structures construits et ordonnés différemment permettent à l’interprète de tout signans musical [= le signifiant] perçu immédiatement de déduire et d’anticiper un nouveau constituant correspondant et l’ensemble cohérent formé par ces constituants. C’est précisément cette interconnexion des parties aussi bien que leur intégration dans un tout compositionnel qui fonctionne comme le signatum [= le signifié] de la musique. (Roman Jakobson)96

« Mais les significations véhiculées par une œuvre musicale ne sont pas seulement

immanentes au langage musical lui-même », ajoute Nattiez. « Toute production musicale

renvoie à un univers sémantique complexe, extérieur à la musique elle-même97. » Cette

dimension extérieure, sorte d’ « exo-sémantique », à laquelle le récepteur est renvoyé en

écoutant l’œuvre est ce que Nattiez désigne comme la « signification extrinsèque ».

95 Jean-Jacques Nattiez, « La signification comme paramètre musical », Nattiez (dir.), MUSIQUES : Une encyclopédie pour le XXIe siècle. 2 Les savoirs musicaux (Actes Sud / Cité de la musique, 2004). 96 Jakobson cité par Nattiez, MUSIQUES, 265. 97 Nattiez, MUSIQUES, 269.

Page 63: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

53

Les renvois extrinsèques provoqués par la musique sont de trois ordres. […] Outre des jugements concernant la forme et les propriétés immanentes de l’œuvre :

a) des jugements normatifs (appréciations personnelles sur la qualité, la beauté — ou la laideur — de l’œuvre, jugements de goût) : ils relèvent de l’évaluation esthétique de la musique et, bien qu’ils soient souvent étroitement reliés à nos interprétations sémantiques, je ne les considérerai pas ici ;

b) des observations d’ordre introspectif, relatives à l’effet psychologique, notamment affectif, ressenti par l’auditeur à l’écoute de la musique ;

c) des jugements de signification par lesquels les auditeurs de la pièce attribuent à tout ou partie de la pièce un contenu renvoyant à un référent extra-musical ; Francès en distingue trois types :

- un référent individuel : la signification se rapporte à une expérience personnelle accompagnée ou non d’images,

- une signification concrète : un aspect de la nature, un phénomène du monde extérieur, une situation dramatique,

- une signification abstraite : des traits psychologiques (gaieté, enjouement, sérénité) attribués à la musique — c’est ce qui les distingue des observations du point b) — ou des représentations générales sur l’allure de la pièce (connotations relatives à l’ordre, au désordre, à la hiérarchie).

Ce sont les jugements et affirmations des points b) et c) que je retiens comme révélant des capacités de renvoi extrinsèque de la musique98.

Je ne crois pas trop outrepasser la pensée de Nattiez en proposant d’appliquer les

concepts de signification intrinsèque et extrinsèque aux autres formes d’art. Cela se jouera

quelque peu différemment dans les formes figuratives et représentatives que dans les

formes plus abstraites (et la musique, du moins instrumentale, est le plus souvent une forme

abstraite), mais la distinction est utile pour voir deux grands niveaux de sens dans l’œuvre.

Éventuellement, on comprend que la signification intrinsèque, liée à l’architecture de

l’œuvre, ne varie pas beaucoup dans le temps et reste relativement solide d’un récepteur à

l’autre, alors que la signification extrinsèque reste toujours ouverte : chaque récepteur la

98 Ibid., 269–270.

Page 64: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

54

crée pour lui-même, à partir des significations intrinsèques et du contexte extérieur qui, lui,

change avec les époques et les lieux, et varie d’un récepteur à l’autre.

L’œuvre littéraire n’est pas un objet existant en soi et qui présenterait en tout temps à tout observateur la même apparence ; un monument qui révélerait à l’observateur passif son essence intemporelle. Elle est bien plutôt faite, comme une partition, pour éveiller à chaque lecture une résonance nouvelle qui arrache le texte à la matérialité des mots et actualise son existence99.

J’aime bien cette référence à l’idée de « partition », et cela rappelle les expériences

de la musique aléatoire (John Cage) ou les instructions pour des œuvres conceptuelles à la

Fluxus. L’artiste prépare, en quelque sorte, met en forme et en matière les paramètres ou les

instructions pour une « musique » qui sera en bout de ligne interprétée par le récepteur. En

d’autres termes, le compositeur (l’artiste, l’écrivain) est très certainement l’auteur des

significations intrinsèques de son œuvre — c’est le niveau dont il est l’auteur et c’est là que

s’actualisent ses décisions —, mais il n’a qu’un pouvoir limité, suggestif tout au plus, sur la

réception des significations extrinsèques. Le plus souvent, d’ailleurs, il devra faire ces

suggestions à l’aide de mots juxtaposés à son œuvre (le titre, par exemple, ou une

description jointe) ou des références codées ou figuratives : c’est-à-dire en insérant des

suggestions poétiques à un autre niveau de sens que le niveau esthétique proprement dit.

D’une manière générale, on peut dire qu’autant la dimension intrinsèque est précise et

spécifique, autant la dimension extrinsèque est ouverte, susceptible d’être interprétée et

réinterprétée à chaque réception de l’œuvre. En organisant la dimension intrinsèque de

l’œuvre, je construis en quelque sorte le « kit » à partir duquel le récepteur construira, pour

lui-même, son propre sens de l’œuvre.

Or, cette distinction intrinsèque / extrinsèque ne s’applique pas seulement à la

réception de l’œuvre — autrement dit à la « lecture » —, elle s’applique tout autant dans la

poïétique, à la pensée de l’artiste. D’ailleurs lorsqu’il illustre les deux formes de

significations, Nattiez prend ses exemples autant chez des compositeurs se prononçant sur

l’un ou l’autre des niveaux de signification dans leur œuvre100, que chez des auditeurs101.

99 Jauss, op. cit., 47. 100 Nattiez, MUSIQUES, 265.

Page 65: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

55

Ainsi, comme la rupture entre le poïétique et l’esthésique discutée précédemment, cette

distinction entre deux niveaux de sens (intrinsèque et extrinsèque, solide et fluide) dans

l’œuvre, joue un rôle majeur de la poïétique. Car moi aussi, je fais des lectures extrinsèques

(symboliques, imagées, etc.) des formes intrinsèques dans mon œuvre, lectures que je

réinvestis dans la création.

Avant de continuer sur cette idée, il est important de préciser que l’apparent

dualisme de ce système « intrinsèque / extrinsèque » est trompeur ; et ce n’est pas Nattiez

qui a été dualiste, c’est plutôt la façon dont j’ai expliqué ici cette distinction. La réalité est

plus intégrale : on ne peut séparer complètement les niveaux intrinsèques et extrinsèques

d’une œuvre d’art, pas plus qu’il est possible de décrire un visage sans parler à la fois de

ses formes et de l’intériorité qui l’anime ; impossible de décrire une personne sans évoquer

à la fois ses aspects physiques et psychologiques.

1.3.4 La dynamique poïétique

Il était important d’introduire ces deux grandes dualités — poïétique / esthésique et

dimensions intrinsèque / extrinsèque — car il fallait montrer qu’elles opèrent aussi dans la

poïétique. Ensemble elles forment des tensions dynamiques qui opèrent en synergie dans la

création d’une œuvre et installent un mouvement intense. La première, où je suis en

position de réception (esthésique), fait que je serai touchée par les deux niveaux de sens —

j’aurai une expérience de sens liée au faire sur le plan de la dimension intrinsèque, et une

expérience de lecture, de méditation (herméneutique) au niveau de la dimension

extrinsèque : une illustration de ce caractère « inséparablement opératif et méditatif » qui

caractérise l’acte d’œuvrer. Les deux niveaux de sens intrinsèque et extrinsèque, d’autre

part, se répondent continuellement, créant une situation de dialogue entre les matières de

l’œuvre sur plusieurs plans simultanés : matières, forme, sens, symboles, idées, concepts,

opérativité, etc. Je présente cette dynamique graphiquement dans la figure ci contre, en

réitérant l’idée de Jauss selon laquelle le niveau d’indéterminé dans l’œuvre (son degré

d’ouverture) est une des conditions de sa qualité artistique. Face à l’œuvre que je suis en

train de créer, je ne sais donc jamais avec précision ce qu’elle « dit » ou quels sens elle

101 Ibid., 283–284.

Page 66: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

56

porte, ce qui me met dans un questionnement perpétuel — et ce, alors que je travaille

néanmoins sur du « solide », du « résistant », dans la composition des niveaux intrinsèques.

Cette situation de tension constante me garde en mouvement, autant dans le faire que dans

la pensée, tout au long de la poïétique.

Intrinsèque (forme pure, matériaux)

Esthésique (réception)

Poïétique (faire)

Extrinsèque (sujets, sens donnés, impressions)

Figure 3 : Dynamique poïétique

Dans mon travail de création, la distance entre ce que je fais dans la matière

(poïétique / intrinsèque) et ce que j’en reçois et interprète (esthésique / extrinsèque) est une

clé : je valorise et cultive cette distance, je joue les deux dimensions l’une contre l’autre.

Une intention, un « quoi ? », émerge dans mon esprit, qui peut concerner aussi bien la

dimension intrinsèque que la dimension extrinsèque : ce peut être un thème — telle image,

tel symbole, telle émotion ou expérience —, ou ce peut être une forme ou une matière (tel

matériau, telle technique), et à partir de là, je travaille les éléments intrinsèques et

extrinsèques comme s’ils étaient sur le même pied, les réinvestissant constamment dans

l’œuvre. Je peux, par exemple, être en train de chercher comment développer et harmoniser

une mélodie (niveau intrinsèque), lorsqu’une impression me vient ou une image (niveau

extrinsèque), qui me donne une idée pour orienter mon développement formel et

instrumental (intrinsèque). Cela se produit à différents niveaux en même temps et plusieurs

fois lors d’un processus ; et au bout d’un moment, c’est une herméneutique continue qui, en

quelque sorte, entoure le travail, imprégnant le matériel et envahissant l’atmosphère de

l’atelier. C’est dans cette saturation poétique que l’œuvre est créée. On verra plusieurs

exemples de cette dynamique dans la narration au chapitre deux.

Page 67: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

57

Remarquons aussi qu’une distinction entre la matière et le sens dans une œuvre

n’est pas toujours tranchée, même pas toujours possible. Si je travaille sur une pierre, par

exemple : la pierre s’inscrit autant comme dimension intrinsèque (le matériau de base)

qu’en tant que son essence symbolique (ce que la pierre signifie) — c’est le cas des pierres

gravées qu’on verra plus loin. Toute la notion de « substance », chez Beuys, nous oblige de

fait à penser ensemble ces deux niveaux : le miel, par exemple, ou le feutre, ou la graisse,

ne sont pas que des matières à partir desquelles il crée des sculptures, ce sont des éléments

signifiants à part entière ; et l’œuvre ne cherche pas à exprimer un autre niveau extrinsèque

que ce que les substances — avec leurs caractéristiques chimiques et matérielles (la

température à laquelle la graisse fond, la texture du miel, etc.) autant que leur existence

« spirituelle » — évoquent en elles-mêmes. De même, des notions comme « paysage »,

« sculpture », « sonate », « chœur », « poésie », « mélodie », etc., peuvent désigner des

réalités formelles et techniques dans l’œuvre (appartenant donc au niveau intrinsèque), en

même temps qu’elles ont aussi une portée poétique ou extrinsèque forte : ce sont des mots

évocateurs, chargés culturellement, qui influent sur ma lecture de ce que je suis en train de

produire. Tout ceci est particulièrement agissant dans le présent travail, du fait que

Paysages de l’holocène n’est pas une œuvre autonome finie, mais un espace-temps

thématisé, in/formé, dans lequel plusieurs œuvres sont créées, en écho les unes aux autres.

Avec le temps et au fil du travail, l’atmosphère poétique / herméneutique générée par cette

dynamique poïétique est devenue très dense.

En conclusion, les méthodes et approches avec lesquelles j’appréhende la dimension

extrinsèque (l’herméneutique, la critique, la contemplation, la sensibilité, etc.) sont des

composantes tout aussi essentielles du faire que les processus de fabrication et matériaux en

tant que tels. L’auteur de l’œuvre est en position constante de réception, et ses lectures

s’inscrivent dans la poïétique — c’est pourquoi j’ai suggéré de le voir comme le proto-

récepteur. Or ces lectures se situent aux deux niveaux de sens, intrinsèque et extrinsèque, et

c’est dans cette suite complexe d’interactions et de rétroactions entre le sens et la forme

qu’un processus de création est conduit et qu’une révélation s’opère. Entre le quoi et le

comment, le faire et l’observation, la matière mise en forme et le rêve qu’elle m’évoque,

mon intention et le hasard, c’est tout un engrenage qui se met en branle, une véritable

Page 68: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

58

« mécanique » de la création — création qui, pour peu qu’on la laisse opérer, ne se finira

jamais, puisque lorsque je laisserai l’œuvre, des récepteurs la continueront.

1.4 Remarques supplémentaires sur la méthodologie dans Paysages de l’holocène

1.4.1 Intermédialité

C’est dans le cadre des Dimensions sauvages que j’ai commencé à travailler avec

d’autres médiums que la musique. Alors que les questions intrinsèques (formelles, etc.)

étaient au premier plan de mes préoccupations dans la composition musicale, mon attention

s’est déplacée à ce moment vers les dimensions extrinsèques liées aux thèmes que

j’explorais ; et le choix des médiums a été en grande partie déterminé par ces thèmes. Dans

la composition musicale, c’est plus souvent l’inverse : les considérations « musicales », de

forme, d’instrumentation et de conduite harmonique et mélodique, ont préséance ; et celles-

ci génèrent ou inspirent des idées ou des images. Dans le travail intermédial, par contre,

autant dans Les Dimensions sauvages que dans Paysages de l’holocène, ce sont les

impressions, le sujet, qui viennent plus souvent en premier et pointent en direction des

médiums à convoquer.

Si les questions intrinsèques étaient moins au centre de mon travail, c’est d’abord

parce que je n’ai jamais été éduquée ni socialisée dans les utilisations traditionnelles, ou

classiques, des médiums plastiques que je me suis mise à utiliser ; mes questions à leur

sujet sont moins sagaces ou primordiales que celles qui se posent dans la composition, par

exemple, qui est le médium que j’ai étudié. Ensuite, toujours dans le travail intermédial, j’ai

tendance à instrumentaliser, en quelque sorte, les médiums que j’utilise, c’est-à-dire m’en

servir à d’autres fins que leur propre avancement. En effet, le travail disciplinaire tend —

ou du moins a tendu, historiquement — à idéaliser le médium, à en faire sa propre fin : une

manière d’appliquer à un champ donné l’injonction de « l’art pour l’art », en exigeant par

exemple que chaque œuvre spécifique contribue à l’avancement de sa discipline. Le travail

Page 69: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

59

intermédial — ou interdisciplinaire, comme on l’appelle aussi102 — peut utiliser ces mêmes

médiums, mais sans la révérence et le dévouement envers les pratiques traditionnelles

construites autour d’eux. Le médium, en d’autres mots, n’est plus la préoccupation

première : ce sont souvent des recherches précises sur des thèmes ou des problématiques

(préoccupations extrinsèques, donc) qui amèneront une démarche à devenir extra-

disciplinaire d’abord, puis intermédiale. Plus largement, on pourrait dire que c’est

l’intention ou la quête qui déterminent les médiums avec lesquels on travaillera : la

situation, ici, étant celle d’un artiste qui s’intéresse à une problématique particulière et qui

cherche, tous azimuts, les meilleurs moyens de l’explorer et de manifester son intention.

Une démarche a/disciplinaire103 — n’étant plus justifiée en premier lieu par la

contribution propre à une discipline — pourra donc tendre vers des fins autres que les fins

artistiques traditionnelles, centrées sur la production de l’œuvre comme une fin en soi. Il

s’agit alors souvent de quêtes : quête de relation, d’action, de vision, etc. Les médiums sont

alors choisis non pour eux-mêmes, en fonction de l’intérêt qu’on leur porte en tant que

champ d’étude ou l’intérêt qu’on aurait à les maîtriser, mais pour ce qu’ils contribuent à la

quête. Quoique la quête, ou le travail sur des problématiques particulières ne soient pas

exclusifs à l’intermédialité, loin de là, et qu’à l’inverse on ne puisse pas dire non plus que

tout travail intermédial soit forcément lié à une quête ou une problématique donnée, de

telles grandes sources d’inspiration sont quand même une caractéristique du travail de

plusieurs artistes interdisciplinaires et l’une des raisons de l’ « ex/disciplinarité » en art.

Soulignons aussi qu’elles sont des facteurs importants d’intégration et d’unification dans

l’œuvre générale d’un artiste, a fortiori une œuvre éclatée sur le plan des médiums et des

disciplines. C’est du moins le cas de ma démarche intermédiale, qui est une quête

existentielle, une quête de sens et de révélation : j’explore alors à travers divers médiums,

empruntant le plus souvent aux arts plastiques, à l’univers sonore / musical, et à la

littérature.

102 C’est M. Serge Lacasse qui, dans une conversation à bâtons rompus, m’a convaincue d’utiliser le terme « intermédial », plus juste au sens strict qu’ « interdisciplinaire », pourtant plus consacré. Je n’ai pas eu de difficulté à lui donner raison. 103 Certains artistes ont plutôt revendiqué une « indisciplinarité »… Voir, au Québec, le duo Doyon–Demers, qui se dit « oeuvrière et oeuvrier indisciplinaires » http://www.doyondemers.org/index.html# . Voir aussi la revue française Mouvement : l’indisciplinaire des Arts Vivants [en ligne]. http://www.mouvement.net/site.php (sites consultés le 30 octobre 2008).

Page 70: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

60

1.4.2 Recherche intuitive…

[J]e n’arrive pas à concevoir la question de la méthode de manière prospective ; l’idée de choisir une méthode par anticipation me semble aller à l’encontre de l’aspect intuitif et hétéroclite de ma recherche pratique104.

Autant les démarches scientifiques et théoriques sont rigoureuses, autant les

démarches créatrices sont hétéroclites, insolites et diverses : si les poïétiques sont

singulières, les méthodes de travail le sont aussi. Elles ne précèdent pas le travail

(contrairement à la recherche scientifique, pour laquelle la méthodologie est souvent déjà

normalisée, du moins dans ses grandes lignes), elles font partie intégrante de la création :

elles sont créées dans le processus de création. Ce sont bien des « tactiques insolites », pour

reprendre le titre de Laurier et Gosselin, plus que des « méthodes » au sens universitaire du

terme. Dans l’introduction de leur livre, ils expliquent :

Cette méthode [des artistes], basée sur l’expérience sensible du monde, revendique un espace d’investigation où la pratique de l’image, des mots, du toucher, de la matière, de la conscience, s’alimente souvent à une sorte de logique intuitive qui laisse place au hasard, à l’accident, et parfois même, au désordre. Il semble que ce type de recherche n’a que faire de l’ordonnance et du plan d’action prémédités pour penser sa conduite105.

En lectrice de nouvelle science, d’histoire et autres ouvrages en sciences humaines,

je suis bien placée pour comparer ma méthode anarchique et singulière avec les

méthodologies disciplinées des recherches scientifiques. Je m’accorde une liberté totale

dans le développement de mes projets de création, liberté qui est complètement en porte-à-

faux avec la rigueur des autres domaines. De fait, c’est cette liberté que je recherche et

valorise dans ma pratique artistique, et c’est certainement une des raisons pourquoi j’ai

choisi et continue de choisir l’art comme chemin de connaissance.

Dans le processus de la création, ce que je cherche n’est pas une chose précise, une

vérité ou une information, mais quelque chose qui serait baigné soudain de cette impression

de luminosité, d’éclairement, qui me donne le sentiment de connaître intimement une part

104 Julie Faubert, « La méthode démasquée », Laurier et Gosselin, op. cit., 139. 105 Laurier et Gosselin, op. cit., 13.

Page 71: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

61

du monde dans lequel je suis : c’est pourquoi, d’ailleurs, j’utilise le terme de « gnose ». Je

ne peux donc pas définir à l’avance mon parcours car ne sachant pas précisément ce que je

cherche, je ne sais pas où cela se trouvera : tout ce que je sais, c’est que je le reconnaîtrai.

Je cherche donc intuitivement, en portant attention aux moments d’eurêka, au sentiment de

compréhension soudaine qui vient lorsqu’un simple flash, passé dans la matière, me revient

comme une pensée toute formée. Ce flash de départ, que Louise Paillé comparait à une

« presque hallucination »106 n’a pas besoin d’être « important » ou très prégnant sur le plan

symbolique. Il peut être aussi simple, aussi humble que dans l’exemple suivant, où l’idée

subite m’était venue de tracer de mémoire et les yeux fermés mes chemins quotidiens à la

boulangerie, au bureau de poste et à l’épicerie107.

Image 1-1 : Croquis préliminaires pour Les chemins ordinaires

Les croquis n’auront pris que quelques minutes tout au plus. Il s’agissait d’une toute

petite idée et je ne m’attendais à rien en faisant les croquis : un croquis n’est pas une œuvre.

Mais j’ai été frappée par l’équilibre graphique et formel des croquis : ils étaient plutôt

intéressants sur un plan « intrinsèque ». Si les croquis n’avaient pas présenté cet intérêt

formel, je les aurais simplement laissés là ; mais comme matière graphique, ils me

semblaient prometteurs. Le véritable travail poïétique, qui a commencé alors, a demandé

beaucoup plus de temps et d’attention. Le résultat a été les trois grands dessins suivants : 106 Voir note 74. 107 Croquis mine de plomb ; cahier 21 cm x 13 cm.

Page 72: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

62

Image 1-2 : Les chemins ordinaires, 2005. 3 dessins, 48 cm x 38 cm, papier Arches, acrylique liquide, encre

Par le travail qu’il a fallu pour concrétiser dans une matière et un espace-temps cette

idée, ce simple « flash » sans grande conséquence au départ, c’est toute une réflexion qui

s’est instaurée : sur ma place dans mon village, sur son organisation sociale plutôt

traditionnelle, sur la manière dont je me représente le village — sorte de cartographie

kinesthésique — et ensuite, plus loin, sur l’esthétique comme mode de concrétisation d’une

expérience, sur la non communicabilité de ces pensées, et ainsi de suite. Je fais de l’art

parce que j’aime penser à ces questions, que j’aime être consciente de ma présence au

monde, et que je ne connais pas de système ou de méthode plus susceptible de m’aider sur

cette route.

Il s’agit d’une méthode de découverte (heuristique) dont l’aspect systématique et/ou

méthodique apparaît au « regard rétrospectif », comme pour Julie Faubert. Je ne peux

jamais dire où je vais ; et si je crois le savoir, je dois souvent me détromper en cours de

travail. Ce n’est pas seulement l’impossibilité, toute banale, de prédire le résultat qui me

fait dire cela : c’est vraiment que même si j’ai une idée d’où je veux aller et que je pars

dans une direction donnée, avec une méthode et des matériaux donnés, je suis d’avance

déterminée à changer de direction si je trouve quelque chose. Le cap, le projet initial, ne

servent au fond qu’à me mettre en mouvement ; une fois en mouvement, je ne m’oblige pas

à poursuivre l’idée initiale : je me mets en mouvement dans sa direction, mais en ayant déjà

Page 73: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

63

accepté de me laisser dérouter à la première occasion si j’ai l’impression que cela peut me

mener quelque part.

Il existe ainsi, selon moi, toute une catégorie de concepts que le chercheur se doit de forger d’abord, de formuler aussi clairement que possible ensuite, et dont il doit pourtant savoir se séparer, une fois venu le moment du rejet du projet au profit de ce qui se révèle lors du trajet108.

Dans l’exemple ci haut, le projet aurait très bien pu bifurquer entre les croquis et les

dessins, et amener ceux-ci ailleurs complètement. C’est l’intuition érigée en méthode. C’est

encore l’intuition qui me fait faire tantôt confiance au hasard, tantôt à l’induction, tantôt à

la déduction. Tantôt cette méthode intuitive va vers un but, tantôt elle prend le premier

tournant ; tantôt elle ramasse un caillou, tantôt elle est si absorbée qu’elle ne remarque rien.

Elle emprunte aux modèles du randonneur, du contemplatif, du botaniste et du poète… Le

mot « quête » est important et on le retrouve souvent sous la plume d’artistes. Ainsi, le

travail des Paysages de l’holocène procède d’une « quête de visions », si on veut, de

visions de la Terre en tant que cosmos, susceptibles d’entretenir et d’augmenter le

« sentiment cosmique » intense mais indéfini que j’avais au départ.

1.4.3 Intuitive… mais systématique

Souvent, comme on le voit dans la collection de Laurier et Gosselin, les artistes

revendiquent le droit de chercher sans établir d’abord l’objet de leur recherche, ou encore

sans déterminer d’avance une méthode spécifique qui risquerait de dicter les découvertes.

Mais Beuys fait une remarque importante à ce sujet. Il prévient contre une certaine

« idéologie », dit-il, qui « consiste à dire qu’il suffit de mettre les hommes face à un faire et

que moins on influence, plus on laisse faire simplement, et plus il y a de chances qu’il en

ressorte quelque chose qu’ensuite on laisse tel quel, tout simplement »109.

108 Jean Lancri, « Comment la nuit travaille en étoile et pourquoi ». Gosselin et Le Coguiec, op. cit., 14. En italique dans le texte. 109 Beuys et Harlan, op. cit., 23.

Page 74: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

64

C’est-à-dire qu’on suppose que quelque chose va sortir de toutes ces constellations possibles qui se trouvent à l’intérieur des potentiels créatifs et que ce quelque chose — alors que ces constellations ne sont pas purifiées — va d’une façon ou d’une autre exister. Mais il ne va pas nécessairement en sortir quelque chose si les potentiels internes ne coïncident plus, c’est-à-dire si le champ interne des forces psychologiques est troublé : ce qui en sortirait pourrait n’être par exemple que l’expression de purs instincts naturels. Et quand on habille ce qui est pure nature instinctive d’une telle idéologie du faire, alors on est en présence d’une idéologie dans le domaine de la création110.

Si ma démarche est intuitive, elle est aussi systématique. D’abord, il y a cette

méthode qui consiste à faire s’interpénétrer deux systèmes dans l’œuvre (figure 2) et à

s’effacer soi-même (se mettre en position de réception) pour laisser agir leur dynamique,

qui opère grosso modo de la façon suivante : normalement, les idées de départ contiennent

d’entrée de jeu une dynamique intrinsèque (papier, plume, encre) et extrinsèque (chemins

quotidiens), comme dans l’exemple que je viens de donner. Cela donne donc deux niveaux

de préoccupation qui viennent dialoguer et négocier ensemble, et par là, se dynamiser l’un

l’autre. J’ai trouvé que cette dynamique est essentielle à la production d’un sens artistique

complexe et inattendu. Tout comme l’œuvre trop « instinctive » lorsque l’instinct n’est pas

« purifié », l’œuvre trop rationalisée risque d’être prévisible, unidimensionnelle ou trop

littérale — de manquer, donc, d’ouverture ou d’indétermination. Ce problème survient

notamment lorsqu’un discours prescrit la démarche, ce qui est une situation un peu

similaire à celle d’une poïétique soumise à quelque « idéologie du faire », pour reprendre

l’idée de Beuys. Jung, un grand scientifique pourtant, mais aussi un gnostique et un

chercheur, a bien décrit cette exigence de ne pas dicter la découverte ou prescrire la

démarche, lorsqu’il était engagé dans ses recherches sur les mandalas :

The question arose repeatedly: What is this process leading to? Where is its goal? From my own experience, I knew by now that I could not presume to choose a goal which would seem trustworthy to me. […] I had wanted to go on with the scientific analysis of myths which I had begun in Wandlungen und Symbole. That was still my goal — but I must not think of that! I was being compelled to go through this process of the unconscious. I had to let

110 Ibid.

Page 75: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

65

myself be carried along by the current, without a notion of where it would lead me111.

Parce que les médiums et les matières ont leur intelligence propre et leurs

résistances, ils instaurent une part d’inconnu et d’irrationnel dans le « discours » prévu ;

c’est-à-dire dans ce que je prévois aborder dans mon œuvre. La cohérence interne des

matières m’empêche de simplement démontrer, ou discourir, sur ce que je connais déjà —

ou crois connaître. Loin d’être négligeable, cette part irrationnelle, résistante, de la matière

est en fait toute ma marge de manœuvre : c’est l’espace par lequel j’ai l’impression

d’accéder à l’imaginal — ce monde intermédiaire entre la pensée et la matière où les

événements de la poïétique arrivent et où notre histoire se joue. C’est là le cœur et le sens

de l’opérativité qui fait de l’art une épistémologie particulière. Il faut se taire soi-même :

une démarche de révélation est antithétique à une démarche d’expression de soi-même. On

trouvera de nombreuses applications de tout cela dans la partie suivante, où je décris la

création des Paysages de l’holocène.

J’ai toujours gardé à l’esprit cette phrase de Rimbaud : « Le Poète se fait voyant par

un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens »112. Je comprends l’importance

de ce dérèglement, oui, pour accéder à une vision autre — nouvelle, surprenante. Mais j’en

retiens surtout l’aspect systématique, « long, immense et raisonné » dit Rimbaud, ou dans

les termes de Beuys, « préparé » :

Cela veut dire simplement que je dois me préparer, sans cesse me préparer, et que pendant toute ma vie je dois me comporter de telle sorte que chaque instant fasse partie de la préparation. Que je sois en train de jardiner ou de parler avec des gens, que je sois dans la rue au milieu de la circulation, que je lise ou que j’enseigne, quel que soit le domaine d’activité ou de travail qui me soit familier, il me faut toujours avoir cette présence d’esprit, c’est-à-dire cette vision globale de toute la constellation de forces, […] les forces sont là, présentes. Les principes sont là. Et quelque chose sortira de moi qui sera considérablement plus juste que si ce travail de préparation n’avait pas eu lieu113.

111 C. G. Jung et Aniéla Jaffé, Memories, Dreams, Reflections (NY: Random House, 1965), 196. 112 Rimbaud, op. cit., 220. 113 Beuys et Harlan, op. cit., 24–25.

Page 76: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

66

Pour moi, cette préparation interpelle tout l’être : c’est ce qui fait que ma démarche

inclut ma pensée et mes lectures autant que mes méditations et mes poïétiques. C’est aussi

pourquoi la « révélation » qui émerge de ce long chemin / processus ne concerne pas

seulement mon œuvre elle-même, mais vient éclairer ma vie entière : c’est moi qui suis

« gnostique », pas seulement mon œuvre (peut-être pas mon œuvre du tout, au fond), et

c’est encore moi qui pense dans un mode poïétique et qui « connais » de cette

« connaissance artistique ».

Sommaire du chapitre

Dans ce chapitre, j’ai surtout présenté les fondements théoriques qui ont éclairé mes

décisions méthodologiques et le chemin que j’ai suivi. J’ai expliqué que la recherche en art

appartenait aux approches du « sujet », qui sont singulières plutôt que généralisatrices. J’ai

montré comment ce travail m’obligeait à dépasser le dualisme occidental dans lequel j’ai

été socialisée : l’œuvre et l’essai, l’art et la philosophie, la matière et la pensée, les

dimensions intrinsèques et extrinsèques, le processus et le résultat, ne sont pas séparés.

L’œuvre in/forme la pensée et la réflexion, et vice-versa, la pensée est constamment

réinvestie dans l’œuvre, dans une herméneutique créatrice qui, dans le cas de ce projet

doctoral particulier, a mené à la création d’une « méta œuvre d’art » où la discursivité fait

partie intégrante du projet créateur. Pour rendre compte de ces niveaux holistiques et

subjectifs, je privilégie la narration à l’argumentation comme mode d’exposition.

J’ai présenté deux grandes dualités : 1) la « cassure entre le poïétique et

l’esthésique » (Jauss, Nattiez) et 2) les deux niveaux de sens dans l’œuvre selon Nattiez : le

niveau intrinsèque (qui est lié à la forme matérielle de l’œuvre) et le niveau extrinsèque

(qui est formé des impressions et des interprétations auquel le récepteur est renvoyé

lorsqu’il écoute ou regarde l’œuvre). J’ai montré que ces dualités ne se jouaient pas

seulement entre l’artiste et le récepteur, mais qu’elles étaient aussi des dynamiques

intrapoïétiques : car je suis moi-même en position de réception pendant la création. Les

deux dualités (intrinsèque / extrinsèque et poïétique / esthésique) s’articulent ensemble dans

Page 77: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

67

le processus créateur, pour entretenir une tension constante qui nourrit l’inspiration et la

création, et ultimement, garantit une œuvre ouverte et porteuse de complexité.

Finalement, j’ai discuté certains aspects précis de mon processus créateur au-delà de

cette herméneutique créatrice : l’intermédialité, qui permet un travail thématique et une

quête de sens, puis les aspects intuitif et systématique de ma poïétique personnelle.

Page 78: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

CHAPITRE 2 — CORPUS

L’œuvre en train n’existe pas encore. Celle-ci est une valeur à laquelle on se consacre114.

2.1 Remarques préliminaires sur la description des œuvres

Dans ce deuxième chapitre, on trouvera une description du projet intitulé

Paysages de l’holocène sous forme narrative, accompagnée de documents

photographiques. Je présente d’abord le projet dans son ensemble avant de décrire

séparément chacune des cinq œuvres, en portant mon attention sur le processus de leur

création. J’ai vécu ce processus comme une aventure — aventure de création et aventure

dans l’imaginaire — et comme une expérience intérieure, et c’est ce dont j’ai voulu

rendre compte. C’est donc davantage sur cette expérience elle-même que je me penche

dans ce deuxième chapitre, que sur les œuvres en tant qu’objets d’art finis et autonomes.

En lien avec mon questionnement sur la connaissance émergeant du processus artistique,

ce chapitre examine l’univers de sens qui a englobé le travail et observe ce sens émergent

se réinscrire continuellement dans l’œuvre en cours de réalisation. J’ai choisi une forme

narrative, qui me permettait de me déplacer aisément entre les différents niveaux de

création en suivant une logique propre au processus. Je n’ai pas tenté de séparer dans la

narration les niveaux de sens intrinsèques et extrinsèques des œuvres : un niveau plutôt

technique, portant sur le maniement des matériaux et l’émergence des formes, se mélange

ainsi à un niveau plus herméneutique et poétique ; et j’espère avoir réussi à montrer la

dynamique entre ces niveaux.

Pour les besoins de ce projet, j’avais entrepris un journal d’atelier. Mais comme je

n’ai pas l’habitude de tenir un journal et que d’ailleurs je n’ai pas tendance à discuter de

mes projets en cours de création, celui-ci est demeuré fragmentaire quant au processus de

création. Il m’a été plus utile, en fait, dans l’élaboration de ma pensée — le travail

intellectuel, donc, qui s’accommode davantage d’un recours au discursif. Mes notes ont

114 Passeron, op. cit., 38.

Page 79: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

69

en effet rapidement dépassé les cadres de l’atelier pour porter plutôt sur les autres aspects

du doctorat, comme la recherche bibliographique, mes lectures et les grandes idées sur

lesquelles j’étais en train de travailler. La conséquence en est que le présent chapitre a

donc été essentiellement rédigé de mémoire, en fin de projet, en m’appuyant sur quelques

ébauches et commentaires consignés au cours de la conception et de la réalisation des

œuvres.

Dans les descriptions qui suivent, je n’ai pas cherché à anticiper les interrogations

et les idées qui pourraient surgir pour les récepteurs dans leur propre expérience de

l’œuvre. Au contraire, ce que je raconte des œuvres pourrait même apparaître surprenant

par moments, en comparaison de ce que, comme spectateur, on pourrait y voir. En cela, je

retrouve la distance déjà évoquée entre le poïétique et l’esthésique (Jauss et Nattiez) et

qu’on retrouve aussi dans le célèbre texte sur la poïétique de Paul Valéry :

Nous ne pouvons considérer que la relation de l’œuvre à son producteur, ou bien la relation de l’œuvre à celui qu’elle modifie une fois faite. L’action du premier et la réaction du second ne peuvent jamais se confondre. Les idées que l’un et l’autre se font de l’ouvrage sont incompatibles115.

On verra aussi que je ne me préoccupe pas de la possible véracité ou du caractère

raisonnable des intuitions et des idées qui émergent de l’œuvre. J’ai poursuivi ces

intuitions sans les juger ni les contrôler, ce qui m’a entraînée par moments dans des

espaces irrationnels, extra- ou infra-sensoriels, ou simplement imaginaires. Une image du

monde originale et non scientifique s’est formée alors par endroits, qui fera l’objet d’une

discussion plus approfondie au chapitre trois. Cette image originale est pour moi le

véritable enjeu de mon processus de création : les œuvres ne sont pas produites en

fonction d’une vision préalable, non plus que d’un résultat espéré, mais bien parce que

leur création est une pratique visionnaire. En effet, on se rappellera qu’il n’y a pas

forcément de corrélation directe ou logique entre ce qu’on avait pensé exprimer dans

l’œuvre et ce qu’on se trouve à y lire en fin de compte, et il n’est pas toujours possible de

retracer, encore moins d’expliquer ce qui, dans l’œuvre, a invoqué la vision. Comme le

115 Paul Valéry, op. cit., 8–9.

Page 80: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

70

dit ci après Poissant, c’est souvent un « petit rien » qui déplace le processus ou le remet

en mouvement. Et c’est ainsi que la surprise, la découverte, l’irrationnel s’installent au

cœur de la poïétique :

Il s’agit, précisément, de produire une œuvre dont le processus reste étonnant, énigmatique. On peut, par approximations, tenter d’en saisir et d’en décrire des dimensions, mais on sait bien que, quel que soit le degré de pénétration, d’empathie ou de proximité, il reste une part d’irréductible pour le témoin comme pour l’artiste. On a beau comprendre comment l’artiste a procédé et pouvoir recomposer son cheminement, l’œuvre continue néanmoins de reposer sur ce "petit rien" qui fait toute la différence116.

Le fait que l’œuvre reposera inévitablement sur des « petits riens » impose le

lâcher prise : c’est l’œuvre elle-même qui mènera à sa propre cohérence et aux faisceaux

de signification qui en découleront. C’est d’ailleurs cette imprévisibilité qui m’intéresse

(comme je l’ai déjà dit), mais cela signifie qu’on ne pourra pas expliquer pourquoi

l’œuvre est telle qu’elle est : on ne pourra que raconter comment elle s’est développée,

dessiner sa trajectoire, évoquer son contexte, c’est-à-dire suivre la logique intrinsèque de

la poïétique. C’est cette logique intrinsèque qui commande l’écriture narrative. Je raconte

comme un chercheur, essayant de saisir le sens et la portée de ce qui s’est présenté à moi ;

un chercheur à l’affût de ce « petit rien », même si en fin de compte, celui-ci a toutes les

chances de rester hors d’atteinte, hors de portée de la narration. Dans ce sens, le présent

chapitre rejoint une pratique établie de la recherche création, le « récit de pratique » ou

« microrécit » :

La caractéristique de ce récit est qu’il est logique ; il suit une narrativité liée à la vie même de l’artiste (une forme de biographie) et la continuité formelle ou de contenu des œuvres. Ce récit n’aborde pas de question historique de liens entre la vie de l’artiste et son époque, par exemple, ou entre deux artistes. [… Ces microrécits] contiennent la trace de ses gestes, de ses visions, de ses préoccupations, de ses intérêts, de ses rejets… C’est une vision intérieure de la pratique artistique. [Ils] ont la particularité de

116 Louise Poissant, dans Gosselin et Le Coguiec, op. cit., viii.

Page 81: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

71

rendre compte de l’individu, de l’artiste, du faire, de l’intime et des processus à même la création117.

J’ai trouvé que l’écriture de ce type de récit exigeait une forme de réflexion et un

type d’effort particulier : essentiellement un effort de mémoire et une attention

particulière aux détails, dans une tension de l’esprit pour retrouver le fil des événements,

tout en entretenant le détachement nécessaire pour accueillir l’irrationalité et l’ambiguïté

d’un parcours en méandres et en spirale. Le récit doit aussi accepter d’emblée une part

d’interprétation et une reconstruction après coup, à partir d’indices et de mémoires

authentiques, mais fragmentaires. À défaut de pouvoir raconter avec une parfaite

factualité, j’ai essayé de rendre justice à ce qui m’échappait et d’éviter de combler les

vides lorsque la mémoire ou la cohérence faisaient défaut. Et j’ai apprécié cet exercice

justement pour cette exigence : c’est encore un exercice heuristique qui ouvre sur de

nouvelles intuitions — lui aussi, donc, un exercice visionnaire.

Finalement, on remarquera que la narration ne suit pas toujours la logique

chronologique. Si les œuvres sont effectivement présentées en ordre chronologique de

leur création, la narration contient des réflexions qui souvent sont apparues après coup.

Cela est vrai pour la narration de chacune des œuvres, et c’est aussi le cas pour les

notions thématiques de « l’holocène » et de « paysages », qui ne se sont présentées à moi

qu’après la Courbure (troisième œuvre décrite dans ce chapitre). C’est seulement à ce

moment, en effet, que s’est imposée l’idée qu’il s’agissait d’une série d’œuvres

appartenant à un nouveau cycle. Ainsi, les intentions et les sens liés à ce cycle — qui

allait finir par s’appeler Paysages de l’holocène — n’étaient pas encore consciemment

opérants pour les premières œuvres ; ils ont plutôt surgi de ces premiers travaux. Mais

pour faciliter la compréhension à la lecture, je commence par définir, ici, ces deux

grandes notions thématiques qui ont fini par synthétiser l’ensemble du travail.

117 Sophia L. Burns, « Le récit comme outil d’autoréflexivité, d’autoconscientisation et d’autoconstruction ». Monik Bruneau et André Villeneuve, Traiter de recherche création en art : entre la quête d’un territoire et la singularité des parcours (Montréal : Presses de l’Université du Québec, 2007), 266.

Page 82: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

72

2.2 « Paysages » et « holocène »

2.2.1 L’holocène : espace géoclimatique, cosmique, et imaginaire

L’holocène est la période géologique présente, époque dite « interglaciaire » qui a

commencé avec la fin de la dernière glaciation, il y a 11500 ans. Elle est la dernière (très

mince) tranche du cénozoïque, qui a débuté il y a 65 millions d’années à la suite du

bouleversement qui avait entraîné, notamment, l’extinction des dinosaures. Le

cénozoïque est en quelque sorte l’ère des mammifères : il couvre les ères « tertiaire » et

« quaternaire » de l’ancienne division des ères géologiques, aujourd’hui abandonnée dans

les sciences de la Terre. De ces deux ères (tertiaire et quaternaire), le quaternaire

recouvrait les deux époques les plus récentes, le pléistocène (1,8 M d’années) et

l’holocène, c’est-à-dire l’ensemble de l’évolution de l’homme, des premiers hominidés à

aujourd’hui. On voit d’ailleurs parfois le terme « anthropozoïque » pour désigner le

quaternaire (pléistocène et holocène), du fait que l’apparition du genre Homo est sans

doute la plus importante caractéristique de cette période. Nos ancêtres préhistoriques

(néanderthaliens, cro-magnons) ont vécu au pléistocène, correspondant au paléolithique

en archéologie, alors que l’holocène, lui, commence au néolithique et se prolonge jusqu’à

aujourd’hui.

Cénozoïque 65 M d’années

Tertiaire Quaternaire (ou « anthropozoïque ») ±2 M d’années

Pléistocène

(paléolithique) 1,8 M d’années

Holocène (néolithique) 11500 ans

Figure 4 : Schéma des ères géologiques

L’holocène est donc notre paysage terrestre familier. Il est caractérisé par un

climat d’une grande douceur, exceptionnellement stable et tempéré : ce climat même qui

Page 83: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

73

a permis le développement des sociétés humaines, l’agriculture, l’élevage, la

sédentarisation118.

Les œuvres explorent notre présence à et dans cet univers terrestre familier et en

viennent à mettre en évidence une dimension poétique et cosmique de ce concept

purement scientifique qui, au départ, ne désignait rien de plus qu’une réalité

géoclimatique. Or, le regard que je porte sur cette Terre familière est en lui-même une

réalité de l’holocène, puisque c’est seulement à cette époque géologique tardive que la

Terre a été vue par une conscience. En fait, ce regard porté sur lui par l’espèce humaine

est probablement la caractéristique principale de l’holocène. En effet, s’il n’était pas

« notre » époque, l’holocène ne serait qu’une ère de transition très courte et négligeable

sur la grande échelle du temps géologique, un simple « moment interglaciaire » dans

l’histoire de la Terre. Ce regard est, ultimement, le sujet même des œuvres présentées ici.

2.2.2 La notion de « paysage »

C’est parce qu’elles actualisent ces notions de « présence à » et de « regard sur »

que je considère ces œuvres comme des « paysages ». D’une façon générale, un paysage

est une portion de la Terre que l’œil peut embrasser dans son ensemble ; c’est un cadrage

par l’esprit d’une portion du monde. Pour être un « paysage », une portion d’espace doit

être contemplée par une conscience ; le paysage comprend donc à la fois une dimension

physique / spatiotemporelle et une dimension psychique. Par extension, un paysage

représente donc cet esprit qui cadre, son « regard sur » qui découpe une portion de réalité

particulière à même la continuité de la Terre et la construit comme signifiante. L’idée que

les œuvres sur lesquelles je travaillais étaient des « paysages » (le regard de la conscience

sur la Terre) de « l’holocène » (la Terre à l’époque de la conscience) s’est ainsi imposée

en cours de travail, car je travaillais justement à mieux appréhender la nature de la

conscience du monde que j’ai (et que je cultive) en tant qu’artiste — ainsi que la part

118 Certains considèrent que l’holocène est terminé et que nous sommes entrés dans une nouvelle ère, qu’ils proposent d’appeler l’anthropocène, du fait que le climat et la géologie sont désormais influencés par l’activité humaine : « L’anthropocène est le terme utilisé par certains scientifiques […] pour désigner une nouvelle ère géologique, qui aurait débuté vers 1800. Cela prend en compte l’action de l’espèce humaine comme une force géophysique agissant sur la planète. L’anthropocène succèderait ainsi à l’holocène. » Wikipédia [en ligne]. http://fr.wikipedia.org/ Anthropocène (consulté le 12 août 2008).

Page 84: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

74

psychique qui traverse toute la Terre (et en détermine l’histoire, la réalité, le sens, les

cadrages, etc.). Et plus j’y pensais, plus cette idée de « paysage », la prégnance du

concept lui-même, me fascinait. J’ai adopté le terme lorsque j’ai réalisé que chaque

œuvre distincte était une image de la situation de mon être sur la Terre. Je reviendrai au

chapitre trois sur la notion de paysage ; l’important, pour le moment, est de souligner que

chaque œuvre cadre un aspect particulier de ma « présence à », du lien cosmique et

existentiel qui unit mon être individuel à la Terre.

2.3 36 paysages : poème cartographique sur les sciences de la Terre

36 paysages est une sorte de thésaurus de l’holocène, c’est-à-dire au départ une

longue liste formée de mots et de locutions se rapportant au climat, à la géologie, à

l’astronomie, aux sciences de la Terre en général. La liste (image 2-2, pages 80–84) se

promène entre les niveaux de langue : mots savants (« dorsale océanique »,

« pergélisol »), mots courants (« poussière », « coucher de soleil »), mots poétiques

(« une force extrême », « la pénombre »), avec pour résultat d’en venir à confondre les

catégories : des mots scientifiques deviennent poétiques, des mots poétiques prennent une

allure de phénomène scientifique. Et de la même manière, la simple présence dans cet

inventaire de mots courants (« la pluie », « le soir ») souligne l’aspect « cosmique » de

ces phénomènes habituels. Parmi les objets de la liste, il y en a du plus grand au plus petit

(constellations et grands phénomènes, aux mousses et aux cailloux), et l’on passe d’un

niveau à l’autre comme les zoom-out et zoom-in d’une caméra. Si la succession des

termes ne suit pas un ordonnancement systématique, les groupements ne sont pas

aléatoires pour autant : admettant que chaque élément de la liste soit comme une vignette

ou un plan fixe, on peut alors dire que ce « thésaurus » a été composé à la manière d’un

montage cinématographique, se présentant un peu comme un long film. Les items de la

liste sont groupés en 36 sections ; 36 groupes de mots qui chacun évoque un paysage ou

une atmosphère. En effet, les mots d’une même section se rapportent grosso modo à un

même écosystème (ex. : § 1, §14, §17) ou un même phénomène (§ 4, § 7, §12), plus

Page 85: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

75

souvent à une réalité ou un même ensemble symbolique qu’on pourrait aussi appeler

« psychosystème » — l’automne, par exemple (§ 20), le « sud-ouest américain » (§ 24)

ou le ciel nocturne (§ 31). Au départ, la liste était continue ; c’est seulement dans un

deuxième temps, que je l’ai divisée en 36 scènes distinctes — autant pour aider la lecture

que la mise en page. Ce thésaurus est alors devenu comme un atlas poétique en 36

« planches » des paysages de la Terre. Par moments, j’avais dans l’esprit 32 films brefs

sur Glenn Gould119, où une réalité d’ensemble (la personne du pianiste) émerge comme

une gestalt à partir de la juxtaposition de 32 scènes brèves ou points de vue spécifiques.

On peut penser aussi aux séries d’Hiroshige, telles les 53 stations du Tōkaidō120 : c’est-à-

dire l’idée qu’on peut cerner une réalité complexe (Gould ou la route du Tōkaidō) en

additionnant les points de vue sur ses composantes ; ou, dit autrement, qu’on peut

reconstituer en esprit une large réalité en présentant un nombre suffisant de ses détails.

Au début, je n’avais pas d’intention particulière pour la présentation graphique ou

autre de la liste : le concept se suffisait à lui-même, et le processus même de la

constitution de la liste fut une expérience de visualisation et de méditation. Puis j’ai pensé

qu’on pouvait la considérer comme une œuvre littéraire (poétique), et ce parce qu’il s’agit

d’un travail sur le langage, sur son expressivité, son pouvoir de structuration de la pensée,

son pouvoir d’évocation d’images intrapsychiques et de sensations. Il y a une longue

tradition de listes dans la poésie et dans l’art, des Notes de chevet de la poétesse japonaise

Sei Shônagon121 (11e siècle) aux travaux contemporains sur le dictionnaire du québécois

Rober Racine122. J’ai moi-même souvent travaillé à partir de listes dans le passé.

119 François Girard (né en 1963), 32 films brefs sur Glenn Gould, 1994. 120 Hiroshige (1797–1858), Les cinquante-trois stations du Tōkaidō, 1832. Estampes, [en ligne] http://www.hiroshige.org.uk/hiroshige/tokaido_editions/tokaido_editions.htm (consulté le 5 juin 2009) 121 Sei Shônagon, Notes de chevet (Paris : Gallimard / Unesco, 1997). 122 Rober Racine (né en 1956), Le terrain du dictionnaire A/Z, 1980. Styromousse, bâtonnets de bois, carton, papier ; 16 x 853,4 x 731,5cm.

Page 86: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

76

Image 2-1 : 36 paysages : dessin original, 2001. Encre, acrylique liquide, 38 cm x 8 cm

Cette liste qui finira par former 36 paysages a

commencé par un accident (image 2.1) : j’avais travaillé à de

grands dessins sur un papier aquarelle très épais, et une bande

de ce papier (8 cm x 38 cm) était restée, avec laquelle j’ai

essuyé la couleur acrylique sur la surface vitrée de ma table,

ce qui a donné une sorte de monotype dans des teintes de

terre. C’est spontanément que j’ai pris le pinceau et

commencé à écrire des mots …de terre, justement. En faisant

cela, je reprenais, en fait, un procédé de composition littéraire

que j’avais déjà utilisé plusieurs fois : une forme d’écriture

automatique s’exerçant de façon rythmique, dont la principale

caractéristique est la lenteur. On sait que l’écriture

automatique est un procédé qui vise à court-circuiter la

tendance du mental à la rationalisation, pour arriver à des

œuvres structurées à partir d’une autre logique, plus liée à

l’inconscient. Le plus souvent, il s’agit d’écrire rapidement,

plus vite que la pensée, mais j’ai découvert que la lenteur

avait un effet semblable : ralentir le mouvement de la pensée

en écrivant plus lentement qu’elle, avec un rythme régulier

ininterrompu, donne aussi un résultat de court-circuitage.

Écrire en utilisant une graphie longue à composer, en

calligraphiant avec un pinceau par exemple, ralentit le

processus de la pensée, qui se met à divaguer et finit par

perdre le fil de la construction logique. C’est ce qui se

produisait dans la liste qui a pris forme sur cette bande de

papier : je composais la liste très lentement, sans préméditer

la suite. Mais j’ai été prise par l’effet « cosmique » que me

faisait cette liste à mesure que je l’improvisais, à cause du

Page 87: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

77

pouvoir d’évocation de ces mots telluriques et géographiques — je voyais tout un

paysage terrestre surgir avec les mots. Alors j’ai essayé de voir si je pouvais systématiser

ce processus : finalement, j’ai pris le dictionnaire et j’ai tourné toutes les pages une après

l’autre, en cherchant les mots qui tombaient dans la vaste catégorie (climat, géologie) que

j’avais identifiée. Il n’est évidemment pas possible de faire une liste de tous les mots et

expressions se rapportant scientifiquement et/ou poétiquement aux phénomènes

climatiques, géologiques ou cosmiques, mais cela n’avait pas d’importance. Car plus que

la complétude de la liste, je cherchais la complétude de l’image : comme un film

documentaire, je voulais obtenir une vue composée de la Terre à l’holocène. Ce qui

importe, donc, n’est pas de savoir si on peut trouver des termes qui ne figurent pas sur la

liste, ce qui serait plutôt une entreprise ludique, mais bien de savoir que le geste poétique

est complet et l’évocation réussie.

Mais si l’idée de départ est surgie d’un procédé automatique, la version définitive

est au contraire très construite et songée. J’ai vraiment tenté de faire une liste exhaustive,

et si elle ne l’est pas, c’est à cause d’un certain degré de subjectivité, plus qu’à cause

d’une incomplétude. En fait, même si le concept le suggère, la liste n’a rien d’objectif et

elle est encore moins une simple énumération. Une fois la liste établie, en effet, j’ai

regroupé les termes avec soin, en reconstruisant les systèmes auxquels ils appartiennent.

C’est d’ailleurs cette partie du processus qui fut la plus intéressante, parce que je

composais des images complexes formant des réalités plus psychiques et

phénoménologiques que géologiques ou biosystémiques, comme les saisons, par

exemple, ou la préparation d’un orage, une région montagneuse ou l’aube : je composais

des paysages, en somme. Le résultat est comme un mélange de mouvements

panoramiques et de travellings de caméra.

Dans le cadre de mon travail en génie civil, j’ai fait beaucoup de cartographie et

depuis, je ne cesse de voir toutes les façons dont le concept de cartographie a imprégné

ma pensée. Un lexique, scientifique par exemple, est pour moi une forme de cartographie

car il établit le relevé d’un territoire ; territoire plus conceptuel que géographique, mais

territoire néanmoins. Un dictionnaire est un peu comme un atlas de nos conceptions du

monde. Ici, c’est comme si j’avais dressé un certaine carte de l’holocène dans le

Page 88: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

78

dictionnaire du français courant. Et est-il nécessaire de le noter, la notion de carte

s’apparente à la notion de paysage — dans la mesure où une carte est aussi un cadrage et

implique aussi que certains plans soient mis en évidence.

Même une fois posé qu’il s’agit d’une forme poétique, 36 paysages présente un

certain problème formel qui rend difficile d’en imaginer la lecture sur papier ou la

récitation. En effet, une lecture à haute voix à un rythme posé prendra environ 25 à 30

minutes. Mais comme il s’agit d’une liste, essentiellement composée de substantifs et de

locutions avec leurs articles (et trois verbes123), les termes ne sont pas reliés entre eux par

des liens syntaxiques. Il n’y a pas de phrases comme telles, ni de paragraphes ; il n’y a

donc pas d’archi-structure susceptible d’en faire un discours : les éléments sont tous

situés sur un même plan grammatical. Chacune des expressions est une entité sémantique

évoquant un phénomène ou une image en soi. Comme en plus il s’agit de termes de la

nature, termes concrets donc, l’évocation figurative est forte. Ce qui se passe, à la lecture

comme à l’audition, c’est que chaque terme de la liste appelle une visualisation mentale :

lorsqu’on entend (ou lit) « la pluie », on construit une image mentale de pluie, mais dès le

terme suivant — « un arc-en-ciel » —, il faut construire une nouvelle image. Faire cela à

toutes les trois secondes en moyenne pendant 30 minutes est un exercice mental très

exigeant. Tellement, en fait, que j’ai peine à le faire moi-même, et je ne m’attends pas à

ce que la liste soit entendue de cette manière par un grand nombre de lecteurs ou

d’auditeurs. On est plutôt porté à l’appréhender à un niveau macroscopique : comme un

inventaire, un thésaurus justement, en prenant acte de son contenu global et de sa forme

générale. On peut imaginer que la plupart des auditeurs ne voudraient visualiser (ou ne

réussiraient à visualiser) qu’un terme sur cinq, ou sur trois, ou sur dix — dépendamment

de son degré de concentration ou d’attention. Cet aspect de 36 paysages — lié au fait que

l’œuvre se présente sous forme de liste — m’a obligé à réfléchir aux différentes manières

possibles de le présenter graphiquement ou verbalement.

L’œuvre est ainsi restée longtemps sur papier, et je me contentais de savoir qu’elle

existait. Cela en soi était déjà important — le grand geste même d’avoir dressé cette liste

123 « S’accrocher aux aspérités » (§ 1), « Revenir sur ses pas » (§ 2) et « Voir loin » (§ 31).

Page 89: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

79

et son existence sur papier était un peu comme une œuvre conceptuelle. J’ai beaucoup lu

cette liste, je l’ai recopiée et corrigée souvent, j’ai fait des expériences à partir d’elle. Au

début de l’année 2007, j’ai pensé la réciter dans un contexte musical et/ou sonore. J’ai fait

beaucoup d’essais dans cette direction, mais rien ne m’a convaincue et elle est restée dans

la forme poétique — écrite sur papier — qu’elle a toujours ici. Avec le recul, je crois

maintenant que ce thésaurus — 36 paysages — a été la matrice de tout le projet de

l’holocène, même si cela m’est apparu seulement après coup. C’est lorsque j’ai

commencé à voir que les œuvres séparées sur lesquelles je travaillais étaient en fait

reliées entre elles par un lien d’inspiration, un même geste créateur, que j’ai cherché à

remonter à la source de cette inspiration ; c’est à ce moment que j’ai compris que cette

liste avait ouvert tout le terrain sémantique et au-delà, le terrain de signifiance. Cela est

vrai autant sur le plan formel (idée de cartographie, de lexique, de « thésaurus », de

paysages) que sur le plan du contenu cosmique / existentiel (holocène, rapport du regard

et du paysage, présence contemplative de la conscience dans le cosmos, construction

mentale du paysage, etc.). À propos de l’idée d’un projet inachevé servant de matrice à

d’autres projets créateurs, Beuys a raconté une expérience un peu du même type : sa

« pompe à miel » est restée longtemps comme une idée génératrice pour d’autres œuvres,

avant qu’il ne la réalise pour Documenta VI en 1977.

La pompe à miel est une chose qui agit déjà en tant qu’idée, c’est-à-dire que l’idée de pompe à miel se suffit déjà comme littérature ou poésie. J’ai déjà fait fonctionner la chose longtemps sans la réaliser. J’ai déjà utilisé très souvent l’idée de pompe à miel et avec le miel j’ai déjà fait des textes ou des choses comme ça, très souvent. Et puis un jour je l’ai vraiment installée124.

Je réaliserai peut-être une version sonore ou graphique de cette liste un jour, mais

ici, elle ouvre le projet : elle est l’arche à travers laquelle l’inspiration s’est engagée.

124 Joseph Beuys et Volker Harlan, Qu’est-ce que l’art, 88.

Page 90: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

80

36 PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE © 2005 D Boutet

1. S’accrocher aux aspérités, une pente raide, une montagne, du roc, du lichen, un pic, des rochers, une saillie, une anfractuosité, un piton rocheux, le sommet, des neiges éternelles, une dénivellation, des accidents de terrain, un trou, une crevasse, un rift abrupt, le versant nord, un précipice 2. Un bloc de pierre, revenir sur ses pas le flanc de la montagne, un affaissement, un fossé, une brèche, une faille, des interstices, un éboulis, un ravin, l’écho, une avalanche, le versant ouest, un glacier, un affleurement rocheux 3. Une source, le jaillissement, une côte,

un torrent, une cascade, le tumulte, une chute, des mousses, le ruissellement, les cailloux, les eaux de ruissellement 4. Le printemps, le dégel, la fonte des neiges, l’embâcle, la débâcle, de la boue, le courant, les flots, une accumulation de débris 5. Un ruisseau, une butte, un vallon, un lac, ses berges, les milieux humides du schiste, une crique, le clapotis, une plaine, une mer intérieure, une terre irriguée, une rivière, des méandres, le long d’un cours d’eau 6. Un fleuve, ses rives, l’embouchure du fleuve,

un archipel, une presqu’île, un Finistère, un escarpement rocheux, un cap, les sédiments, le bord de la mer, des marais salants, la brume, une falaise, l’océan à perte de vue, le flux et le reflux, le ressac, un fracas, l’écume, la houle, des récifs, des écueils, des courants froids, un iceberg, un courant chaud 7. Des vents violents, un ennuagement, un temps maussade, une dépression, l’œil de la tempête, un ouragan, une accalmie, une bourrasque, de la grêle, les grêlons, un orage, la foudre, le tonnerre, des éclairs, le littoral, les nuages, des cumulus, des cumulo-nimbus, une averse,

Page 91: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

81

de grandes trombes d’eau, une tornade, une éclaircie, la pluie, un arc-en-ciel, un pied de vent 8. La tombée de la nuit, le ciel, les étoiles, la nuit, une aurore boréale, la lune, une longue bande de cirrus, le lever du jour, le nord-est 9. Le nord-ouest, un refroidissement, l’hiver, la forêt boréale, une tempête de neige, des rafales, du frimas, du givre, du grésil, un redoux, du verglas 10. La toundra, la steppe, le géomagnétisme, plusieurs points chauds, le pôle nord, le bout du monde 11. La création, une île, un geyser, un volcan, du magma, l’incandescence,

une éruption volcanique, une coulée de lave, une simple secousse tellurique, un tremblement de terre, une onde de choc, un raz-de-marée, une lame de fond, un déferlement, un débordement, un cataclysme, un désastre, les ténèbres, un prodige, un phénomène de grande envergure 12. L’ouest, le solstice d’été, des buissons, un foisonnement, une étincelle, des flammèches, des flammes, un feu de forêt, des tisons, de la braise, de la fumée, un brûlis, un pré, une clairière, l’orée de la forêt 13. Des fragrances, de la poussière, des tourbillons, le bourdonnement des insectes, une prairie, des broussailles, un étang, de la végétation, la fin de l’été 14.

Du bois mort, des dunes, un rivage, des agates, de la bruine, du crachin, la marée, la mer, une grève, du nacre, les vagues, des herbes hautes, le sel, les embruns, le vent, un paysage serein, l’étal, le soir, la brunante, l’occident 15. Un paysage grandiose, un coucher de soleil, le crépuscule, les couleurs, le rouge, le rose, l’aurore, la rosée, l’aube, la fraîcheur, le jour, le zéphyr 16. De grandes merveilles, le bruit, l’énergie, des vagues déferlantes, l’érosion, un glacis, des blocs erratiques, des cheminées des fées, un fjord, les roches sédimentaires

Page 92: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

82

17. Le relief infralittoral, un continent, une dorsale océanique, une fosse marine, des infrasons, une plaque tectonique, un gouffre, un maelström, des remous, l’hydrosphère, la lithosphère, la croûte terrestre, le centre de la Terre, le noyau, l’hydrogène, l’hélium, le basalte et le gabbro, les fonds marins 18. Un atoll, les tropiques, un récif de corail, des hauts-fonds, une lagune, une anse, des calanques, une plage, un bras de mer, une baie, un delta, un affluent, un bassin versant, un dôme salin, un réservoir, une vallée, une colline, en aval, en amont, un haut plateau, une chaîne de montagnes, en haute altitude 19. Des alizés,

une brise, du brouillard, des précipitations, une pluie diluvienne, une pluie fine 20. L’automne, l’arrière-saison, la vie, la mort, l’esprit, la transparence, la flamboyance, les éléments, le feu, le bois, l’air, la salinité 21. Un anticyclone, un front chaud, un front froid, de la turbulence, la dynamique des fluides, la pression atmosphérique, le sud-est, l’équateur, le point vernal, les équinoxes, l’écliptique, l’orient, la rotation de la Terre, l’inclinaison, la précession des équinoxes, le zénith, l’azur, l’horizon, des stratus, l’atmosphère, l’invisible, le visible, le réel, la lumière,

l’éblouissement, la stratosphère, le Sud, l’hémisphère austral, les migrations 22. La sécheresse, l’aridité, un oasis, le désert, des mirages, du sable, un champ de pierres, une tempête de sable 23. La savane, la brousse, la jungle, une journée torride, une forêt tropicale, une tempête tropicale, un typhon, la mousson, une inondation, des marécages, un microclimat 24. L’été des indiens, le sud-ouest, une mesa, un canyon, la sierra, des bad-lands, un sol sablonneux, du quartz, du calcite, du silice, une géode 25. Le climat, les zones équatoriales, les zones tempérées, l’ensoleillement, les rayons ultraviolets,

Page 93: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

83

le rayonnement cosmique, un léger réchauffement 26. L’eau, le bouillonnement, l’oxygène, les molécules en suspension, la vapeur, des gouttelettes de condensation 27. Les cristaux, des flocons de neige, la neige, la glace, le cercle polaire, le pergélisol, la banquise, le nord, les régions arctiques, les phases de la lune, la pleine lune, un astéroïde, les planètes, leurs satellites, une éclipse 28. L’obscurité, la glaciation, le solstice d’hiver, la froidure, la bise, un facteur éolien, un banc de neige, de la poudrerie, la blancheur, la réverbération, la diffraction, un froid perçant, l’antarctique, un blizzard, la calotte polaire, de grandes distances

29. La Grande Ourse, les saisons, l’impermanence, les cycles, les années, les siècles, une force extrême, une beauté extrême, la transformation, le début de l’holocène la fin de l’holocène 30. L’espace-temps, la face cachée de la lune, un cratère, un monde minéral, un fragment de météorite, une étoile filante 31. Andromède, Orion une constellation, le Zodiaque, un amas d’étoiles, une galaxie, la lumière sidérale, l’espace intersidéral, l’expansion de l’univers, la force centrifuge, la masse manquante, les trous noirs, la Voie Lactée, l’infini, la courbure de l’univers, l’âge de l’univers, le Big Bang, voir loin, le vide interstellaire, le rayonnement infrarouge 32. La gravitation, la terre ferme,

le niveau de la mer, du limon, des sables mouvants, un marais, une tourbière, de la terre glaise, des alluvions, des battures, de l’humus 33. L’argile, le grès, les êtres et les espèces, leur habitat naturel, l’évolution, le passé lointain, des fossiles, des centaines de millions d’années, la pétrification, la décomposition, des réserves d’hydrocarbures l’azote, les moisissures, l’humidité, une grotte, une nappe souterraine, une caverne, la pénombre, une infiltration d’eau, des stalactites et des stalagmites, du calcaire, de la craie, l’ocre, l’hématite, une carrière 34. De la houille, les minéraux, les atomes, du graphite, la radioactivité, les gaz fossiles,

Page 94: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

84

l’ambre, les résines, le charbon, le carbone, un diamant, des turquoises, des pierres, une matière translucide, une améthyste, l’opalescence, le phosphore, le soufre, le mercure, les métaux, le cuivre, la rouille,

le fer, une veine d’or, l’iode, la chaleur, l’irisation, une émeraude 35. Une explosion, une conflagration, la tendance au désordre, le chaos, les antiparticules, l’antimatière, la matière

36. Un champ électromagnétique, l’éther, l’ionosphère, l’ozone, un halo autour du soleil, le soleil, la photosynthèse, la biosphère, le temps, l’éternité, la nature, le présent.

Image 2-2 : 36 paysages de l’holocène, 2000–2005. Liste 512 items

Page 95: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

2.4 Le Labyrinthe : superstition ou symbole d’une expérience de l’Être

Image 2-3 : Labyrinthe, 2005. Média mixtes, 1,22 m x 1,25 m (48 po x 49 po)

On est en 2003. En raccrochant après une conférence téléphonique de deux heures,

je regardais les feuilles de gribouillage que j’avais remplies distraitement pendant que

j’écoutais. Quelque chose attira mon attention qui m’évoquait un labyrinthe, et j’ai été

tentée d’en dessiner un à main levée. Je n’avais pas une idée claire de la méthode

Page 96: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

86

appropriée pour dessiner un labyrinthe, mais j’étais assez intriguée pour travailler à parfaire

l’idée. Voici ce que cela a donné :

Image 2-4 : Premières images de labyrinthes : divers croquis

De là, j’ai eu l’idée de reporter ce dessin à l’encre sur une grosse pierre plate

(environ 27 cm x 27 cm), avec l’intention de l’y graver.

Image 2-5 : Pierre plate et labyrinthe

J’avais déjà gravé des pierres plus petites pour une œuvre précédente125, pour faire

une sorte de « poésie minérale », à la suite de laquelle j’avais fait toute une réflexion sur la

plasticité et la matérialité des mots, et sur le sens qu’ils prenaient du fait d’être gravés.

125 On trouvera une image de cette œuvre antérieure à la section 2.6, image 2–19.

Page 97: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

87

Quant aux labyrinthes, je m’y étais déjà intéressée dans le cadre des Dimensions sauvages,

alors que j’explorais les symboles en tant que langage graphique (des symboles comme la

spirale, le cercle, le triangle, et les formes de représentation du temps — calendriers, lignes

sinusoïdales, etc.). Mais le dessin est resté marqué sur la surface de la pierre pendant

plusieurs mois, au cours desquels je m’interrogeais sur le sens de ce symbole particulier et

sur la pertinence de l’inscrire dans la pierre. J’hésitais parce que j’étais de plus en plus

consciente que mon dessin avait été complètement intuitif et un sentiment irrationnel

grandissait en moi. Disons tout de suite que je ne crois pas que les symboles graphiques

puissent avoir un pouvoir magique ; je ne crois normalement à aucune magie de ce genre.

Mais ceci ne m’empêche pas de travailler comme si les symboles étaient agissants, pour

explorer un peu plus loin que ce que dira le Dictionnaire des symboles. Or, voilà que j’ai

commencé à être impressionnée par l’idée que pendant des millénaires, la majorité des

humains ont cru au pouvoir magique des symboles. Et s’il y avait du vrai dans leur

croyance, et si mon labyrinthe avait un pouvoir quelconque ? Du coup, ne risquais-je pas

d’augmenter ce pouvoir en le gravant dans la pierre… ? C’est cette pensée qui m’a retenue

de compléter la gravure.

Mais de quel genre de pouvoir s’agirait-il ? De façon générale, le labyrinthe est un

symbole de l’incarnation terrestre, du destin, du chemin tortueux et plein d’embûches de

l’homme en quête, etc. Pour certains, c’est un symbole occulte et un design magique ayant

le pouvoir de concentrer les flux énergétiques de la Terre, les énergies telluriques et

astrales, à la manière d’un laser ou d’une pile. Ce serait d’ailleurs la raison pour laquelle on

les retrouve au centre de la nef dans certaines cathédrales (Amiens, Chartres, Reims…) : ils

auraient le pouvoir de « recharger les batteries » du pèlerin qui arrive fatigué de sa longue

route126. D’autre part, le labyrinthe représente aussi le pèlerinage en tant que tel et le

parcourir (à genoux ou avec le doigt, par exemple) peut en tenir lieu, symboliquement.

Apparemment, leur contemplation aiderait à centrer la psyché et à mettre de l’ordre dans le

126 Une croyance existe à l’effet que la cathédrale de Chartres serait située sur le point d’intersection de deux « ley lines », sortes de courants énergétiques dans le sol terrestre, rappelant un peu les méridiens d’acupuncture dans le corps humain. Au point précis de cette intersection, une énergie tellurique serait disponible, et certains croient que le labyrinthe a été dessiné justement pour augmenter le pouvoir énergétique de ce point. Une recherche « ley lines Chartres » sur le moteur de recherche Google donnera plusieurs sites faisant état de cette croyance.

Page 98: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

88

chaos de nos pensées ; dans ce sens, le labyrinthe aurait la même fonction que celle que

Jung attribuait au mandala127 et dont il préconisait l’usage comme instrument

d’individuation et d’augmentation de la conscience. C’est d’ailleurs le sens qu’il semble

prendre dans le bouddhisme. Comme objet géométrique, appartenant aux formes de la

géométrie sacrée, sa présence sur le sol de l’église accentue la présence de l’individu,

souvent un pèlerin, dans l’ici et maintenant, lui révèle sa place et le sens de son existence

sur la Terre, met à jour et renforce son lien avec le cosmos.

Mais alors, admettant que ces croyances soient fondées, un labyrinthe non

conforme, arbitrairement dessiné, pourrait-il avoir un effet négatif sur l’énergie ou la

conscience ? Pour en avoir le cœur net, j’ai fait un peu plus de recherches, pour découvrir

— comme je le craignais — que mon labyrinthe à main levée n’en était pas vraiment un :

les labyrinthes classiques doivent avoir une croix au milieu, comme dans le dessin de base

ci contre.

Image 2-6 : Labyrinthe : image de base

Les labyrinthes du Moyen-âge sont encore plus symétriques128. Après avoir pesé

tout cela, donc, j’ai trouvé que je ne pouvais avoir confiance dans le dessin de mon

labyrinthe intuitif ; j’ai donc décidé de ne pas graver ma pierre et j’ai lavé l’inscription.

Mais voilà qu’un an plus tard, j’ai eu une idée pour intégrer les quadrants nécessaires. J’ai

dessiné un autre pattern :

127 “In the products of the unconscious we discover mandala symbols, that is, circular and quaternary figures which express wholeness, and whenever we wish to express wholeness, we employ just such figures.” C. G. Jung, op. cit., 324. 128 Voir par exemple les labyrinthes de Chartres et d’Amiens.

Page 99: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

89

Image 2-7 : Pattern original du Labyrinthe

Convaincue d’avoir résolu le problème, j’ai commencé à construire ce dessin avec

des tringles de bois sur un panneau d’aggloméré.

Image 2-8 : Construction du Labyrinthe

C’est rendu à cette étape que j’ai réalisé que j’avais inséré à nouveau le même

arbitraire dans mon dessin, mais quatre fois au lieu d’une. J’avais effectivement une

structure à quatre quadrants (donc une croix, quatre directions, etc.), le chemin serpentait de

façon à couvrir tout l’espace, mais le motif de chaque quadrant était encore arbitraire. Un

nouveau dilemme se présentait donc à moi — en fait, le même dilemme qu’un an plus tôt :

si les labyrinthes ont des pouvoirs magiques, quel pouvoir ce labyrinthe arbitraire

risquerait-il d’avoir ? Pourrait-il produire des effets pervers ?

Page 100: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

90

Pour poser de telles questions, je choisis d’abord de suspendre ma logique critique

qui ne peut voir dans tout cela qu’une pensée magique ou un discours purement symbolique

sur les rapports entre l’esprit et ses créations idéales. Comme artiste voulant réfléchir par

l’art, je choisis de prendre ces idées au sérieux et de les investiguer sans poser a priori de

jugement scientifique on ontologique. Si je ne le faisais pas, je n’apprendrais rien de plus

que ce que je pense déjà. Ce qu’il fallait suspendre, dans ce cas précis, c’était la distinction

entendue entre ce qui est « vrai » d’une façon positive, et ce qui peut être « vrai » sur

d’autres plans, comme ici, le plan de la connaissance ésotérique. Or on pouvait dire, d’une

certaine façon, que j’avais déjà une partie de la réponse, car en réalité, ces labyrinthes

idiosyncrasiques que je dessinais avaient déjà créé une sorte de chaos dans mon esprit.

Aurais-je fonctionné selon la méthode scientifique, en commençant par faire la recherche et

en élaborant un dessin répondant aux critères du labyrinthe classique, que j’aurais plutôt

vécu une certitude sereine et le sentiment gratifiant de travailler sur un symbole positif. Au

lieu de cela, j’étais assaillie par le doute et la crainte étrange, atavique, de déclencher des

forces malveillantes. D’ailleurs, je n’étais pas entièrement seule avec mes interrogations :

d’autres personnes, des amis, un professeur à qui j’avais raconté mon histoire, se

prononçaient, les uns pour m’encourager à continuer, les autres pour prendre mes

hésitations au sérieux. Cette nervosité irrationnelle m’apparaissait bel et bien comme de la

superstition, mais j’étais surprise de la grande force d’attraction de ces idées.

À ce moment-là, j’aurais pu faire comme la première fois et abandonner simplement

mon projet. Mais quelque chose d’autre encore s’insinuait dans mon esprit… Si, de bonne

foi, j’avais fait la même erreur à deux reprises, à un an d’intervalle, cela ne signifiait-il pas

quelque chose ? La même idée qui germe deux fois, la même œuvre qui appelle deux fois,

c’est plutôt intéressant d’un point de vue poïétique… J’ai donc décidé de continuer et de

me laisser entraîner dans le flot des intuitions et des pensées qui me viendraient, quelles

qu’elles soient… je finirais bien par y comprendre quelque chose.

La construction de ce labyrinthe m’a fait vivre de longues heures, voire de longues

semaines, dans un espace de réflexion méditative. En plus de réfléchir sur la superstition,

évidemment, je réfléchissais sur le symbole lui-même — le labyrinthe — et sur les sujets

Page 101: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

91

qui s’y rattachent : le destin, l’incarnation, le chemin spirituel, l’énergie (peu importe sa

nature) matérialisée dans les symboles. Ce fut comme ouvrir un nouveau chapitre, ou un

nouvel espace, dans ma vie intellectuelle : tout à coup, de nouvelles questions

m’apparaissaient, de nouveaux sujets de préoccupation et d’intérêt se présentaient à ma

considération. Ce n’était pas la première fois qu’un projet artistique faisait cela, d’ailleurs :

une idée s’impose soudainement, et sa réalisation nous entraîne, parfois pour quelques

jours, parfois pour des années, à travers un réseau de recherches, de questions, de lectures,

de nouveaux intérêts… Cette fois, mes questions m’emmenaient dans deux grandes

directions : d’abord des réflexions sur la nature et le pouvoir (avéré ou imaginé) des

symboles classiques, ce qui entre autres m’a amenée à lire sur les cathédrales, la géométrie

sacrée, la pensée médiévale, etc. ; et d’autre part, toute une série de réflexions d’ordre plus

spirituel, sur l’expérience terrestre et la nature de l’âme qui choisit de s’incarner dans la

matière. Autrement dit, cela me permettait de réfléchir sur ce que Mircea Eliade appelle la

« situation existentielle »129 de l’homme.

Le concept de l’œuvre plastique m’était venu d’un coup, presque au moment où je

complétais le dessin initial à quatre quadrants. Le travail s’est échelonné de façon

intermittente sur plusieurs semaines, pendant lesquelles j’ai eu tout le loisir de réfléchir à ce

que je faisais. La construction était assez simple et ne demandait que de la précision et de la

minutie : reporter le pattern sur le panneau, tailler les tringles de bois, les teindre, les coller,

puis peindre le fond noir. Ensuite, il y a eu la « mosaïque » : j’avais eu l’idée de tapisser le

fond du labyrinthe d’une multitude de « tuiles », c’est-à-dire des petits carrés d’un demi

pouce (environ 1,25 cm) de côté, en carton, dans les tons dominants de bleu, vert et violet.

J’ai donc fait de grands dessins, que j’ai ensuite coupés en petits carrés, carrés que je devais

coller un à un. C’est cette phase des carrés (la « mosaïque ») qui a pris le plus de temps, et

129 « Essayons de comprendre la situation existentielle de celui pour qui toutes ces homologations sont des expériences vécues, et non pas simplement des idées. Il est évident que sa vie possède une dimension de plus : elle n’est pas simplement humaine, elle est en même temps « cosmique », puisqu’elle a une structure trans-humaine. » Eliade, Le sacré et le profane, 141. Et plus loin : « L’homme moderne areligieux assume une nouvelle situation existentielle : il se reconnaît uniquement sujet et agent de l’Histoire, et il refuse tout appel à la transcendance. Autrement dit, il n’accepte aucun modèle d’humanité en dehors de la condition humaine, telle qu’elle se laisse déchiffrer dans les diverses situations historiques. » Ibid., 172.

Page 102: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

92

c’est pendant ce temps que je me suis mis à considérer aussi des problèmes ontologiques et

philosophiques.

Il y a deux sortes de labyrinthes, que l’on confond souvent mais qui sont

pratiquement opposés sur le plan de la signification. À ma connaissance, la plupart des

labyrinthes anciens, de la préhistoire au Moyen-âge, sont du premier type, à chemin unique,

comme à Chartres et Amiens : on entre par un seul point et on suit un seul chemin,

serpentant et tortueux, jusqu’au centre. Il est impossible de se perdre dans un labyrinthe

comme celui de Chartres, il n’y a aucun choix de directions, on ne peut qu’aller de l’avant

et tourner lorsque le chemin tourne. Malgré la complexité de ses circonvolutions, son

concept de base s’apparente d’après moi à la spirale. De plus, comme son pattern est

régulier et souvent symétrique, on peut même dire que le trajet est prévisible. Par contre,

dans l’autre type de labyrinthe, correspondant davantage à l’image populaire du dédale, les

chemins se perdent, se dédoublent, finissent en cul-de-sac et il est pratiquement impossible

de s’y retrouver : c’est dans un labyrinthe de ce type qu’Harry Potter doit trouver la

« Coupe de feu »130 — une épreuve virtuellement insurmontable. Entre ces deux types, très

différents, de labyrinthes, la situation est d’autant plus confuse que toute la mythologie du

labyrinthe construit par Dédale, d’où on ne pouvait sortir et qui a été conçu pour

emprisonner le Minotaure, est basée sur le labyrinthe crétois, pourtant à chemin unique (ci

contre).

Image 2-9 : Labyrinthe crétois131

Je n’ai jamais compris comment, d’une part, les deux patterns pouvaient porter le

même nom, et d’autre part, comment le labyrinthe (crétois, notamment) à chemin unique

130 J. K. Rowling, Harry Potter et la Coupe de Feu (Paris : Gallimard Jeunesse, 2000). 131 Jacques Hébert, Le labyrinthe médiéval [en ligne] http://www.labyreims.com/cr-man-a09.gif (consulté le 25 octobre 2008).

Page 103: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

93

pouvait symboliser la confusion et la perdition. Pourquoi Thésée avait-il besoin du fil

d’Ariane, s’il n’y avait qu’un seul itinéraire possible et une seule sortie ? Ma recherche n’a

certainement pas été exhaustive, mais toutes les définitions que j’ai vues, des dictionnaires

des symboles aux dictionnaires étymologiques, entretiennent cette confusion. Si le

labyrinthe représente le chemin de l’homme sur la Terre, il faut peut-être considérer alors

qu’il y a, de cette quête existentielle, une version optimiste (avec de la foi ou de la

persévérance, on est assuré de trouver le centre et de ressortir) et une version pessimiste (si

on en sort, ce n’est qu’une question de chance) ?

Quoiqu’il en soit, mon labyrinthe appartient au premier type : il serpente à travers

quatre quadrants successivement selon un pattern différent dans chacun, mais il est à

chemin unique et mène obligatoirement au centre. Éventuellement, je me suis réconciliée

avec son design atypique, quand j’ai trouvé qu’il faisait un certain équilibre entre la version

optimiste et la version pessimiste des deux types de labyrinthes. En effet, si le labyrinthe

représente notre chemin spirituel sur la Terre, alors logiquement ce chemin ne peut être ni

prévisible, symétrique et « parfait », comme dans le labyrinthe de Chartres, ni

complètement inextricable, comme l’épreuve d’Harry Potter. Mon labyrinthe, dont les

méandres sont arbitraires et imprévisibles d’un tournant à l’autre, représente donc mieux

l’expérience de l’incarnation terrestre, d’après moi, où l’on ne sait jamais vraiment où l’on

s’en va et quel sera le prochain tournant sur la route. Par contre au terme de la vie, plusieurs

racontent avoir l’impression de n’avoir suivi qu’un seul chemin déterminé, dont l’issue, en

rétrospective, semble avoir été inéluctable.

Pour ce qui est de cette grande nébuleuse bleu-vert tapissant le fond du labyrinthe,

j’avais « vu » au départ l’éclatement et le fond noir sur lequel il se produisait. Cette image

de cercle éclaté bleu-vert a vite pris un sens spirituel : une Terre (non « solide », à la

matérialité relâchée, flottante) se découpant sur l’obscurité du vide interstellaire — une

image apparentée aux images de la Terre vue du ciel, mais évoquant aussi la formation de

la Terre depuis une nébuleuse de gaz — ou nébuleuse d’énergie —, et peut-être (je

l’imaginais) son apparence pour une âme qui ne « verrait » que les énergies. Ainsi, je

contemplais une nouvelle conception de l’incarnation : depuis son autre dimension

Page 104: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

94

immatérielle, l’âme est attirée par l’énergie bleue et luminescente de la Terre qui irradie

dans l’obscurité ambiante, et elle s’y incarne. Mais le fond obscur du ciel infini entoure la

Terre, il est visible la nuit, et l’âme est aussi relation avec cette obscurité. L’incarnation

n’est pas solide, elle est trouée : dans l’immensité obscure du ciel interstellaire, l’âme

retrouve son absolu — son « plus que terrestre » par moments. Quant au pattern du

labyrinthe, surimposé sur cette image de « Terre énergétique », c’est évidemment un

concept temporel : l’âme cosmique, omnispatiale, s’incarne dans le temps, un temps

linéaire, à chemin unique. C’est à tout cela que je pensais en travaillant sur le labyrinthe.

Il y a des tuiles de couleur or ici et là et quelques tuiles rouges au centre. Au début,

j’avais imaginé composer l’image avec des tuiles bleu-vert, or et rouges. Je les avais même

fabriquées. Mais pendant que j’assemblais le dessin, j’ai abandonné l’idée des tuiles rouges

— elles ne « marchaient pas » esthétiquement. C’est que j’avais raisonné que si les carrés

bleu-vert représentaient la matière terrestre, les carrés rouges, eux, représentaient la chair,

le sang, et conséquemment la souffrance. Comme j’avais décidé que le labyrinthe

représentait l’expérience de l’incarnation de l’âme sur la Terre, et que le corps physique et

la souffrance sont des données essentielles de cette expérience d’incarnation, il m’était

difficile de laisser les tuiles rouges de côté. Mais le raisonnement est souvent nuisible dans

le design d’une œuvre, alors c’est la cohérence esthétique qui l’a emporté. Les tuiles or, par

contre, étaient du plus bel effet : elles illuminaient le dessin. Je les ai donc gardées. (Dans

mon esprit, elles symbolisaient la spiritualité.)

Le centre a été complété à la fin. Rendu là, j’avais une compréhension intellectuelle

(même une « théorie ») assez développée du symbole que j’avais créé. Je me suis fiée à

l’équilibre esthétique, encore une fois, mais je n’étais plus capable de ne pas rationaliser ce

que je faisais. Il me tardait de finir car je ne découvrais plus rien : je ne faisais que réaliser

mon idée. D’ailleurs à la fin, je n’aimais pas ce labyrinthe — je l’avais un peu pris en

grippe et peut-être que mes dilemmes du début n’étaient pas encore complètement résolus.

Je le terminais par acquit de conscience, et parce que j’y avais déjà investi tellement de

temps. Je lui trouvais toute sorte de petits défauts de fabrication, et surtout, j’avais

l’impression d’une œuvre trop intellectualisée, trop didactique. J’avais aussi la même

Page 105: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

95

réaction que j’ai habituellement avec les mandalas, qui ne me font pas du tout l’effet de

centration de l’esprit qui a tant fasciné Jung. Au contraire, j’ai plutôt un sentiment

d’enfermement, d’encerclement, devant un mandala… et mon labyrinthe me faisait le

même effet. Mais lorsque j’eus pris du recul, que je l’eus installé dans la bibliothèque et

oublié quelque temps, je me suis réconciliée avec lui. Aujourd’hui, je trouve qu’il se

dégage de lui une grande force, tranquille et assurée ; je dirais une sorte de sagesse. Et la

bibliothèque semble être le lieu parfait pour lui.

Image 2-10 : Labyrinthe dans la bibliothèque

2.5 La courbure terrestre comme horizon ultime : des paradoxes en enfilade

Dans son état actuel, le Monde ne se comprendrait pas, la présence en lui du Réfléchi serait inexplicable, si nous ne supposions une secrète complicité de l’Immense et de l’Infime pour échauffer, nourrir, soutenir, jusqu’au bout, à force de hasards, de contingences et de libertés utilisées, la Conscience apparue entre eux deux132.

132 Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain (Paris : Seuil, 1955), 278.

Page 106: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

96

Ne vivons-nous pas à chaque instant l’expérience d’un Univers dont l’Immensité, par le jeu de nos sens et de notre raison, se ramasse de plus en plus simplement en chacun de nous133?

En travaillant sur la Courbure, j’avais constamment l’impression de sauter du très

petit au très grand, de l’Infime à l’Immense, et vice-versa, un peu comme lorsqu’on éloigne

ou approche une loupe de notre œil, l’image s’inverse soudainement, sans réelle transition,

en passant d’un côté à l’autre du point focal… Cette œuvre est-elle l’agrandissement d’une

image infinitésimale, ou l’image réduite d’une très grande réalité ? D’abord, l’image

représente (on verra plus loin de quelle façon) une portion d’arc d’environ 1/10 ou 1/11 de

la circonférence terrestre, c’est-à-dire un horizon d’environ 3600 à 4000 kilomètres de

longueur — une « très grande réalité », à n’en pas douter. Mais à l’inverse, je suis arrivée à

cette image en grossissant 1600 fois une très petite portion d’une image originale de 320

pixels de large. C’est le premier paradoxe.

Image 2-11 : La Courbure, 2008. Polyptique en huit tableaux. Médias mixtes sur toile, 1,22 m x 7,3 m (4 pi x 24 pi)

La Courbure est aussi paradoxale dans le sens où elle est une œuvre à la fois

figurative et abstraite ; à la fois une sorte de paysage ultime d’une immense grandeur et un

zoom dans un monde infime… œuvre naturaliste et conceptuelle à la fois. Le zoom dans les

pixels infimes est une image intime et conceptuelle, qui équivaut à un zoom dans la façon

dont notre cerveau (re)construit des images numériques. De l’autre côté, quelque chose de

résolument cosmique est implicite dans le fait que cette image représente la courbure de la

Terre. Vision paradoxale qui met ma pensée en mouvement, l’agite et la fait osciller, et me

permet de méditer à l’infini ; sans jamais pouvoir m’arrêter sur une réponse. La Courbure

me semble représenter le regard humain sur son monde ; avec ce double désir de

représenter ce qu’on voit et de représenter / exprimer ce qui est à l’intérieur de soi — 133 Ibid., 260.

Page 107: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

97

comme pour voir s’il y a (ou qu’il y a) homologie entre ce qu’on intériorise et ce qui est à

l’extérieur de nous. Cette longue courbure (la courbure de la Terre, c’est-à-dire un très

grand horizon) est le produit du même regard cosmique / cosmisant, du même geste de

création, de la même continuité de conscience que lorsqu’on trace une ligne horizontale

pour représenter l’horizon, cette très primordiale ligne au fond du monde qui sépare l’océan

du ciel, la terre du ciel. Parce que le seul élément distinct dans cette œuvre est justement

cette ligne (courbe) d’horizon, cette œuvre est comme un grand paysage minimaliste.

L’origine de la Courbure se perd dans la convergence de projets précédents. Je crois

qu’elle doit beaucoup à Teilhard de Chardin, car j’étais plongée dans sa vision d’une

humanité en voie de « planétisation »134, une humanité dont l’imaginaire, les pensées, les

idées, les découvertes, le psychisme, la conscience tissent progressivement une

« noosphère » de plus en plus serrée et dense, génératrice de toujours plus de conscience, et

d’une conscience de plus en plus solidaire, de plus en plus planétaire. Par « noosphère »,

Teilhard désigne le milieu, ou la dimension, de pensée et de conscience qui, depuis le début

de la vie sur terre a progressivement évolué pour finir par envelopper et imprégner toute la

biosphère, à la manière d’une autre atmosphère, faite cette fois non pas d’oxygène, mais de

psychisme135. Parce que l’humanité se multiplie et se répand sans cesse à la surface d’une

Terre limitée géographiquement, Teilhard voit les humains se resserrer les uns sur les

autres, et cette densification de l’humanité équivaut pour lui à une densification de la

noosphère, donc une intensification de la conscience. Cette densification progressive amène

à un retournement sur elle-même de la conscience, phénomène que Teilhard appelle « le

Réfléchi »136. Il voyait l’humanité prendre progressivement conscience d’elle-même et de

ses possibilités sur une Terre rendue de plus en plus petite sous l’effet de la croissance

d’une population humaine toujours plus serrée sur elle-même, donc plus « échauffée »

psychiquement, donc plus consciente d’elle-même : vision prophétique de la

mondialisation, qu’il appelle « planétisation ».

134 Pierre Teilhard de Chardin, L’Avenir de l’homme (Paris : Seuil, 1959), 157. 135 « [C]’est vraiment une nappe nouvelle, la "nappe pensante", qui, après avoir germé au Tertiaire finissant, s’étale depuis lors par-dessus le monde des Plantes et des Animaux : hors et au-dessus de la Biosphère, une Noosphère. » Pierre Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, 179. 136 Pierre Teilhard de Chardin, L’avenir de l’homme, 359.

Page 108: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

98

Image 2-12 : Apollo 17, 1972137

J’ai souvent pensé que s’il avait été encore vivant en 1972, lorsque tous en même

temps sur la Terre, nous avons vu pour la première fois les photos de la Terre prises depuis

la lune par les équipages d’Apollo, lui, Teilhard, aurait reconnu sa prédiction, car cette

image138 est pratiquement l’image emblématique du Réfléchi dont il parle : il l’attendait

certainement sans la savoir — ou peut-être l’avait-il vue en imagination… En tout cas, il

attendait, avec la certitude enthousiaste qui caractérise ses écrits sur « l’avenir de

l’homme », l’effet qu’elle aurait sur notre conscience collective.

J’avais eu une idée pendant la nuit, et le lendemain, j’avais téléchargé cette image

de la Terre. Je ne sais plus si c’était en lien avec mes lectures de Teilhard, ou si je m’y

intéressais plutôt parce que c’était l’image à laquelle le cercle éclaté du Labyrinthe faisait

référence dans mon esprit. Je l’avais dans Photoshop et en zoomant dedans, j’ai été fascinée

par la ressemblance entre les pixels et la « mosaïque » de mon image au fond du

Labyrinthe. Les couleurs n’étaient pas les mêmes cependant, celles-ci étaient plutôt dans

les tons de bleu, bleu pâle et blanc, alors j’ai cherché une autre image de la Terre vue du

ciel dont les couleurs se rapprocheraient du bleu-vert avec lequel je travaillais souvent à

l’époque et que j’avais notamment utilisé dans le Labyrinthe. J’ai trouvé ce que je cherchais

sur le site de l’Observatoire de Paris :

137 Image de la NASA, dans le domaine public. 138 Cette image, prise le 7 décembre 1972 par l’équipage d’Apollo 17, est désormais connue sous le nom de « Blue Marble ». Wikipedia, « Blue Marble » http://en.wikipedia.org/wiki/Blue_Marble (consulté le 3 novembre 2008).

Page 109: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

99

Image 2-13 : Terre vue de la lune 139 : image de départ pour la Courbure

J’ai alors découpé une portion d’arc dans le coin gauche, que j’ai regardée en

l’agrandissant 1600 fois :

Image 2-14 : Terre vue de la lune : détail portion d’arc

C’est l’image qui a servi de modèle à la Courbure. Encore un paradoxe : j’avais

zoomé dans une image astronomique de l’Observatoire de Paris, mais pour moi, j’avais

zoomé dans le Labyrinthe, image toute intérieure et gnostique s’il en est, plutôt que

scientifique. Cela me semblait illustrer ce fameux leitmotiv de l’hermétisme : « ce qui est

en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas »140,

qui établit le principe philosophal de l’homologie et de la correspondance entre le

microcosme et le macrocosme, principe révélé qui est au cœur de la pensée gnostique, qui

la fonde et l’élucide, qui quelque part en justifie toutes les visions et toute la connaissance.

« La cime et l’abîme se confondent dans une même résolution (…) il n’y a ni haut ni bas »,

écrit Nietzsche141.

139Observatoire de Paris [en ligne] http://www.obspm.fr/actual/nouvelle/nov06/lune-f3.jpg (mai 2007). 140 Première phrase du texte attribué à Hermès Trismégiste, La table d’émeraude. Version commentée sur le site La Rose Bleue : http://www.la-rose-bleue.org/Etudes/Table_Emeraude_traduction_commentaires.html Consulté le 25 octobre 2008. 141 Dans Ainsi parlait Zarathoustra, cité dans Bonardel, Philosophie de l’alchimie, 307.

Page 110: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

100

Image 2-15 : Une des huit toiles (§5) de la Courbure qui sur l’ensemble dessinent une ligne courbe continue

Page 111: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

101

Le sens de la Courbure est à la fois limpide et obscur pour moi. C’est un peu le

« paysage ultime », c’est vrai, c’est-à-dire un pur horizon. C’est aussi une représentation de

nos représentations, si je peux dire : comment nous construisons les images numériques,

cette gestalt que nous percevons à partir de pixels unis.

Il y a aussi quelque chose du principe holographique dans la Courbure. Les carrés

de couleur qui évoquent les pixels ne sont pas unis comme des pixels. Au contraire, agrandi

plusieurs fois, chacun d’eux ressemblerait à une peinture abstraite rappelant l’eau, des

images d’océan, de ciel : c’est ce qui nous rapproche de l’hologramme, où l’entièreté de

l’image est comprise dans chacun de ses fragments.

Image 2-16 : La Courbure : carrés de couleur

La Courbure est une œuvre presque minimaliste : autant par la simplicité de son

concept que la simplicité de l’image elle-même. Mais sa présence physique est intense,

d’une part par son envergure (24 pieds de large) et d’autre part par l’intensité des couleurs

sur le fond noir mat. Pendant que j’y travaillais, les huit toiles étaient comme un groupe de

grands personnages dans mon atelier. Les grandes surfaces de noir mat avaient quelque

chose d’aspirant et ouvrant sur une sorte d’obscurité ouverte et spacieuse. Je crois aussi que

l’impression de « présences » était liée au fait que les toiles étaient noires, sans reflet ; peut-

être parce qu’elles semblaient ouvertes sur quelque chose, plutôt que des écrans à peindre,

qui bloquent le regard et le font rebondir.

Page 112: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

102

La visualisation de la Courbure a été pratiquement instantanée, une nuit de mai

2007 alors que quelque chose, un bruit je suppose, m’avait éveillée. Mais son design a pris

du temps : j’ai fait plusieurs prototypes, beaucoup de calculs, et j’ai longuement hésité sur

les matériaux avant de choisir la série de huit toiles. Au départ, d’ailleurs, j’ai fait dix toiles

— c’est une fois que je les mises ensemble que j’ai décidé de n’en garder que huit. La

réalisation elle-même a pris de longues heures, mais comme pour le Labyrinthe et pour

beaucoup de mes œuvres, j’y prends plaisir : pour moi ce travail manuel est source

d’apaisement et de sérénité. Avec les tuiles du Labyrinthe, puis celles-ci, l’art de la

mosaïque est devenu comme une métaphore : métaphore du travail patient, du temps qui

s’étire, de la « construction d’une image » à partir de petits fragments, de l’infime (chaque

morceau de céramique) et de l’immense (l’œuvre finie qu’il faut regarder de loin pour en

saisir la totalité), et ainsi de suite. Je remarquais aussi l’analogie frappante entre la

mosaïque et les images numériques, toutes recomposées à partir de petits carrés unis.

La Courbure est pour moi l’œuvre emblématique des Paysages de l’holocène. Pour

expliquer cela, permettez-moi de revenir à Teilhard de Chardin. Prêtre jésuite, Teilhard

(1881–1955) était aussi paléontologue, et ses visions théologiques sont trempées dans cette

conscience de la « longue histoire » à laquelle je m’intéresse moi-même. Pour lui,

l’évolution des espèces sur la Terre ne s’est pas faite au hasard, elle n’était pas un simple

« remplacement » horizontal d’une espèce par une autre, mais elle était guidée par une

pulsion de conscientisation : l’évolution de la vie sur terre est assimilée à l’évolution de la

conscience, tout simplement. Si on regarde l’holocène sous cet angle, on doit alors le

définir comme la période géologique correspondant au déploiement de la conscience

réflexive sur la Terre. Si le Pléistocène a vu les débuts de l’hominisation et les premiers

signes du processus civilisateur, c’est pendant l’holocène que la civilisation, la conscience

humaine, les arts, l’architecture, les technologies, etc., se sont développés ; et que

conséquemment l’humain a pris conscience de lui-même et de sa place dans l’univers.

Alors on pourrait — en adoptant le point de vue de Teilhard — le définir comme la période

de la Conscience réflexive et d’une extrême intensification de la noosphère142. En

142 D’ailleurs, Teilhard fera aussi référence à l’holocène comme le « Psychozoïque ». Pierre Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, 180.

Page 113: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

103

poursuivant cette idée, la Courbure devient alors emblématique de l’holocène lui-même,

dans la mesure où cette image représente en effet le regard réflexif de l’Humain sur la

planète qu’il habite143, image qui n’aurait pu exister à aucun autre moment de l’histoire

terrestre, d’une réalité (la Terre dans le regard de l’homme) qui marque un événement

important, peut-être le plus important jusqu’à ce jour, de l’holocène du point de vue de la

noosphère. Aussi — cela vaut la peine de le noter — du fait qu’elle se résume à un simple

horizon, et qu’elle est à la fois un paysage abstrait et un paysage figuratif (portion de l’arc

terrestre), la Courbure est en quelque sorte un paysage ultime ou zéro, le « paysage de

l’holocène » par excellence.

Image 2-17 : La Courbure, galerie Caravansérail, Rimouski

143 À cet égard, la première photographie de la Terre, prise par Apollo en orbite, est la véritable image emblématique de l’holocène.

Page 114: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

104

2.6 Inscrire : l’holocène dans la pierre, la pierre dans l’holocène

Image 2-18 : Pierres gravées, 2007. Schiste

Ces deux grosses pierres plates (±20 cm x 50 cm chacune en moyenne, environ 3

cm d’épaisseur) reprennent et développent un thème et une forme que j’avais déjà explorés

dans les Dimensions sauvages. Elles ont été réalisées dans le cadre de mes réflexions et

expérimentations pour donner une forme plastique à 36 paysages. On a vu au début de ce

chapitre comment l’idée même de l’holocène implique la projection sur la nature de

l’interprétation que nous en faisons et de la conscience que nous en avons ; et comment

l’holocène lui-même inclut la conscience que nous avons de l’existence de la Terre, de

même que les outils (le langage notamment, oral et graphique) dont nous disposons pour

rendre compte de cette conscience. Cette œuvre joue directement sur cette projection, de

façon presque littérale en fait, car ici, ce sont des fragments de 36 paysages qui sont inscrits

sur la pierre. En somme, si le thésaurus de 36 paysages se veut l’impossible version

lexicale de l’ensemble de la nature, via les mots avec lesquels nous nommons les

phénomènes naturels, alors c’est ce lexique que les pierres semblent contenir, ou qui

semble se refléter sur leur surface. Logiquement, un lexique est quelque chose qui existe

dans la psyché… mais ici, l’œuvre suggère que ce lexique existerait à même la pierre,

évoquant un lien de solidarité entre la pierre et la psyché qu’on pourrait interpréter de

Page 115: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

105

différentes manières : soit que notre esprit s’inscrit dans la pierre, soit la pierre a un

psychisme, soit l’univers se parle à lui-même (de lui-même)…

Il s’agit de deux pierres plates de schiste gris, commun dans la région du bas Saint-

Laurent. Ce ne sont pas des pierres de grande dimension : je devais être capable de les

transporter sans aide. Sur les pierres sont gravées des extraits de 36 paysages sous forme de

fragments. Le texte déborde les limites des pierres, suggérant qu’il pourrait être inscrit en

entier quelque part, comme si ces deux pierres faisaient partie d’un plus grand groupe de

pierres contenant toute la liste, voire d’une liste peut-être infinie s’étendant sur toutes les

surfaces des pierres du monde. Il s’agit évidemment d’une méditation poétique, mais qui

renferme une idée à portée métaphysique, sur le rapport entre l’esprit et la nature. Le fait

qu’il s’agisse de schiste accentue cette idée que les Pierres ne sont que des fragments d’une

immense plaque, car le schiste a toujours cette allure fragmentaire, contrairement à d’autres

pierres, comme les roches de granit, qui sont rondes et semblent plus autonomes ou

individuelles. En fait, un morceau de schiste est effectivement un fragment d’une ancienne

plaque sédimentaire.

On voit souvent des écritures gravées dans la pierre (pierres commémoratives, par

exemple), mais ce qui est particulier ici, c’est l’aspect fragmentaire de l’inscription : alors

que l’inscription d’un texte sur une pierre commémorative ou une épitaphe souligne son

importance et lui donne une valeur d’éternité, ici le texte lui-même n’est pas très important,

autrement que dans la mesure où il évoque un texte plus exhaustif, sorte de texte idéal,

existant quelque part ailleurs. Dans l’épitaphe, le texte inscrit est valorisé par le fait de son

inscription dans un médium durable, et la pierre elle-même (granit ou marbre) a une valeur.

Mais ici, les mots sont plutôt une matière symbolique qu’un texte comme tel : ils ne

représentent pas ce qu’ils signifient en français, ils représentent plutôt le geste d’inscription

et l’existence même du langage. Le fait qu’ils soient sur de la pierre très commune ajoute à

cette évocation.

On a vu que 36 paysages, dans son entièreté, est organisé par systèmes. Ainsi, tous

les mots d’une pierre appartiennent à un métaphénomène, ou psychosystème, particulier :

l’hiver ou le nord pour l’une, le bord de la mer pour l’autre, deux réalités naturelles

Page 116: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

106

auxquelles le schiste est lié. Je considère le « texte » des pierres comme de la poésie, mais

d’un genre particulier à cause de la pierre, car la poésie est traditionnellement immatérielle,

c’est-à-dire indépendante du support sur lequel elle est imprimée, ce qui n’est pas le cas ici.

Ici, le fait que cette poésie soit gravée sur de la pierre, et ce schiste en particulier, ajoute de

façon importante au sens formé par les mots. Cette poésie est donc aussi un objet

sculptural. En fait, le texte « immatériel » existe, c’est le thésaurus. La fonction de cette

version « minérale » du thésaurus est justement d’ajouter ce surcroît de sens apporté par

l’inscription sur le schiste : le geste d’inscription et les deux objets / pierres apportent un

surcroît de sens très particulier, et évoquent une idée cosmologique très particulière.

Comme je l’ai mentionné plus tôt, ces fragments d’une liste donnent à imaginer

qu’il existerait, effectivement, une liste plus longue, une liste complète quelque part —

peut-être une liste qui comme une litanie infinie se récite éternellement, ou se réinscrit

indéfiniment. Cette liste, ce texte imaginaire auquel on imagine les fragments appartenir,

existe dans une dimension potentielle, imaginaire, ou psychoïde144, du cosmos. Ces Pierres

gravées évoquent pour moi l’impression que le cosmos est plein de mots, qu’il vibre de

sens, qu’il chuchote constamment, et que ces mots cosmiques se reflètent dans les pierres

sur la Terre, comme si chaque pierre connaissait l’ensemble des phénomènes de l’univers,

comme si les pierres étaient un miroir sur lequel se reflète le cosmos. Pour moi cette œuvre

évoque directement la dimension signifiante de l’univers, son existence comme « cosmos »

(au sens ontologique du terme), plutôt qu’un univers dénué de sens et de conscience.

Autrement dit, si elles avaient été trouvées dans cet état dans la nature, ces pierres seraient

la preuve que l’univers est un cosmos, et que ce cosmos est « enchanté ». C’est évidemment

la psyché (celle qui nomme les phénomènes de la nature pour les reconnaître et les

connaître) qui se reflète dans la pierre comme dans un miroir. Et c’est de ma propre psyché

qu’il est question, vu que j’ai moi-même gravé ces pierres. Mais l’œuvre, par la nature du

texte inscrit, pose la question de la relation entre ma psyché individuelle d’artiste-poète et

une psyché « cosmique » (possible ou imaginée). Dans le même ordre d’idées, l’objet

exemplifie une possible coïncidence entre le cosmos et l’intime : l’intime qui se reflète

144 Terme repris de l’école jungienne que j’emprunte à Michel Cazenave, La science et les figures de l’âme (Monaco : Éditions du Rocher, 1996). Voir notamment p. 190 et suivantes.

Page 117: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

107

dans le cosmos, et le cosmos qui porte les mots de la psyché — un thème déjà présent dans

la Courbure.

La création comme telle des Pierres gravées fut assez simple. L’idée m’est venue

tout naturellement en réfléchissant à la matérialisation de 36 paysages : c’est comme si elle

s’imposait d’elle-même, pourrais-je dire, puisque j’avais déjà gravé des pierres dans le

cadre des Dimensions sauvages :

Image 2-19 : Dimensions sauvages (extrait) : « Poésie minérale », 1999. Schiste, 20 cm x 25 cm hors tout

Les deux grosses pierres étaient déjà dans mon atelier lorsque j’ai eu l’idée d’y

graver des portions des 36 paysages. Je me promène souvent sur les berges du fleuve, et je

joue beaucoup avec les pierres. J’en ramasse peu, et lorsque cela arrive, c’est généralement

parce que la forme semble demander une contemplation plus poussée. D’habitude, je les

retourne lors d’une promenade ultérieure. Je ramasse rarement une seule pierre, plus

souvent c’est une petite collection de pierres présentant toutes une caractéristique

commune. Dans le cas présent, je les avais ramassées parce qu’elles étaient plates, et plus

larges que les petites pierres du groupe précédent. En effet, la première œuvre quelques

années plus tôt m’encourageait à réessayer, cette fois dans un format plus grand. Je suis

depuis longtemps intriguée par cette impression que l’idée d’inscription ou d’écriture

semble appartenir à la pierre elle-même, qu’elle est déjà en potentiel sur la surface plate

d’une pierre, que la pierre semble appeler cette inscription — que toute surface de ce genre

Page 118: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

108

appelle l’intuition de lecture. C’est une impression qui peut facilement nous venir à l’esprit

lorsqu’on s’interroge sur l’origine de l’idée des peintures rupestres, par exemple. À

Lascaux, il y a quelques années, j’ai éprouvé une grande fascination pour la surface même

de la pierre en-dessous des marques peintes et des dessins magnifiques, comme si je

cherchais à discerner ce qui, dans la paroi même, avait pu inspirer ou « appeler » ces gestes

d’inscription et ces images.

Image 2-20 : Pierres gravées, 2008. Galerie Caravansérail, Rimouski

Page 119: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

109

2.7 Les Quatuors de l’holocène

Image 2-21 : Graphisme de la couverture du CD des Quatuors

Page 120: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

110

Les Quatuors sont la dernière œuvre de cette collection. Il s’agit de quatre pièces

musicales, ou plus justement, d’une seule pièce en quatre mouvements. Cette œuvre est une

méditation poétique et musicale sur la Terre, son atmosphère, son énergie, sa géographie.

Elle est liée elle aussi à 36 paysages, dans le sens où le « sujet », si je puis dire, est le

même. La pièce au complet dure environ 15 minutes. Je commencerai par la décrire sur le

plan formel et musical, puis je parlerai de sa création et discuterai des réflexions qui

l’entourent.

Les Quatuors

Aurora Borealis 4:39 (Extrait sonore 1)

Cymbalum 2:42 (Extrait sonore 2)

La nuit des temps 3:18 (Extrait sonore 3)

Les oiseaux 4:41 (Extrait sonore 4)

Les quatre pièces ont été composées et enregistrées électroniquement à l’aide d’un

clavier échantillonneur et d’un logiciel d’enregistrement multipiste145. C’est toutefois un

enregistrement audio : il n’y a en effet ni boucles ni séquençage MIDI, tout a été joué et

enregistré en temps réel. Il ne s’agit pas de véritables « quatuors » : ils ne sont pas exécutés

par une formation de quatre instruments, ni même quatre pistes enregistrées. Je leur ai

donné ce titre dès le début, avant même de commencer à composer, du fait que j’étais

inspirée par le caractère, à mes yeux, minimaliste, aride et difficile d’accès de certains

quatuors à cordes classiques (j’avais en tête les derniers quatuors de Beethoven

notamment). Ce sont ces caractéristiques — « minimaliste, aride, difficile d’accès » — que

je recherchais, et non une forme à quatre voix en tant que telle. Le terme est donc utilisé ici

de façon métaphorique. L’idée de quatuor à cordes m’a aussi inspirée dans la mesure où j’ai

construit les différents mouvements à partir d’une base de sons de cordes échantillonnés.

Chaque mouvement a, effectivement, plusieurs lignes de cordes. Même s’ils sont

apparentés les uns aux autres par certains aspects, les quatre mouvements sont assez

contrastés.

145 Le clavier est un Roland RD-300SX et le logiciel ProTools M-Powered.

Page 121: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

111

Premier mouvement : « Aurora Borealis ». Au départ, ce mouvement s’intitulait

« Ricercare », en référence à un aspect « intrinsèque » (formel) de la pièce. Le nouveau titre

s’applique plutôt à son aspect extrinsèque (pour reprendre les termes de Nattiez, déjà

discutés au chapitre un). « Ricercare » est un mot italien équivalent approximativement au

français « rechercher ». À l’époque baroque, un ricercare est une pièce de forme

contrapuntique où deux lignes ou plus évoluent en imitation, semblant se chercher l’une

l’autre146. Il ne s’agit pas ici d’un « ricercare » de type baroque, mais il s’agit bien de deux

lignes qui se cherchent et où l’une tente d’imiter l’autre. C’est lorsqu’elles se « trouvent »

que la pièce peut se terminer. La pièce reste entièrement dans la tonalité de la mineur, sans

exception, mais on ne trouve pas les enchaînements harmoniques traditionnels : il s’agit

plutôt d’une sorte d’ « harmonie errante »147 où les accords s’enchaînent de manière tonale,

mais seulement par cellules qui ne forment pas une « progression harmonique » au sens

classique : il n’y a pas de phrases comme telles, plutôt des fragments. Et s’il y a quelques

cadences, ici et là, celles-ci ne concluent rien (sauf la dernière, à la fin). Une première ligne

de cordes est jouée de cette manière « errante » et une deuxième improvise par-dessus en

tentant de se trouver en consonance. Mais comme la première ligne est errante, la deuxième

la « recherche » un peu à tâtons. Cela donne un ensemble harmonique à la fois cohérent

(parce qu’on reste toujours dans la région de la mineur) et déroutant si l’on cherche à

entendre une progression ou des résolutions : on entend des fragments de mélodie ou des

impressions de progression harmonique, mais l’ensemble demeure dans une sorte de

suspension jusqu’à la fin : la pièce se termine à un moment où la deuxième ligne rejoint la

première et les deux peuvent se mettre ensemble pour une cadence parfaite (V-I).

Sur le plan de l’instrumentation, il y a trois lignes : deux lignes de cordes, chacune

composée d’accords à plusieurs notes, et une ligne d’un son composé (synthétiseur et

chœurs), elle aussi « errante », et elle aussi dans la région de la mineur. Je l’ai choisie parce

que je trouvais qu’il manquait quelque chose : le son des cordes est un échantillon d’un son

acoustique, il imite relativement bien les cordes, mais je ne voulais pas donner l’impression

146 André Hodeir, Les formes de la musique (Paris : PUF, 1969), 95. 147 Terme évocateur que j’emprunte à Schoenberg, qui parle de « roving harmony » dans un cas comme celui-ci. Arnold Schoenberg, Structural Functions of Harmony (NY: W.W. Norton & Cie, 1969).

Page 122: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

112

que je prenais cette instrumentation électronique pour une instrumentation acoustique. Je

voulais plutôt marquer le fait qu’il s’agit bien de musique électronique ; c’est pourquoi j’ai

utilisé cet autre son contrastant, qui n’imite aucun instrument acoustique, qui est

« électronique » sans aucun doute. Tout ensemble, c’est une instrumentation dense, plutôt

saturée, qui rend la pièce généralement sombre — il n’y a pas beaucoup de grands

intervalles vides qui pourraient donner une impression de luminosité. Cependant, cette

troisième ligne, choisie pour son timbre déjà plus vaste baignant dans une réverbération

semblant venir de l’intérieur, vient donner un sentiment de vastitude ; et les consonances

occasionnelles entre les deux lignes de cordes viennent aussi éclairer le paysage sonore par

moments. L’amplitude des hauteurs, allant de sons très graves à très aigus, ajoute aussi à

l’impression de largeur.

Il y a comme un grand mouvement ample dans cette pièce, qui donne une

impression de chatoiement ou d’irisation. C’est de cela qu’est venu le titre « Aurora

Borealis », car le mouvement des harmonies, fait de fragments qui semblent apparaître et

disparaître, se former puis se dissoudre, a rappelé à la première personne à qui j’ai fait

entendre la pièce le mouvement de rubans ou de rideaux des aurores boréales. Il y a aussi

l’obscurité de l’instrumentation de la pièce, qui évoque la couleur foncée du ciel nocturne,

et le rythme plutôt lent de ces chatoiements qui est proche de celui des irisations d’une

aurore boréale. La référence à une aurore boréale est une pure métaphore, et elle est du

domaine « extrinsèque », c’est-à-dire qu’elle témoigne du fait que l’auditrice était renvoyée

à des contenus personnels, qu’elle établissait des connexions de façon subjective. Mais il

est intéressant de regarder quels éléments de la pièce (rythme, tempo, « couleur » de

l’instrumentation, etc.) ont permis, ou appelé, cette métaphore et comment les liens se sont

établis entre un contenu abstrait surtout temporel et immatériel et le contenu visuel d’une

aurore boréale. On ne peut pas penser que tout le monde établirait cette même connexion

(je n’y avais pas pensé moi-même), mais il est intéressant de comprendre les causes de ce

renvoi à l’expérience de l’aurore boréale.

Deuxième mouvement : « Cymbalum ». Le titre « Cymbalum » est une métaphore

liée à la dimension intrinsèque, c’est-à-dire à des éléments formels de la pièce. Le terme

Page 123: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

113

fait référence à la ligne soliste, dont le timbre rappelle celui d’un cymbalum, un instrument

chromatique d’Europe de l’est, à cordes en métal sur une caisse de résonance en bois,

frappées à l’aide de marteaux ou petits maillets. J’ai obtenu ce son de cymbalum en

superposant deux sons échantillonnés : un son de piano et un son de clavecin. Notons par

contre que le jeu n’est pas le jeu typique du cymbalum, où les marteaux rebondissant sur les

cordes produisent des roulements caractéristiques particuliers. Ici, il s’agit de montées

mélodiques qui épellent, en quelque sorte, le mode de si mineur. Cette ligne soliste donne

un caractère méditatif à la pièce, et c’est le sens premier de cette pièce.

En musique classique, pour une pièce en trois ou quatre mouvements (sonate,

symphonie, etc.), la tradition veut que le deuxième mouvement contraste avec le premier :

généralement plus lent et plus court, il vient « commenter » ou alléger le premier

mouvement. C’est aussi le cas ici, à l’exception du tempo : le premier mouvement était déjà

très lent, celui-ci n’est pas plus lent encore. Mais il est plus léger, moins dense dans

l’instrumentation. La ligne de « cymbalum » accompagne notre attention, aussi, agissant

comme une actorialité148 : il n’y avait pas de telle ligne conductrice dans le premier

mouvement. Il y a encore deux lignes d’accords de cordes et les harmonies sont errantes

elles aussi, comme dans le ricercare précédent, mais celles-ci se suivent mieux, elles ne se

« cherchent » plus autant. Aussi, le tissu sonore est plus aéré et le solo (actoriel) à caractère

mélodique vient lier le déroulement harmonique de la pièce.

Troisième mouvement : « La nuit des temps ». J’avais d’abord donné un autre

titre à cette composition — elle s’intitulait « Tempête ». J’avais réfléchi que les tempêtes

sont associées au désordre, mais que ce désordre est un désordre organisé, composé de

patterns et résultant de forces bien définies — même si ces patterns et ces forces génèrent

des effets chaotiques. Autrement dit, dans une tempête (de pluie, de neige, etc.), il y a

désordre à un certain niveau et pattern, ou système organisé, à un autre niveau149. Une

journée de février alors que je travaillais sur la pièce, j’avais observé une forte tempête de

neige par la fenêtre de mon atelier : le vent agitait les arbres et faisait virevolter les flocons

148 Le terme est de Eero Tarasti. Sémiotique musicale (Presses universitaires de Limoges, 1996). 149 D’ailleurs les météorologistes utilisent souvent le terme « système » (système de haute pression, système dépressionnaire) pour désigner le niveau d’organisation d’un événement climatique.

Page 124: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

114

dans tous les sens. Il y avait beaucoup d’énergie et d’agitation dans l’air, mais la scène était

restée étonnamment stable pendant les huit ou dix heures qu’a soufflé la tempête : c’était à

la fois chaotique et cohérent, et surtout, c’était constant. Cette notion de désordre local dans

un plus grand ensemble cohérent était mon point de départ pour la composition. À partir de

là, toutefois, je n’ai plus pensé à une tempête et je n’ai pas cherché à « imiter » ce que je

voyais par ma fenêtre. Je suis partie de ce principe, mais pour la suite, j’ai cherché à suivre

une cohérence inhérente à la pièce elle-même. Au final, le résultat est effectivement

constitué de lignes cohérentes sur le plan interne, mais contrastantes au point d’être

contradictoires les unes par rapport aux autres — et l’impression générale est d’après moi

très chaotique. Et encore une fois, très sombre. Quelques personnes ont trouvé la pièce

angoissante, et je peux voir effectivement des liens métaphoriques entre les éléments

constitutifs de la pièce et un état d’angoisse. L’amie qui a donné son titre au premier

mouvement a entendu dans celui-ci une atmosphère sombre et menaçante de volcan,

particulièrement des coulées de lave rouges et noires. Mais une autre personne y a entendu

une allusion à « la nuit des temps » et j’ai été saisie par cette image. Non seulement cela

faisait sens en relation avec la pièce, mais cela rappelait un aspect très particulier du thème

de l’holocène, son aspect historique. Du coup, j’ai vu les ères précédant l’holocène comme

un arrière-plan sombre et chaotique ; cette « nuit des temps » liée à l’idée que l’holocène

étant l’ère de la conscience humaine, c’est aussi l’ère de « l’histoire », tout ce qui le

précède appartenant d’ailleurs à la « préhistoire ». Cette remarque a été tellement évocatrice

pour moi que j’ai renommé la pièce. Je vois aussi un lien avec le caractère « volcanique »

(à la fois chaotique et créateur, originel, sombre, énergique) qu’y avait vu la première

personne. Et dans les deux images, l’idée d’angoisse semble une constante.

Le pouvoir métaphorique particulier de la musique, spécialement son pouvoir de

servir de métaphore à des états psychologiques (l’angoisse, par exemple), me fascine, en

fait ; d’abord pour ce que cela dit de la musique elle-même, mais surtout pour ce que cela

dit des états psychologiques. En effet, cette mise en résonance des états psychologiques par

la musique nous renseigne, je crois, sur la nature de ces états : tout comme les motifs

musicaux, les états psychologiques sont des motifs dynamiques complexes qui se déroulent

dans le temps. Ceci explique pour moi le grand pouvoir expressif de la musique, et son

Page 125: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

115

pouvoir de provoquer ou d’influencer nos états émotifs et psychologiques. C’est un

phénomène qui s’étudie sur un plan musicologique et scientifique, mais qui m’intéresse

surtout du point de vue de la composition, dans la mesure où en créant l’architecture d’une

pièce musicale, on peut créer l’architecture d’un certain état psychologique. Je ne dis

évidemment pas ceci d’une manière simpliste et je ne suggère absolument pas que la

musique puisse induire certaines émotions particulières de façon prévisible ou objective. Je

pense au contraire que la psyché est irréductible et singulière. Mais ce que je constate avec

grand intérêt, c’est l’association de la musique et des émotions dans la complexité de

déroulements immatériels se produisant dans le temps — le fait qu’elles se produisent

toutes deux dans un « espace temporel » dont la réalité — si on peut parler de « réalité » —

ne peut être que de nature psychique. Je crois, ainsi, que la musique peut mettre la psyché

en mouvement : elle ne lui dit pas quoi penser, elle ne lui explique rien, mais elle l’amène à

penser et à ressentir. C’est d’ailleurs tout à fait mon expérience.

Je pense que le caractère angoissant de ce troisième mouvement est lié aux

dissonances appuyées, aux couleurs contrastantes et pas forcément harmonisées, aux

événements soudains, et aux répétitions insistantes. L’ensemble est néanmoins unifié par un

court motif tonal répété six fois, à intervalles plus ou moins réguliers. Ce motif est court

mais très connoté harmoniquement (I-II-V-I), toujours en si mineur, à l’exception d’une

transposition à la tierce supérieure, ré mineur, à la cinquième exposition. Ce mouvement,

comme les trois autres, est d’une seule pièce, si on veut : il n’a pas une forme cyclique, du

style A-B-A, comme on fait souvent en musique. Chaque mouvement est une seule idée,

que j’ai tenté d’explorer jusqu’au bout. Les contrastes se font plutôt d’un mouvement à

l’autre.

Comme pour les deux mouvements précédents, on a ici deux lignes de sons de

cordes plutôt indépendantes l’une de l’autre, mais cette fois-ci, elles sont amodales, ou

chromatiques. En plus, il y a des percussions avec effet de répétition (« delay »), et ce son

de synthétiseur (échantillonné) qui ouvre la pièce et revient à intervalles réguliers, répétant

le motif dans le mode mineur. Pour moi, c’est ce motif qui empêche la pièce d’être

Page 126: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

116

seulement angoissante : il insinue une impression de tristesse, de nostalgie, et je ne saurais

expliquer pourquoi, une impression de simple présence.

Quatrième mouvement : « Les oiseaux ». Du fait que c’était le dernier

mouvement, je me suis permis de prendre une direction radicalement différente de ce qui

relie les précédents mouvements les uns aux autres : il ne reste que le son de cordes, unique

— une seule ligne, faite de longs accords. Il s’en dégage une simplicité et une sérénité en

grand contraste avec les mouvements précédents, surtout le premier (très dense et sombre)

et le troisième (dissonant et angoissant).

Ici aussi, le titre du mouvement a une histoire. J’avais plusieurs idées de titre pour

ce dernier mouvement, toutes tournaient autour d’impressions de ciel et de vastes espaces.

J’ai opté pour « Les oiseaux » lorsque j’ai superposé un enregistrement de goélands et de

vagues sur la ligne des cordes. J’avais hésité de faire cette superposition, craignant que cela

ne soit un cliché, et je n’étais pas totalement à l’aise, non plus, avec l’idée d’imposer une

interprétation « extrinsèque », cette image totalement figurative — presque un icône —

dans la pièce. Mais j’entendais les goélands dans la musique depuis le début : je pourrais

même dire, je n’arrivais pas à ne pas les entendre. Avant même que je trouve le son et que

je l’insère, son écho était déjà là. Je me suis alors mise à craindre de toujours entendre

l’écho de ces goélands silencieux et de regretter leur absence. J’ai donc trouvé un

échantillon de qualité150, que j’ai découpé et monté sur la musique. Il y est resté longtemps,

j’ai même produit une première version des Quatuors avec cet enregistrement de goélands.

Puis un jour, j’ai fait le raisonnement contraire : puisque je les entendais de façon

intrapsychique, ces goélands, je n’avais pas besoin de les inclure dans la dimension

acoustique. J’ai fini par choisir de les rendre « subtils », plutôt, et de ne garder que la ligne

des accords de cordes à quatre sons. Cela donne une œuvre plus aérienne, à mon avis, et

probablement plus spirituelle aussi.

*

150 Son de goélands enregistré au Cap Fréhel en Bretagne (France) par Fernand Deroussen. Copyright « L’Oreille verte ». Autorisation d’utilisation obtenue auprès de Naturophonia.com.

Page 127: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

117

Seul le quatrième mouvement, « Les oiseaux », a été écrit sur du papier à musique

avant d’être joué et pourrait être exécuté en temps réel sur un clavier. Pour les trois autres

mouvements, j’ai tiré profit des possibilités de montage du logiciel pour la composition :

j’ai surtout improvisé, reprenant souvent une même ligne plusieurs fois, puis j’ai découpé et

monté les lignes, pour ne conserver que les extraits qui allaient dans le sens que j’étais en

train de donner à la pièce. Pour moi, qui ne travaille avec ce type de logiciel que depuis

peu, c’était une façon nouvelle de travailler.

Ces Quatuors sont dans la continuité d’un même grand mouvement d’inspiration.

J’étais consciente d’être en train de faire la dernière œuvre de mon « laboratoire doctoral »

et j’étais inspirée par les œuvres précédentes et la grandeur du thème de l’holocène. L’idée

de « paysage », qui s’est installée progressivement au cours des œuvres visuelles

précédentes, était maintenant complètement consciente lorsque j’ai entrepris cette

composition. Or, imaginer une composition musicale comme un paysage est une

proposition très inspirante, pour moi en particulier, qui ai toujours cherché à actualiser cette

idée d’une dimension d’espace dans la musique. L’idée de « paysage » m’a poussée dans la

direction d’une composition « spatialisante » où ce qui est recherché sur le plan musical est

une impression de grand espace.

Que peut-on entendre par espace musical ? On doit certainement le comprendre dans un sens métaphorique — la musique étant faite, par essence, pour être entendue et non vue. L’espace musical serait alors un Tiers-Monde fictif (au sens que Karl Popper donne à cette entité), et s’il existe une quelconque spatialité en musique, elle ne peut être que de nature imaginaire. […] La spatialité de la musique serait donc de nature interne151.

« Cette conception de l’espace musical s’appuie sur diverses expériences

esthétiques tout au long de l’histoire de notre culture, » ajoute encore Tarasti152.

Personnellement, cette idée d’espace qui semble s’ouvrir avec la musique m’a toujours

semblé évidente et je m’y suis beaucoup intéressée sur le plan de la composition. Nous

sommes habitués à concevoir trois dimensions d’espace et une seule dimension de temps ;

151 Eero Tarasti, op. cit., 113. 152 Ibid.

Page 128: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

118

mais pour moi, le temps a toujours eu une profondeur, une largeur et une hauteur en plus de

sa linéarité, et la musique est le moyen de faire voir cela. D’un point de vue subjectif, je

dirais que la musique « dimensionnalise » le temps et verrais la musique comme une

architecture du temps : elle est au temps ce que l’architecture est à l’espace, elle le rend

tangible, le mesure, le construit. Ce que j’essaie de dire, ici, est en somme le miroir de ce

qu’aurait dit Goethe, lorsqu’il a comparé l’architecture à de la musique pétrifiée, ou

cristallisée. Pourrais-je dire, alors, que la musique est de l’architecture chantée ? Ou en

mouvement ? En tout cas, c’est justement cette idée d’un « espace temporel » intérieur qui

est à la base des Quatuors ; cet espace intérieur qui pour moi est balisé et architecturé par la

musique. J’ai saisi la chance qui se présentait à moi de peindre — je pourrais peut-être

même dire, d’ouvrir — quatre paysages imaginaires par la musique.

À la fin, ce travail m’a rappelé une œuvre de jeunesse : j’avais fait une série de

« documentaires musicaux », avec l’idée que la musique pouvait « documenter » quelque

chose, des aspects d’un sujet, particulièrement son atmosphère et sa valence émotionnelle.

Il y avait notamment un « Documentaire sur les falaises » qui rappelle par certains côtés le

quatrième mouvement, « Les oiseaux ». Paradoxalement, les Quatuors de l’holocène sont à

mes yeux la plus figurative des œuvres discutées dans ce chapitre ; et cela vient de cette

idée de spatialisation. En effet, à partir du moment où je pense que la musique ouvre un

espace dans le temps, espace temporel qu’elle construit et qualifie, l’idée qu’elle ouvre un

« paysage » devient alors évidente. Au-delà du fait qu’elle soit une autre méditation sur le

thème de l’holocène, cette œuvre musicale est une méditation sur le pouvoir descriptif et

signifiant de la musique.

Finalement, je dois mentionner l’aspect « quaternaire » de la pièce : apparemment

un hasard, mais qui, maintenant que je l’ai réalisé, semble connoter toute l’œuvre. Quatre

pièces, nommées métaphoriquement « quatuors », et une structure harmonique composée à

majorité d’accords de quatre sons (un peu comme une pièce à quatre voix)… il s’est imposé

rapidement une impression de quaternité dans cette œuvre. Je n’y ai pas pensé, je ne l’ai pas

décidé consciemment : c’est une structure qui s’est imposée intuitivement, comme la forme

qu’une œuvre tend à prendre d’elle-même. Je crois que ça pourrait être lié à ma décision de

Page 129: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

119

travailler avec la notion de quatuor comme une métaphore ; au début, je ne pensais pas que

cette métaphore s’appliquerait à autre chose qu’au caractère (comme je l’ai dit déjà)

intimiste et aride que je cherchais à évoquer, mais il est possible que cette forme

métaphorique ait coloré les autres niveaux de la composition. Or le « Quaternaire » est

l’autre nom de l’holocène, et le chiffre quatre représente « la totalité du créé et du révélé »,

les quatre directions et l’Axis Mundi153 : c’est-à dire l’archétype qui résout l’Idée de

paysage, de l’humain dans l’univers, comme nous le verrons au chapitre trois.

2.8 Présentation des œuvres

À l’exception de 36 paysages, qui lui est antérieur, les œuvres que je viens de

décrire appartiennent toutes au présent travail doctoral : elles ont été pensées dans le cadre

de ce projet et sont liées au questionnement particulier qui est le sien. Comme je

l’expliquais dans l’introduction, elles ont été réalisées comme laboratoire pour ma

recherche sur la nature de la connaissance qui émerge de mon travail en atelier. Ce

laboratoire est en quelque sorte un « in vitro » de processus artistique, un peu à la façon

d’une expérience scientifique. L’avantage d’un tel laboratoire est évidemment de pouvoir

isoler le processus de création d’un petit groupe d’œuvres de façon à l’observer de façon

séparée. À ce stade-ci de mon travail, je ne sais pas si les œuvres seront montrées en public

de façon autonome, dans une galerie par exemple, ou pour la musique, dans un contexte

approprié de diffusion publique. Si cela devait se faire, il y aurait des questions à résoudre à

ce dernier stade d’instauration ; questions d’importance, mais qui sont au-delà du cadre du

présent travail. Cela me mènerait, par exemple, vers des considérations sur la réception des

œuvres et les façons d’optimiser celle-ci ; nous quitterions alors l’analyse poïétique en tant

que telle pour entrer dans des considérations esthétiques. Il y aurait aussi de nouvelles

compréhensions des œuvres qui ressortiraient de leur installation dans un espace donné ;

des liens entre les œuvres insoupçonnés pour l’instant — liens de sens ou correspondances

153 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles (Paris : Éditions Robert Laffont SA et Éditions Jupiter, 1982), 794.

Page 130: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

120

formelles — pourraient aussi apparaître. Mon sujet étant la nature d’une connaissance

personnelle émergeant de mon travail en atelier, je crois que les questions d’installation

n’ajouteraient rien d’essentiel au présent travail, elles en dépassent le cadre. Je laisse donc

ouverte la question de la diffusion de l’œuvre : d’autres travaux, un autre type de

laboratoire, seraient nécessaires pour prolonger mon questionnement jusqu’à la question de

la réception, et cela appartient à un autre exercice, voire un autre champ d’étude que la

poïétique.

[La poïétique] est une science de l’homme qui se propose, selon René Passeron, d’examiner la relation entre l’homme et l’œuvre pendant l’élaboration de celle-ci. Elle n’étudie donc pas un fait, mais une action pendant le temps de son exécution. Elle porte moins, à proprement parler, sur la création que sur les conditions qui lui sont favorables: de la psychologie de l’auteur à la nature des matériaux utilisés, en tenant compte des hasards ou des déterminations qui interviennent dans la dynamique instauratrice.

Elle est en ce sens la conscience réflexive de l’instauration d’une œuvre, et s’interroge sur les concepts d’intention, de faire, de finalité, d’achèvement154.

Je suis presque certaine de continuer à travailler dans cette direction créatrice une

fois ce doctorat terminé, mais j’ai maintenant complété la partie « laboratoire ». Au dernier

chapitre, je reviendrai sur les avenues artistiques qui s’ouvrent à moi à la suite de cette

expérience de création. Pour l’instant, je veux tracer un cercle autour des cinq œuvres et

montrer qu’ensemble, elles apportent suffisamment de matière à réflexion pour que je

continue maintenant ma réflexion.

Une démarche autopoïétique exige un niveau d’autoréflexivité et de conscientisation

qui ralentit le travail créateur et semble parfois entraver l’inspiration. C’est ce « in vitro »

poïétique dont je parlais, utile dans la mesure où par son aspect systématique et

intentionnel, une telle démarche augmente notre connaissance (personnelle et collective)

sur l’art, particulièrement notre compréhension des dimensions poïétiques, et qu’à terme,

notre travail créateur s’en trouve dynamisé. Mais cela ne se fait pas sans un certain prix au

154 Université Paris 1. Poïétique. Images Analyses [en ligne] http://imagesanalyses.univ-paris1.fr/poietique.html (consulté le 5 novembre 2008).

Page 131: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

121

niveau de notre liberté (ou sentiment de liberté) créatrice. Monik Bruneau, dans son récent

ouvrage sur la recherche création, fait d’ailleurs largement état de l’aspect anxiogène de

telles démarches autoréflexives155. Ces anxiétés tiennent peut-être beaucoup à « une

représentation naïve et ambiguë de la recherche », comme le dit Bruneau156, mais elles

tiennent aussi, en partie au moins, au défi de devoir résoudre le rapport difficile entre

théorie et pratique en art, et particulièrement l’ambiguïté créée par le fait que la recherche

et la création amènent deux niveaux de sens différents (situés à des « niveaux de réalité »

différents, comme nous le verrons au chapitre quatre) et impliquent deux rapports d’adresse

entièrement différents : on ne présente pas un ouvrage de recherche théorique comme on

présente une œuvre d’art, pas pour les mêmes raisons, pas avec les mêmes intentions, pas

dans les mêmes lieux de diffusion. Le public, non plus, n’a pas les mêmes attentes et ne

porte pas son attention sur les mêmes aspects que les lecteurs d’une thèse doctorale, et ce

même lorsqu’il s’agit des mêmes personnes : moi-même, par exemple, je ne lis pas une

thèse de recherche création et n’aborde pas l’œuvre sur laquelle elle porte dans le même

état d’esprit que si je rencontrais la même œuvre de façon autonome dans un lieu consacré

de diffusion.

Sommaire du chapitre

Dans ce chapitre, j’ai raconté la création de cinq œuvres : 36 paysages, le

Labyrinthe, la Courbure, Pierres gravées et Quatuors de l’holocène. La première de ces

œuvres, 36 paysages, sert de matrice aux œuvres suivantes en déployant un grand champ

sémantique dans lequel prennent place la création, la symbolique et l’opérativité des

œuvres suivantes. Ces œuvres, plastiques (médias mixtes, 2D et 3D) et musicales, explorent

des formes de représentation différentes mais toutes placées sous l’idée générale de

« paysage ». J’ai utilisé la forme narrative pour cette description, qui m’apparaissait la

forme la mieux adaptée pour rendre compte de façon fluide de la complexité des niveaux de

travail et de leur constante réinsertion et réactualisation dans la poïétique des œuvres.

155 Monik Bruneau et Sophia L. Burns « La recherche création : Entre désir, paradoxes et réalités de la recherche ». Monik Bruneau et André Villeneuve (dir.), op. cit., 7–20. 156 Bruneau et Villeneuve, op. cit., 14.

Page 132: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

122

Ces œuvres forment Paysages de l’holocène, groupe d’œuvres intermédial servant

de laboratoire à la proposition de ce doctorat, à l’effet que la « pensée poïétique » qui a

cours dans la création artistique génère une forme de connaissance, ce qui s’est produit

pour moi dans le cours de la création de ces œuvres. Dans les chapitres qui suivent, je tente

de synthétiser et d’analyser la nature de cette connaissance particulière, à partir de

l’expérience vécue dans le laboratoire particulier que fut la création de ces œuvres.

Page 133: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

CHAPITRE 3 — UNE COSMOLOGIE D’ATELIER

[J]’ai acquis la conviction que l’esprit et la nature forment une unité nécessaire, dans laquelle l’esprit n’est pas séparé du corps ni les dieux de leur création —, puis appris à porter un regard neuf sur le monde envisagé comme un ensemble intégré157.

3.1 Une cosmologie sous-jacente

En réfléchissant sur le chapitre précédent, il m’est apparu que les idées et les

processus qui y sont racontés, ainsi que les œuvres elles-mêmes, témoignaient d’une

Weltanschauung particulière dont les principes régissent, ou structurent, les opérations dans

l’atelier. Dans le présent chapitre, je tente donc de mettre en lumière cette Weltanschauung

et d’en dégager la fonction poïétique : il s’agit ici de tenter une synthèse de ce que j’ai vu

en m’observant penser — et raconter — mon processus créateur. On a vu qu’en travaillant

sur ces œuvres, des idées étaient présentes : j’y pensais en travaillant, elles surgissaient de

la création ou de lectures et de réflexions extérieures pour revenir s’insinuer dans la

poïétique. Peu à peu, j’ai réalisé que j’opérais de fait à l’intérieur d’un système

cosmologique spécifique, sui generis — cette Weltanschauung dont je parle. Dans mon

travail, en effet, j’accepte certains principes qui sont inhérents aux œuvres, mais différents

et même en contradiction avec de grands principes de la pensée collective auxquels par

ailleurs j’adhère dans le reste de ma vie en société. Parmi ces principes suspendus, il y a

notamment l’infranchissable distinction ontologique entre l’esprit et la matière,

particulièrement entre la réalité subjective et le monde sensible. D’autant plus lorsqu’il est a

priori non disciplinaire comme dans le cas présent, le processus créateur ne fait pas, lui, de

séparation — séparation ontologique en particulier — entre une idée, une forme ou une

figure, un fait vécu, une technique opératoire, une substance, un espace, un objet, et ainsi de

suite : tout est matière, tout est énergie génératrice, tout est forme, tout fait sens. La

matière, l’énergie et le sens sont sur un même plan et par des passerelles formelles, je passe

de l’un à l’autre, je transmute l’un en l’autre.

157 Gregory Bateson et Mary Catherine Bateson, La Peur des anges (Paris : Seuil, 1989), 26.

Page 134: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

124

Ainsi les incorporels se réfléchissent-ils dans les corps, et les corps dans les incorporels, c’est-à-dire le monde sensible se réfléchit dans l’intelligible et le monde intelligible dans le sensible158.

C’est presque un lieu commun que de dire que l’art spiritualise la matière et

matérialise l’esprit. On l’accepte sans se formaliser qu’il aille à l’encontre de la

métaphysique plus cartésienne à laquelle on est habitués, car on y voit surtout une

expression poétique où le paradoxe est bienvenu. Mais dans l’atelier, ce « lieu commun »

paradoxal est plus qu’une expression poétique, c’est un principe poïétique agissant. Or,

pour travailler à partir d’un tel principe, il faut, comme je le disais, suspendre le système

ontologique de type scientifique qui domine l’ensemble de notre vie pour le remplacer par

cette cosmologie différente, mais appropriée à l’atelier. Je crois pouvoir parler d’une

« cosmologie », car le mot grec « cosmos » signifie particulièrement « l’ordre de

l’univers » ; il a aussi le sens d’« organisation » et de « construction »159 : cosmologie,

donc, en tant que l’ordre régissant l’organisation du monde (de l’atelier) et de ses éléments.

Comme le travail artistique présume, effectivement, de certains liens organisateurs entre

des objets de différents niveaux (symboliques, personnels ou intrapsychiques, matériels,

formels, etc.), et même d’une certaine architecture de l’invisible, on peut dire qu’il

implique ou présuppose une certaine cosmologie.

En plus de passer outre la rupture cartésienne entre le monde des choses et le monde

de l’esprit (la res extensa et la res cogitans), je me vois dans mon atelier considérer comme

« vraies », c’est-à-dire comme bases valables pour l’action, des perceptions, des

impressions, des hypothèses, des correspondances, des idées tout à fait subjectives — voire

même surréalistes — et agir comme si elles étaient réelles et causales. Il ne s’agit même pas

d’une vérité qu’on pourrait dire « phénoménologique », car il n’est pas question de

privilégier ce qui se donne à voir ou se présente à mon attention, mais plutôt tout ce qui

peut faire émerger une impression de sens ou provoquer une expérience esthétique ; et ceci

peut être tout autant quelque chose de fictionnel, contraire au sens commun, absurde ou

surréaliste, invisible, etc. En fait, on peut dire que toute notion de réalité convenue est

158 Extrait du Poimandrès, XVII, texte d’Hermès Trismégiste. Cité dans Bonardel, La Voie hermétique, 62. 159 Bailly, op. cit.

Page 135: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

125

déclassée au profit d’une réalité singulière, souvent imaginaire : si en cours de travail sur un

symbole comme le labyrinthe, par exemple, je me mets à penser qu’il semble représenter le

voyage de l’âme qui s’incarne sur la Terre, je suspends la question de la réalité de l’âme ou

de l’incarnation et poursuis mon exploration librement pour voir où j’arriverai

artistiquement — c’est-à-dire pour voir quel genre d’arrangement formel / esthétique

résultera de cette vision, arrangement qui à son tour inspirera peut-être une nouvelle vision.

Si au cours de cette même exploration, des doutes émergent quant à un possible effet

perturbateur d’un schéma graphique particulier (comme ce fut le cas pour le Labyrinthe), je

peux remarquer l’étrangeté de ces doutes et penser que c’est de la superstition, mais dans

cet espace poïétique, il est plus judicieux de les prendre au sérieux que de les balayer, parce

qu’une telle disposition d’esprit peut orienter la création de façon inattendue et intéressante.

Il y a aussi une curiosité toute simple : les occasions d’explorer de façon systématique et

rigoureuse des questions comme celle-ci, liée au possible pouvoir (magique) des symboles,

et d’en apprendre un peu plus sur les racines intrapsychiques de nos superstitions, ne se

présentent pas souvent dans la vie ordinaire. Autrement dit, je peux décider d’observer ce

qui se produit si je pose comme vrai quelque chose qui ne l’est pas nécessairement dans un

sens convenu. Notamment pour des questions d’ordre gnostique comme celles, ci haut,

liées à l’âme ou à l’incarnation, je ne connais aucun meilleur moyen que les moyens

artistiques pour les explorer de façon à la fois libre et systématique, en évitant que ne se

pose en premier lieu la question ontologique de leur existence même.

De la même façon, si la surface plane et lisse d’une pierre m’inspire une inscription,

rien ne m’empêche de penser que la pierre pourrait avoir elle-même appelé le texte et

d’imaginer les sens qu’elle pourrait porter à l’intérieur d’elle. D’abord toute licence est

permise pour des propositions poétiques de ce genre, mais aussi, ces propositions ont un

grand potentiel générateur sur le plan poïétique : cette proposition en particulier a rendu

l’œuvre (les Pierres gravées) possible. Il en va de même pour l’emploi de métaphores

inédites susceptibles d’orienter la poursuite du travail : considérer une liste terminologique

comme la cartographie d’un territoire psychique, par exemple (comme pour 36 paysages)

ou concevoir une pièce musicale comme un tableau paysagiste. Toujours dans le même

ordre d’idée, il semble naturel dans un processus créateur d’opérer dans un temps à quatre

dimensions ; de « mesurer » des espaces intérieurs et d’en parler en termes de « plans », de

Page 136: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

126

« profondeur », etc. ; tout comme de voir le temps comme un espace, ou encore un plan

d’espace comme la représentation simultanée d’une temporalité (comme le Labyrinthe, par

exemple, qui est véritablement un symbole temporel). En effet, le temps et l’espace ne sont

plus séparés : ils se soudent, comme dans la Relativité, en une vastitude spatio-temporelle

où espace et temps sont absolument solidaires l’un de l’autre. Le temps devient visible

(comme dans le Labyrinthe) et un grand espace s’ouvre dans une dimension musicale

pourtant essentiellement temporelle.

C’est ce qui me fait dire qu’il y a une sorte de « cosmologie d’atelier » propre aux

activités poïétiques, qui définit la réflexion et la conception des œuvres et sous-tend la

compréhension que j’ai à la fois de ce que je fais et de comment le faire. Il n’est pas

nécessaire d’adhérer à cette cosmologie, ou même d’y réfléchir, car elle s’établit d’elle-

même dans la cohérence de l’œuvre. Mais parce qu’elle en est l’architecture sous-jacente,

elle conditionne la relation de l’œuvre au monde, ainsi que la relation que j’établis, moi-

même, avec le monde par mon œuvre. À terme, elle m’instruit en tant qu’être, car en

travaillant, j’en viens à voir le monde à travers elle. Et c’est en cela que pour moi, la

pratique artistique est une forme de connaissance : j’ai déjà évoqué que l’œuvre me rendait

gnostique. Très intimement, je l’ai dit déjà, c’est la raison pour laquelle je crée : parce que

l’œuvre, dans sa poïétique, me fait voir un monde différent de ce que la vie courante me

permet de voir.

En passant de la vie courante à l’atelier, je glisse naturellement d’une forme de

connaissance à une autre, chacune liée à des finalités différentes. Un système conceptuel

rationnel est approprié à la recherche d’une connaissance d’un certain type : empirique,

scientifique, objective, qui ne variera pas selon les savants, selon les moments, les cultures,

etc. Il y a aussi le type de connaissance qu’on partage entre nous — amis, collègues,

concitoyens — et sur laquelle est construit notre sentiment collectif de la réalité. Mais dans

la création, je suis aussi sur la trace d’une autre forme de connaissance, correspondant à

mon intuition et à mon expérience singulière, et qui s’accommode parfaitement de n’être

que relative et non partagée, et même de varier en cours de création ou d’un projet à l’autre.

Dans l’atelier je cherche en fait une vérité opérative, « vraie » en vertu d’une cohérence

intrinsèque à l’œuvre plutôt qu’une vérité naturaliste, absolue ou objective. Il ne s’agit pas

Page 137: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

127

de connaître de façon positive et objective les structures constitutives de l’univers, mais

plutôt d’un système me permettant de « rêver » ou d’imaginer des structures possibles ; une

cosmologie, donc, où est possible la lecture de sens nouveaux et l’action créatrice autant sur

ce qui est existant que ce qui est imaginé. Cette cosmologie d’atelier se distingue aussi de la

philosophie en étant d’ordre à la fois poétique et poïétique (méditatif et opératif160), et non

purement spéculatif ou rationnel. Comme je l’expliquais précédemment, je cherche cette

vérité de l’œuvre qui met l’œuvre et me met, par l’œuvre, dans un rapport de réverbération

harmonique avec la part du monde ou du réel à laquelle l’œuvre s’adresse. Il ne s’agit donc

pas d’observer le monde en gardant une distance objective avec lui, mais plutôt de s’insérer

dans une situation de communication / communion qui rend la création possible et en fait

un acte relationnel avec le monde : où l’observateur et l’observé ne sont pas séparés l’un de

l’autre, où le vrai et l’impossible, le sujet et l’objet, l’énergie et la matière, la forme et le

sens, tournent continuellement l’un dans l’autre, sont continuellement transmutés.

Il n’est pas nécessaire d’adhérer à une vision cosmologique plus qu’à une autre,

mais plutôt de comprendre que des types d’activités différents et des intentions différentes

vont commander des constructions / conceptions différentes du monde : la science, qui se

veut objective et collective, donc indépendante de la subjectivité d’un chercheur individuel,

et qui veut connaître les lois immuables de la nature, semble avoir besoin de poser un

monde où la matière, la nature et le monde sensible sont radicalement / ontologiquement

séparés de l’esprit ou de la psyché, donc insensibles à la fonction interprétatrice de la

subjectivité individuelle. Mais ce qui se passe dans mon atelier n’a rien d’objectif ou de

scientifique : c’est une entreprise à l’extrême de la subjectivité, qui m’interpelle en tant que

sujet, et qui veut opérer des transformations et des transmutations. Si elle est pour

accomplir cela, n’est-il pas logique alors que l’œuvre doive plutôt poser un système

cosmologique où la matière est transformable par l’esprit et l’esprit peut être touché par la

matière ?

Il est possible que toute poïétique s’appuie sur (ou génère) une cosmologie, mais je

ne pourrais pas généraliser la cosmologie singulière liées aux œuvres du chapitre deux.

D’autant plus que dans ce cas particulier, le thème même des Paysages de l’holocène

160 Toujours ces mêmes termes, déjà cités, que Bonardel applique à l’alchimie. Philosophie de l’alchimie, 23.

Page 138: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

128

contient en lui-même cette idée de cosmologie : en portant spécifiquement sur les notions

de paysage et d’horizon, de construction de l’image, de représentation du regard et de

l’expérience, c’est-à-dire comment nous pensons / percevons / construisons notre vision du

monde et notre relation à la Terre, l’œuvre énonce elle-même cette question de comment

l’artiste pense le monde à travers l’œuvre, d’abord en termes géologiques et cosmiques, et

au-delà, en termes cosmologiques. J’ai posé l’holocène, on l’a vu, comme étant l’ère de la

conscience sur la Terre ; c’est donc aussi l’ère de la cosmologie (comme de la

métaphysique, de la science, de l’art, de la culture, etc.). Ainsi, parce que le thème même de

l’holocène portait en lui-même cette notion de cosmologie, il serait imprudent de

généraliser la cosmologie singulière liée à ces œuvres à tous les ateliers. Par contre, du fait

qu’elles questionnent comment je regarde le monde et comment le monde se reflète en moi,

ces œuvres spécifiques pourraient avoir une valeur paradigmatique. À tout le moins, le fait

que je sois arrivée à ce niveau de considération par la poïétique de Paysages de l’holocène

dit forcément quelque chose sur l’art — et sur l’expérience de connaissance qu’il est

possible de faire par la poïétique. Je reviendrai sur tout ça aux prochains chapitres, lorsque

je mettrai mon expérience en rapport avec d’autres formes de connaissance. Dans les pages

qui suivent, je veux examiner plus en détail les différentes idées cosmologiques liées aux

Paysages de l’holocène.

3.2 Thèmes, paradigmes

3.2.1 La noosphère et l’holocène

J’ai mentionné dans le chapitre précédent certains noms alternatifs de l’holocène —

anthropozoïque, psychozoïque, anthropocène — qui, quoiqu’ils proviennent de chercheurs

éloignés les uns des autres, renferment tous l’idée que l’holocène est l’ère de l’humanité,

qu’il est caractérisé avant tout par la présence humaine. Certes l’activité humaine a modifié

les écosystèmes et le paysage depuis le début du néolithique ; et cette influence s’est

intensifiée depuis environ 200 ans, touchant désormais au climat et à la géologie comme

tels, c’est-à-dire les paramètres mêmes qui caractérisent l’holocène en tant que période

géologique et climatique. Mais l’homme a un rapport encore plus profond, plus intime, plus

poétique et, je dirais, plus mystique avec la Terre, que sa seule empreinte physique et

Page 139: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

129

technologique. À l’holocène, le paysage général est enveloppé de notre conscience

réflexive, notre connaissance de lui et de notre rapport à lui. L’art, ainsi, est un phénomène

de l’holocène (quoique les premières manifestations artistiques remontent aux derniers

millénaires de l’ère précédente). La conscience humaine de même, ainsi que tous les

systèmes et procédés par lesquels nous avons pris conscience d’être sur la Terre, et par

lesquels nous avons témoigné de notre présence, de la présence de la Terre et de la relation

— poétique, symbolique, émotionnelle, philosophique, mystique, etc. — qui nous unit à

elle. Contrairement à toutes les époques qui l’ont précédé, l’holocène a ceci de particulier

qu’il est vécu consciemment par nous, il est connu par nous, imaginé par nous, façonné par

nous. Paysages de l’holocène prend acte de cette présence humaine et l’installe même

comme une donnée de « l’ontologie de l’holocène », si je puis me permettre une telle

expression.

La présence de la conscience humaine (ou de la conscience tout court) à l’holocène

justifie l’emploi, par Teilhard de Chardin, du terme « noosphère », dont j’ai déjà parlé au

chapitre précédent dans la section sur la Courbure. Teilhard de Chardin a formé ce

néologisme sur le modèle du mot « biosphère » (couche du vivant, bios, entourant la Terre),

en y substituant la racine noos (intelligence, esprit, pensée161). Ce néologisme est en lui-

même une proposition cosmologique, exprimant cette idée qu’une couche de pensée et de

conscience, une « nappe pensante » 162, envelopperait la surface de la Terre de la même

façon que la biosphère. Teilhard a toujours insisté que ses propositions étaient des

propositions scientifiques, mais c’est plutôt le caractère poétique et philosophique de cette

idée qui m’intéresse ici, et particulièrement une des formes que prend cette noosphère :

l’imaginaire, ce lieu immatériel où prend place une grande part de notre vie psychique,

artistique et poétique.

Ce fait que l’holocène soit caractérisé par notre attention et notre conscience d’être

sur la Terre pourrait n’être qu’une considération symbolique. Mais l’existence et les

activités de notre conscience sont au contraire un fait déterminant aux yeux de penseurs

comme Gregory Bateson et Teilhard de Chardin, qui croient que notre activité psychique

161 Bailly, op. cit. 162 Pierre Teilhard de Chardin. Le phénomène humain, 179.

Page 140: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

130

est une dimension réelle et agissante non seulement sur le climat et les écosystèmes, mais

sur l’ « éthos » et l’ « être » même de la Terre. Pour Bateson comme pour Teilhard, nous ne

pouvons ni décrire ni comprendre la nature terrestre sans y insérer notre présence et notre

conscience comme un facteur déterminant. À l’inverse, nous ne pourrions probablement

pas nous comprendre nous-mêmes sans nous insérer dans le temps et l’espace géologique :

il y a un aller-retour, une relation homologique — et extatique — entre le monde de

l’holocène et notre monde psychique ; nous décrivons l’un pour parler de l’autre, nous

contemplons l’un pour apercevoir l’autre, nous lisons l’un pour comprendre l’autre163. Je

note, aussi, que si cette idée prend un certain caractère spirituel et gnostique chez Bateson,

Teilhard et certains autres, la physique quantique, de son côté, de même que la théorie

culturelle poststructuraliste, ont posé une idée semblable, mais d’un point de vue

essentiellement neutre ou agnostique.

Quoi qu’il en soit, dans la poïétique des Paysages de l’holocène, l’idée que la

conscience et son activité dans la dimension de l’imaginaire soient partie intégrante de

l’Être de la Terre et que cela soit la définition même de l’holocène est une idée

cosmologique génératrice. Cette correspondance, cette réflexion mutuelle, entre le monde

intrapsychique de la conscience et le monde extérieur de la nature et de la Terre, est l’idée

fondamentale du projet. Cette idée, toute poétique et gnostique, est posée, dans l’atelier,

comme un principe cosmologique fondateur, sur lequel reposent les visions et le sens des

œuvres.

3.2.2 La notion de paysage

Si l’holocène est caractérisé par la conscience, cela signifie que la Terre porte

désormais en elle le « regard sur » que nous portons sur elle, et donc, qu’elle est un

paysage, ou une suite de paysages. Mais justement parce qu’il est conscient de lui-même,

conscient de se poser sur un espace qu’il se trouve dès lors à cadrer, ce « regard sur » ne

163 Je ne peux m’empêcher, ici, de mentionner le récit de l’écrivain suisse Max Frisch, Der Mensch erscheint im Holozän (traduit : L’homme apparaît au Quaternaire, Paris : Gallimard, 1982), qui met en scène une fascinante correspondance intime-cosmique entre les pensées tumultueuses et inquiètes d’un homme sur la connaissance et la mémoire (et leur éventuel effacement) et une tempête dans les Alpes qui risque de provoquer un glissement de terrain qui engloutirait tout le village, posant la question de l’importance ou l’insignifiance de la présence humaine et de ses créations dans un cosmos qui n’en a que faire.

Page 141: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

131

voit pas forcément la scène de façon détachée de lui : il se voit voir, sa présence et son acte

de voir font partie de ce qui est vu. Ainsi, ce qui est vu n’est pas seulement ce qui est, d’une

façon qu’on dirait « objective », mais est aussi caractérisé par le fait d’être vu. C’est cet

espace « vu », cadré par un regard conscient, qui est un paysage : un objet psychique et

physique à la fois. Un paysage est une production de la rencontre entre la nature et la

conscience, le résultat de l’interaction entre le regard et le réel : un fragment du réel

interpelle le regard qui vient s’y centrer, et inversement, le regard cadre ce fragment du réel

en y localisant un centre et construisant une perspective à partir de lui — le rendant, ce

faisant, signifiant. De plus, pour moi, l’art du paysage164 est aussi un geste :

l’embrassement par le regard — et derrière le regard, par l’esprit — d’une portion du réel ;

c’est donc le geste lui-même autant que l’image qu’il produit.

Bien sûr, aucune des œuvres du chapitre deux n’est un « paysage » au sens entendu,

pictural, du terme ; le terme, dans le projet, est une grande métaphore — métaphore de ma

façon de voir le monde et de l’art par lequel je me rends consciente de ce que je vois. Il y a

possibilité, ici, et danger en même temps, d’en venir à dire que tout ce qu’on voit est

paysage, car tout ce qu’on voit est cadré par l’œil ; et bientôt, dire peut-être que tout art

visuel est « paysager ».

Par une ironie du sort ou, si l’on veut, par un paradoxe constitutif et du paysage et de l’œuvre d’art, il arrive alors cet étrange phénomène : une notion qui a été produite par le travail des artistes, mise en place par le biais d’un procédé technique — la perspective — issue d’un champ spécifique qui a nom "peinture", se trouve sollicitée, voire impérativement convoquée, comme référence ultime pour cette même peinture qui lui a donné naissance…165

Ça ne serait pas la première de ces métaphores omnibus : on a dit « tout est

performance », « tout est sculpture166 », « l’art, c’est la vie »… Personnellement,

j’affectionne ce genre de grand élan de synthèse. Pour moi, le seul réel danger de telles

métaphores serait de s’en tenir à l’une d’elles à l’exclusion des autres, car autrement il y a

164 Et à partir d’ici, on est dans le domaine de l’art, alors que jusqu’à présent, le paysage appartenait tout autant à la géographie et à la sociologie. 165 Cauquelin, op. cit., 111. 166 C’est l’affirmation de Beuys. Par la présente, je n’appartiens plus à l’art, 11.

Page 142: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

132

quelque chose de très fertile dans des affirmations comme celles-là, lorsqu’à partir d’un

symbole particulier (le paysage, dans le cas présent), on peut comprendre quelque chose

d’autre de plus insaisissable. Je n’avais pratiquement jamais réfléchi au concept de paysage

avant que le mot ne surgisse de lui-même dans l’impulsion qui a donné son titre au projet ;

mais voilà ensuite que le terme devient une métaphore primordiale pour tout le groupe

d’œuvres, et même au-delà, pour l’ensemble de mon travail artistique et d’une certaine

façon pour mon regard sur le monde. Si la métaphore m’apparaît si éclairante, c’est qu’un

paysage est à la fois une réalité psychique et physique, qu’il a à la fois un caractère

esthétique et un caractère cosmique, qu’il est à la fois une perception et une construction

mentale — et qu’il se résout, comme je l’expliquerai bientôt, dans un schéma horizontal /

vertical. Et j’ai déjà évoqué combien ces dualités non séparées me sont précieuses d’un

point de vue poïétique.

Un peu comme pour la cosmologie (dans la section précédente), il n’est pas

surprenant de trouver la notion de paysage comme symbole / clé dans ce groupe particulier

d’œuvres, vu leur sujet : les œuvres explorent la Terre telle qu’appréhendée à travers mon

regard humain. D’ailleurs, l’holocène lui-même est un paysage (temporel), dans le sens où

c’est une tranche découpée et cadrée de l’histoire terrestre : le concept d’holocène découpe,

à même la réalité foisonnante et multiple de la Terre, une vision géo-climatique et

anthropologique précise. Il permet d’embrasser la réalité historique, géologique, climatique

et poétique qu’il subsume. C’est une fenêtre sur la Terre, une fenêtre découpant une portion

immense peut-être, mais définie, d’histoire et de géographie. C’est aussi, dans le cas précis

des œuvres du chapitre précédent, une portion définie d’une grande expérience

existentielle.

Chacune des œuvres est une représentation, à un niveau différent dans un cadrage

différent, de cette réalité géo-historique et existentielle — et de l’interpénétration des deux

niveaux. Ces « paysages » parlent de ma présence humaine sur la Terre, présence dont mon

regard est le témoignage, et l’œuvre est le signe. Sur le plan de ma cosmologie d’atelier,

cela signifie que la Terre ne se présente pas comme une entité séparée, indépendante de

moi ; elle est au contraire définie dans le regard que je porte sur elle, elle est un « cosmos »

à cause même de ce regard ; à la limite je peux dire que la Terre est consciente d’elle-même

Page 143: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

133

par la conscience que j’en ai, car je fais partie d’elle. « Le paysage se pense en moi et je

suis sa conscience », aurait dit Cézanne167.

Parce que le monde que je vois est un monde cadré et défini par les qualités que je

lui prête, c’est un « cosmos », au sens où Eliade l’entend, au sens de monde ordonné,

qualifié et signifiant, au centre duquel je me situe168. Les œuvres, en représentant chacune

une version de l’holocène, se trouvent à qualifier le monde de l’holocène et à faire de ma

présence une partie composante de cette qualification. C’est moi qui, par l’œuvre,

« cosmise » l’holocène, qui autrement ne serait qu’un concept scientifique parmi tant

d’autres — et dans la continuité de la pensée d’Eliade, on pourrait dire que chaque fois que

quelqu’un porte un « regard paysagiste » sur la Terre, il la cosmise.

Une scène naturelle est un paysage du simple fait qu’elle est cadrée comme tel par

l’œil d’un esprit. Mais le fait, ensuite, de représenter ce paysage, de faire œuvre à partir de

lui, intensifie cette situation (de « regard sur ») en la rendant réflexive à elle-même. Il y a

donc une différence entre un paysage peint ou photographié par un artiste (n’importe quelle

personne « faisant œuvre » d’art), et un site paysager devant lequel je m’arrêterais au cours

d’un voyage de tourisme : cette différence réside dans le geste de représentation. Le peintre

ne se contente pas de cadrer du regard, il reporte le paysage sur la toile. Ce faisant, il lui

donne une existence redoublée dans la conscience : le paysage n’est pas seulement vu, il est

pensé, mesuré, construit comme expérience, et exprimé. En le peignant, l’artiste voit

réellement, ou doublement, le paysage : c’est une véritable expérience visionnaire

accentuée, « doublée ».

Le rendu visuel n’est évidemment pas la seule forme de paysage — on ne peut

même pas présumer que ce soit la meilleure169 : la poésie peut décrire un paysage de façon

tout à fait convaincante. D’ailleurs 36 paysages, qui n’est peut-être pas un poème au sens

167 Cité par Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens (Paris : Nagel, 1965), 30. 168 Par opposition à un « chaos », qui est un monde anomique, sans distinction supérieure, sans signification, sans haut et sans bas, sans ici et sans ailleurs. 169 Pour quelques exemples contemporains d’extension de la notion de paysage en art, voir le dossier thématique « Paysages » dans Centre International d’Art Contemporain de Montréal (CIAC), Magazine électronique du CIAC (No 25, été 2006) [en ligne] http://www.ciac.ca/magazine/archives/no_25/sommaire.htm (consulté le 5 novembre 2008).

Page 144: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

134

propre du terme, est néanmoins une œuvre poétique, et c’est elle qui dépeint le mieux — le

plus précisément et le plus complètement — l’ensemble de mon paysage. Le Labyrinthe

décrit une vision symbolique et plutôt mystique, en représentant une double image

(physique / énergétique et psychique) de l’incarnation et du trajet de l’âme sur la Terre. La

Courbure, de son côté, représente la ligne d’horizon, et malgré qu’elle a une apparence

abstraite, elle a aussi cet aspect figuratif. Elle répond au Labyrinthe, aussi, en reprenant des

éléments de ce dernier et suggérant qu’elle pourrait en être comme un détail. Les Pierres

gravées déploient dans la substance même de la Terre, un plan mystique (je pourrais dire

« imaginal ») de la vision des 36 paysages. Finalement les Quatuors sont paradoxalement

les œuvres les plus figuratives de la collection : chacune de ces quatre pièces musicales

représente une part invisible dans le paysage, ses lignes de force, son atmosphère, son

énergie, le mouvement (le temps) ou les émotions qu’il évoque.

Du fait qu’il n’y ait pas de paysage terrestre représenté en tant que tel, mais que ce

soit l’Idée de paysage170 qui soit agissante dans ce projet, il y a une autre dimension du

paysage qui a pris beaucoup d’importance pour moi : sa réduction à deux axes. Le schéma

de base du paysage — son « Idée » — est en effet l’horizon, cette ligne de bord en bord qui

découpe le monde en deux, entre ciel et terre. Comme d’une part je m’y trouve (debout) et

que la terre est en bas et le ciel est en haut, on a ici le motif d’une horizontalité (la

vastitude) et d’une verticalité (le regard, la présence), un motif puissant et dynamique,

extrêmement intégrateur. L’idée même du cosmique et de l’existentiel (en interaction) est

générée dans ce motif, de même que l’idée de la correspondance — ou du moins de la

relation — entre notre monde habituel (terrestre, en bas) et un monde de l’au-delà (le ciel,

en haut). C’est le schéma formé par la ligne d’horizon, transversale à ma propre verticalité,

qui, elle, résout la séparation du ciel et de la terre. Ce schéma horizontal / vertical serait là

la « grande idée » du paysage, pour reprendre le terme de Beuys déjà discuté au premier

chapitre. Ici, dans ces œuvres qui ne figurent pas un paysage réel, le paysage se réduit dans

la « grande idée » ; il est alors, dans Paysages de l’holocène, un schéma à connotation

gnostique où le ciel et la terre prennent leur sens cosmique, existentiel et métaphysique : un

schéma apparenté à l’Axis Mundi.

170 « Idée » au sens des « Idées » de Platon, ce qui incidemment permet son utilisation comme métaphore. On trouvera une discussion plus détaillée de la fonction métaphorique au chapitre quatre.

Page 145: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

135

3.2.3 Espaces intérieurs et extérieurs, dimension de sens

Piégés innocemment, nous contemplions non pas une extériorité, comme nous le croyions, mais nos propres fabriques intellectuelles. Croyant sortir de nous-mêmes par une extase providentielle, nous entrions tout bonnement dans l’admiration pour nos propres façons de voir171.

Paradoxalement, la distinction cartésienne entre le monde des choses et le monde de

l’esprit, distinction ontologique tellement claire et définitive qu’on la qualifie souvent de

« rupture », n’est qu’une illusion et nous en sommes conscients : tout ce que nous pouvons

savoir du monde des choses, nous le savons en le contemplant en esprit. Le monde des

choses existe certainement en dehors de nous, mais nous ne pouvons le connaître qu’à

partir de la représentation mentale que nous nous en faisons. Le regard même que nous

posons sur le monde lui donne le sens que nous lui prêtons et il nous est impossible de voir

quelque chose sans lui prêter un sens — impossible en fait de voir le monde sans y voir « le

Sens », comme dirait Nancy Huston :

Récapitulons : aux bonobos, aux chimpanzés, la réalité suffit ; ils en font sens.

Aux humains, non ; il leur faut un au-delà de la réalité, un en plus ou un ailleurs, un au-dessus ou un au-dessous : le Sens.

Les singes tiennent compte de l’alternance du jour et de la nuit ; seuls les humains l’interprètent172.

Ainsi, les deux mondes (des choses et de l’esprit) sont inséparables. Ils sont

interpénétrés et comme le disait Teilhard de Chardin, « coextensifs » l’un à l’autre, comme

l’endroit et le revers d’un vêtement. L’univers est « biface », dit Teilhard173, il a un

extérieur et un intérieur. Mais d’expérience, il m’est impossible de distinguer l’intérieur du

monde de mon intérieur à moi. Par l’expression de mon monde intérieur, j’appréhende et

171 Cauquelin, op. cit., 18. 172 Nancy Huston, L’espèce fabulatrice (Actes Sud / Leméac, 2008), 97. 173 « Au fond de nous-même, sans discussion possible, un intérieur apparaît, par une déchirure, au cœur des êtres. C’en est assez pour que, à un degré ou à un autre, cet "intérieur" s’impose comme existant partout et depuis toujours dans la Nature. Puisque, en un point d’elle-même, l’Étoffe de l’Univers a une face interne, c’est forcément qu’elle est biface par structure, c’est-à-dire en toute région de l’espace et du temps […] : Coextensif à leur dehors, il y a un Dedans des choses. » Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, 44.

Page 146: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

136

exprime les dimensions intérieures, invisibles, le Sens, du monde extérieur, et inversement,

lorsque je crois voir un sens se dégager d’un lieu dans l’univers, c’est ma propre

interprétation, mon propre esprit, que je vois. Si notre point de vue rationnel peut faire

abstraction de la dimension intérieure de l’univers (jusqu’à un certain point) et poser son

extériorité en distinction de notre intériorité, dans la cosmologie de la poésie et de l’art, on

ne peut faire abstraction du fait que les deux intériorités se réverbèrent l’une dans l’autre,

au point de devenir une seule et même intériorité. C’est d’ailleurs cette non-distinction, ou

l’abolition volontaire de cette distinction, qui rend possible le travail poétique / artistique

— travail qui cherche à entendre les résonances et les harmonies, ces « longs échos qui de

loin se confondent / dans une ténébreuse et profonde unité », pour emprunter à Baudelaire

sa vision archétypique de l’entreprise poétique174. Au risque de simplifier quelque peu, on

pourrait dire que si la démarche scientifique cherche à distinguer le réel au-delà de nos

projections mentales, la démarche poétique cherche au contraire à affiner, explorer,

intensifier ces projections, dans l’idée que si la connaissance du monde passe par des

représentations mentales, l’exploration de celles-ci est aussi une forme d’exploration du

monde — tout particulièrement une exploration de notre être au monde, de notre être en

relation à lui. Il y a aussi l’aspect profondément libérateur d’une telle démarche : en

travaillant directement avec et sur le Sens, nous comprenons que nous l’avons créé et que

nous pouvons le transformer. En établissant, notamment, que l’holocène est essentiellement

un monde de Sens, je libère, transforme et dynamise mon être en relation avec ce monde.

Incluse, donc, dans la cosmologie des Paysages, il y a cette idée que le Sens est inhérent à

toute perception du monde, mais aussi l’idée que, paradoxalement, nous en sommes libres

par le fait que nous le générons nous-mêmes.

3.2.4 Le monde imaginal

Tant que ces idées et représentations mentales restent dans mon esprit, pures entités

intellectuelles correspondant aux choses du réel mais distinctes d’elles, je conçois l’univers

« biface » comme un vêtement, tout simplement — c’est-à-dire un tissu sans épaisseur

significative. Or, dans la musique, la dimension intérieure occupe bel et bien un espace

temporel localisé : elle a une durée, mesurée en minutes et secondes, elle s’insère à un

174 Baudelaire, « Correspondances », Les Fleurs du mal (Paris : Gallimard, 2004), IV.

Page 147: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

137

moment donné sur la ligne du temps (sa position s’exprime en date et heure du jour) et

existe sous forme d’ondes électriques et sonores dans l’espace local où elle est jouée. La

pièce musicale ouvre de plus un volume d’espace intérieur : il y a une impression d’espace,

virtuel peut-être mais néanmoins dimensionné. On ne peut donc pas ranger l’œuvre

uniquement dans le monde des idées, et on ne peut la ranger uniquement non plus dans le

monde des choses. Pour leur part, les mots des Pierres gravées sont gravés à même la

substance de la pierre : ils ont une réalité spatiotemporelle et matérielle indéniable et leur

sens est connoté du fait qu’ils soient gravés dans ces pierres. Comment distinguer, alors,

l’intérieur (dimension de sens) et l’extérieur (physicalité) de ces Pierres ? Des Quatuors ?

Au fait, comment distinguer l’intérieur (le sens) et l’extérieur (physicalité) de quelque

œuvre d’art que ce soit ? Pourrait-il alors exister une autre dimension, à la fois insérée et

transcendante, entre le monde psychique et le monde matériel ?

[E]ntre l’univers appréhensible par la pure perception intellectuelle […] et l’univers perceptible par les sens, il existe un monde intermédiaire, celui des Idées-Images, des Figures-archétypes, des corps subtils, de la "matière immatérielle". Monde aussi réel et objectif, consistant et subsistant, que l’univers intelligible et l’univers sensible, univers intermédiaire "où le spirituel prend corps et où le corps devient spirituel", constitué d’une matière et d’une étendue réelles, quoique à l’état subtil et immatériel par rapport à la matière sensible et corruptible. C’est cet univers [qui] est le lieu […] où arrivent dans leur vraie réalité les événements visionnaires et les histoires symboliques175.

Henry Corbin, philosophe français spécialiste de l’Islam, appelle ce « monde à la

fois intermédiaire et médiateur »176, le « monde imaginal », ou « mundus imaginalis ».

C’est le modèle qui m’intéresse ici, et non son application spécifique à la tradition soufie :

je n’emprunte pas le contenu théosophique du monde imaginal soufi, autrement dit, mais sa

géométrie, en quelque sorte. Il est question d’une dimension intermédiaire — et médiatrice

— entre le monde sensible et le monde des idées, où les deux se rencontrent et

interagissent. Parce que l’art — autant l’œuvre-objet que l’œuvre-travail — n’est pas que

« dans la tête », mais occupe aussi une position spatiotemporelle, je crois qu’il faut le situer

dans cet autre monde de Corbin, ce monde imaginal — ou du moins un monde de ce genre.

175 Corbin, op. cit., 26. 176 Ibid.

Page 148: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

138

Et comme, nous en conviendrons, c’est en fin de compte toute la vie humaine qui se joue à

la fois dans une spatiotemporalité et une dimension de Sens, alors c’est l’ensemble de notre

expérience d’être au monde que nous devrions situer dans une dimension imaginale de ce

genre — et c’est à cette expérience que nous accédons par des pratiques de type « opératif

et méditatif » (à la fois dans la spatiotemporalité et dans le Sens) comme l’art ou l’alchimie.

C’est du moins une conception qui est partout agissante dans l’aventure des Paysages de

l’holocène, où c’est physiquement et matériellement que je travaille sur cette dimension

imaginée, que Nancy Huston appelle « le Sens ».

Je dis « un monde de ce genre », car je ne pourrais pas savoir si le monde décrit par

Corbin existe réellement et à quelle métaphysique il se rapporterait, mais je sais que lorsque

je lis à son sujet, mon expérience existentielle à travers l’art est interpellée. Corbin insiste

sur la réalité des événements du monde imaginal, qui, dit-il, est la scène « où arrivent dans

leur vraie réalité les événements visionnaires et les histoires symboliques ». Or j’agis dans

l’atelier comme si cette dimension était réelle, matérielle et spirituelle en même temps, et

comme si les « histoires symboliques » qui s’y jouent étaient de véritables événements,

causant d’autres événements et des réactions. En fait, mon atelier existe comme « atelier »

dans cette dimension imaginale ; et c’est dans cette dimension que mon travail agit. Corbin

insiste que l’Imaginal est tout sauf purement imaginaire, mais c’est une précision somme

toute inutile pour moi, car je crois déjà que l’imaginaire est « tout sauf purement

imaginaire » ; du moins dans le sens courant du terme, c’est-à-dire comme quelque chose

qui n’existe que dans la pensée, et pas dans la réalité. Si je réfléchis à ces Pierres gravées

en ne les voyant qu’en pensée, l’impression d’un cosmos se chuchotant à lui-même sa

propre existence se défait facilement dans la rationalité, car je suis l’auteure de cette œuvre

— et donc de cette vision, qui n’est alors qu’une « vision de l’esprit ». Mais il se passe

quelque chose d’autre lorsque je vois les pierres, posées là sur le sol dans mon atelier,

existant non pas seulement comme concept artistique mais dans leur matérialité. Cette

vision d’un cosmos conscient se racontant sa propre existence à lui-même est vraie après

tout, puisque sa manifestation est là, devant moi, matérialisée. Dans ce monde imaginal où

la pierre gravée existe comme œuvre d’art, nous ne sommes pas séparés du cosmos, nous en

faisons partie intégrante, et nos yeux sont aussi les siens : il se raconte à lui-même à travers

l’art que l’on fait ; si notre esprit existe dans le cosmos, alors le cosmos a au moins cet

Page 149: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

139

esprit. C’est du moins la conception qui opère dans le cas des pierres, et en général, dans

mon atelier.

Mais c’est vraiment dans la musique que le monde imaginal semble pour moi le

plus tangible. Cette impression d’espace, avec les événements musicaux qui s’y jouent,

cette expérience esthésique, avec les sens et les émotions qu’elle génère en moi, et les

affects qu’elle déclenche : l’expérience musicale qui engage mon être — corps et esprit —

se produit dans une dimension tout à fait réelle, ni exclusivement physique, ni seulement

psychique, mais intermédiaire et médiatrice entre les deux. La musique « arrive », pour

reprendre les mots de Corbin, dans une « vraie réalité », la dimension musicale est un

véritable mundus imaginalis, « constitué d’une matière et d’une étendue réelles, quoique à

l’état subtil et immatériel par rapport à la matière sensible ».

Mes lectures sur l’Imaginal de Corbin ont alimenté ma propre réflexion sur

l’Imaginaire : je trouvais chez lui des éléments importants me permettant à moi de situer

l’Imaginaire dans une ontologie comparable, peut-être parallèle ; peut-être « monde

imaginal » et « Imaginaire » sont-ils la même chose. De fait, il existe des systématisations

cosmologiques de ce même genre chez des penseurs éloignés les uns des autres, tels

Gregory Bateson, qui a cherché la « structure qui relie » la nature et l’esprit (structure qu’il

finira par désigner d’un terme emprunté à Jung, la « creatura »177), Teilhard de Chardin (la

« Noosphère »)178, le physicien David Bohm (l’« ordre implié »)179 ; pensons aussi à

l’« Inconscient collectif » et ce « psychoïde » dont parle Cazenave180 (des termes aussi

empruntés à Jung), sans oublier « l’invisible » dont Paul Klee a tant parlé. En les étudiant,

j’ai réalisé que je n’avais pas besoin d’emprunter à l’un ou à l’autre le mot qu’ils ont

utilisé ; dans le monde de l’art, je peux choisir le terme « imaginaire ». Je ne veux pas dire

que tous les penseurs et artistes ont conçu ces différentes idées de la même façon, que la

Creatura de Bateson soit en tout point semblable à la Noosphère de Teilhard (ce qui

d’ailleurs n’est pas le cas), ou que l’Inconscient collectif soit identique à l’ordre implié, ou

177 Gregory Bateson et Mary Catherine Bateson, op. cit. 178 Teilhard de Chardin, Le phénomène humain. 179 David Bohm, La plénitude de l’Univers (Monaco : Éditions du Rocher, 1987). 180 Cazenave, op. cit.

Page 150: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

140

que ma conception de l’imaginaire soit semblable à ces autres notions. Ce que je dis, plutôt,

c’est que pour concevoir l’un, on peut s’inspirer de la manière dont un autre a été défini,

parce que ces différentes notions posent des questions ontologiques et épistémiques

comparables. Ma cosmologie d’atelier pose un monde intermédiaire de ce type, elle aussi.

Or, parmi toutes ces notions, c’est au monde imaginal que l’imaginaire, tel que je le

comprends, ressemble le plus : parce que le travail artistique s’insère comme médiateur

entre la matière et le Sens en les transmutant l’un dans l’autre, la ligne sans épaisseur

séparant l’extérieur et l’intérieur des choses devient dimensionnée ; un espace imaginal /

imaginaire s’ouvre, dans lequel des œuvres existent, des travaux ont cours et des artistes

travaillent.

3.2.5 Correspondance des mondes : processus métaphoriques

La Nature doit être l’Esprit visible, et l’Esprit la Nature invisible. (Schelling)181

Lorsque je discutais de la création de la Courbure, au chapitre deux, je remarquais

les glissements constants entre l’œuvre comme représentation d’une réalité infime

(quelques pixels agrandis plus d’un millier de fois) et la même œuvre comme

représentation d’une très grande réalité (une portion d’arc de la courbure de la Terre). Et je

reliais ce paradoxe à la première phrase de la Table d’émeraude, célèbre texte hermétique

attribué à Hermès Trismégiste : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut ; et ce qui

est en haut est comme ce qui est en bas ». Ce qui est exprimé, ici, c’est l’idée que « les

mondes » (pour utiliser un terme de la Renaissance) sont « homologables » (le terme

d’Eliade), c’est-à-dire que ce qu’on voit se produire dans une dimension du monde peut

nous renseigner sur ce qui se passe dans une autre.

On rencontre chez les primitifs des systèmes d’homologie anthropocosmique d’une extraordinaire complexité, démontrant une capacité inépuisable de spéculation. […] Or, ces homologations anthropocosmiques nous intéressent surtout dans la mesure où elles sont les

181 Cité par Bonardel, Philosophie de l’alchimie, 500. « Schelling ne cessera d’ailleurs de diversifier les plans sur lesquels cette "identité" est susceptible de se manifester, mais surtout d’approfondir la question essentielle — aux yeux de l’alchimie mais aussi de toute philosophie de la médiation — du "lien mystérieux qui rattache notre esprit à la nature". »

Page 151: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

141

"chiffres" des diverses situations existentielles. Nous disions que l’homme religieux vit dans un monde "ouvert" au Monde. Cela revient à dire que l’homme religieux est accessible à une série infinie d’expériences qu’on pourrait appeler "cosmiques"182.

Par exemple, l’astrologie comme système de divination et de psychologie est basée

sur l’idée hermétiste que ce qui se passe dans le monde sidéral peut nous renseigner sur ce

qui se passe dans nos vies ; un autre exemple est le I Ching, basé sur l’idée que les

phénomènes de l’année agraire peuvent servir de modèles pour comprendre les

phénomènes sociaux et politiques, et au-delà, que les phénomènes sociaux et politiques

sont à l’image des processus gouvernant nos destins individuels.

Devient du même coup perceptible la chaîne du monde, affleurant au travers du sensible sous le regard divin et hermésien dont la tâche est de rendre visible l’ordonnance secrète de l’univers, où prévaut la sympathie universelle plus que l’ordre ; sympathie rendant possible aussi bien la communication entre les genres qu’entre les individus d’un même genre : "Toutes choses sont connexes les unes aux autres par de mutuels rapports dans une chaîne qui s’étend de la plus basse à la plus haute" (Ascl., II, IV, 19). Tel est, dit très justement J. Evola, le propre de l’Art hermétique, qui consiste "à réveiller le sens des analogies, à rétablir les contacts"183.

Aussi insensée puisse-t-elle apparaître à la raison moderne, cette idée est un

leitmotiv qui traverse les époques et les cultures et fonde les pensées traditionnelles comme

l’hermétisme et la pensée alchimique. On en trouve une version à la Renaissance chez les

philosophes de la nature — le médecin alchimiste Paracelse, notamment — et encore

jusqu’au romantisme. La pensée médicale de Paracelse est basée sur la « correspondance

des mondes » : l’homme est le microcosme dans lequel se reflète (ou se projette) tout le

macrocosme, c’est-à-dire tout l’univers — lequel comprend le monde terrestre (dont

l’homme fait partie), le monde sidéral et le monde spirituel184. Bonardel commente elle

aussi les écrits de Paracelse en ces termes :

Et si le médecin peut se dire "disciple de l’Astre", c’est qu’il est capable de relier les deux pôles d’un même firmament : l’astre intérieur (Arché) et

182 Eliade, Le sacré et le profane, 143–144. 183 Bonardel, La Voie hermétique, 60. 184 Frédéric Copleston, Histoire de la philosophie : La Renaissance (Paris : Casterman, 1958), 284–285.

Page 152: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

142

extérieur (Astrum, Gestirn), et de découvrir par là même que "la voie lactée est aussi en nous", tout comme nous sommes en elle. Car le docteur des deux médecines (naturelle et divine) peut tout aussi bien lire l’être de la maladie dans la plante — qui porte sa signature et le remède approprié — que prendre le pouls du malade dans le ciel où est analogiquement inscrite la trace de cette pathologie185.

Il s’agit chez Paracelse d’une correspondance hiérarchique, ou verticale, entre des

mondes de niveaux différents (« la communication entre les genres », pour reprendre

l’expression de Bonardel, dans une citation précédente), mais l’idée de ces correspondances

s’applique aussi à des homologies horizontales (« entre les individus d’un même genre »),

souvent d’ordre synesthésique, reliant les choses du monde entre elles : « les parfums, les

couleurs et les sons se répondent », écrit Baudelaire dans son sonnet intitulé très justement

« Correspondances »186.

Cette idée d’une homologie entre les dimensions du monde est non seulement

inscrite dans la Courbure, elle est aussi illustrée de façon presque littérale dans les Pierres

gravées, où les mots de l’holocène sont projetés dans la pierre : mots humains,

représentation psychique d’une réalité géologique, mais présentés comme le langage même

par lequel la Nature s’exprime et témoigne d’elle-même à elle-même, comme si elle avait

une conscience de soi comparable à la nôtre. Cette projection de l’esprit dans la nature

rappelle Schelling et la Naturphilosophie, évidemment, qui voulait voir une Nature

enchantée par l’esprit, même un monde qui aurait une âme187. L’idée que le monde aurait

une âme (l’Anima Mundi) qui l’anime et le rend vivant, est une projection (homologie) de

notre propre impression d’avoir un principe animateur à l’intérieur de nous, d’avoir nous-

mêmes une âme. Ce principe est présent dans un courant parallèle de la pensée occidentale

depuis Platon, et revient aujourd’hui par le biais de la « deep ecology », qui réfère à la

Terre sous le nom de Gaïa.

185 Bonardel, La Voie hermétique, 100. 186 Charles Baudelaire, op. cit. 187 Comme en témoigne le titre de cette œuvre de Schelling (1798) : De l’Âme du monde (Paris : Éditions Rue D’ulm Eds, 2007).

Page 153: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

143

Même si ces idées pourraient avoir des fondements scientifiques, ce n’est pas la

question de leur véracité qui est posée ici. C’est plutôt leur grand pouvoir générateur sur le

plan de la création artistique, de la poésie, et d’une certaine connaissance participative,

intime et intuitive de la nature. Ce sont des idées génératrices, fortement efficientes d’un

point de vue poïétique, par la permission qu’elles donnent de représenter le monde

psychique en se servant des images de la nature et, inversement, de projeter des émotions et

des états psychiques sur la nature et les êtres. Elles nous permettent aussi de décrire avec un

langage appartenant à notre expérience intime une dimension de la nature qu’on

appréhende intuitivement, mais qui demeure invisible. Ici, le monde naturel n’est plus

seulement une matière concernant seulement les sciences naturelles, c’est aussi une réalité

psychique et symbolique : il est vivant, animé, et nous sommes plus que simplement ses

témoins et ses exégètes, nous en faisons partie intégrante. Si je restais dans une position

distanciée, strictement positiviste, je ne pourrais pas découvrir, ressentir et exprimer des

dimensions cachées de la nature. Je ne parlerais pas de la « Nature » comme d’un être à part

entière, et il serait absurde de m’imaginer en relation avec elle. Il n’y aurait pas de

dimension imaginale / imaginaire où les mondes visibles et invisibles se rencontrent et

créent un événement psychique réel, il n’y aurait que rêveries et comparaisons arbitraires.

3.2.6 Médiation de type alchimique

Même si elle obéit d’abord à une « logique » poétique, métaphorique, affective,

esthétique et subjective, l’œuvre d’art respectera incidemment certains principes de type

scientifique et technique — surtout pour la manipulation et l’agencement des matériaux,

mais aussi pour l’obtention de l’effet esthétique, l’harmonie et la discordance, l’équilibre et

le déséquilibre, etc. Les principes de la mécanique classique, de l’acoustique, de la

géométrie, de la chimie, etc., ne sont pas abolis : au contraire, toutes ces lois continuent de

s’appliquer et je dois en être instruite pour pouvoir réaliser les œuvres sur le plan technique.

Or, du fait qu’elles jouent un rôle important dans la production / matérialisation des

œuvres, ces lois de la mécanique, de la chimie, etc., participent au sens des œuvres : elles

leur parlent de leur matérialité, de leur appartenance essentielle et incontournable au monde

sensible, elles leur rappellent qu’elles ne sont pas que des objets idéaux, qu’elles aussi

obéissent aux lois de la nature et à la mécanique classique. Ainsi, il ne faudrait pas poser

Page 154: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

144

l’épistémologie scientifique et la quête artistique comme mutuellement exclusives. Dans

l’atelier, il faut au contraire savoir se déplacer d’un mode à l’autre, et coexister dans les

deux à la fois. Plus encore, en harmonisant les intuitions esthétiques / symboliques avec les

résistances matérielles, on se trouve à faire un travail de type alchimique, c’est-à-dire un

travail de médiation entre le monde physique et le monde psychique. Les idées et les

intuitions artistiques, aussi intéressantes soient-elles en pensée, ne peuvent rester abstraites,

purement dans l’esprit : pour acquérir leur vérité artistique, elles doivent traverser ce

processus résistant de matérialisation, et c’est en cela aussi qu’on peut établir une analogie

entre le travail artistique et le travail alchimique. En effet, cette idée de « corporéifier les

esprits » et « spiritualiser les corps », qui selon Bonardel est le fondement de l’alchimie188,

n’est pas qu’un simple principe abstrait : il faut l’apport d’une énergie réelle et d’un art

exercé dans l’espace-temps et la matière, pour qu’une poïétique aboutisse à une œuvre

d’art, pour qu’une idée ou un état psychique se concrétise dans une forme. L’exigence est

grande des deux côtés — psychique et physique — pour que cette médiation réussisse.

C’est par ce travail mental appliqué dans la matière, autant que par ce travail physique

exercé pour matérialiser quelque chose d’invisible, que l’art rappelle l’alchimie.

3.2.7 Intégration, réalité complexe

Dans les sections qui précèdent, je n’ai pas tenté de faire une exposition exhaustive

de toutes les idées et conceptions qui ont influencé ma création ; j’ai surtout voulu

souligner le fait que ma poïétique singulière opère dans une Weltanschauung singulière, et

par là, montrer surtout deux choses : d’abord, que cette « cosmologie d’atelier » ne s’oblige

pas à suivre les préceptes de la logique rationnelle conventionnée, et deuxièmement que sa

fonction est essentiellement opérative, c’est-à-dire d’assister, et même d’engager la

création. Cette capacité de la poïétique d’opérer à partir de principes cosmologiques

particuliers me semble importante dans une recherche sur la connaissance artistique. Ce

n’est pas la cosmologie singulière des Paysages de l’holocène qui peut être généralisée

comme présidant à toute connaissance artistique, mais la possibilité même de cosmologies

autres opérant dans la poïétique, c’est-à-dire le fait qu’il existe des cosmologies d’atelier.

188 Bonardel, La Voie hermétique, 101.

Page 155: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

145

Cela dit, comme je viens de le montrer, même si ma cosmologie d’atelier émerge de

mes œuvres et leur est inhérente, je remarque quand même qu’elle se rattache à des

systèmes cosmologiques attestés dans l’histoire de la pensée. Ce qui ressort, pour moi, c’est

que l’art est une connaissance opérative, qui passe par le faire, une « philosophie de la

médiation » comme l’alchimie. L’art pose certains principes tels la correspondance entre

les mondes, la synesthésie, la métaphore. Il pose un univers « biface » où le psychique se

réverbère dans la matière et où la matière fait sens ; il pose que le Sens (Huston) se

matérialise et que la matière se spiritualise (alchimie). Il ouvre aussi une dimension

intermédiaire et médiatrice, un imaginaire, dans laquelle il opère. Les détails varieront d’un

artiste à l’autre, mais des principes de ce genre doivent pouvoir opérer. Cela donne un

monde complexe, relativiste, subjectif, qu’on peut voir comme complémentaire des autres

formes de connaissance avec lesquelles nous opérons.

Sommaire du chapitre

Le présent chapitre porte sur le fait que la poïétique décrite dans le chapitre deux

opérait dans le cadre d’un système cosmologique particulier, que j’ai qualifié de

« cosmologie d’atelier ». Dans l’atelier, notamment, je ne sépare plus l’esprit de la matière,

ni le temps de l’espace, et je me déplace de l’un à l’autre à l’aide d’un procédé

métaphorique. J’admets l’idée de la « correspondance entre les mondes » : une idée qui

traverse les cultures et les philosophies, de l’ancienne pensée chinoise à la pensée

hermétiste et néo-platonicienne, et jusqu’au romantisme. Le concept de « paysage » a été

discuté, comme paradigme de la démarche liée au groupe d’œuvres, et j’ai montré que

celui-ci posait le regard conscient comme partie intégrante de l’univers lui-même. J’ai aussi

évoqué le besoin de poser la possibilité d’une dimension intermédiaire et médiatrice entre

le monde des idées et le monde sensible, du même genre que le « monde imaginal » décrit

par Henry Corbin, où situer l’œuvre d’art et sa poïétique. Pour moi, comme artiste,

« l’imaginaire » sera un terme plus approprié pour cette dimension, mais l’imaginaire me

semble répondre en de nombreux points à la description de Corbin.

Page 156: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

CHAPITRE 4 — INTÉGRATION : ART ET TRANSDISCIPLINARITÉ

It is difficult to get the news from poems

yet men die miserably every day for lack

of what is found there.

William Carlos Williams189

4.1 Introduction aux réflexions du chapitre quatre

Dans ce quatrième chapitre, je retrouve mon intuition de départ à l’effet « que la

démarche artistique est une forme développée de connaissance, de pensée, unique à l’art

mais partie intégrante de la connaissance humaine »190. Posant toujours la question de ce

qu’on peut connaître par l’art — et plus spécifiquement par la poïétique —, les idées que

j’avance s’appuient d’abord sur le laboratoire du chapitre deux et les observations du

chapitre trois, mais elles sont aussi éclairées par l’ensemble de mon expérience de création,

ainsi que par des lectures en parallèle de l’atelier. Après avoir regardé, dans le chapitre

précédent, l’image du monde liée aux œuvres (ce que j’ai appelé ma « cosmologie

d’atelier »), je regarde maintenant ce que cette image m’amène à savoir sur le monde, sur

moi-même et sur la connaissance. J’y rencontre mes propres finalités artistiques —

pourquoi je crée, qu’est-ce que je crée — et je déploie un corpus de réflexion qui représente

mon inscription singulière d’artiste-chercheure dans l’ensemble transdisciplinaire de la

connaissance.

Les multiples citations et renvois qu’on trouve dans ce chapitre ne sont pas des

façons de sous-entendre que leurs auteurs approuveraient mes conclusions, mais plutôt de

montrer que certaines de mes intuitions ont des racines et des échos chez d’autres penseurs 189 Extrait de « Asphodel, That Greeny Flower, Book I », Journey to Love (1955). 190 Tel que je l’écrivais dans l’introduction.

Page 157: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

147

et artistes ; et comment ma réflexion s’est associée et nourrie à la leur. En effet, si j’étais

seule dans la phase d’atelier, la réflexion théorique s’est faite, elle, au milieu d’une

conversation livresque constante. On a vu des exemples dans le chapitre précédent de

quelques niveaux de résonance entre mes idées et d’autres pensées (la pensée hermétiste, le

monde imaginal, etc.). Ce sont précisément ces résonances qui m’intéressent ici, car elles

me renseignent sur la nature de cette pensée poïétique que j’étudie.

Comme je l’ai déjà mentionné au chapitre un, ces références livresques ne

représentent pas la synthèse d’une revue fouillée de la littérature ; le but n’est pas de faire

cette synthèse, et ce d’autant plus que les questions que je convoque sont très larges : une

telle synthèse serait tout simplement hors de portée. Certaines questions sont même des

questions classiques, en quelque sorte : les questions de présence, du sens (instable) de

l’œuvre, des modes d’être de l’œuvre d’art, notamment, ont été posées depuis longtemps et

bien mieux que je ne pourrais jamais le faire, dans les sciences de l’art, en philosophie, en

linguistique et en sémiologie, pour ne nommer que quelques-uns des champs pertinents.

Les méthodes d’investigation et d’argumentation consacrées dans ces disciplines sont sans

doute beaucoup plus efficaces pour aller au fond de questions de ce genre. Si j’avais voulu

fouiller ces questions comme telles, j’aurais orienté ma recherche vers ces champs, mais il

est important de réitérer que mon but n’était pas a priori d’y répondre ou de contribuer à

leur développement : pour moi, il s’agit plutôt d’explorer le fait que ces questions se posent

dans la poïétique, comment elles se posent, et ce à quoi elles m’amènent à réfléchir. À

travers ces questions, en effet, c’est ma propre méthodologie d’artiste réfléchissant par la

poïétique que j’étudie : mon mode de connaissance spécifique, autrement dit, et ce qu’il me

permet (ou ne me permet pas) de connaître. Je montre où se situe ma réflexion et dans

quelles eaux je suis entraînée. Lorsque je cite Eliade ou Bateson, par exemple, ce n’est pas

tellement pour prouver un propos, mais plutôt pour remarquer les analogies et les

résonances avec leur pensée, car la présence de telles analogies me renseigne sur ma propre

pensée poïétique. Lorsque j’ai remarqué la structure « hermétiste » de ma cosmologie

d’atelier, mon propos n’était pas d’étudier la correspondance entre les mondes, mais bien

de remarquer que cette correspondance se posait aussi dans mon atelier, de la même façon

qu’elle s’était posée pour l’alchimiste Paracelse, par exemple. Lorsque j’ai évoqué la notion

Page 158: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

148

du « monde imaginal » de Corbin, mon but n’était pas d’étudier ce monde particulier, mais

plutôt de remarquer que ma poïétique semblait aussi convoquer cette notion. Dans le

présent chapitre, je tente de situer cette pensée poïétique dans l’ensemble de la pensée

humaine en esquissant des rapprochements et des différences ; d’en dessiner les contours en

l’éclairant depuis divers angles.

Je commence par présenter comme complémentaires la singularité de la subjectivité

et l’idéal de la connaissance objective. Puis j’examinerai certaines caractéristiques d’une

pensée issue de la poïétique, à la lumière notamment du modèle transdisciplinaire des

« niveaux de réalité », de la pensée systémique de Gregory Bateson, du schéma du sacré

selon Mircea Eliade, et quelques autres idées. En filigrane, on rencontrera aussi plusieurs

références à la pensée scientifique, témoignant en premier lieu de ma longue curiosité

personnelle pour la science, et du fait que celle-ci est un apport primordial au mouvement

transdisciplinaire. Comme je l’expliquais précédemment, je n’ai pas cherché à intégrer, ni

même à survoler, l’ensemble des courants de pensée susceptibles de contribuer à ma

recherche : j’ai plutôt continué, comme je le fais depuis le début, à poser ma question dans

la poïétique et à suivre le fil d’un parcours « méditatif et opératif » qui se déroule devant

moi au fur et à mesure que j’avance. L’expérience des Dimensions sauvages m’a amenée à

Eliade ; Paysages de l’holocène a généré ma réflexion sur la Nature et sa représentation par

l’art. Ma perplexité — et souvent mon agacement — à l’égard de la rupture cartésienne a

trouvé des réponses chez Bateson. J’assume la singularité et les limites du parcours que j’ai

suivi à travers la forêt dense des ouvrages et écoles de pensée actuelles : c’est précisément

ce parcours que j’étudie. Ce chapitre n’est donc pas un travail de philosophe, il est plutôt la

continuation dans l’intellect d’une poïétique artistique. En fin de compte, ce n’est pas

seulement la création des œuvres, mais tout ce doctorat qui est un laboratoire. On se

rappellera qu’au moment de commencer, je ne savais pas encore comment poser ma

question : j’ai tenté quelque chose, formulé une expérience. Je tente maintenant d’inscrire

ma démarche artistique dans mon rapport au monde de la connaissance, et dans ma propre

expérience d’être, ma quête de conscience, de sens, et d’authenticité. « La démarche de

création », dit Louise Paillé, est « une capacité à établir un type distinct de relations vitales

Page 159: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

149

et dynamiques entre soi et le monde191. » Je crois, moi aussi, que la création est liée au

désir et au besoin d’établir ce genre de relations « vitales et dynamiques », et on verra que

plus que quoi que ce soit d’autre, c’est la relation « entre soi et le monde » qui est au cœur

de mes propos dans ce chapitre. Pour ce faire, la singularité et la subjectivité de ma position

doivent être pleinement assumées, comme limite de ce que je suis capable d’étudier

d’abord, mais aussi comme ancrage, comme centre de gravité de cette recherche. Ce n’est

pas le monde lui-même que j’étudie ici, c’est plus précisément la nature de l’image

particulière que j’ai de lui à travers l’expérience poïétique.

4.2 La connaissance au-delà de la science

4.2.1 Généralité de la science, singularité de l’art

Pour commencer, je reviendrais sur cette question de la singularité versus la

généralisation, déjà évoquée au premier chapitre au sujet de ma méthodologie poïétique et

de l’utilisation de la voix narrative. Tout scientifique peut s’arrêter un moment et se

demander « qu’est-ce que je connais par la science ? », « quel genre de monde est-ce que je

vois à travers mes lentilles de scientifique ? » De la même façon, tout artiste peut se

demander : « qu’est-ce que je connais ? », « comment le monde m’apparaît-il, à moi ? » Or,

bien qu’il y ait des points de vue individuels et une subjectivité dans la science, la science

est d’abord généralisatrice : le scientifique s’attend à ce que ses collègues et lui s’entendent

sur la nature de l’épistémologie scientifique. S’ils diffèrent d’opinion, ils voudront évoluer

vers un consensus, car le but de la recherche scientifique est d’établir des lois générales.

Tous les biologistes connaissent la même cellule, la mécanique des fluides est la même

pour tous les ingénieurs. Mais l’artiste, lui, ne s’attend pas à ce que sa vision du monde et

ses découvertes soient reproduites dans les ateliers des autres. Le but de l’art n’est pas la

généralisation d’une connaissance ; son domaine est au contraire la subjectivité,

l’expérience intime de chacun. Imaginons par exemple qu’on demande à des scientifiques

191 Louise Paillé, op. cit., 9.

Page 160: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

150

et à des artistes de représenter la cellule vivante. Alors que les biologistes s’appliqueront à

dessiner la cellule objectivement, telle qu’ils la connaissent tous — un noyau, un milieu

biochimique, une membrane —, les dessins d’artistes se voudront originaux : on n’essaiera

pas de faire un dessin type, on voudra plutôt faire voir la cellule comme elle n’a jamais été

vue avant, comme elle nous apparait subjectivement. Artiste et scientifique, chacun à sa

façon aura cherché à représenter une certaine vérité de la cellule, mais dans l’ensemble des

dessins scientifiques on cherchera une généralité abstraite, alors qu’on appréciera plutôt les

singularités dans les dessins d’art.

Il y a donc deux espèces de vérité : celle, objective, dont les résultats peuvent être confrontés au réel (sciences, techniques, vie quotidienne) et celle, subjective, à laquelle on n’accède que par l’expérience intérieure (mythes, religions, littérature)192.

Ceci nous semblera évident, mais il m’importe d’insister, car ce qui vaut pour les

œuvres d’artistes vaut aussi pour ce présent chapitre, qui est peut-être un ouvrage de la

pensée, mais demeure une œuvre d’artiste : je ne cherche pas à généraliser des

considérations sur « la » poïétique, mais plutôt à ouvrir un espace de pensée sur l’art à

partir d’une poïétique singulière.

4.2.2 Une définition élargie de la connaissance

L’agencement de la réalité que nous cherchons doit progresser de l’objectif vers le subjectif. Aussi doit-il commencer avec une partie de la réalité que nous pouvons poser dans une entière extériorité par rapport à nous et où nous pouvons faire entièrement abstraction des méthodes à l’aide desquelles nous parvenons à une connaissance de son contenu. Mais au sommet de l’agencement se tiennent, comme dans l’esquisse de Goethe, les facultés créatrices à l’aide desquelles nous transformons nous-mêmes le monde et lui donnons forme193.

Poser la question de ce qui est connu par l’art requiert d’emblée une définition

élargie de la connaissance : il faut la poser comme étant à la fois scientifique et non

scientifique, sûre et incertaine, objective et subjective, intégrant les lois générales et la

192 Huston, op. cit., 110–111. 193 Heisenberg, op. cit., 37.

Page 161: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

151

singularité de l’expérience. Il faut poser que notre quête de sens et de pertinence ne se

satisfait pas de connaître seulement la réalité telle que vue par la science. À côté d’une

réalité observée et mesurable, ou appréhendée par le raisonnement, notre vie psychique se

nourrit aussi d’un sentiment de « vérité » et de « réalité » provenant de l’expérience, du

ressenti, de l’intuition et de l’imaginé.

Il nous faut une « méta-science », un « savoir plus large », insistait Bateson194. « Il

faut avoir à sa disposition plusieurs modes de pensée et d’observation »195, et intégrer dans

la notion même de connaissance ces dimensions irrationnelles, ces intuitions, ce ressenti

qui informent notre vie intérieure. La connaissance ne peut se résumer à ces savoirs

transmissibles et additifs avec lesquels on fait les encyclopédies ; d’ailleurs, ces savoirs ne

suffisent pas à la science elle-même : aux deux extrêmes de l’univers — la relativité

générale dans le très grand, la physique quantique dans l’infime —, de même qu’aux deux

extrêmes de la psychologie (les notions d’inconscient d’une part et de transpersonnel de

l’autre), on retrouve l’incertitude et l’indécidable aux limites mêmes des objets de la

connaissance scientifique. Plus proche de nous, c’est toute notre vie intérieure qui est

imbue d’une connaissance non mesurable, non généralisable, parce que subjective,

intuitive, intégrale et ressentie. Et plus encore, notre vie intérieure s’approfondit et

s’intensifie continuellement par les apports d’un imaginaire irréductible et illimité, qui nous

permet de nous imaginer et d’imaginer le monde continuellement autres que ce que nous en

pensons aujourd’hui. Tout cet impondérable, ce « non encore imaginé », ce subjectif et cet

invisible sont quand même une partie importante de notre expérience d’être humain.

Bateson en est venu à poser l’expérience de l’être comme une part essentielle de ce

qui constitue « le monde ». Et c’est pour connaître cette part et l’inscrire dans la « méta-

science », le « savoir plus large » qu’il cherchait, qu’il décidait d’interroger l’art, la poésie,

le sacré. Et on a vu plus tôt que dans sa charte même, le mouvement transdisciplinaire196

194 Gregory Bateson, Une Unité sacrée : Quelques pas de plus vers une écologie de l’esprit (Paris : Seuil, 1996), 16. 195 Gregory Bateson et Mary Catherine Bateson, op. cit., 249. 196 Centre international de recherches et d’études transdisciplinaires (CIRET). Charte de la transdisciplinarité [en ligne]. http://nicol.club.fr/ciret/chartfr.htm

Page 162: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

152

considère lui aussi que la transdisciplinarité doit intégrer ces formes de connaissance

subjectives, herméneutiques, créatrices, que sont l’art, la littérature, la religion, la

psychanalyse.

4.2.3 Niveaux de réalité

Même si nous savons que le soleil ne se couche pas, dit Gadamer, nous le disons se coucher, et ne pourrions nous détacher de ce que dit la langue avec la justesse du sentiment197.

En contrepartie de la fragmentation disciplinaire qui cherche à réduire la complexité

en découpant la sphère du savoir en régions de plus en plus petites, le mouvement

transdisciplinaire tente de réfléchir la totalité de la connaissance. Il s’appuie pour ce faire

sur une théorisation selon laquelle « la nature, et la connaissance que nous en avons,

s’organise en niveaux de réalité, correspondant à des niveaux de perception »198. L’idée de

ces « niveaux de réalité » est venue du besoin de réconcilier la physique quantique et la

physique classique, deux systèmes semblant répondre à des lois naturelles radicalement

différentes, et même contradictoires199 : or lorsque des classes de phénomènes semblent

opérer selon des lois et des axiomes différents, on doit comprendre alors qu’il s’agit de

niveaux de réalité différents. On trouve une notion apparentée à ces « niveaux de réalité »

chez plusieurs penseurs, quoique ce ne soit pas toujours le même nombre de niveaux ou les

mêmes termes : on notera cependant qu’on retrouve toujours une forme de transpersonnel

(souvent la religion) en haut de l’échelle et la physique classique en bas200. On trouve aussi

toujours l’art à proximité de la religion.

197 Cauquelin, op. cit., 34. 198 Ce que Nicolescu appelle « l’axiome ontologique ». Basarab Nicolescu, « Transdisciplinarity — Past, Present and Future », texte qu’il a partagé avec les membres de la liste Internet du Centre international de recherches et études transdisciplinaires (CIRET) en septembre 2005. 199 « [Heisenberg’s] motivation for distinguishing regions and levels of reality is identical to my own motivation: the break between classical and quantum mechanics. ». Nicolescu, Ibid. 200 Je connais plus particulièrement celles de Heisenberg, de Nicolescu et de Wilber, The Marriage of Sense and Soul (NY: Random House, 1998), voir surtout figure 5.1 « The Four Quadrants », 64–65. Et on retrouve aussi un ordre croissant du matériel au spirituel chez Abraham Maslow, L’accomplissement de soi : de la motivation à la plénitude (Eyrolles, 2004).

Page 163: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

153

Chez Werner Heisenberg201, ces différents niveaux correspondent à différents

modes de l’objectivité, allant de celui où le processus de connaissance est indépendant de

l’objet étudié (c’est le domaine des sciences exactes, de la mécanique classique, de la

chimie, la biologie) vers les modes où le chercheur est impliqué d’une façon ou d’une autre

et est donc influencé par ses a priori et sa subjectivité (les sciences humaines, notamment).

En haut de l’échelle, se trouve le domaine où ce qui est connu est entièrement créé dans la

conscience, comme la philosophie, l’art, la religion, etc.202 Heisenberg, en accord avec

Goethe, appelle les modes de ce dernier niveau de réalité « les facultés créatrices ».

Nicolescu voit les niveaux de réalité un peu de la même manière, avec cette différence qu’à

ses yeux, les domaines des « facultés créatrices » n’étant pas liés par les déterminismes de

la réalité ordinaire et les lois naturelles, on ne peut pas les considérer comme un « niveau de

réalité » en tant que tel : il les voit plutôt comme situés dans une « zone de non-

résistance »203, dans laquelle on trouve aussi la physique quantique, ce niveau infra-

matériel. Je trouve intéressant que le désaccord entre les deux physiciens concerne en fait le

degré de « réalité » des représentations du monde issues d’expériences artistiques et

religieuses — pour Nicolescu, ces expériences ne sont pas liées à une réalité objective, ou

« résistante », alors que pour Heisenberg au contraire, ces représentations et expériences

font partie intégrante du réel. Dans ce chapitre, je n’ai pas besoin de départager les deux

approches : je parlerai des « facultés créatrices » comme d’un niveau de réalité qui se

comporte comme une zone de non résistance par rapport aux lois de la réalité objective.

J’avoue cependant préférer la vision de Heisenberg, qui considère l’art et la religion comme

des formes de la réalité et qui plus est, des formes nécessaires à sa compréhension,

complémentaires des autres niveaux de réalité. Heisenberg avait une définition différente,

plus large, de la réalité que Nicolescu : pour lui, « la réalité dépend pour une part

considérable de l’état de notre âme »204, et notre vision du monde doit permettre que « les

201 Werner Heisenberg, op. cit. C’est Nicolescu (« Transdisciplinarity — Past, Present and Future ») qui m’a dirigée vers ce manuscrit. 202 Synthèse inspirée du résumé qu’en a fait Nicolescu, ibid. 203 « The religious experience and the artistic creative experience can not be assimilated to levels of Reality. They merely correspond to crossing levels in the zone of non-resistance. » Nicolescu, ibid. 204 Heisenberg, op. cit., 153.

Page 164: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

154

différentes connexions soient conçues comme des parties d’un monde unique, agencé d’une

manière pourvue de sens »205 (et ces connexions s’opèrent au niveau des « facultés

créatrices »), alors que pour Nicolescu, la réalité est « ce qui résiste à nos expériences,

représentations, descriptions, images ou formalisations mathématiques »206.

Précisons encore que ce sont les niveaux de réalité (et Nicolescu a bien pris la peine

de dire que ceux-ci correspondent à des niveaux de perception) qui vont de l’objectif au

subjectif, c’est-à-dire nos façons de regarder les choses : la réalité elle-même (le monde et

notre présence en lui) n’a pas de niveaux, elle est d’un seul tissu, sans ruptures ni coutures.

Pensons à la psychologie, par exemple, dont l’objet d’étude est toujours l’humain, mais

selon des degrés d’objectivité et de généralité qui varient entre les écoles de pensée : une

certaine psychologie, théorique et clinique, est expérimentale et empirique, basée sur

l’observation et la mesure, et se trouve bien dans le deuxième niveau de réalité, mais il y a

une autre psychologie, psychanalytique, archétypale ou transpersonnelle, c’est-à-dire basée

sur des approches herméneutiques, qui relèverait ainsi des facultés créatrices. Les domaines

des facultés créatrices commandent souvent une approche herméneutique, comme c’est le

cas pour l’histoire de l’art et les études littéraires, qui sont interprétatives et nourries

d’imaginaire, les psychologies des profondeurs et la psychanalyse qui s’abreuvent de

mythes et de poésie, et l’histoire des religions telle que l’a exercée Mircea Eliade. Le

monde est un tout unifié, mais il y a des champs de connaissance qui examinent les

dimensions objectives des choses ou phénomènes, alors que d’autres, entièrement différents

sur le plan épistémologique, se jouent dans les dimensions intérieures et subjectives. Avec

les pratiques herméneutiques, mystiques, l’art et la littérature, on est dans ce domaine

subjectif des « facultés créatrices » ; on est penché sur la face intérieure des choses, leurs

dimensions de sens, leur côté invisible, ineffable, ce sur quoi, en vertu de ses axiomes, la

science ne peut se pencher. Ainsi, l’étude du monde objectif, extérieur, demande les

méthodes et les axiomes de la science, mais l’expression du monde intérieur, subjectif,

significatif, est l’affaire de l’art, de la poésie, et des approches herméneutiques. L’idée de

205 Ibid., 14. 206 Basarab Nicolescu, La transdisciplinarité : Manifeste (Monaco : Éditions du Rocher, 1996), 33. En italique dans le texte.

Page 165: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

155

niveaux de réalité appelant des modes de connaissance allant du plus objectif au plus

subjectif (centrés sur l’étude du monde objectif dans un premier temps, puis intégrant

progressivement le sujet connaissant) amène à situer l’art à l’extrémité subjective de ce

continuum de la connaissance. Que ce soit comme « zone de non résistance » ou comme

« faculté créatrice », il apparaît effectivement comme un mode de connaissance dans

l’ensemble transdisciplinaire.

Il y a plusieurs choses que je voudrais faire ressortir de ce qui précède : d’abord, la

possibilité de considérer l’art, effectivement, comme un mode d’appréhension et de

connaissance du réel, un réel composé de différents niveaux de réalité ayant chacun ses

modes propres pour le connaître et le penser. L’art, situé dans cette zone de non résistance

dont parle Nicolescu, est capable d’établir des connexions librement entre tous les niveaux

et les modes d’être, ce qui lui donne, comme nous le verrons, la capacité d’une vision — et

d’une fonction — intégratrice. Deuxièmement, l’art faisant partie des « facultés

créatrices », il se situe à un niveau tel de subjectivité qu’il crée lui-même la connaissance

qui l’instruit, voire même la réalité dans laquelle il existe207. Ensuite, il n’est pas inutile de

remarquer la grande mobilité de l’intelligence humaine à travers les cadres de connaissance

et de méditation qu’elle se donne : cette capacité, justement, de voir un soleil qui se lève et

se couche, en même temps que de savoir que la Terre tourne autour de lui. Finalement, je

voudrais souligner le fait, étrange à première vue seulement, de retrouver l’art dans la

même région, au même « niveau de réalité » que la religion.

4.3 Les « facultés créatrices », niveau d’intégration de la réalité

L’esprit ne veut pas voir seulement une série de choses séparées alignées les unes à

côté des autres sans lien entre elles ; il veut les relier, les intégrer et s’intégrer lui-même

dedans, dans une vision toujours plus systémique et signifiante, et qui rend compte de son

expérience singulière. En fait, d’un premier niveau de connaissance « objective » à un

niveau ultime de subjectivité (incluant notamment l’imaginaire), le monde est peut-être

207 Dans son introduction, Todorov précise que pour Goethe, « [l]’art implique la connaissance et la produit en même temps… ». « Goethe sur l’art : Aimer Goethe? ». Goethe, Écrits sur l’art (Paris : Flammarion, 1996), 32.

Page 166: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

156

moins sûr et moins mesurable, mais il est de plus en plus signifiant et l’esprit en fait de plus

en plus partie intégrante ; c’est de plus en plus un Cosmos, de moins en moins un Chaos,

pour reprendre la terminologie d’Eliade. C’est pour cette raison que Bateson autant

qu’Heisenberg ont posé la religion au dernier niveau de réalité : c’est-à-dire à ce niveau où

il n’est plus tant question de la vérité objective, mais d’un discours intégrateur par lequel

l’être se place au centre du monde. Contrairement aux religions, les contenus de l’art n’ont

pas tendance à être totalisants (ils ne cherchent pas à embrasser dans une seule vision

unifiée — mythique — la totalité du monde manifesté et non manifesté), mais l’œuvre d’art

est quand même intégrative et elle nous place au centre de sa dynamique.

[L]’art peut jouer un rôle discret, peut-être, mais immense dans le chemin d’une réintégration humaine. N’est-ce pas de la transdisciplinarité, finalement, que de rassembler en une unité intelligible et belle un ensemble de formes et de rapports formels, de couleurs, de rythmes, mais aussi, bien entendu, d’émotions, d’intentions, de contenus cachés ou apparents, tout ceci faisant non pas une cacophonie mais une harmonie complexe, riche, vivante208?

4.3.1 Des analogies surprenantes avec le sacré et l’alchimie

No synthesized view of reality has replaced religion. […] The consequence is that the modern artist tends to become the last active spiritual being in the great world. […] It is the artists who guard the spiritual in the modern world209.

Cette question d’un certain rapport entre l’art et la religion s’est mise à prendre

beaucoup de place dans ma recherche. D’abord, j’étais intriguée par l’impression que

j’avais d’être « devenue gnostique », qui est l’expression qui me venait pour nommer le

sentiment d’avoir accédé à quelque chose d’invisible dans le cours de mon travail sur Les

Dimensions sauvages. Ensuite, il y a eu cette expérience répétée de découvrir que des

concepts provenant de traditions hermétistes (Paracelse, Bonardel) ou liés à l’expérience

religieuse (Eliade, Corbin) se prêtaient bien pour évoquer certaines dimensions de mon

208 Le peintre Lima de Freitas, dans Michel Random (dir.), La Pensée Transdisciplinaire et le réel (Paris : Éditions Dervy, 1996), 117. 209 Robert Motherwell, The Collected Writings of Robert Motherwell (Oxford University Press, 1992), 30.

Page 167: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

157

travail artistique. Finalement, comment l’art, souvent agnostique, souvent athée,

traditionnellement plutôt associé au profane, peut-il figurer si naturellement aux côtés de la

religion dans les explications des niveaux de réalité ?

C’est au printemps 2004, alors que je rédigeais mon avant-projet en vue de mon

admission au doctorat, que je suis tombée par hasard sur Le sacré et le profane du

philosophe et historien des religions, Mircea Eliade210. J’ai été surprise d’y découvrir un

schéma du religieux qui s’appliquait d’autant de manières à ce que je comprenais moi-

même des fonctionnements noétiques de l’art. C’est à ce moment que j’ai décidé

d’approfondir l’œuvre d’Eliade, une recherche qui a orienté, finalement, tout mon travail

doctoral. Eliade parlait de l’invisible et du « sentiment de mystère », et décrivait les

transformations dans la continuité de l’espace et du temps opérées par les rites, les mythes,

etc., d’une manière qui rappelait le temps musical, l’espace pictural, la présence

sculpturale, et ainsi de suite. J’ai alors compris que ce sentiment du mystérieux que je

rencontrais dans mon travail211 et dont je trouvais des échos chez de nombreux artistes ainsi

que dans des conceptions idéalisées de l’art, était une forme particulière du sacré, dans la

mesure où on définirait le sacré comme Eliade le décrit, c’est-à-dire comme une forme de la

conscience. En effet, dans Le sacré et le profane, Eliade décrit deux modes de la

conscience, profane et sacré, et il était évident que l’art ressemblait bien plus au mode sacré

qu’au mode profane.

Le sacré et le profane constituent deux modalités d’être dans le monde, deux situations existentielles assumées par l’homme au long de son histoire. […] En dernière instance, les modes d’être sacré et profane dépendent des différentes positions que l’homme a conquises dans le Cosmos212.

Eliade ne voyait pas la désacralisation du monde moderne comme l’aboutissement

d’un progrès intellectuel. « Le sacré », écrit-il, « est un élément dans la structure de la

210 Eliade, Le sacré et le profane. 211 Voir chapitre 1, section 1.2.2. 212 Eliade, ibid., 20.

Page 168: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

158

conscience, et non un stade dans l’histoire de cette conscience »213. « Être — ou plutôt

devenir — un homme signifie être religieux », a-t-il souvent écrit, refusant ainsi l’idée que

l’homme puisse vivre définitivement séparé de tout système religieux.

Un homme uniquement rationnel est une abstraction ; il ne se rencontre jamais dans la réalité. Tout être humain est constitué à la fois par son activité consciente et par ses expériences irrationnelles214.

Le religieux, pour Eliade, n’est pas une affaire de croyance : bien au-delà des

« idées de Dieu ou de religion »215, des « figures divines » ou de « la croyance en Dieu, en

des dieux, ou des esprits », ce sont les modalités de l’expérience religieuse qui l’intéressent,

le « schéma du sacré », pourrait-on dire, qui est universel et qui concerne « les notions

d’être, de signification et de vérité »216. Toute l’œuvre d’Eliade, en effet, est vouée à

l’explicitation du schéma du sacré, de sa structure sous-jacente, des grands archétypes qui

le gouvernent et qui se retrouvent sous une forme ou une autre dans les diverses traditions

religieuses. Il ne s’agit jamais, pour Eliade, d’avancer quelque argument que ce soit au sujet

de l’existence ou de la non-existence du divin. Eliade ne s’intéresse pas au divin en tant que

tel, il s’intéresse à notre sentiment qu’il pourrait exister une dimension divine, et à notre

désir de transcendance ; il cherchait donc en amont des croyances, les « sources

primordiales de la religion, de l’art, de la métaphysique »217. Et c’est en cela que son travail

m’intéresse, car en cherchant à élucider la nature de ma pensée artistique, je me vois

sonder, moi aussi, ces « sources primordiales ».

« L’expérience du sacré est essentiellement de l’ordre de la conscience », dit Eliade,

c’est « l’expérience d’une réalité et la source de la conscience d’exister dans le monde »218.

Or si le sacré est une dimension inhérente à la conscience humaine, il n’a pas pu

213 Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses ; vol 1 (Paris : Payot, 1976), 7. 214 Eliade, Le Sacré et le profane, 178. 215 Ibid., 15. En italique dans le texte. 216 Eliade, Histoire des croyances, 7. En italique dans le texte. 217 Eliade et Rocquet, L’épreuve du labyrinthe, 184. 218 Ibid., 176. « Quand on pense au sacré, il ne faut pas le limiter à des figures divines. Le sacré n’implique pas la croyance en Dieu, en des dieux, ou des esprits. C’est, je le répète, l’expérience d’une réalité et la source de la conscience d’exister dans le monde. »

Page 169: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

159

disparaître ; Eliade a alors pensé qu’on pourrait « déchiffrer le camouflage du sacré dans le

monde désacralisé »219, et en disant cela, il pensait spécifiquement à la littérature et à l’art.

Il croyait donc, lui aussi, que le « mode d’être » caractérisant l’état religieux s’apparentait à

ce que je devrais alors peut-être appeler, moi aussi, le « mode d’être » artistique.

Eliade croit que sans un sens aigu d’exister dans un monde signifiant, il pourrait

bien être impossible d’imaginer la conscience humaine. Dès lors, l’art, si souvent

préoccupé de l’Être et de la signification, et le sacré pourraient avoir la même fonction liée

au développement de la conscience ; ou à l’approfondissement de l’expérience de l’être, ce

qui revient au même, en quelque sorte220.

[I]l est impossible d’imaginer comment la conscience pourrait apparaître sans conférer une signification aux impulsions et aux expériences de l’homme. La conscience d’un monde réel et significatif est intimement liée à la découverte du sacré. Par l’expérience du sacré, l’esprit humain a saisi la différence entre ce qui se révèle comme étant réel, puissant, riche et significatif, et ce qui est dépourvu de ces qualités, c’est-à-dire le flux chaotique et dangereux des choses, leurs apparitions et disparitions fortuites et vides de sens221.

L’hypothèse d’une parenté entre les schémas respectifs du sacré et de l’art a été

évoquée par Eliade lui-même222. On le verra plus loin, elle est aussi implicite chez Gregory

Bateson, ainsi que chez de nombreux artistes. Mais une autre analogie encore est possible,

cette fois avec l’alchimie. En effet, une idée semblable à celle qui veut rapprocher les

modes de fonctionnement et d’être du sacré et de l’art est évoquée par Françoise Bonardel

dans ses travaux sur l’alchimie et la pensée hermétique. Comme Eliade qui, regardant le

monde désacralisé et se disant que le sacré n’ayant pu disparaître, il devait bien être

camouflé quelque part, Bonardel se dit pour sa part que si l’alchimie en tant que système

scientifique a été rapidement balayée par les Lumières, « le désir et l’acte mêmes

219 Ibid., 159. En italique dans le texte. 220 Albert Low démontre en détails cette possibilité d’adéquation entre la conscience (à un certain niveau) et l’expérience de l’être. Créer la conscience (Gordes : Les Éditions du Relié, 2000). 221 Eliade, Histoire des croyances, 7. En italique dans le texte. 222 Notamment dans L’épreuve du labyrinthe, 121. Gilbert Durand, un ami d’Eliade, a pour sa part observé que souvent les mêmes archétypes étaient à l’œuvre dans l’art et dans la sphère religieuse. Gilbert Durand, Beaux-Arts et archétypes : la religion de l’art (Paris : PUF, 1989)

Page 170: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

160

ment :

d’Œuvrer » n’ont pas pu disparaître complètement. Si on ne retrouve plus, en Occident, la

pratique alchimique comme telle, au moins sa pensée — ses schémas épistémologiques et

sa structure praxéologique — doit subsister quelque part, camouflée peut-être sous une

forme inattendue.

De deux choses l’une en effet : ou l’on considère qu’une donnée culturelle et spirituelle aussi prégnante et universelle que pût l’être l’alchimie a définitivement épuisé les potentialités créatrices qui furent siennes […] ; ou l’on suggère et s’emploie à démontrer qu’un tel potentiel, demeuré quasiment intouché et pour l’heure seulement camouflé sous des formes aussi diverses que profanes, attend peut-être qu’une nouvelle "information" en réveille les virtualités […]. Si l’alchimie traditionnelle, contrainte de rentrer dans l’ombre par les critiques dont elle fut l’objet, ne remplit plus le rôle qui fut sien entre science et religion, poésie et métaphysique, ne faut-il pas s’enquérir aujourd’hui du Grand Œuvre sur les lieux où perdurent encore le désir et l’acte mêmes d’Œuvrer, sans préjuger ni de la nature de ces lieux, ni des formes prises par un désir appelant au constant renouvellement des figures où il trouve à s’incarner223?

Dans une note, c’est elle-même qui remarque la parenté de cette idée avec celle

d’Eliade au sujet du camouflage du sacré dans des voies et des modes comme l’art :

« Hypothèse faisant écho », écrit-elle, « à celle de M. Eliade relative au "camouflage" du

sacré dans des formes artistiques profanes »224. En tout cas, on peut certainement

s’entendre que le « désir et l’acte » d’ « Œuvrer » sont au centre de la démarche de l’artiste.

Nicolas Bourriaud a d’ailleurs évoqué ce rapproche

Or, si le mythe de l’alchimie s’est essoufflé au début du vingtième siècle, on en retrouve des traces flagrantes dans la figure de l’artiste moderne. Odilon Redon ou Seurat, Mondrian ou Giacometti, remplacent Nicolas Flamel ou Robert Fludd dans l’imaginaire occidental : l’artisan-scientifique-ascète, dont les recherches hermétiques exhalent une odeur de soufre, n’est plus l’alchimiste, mais l’artiste. […] Un folklore de pigments et de pinceaux, fouillis d’esquisses et savantes préparations de couleurs, se substituera ainsi à celui des cornues et des métaux225.

223 Bonardel, Philosophie de l’alchimie, 10–11. 224 Ibid., 11n. 225 Nicolas Bourriaud, Formes de vie, 39.

Page 171: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

161

Bonardel sent le besoin de questionner l’opposition dualiste établie par Eliade entre

« sacré » et « profane ». Lorsqu’elle suggère que son intuition sur une survivance

camouflée de la pensée philosophale dans l’art s’apparente à l’intuition d’Eliade, elle

précise néanmoins : « à cette différence près, toutefois, qu’une herméneutique philosophale

pertinente devrait aussi permettre de repenser en termes de non dualité les relations du

sacré et du profane »226. On comprend la pertinence de sa remarque quand on pense à

l’alchimie : à la fois mystique et scientifique, à la fois herméneutique et technologique. Et

on la comprend tout autant lorsqu’on pense à l’art, autant herméneutique que technologique

lui aussi, capable d’être de nature et de structure « religieuse » tout en s’occupant de

contenus profanes et en servant des fins autres que religieuses au sein de la culture : l’art est

donc, lui aussi, au-delà d’une division dualiste entre le sacré et le profane. D’ailleurs, les

opérations de création d’une œuvre profane ne sont en rien différentes de celles qui mènent

à une œuvre d’« art sacré ». En fait, la différence entre les deux est plutôt subjective, et

souvent contextuelle227. Au-delà de l’opposition dualiste sacré / profane, en fait, Bonardel

questionne directement la séparation effectuée en Occident entre l’esprit et la matière :

l’alchimie est à la fois méditative et opérative, elle agit et réfléchit en même temps, elle

médite par l’action. Elle n’est pas qu’une philosophie ou une métaphysique, c’est surtout un

art (au sens ancien du terme). C’est là le plus grand rapprochement qu’on puisse faire avec

l’art, qui lui aussi, est à la fois opératif et méditatif, qui lui aussi connaît à travers la

pratique, la forme et la matière. Bonardel y fait souvent allusion, d’ailleurs : en cherchant

les traces de la pensée alchimique dans la modernité, elle s’intéresse à nombre de poètes et

d’artistes (Blake, Baudelaire, Wagner, Klee, Kandinsky, Daumal, Artaud, etc.).

Mon intérêt pour l’alchimie est né pendant la présente recherche et je me promets de

le poursuivre dans le futur. Je suis notamment intriguée par la présence des éléments

226 Bonardel, Philosophie de l’alchimie, 11n. En italique dans le texte. 227 L’histoire de la chapelle Rothko (Sheldon Nodelman, The Rothko Chapel Paintings: Origins, Structure, Meaning, Austin, TX, University of Texas Press, 1997 ; Susan J. Barnes, The Rothko Chapel: An act of faith, Austin: The Rothko Chapel, 1989), ainsi que le programme des activités et des œuvres d’art qui y sont présentées à chaque saison, illustrent bien que c’est le contexte qui détermine le caractère sacré ou profane d’une œuvre d’art. The Rothko Chapel [en ligne] http://www.rothkochapel.org/

Page 172: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

162

hermétistes dans mon atelier (chapitre trois). Jusqu’ici, c’est en compagnie d’Eliade228 que

j’ai cherché à remonter à ces « sources primordiales de la religion, de l’art et de la

métaphysique » que j’ai mentionnées un peu plus tôt ; sources, notons-le en passant, qui ne

sont pas primordiales seulement dans un sens historique, c’est-à-dire antérieures dans

l’histoire, mais aussi antérieures dans la psyché, c’est-à-dire ancrées dans une région de la

pensée ou de la conscience qui est en amont des trois.

4.3.2 Bateson : existence des choses et sens du Monde

Le père de Gregory, qui était athée, faisait lire la Bible à ses enfants pour qu’ils ne soient pas des "athées sans cervelle". Mary Catherine Bateson229

C’est deux ans plus tard, en 2006, que sur la suggestion d’une amie, j’ai commencé

à fouiller les travaux de Gregory Bateson sur le sacré. Tout ce que je savais de Bateson,

c’est qu’il avait influencé le mouvement du « réenchantement » en art230, et je l’associais à

l’écologie et à la pensée systémique231. Ce qui m’a d’abord frappé, c’est l’aspect

transdisciplinaire, avant la lettre, de son parcours de chercheur : fils du généticien William

Bateson (l’inventeur même du mot « génétique »), Bateson commence par étudier la

biologie et la zoologie, pour se tourner ensuite vers l’anthropologie. Après avoir voyagé

comme naturaliste aux Îles Galápagos, il fait des terrains ethnographiques en Nouvelle-

Guinée et à Bali. Il travaille ensuite en psychiatrie : c’est lui qui a compris la « double-

contrainte » et il est considéré comme un des fondateurs de la thérapie familiale, un

exemple parmi d’autres de sa manière de penser toujours en termes de systèmes. Après les

animaux, les familles et les sociétés, il étudie les machines, participant avec Wiener

notamment à l’élaboration de la cybernétique. Il est parmi les penseurs de la « théorie des

228 Voir notamment son Histoire des croyances et des idées religieuses couvrant les manifestations du religieux de la préhistoire aux réformes du christianisme. On a compris, je crois, que ma lecture d’Eliade a dépassé grandement le cadre de la présente recherche : c’est par intérêt pour l’histoire et pour les phénomènes religieux que je me suis attardée pour le lire à fond ; c’est aussi par admiration pour l’auteur lui-même, un modèle d’érudition passionnée. 229 Gregory Bateson et Mary Catherine Bateson, op. cit., 242. 230 Suzi Gablik, The Reenchantment of Art ; Morris Berman, The Reenchantment of the World (Cornell University Press, 1981). 231 Joanna Macy, Mutual Causality in Buddhism and General Systems Theory (State University of New York Press, 1991).

Page 173: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

163

systèmes », une des théories scientifiques les plus importantes du 20e siècle. La psychiatrie

l’amène à l’éthologie : il observe le comportement des dauphins et des pieuvres pendant dix

ans. Toute sa vie, il a été préoccupé par l’épistémologie : comment penser la nature ?

Comment la nature pense-t-elle ? Il assimile l’organisation et l’information dans la nature à

une pensée, à un « processus mental ». Il voit aussi l’évolution — que ce soit l’évolution

des espèces et de la vie sur terre ou l’évolution d’un simple organisme ou d’un être humain

— comme un tel processus manifestant une structure mentale. Il n’entend pas « processus

mental » dans le sens d’une quelconque Conscience à l’œuvre dans l’univers, mais plutôt

comme une manière de parler des processus informationnels et communicationnels qui

caractérisent tout le vivant. Ce « processus mental » omniprésent dans les phénomènes

vivants, des embryons aux écosystèmes, est évidemment inséparable des matières vivantes,

qui sont vivantes justement à cause de ces processus mentaux qui les font évoluer en

synergie dans des écosystèmes complexes. Ce processus mental, que Bateson appelle

l’esprit [mind] et qu’il voit comme une dimension intégrale de toute la nature (car il est sa

dimension d’organisation, sa forme, les patterns, lois et principes qui définissent toute son

existence), s’actualise, ou s’exprime, d’une manière esthétique : l’être naturel — pierre,

écosystème, plante, embryon, etc. — est son propre esprit, il manifeste dans sa forme même

l’intelligence de sa forme. Ainsi, pour Bateson, on ne peut penser la matière et les

processus mentaux qu’ensemble, comme un tout intégré. On comprend que cette vision

l’amenait chaque fois au-delà des limites disciplinaires, y compris au-delà de cette

séparation cartésienne entre la matière et l’esprit qui, selon lui, n’était pas plus indiquée en

science qu’ailleurs ; surtout pour les sciences du vivant, telles la biologie, l’éthologie et

l’écologie, et encore moins les sciences de l’homme, telles l’anthropologie et la

psychologie. Il a cherché à unifier cette dualité, en réunissant la nature et la pensée, le corps

et l’esprit, phénomène et noumène, dans une même vision systémique. Il cherchait « une

méta-science indivisible, intégrée, qui a pour objet le monde de l’évolution, de la pensée, de

l’adaptation, de l’embryologie et de la génétique — la science de l’ "esprit" au sens le plus

large du terme »232. Il cherchait la « structure qui relie » l’activité mentale et le monde

physique.

232 Gregory Bateson, op. cit., 16.

Page 174: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

164

Où se situe, dans le tintement d’une pièce d’argent ou dans les affres de la maladie, la frontière entre le matériel et le mental233?

Dans tout le continuum du vivant, incluant le monde dit « inerte » où le vivant

s’enracine, Bateson voyait donc de la pensée [mind] : les manifestations d’un « savoir » et

des formes de pensée partout, même là où cette pensée n’est pas consciente ou réflexive.

Or, le langage descriptif et explicatif qui prévaut en science permet d’appréhender les

structures et les systèmes de communication et de pensée dans le vivant jusqu’à un certain

point, mais ne permet pas d’appréhender les niveaux d’organisation les plus profonds, les

plus intégrés. Cette difficulté avait aussi été évoquée par Heisenberg, qui faisait état d’une

distinction entre une pensée déductive et un langage descriptif d’une part, qu’il a qualifiés

de « statiques » (et associés à la science), et une pensée / langage « dynamique » d’autre

part, dont il prend la poésie pour exemple, permettant d’appréhender la réalité autant — en

même temps — que de l’exprimer.

Dans la région de la pensée "statique", on explique — dans la mesure où le but véritable de cette forme de pensée est avant tout la clarté. Dans la région de la pensée "dynamique", on interprète ; car ce qu’on recherche ici, ce sont des relations infiniment variées, avec d’autres régions de réalité que nous puissions interpréter234.

On verra dans les paragraphes qui suivent que le mode d’expression d’une telle

pensée « dynamique » est de type métaphorique : c’est d’ailleurs pourquoi Heisenberg

mentionne la poésie. En effet, c’est la mise en parallèle de grands ensembles, comme dans

la métaphore, qui permet d’établir ces « relations infiniment variées, avec d’autres régions

de réalité », c’est-à-dire d’exprimer le mode d’intégration de ces systèmes, alors que le

langage descriptif dissèque les systèmes en isolant leurs composantes.

Or, pour Bateson, il est impossible que le monde soit formé d’entités séparées,

l’esprit [mind] qui infuse tout le vivant ne peut pas être discontinu. C’est donc une « unité »

qu’il cherchait, car il ne pouvait faire de distinction entre la forme d’une plante (ce savoir,

cet esprit qui la fait ce qu’elle est) et la substance qui la compose. La plante est un tout

233 Gregory Bateson et Mary Catherine Bateson, op. cit., 250. 234 Heisenberg, op. cit., 20.

Page 175: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

165

unifié, le vivant est un tout unifié, le monde ne peut être qu’un tout unifié. Il y a forcément

une Unité plus grande, et Bateson entreprit d’investiguer « ce savoir plus large, ce ciment

qui fait tenir ensemble […] la totalité du monde biologique dans lequel nous vivons »235,

une totalité qui en bout de ligne inclurait aussi notre expérience psychique, intellectuelle,

spirituelle, esthétique, autant que notre existence biochimique. Or, parce qu’elle est une

gestalt, un tout irréductible à la fois matériel et spirituel, l’œuvre d’art est une

représentation de cette unité, et de ce « savoir plus large », où la nature est intégrée,

irréductible, matérielle et spirituelle à la fois236. Cette « Unité sacrée » de Bateson, n’est-ce

pas la « Force ignorée » dont parle Rodin, « qui maintient les lois universelles, et qui

conserve les types des êtres »237, et à laquelle l’artiste a accès par l’art ? En fait, Bateson, de

son point de vue d’anthropologue, suggère même que l’établissement de cette unité dans

notre esprit est la fonction (anthropologique) de l’œuvre d’art238. Plus tard, il verra la même

fonction unificatrice dans la religion.

[Bateson] avait progressivement découvert que l’unité de la nature […] ne pouvait être saisie qu’à travers le type de métaphores avec lesquelles la religion nous a familiarisés — découverte qui l’avait conduit, en fait, à explorer cette dimension unificatrice de l’expérience qu’il appelait le sacré239.

En fait, les religions sont comme de formidables œuvres d’art240. Surtout, les deux

procèdent d’un même mode de conscience : intégrateur, synthétique, opérant par grandes

images métaphoriques et symboliques. Bateson a consacré les dernières années de sa vie à

une réflexion sur cette « dimension unificatrice » et ce mode de connaissance

« intégrateur » permettant de connaître la Nature comme un tout, dans sa dimension

235 Gregory Bateson, Une unité sacrée, 16. En italique dans le texte. 236 Voir son article sur l’art balinais : « Style, grâce et information dans l’art primitif »,Vers une écologie de l’esprit — 1 (Paris : Seuil, 1977), 167–194. 237 Auguste Rodin, L’art : Entretiens réunis par Paul Gsell (Paris : NRF, Gallimard, 1967), 151. Je reviens sur cette citation dans une section ultérieure. 238 Toujours dans cet article sur l’art balinais, datant de 1967 : Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit 167–194. 239 Gregory Bateson et Mary Catherine Bateson, op. cit., 14. 240 C’est du moins ce qui ressort de certains propos d’Eliade (Eliade et Rocquet, L’épreuve du labyrinthe, 156), que je reprendrai plus loin dans le présent chapitre.

Page 176: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

166

unifiée. Non seulement Bateson m’aidait à penser au-delà de cette séparation cartésienne,

mais il montrait comment l’art et le sacré en sont la synthèse même. Cette « unité » de la

nature et de l’esprit s’effectue dans le sacré241 — un sacré qui, comme celui qu’on trouve

chez Eliade, est non dogmatique et se présente comme une structure et un mode d’être de la

conscience, ce qui permet d’y inclure l’art. En effet, l’art est un outil de ce mode de

connaissance intégrateur qu’est le sacré, car il connaît sans analyser, sans disséquer, sans

fragmenter, prenant ses sujets d’emblée. La grande différence est dans la tendance

totalisante des religions, qui sont des systèmes englobant la totalité du monde et de la vie

humaine, alors que l’art demeure plus singulier dans ses objets. Il y a quelque chose du

paradigme holographique dans la façon dont l’art voit l’intégralité à partir du singulier, car

l’art ne parle pas forcément du « Tout », mais il peut prendre le fragment pour la chose,

voir le tout dans une partie, etc.

Bien sûr, Bateson n’est pas le seul scientifique à avoir posé l’ « esprit » comme

inhérent au monde des choses. Au chapitre trois, j’ai déjà mentionné le travail de Jung sur

la synchronicité, ou du physicien David Bohm, qui nous autorisent à concevoir un univers

qui n’est pas seulement extensif en termes spatio-temporels, mais qui a aussi une dimension

intérieure. Ces pensées rejoignent les conceptions déjà discutées de la pensée hermétique et

de l’alchimie : et c’est à tout un courant de pensée non cartésien — et pré-cartésien —

auquel je m’associe comme artiste : c’est-à-dire une pensée qui ne peut pas voir de

séparation ontologique solide entre le matériel et le spirituel ; qui ne peut donc pas, par

conséquent, imaginer une action ou une intervention dans la matière et l’espace-temps qui

n’aurait pas aussi une dimension dans l’esprit — ou, vice-versa, qui trouvera dans l’esprit

(au sens large de Bateson) les causes et les finalités de ce qui arrive dans la matière et

l’espace-temps, du moins le monde vivant.

4.3.3 La métaphore, mode de l’intégration

Une fois posée l’idée de ce « savoir » dans la nature, et de cette unité du monde,

Bateson voulut comprendre dans quel langage ce savoir s’exprimait ou s’actualisait ; et il

241 Bateson, Une unité sacrée.

Page 177: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

167

suggère alors que cette communication s’opère par des modes métaphoriques

(correspondances, homologies, modèles). Conséquemment, c’est aussi par la métaphore

que nous pouvons connaître la Nature en tant que tout unifié, ou organisme vivant (et non

seulement en tant que somme mécanique d’éléments séparés). Un mode métaphorique, par

opposition à un mode descriptif, illumine un sujet par la mise en miroir de deux systèmes

dont les structures et les relations internes (leur niveau esthétique) sont jugées comparables.

J’écris : « Le monde est un monastère ». Cette métaphore est une forme de pensée

synthétique : une homologie est établie entre deux systèmes complexes (« monde » et

« monastère ») et affirme que dans l’ensemble ils sont apparentés. En proposant cette

homologie, la métaphore invite à découvrir, par abduction, des caractéristiques invisibles et

structurales du premier système. Elle permet aussi de percevoir de réels systèmes là où le

langage descriptif n’aurait peut-être vu que des choses séparées sans lien entre elles, donc

sans grande signification. De plus, elle permet d’évoquer une grande complexité en

seulement quelques mots ou coups de crayon, inspirant en nous des réactions systémiques

(émotions, impressions, etc.). Elle est polysémique : « monastère » n’a pas un sens strict —

l’idée s’inscrit en des images très différentes selon les personnes. Et elle n’est pas

exclusive : en effet, Shakespeare pouvait tout aussi bien dire « le monde entier est un

théâtre », donnant ainsi à voir un tout autre niveau de sens au « monde », surtout une autre

expérience de l’être en rapport avec le monde, et cela n’invalide pas ma propre métaphore.

Finalement, parce que la métaphore ne déconstruit pas ou ne décompose pas le système

auquel elle réfère, la vision qu’elle en propose est une vision intégrée. C’est du moins l’idée

que développe Bateson, qui ne cherche pas tant à explorer toutes les complexités des

processus métaphoriques (comme les ont par exemple explorées d’autres disciplines), qu’à

montrer qu’il s’agit d’une façon non réductrice — intégrative — de décrire un système en

mettant en lumière des aspects pourtant très précis de sa structure interne.

L’œuvre d’art n’est pas une métaphore ; une telle affirmation serait trop réductrice.

Mais Bateson suggère que l’art opère à la manière d’une métaphore, selon un mode

d’expression de type métaphorique et donc intégrateur242. L’ensemble intégré des relations

242 Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit.

Page 178: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

168

internes dans l’œuvre, son organisation esthétique, agit sur l’esprit à la manière d’une

métaphore : « A painting must be a portrayal of relationships, » écrivait Emily Carr243.

La peinture donne à voir non des objets mais le lien entre les objets, comme elle s’essaie aussi à tisser un lien incorruptible entre ce que l’on sait et ce que l’on voit. Et s’il existait un rapport caché entre ces deux ordres, rapport que la peinture montrerait244?

En fait, plutôt que simplement comparer une chose avec une autre, on abstrait le

sens superficiel d’une image X pour voir les relations internes entre les éléments, et c’est la

structure de ces relations internes qui est comparable à la structure des relations internes de

quelque chose d’autre. C’est du moins l’affirmation que je fais si j’utilise une métaphore :

je dis « les relations internes qui font d’un monastère un monastère sont comparables aux

relations que je vois dans le monde ». On comprend donc que ce processus n’a besoin

minimalement que d’un « portrait de relations » (portrayal of relationships) pour

fonctionner.

For O’Keeffe, the subject’s essential form was derived from her radical simplification of shape and detail. Although her paintings of landscapes, flowers, and bones were the result of intense direct observation and familiarity with a particular locale or subject, they do not produce a sense of specificity. Rather, these images seem to be abstract symbols for nature [...] despite their frequent anatomical and geological accuracy. They transcend particular categories to become universal motifs that can be used in other contexts245.

Il s’agit donc d’un mode de connaissance synthétique (plutôt qu’analytique) et

essentiellement subjectif. Je ne décompose pas le concept du monastère, je l’utilise tel quel,

dans son état de synthèse, comme un tout intégré que je nous invite à comparer au

« monde », lui aussi comme un tout intégré.

[D]ans des textes postérieurs, Goethe insistera sur les différences entre la connaissance de l’artiste et celle du savant. Celui-ci procède par analyse : il divise la totalité en ses éléments constitutifs ; celui-là par synthèse : il saisit

243 Emily Carr, Hundreds and Thousands: The Journals of an Artist (Toronto: Irwin, 1966), 54. 244 Cauquelin, op. cit., 72. 245 Lisa Mintz Messinger, Georgia O’Keeffe (NY: Thames and Hudson, 1988), 11.

Page 179: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

169

la totalité dans une intuition globale. […] Mais il s’agit bien dans l’un et l’autre cas de connaissance246.

On peut donc dire que parce que l’œuvre d’art est un tout unifié, elle (re)présente

l’état unifié de ce à quoi elle réfère (ce dont elle est la métaphore, en quelque sorte). « Dans

la créativité l’esprit est intégré, et cette intégration est un synonyme presque parfait de ce

qu’on appelle la "beauté"247. » On a vu que, indépendamment de ce qu’elle représente ou ce

à quoi elle fait référence, l’œuvre renvoie toujours à quelque chose qui est à l’intérieur du

récepteur, quelque chose de son propre contenu intrapsychique, culturel et/ou personnel248.

Or comme l’œuvre est unifiée (on pourrait dire aussi, irréductible), que c’est un ensemble

intégré de relations, ce à quoi elle renvoie chez le spectateur (quoi que ce soit de lui-même)

lui est reflété dans une forme unifiée. C’est de cette façon qu’on peut comprendre comment

Bateson a pu voir dans l’art, comme il l’a vue dans le sacré, la possibilité d’une action

intégrative de la psyché, indépendamment du sujet de l’œuvre.

À cet égard, l’abstraction pourrait avoir un pouvoir intégrateur encore plus grand

que la représentation figurative. « Objective painting is not good painting unless it is good

in the abstract sense », disait Georgia O’Keeffe249. Je suis, moi aussi, de ceux qui voient

toutes les œuvres figuratives comme des œuvres abstraites au premier chef, et je comprends

bien, aussi, qu’on puisse voir les œuvres abstraites comme des représentations du Soi (voir

l’abstraction comme « the formal sign language of the inner kingdom »250 ou encore : « the

most definite form for the intangible thing in myself that I can only clarify in paint »251), ou

des « représentations » de choses intangibles comme des émotions, des contenus

psychiques, des forces invisibles ou naturelles.

246 Todorov, « Goethe sur l’art : Aimer Goethe? ». Goethe, op. cit., 31. 247 Bateson, Une unité sacrée, 351. 248 Voir à ce sujet du renvoi l’article de Nattiez, déjà cité. 249 Citée dans Lisa Mintz Messinger, op. cit., 42. 250 Harold Rosenberg, Barnett Newman (NY: Harry N. Abrams, 1978), 38. 251 Georgia O’Keeffe, citée par Messinger, op. cit., 42.

Page 180: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

170

Les images de synthèse révèlent elles aussi, mais d’une autre manière, ce pouvoir de

l’art de représenter le réseau unifié de relations qui sous-tend l’ordre du monde et « crée »

l’idée de la nature. En effet, comme l’explique Cauquelin, pour créer l’image de synthèse, il

faut programmer les relations mathématiques et les vecteurs des phénomènes naturels

qu’on veut synthétiser :

Si l’on donne les informations nécessaires : vitesse de croissance, articulation des branches entre elles, caractère de la floraison, proportion des éléments, on peut obtenir l’image d’un arbre en train de croître, et pour qu’une vague déferle sur le rivage, il suffit… "d’avoir un modèle mathématique qui simule la surface de la mer et les vagues. Le modèle anime des particules d’eau sur des orbites circulaires ou elliptiques". On modélise aussi la topographie du fond de l’océan ; quand à l’écume, "… elle est calculée sous la forme de particules dont le sens, la vitesse, la durée sont fournis par le modèle de surface"252.

Avant que la science ne formalise ces algorithmes, l’art les induisait

mentalement253 : il induisait intuitivement les caractéristiques fondamentales, les structures

sous-jacentes, qui font que les choses nous apparaissent comme elles sont, et surtout,

qu’elles sont telles qu’elles nous apparaissent. Cette notion qu’on peut arriver à un paysage

de synthèse par l’abstraction et la modélisation des composantes algorithmiques de

paysages naturels s’appliquerait aussi pour expliquer comment j’ai pu voir des paysages

dans les Quatuors — et même, comme je l’ai précisé, des paysages au sens « figuratif » du

terme.

4.4 L’art et le sacré : une solidarité épistémique

4.4.1 Des modes de conscience comparables

Partis de l’abstraction des éléments plastiques en passant par les combinaisons qui en font des êtres concrets ou des choses abstraites tels les

252 Cauquelin, op. cit., 165–166. Les citations sont de J.L. Weissberg, « Sous les vagues, la plage », Paysages virtuels (Ed. Dis-voir, 1988), 53. 253 Cette convergence de l’art et de la science rappelle l’invention de la perspective, il y a 6 siècles.

Page 181: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

171

chiffres ou les lettres, nous aboutissons à un cosmos plastique offrant de telles ressemblances avec la Grande Création qu’il ne faut plus qu’un souffle pour que l’essence de la religion s’actualise254.

En poursuivant la pensée de Bateson, on peut comprendre ce qui rapproche la

religion de l’art comme deux modes de connaissance apparentés, dans le même niveau de

réalité : parce qu’un système religieux a une forme, un contenu symbolique, qu’il se veut

une représentation des relations et des structures sous-jacentes du monde (c’est-à-dire la

dimension invisible) et qu’il intègre le ressenti, l’irrationnel et l’indicible, on peut dire

qu’une religion est une sorte d’œuvre d’art aux dimensions cosmiques. C’est du moins une

idée qu’Eliade n’aurait pas disputée : « Les religions, pour [lui], sont des œuvres

admirables, pleines de sens et de valeur : tout autant que L’Odyssée, ou La Divine Comédie,

ou l’œuvre de Shakespeare », écrit Rocquet, son interlocuteur dans L’épreuve du

labyrinthe255. C’est que le sacré, qui est le mode de conscience dont les religions sont les

produits, est très semblable, voire le même, que le mode de conscience qui préside à la

création des œuvres d’art.

Il n’est pas difficile de montrer que les arts, mythes et rituels des cultures archaïques

étaient liés au sacré : ils étaient, de fait, les pratiques et les comportements par lesquels le

sacré était manifesté dans le monde et les sociétés. « L’autonomie de la danse, de la poésie,

des arts plastiques est une découverte récente », dit Eliade. « À l’origine, tous ces mondes

imaginaires avaient une valeur et une fonction religieuses256. » Mais les sociétés et les

cultures se complexifiant, les différents domaines de la connaissance humaine (science,

technologie, philosophie, théologie, religion, art, littérature, etc.) se sont distingués les uns

des autres et aujourd’hui, la religion et l’art sont des sphères séparées. Dégager une

solidarité épistémique qui pourrait lier le sacré et l’art moderne ou contemporain semble

donc plus difficile, d’autant plus que les artistes eux-mêmes sont souvent de virulents

opposants de l’Église et de la religion. On pourrait même, au contraire, voir l’histoire de

l’art occidental comme l’histoire de l’affranchissement de l’art : ce processus résolu par

254 Klee, Théorie de l’art moderne (Paris : Denoël, 1985), 39. 255 Eliade et Rocquet, op. cit., 156. 256 Ibid., 158–159.

Page 182: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

172

lequel l’art s’est affranchi non seulement de la religion, mais de toute association avec

quelque institution ou fonction politique pour devenir autonome, voué à rien d’autre qu’à

lui-même. Mais dans cette séparation même, cette quête d’une existence absolue,

l’homologie transparaît encore : l’art, disait Mondrian, est « une fin en soi, comme la

religion »257.

J’ai remarqué à quelques reprises déjà le fait que tant artistes aient utilisé le

vocabulaire du sacré pour parler de l’art, et je soutiens que l’utilisation de ce vocabulaire

n’est pas fortuite. Mais plutôt que de suggérer que l’art pourrait être une catégorie du sacré,

on a l’impression que plusieurs artistes ont, au contraire, subsumé le sacré dans l’art, allant

même jusqu’à suggérer que l’art pouvait mieux encore prétendre au sacré que la religion

elle-même.

L’art […] est une puissance dont le but doit être de développer et d’affiner l’âme humaine. C’est le seul langage qui parle à l’âme et le seul qu’elle puisse entendre. Elle y trouve, sous l’unique forme qui soit assimilable pour elle, le Pain Quotidien dont elle a besoin258.

Eliade disait : « Il faut dire qu’au début tout univers imaginaire était […] un univers

religieux.259 ». Mais on sera d’accord qu’aujourd’hui, on peut encore mieux dire l’inverse,

c’est-à-dire que tout univers religieux est un univers imaginaire. C’est comme si du fait

qu’il soit une pratique de création de sens, mais non voué à l’instauration d’un sens précis

(contrairement aux religions, qui présentent des Weltanschauung toutes formées), parce que

son sens est ouvert et qu’il peut même être abstrait, l’art serait en quelque sorte antérieur à

la religion — il s’apparenterait davantage à la manière dont les religions sont créées, au

mode de conscience qui les génère, c’est-à-dire cette capacité de voir des sens et un esprit

dans l’arrière-plan invisible de la nature et du monde :

L’art, c’est la contemplation. C’est le plaisir de l’esprit qui pénètre la nature et qui y devine l’esprit dont elle est elle-même animée. C’est la joie de l’intelligence qui voit clair dans l’univers et qui le recrée en l’illuminant de

257 Piet Mondrian The New Art — the New Life (Boston: G.K. Hall & Co., 1986), 42. Italique ajouté. 258 Wassily Kandinsky, op. cit., 172. En italique dans le texte. 259 Eliade et Rocquet, op. cit., 158–159.

Page 183: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

173

conscience. L’art, c’est la plus sublime mission de l’homme puisque c’est l’exercice de la pensée qui cherche à comprendre le monde et à le faire comprendre260.

Dans les sections qui suivent, je montrerai comment les descriptions que fait Eliade

de certaines caractéristiques d’un monde sacralisé s’appliquent aussi à l’art, dans le faire de

la sacralisation. En réalité, ce qu’on peut rapprocher, c’est le sacré et l’art en tant que

modes d’être et de conscience — et je dirais, en tant que poïétiques. Le sacré est le mode

d’être ou de conscience qui amène à l’élaboration de religions, comme l’art est le mode qui

amène à la création des œuvres d’art : selon Eliade, il s’agit du même mode. Ce que j’ai

trouvé, moi, c’est qu’il était possible d’étudier l’un à travers l’autre : dans les sections qui

suivent, je regarderai respectivement la dynamique hiérophanique, l’espace-temps sacré /

artistique et la vision de « surnature ».

4.4.2 L’œuvre comme hiérophanie

Selon Eliade, l’homme religieux ne croit pas au sacré parce qu’il en aurait

conjecturé l’existence, mais parce qu’il le voit ou le ressent : il « voit » quelque chose de

« tout autre » se manifester au milieu de son existence ordinaire. Dans le tissu plus ou

moins continu de l’espace-temps ordinaire, soudain quelque chose prend un sens différent ;

soudain quelque chose vibre, se détache du reste et nous semble investi d’une aura

particulière : on est en présence d’une « manifestation de quelque chose de "tout autre",

d’une réalité qui n’appartient pas à notre monde, dans des objets qui font partie intégrante

de notre monde "naturel", "profane" »261. Comparons cette idée à celle de Kandinsky :

Thus, next to the "real" world, art puts a new world that in its externals has nothing to do with reality. Internally, however, it is subject to the general laws of the "cosmic world." Thus a new "world of art" is placed next to the "world of nature" […] a world that is just as real262.

260 Auguste Rodin, op. cit., 6. 261 Eliade, Le sacré et le profane, 17. 262 Cité par John Golding, Paths to the Absolute: Mondrian, Malevich, Kandinsky, Pollock, Newman, Rothko, Still (Princeton University Press, 2000), 112.

Page 184: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

174

Eliade a appelé « hiérophanie »263 toute manifestation par laquelle le sacré fait

irruption dans le monde réel à travers un objet ou un événement. Il y a trois conditions

d’une hiérophanie : 1) l’objet naturel (pierre, arbre…) continue à se situer dans son

contexte normal ; 2) la réalité invisible donne un autre caractère à l’objet ; et 3) le

médiateur est l’objet naturel revêtu des nouvelles dimensions de la sacralité264. Marcel

Duchamp a bien montré — quoique un peu par l’absurde — une opération semblable dans

l’art : en signant et exposant des objets ordinaires dans une galerie d’art, ses « ready-

made », Duchamp montrait que le fait même de les mettre dans un espace artistique et de

les traiter comme des objets d’art les rendait « artistiques » et leur conférait une

signification « tout autre » que celle qu’ils avaient avant. La signification ainsi acquise par

l’objet est une signification artistique, ce qui aussi suggère que le sens produit dans l’œuvre

d’art n’est pas de la même nature que celui produit dans la réalité ordinaire. Ad Reinhardt a

parlé de cette « signification artistique » en ces termes :

The one meaning in art-as-art, past or present, is art meaning. When an art object is separated from its original time and place and use and is moved into the art museum, it gets emptied and purified of all its meanings except one. A religious object that becomes a work of art in an art museum loses all its religious meanings. No one […] goes to an art museum to worship anything but art, or to learn about anything else265.

Ainsi l’objet, même lorsqu’il continue à être localisé dans la réalité ordinaire, se met

à appartenir à un autre monde, celui de l’art, il est désormais d’une autre nature et change

de connotation ; quelque chose d’autre se manifeste à travers lui.

On n’insistera jamais assez sur le paradoxe que constitue toute hiérophanie, même la plus élémentaire. En manifestant le sacré, un objet quelconque devient autre chose, sans cesser d’être lui-même, car il continue de participer à son milieu cosmique environnant. Une pierre sacrée reste une pierre ; apparemment […] rien ne la distingue de toutes les autres pierres.

263 Littéralement : « apparition du sacré ». Ίερός « sacré, saint, auguste » et φάινω « rendre visible ». Bailly, op. cit. 264 Ralph Stehly, « Hiérophanies, théophanies, territoire sacré, temps sacré ». Le Monde des religions [en ligne.] http://stehly.chez-alice.fr/personne.htm (consulté le 2 octobre 2008) 265 Ad Reinhardt, Art-as-Art: The selected writings of Ad Reinhardt (University of California Press, 1991), 121.

Page 185: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

175

Pour ceux auxquels une pierre se révèle sacrée, sa réalité immédiate se transmue au contraire en réalité surnaturelle266.

Ce que Reinhardt décrivait (que j’ai mis en parallèle avec l’explication d’Eliade) est

un événement, une transformation qu’on pourrait presque dire ontologique : un objet

change de sens, change de nature, et devient porteur, ou marqueur, d’une présence

transcendante. Par cet objet transfiguré, le numineux ou « l’art » sont présents, comme

insérés au cœur du monde ordinaire, qui est alors interrompu. Ceci correspond bien à la

définition d’une hiérophanie, événement « signifiant » s’il en est, dans tous les sens du

terme : événement d’importance ; événement porteur de sens, symbole et métaphore ; et

finalement, événement qui fait signe, qui attire notre attention sur une présence invisible,

présence autre, ou Présence tout court (absolue). Il n’est pas question de dire que toute

forme de symbolisation est une sacralisation, ni de sacraliser l’œuvre d’art, ni de dire que

son mode d’être serait devenu absolu. Il s’agit plutôt de mettre en parallèle des opérations

advenues dans la conscience, et le type de comportement qui effectue de telles opérations

de transformation : le comportement d’accorder à certaines choses, certains lieux, temps,

gestes ou activités, des significations les reliant à une autre dimension de sens, ce qui fut la

démonstration de Duchamp avec ses ready-made267. Ce comportement procède de cette

même mentalité religieuse décrite par Eliade.

« Le sacré se manifeste toujours comme une réalité d’un tout autre ordre que les

réalités "naturelles" », précise Eliade, sans se prononcer plus spécifiquement sur la nature

de ce « tout autre » qui arrive dans le monde par l’intermédiaire de l’objet ou de

l’événement hiérophanique. Il évoque « l’incapacité humaine d’exprimer le ganz

andere »268 par le langage naturel. Fidèle à sa compréhension du sacré comme un mode de

la conscience, comme une manière d’être, il définit le sacré par les sentiments qu’il

évoque (sentiment d’être, de signifiance, de vérité, sentiment de mystère, de puissance

266 Eliade, Le sacré et le profane, 18. En italique dans le texte. 267 Gérard Genette cite « la définition classique [du ready-made] donnée dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme (1938) : "objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste". » L’œuvre de l’art : 1. Immanence et transcendance (Paris : Éditions du Seuil, 1994), 155 n3. 268 Ibid. « Ganz andere » : terme allemand signifiant « tout autre », qu’Eliade a emprunté à R. Otto.

Page 186: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

176

absolue, d’effroi, etc.), c’est-à-dire l’expérience existentielle qu’il nous fait vivre. Ceci est

important pour moi, car ce qui se manifeste à travers l’œuvre d’art n’est pas a priori

« divin », ni même transcendant. Dans bien des cas, ce n’est même pas un sens extérieur

qui vient s’inscrire à travers l’œuvre, mais un sens premier qui est réaffirmé : l’œuvre crée

une boucle avec l’objet qu’elle représente ; sorte de réaffirmation ontologique de l’essence

de cette chose, ce « double » mystérieux (l’expression est de Todorov) dont je parlerai plus

tard. Je pense par exemple aux objets massifs de Serra, qui invoquent la présence de la

pesanteur269, ou la pure présence du noir et de la lumière chez Soulages, ou de la substance

en tant qu’elle-même chez Beuys. Parfois dans les œuvres abstraites, il n’y a même pas

d’objet : l’œuvre n’affirme rien d’autre qu’elle-même, comme cette notion d’ « art-as-art »

chez Reinhardt, ou lorsque Varèse dit : « ma musique ne peut, je crois, exprimer autre

chose qu’elle-même »270. Plutôt, alors, que de signifier « autre chose », un « tout autre »

transcendant, on voit l’œuvre réinscrire l’objet sur lui-même dans une forme de réflexivité :

il reste lui-même, mais son mode d’être est altéré (augmenté) et sa signification intensifiée.

On comprend alors que lorsque cet « objet » est le Soi (comme on verra bientôt chez

Newman271) ou l’art lui-même (Reinhardt et Varèse, ci haut), une telle opération de

réinscription ontologique est une opération existentielle d’une grande valeur — comme les

hiérophanies, en général. Je reviendrai d’ailleurs sur ce sujet un peu plus loin.

4.4.3 L’espace–temps artistique

Dépendamment des médiums qu’elles mettent en œuvre, les œuvres d’art in/forment

le temps ou l’espace. Comme l’explique bien Gérard Genette dans L’œuvre de l’art, l’art

œuvre sur l’espace ou sur le temps, sur la matière, les sons, le corps ou le concept, et il

existe en tant qu’art dans ces dimensions que l’artiste a intentionnellement mises en forme

(in/formées). En effet, on peut dire qu’une peinture agit sur l’espace mais pas sur la durée :

elle persiste dans le temps, dira Genette272, mais elle n’a pas une durée signifiante parce

269 Richard Serra, Writings Interviews (The University of Chicago Press, 1994). 270 Cité par Jean-Jacques Nattiez, MUSIQUES, 265. 271 Section 4.5.3. 272 Gérard Genette, op. cit.

Page 187: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

177

que le peintre n’a pas intentionnellement in/formé cette durée ; à l’inverse, si la musique

existe effectivement dans un espace, celui-ci ne fait pas (sauf exception) partie de la

signification de la musique : c’est plutôt le temps (la durée) qui est rendu signifiant par le

compositeur. Le théâtre et la danse, les performances en général, existent, elles, autant dans

un espace que dans une durée. Autrement dit, seuls les éléments qui ont été organisés par

l’artiste appartiennent à l’œuvre en tant que telle : Genette appelle « propriétés

constitutives »273 les propriétés de l’objet qui le font objet d’art — c’est-à-dire ces

propriétés qui ont été intentionnellement organisées par l’artiste —, versus les « propriétés

contingentes » ou « de manifestation », qui sont ses propriétés de simple objet sur

lesquelles l’artiste n’est pas intervenu. Ainsi, dans le cas d’une œuvre opérant dans l’espace

(peinture, sculpture, performance, etc.), l’espace de l’œuvre, découpé à même l’espace

ordinaire, est un plan ou un volume intégralement organisé. Il existe donc un « espace

artistique » particulier, découpé et qualifié à même l’espace ordinaire, et un « temps

artistique » différent du temps ordinaire. Voyons maintenant comment Eliade voit l’espace

et le temps sacrés :

Pour l’homme religieux, l’espace n’est pas homogène ; il présente des ruptures, des cassures : il y a des portions d’espace qualitativement différentes des autres. […] Il y a donc un espace sacré, et par conséquent "fort", significatif, et il y a d’autres espaces, non-consacrés et partant sans structure ni consistance, pour tout dire : amorphes274.

Ce qu’Eliade dit ici de l’espace (qu’il « n’est pas homogène »), il le dit aussi du

temps : « Pas plus que l’espace, le Temps n’est, pour l’homme religieux, homogène ni

continu »275. Ces brèches dans l’homogénéité de l’espace et du temps ordinaires résultent

d’un processus de qualification de l’espace et du temps. On retrouve une opération

similaire, de qualification, dans l’organisation de l’espace et du temps artistiques. L’œuvre

d’art ouvre une dimension spatiotemporelle autre — qualitativement différente — à même

le contexte ambiant, opérant ainsi une rupture de l’espace ordinaire. Le cadre et les espaces

« consacrés » à l’art — scène, salle de concert, musée — apparaissent comme des solutions

273 Ibid., 93, 100. 274 Eliade, Le sacré et le profane, 25. En italique dans le texte. 275 Ibid., 63.

Page 188: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

178

de continuité de la même manière que le parvis des églises, marquant le fait que l’espace

artistique est « tout autre ».

L’espace dans lequel se déploient les œuvres visuelles n’est pas de même nature que l’espace externe […]. C’est un espace linguistique, proprement symbolique, relevant de la fonction de la représentation dans le psychisme humain, et destiné à satisfaire des besoins tout à fait différents de ceux auxquels répond l’action pragmatique276.

Comme le fait le temple religieux pour le sacré, les lieux de l’art (galerie, salle de

concert, théâtre, etc.) définissent un espace distinct dans lequel opéreront un système de

sens et une logique, voire même une géométrie, différentes de celle de la rue277. Dans ce

nouvel espace, se produira cet effet de « révélation d’une réalité absolue » qui caractérise

par ailleurs l’espace sacré278. Le temps sacré n’est pas non plus inscrit dans la continuité du

temps ordinaire : en fait, il interrompt le temps ordinaire. Contrairement au temps profane,

qui n’est que durée linéaire, le temps sacré fonctionne comme un « espace de temps » qui

s’ouvre au début de la cérémonie, par les rites appropriés, et se referme à la fin. Il en va de

même pour le temps théâtral, qui est rouvert puis refermé chaque fois qu’on joue la pièce ;

tout comme pour une pièce musicale, une chorégraphie ou un film. Et tous ont des façons,

quasi rituelles, de marquer à quel moment le temps artistique commence et se termine :

l’ouverture du rideau, les changements d’éclairage, les applaudissements, le générique, etc.,

toutes ces conventions fonctionnent comme le cadre pour une peinture — marquant la

séparation entre le temps de l’œuvre et le temps ordinaire.

Eliade explique de plus que « le Temps sacré est par sa nature même réversible », il

est « indéfiniment récupérable, indéfiniment répétable »279. Or, l’œuvre aussi vit dans un

276 Fernande Saint-Martin, La théorie de la Gestalt et l’art visuel (Québec : Presses de l’Université du Québec, 1990), 136–137. 277 « De même que le temps liturgique diffère du temps profane — celui de la chronologie et de nos emplois du temps —, le temps théâtral est une « sortie » hors du temps ordinaire. La musique aussi, d’ailleurs […] nous fait parfois sortir du temps quotidien. Cette expérience, chacun l’a faite, et par là, elle peut aider l’esprit le plus « profane » à comprendre le temps sacré, le temps liturgique. » Eliade et Rocquet, op. cit., 121. 278 « Il n’y a pas seulement rupture dans l’homogénéité de l’espace, mais aussi révélation d’une réalité absolue, qui s’oppose à la non-réalité de l’immense étendue environnante. » Eliade, Le sacré et le profane, 26. 279 Eliade, Le sacré et le profane, 63.

Page 189: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

179

temps « autre » : elle ne change pas, elle ne vieillit pas, car elle existe dans un temps absolu

— ou virtuel — en attendant d’être re/créée dans la réalité du monde ordinaire ; après quoi

elle retournera dans son temps absolu280, jusqu’à sa prochaine représentation ou exécution.

Une représentation, c'est le moment où l'on montre quelque chose qui appartient au passé, quelque chose qui a existé autrefois et qui doit exister maintenant. Car une "représentation" n’est pas imitation ou description d’un événement passé : la représentation est hors du temps. Elle abolit toute différence entre hier et aujourd’hui. Elle prend ce qui s’est passé hier et le fait revivre aujourd’hui sous tous ses aspects, y compris la spontanéité281.

Cela vaut pour les œuvres qui ont une durée : les performances (musicales,

théâtrales, danse, etc.), le cinéma, etc. Leur temps est incompressible, ou irréductible : tout

comme on ne peut fractionner l’espace des œuvres plastiques, on ne peut raccourcir ni

étirer, ni résumer, le temps des performances.

Je peux choisir de contempler la Vue de Delft pendant une heure ou une minute, mais je ne choisis pas le temps pendant lequel j’assisterai à la totalité d’une représentation de Parsifal ou d’un nô japonais : si je quitte la salle au bout d’une heure, je n’aurai pas vraiment "écouté Parsifal pendant une heure" comme on regarde la Vue de Delft pendant une heure, j’aurai simplement écouté (et regardé) une heure de Parsifal. La durée d’une performance (et de n’importe quel événement) n’est pas, comme celle des objets matériels, une durée de persistance, mais une durée de procès, qui ne peut être fractionnée sans atteinte […] à l’événement lui-même. C’est évidemment en ce sens que les œuvres de performance sont des objets "temporels", dont la durée de procès participe à l’identité spécifique, des objets qu’on ne peut éprouver que dans cette durée de procès […]. Ce ne sont certes pas des objets "plus temporels" que les choses, mais des objets dont la temporalité est différente, et — comment dire ? — plus intimement liée à leur manifestation282.

Comme l’univers qui déploie lui-même l’espace-temps dans lequel il existe, l’art

ouvre lui-même l’espace-temps qu’il prend. Et c’est dans ce sens qu’on peut considérer cet

280 « Absolu : [Dans le domaine de la pensée relig. ou profane, de l’art, de l’expr. litt., etc.] Dont l’existence ou la réalisation ou la valeur est indépendante de toute condition de temps, d’espace, de connaissance, etc. Anton. relatif ». ATILF, Le Trésor de la Langue Française informatisé [en ligne]. http://atilf.atilf.fr/ (consulté le 5 novembre 2008). 281 Peter Brook, L’Espace vide: Écrits sur le théâtre (Paris : Éditions du Seuil, 1977), 181. 282 Gérard Genette, op. cit., 73.

Page 190: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

180

espace-temps — et conséquemment la réalité même de l’œuvre — comme « absolu », du

fait qu’il ne s’instaure pas en relation avec le temps et l’espace ordinaires, mais plutôt en

distinction de la réalité ordinaire ; sa réalité est générée d’elle-même, en quelque sorte. Ces

modifications de l’espace et du temps se produisent selon un même schéma que celui qui

sacralise des espaces et des temps, selon Eliade. Or on voit qu’il s’agit essentiellement, au

bout du compte, de modifications de la conscience : modifications apportées par l’intention

(de l’artiste, de l’officiant) ou l’attention (du récepteur, du croyant)283. Je reviendrai plus

loin sur ces notions importantes d’intention et d’attention, car elles mettent en évidence la

question de la conscience dans le mode d’être de type « sacré », particulièrement le fait que

ce mode d’être est essentiellement un mode de la conscience, comme l’a déjà établi Eliade.

4.4.4 La surnature ou l’invisible

« L’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible », dit Paul Klee284. Et Rosenberg

rapporte de son côté : « The issue for Newman was to "see" with the whole of oneself a

totality that was invisible »285. Les sens profonds et cachés que nous croyons lire dans la

nature, les réflexions de notre être que nous croyons y apercevoir, cette manière de croire

avoir accès à un invisible sur lequel le réel est adossé, ou de voir dans la nature une essence

ou une signifiance sous-jacentes : cette « mentalité » de l’invisible appartient, encore ici, au

mode sacré. Mais cette fois, c’est Rodin qui le dit :

[L]a religion est […] le sentiment de tout ce qui est inexpliqué et sans doute inexplicable dans le monde. C’est l’adoration de la Force ignorée qui maintient les lois universelles, et qui conserve les types des êtres ; c’est le soupçon de tout ce qui dans la Nature ne tombe pas sous nos sens, de tout l’immense domaine des choses que ni les yeux de notre corps ni même ceux de notre esprit ne sont capables de voir ; c’est encore l’élan de notre conscience vers l’infini, l’éternité, vers la science et l’amour sans limites, promesses peut-être illusoires, mais qui, dès cette vie, font palpiter notre pensée comme si elle se sentait des ailes.

283 Ce que Genette appelle la « fonction esthétique intentionnelle », et « l’attention aspectuelle », op. cit., respectivement p. 10 et p. 16. 284 Paul Klee, op. cit., 34. 285 Harold Rosenberg, op. cit., 67.

Page 191: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

181

En ce sens-là, je suis religieux. […]

Les vrais artistes sont, en somme, les plus religieux des mortels […]. Les lignes et les nuances ne sont pour nous que les signes de réalités cachées. Au-delà des surfaces, nos regards plongent jusqu’à l’esprit, et quand ensuite nous reproduisons des contours, nous les enrichissons du contenu spirituel qu’ils enveloppent.

L’artiste digne de ce nom doit exprimer toute la vérité de la Nature, non point seulement la vérité du dehors, mais aussi, mais surtout celle du dedans286.

Cet « immense domaine des choses que ni les yeux de notre corps ni même ceux de

notre esprit ne sont capables de voir », cette « vérité de la Nature, non point seulement la

vérité du dehors, mais aussi, mais surtout celle du dedans », Eliade en parle comme de la

« Surnature », c’est-à-dire une immense dimension de sens derrière la nature ordinaire —

une dimension intégrante, baignée par l’esprit, unifiant le monde dans lequel nous vivons.

Il ne faut pas oublier que, pour l’homme religieux, le "surnaturel" est indissolublement lié au "naturel", que la Nature exprime toujours quelque chose qui la transcende. Comme nous l’avons dit : si une pierre sacrée est vénérée, c’est qu’elle est sacrée, et non parce qu’elle est pierre ; c’est la sacralité manifestée à travers le mode d’être de la pierre qui révèle sa véritable essence. […] c’est la "surnature" qui se laisse saisir par l’homme religieux à travers les aspects "naturels" du Monde287.

Les deux modes d’être de la conscience que sont le mode sacré et le mode profane

génèrent donc deux types de rapports à la nature, l’un relationnel et l’autre objectivant.

L’humain religieux voit au-delà de la nature ; il voit une « surnature » là où la conscience

profane ne voit qu’une « nature », c’est-à-dire des objets naturels et des êtres vivants qui ne

sont rien d’autre, ou rien de plus, que ce qu’ils apparaissent dans leur relation ordinaire

avec nous.

Pour ces artistes qui ont parlé de l’invisible (les Klee, Rodin, Newman, Borduas,

etc.), la situation est un peu différente : quoique la « nature » ne se présente toujours pas

286 Auguste Rodin, op. cit., 151–152. 287 Eliade, Le sacré et le profane, 102. En italique dans le texte.

Page 192: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

182

comme une réalité scientifique, elle n’existe pas forcément sur un plan religieux non plus.

Si homo religiosus primitif a pu concevoir la nature comme étant l’œuvre d’une puissance

divine, l’artiste du 20e siècle a convenu que la « nature » que nous concevons n’existe que

dans l’imaginaire de la culture. Plus encore, cette Nature est une invention de la culture, et

très particulièrement une création de l’art.

Force est d’admettre que c’est un tissage d’éléments hétéroclites qui gouverne la sensibilité d’une époque à tel ou tel aspect de la "Nature". Force est d’admettre aussi l’importance de l’art dans cette fabrication288.

Mais il n’y a pas de conflit entre la Nature enchantée appréhendée dans le mode

sacré et la nature comme construction imaginaire ; dans les deux cas il s’agit d’une

« surnature » au sens où l’entend Eliade, c’est-à-dire une nature investie d’imaginaire,

existant (ou « n’existant que ») dans la conscience. Autant l’homme religieux que l’artiste

ne peuvent voir la nature comme la voit le scientifique : enchantée et complice ou désertée

et hostile, elle n’est jamais dépourvue de sens, elle n’est jamais que matière — elle s’anime

à notre présence à elle. C’est précisément la Nature baignée d’une dimension de sens

qu’Eliade considère comme la Surnature, et que Bateson considère comme le Sacré. C’est

aussi la Nature qu’on retrouve dans l’art : une nature imbue d’elle-même, vibrante de

chiffres, de symboles et de présences ; la « nature intérieure », celle des sens qu’on lui

prête, celle qui manifeste l’esprit visible, la nature dans l’esprit… la nature imaginée.

4.5 L’imaginaire et la conscience

4.5.1 Le statut de l’imaginaire

Les constructions imaginaires ne sont-elles que des apparitions arbitraires au gré des

flux neuronaux, ou l’imaginaire est-il un mode d’accès à un certain niveau de vérité ? D’un

point de vue philosophique, il m’intéresserait de savoir si un Soi transcendant à l’intérieur

de moi a accès à ce fonds collectif et archaïque des structures de l’Imaginaire dont parle

288 Cauquelin, op. cit., 81.

Page 193: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

183

Durand289, ou si tout ce que je crée est ma propre invention singulière sous la seule

influence de ma culture. Mais c’est une question qui par son aspect métaphysique dépasse

la recherche présente ; je me contenterai de savoir, ici, que notre psyché opère depuis cet

imaginaire, et qu’il y a un certain état de la conscience qui nous amène à voir le monde

comme réverbérant d’homologies, rempli de présence et de sens, et qui inspire les

sentiments qui nous étreignent devant l’infini, l’horreur, la nature, ou les petites choses.

Nos sentiments sont informés par ces connexions, ces liens établis par notre faculté

d’imagination. Ce que disent respectivement Bateson et Eliade, c’est que sans cette

dimension unificatrice et signifiante où l’on comprend et entend les résonances entre les

choses, les êtres et les mondes, le monde n’a pas de sens.

À vrai dire, il n’y a plus de "Monde", mais seulement des fragments d’un univers brisé, masse amorphe d’une infinité de "lieux" plus ou moins neutres où l’homme se meut, commandé par les obligations de toute existence intégrée dans une société industrielle290.

Comme on l’a vu au chapitre trois, je travaille sans problème avec la notion de

l’homologie entre les mondes et le postulat hermétiste (« ce qui est en bas est comme ce qui

est en haut… »). Mais je me trouve tout aussi à l’aise avec l’idée poststructuraliste qui dit

qu’aucun monde « naturel » ne peut être connu pour lui-même, que toutes nos conceptions,

nos images et nos concepts sont déterminés par le langage et la culture, qu’ils sont (ou « ne

sont que ») de purs construits. Pour moi, les deux idées ne s’opposent pas autant qu’elles

paraissent : elles reposent sur des compréhensions métaphysiques différentes du statut

ontologique de l’imaginaire, mais il n’est pas nécessaire de prendre une position ou l’autre

pour créer des œuvres ouvertes, capables d’évoquer en nous des sens complexes,

intégrateurs, capables d’enrichir la vie de l’esprit.

Que l’on croit que l’univers est signifiant en lui-même ou qu’on l’imagine être

signifiant, le sentiment d’être réel dans un monde de sens est un état de conscience

particulier. C’est en fait l’une de nos expériences les plus profondes, une expérience qu’on

ne peut ni objectiver ni prouver, mais qui infuse les littératures, les religions et les

289 Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’Imaginaire. 290 Eliade, Le sacré et le profane, 27.

Page 194: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

184

mystiques, les arts, la poésie, les mythes, le cinéma. Le sens du monde n’est peut-être pas

objectif, il varie dans ses spécificités et peut-être même dans son essence, mais il suffit pour

moi de savoir qu’il existe à l’intérieur de nous, et particulièrement, qu’il existe sous une

forme esthétique — plutôt que comme une simple notion rationnelle. Ce sens n’est pas

déduit, il émerge plutôt de / dans l’intimité de notre relation au monde ; il est le produit de

la résonance entre nous et le monde, comme une harmonique. Or, peut-être vaut-il la peine

de rappeler l’association toute particulière entre l’art et l’imaginaire ; au point où dans la

culture occidentale contemporaine, l’art pourrait être posé comme la pratique

paradigmatique de l’imaginaire. Quelle que soit la raison pour laquelle la fonction

imaginaire est si centrale dans la vie humaine, il reste qu’une grande part des pratiques

humaines concerne son instauration : on a vu le sacré (à travers l’ensemble des pratiques

religieuses, rituelles et chamaniques) et l’alchimie, notamment, on peut aussi penser à la

poésie et aux littératures, à la fiction en général et à l’imagination active (dans l’école

jungienne)… l’art partage le côté irréductible et « tout autre » du sacré, l’aspect

« inséparablement opératif et méditatif » (Bonardel) de l’alchimie, et il accompagne

l’humanité depuis les tout débuts. Son point zéro se trouve dans les « sources

primordiales » auxquelles Eliade voulait remonter. Les « sources de la religion, de l’art, de

la métaphysique »291 ne seraient-elles pas, tout simplement, cet Imaginaire qui s’agrandit,

se construit et se complexifie à mesure que nous l’explorons ?

4.5.2 Créer du sens

L’art est le médiateur de l’indicible292.

J’ai à l’esprit une affirmation que j’ai entendue souvent de la part de collègues

artistes, et que j’ai moi-même défendue293, à l’effet que la fonction de l’art est de créer du

sens ; c’est-à-dire qu’il agit matériellement pour créer un sens immatériel. Dès les années

291 Eliade et Rocquet, L’épreuve du labyrinthe, 184. 292 Goethe, op. cit., Introduction de Tzvetan Todorov, 50. 293 Danielle Boutet, « Territoires préhistoriques », ESSE : Arts + Opinions (No 43, 2002), 10–15.

Page 195: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

185

1950, Susanne K. Langer analysait l’œuvre d’art comme une « forme signifiante »294, et

dans les milieux anglo-saxons, j’ai souvent entendu l’expression « the artist as meaning

maker ». J’ai toujours compris cette affirmation comme une réponse à l’idée qui avait

dominé l’art précédemment, à l’effet que sa fonction était de créer de la beauté : créer du

sens est une notion plus large, moins connotée, offrant un plus grand espace de liberté.

Mais on l’a vu, l’œuvre d’art n’est pas un objet sémantique comme la parole ou l’écrit : si

l’œuvre « signifie » bel et bien, à la manière d’un symbole, la transmission de sa

signification demeure approximative. Alors si on voulait vraiment « créer du sens »,

pourquoi privilégier une pratique où le sens est incontrôlable, et si difficile à transmettre

avec quelque degré de précision que ce soit ? Est-ce simplement parce qu’il s’agit d’un sens

indicible autrement, de cet « invisible » que Klee évoquait souvent, ou peut-être ce « sens

obtus » dont parle Roland Barthes295 ? Que l’art exprime des réalités autrement

inexprimables, c’est déjà quelque chose, mais je crois aussi qu’il faut chercher une autre

dimension à l’expression « créer du sens » et peut-être, la comprendre dans le sens de

ce troisième niveau de réalité, les « facultés créatrices », celui où la connaissance est créée

au fur et à mesure par la personne qui connaît.

Lorsqu’on parle de « sens » dans l’œuvre d’art, on parle d’un sens qui émerge

comme un tout, irréductible comme une sorte de gestalt, sur des modes qui s’apparentent à

la métaphore, au sens où Bateson la définit. Il y a « sens », donc, mais celui-ci est ouvert et

varie d’une réception à l’autre. Il en résulte une sorte d’expérience de signifiance, plutôt

que le genre de compréhension qui émerge d’un texte ordinaire. C’est dans l’être intime du

récepteur que le sens se crée : son propre contenu intrapsychique est mis en état de création.

Mes tableaux sont des objets poétiques capables de recevoir ce que chacun est prêt à y investir à partir de l’ensemble de formes et de couleurs qui lui est proposé. […] Ma peinture est un espace de questionnement et de méditation où les sens qu’on lui prête peuvent venir se faire et se défaire296.

294 Susanne K.Langer, Feeling and Form (NY: Charles Scribner’s Sons, 1953). Cette idée de « significant form » est aussi associée au critique anglais Clive Bell. 295 Roland Barthes, L’obvie et l’obtus (Paris : Seuil, 1982). 296 Soulages, op. cit., 15.

Page 196: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

186

Ainsi — et je retrouve ici la thèse de Jauss, déjà discutée au chapitre un — le sens

d’une œuvre n’est ni défini ni limité. Il ne peut l’être, car c’est l’œuvre toute entière qui est

baignée de signifiance, comme une atmosphère, un champ l’enveloppant, plutôt qu’un sens

donné précis. C’est pourquoi la signification d’une œuvre d’art est « ouverte », d’abord, et

est indicible et intraduisible — parfois même elle ne sera que ce pur « sentiment de

signifiance », comme dans les arts abstraits ou la musique instrumentale : des œuvres dont

on ne pourrait définir le sens mais qui nous apparaissent néanmoins saturées de signifiance.

L’œuvre (surtout l’œuvre abstraite) ne transmet pas d’information au sens courant, elle

génère plutôt ce « sentiment de luminosité intellectuelle et psychique » auquel je faisais

allusion dans l’introduction. « Meaning maker » est un raccourci, au fond : l’artiste crée,

par l’œuvre, les paramètres d’une expérience de signifiance.

Ce qui définit l’art — je suis avec Genette, ici —, c’est son intention d’être un objet

à fonction esthétique297, mais pourquoi vouloir tant créer de tels « objets à fonction

esthétique » ? Il faut voir, je pense, que la finalité de l’art n’est pas l’esthétique pour elle-

même : l’attention esthétique (Genette parle d’ « attention aspectuelle »298) est une

recherche de signifiance. Si on s’engage avec ces objets esthétiques, si on va à leur

rencontre, si on les contemple et les fréquente, c’est qu’ils pourraient être porteurs de cette

signifiance qui est aussi vitale à notre esprit que la nourriture à notre corps. Nous avons

besoin, semble-t-il, d’éprouver ce sentiment de signifiance, de présence, d’avoir cette

expérience de vivre dans un monde signifiant. Sinon, disait Eliade un peu plus haut, il n’y a

plus que cette « masse amorphe d’une infinité de "lieux" plus ou moins neutres où l’homme

se meut »299. C’est pourquoi nous portons ce regard attentif et interrogateur sur le monde

qui nous entoure et tentons d’y lire toute sorte de sens. L’expérience esthétique, explique

Genette, résulte de l’attention aspectuelle, c’est-à-dire l’attention que nous portons aux

aspects des choses. C’est dire que l’expérience esthétique n’est pas exclusive à l’art, qui

n’est d’ailleurs pas la seule pratique esthétique de l’humanité : si voir l’œuvre d’art comme

297 « …une œuvre d’art est un objet esthétique intentionnel, ou, ce qui revient au même : une œuvre d’art est un artefact (ou produit humain) à fonction esthétique. », dit Genette, op. cit., 10. En italique dans le texte. 298 Ibid., 16. 299 Cité plus haut. Le sacré et le profane, 27.

Page 197: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

187

un « objet esthétique » nous renseigne sur son mode d’opération, résumer l’art à

l’esthétique serait comme résumer la littérature à la linguistique.

C’est le bonheur de l’art de montrer comment quelque chose se met à signifier, non par allusion à des idées déjà formées et acquises, mais par l’arrangement temporel ou spatial des éléments. Un film signifie comme […] une chose signifie : l’un et l’autre ne parlent pas à un entendement séparé, mais s’adressent à notre pouvoir de déchiffrer tacitement le monde ou les hommes et de coexister avec eux300.

L’art « signifie comme une chose signifie », dit Merleau-Ponty. De cette façon, l’art

n’est pas différent du monde autour de nous, que nous appréhendons aussi sur un mode

esthétique. L’importance de l’art n’est donc pas dans la manière dont il fait sens, puisque ce

type de sens est aussi dans les choses. Son importance est plutôt dans son intentionnalité —

ce qui est au fond ce que dit Genette. Je crois que l’art existe pour explorer cette

signifiance : explorer de façon intentionnelle (et cela pourrait vouloir dire, systématique)

les possibilités de sens dans l’univers et dans l’humain.

The role of the arts is to explore the inner space of man ; to find out how much and how intensely he can vibrate, through sound, through what he hears, whichever it is. They are a means by which to expand his inner universe301.

Comme artiste, je ne veux donc pas « créer du sens » à proprement parler, je veux

créer une expérience de signifiance nouvelle, plus intentionnelle, plus concentrée en

quelque sorte, que mon expérience habituelle. Je ne m’inquiète pas du fait que mon œuvre

ne transmettra pas aux récepteurs le sens que moi, l’auteure, j’y ai mis ou vu. Ce qui

m’importe, c’est que cette expérience se produise. C’est que l’œuvre infuse une plus grande

signifiance dans le monde, parce que l’intensité de la signifiance, l’impression qu’on a de

vivre dans un monde qui fait sens, est vitale pour moi — et Eliade n’a pas hésité à dire

qu’elle est vitale pour nous tous. C’est une condition de notre conscience, dit-il : « il est

300 Merleau-Ponty, op. cit., 103. 301 Karlheinz Stockhausen, Stockhausen On Music (London : Marion Boyars Publishers, 1989), 32.

Page 198: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

188

impossible d’imaginer comment la conscience pourrait apparaître sans conférer une

signification aux impulsions et aux expériences de l’homme »302.

Mais l’intention n’est pas la seule condition de l’expérience artistique : il faut

l’intention de l’artiste de créer cet objet à haute teneur significatrice et existentielle, ET il

faut l’attention du récepteur. L’œuvre se complète dans la réception, c’est-à-dire dans

l’expérience, et si comme auteure de l’œuvre je peux vivre cette expérience de signifiance

esthétique, c’est que je me place moi-même en position de récepteur de mon œuvre :

j’inscris moi-même cette réflexivité. Comme je l’ai expliqué au chapitre un, il y a une

intention poïétique dans la réception (où le récepteur crée pour lui-même les conditions de

son expérience), et une esthésique dans la création. C’est là qu’il y a communication, voire

même communion, entre l’artiste et les récepteurs, entre sa proposition esthétique et

l’attention que les récepteurs lui accordent. Je crois même pouvoir m’appuyer sur

l’anthropologue Bateson pour dire que c’est aussi de cette manière que l’art crée un tissu de

sens autour des communautés humaines.

4.5.3 La métaphore du Soi

Parmi toutes les métaphores dont nous disposons, la plus centrale et la plus frappante, accessible à tous les êtres humains, c’est le soi. Je ne parle pas seulement ici de la construction psychologique du "soi", mais de l’être tout entier, la psyché et le soma […]. L’expérience du soi et la possibilité de s’y référer sont essentielles au réseau métaphorique à travers lequel nous identifions le monde et y réagissons303.

Bateson avance autre chose, qui m’amène plus loin encore dans ma réflexion sur la

forme de pensée — et de connaissance — liée à l’art : il dit que les créations d’un esprit

exhibent les mêmes caractéristiques que cet esprit et en sont donc, d’une certaine manière,

une métaphore304. Ceci voudrait dire que l’art crée des modèles de la conscience qu’il

présente à la conscience — une idée qui me rappelle la phrase souvent lue d’Antonin

Artaud : « là où d’autres proposent des œuvres, je ne prétends pas autre chose que de

302 Déjà cité. Eliade, Histoire des croyances, 7. 303 Gregory Bateson et Mary Catherine Bateson, op. cit., 261. 304 Bateson, Une unité sacrée, 351–353.

Page 199: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

189

montrer mon esprit »305 ; et d’une autre façon, celle de Newman : « The self, terrible and

constant, is for me the subject matter of painting and sculpture. », écrit-il306. L’art crée des

images du monde qui servent de métaphores à l’humain pour se comprendre lui-même et

pour comprendre sa relation au monde.

Pour le poète, une primevère, c’est évidemment bien plus. J’avance que ce quelque chose de plus est en fait une reconnaissance réflexive. La primevère ressemble à un poème, et l’une et l’autre ressemblent au poète. Lorsqu’il regarde la primevère, il apprend quelque chose sur sa propre nature de créateur307.

L’art présente à l’esprit des images de lui-même et des métaphores de son rapport

au monde : des raisons d’être et des structures sous-jacentes apparaissent alors, mettant

l’esprit en relation signifiante avec le monde et formant, littéralement, la signification du

monde. « [I]l découvre que lui-même contribue aux vastes processus que la primevère

exemplifie », ajoutait Bateson308. Pour l’artiste et le poète, la présence incarnée de notre

esprit dans le monde matériel et la transaction entre les deux qui s’opère par les sens et par

l’activité créatrice sont les véhicules privilégiés pour la connaissance du monde : on peut

connaître le monde parce que nous y sommes participants, et on peut se connaître soi-même

en observant le monde.

Souvent pour le paysage, et quelquefois seulement pour une œuvre, ce qui est donné comme appartenant à un système radicalement étranger à notre fonctionnement mental (la nature physique, l’Autre) tombe d’accord et résonne dans cette construction même : la nature, pure extériorité, est alors aussi pure intériorité309.

« L’art est à l’image de la création », écrit Paul Klee. « C’est un symbole, tout

comme le monde terrestre est un symbole du cosmos »310. Nous retrouvons ici l’écho de

305 Antonin Artaud, L’ombilic des limbes. 306 Barnett Newman, Selected Writings and Interviews (NY: Knopf, 1990), 187. 307 Bateson, Une unité sacrée, 352. 308 Ibid. 309 Cauquelin, op. cit., 110. 310 Klee, op. cit., 40.

Page 200: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

190

cette idée scientifique pré-moderne dont j’ai parlé au chapitre trois : l’homologie entre les

mondes. Dans le microcosme de l’individu, le macrocosme de l’univers se reflète : les deux

servent de métaphores l’un à l’autre, et c’est ainsi qu’on peut connaître l’un et l’autre —

l’un par l’autre. Cette homologie, cette résonance entre le Soi et le monde, où l’un est la

métaphore de l’autre, est une métaphore fondatrice de l’art et de la poésie.

4.5.4 L’augmentation de la conscience d’être

À force de réfléchir à tout cela, j’ai eu de plus en plus l’impression que mon rapport

à la nature était en quelque sorte tautologique. Dans l’atelier, premièrement, plus je cherche

à élucider mon rapport à ce que je vois, plus je suis renvoyée à moi-même, aux structures

profondes de ma perception et de ma psyché. Ensuite chez Eliade, on en vient à voir que la

nature manifeste elle-même les concepts (ordre, harmonie, permanence, fécondité) qui nous

servent à la définir. Pour lui, il y a en effet correspondance et symétrie entre les diverses

Weltanschauung humaines et les aspects généraux du cosmos : il dit que les pierres révèlent

aux hommes « la puissance, la dureté, la permanence », que « le mode spécifique

d’existence de la pierre révèle à l’homme ce qu’est une existence absolue, […] invulnérable

au devenir »311, or on réalise que ces notions mêmes (dureté, permanence, etc.) sont venues

de l’observation des pierres et autres éléments naturels présentant des caractéristiques

particulières de durée et de puissance. Autrement dit, nos concepts nous viennent de la

nature et nous servent en retour à la décrire. La forme du monde est la forme de notre

pensée ; ou à l’inverse, la forme de notre pensée est la lunette par laquelle nous percevons

une forme semblable dans le monde. « Mais c’est le cas de tous les organismes, après

tout, » ajoute Bateson. « Entre "les choses telles qu’elles sont" et nous, il y a toujours un

filtre créatif. […] C’est cela, être à la fois créature et créateur. Et cela, le poète le sait bien

mieux que le biologiste312. » Mais voilà, ce filtre créatif… s’agirait-il d’une sorte d’erreur

épistémologique innée, sorte de tautologie qui referme notre connaissance sur elle-même ?

Transformation nécessaire de la réalité en image, et, à nouveau, de l’image en réalité : dans ce double mouvement, quelque chose, un souffle est passé

311 Eliade, Le sacré et le profane, 134–135. 312 Bateson, Une unité sacrée, 353.

Page 201: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

191

[…]. Car retournée, la réalité n’est plus exactement la même : elle est doublée, renforcée par la fiction313.

Eliade parle de « transparence »314 et Bateson de « filtre créatif » : en fait, cette

circularité ne répugne pas du tout à l’art, qui au contraire fonde une grande part de son

action signifiante dessus.

Les personnes singulières, pourtant représentées méticuleusement, sont extraites du monde réel des hommes pour produire leur double. Ce double flotte alors dans un espace intermédiaire, entre instant et éternité. Van Eyck n’embellit pas ses modèles, il les "absolutise"315.

Comme je disais précédemment (dans la section sur la hiérophanie) en parlant de

l’objet qui est replacé ontologiquement sur lui-même, l’art sort ses sujets du monde relatif

de la réalité ordinaire et les réinscrit sur eux-mêmes, en quelque sorte, en tant que symboles

d’eux-mêmes, les rendant ainsi absolus. Ceci, que Todorov décrit comme une

« absolutisation », ce « retournement de la réalité » « doublée, renforcée » par l’art qu’on a

vu dans la citation précédente de Cauquelin, tout cela évoque en fait une rétroaction ou une

sorte de causalité circulaire, mouvements typiques d’un phénomène d’augmentation ou

d’amplification. En se signifiant lui-même, l’objet — dans l’art — devient réfléchi, il se

double d’une nouvelle dimension de présence. On pourrait dire aussi un phénomène

d’intensification — générant une sorte de « surabondance de réalité »316, un « surcroît de

substance ontologique »317, pour reprendre ces expressions qu’Eliade utilisait en parlant de

sacralisation.

Même lorsqu’elle ne nous renseigne en rien sur la nature et la constitution de ce

qu’elle représente, souvent l’expérience d’une œuvre d’art nous donne l’impression d’une

connaissance plus approfondie, plus lumineuse peut-être, plus intime, du sujet dont elle

« parle » ; elle nous donne le sentiment d’en faire une expérience toute particulière. Et du

313 Cauquelin, op. cit., 97. 314 Eliade, Le sacré et le profane, 101. 315 Tzvetan Todorov, Éloge de l’individu (Paris : Éditions Adam Biro, 2004), 177. 316 Eliade, Le sacré et le profane, 45. 317 Eliade, Le sacré et le profane, 87.

Page 202: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

192

même coup, l’impression d’une plus grande connaissance / expérience de nous-mêmes en

relation avec ce sujet ou avec l’art. Lié à une telle augmentation du sentiment de

« signifiance » et/ou de « présence », au bout du compte, c’est la conscience elle-même qui

est augmentée : « l’art est un moyen par lequel l’homme agrandit son univers intérieur »,

disait Stockhausen318. Newman voulait que devant un de ses tableaux, l’on se sente

présent : (« if you stand in front of it, you know that you’re there »)319. La révélation lui

était venue devant des monuments amérindiens préhistoriques : « I became involved with

the idea of making the viewer present: the idea that "Man Is Present" »320. Cette idée de

présence rejoint ma propre impression que l’expérience artistique est en fin de compte une

expérience de l’être et que sa fonction est liée à la conscience — du moins la conscience

comme je l’ai définie précédemment, c’est-à-dire comme le sentiment d’être, la présence à

soi-même et au monde.

I hope that my painting has the impact of giving someone, as it did me, the feeling of his own totality, of his own separateness, of his own individuality, and at the same time of his connection to others, who are also separate321.

Une expérience de l’être est une expérience de sens, et les deux s’augmentent

mutuellement, en interaction. « Les forces qui créent une œuvre d’art sont les mêmes que

celles qui créent l’artiste », dit Albert Low, le philosophe et maître zen montréalais 322.

Dans le mode de connaissance spécifique à l’art, aux derniers niveaux des facultés

créatrices, là où le réel est créé et le monde trouve son intégration, la fonction de l’art

m’apparaît effectivement liée à l’augmentation de la conscience. Par « art », j’entends cette

poïétique particulière décrite au chapitre deux ; par « conscience », j’entends ce que je sais

de mon être au monde. Je n’oublie pas que le terme « conscience » est un terme fortement

problématisé dans la philosophie, et donc je cherche à rester proche d’une expérience

intime : là où chacun de nous a « conscience d’être conscient » et quelle que soit la nature

318 « The role of the arts is to explore the inner space of man […]. They are a means by which to expand his inner universe ». Cité précédemment. Stockhausen, op. cit., 32. 319 Newman, op. cit., 289. 320 Ibid., 174. 321 Ibid., 257. 322 Low, op. cit., 361.

Page 203: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

193

de cette « sensation » (simple « épiphénomène » généré par l’intensité de l’activité

neuronale ou entité d’origine supranaturelle, ou quelque chose d’autre entre les deux), il

reste que cette conscience d’être a quelque chose d’irréductible dans notre esprit. Même si

nous pouvons nous interroger sur la nature de cette conscience, nous ne doutons jamais de

notre sensation d’être conscient. Par « conscience », j’entends donc précisément cette

sensation.

Dans sa discussion de ce qu’elle appelle les « paysages de seconde nature » (c’est-à-

dire les images de synthèse), Cauquelin pose la question : « Pourrait-on dire pour autant

que ces paysages autosuffisants ne soient pas "naturels" ? » Est-ce qu’en posant la

nature comme une construction culturelle, nous nous coupons à jamais de la possibilité de

connaître quoi que ce soit de naturel ?

Ou bien faut-il penser que la "nature", concept global, idée, est ici à l’œuvre, non sous l’espèce d’apparences sensibles à notre appareil perceptif, mais sous celle du système cognitif qui en est la condition.

L’extase, alors, ou le sentiment d’une perfection, viendrait non plus du spectacle de la nature "offerte" à nos regards amoureux, mais de la contemplation de notre propre activité cérébrale : une auto-célébration, de notre puissance de conception323.

En regardant la nature, on en vient à se regarder regarder. Puis, à se représenter ce

regard qui regarde, et ainsi de suite en posant des cercles concentriques de réflexion

toujours plus grands autour des réalités qu’on a saisies. On trouve ici un schéma du

processus selon lequel se « crée la conscience », d’après Albert Low324, c’est-à-dire un

mouvement d’intensification qui se produit en ajoutant, comme autant de cercles

concentriques, des couches de réflexivité, des couches de « conscience de » : conscience,

conscience de soi, conscience de la conscience de soi, etc. Une telle intensification du sens,

ou du sentiment de sens, concentre (littéralement) l’attention. Le psychologue Mihaly

Csikszentmihalyi voit de son côté le centrement de l’attention comme un processus

d’augmentation de la conscience : « la conscience n’est pas un système linéaire, mais un

323 Cauquelin, op. cit., 166–167. 324 Low, op. cit.

Page 204: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

194

système de causalité circulaire — l’attention façonne le soi et celui-ci façonne celle-là325. »

Tout objet induit une expérience esthétique — expérience de signifiance, de présence —

lorsque notre attention est captée. Mais l’œuvre — qui, elle, est un objet intentionnellement

esthétique — vise à induire cette expérience esthétique, donc à capter l’attention et l’inviter

à se centrer. Serait-il exagéré, alors, de penser qu’un travail intentionnel cherchant à

provoquer l’expérience esthétique la plus intense possible et à non seulement capter

l’attention, mais (dans le cas des œuvres de génie) à la capturer, à l’envoûter, soit de fait,

un travail susceptible d’augmenter la conscience, que cela puisse même être sa fonction ?

Dans toute la mystique de « l’art en soi » chez Ad Reinhardt (« art as art »), et plus

largement dans la modernité, l’injonction de « l’art pour l’art », on a l’impression que l’art

se suffit à lui-même, qu’il existe pour lui-même et que plus on le pratique, plus il existe. Je

dirais : plus nous le pratiquons, plus nous existons. Il s’agit vraiment d’une causalité

circulaire, comme dit Csikszentmihalyi : une chose qui existe en elle-même et pour elle-

même, l’art, qui génère les concepts avec lesquels on en parle et qui ne sert qu’à son propre

renforcement. « Ni figures, ni figuration de mouvements, ni états d’âme, la peinture n’a pas

à représenter autre chose qu’elle-même. Ce qui veut dire qu’elle renvoie aussi le spectateur

à lui-même »326. Mais cette tautologie n’en est au fond pas une : loin d’être refermée sur

elle-même, elle fonctionne plutôt comme une boucle de rétroaction, dirait-on en

cybernétique, c’est-à-dire un mécanisme d’amplification et d’intensification —

intensification du sens et de la présence de l’objet, conséquemment de notre propre

signifiance (nous qui sommes en relation avec l’objet d’art et sans qui l’art n’existerait pas),

de notre propre présence.

The cult of art-as-art centers around art as a magic, art as a second, or double, or super nature, around art’s immolations and unearthlinesses, around art’s timelessness, uselessness, and meaninglessness327.

325 Mihaly Csikszentmihalyi, Vivre, 46. 326 Soulages, op. cit., 109. 327 Reinhardt, op. cit., 187.

Page 205: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

195

Lorsqu’on retrouve ce genre de circularité, de mouvement en feedback ou

d’apparente tautologie — des actes ou des comportements qui ne se justifient pas autrement

que pour et en eux-mêmes, des actes de représentation qui réinscrivent l’objet sur lui-

même —, il faut y chercher des indices d’un schéma d’activation, d’une dynamique

d’augmentation. Quand on dit que l’archétype (ou la « grande idée » de Beuys) n’est pas un

contenu mais un activateur328, quand Heisenberg parle de pensée et de langage

« dynamique » au stade des facultés créatrices, quand pour Kant l’esthétique anime la

pensée, la « met en mouvement »329, on a là un schéma d’activation effectivement, de mise

en mouvement, qui lorsqu’il est soutenu ou répété crée une augmentation. Et ce ne peut être

qu’une augmentation d’énergie psychique, ou en d’autres mots, une intensification de l’état

de conscience et du sentiment d’être au monde.

Citons, en conclusion, ce passage de l’Avatamsaka sûtra, un classique du bouddhisme, qui reprend dans une métaphore remarquable ce qui vient d’être dit : "D’innombrables ornements formés de petites billes de cristal entrelacées en motifs variés dessinent un immense réseau complexe. Grâce à la réflexion de la lumière, toutes ces petites billes et chacune d’entre elles reflètent non seulement le cosmos entier, y compris les continents et les océans du monde humain, mais en même temps elles se reflètent les unes les autres et elles reflètent toutes les images réfléchies dans chacune d’elles sans omission."

Nous voilà revenus à notre point de départ. Tout est Un. De la luminescence miroitante de cet Un jaillissent la matière, la vie et la conscience330.

Sommaire du chapitre

Dans ce chapitre, j’ai mis ensemble des éléments de réponse à la question de ce

doctorat sur la nature de la connaissance qui émerge dans la poïétique. J’ai commencé par

établir cette connaissance comme étant singulière, par opposition à la connaissance

scientifique, qui se veut générale. J’ai ensuite discuté le modèle transdisciplinaire des

« niveaux de réalité », montrant que l’art se situe dans le niveau le plus élevé sur le plan de

328 Cazenave, op. cit. 329 Rodolphe Gasché, The idea of form: rethinking Kant’s aesthetics (Stanford University Press, 2003), 96 et 195. Nous avons étudié ce texte dans le séminaire de doctorat de Suzanne Leblanc, automne 2005. 330 Low, op. cit., 430.

Page 206: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

196

la subjectivité, niveau appelé « les facultés créatrices » où le sujet crée lui-même la

connaissance qui l’instruit, et conçu comme une « zone de non-résistance » par sa capacité

à établir librement toute forme de connexions entre tous les niveaux. Parmi ces facultés

créatrices se trouve aussi le sacré, décrit par Eliade comme un mode de conscience qui

permet de se sentir faire partie d’un monde signifiant. J’ai évoqué le fait qu’Eliade et

Bonardel avaient respectivement suggéré que le sacré et l’alchimie étaient « camouflés »

dans l’art, qui opère de la même manière qu’eux. J’ai ensuite considéré les idées de Bateson

sur le mode esthétique et métaphorique par lequel s’exprime et s’actualise l’unité et la

signification du monde. Puis j’ai montré plusieurs exemples d’une homologie entre les

modes de connaissance respectifs du sacré et de l’art, notamment les opérations par

lesquelles l’espace, le temps et l’être deviennent qualitativement différents. Finalement, en

parlant de l’imaginaire et de la faculté présumée de l’art de créer du sens, j’ai suggéré que

la fonction de l’art était d’augmenter le sentiment que le monde est signifiant, un sentiment

nécessaire à la conscience. La description du mécanisme de cette augmentation (mécanisme

opérant comme une boucle de rétroaction) a mené à poser l’hypothèse qu’en intensifiant

notre sentiment d’être au monde, l’art participe à l’augmentation de la conscience.

Page 207: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

CHAPITRE 5 — DERNIÈRES CONSIDÉRATIONS

C’est ainsi, sur ces réflexions sur la conscience, que s’est achevée mon exploration

de la connaissance liée à ma pratique artistique. Mais le caractère plutôt philosophique de

ces conclusions me pose d’autres questions. En effet, plusieurs de mes remarques au

chapitre précédent ouvrent sur des sujets dont la philosophie s’occupe déjà et ce, avec une

profondeur que je ne saurais jamais atteindre. Mes questions sur la fonction de l’art, la

nature du sens dans l’œuvre d’art, les modes d’être de l’œuvre, l’invisible, etc., ont toutes

été examinées et documentées déjà, en philosophie, en linguistique, en théorie de l’art ; et je

découvrirai toujours de nouveaux auteurs. De fait, ces sujets sont beaucoup trop larges pour

qu’on imagine les aborder dans une seule thèse de doctorat. Par ailleurs, j’ai réaffirmé tout

au long des pages précédentes le caractère singulier et subjectif de mon trajet : je n’ai

jamais pensé produire une théorie générale sur l’art, sa fonction ou ses modes d’opération

et d’existence. Comment mon projet peut-il avoir conduit, alors, à des conclusions plus

proches de la philosophie de l’art ? Quelle est la valeur de mes conclusions ? Quelle est leur

portée épistémologique ?

Mon but a toujours été, pourtant, relativement modeste : observer ce que la

poïétique me permet de savoir, comment elle opère sur un plan épistémologique et cognitif,

de quoi elle « parle », quelles sortes de pensées elle m’inspire. À travers un seul projet

singulier, posé comme un projet type, c’est spécifiquement l’art en tant que mode de

connaissance que j’étudiais. « Qu’est-ce que je sais par l’art que je ne pourrais savoir

autrement ? » — voilà la question que je posais au départ. J’ai pu observer qu’il me parlait

du réel, de moi-même, de l’être, de l’invisible, de comment je me situe dans le monde. En

cherchant des indices de mes intuitions dans une plus large littérature, j’ai vu également

que d’autres (Bateson, la transdisciplinarité331…) avaient émis l’hypothèse, vers laquelle

mon travail me dirigeait aussi, selon laquelle l’art donne à voir des images de nous-mêmes

et du monde différentes de celles collectées par un mode objectif ou scientifique : des

images intégrées et unifiées, plutôt qu’analytiques et détachées. Mais ce qui m’intéressait

331 Voir notamment la citation de José Lima de Freitas, au chapitre 4 : « [l]’art peut jouer un rôle […] immense dans le chemin d’une réintégration humaine ». Michel Random (dir.), op. cit., 117.

Page 208: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

198

n’était pas tellement d’analyser ces visions pour en comprendre le contenu, c’était plutôt de

remarquer que l’art générait de telles visions — visions d’un type apparenté à celles

d’autres modes synthétiques tels les mythes, les symboles, les religions, etc., modes

métaphoriques que l’anthropologue Bateson et l’historien des religions Eliade associent au

sacré. Dans le même ordre d’idées, je ne cherchais pas à savoir quelle est la fonction de

l’art dans l’humanité, je cherchais plutôt à voir comment m’apparait, à moi, la fonction de

l’art lorsque je suis en train de créer, comment l’œuvre se présente ontologiquement

lorsque je suis engagée dans sa création, comment je pense et comment je me vis lorsque je

suis dans l’atelier. Mais si cette distinction restreint effectivement mon sujet à des

proportions plus réalistes, je souhaite quand même poser la question : à quoi cette recherche

sert-elle ? Est-ce important ? Est-ce original ? Quelle contribution cela représente-t-il à

l’ensemble de la connaissance ? Les considérations qui suivent tentent de répondre à cette

question.

5.1 Contribution de ce doctorat au champ de l’art

5.1.1 Discours de la poïétique et discours de l’esthésique

Il n’y a pas si longtemps, rappelle Anne Cauquelin (1999), c’étaient les historiens de l’art, les sémiologues qui parlaient du travail des artistes, de leurs pratiques et de leurs œuvres. Aujourd’hui, les artistes, les praticiens entendent prendre la parole et se tournent vers ce type de programmes qui leur offrent un lieu de réflexion et de parole inédit332.

On rencontre souvent cette remarque dans les textes de recherche création333,

comme si avec la recherche création en milieu universitaire, les artistes reprenaient en

quelque sorte l’autorité d’un discours sur leur pratique que dans le passé ils auraient laissée

332 Monik Bruneau, « Une recherche de reliance, féconde dans son hybridité ». Gosselin et Le Coguiec (dir.), op. cit., 46. 333 Déjà cité dans l’introduction : « On a été porté à laisser à d’autres le discours sur l’art et sur sa pratique, notamment aux philosophes et aux théoriciens des domaines de l’esthétique et de l’histoire de l’art ». Gosselin et Le Coguiec (dir.), op. cit., 2. Aussi : « [I]l y a d’abord les praticiens et les artistes, puis ceux qui parlent et réfléchissent sur l’art et la pratique de l’art sans pratiquer : les critiques, les philosophes, les sémiologues, les sociologues, les esthéticiens, etc. C’est une tradition du milieu des arts que de laisser le soin aux autres d’expliquer ce qu’est l’art, la création et ses processus. » Sophia L. Burns, « La parole de l’artiste chercheur ». Gosselin et Le Coguiec (dir.), op. cit., 57.

Page 209: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

199

aux théoriciens de l’art. Mais je ne crois pas, personnellement, que ma contribution se

substitue de cette manière à celle des historiens, critiques et philosophes de l’art — ou que

ceux-ci aient discouru sur l’art en l’absence d’un discours d’artiste. Je ne pense pas qu’on

puisse suggérer que parce qu’il est produit par les auteurs des œuvres eux-mêmes, ce

nouveau discours serait plus pertinent ou aurait préséance sur ceux des théoriciens et

historiens. Les discours respectifs des artistes et des théoriciens ne sont pas

interchangeables — nous n’avons ni la même perspective ni les mêmes intentions. Comme

artiste m’appuyant sur mon expérience poïétique, je ne veux pas créer un discours au même

niveau de généralité que ceux des « sciences de l’art » et ce pour diverses raisons,

notamment que ma recherche doit répondre en premier lieu aux exigences internes de la

dynamique poïétique, elle doit suivre le cours de l’œuvre, et elle doit témoigner de mon

expérience avant tout. De plus, le discours des chercheurs qui étudient l’art est le plus

souvent un discours de la réception (c’est tout le propos de Jauss) alors que, comme artiste,

j’ai cherché à élaborer un discours du faire, de la poïétique. On comprend qu’il s’agit là

simplement de deux postures différentes et coexistantes.

5.1.2 Un exemple de recherche création

Par les informations qu’il contient sur la façon dont j’ai procédé, les questions que

j’ai posées et le trajet que j’ai suivi, mon travail pourrait de fait servir d’étude de cas dans

une formulation théorique de la recherche création. Mais si j’en suis venue à recouper son

territoire par endroits, je ne me situais pas au départ dans la recherche création : j’ai plutôt

élaboré ma méthodologie en fonction de mes questions, et c’est de manière intuitive que

j’ai choisi l’approche que j’ai prise — qui m’apparaissait comme le meilleur moyen (pour

moi) d’examiner ces questions concernant la nature d’une expérience de connaissance par

l’art. Il y avait trois grandes raisons, sur le plan personnel, de m’intéresser à cette

expérience. Une raison d’ordre poétique d’abord : j’étais inspirée par les sujets de mon

œuvre — l’holocène, la conscience, le regard, la connaissance, la représentation, le

paysage, etc. On a vu au chapitre deux, dans les œuvres elles-mêmes, comment cette

recherche s’est développée à travers la création. Ensuite une raison plus existentielle :

comme je l’ai expliqué au chapitre un, mon questionnement se situait autant dans la sphère

Page 210: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

200

poïétique (mon œuvre en tant que telle) qu’à un niveau plus existentiel : j’ai parlé de cette

« inspiration » qui était en fait une « aspiration » — aspiration de mon être à une sorte de

vision cosmique, à une forme de gnosticisme : cette expérience de connaissance qui

m’intéressait était, profondément, une expérience de l’être. C’est au chapitre trois qu’ont

pris forme mes intuitions à ce niveau. Finalement, il y avait cette raison d’ordre plus

contextuel — et ce fut l’objet du chapitre quatre : j’étais interpellée par le mouvement

transdisciplinaire, ce qui m’amenait à vouloir articuler le niveau de connaissance qui est le

mien propre, en tant qu’artiste. Si je n’avais conduit cette recherche réflexive que pour la

troisième raison (participer à la conversation transdisciplinaire), j’aurais probablement dû

adopter une méthodologie de recherche conventionnée pour ce genre de sujet — plus

livresque, intertextuelle et spéculative — mais l’impératif personnel de répondre aussi aux

deux premières impulsions (poétique et existentielle) m’obligeait à ancrer ma réflexion

dans la poïétique. C’est cet ancrage qui a amené une approche autopoïétique et un modèle

apparenté à la recherche action / recherche création.

Je note que ces trois niveaux de ma recherche sont caractéristiques, je crois, d’un

mode de connaissance participatif, intégré (non séparé) : l’expérience de connaissance

concerne à la fois les sujets traités, puis une connaissance existentielle de moi-même, et

finalement une connaissance accrue de l’art lui-même, c’est-à-dire un mode de

connaissance où l’objet d’étude, le sujet qui connaît et l’outil ou le mode de connaissance,

apparaissent, se révèlent, sont connus en même temps.

Cela expliquerait, aussi, que je ne puisse pas généraliser mes conclusions du

chapitre quatre : d’autres artistes, à partir d’autres poïétiques, seraient certainement arrivés

à des considérations différentes sur la nature de la connaissance par l’art. Cette thèse /

œuvre se présente donc plutôt comme un exemple, un cas type, d’une recherche action de

type artistique. Et en considérant cet exemple, additionné à d’autres exemples d’artistes en

recherche création, on pourra peut-être mieux définir le potentiel épistémologique de ce

type de recherche artistique. J’offre donc les conclusions présentes dans l’optique suivante :

voici ce que mon expérience m’a amenée à voir, voici un exemple de comment l’art peut

aider à réfléchir. À quiconque se poserait les mêmes questions que moi sur la connaissance

Page 211: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

201

artistique, voici un exemple d’une recherche possible, et ce qu’elle m’a permis de dire au

sujet de l’augmentation de ma conscience et de l’expérience de connaissance que la

pratique artistique représente pour moi — et peut-être pour d’autres aussi, comme on

pourrait le penser d’après les liens que j’ai faits avec d’autres artistes et penseurs. Mais je

ne pourrais pas affirmer que mon expérience avec les œuvres de Paysages de l’holocène

soit comparable à celle vécue par les artistes en général dans leur propre processus, ou que

l’argument que j’ai tracé à travers une certaine littérature soit généralisable.

Ma méthodologie particulière, toutefois, pourrait inspirer quelqu’un d’autre dans sa

propre démarche. Mon expérience doctorale — en trois temps — s’offre donc comme un

modèle parmi d’autres, un exemple d’une méthodologie possible de ce cinquième type de

recherche création334 où l’artiste cherche par des moyens artistiques à comprendre un sujet

donné. Dans un premier temps, j’ai interrogé les sujets des œuvres (holocène, paysage,

labyrinthe, horizon, etc.), pour ensuite m’interroger sur ce que j’avais « découvert »

(l’homologie entre les mondes, la non-séparation entre l’esprit et la matière, l’imaginal,

etc.) et finalement regarder le mode de connaissance même qui avait permis ces visions.

5.1.3 Proposition formelle : une méta œuvre d’art

Au chapitre un, j’ai cité les livres de Paillé et Prescott comme des œuvres qui

venaient confirmer que je n’étais pas la seule à vouloir créer une œuvre / pensée ;

j’évoquais alors la possibilité que de telles œuvres / pensée soient une nouvelle forme d’art.

Voici pourquoi : j’ai remarqué que ces œuvres / pensée d’autres artistes ne m’inspiraient

pas tant au niveau du contenu comme tel, car nos œuvres n’ont pas les mêmes sujets, et

sauf quelques exceptions, ne posent pas les mêmes questions. Bien sûr, Paillé et Prescott

rendent compte chacune de leur cheminement singulier d’un point de vue autopoïétique, et

il est intéressant de trouver certaines correspondances à ce niveau — ce qui nous met sur la

voie de possibles constantes dans les poïétiques artistiques. Mais je me suis peu arrêtée à

cela. Ce qui m’a le plus servi, dans Le complexe d’Ulysse (Prescott) et Livre Livre (Paillé),

c’est la forme : j’ai trouvé dans ces deux projets un modèle, une forme (création / écriture)

334 Laurier et Gosselin, op. cit., 175–178. J’ai décrit ce mode dans l’introduction.

Page 212: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

202

qui s’apparentait à mon projet. Cette forme de livre m’apparait comme une œuvre unifiée,

et je pense qu’on pourrait la qualifier d’œuvre au second degré, ou de méta œuvre d’art :

parce qu’il ne s’agit pas seulement d’un discours sur une œuvre, mais d’un ensemble

intégré, d’un seul et même projet, qui est donné à voir comme un tout. Ce que j’ai fini par

comprendre, c’est que je reliais mon travail intellectuel à celui de Paillé et de Prescott de la

même manière que je relie mes œuvres à celles d’autres artistes. Et j’appréhende ces

travaux de recherche création de la même manière que j’appréhende des œuvres de

création : c’est-à-dire que j’en regarde la forme, je les contemple esthétiquement (j’y porte

une « attention aspectuelle », pour reprendre le terme de Genette), je suspends la critique

argumentative, pour lire comme on lit de la littérature, et pour les mêmes raisons, et non

comme on lit de la philosophie. Ceci m’amène à penser que la contribution de la recherche

création à la connaissance humaine pourrait être du même ordre que la contribution des

œuvres d’art à la culture humaine : une contribution d’imaginaire, de liens à faire, de

nouveaux sens à regarder, de nouvelles façons de chercher, contribution de « possibles »,

de visions poétiques et d’expériences esthétiques, et ainsi de suite.

Observons pour terminer que nous nous rapprochons chaque jour de l’époque où la conscience, l’intelligence auront de plus en plus de part aux compositions picturales, où le peintre sera fier d’expliquer ses œuvres en analysant leur construction335.

Cette écriture autopoïétique va plus loin que de simples « making of », selon moi. Si

le peintre veut « expliquer ses œuvres en analysant leur construction », c’est qu’il y a là

quelque chose qui ne pourrait être vu autrement ; quelque chose qui est contenu dans

l’œuvre mais que celle-ci ne révèle pas. Ce dont parle Kandinsky, d’après moi, c’est d’une

conscience et d’une intelligence en plus, participant à la composition esthétique, et

conséquemment le désir de l’artiste de rendre cette conscience, cette intelligence visibles —

car on a vu au chapitre un comment les niveaux d’intention dans la poïétique de l’œuvre

sont généralement inaccessibles au récepteur. En tout cas, Kandinsky veut partager une part

de l’intelligence et/ou de la conscience du peintre, au-delà des caractéristiques purement

plastiques de l’œuvre. Il pense que l’artiste a quelque chose à communiquer qui dépasse les

335 Kandinsky, op. cit., 183.

Page 213: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

203

cadres plastiques de son œuvre. C’est aussi ce qui ressort dans les intentions à l’origine de

mon travail, ainsi que — me semble-t-il — dans la recherche création en général (quoique

peut-être pas toujours dans une mesure aussi délibérée). Je crois que le genre d’œuvre /

pensée que sont le présent doctorat et les œuvres de Paillé et de Prescott sont ainsi dans la

continuité d’une évolution de l’art depuis la prédiction de Kandinsky. Bourriaud aussi fait

état de cette évolution : « Tout comme l’alchimiste, » dit-il, l’artiste moderne « divise

l’espace mental de son travail en deux unités distinctes : l’oratoire, lieu de l’élaboration

théorique, et le laboratoire, espace d’expérimentation matérielle336. »

À la lumière de cela, je pense qu’il était naturel que cet « oratoire » de l’œuvre

cherche à s’inscrire comme dimension de création dans l’œuvre elle-même. Coupée de sa

dimension oratoire, ramassée dans sa seule dimension d’objet, l’œuvre garde une

dimension occulte, comme si un pan complet de sa signification restait inexprimé, non

actualisé. Et la pulsion, ici, n’est pas seulement de partager avec d’autres récepteurs les

pensées et la conscience qui ont opéré dans l’œuvre, mais aussi de révéler cette dimension

occulte à moi-même dans mon propre rapport à mon travail. En effet, comme proto-

récepteur, il y a un désir de déployer tout le champ de sens qui est en potentiel dans

l’œuvre : en racontant la poïétique des œuvres, au chapitre deux, j’ai effectivement

rencontré des sens que je n’avais pas vus au départ et que je n’aurais jamais contemplés si

je n’avais pas déplié dans l’écriture ces niveaux de sens. D’où l’impulsion, à mon avis, de

trouver une forme capable de témoigner du travail créateur dans ses deux aspects et de

donner à voir l’œuvre dans son intégrité : dans toute l’ampleur du geste qui lui a donné lieu,

la donner à voir comme la proposition existentielle qu’elle est vraiment.

Or, si les thèses / œuvres sont une autre forme d’objet d’art, si elles sont

effectivement plus qu’un « making of », alors on doit les appréhender comme on a toujours

appréhendé les œuvres d’art : comme des contributions à l’imaginaire, dont la fonction est

d’explorer les possibilités de l’esprit humain.

336 Bourriaud, Formes de vie, 40.

Page 214: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

204

5.2 Transdisciplinarité et imaginaire

À mesure que je travaillais, ma pensée n’avait de cesse de se déployer toujours de

plus en plus : je voyais s’ouvrir devant moi un immense territoire de sens, de possible,

d’imaginable. Je ne me suis pas arrêtée parce que j’avais fait le tour de la question, au

contraire. Je n’ai pas l’impression d’avoir prouvé mon raisonnement, mais j’ai le sentiment

d’avoir vécu l’expérience que je voulais vivre, et raconté l’histoire que je voulais raconter.

Pour bon nombre de chercheurs de différents domaines, faire de la recherche consiste principalement à collecter des données et à les soumettre à un protocole d’analyse pour produire un savoir. Le travail du praticien en art serait pour sa part davantage caractérisé par la construction, ou par l’élaboration de représentations, que par l’analyse337.

Cette phrase de Gosselin résume bien cette caractéristique flagrante de mon travail :

plus qu’une analyse en effet, je vois plutôt ma thèse comme une sorte de construction, de

« création théorique ».

5.2.1 Un mode des « facultés créatrices »

Mon projet étant une illustration du postulat selon lequel l’art est un mode de

connaissance, il peut ajouter à la réflexion transdisciplinaire sur les modes de connaissance.

À des philosophes s’interrogeant sur la connaissance, la transdisciplinarité, etc., il peut

éclairer leurs propres méthodologies et outils de recherche, en montrant ce qu’un autre outil

est susceptible d’apporter. Je pense aussi que ma recherche peut contribuer à comprendre le

fonctionnement d’un mode de connaissance appartenant aux « facultés créatrices ».

La transdisciplinarité est certes une réflexion sur la nature de notre savoir, sur les processus de la Complexité au sein des disciplines et dans la société, mais c’est aussi une réflexion sur la nature du mental lui-même, sur ses capacités de logique et de rationalité, et sur ses limites. Une réflexion sur l’être et le fondement immanent et transcendant du réel lui-même, sur sa nature sacrée338.

337 Pierre Gosselin, « La recherche en pratique artistique ». Gosselin et Le Coguiec (dir.), op. cit., 28. 338 Michel Random (dir.), op. cit., 44.

Page 215: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

205

Ici se trouve une des réponses à la question de ma contribution : parce que la

transdisciplinarité est « une réflexion sur la nature de notre savoir », dit Random, elle ne

peut que s’intéresser au savoir issu d’une poïétique artistique. Cela est lié à la question de la

« zone de non résistance » : on se rappellera que dans cette zone, le savoir est créé par le

chercheur — et s’il porte sur des objets du monde sensible, il n’est pas arrêté par la

résistance de leur nature matérielle. Dans cette zone particulière, ce qui est « vrai » n’est

pas ce qui rend compte avec justesse de la nature des objets regardés, mais plutôt ce qui fait

sens, ce qui dynamise la pensée et l’amène plus loin, ce qui résonne avec notre expérience

d’être.

Monik Bruneau voyait la recherche création comme une façon de « [p]articiper à la

formation d’une nouvelle communauté de chercheurs : les praticiens réflexifs qui

s’intéressent à "des problèmes où la connaissance est liée à la vie de chacun et à sa volonté

de se situer dans l’univers" (Morin, 1999)339. » C’est en définitive la place que j’entrevois

pour mon travail, que j’envisage comme une expérience réflexive s’intéressant à une

situation existentielle chez moi : mon rapport à l’art et sa contribution à la vie de mon

esprit.

5.2.2 Quand l’intuition de l’œuvre s’inscrit aussi sous forme théorique

En introduction, j’ai fait remarquer que mes conclusions à venir sur l’augmentation

de la conscience n’étaient pas sans rapport avec le sujet même de l’œuvre, l’holocène en

tant que projection dans notre esprit du monde terrestre actuel. Je voyais que l’œuvre et

l’essai provenaient de la même source, la même inspiration / aspiration à une vision

cosmique et gnostique. J’ai mentionné alors que les œuvres appartenant à Paysages de

l’holocène étaient « liées par un même mouvement d’inspiration et d’étonnement »,

qu’elles étaient « traversées par un état de questionnement à la fois cosmique et existentiel ;

l’intuition d’une coïncidence entre le cosmique et l’existentiel ». On le voit bien, je crois,

dans la façon dont je suis intuitivement allée chercher des textes et des auteurs (Eliade,

Bateson, Teilhard, l’alchimie, la pensée hermétiste, le sacré, etc.) ayant parlé, eux aussi, à

339 Monik Bruneau, « Une recherche de reliance, féconde dans son hybridité ». Gosselin et Le Coguiec (dir.), op. cit., 56. (Pour le texte de Morin : Edgar Morin, La tête bien faite, Paris : Seuil, 1999.)

Page 216: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

206

des niveaux plutôt « cosmiques » de l’expérience humaine, évoquant une envergure et une

atmosphère congruente à l’envergure et l’atmosphère de l’holocène — un sujet aux

dimensions cosmiques. Or il est plausible que si j’avais au contraire abordé dans l’atelier un

sujet très intimiste, par exemple, ou très pointu sur le plan autobiographique, ma réflexion

sur l’art aurait pu être plutôt abreuvée de psychologie et de psychanalyse : j’aurais parlé de

l’accès au Soi et à l’inconscient, du processus d’individuation, de l’inconscient collectif,

etc. Si j’avais été inspirée par des icônes ou phénomènes culturels d’aujourd’hui, j’aurais

vraisemblablement fouillé la théorie culturelle, la sociologie, proposé des métaphores

industrielles ou informatiques, etc. Si au contraire, j’avais travaillé sur des éléments

naturels, ma réflexion se serait peut-être dirigée vers l’élaboration d’une poétique de ces

éléments — un peu à la manière de Bachelard340… De fait, en revisitant mon expérience

dans Les Dimensions sauvages, j’ai même pensé que si j’avais fait le présent travail sur ce

projet antérieur plutôt que sur Paysages de l’holocène, j’aurais développé une pensée sur

l’art qui aurait davantage mis l’accent sur son aspect de « révélation », évoqué une

transcendance de la culture, l’indicible, l’apophatique et l’inconstruit, etc. Comme dit

Bateson, les créations d’un esprit sont des métaphores de cet esprit… En d’autres termes, le

lien entre mes conclusions sur la conscience et l’art, d’une part, et les intuitions

« cosmiques et existentielles » des Paysages de l’holocène, d’autre part, est trop évident

pour ne pas voir que l’œuvre elle-même a orienté mes réflexions, puis mes conclusions.

C’est comme si les « cosmologies d’atelier », qui diffèrent selon les œuvres, mènent

par la suite à des théories différentes sur l’art. C’est d’ailleurs ce qu’on voit dans les écrits

d’artistes : les pensées sont très congruentes avec les œuvres. Je crois que cet ancrage dans

l’œuvre caractérise la pensée de l’artiste sur l’art et sur le monde : cette pensée n’est pas

équivalente à la recherche qu’aurait faite un philosophe ou un théoricien de l’art sur les

mêmes questions, et c’est là sa valeur. Peut-être l’artiste crée-t-il sa pensée à partir de la

même source qu’il crée ses œuvres ; et si c’est le cas, alors cette pensée, comme œuvre de

création, n’a ni la même fonction ni le même caractère qu’une pensée spéculative ou

analytique. Libre par rapport aux traditions scientifiques dans sa construction et sa

340 Par exemple, Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves (Librairie José Corti, 1942).

Page 217: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

207

méthodologie, non codifiée et non normalisée, opérant dans la « zone de non-résistance »,

sa contribution serait alors de présenter des possibles de la pensée, un imaginaire de la

recherche.

Nous admettons que l’art puisse se servir de n’importe quel type d’objet, y compris

des idées — pourquoi pas les théories et raisonnements, alors ? Ainsi, la recherche création

pourrait se promener dans toutes les sphères de la connaissance humaine (l’histoire, la

philosophie, les sciences naturelles), poser les mêmes questions que ces sciences et

proposer des dénouements sans pour autant disputer quoi que ce soit, ni la vérité ni la

rigueur, à ces sciences. Si on envisage, effectivement, la « gnose » artistique comme une

« zone de non résistance », cela signifie qu’elle peut aller partout sans entrave : comme

cette recherche, qui m’a menée dans des espaces de création et de révélation autant que de

réflexion et d’érudition. Mais ce que j’en ramène, c’est une expérience de connaissance,

comme un voyage dans l’imaginaire de la connaissance, plutôt qu’une théorie de type

philosophique ou scientifique.

5.2.3 L’œuvre au second degré et la transdisciplinarité

En plus d’éclairer le fonctionnement des « facultés créatrices », la contribution la

plus évidente de l’art au monde de la connaissance est sûrement l’expérience esthétique, qui

amène l’expérience d’un mode d’être au monde différent, et complémentaire, du mode

d’être distancié et objectivant du scientifique.

À notre niveau, celui de nos disciplines, nous avons oublié qu’on ne peut se contenter d’être uniquement scientifique, ou philosophe. À quoi sert le savoir s’il n’est pas une expérience de l’être ? Que peut-on faire ou apprendre si on ne réintègre pas ce qu’il y a de plus subtil dans le réel ? Les arts, la poésie, la musique et aussi la connaissance des grandes sagesses, sont aussi là pour donner un "être" à la science, pour ajouter à l’objectivité apparente le sens d’un réel mystérieux, indéfinissable, celui de l’âme, de l’esprit, de l’émotion, de la conscience, de la beauté. Autant d’aspects qui ne sont pas moins réels et illimités que la science elle-même et qui sont

Page 218: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

208

également sources d’autres sciences et d’autres sagesses qui nous sont souvent inconnues341.

Je crois avoir montré dans les chapitres précédents certains aspects importants de la

nature de cette contribution de l’art, contribution déjà attendue, comme on peut le voir dans

cette citation de Random. Mais il s’agit là d’une attente liée à l’expérience de réception :

ces scientifiques, qui reconnaissent l’importance de l’art et de la littérature dans leur propre

vie, le font sur la base de la richesse que leur apporte l’expérience esthétique.

Un autre niveau de contribution à la transdisciplinarité est lié au fait que parce qu’il

est un mode de connaissance à part entière et unique, on peut appréhender des niveaux du

réel par l’art auxquels la science ou la phénoménologie ne peuvent accéder. On pourrait

penser, entre autres, à ces images dont parle Bachelard, qui sont élaborées et expérimentées

dans la contemplation poétique et poïétique de l’imagination : c’est dans le grand florilège

de ces images qu’il puise, comme philosophe, pour écrire ses essais sur l’imagination

poétique. Bachelard accordait une importance, une valeur de possible vérité, aux

méditations philosophales des poètes et des alchimistes, voyant notamment dans ces

méditations une entreprise de sélection des images et des sens les plus prégnants, les plus

« parlants » pourrait-on dire.

Les images trouvées par les hommes évoluent lentement, difficilement, et l’on comprend la profonde remarque de Jacques Bousquet : "Une image coûte autant de travail à l’humanité qu’un caractère nouveau à la plante." Bien des images essayées ne peuvent vivre parce qu’elles sont de simples jeux formels, parce qu’elles ne sont pas vraiment adaptées à la matière qu’elles doivent parer342.

Un troisième niveau de contribution, moins immédiatement visible, m’apparait

aussi : c’est la contribution au niveau de cet imaginaire de la théorie et de la science, que

j’ai évoqué un peu plus haut. Pour mieux illustrer cela, je commencerais par un exemple :

on sait que la pensée de Mircea Eliade sur l’expérience religieuse dans l’humanité couvre

l’ensemble de l’histoire spirituelle, depuis les religions animistes des chasseurs cueilleurs

341 Michel Random (dir.), op. cit., 119. Souligné dans le texte. 342 Gaston Bachelard, op. cit., 9.

Page 219: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

209

jusqu’aux religions du livre et la Réforme343 : c’est-à-dire l’ensemble de l’holocène

(environ 11500 ans). Pour moi, même s’il n’y a aucun lien simple de cause à effet, ce n’est

pas un hasard si Eliade a eu une telle résonance dans ma démarche. C’est comme si j’avais

en quelque sorte cheminé à ses côtés dans l’histoire, mais dans une dimension parallèle,

imaginaire : je n’interprète pas son ethnologie du sacré au sens d’une quelconque

herméneutique, je dirais plutôt que je m’insère dans le même espace mental/significatif ; un

espace dont je fais l’expérience (plutôt que la lecture ou l’interprétation) et que j’en arrive

de cette façon à connaître intimement, dans le sens gnostique, expérientiel, du terme. Il se

passe un peu la même chose avec la notion de Noosphère chez Teilhard de Chardin : je n’ai

pas pensé à cela en créant les œuvres de Paysages de l’holocène, mais j’ai vu, à mi-chemin

dans la poïétique, que j’étais en train de vivre dans l’imaginaire une association avec la

Noosphère : j’étais en train de la représenter, de la manifester dans une œuvre, et ce faisant

d’en faire une expérience particulière. Dernier exemple : avec Paysages de l’holocène, je

ne contribue rien à la géologie, mais c’est comme si je voyageais dans l’espace imaginaire

de la géologie : cela ne produit pas forcément une interprétation, un discours ou une œuvre,

mais une connaissance par imprégnation, si je puis dire, une sorte de familiarité comme

celle qui vient avec la fréquentation. Lorsque je « pense » ainsi, artistiquement, à la

Noosphère, à l’holocène ou à l’homologie entre le microcosme et le macrocosme, je n’en

sais rien de scientifique, je n’apprends ni n’ajoute aucune « nouvelle donnée » — je

rencontre plutôt quelque chose qui se situe dans l’imaginaire de ces concepts, dans

l’expérience intérieure qu’on en a : une connaissance qui émerge de cette « fréquentation »

dans l’atelier, par l’acte de l’œuvre. En tant qu’artiste, à travers ma poïétique, je visite des

paysages intellectuels et significatifs de l’humanité : d’abord ils sont vus (ce qui n’est pas

rien) et j’en témoigne, par les images (picturales, musicales, poétiques, etc.) que je crée.

Ce n’est pas sur ce que disent ces images, ou ce qui existe dans cet imaginaire, que

je veux m’arrêter présentement, mais plutôt — encore une fois — sur le fait que l’art

permet de telles expériences intuitives et esthétiques, de telles méditations opératives : le

fait que la pensée humaine pense aussi de cette manière, le fait qu’elle crée pour elle-même

343 Eliade, Histoire des croyances.

Page 220: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

210

ces images, qu’elle s’informe aussi à ces sources non scientifiques ; et peut-être le fait,

aussi, qu’il existe de telles dimensions imaginaires en parallèle de nos certitudes

scientifiques. En « fréquentant » des sujets non pas en tant que scientifique, mais en artiste,

je peux établir des liens entre des pensées et des idées qui ne sont pas évidents à priori,

inscrire des trajets non linéaires dans la pensée et la connaissance, des trajets appartenant à

une autre rhétorique, une autre expérience, une autre causalité. C’est là, à mon avis, la

moins évidente peut-être mais la plus intéressante contribution du mode de connaissance

par l’art — et par l’Œuvre — parmi l’ensemble des modes de connaissance.

5.3 Limites de la recherche

5.3.1 Spécificité du projet

Cette recherche a des limites inhérentes à son design même et à la façon de poser la

question. Le fait d’avoir posé, d’entrée de jeu, la singularité de l’expérience artistique et

d’avoir adopté une méthodologie heuristique intuitive a entraîné l’impossibilité de

généraliser à partir de cette expérience en « laboratoire / atelier ». Je crois que cette

singularité est une des forces de mon projet, notamment sur le plan de sa précision et de

sa « vérité » — ou son authenticité. Le fait de suivre une méthode de ce genre a aussi

permis une certaine spontanéité et un inattendu dans les résultats. Sur le plan de la

recherche bibliographique, notamment, je n’avais pas de liste de lecture donnée : la seule

liste relativement systématique fut celle des écrits d’artistes, établie dans le cadre d’une

activité de lecture dirigée. Ceci m’a permis de rester ouverte pratiquement jusqu’à la fin

quant à mes conclusions, et d’établir certains parallèles inédits. Par contre, l’envers de cette

monnaie est d’être sans doute passé à côté d’auteurs et de pensées qui auraient pu m’aider

— et même peut-être m’amener à d’autres conclusions.

J’ai voulu porter un regard neuf et candide sur mon processus d’atelier, ce qui a

impliqué une forme d’approche phénoménologique. Le fait de commencer mon projet en

me ramenant à un degré zéro, sans étudier d’abord les objets plus connus de la poïétique ou

de la recherche création, a certainement permis une certaine originalité de mes résultats et

conclusions, mais a pu compromettre le rattachement de mon projet à des groupes de

Page 221: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

211

recherche ou à d’autres projets sinon similaires, du moins parents. Cela dit, il ne s’agit pas

là d’une limite intrinsèque au projet lui-même, car il serait maintenant possible de travailler

à ce rattachement. Cela demanderait simplement d’ouvrir un nouveau chapitre.

5.3.2 Le fait qu’il n’y ait qu’un seul projet de création étudié

Pour bien prendre la mesure de la pertinence de ma méthodologie et du dispositif de

laboratoire que j’ai installé, il faudrait évidemment faire plusieurs projets. La singularité de

mon approche ne permet pas de présumer de ce que donnerait une approche similaire dans

d’autres projets de création. On peut imaginer, comme je l’ai fait, que d’autres projets

généreraient des cosmologies d’atelier différentes, mais que tous les projets — d’une façon

ou d’une autre — s’accompagnent de certains a priori cosmologiques, et que possiblement

on pourrait trouver certaines constantes : le rapprochement avec l’alchimie, par exemple, a

déjà été fait plus largement. Mais pour pouvoir départager entre ce qui est spécifique à mon

travail et ce qui est plus largement répandu dans les poïétiques, il faudrait interroger la

poïétique d’autres projets artistiques, sous l’angle proposé de cette cosmologie d’atelier.

Cette analyse serait possible, d’après moi, car je pense que ma méthode autopoïétique —

observation du processus en atelier — est simple et reproductible. Les possibilités des

approches autopoïétiques sont, de leur côté, bien documentées comme méthode dans la

recherche création.

Le fait de multiplier les lieux et les projets pourrait confirmer la validité de mon

approche pour des recherches plus larges sur la nature de la pensée poïétique. On pourrait

notamment savoir si l’idée de cosmologie d’atelier est pertinente dans d’autres types de

projets artistiques. Mais ce qui m’intéresserait le plus, personnellement, en regardant

d’autres projets, serait de voir en action ces possibles cosmologies. Je suis déjà curieuse de

la possible diversité de ces présentations poïétiques sur les œuvres que Kandinsky voyait

venir. Et dans l’idée de ces œuvres / pensée qui se révèlent être des « méditations

poétiques » sur des sujets d’ordre scientifique, culturel ou psychologique, cette idée

d’ « imaginaire de la connaissance » pourrait être explorée de façon beaucoup plus

systématique : mon projet n’est qu’une amorce de ce que je pourrais faire à ce niveau.

Page 222: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

212

5.3.3 La poïétique « in vitro » : le cadre doctoral

Même si j’ai expliqué que cette thèse pourrait être considérée comme une sorte de

« méta œuvre d’art », je trouve qu’elle n’est pas à la hauteur de tout le potentiel que

j’aperçois maintenant dans cette forme particulière. En premier lieu, le cadre doctoral dans

lequel elle s’inscrit m’a obligée à m’astreindre à une structure, un échéancier, des étapes et

un niveau d’écriture relativement conventionnés. Deuxièmement, mon argument — même

s’il suivait un parcours très heuristique —, se devait quand même d’aller dans la direction

donnée par les questions de départ sur la connaissance et si je pouvais suivre mon intuition,

je n’avais quand même pas toute la latitude : je ne pouvais pas me laisser seulement guider

par l’inspiration au fur et à mesure de mon cheminement. Je n’aurais pas pu, par exemple,

changer d’œuvre ou de thème — ce qui est toujours susceptible d’arriver, surtout dans les

longs projets. Troisièmement, comme je l’ai fait remarquer à la toute fin du chapitre deux,

la poïétique a été mise « in vitro », ce qui a notamment isolé sa production d’une vie dans

un contexte artistique « naturel », surtout d’une possible interaction avec un public

(fantasmé ou rencontré) — or l’anticipation de la rencontre avec le public a toujours une

influence sur le travail. Dans ce cas-ci, par la force des choses, j’anticipais davantage les

lecteurs de ma thèse. En somme, cette œuvre / théorie n’a pas été créée aussi librement

qu’elle aurait pu l’être si je l’avais envisagée dès le départ comme cette « méta œuvre » que

je l’ai vue devenir. Si je recommençais mon projet aujourd’hui, je mènerais cette création

de façon plus délibérée, j’irais résolument dans une direction plus intentionnellement

esthétique et mystique. En plus de la validité théorique de la démarche (le critère qui m’a

réellement guidée), je voudrais aussi insérer des critères esthétiques et artistiques, au plan,

notamment, de la forme et du style — autant la forme et le style des arguments que de

l’écriture. Je me permettrais davantage de liberté… avec pour résultat probable que la thèse

ressemblerait moins à un ouvrage universitaire et davantage à un texte littéraire.

J’explorerais plus délibérément l’idée de cette « philosophie imaginaire » dans mon propre

travail. Peut-être que je choisirais, aussi, entre les trois objectifs mentionnés précédemment

sur lequel concentrer mon écriture : poétique (les thèmes explorés), existentiel (l’expérience

de connaissance) et spéculatif (pour la contribution à la transdisciplinarité). Faire les trois

en même temps a été difficile et ne s’est pas fait sans certains compromis.

Page 223: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

213

5.4 Au-delà du projet

5.4.1 Une autre méta œuvre

Dès votre enfance existait en vous cette exigence : peindre, et cette question : pourquoi peindre, à quoi sert la peinture ? Il y avait le désir inné de peindre, mais aussi quelque chose de plus, une conscience du "pourquoi", parce qu’existait en vous la recherche d’une clé, d’une globalité, un désir de dépasser les modes pour une représentation du sens et du symbole au sein même de l’image344.

Michel Random s’adresse ici au peintre portugais José Lima de Freitas, l’un des

fondateurs du CIRET. J’y retrouve quelque chose de familier : cette aspiration à une forme

de connaissance plus grande. Je cherche moi aussi une « globalité », j’aspire moi aussi à

dépasser les modes de représentation connus. Pour ce faire, j’aimerais expérimenter

davantage avec cette méthodologie que j’ai découverte dans ce projet, mais cette fois, sans

les exigences propres au contexte doctoral.

J’ai toujours été animée d’une profonde aspiration spirituelle et existentielle, mais je

n’ai jamais réellement cherché de réponses dans la religion ; j’ai plutôt vécu mon aspiration

à travers l’art, par l’entremise de la création artistique qui s’est souvent présentée pour moi

comme un chemin de connaissance. Ce projet doctoral a des racines profondes dans mon

histoire personnelle, mais par cet exercice, j’ai l’impression d’avoir ouvert de nouvelles

portes, découvert de nouvelles avenues : comme si l’outil artistique m’apparaissait

maintenant plus puissant que je ne le croyais sur le plan du gnosticisme auquel j’aspire. J’ai

l’impression d’avoir découvert tout un nouveau pan de potentiel créateur, et j’ai l’intention

de continuer à expérimenter avec la conjonction de la création plastique et l’écriture. Je

crois que l’un et l’autre peuvent se dynamiser mutuellement, et bien plus que ce que j’ai fait

jusqu’ici dans cette thèse. En effet, je crois que ce projet « œuvre / pensée » est primitif,

une sorte de première expérience, en comparaison du potentiel que j’entrevois si je

travaillais davantage sur la forme et que je raffinais ce médium hybride. Œuvre plastique /

essai, écriture théorique / écriture poétique, recherche autobiographique / recherche

344 Random et Lima de Freitas, « L’essence visionnaire des rêves et de la création ». Random (dir.), op. cit., 120.

Page 224: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

214

théorique… tous ces couples d’opposés me semblent activés par un grand dynamisme.

Cette hybridité, qui me semblait difficile et un peu encombrante au début, m’apparait

maintenant comme une avenue possible, qui pourrait mener vers la mise au point d’une

forme nouvelle dans l’évolution de ma pratique. Mais il y a beaucoup d’expérimentation à

faire pour en arriver à la forme achevée que j’imagine.

5.4.2 Les pratiques de l’imaginaire

Il n’y a pas le mythe d’un côté et la réalité de l’autre. Non seulement l’imaginaire fait partie de la réalité humaine, il la caractérise et l’engendre345.

La partie de mon travail qui a porté sur l’homologie entre la structure du sacré et la

conscience artistique mériterait, je crois, plus d’attention. Les homologies avec le sacré,

l’alchimie, le monde imaginal et la pensée hermétiste me semblent pointer vers quelque

chose au-delà de tous ces modes, comme s’ils étaient autant de manifestations distinctes

d’une seule et même chose. Pour l’instant, je mettrais tout cela sous le terme « pratiques de

l’imaginaire », pratiques parmi lesquelles on devrait aussi mettre la psychanalyse, la

mythologie, et peut-être d’autres encore, c’est-à-dire toute une catégorie de pratiques parmi

ces « facultés créatrices » dont j’ai beaucoup parlé. Je définirais largement l’imaginaire

comme ce lieu intrapsychique non spatiotemporel où prend place une grande part de notre

vie psychique, artistique et poétique, c’est-à-dire une définition proche de celle du mundus

imaginalis de Corbin. Cela rejoindrait l’idée d’imagination active, qu’on retrouve chez

Jung et sa collègue Marie-Louise Von Franz346 et chez Henry Corbin, de même que

l’Imaginaire chez Gilbert Durand et Gaston Bachelard, ainsi que de nombreuses autres

allusions dans les œuvres de plusieurs penseurs et érudits, tels Eliade et Bonardel.

L’exploration de la connaissance au niveau de telles « pratiques de l’imaginaire » me

semble intéressante en elle-même, sur un plan philosophique, mais personnellement, c’est

tout particulièrement l’aspect de la pratique que je voudrais développer, et ce à partir de

cette méthodologie par l’art que j’ai l’impression de n’avoir qu’esquissée dans le présent

345 Huston, op. cit., 118. 346 Marie-Louise von Franz, Alchimie & imagination active (Paris : Jacqueline Renard, 1989).

Page 225: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

215

travail. En effet, j’ai mentionné qu’à ce niveau, la connaissance était créée, et c’est

précisément cette idée d’une connaissance opérative et comment ces modes sont utilisés

pour créer la connaissance que nous en avons, qui m’intéresse. L’originalité de mon travail

sur cette question se situerait dans la poursuite d’une recherche par l’art, plutôt que par une

plongée dans la littérature, par exemple.

Un lieu privilégié de cette exploration créatrice demeurerait pour moi la musique.

[M]ême l’espace est souvent interprété en termes de non-espace, comme mouvement, musicalité, sentiment de l’invisible, etc. Pourquoi ne pas faire la même chose avec la musique et cesser de l’interpréter en termes purement musicaux, et la voir comme une sorte particulière d’espace347?

J’explorerais tout particulièrement l’idée de la spatialité intérieure, déjà liée à la

musique : j’utiliserais cette spatialité comme un espace de méditation, comme une sorte de

« pratique spirituelle » ou pratique de conscience. Il s’agirait, je crois, d’essayer d’établir

une certaine herméneutique de cette expérience musicale, l’accompagnant d’une sorte

d’écriture de la révélation. La mise au point d’une approche littéraire pour rendre compte

de cette révélation demeure pour moi l’aspect le plus mystérieux et le plus engageant des

résultats de la présente exploration.

Sommaire du chapitre

Dans ce dernier chapitre, je remarque que je me relie aux autres recherches création

d’artistes (comme Livre Livre de Louise Paillé) de la même manière que je me relie à des

œuvres d’art, et je suggère que la présente « thèse / œuvre » soit abordée comme une œuvre

de création, une « œuvre au second degré », ou méta œuvre d’art. J’explique que la

contribution de la recherche création à la connaissance humaine pourrait être du même

ordre que la contribution des œuvres d’art à la culture humaine, c’est-à-dire une

contribution d’imaginaire. J’y vois la possibilité d’une nouvelle forme de création

artistique, que j’aimerais explorer au-delà du présent doctorat.

347 Eero Tarasti, op. cit., 115.

Page 226: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

Bibliographie

ALLEN, Pat B. Art Is a Way of Knowing. Boston: Shambhala, 1995. 204 p. ARTAUD, Antonin. Le Théâtre et son double. Paris : Gallimard, 1964. 246 p. ATILF (Laboratoire analyse et traitement informatique de la langue française). Le Trésor

de la Langue Française informatisé. [en ligne] http://atilf.atilf.fr/ (consulté le 5 novembre 2008).

BACHELARD, Gaston. L’Eau et les Rêves. Librairie José Corti, 1942. 221 p. BAILLY, Anatole. Abrégé du dictionnaire grec-français [en ligne].

http://home.scarlet.be/tabularium/bailly/index.html (consulté le 5 novembre 2008). BARNES, Susan J. The Rothko Chapel: An act of faith. Austin: The Rothko Chapel, 1989.

186 p. BARTHES, Roland. La mort de l’Auteur. Le bruissement de la langue. Paris : Seuil, 1984. pp.

61-67. BARTHES, Roland. L’obvie et l’obtus : Essais critiques III. Paris : Seuil, 1982. 282 p. BATESON, Gregory. Une Unité sacrée : Quelques pas de plus vers une écologie de

l’esprit. Paris : Seuil, 1996. 462 p. BATESON, Gregory. Vers une écologie de l’esprit : 1. Paris : Seuil, 1977. 299 p. BATESON, Gregory et Mary Catherine Bateson. La Peur des anges. Paris : Seuil, 1989.

297 p. BAUDELAIRE, Charles. Correspondances. Paris : Gallimard, 2004. 301 p. BECKER, Carol (ed.). The Subversive Imagination: Artists, Society, & Social

Responsibility. NY: Routledge, 1994. 258 p. BERMAN, Morris. Coming to Our Senses: Body and Spirit in the Hidden History of the

West. Seattle: Seattle Writers’ Guild, 1998. 425 p. BERMAN, Morris. The Reenchantment of the World. Bantam Books, 1984. 366 p. BEUYS, Joseph. Par la présente, je n’appartiens plus à l’art. Paris : l’Arche, 1988. 158 p. BEUYS, Joseph et Volker Harlan. Qu’est-ce que l’art? Paris : l’Arche, 1992. 229 p. BOHM, David. La plénitude de l’Univers. Monaco : Éditions du Rocher, 1987. 223 p. BONARDEL, Françoise. La Voie hermétique. Paris : Dervy, 2002. 188 p. BONARDEL, Françoise. Philosophie de l’alchimie : Grand œuvre et modernité. Paris :

PUF, 1993. 706 p. BORDUAS, Paul-Émile. Refus global et autres écrits. Montréal : l’Hexagone, 1990. 301 p. BOURRIAUD, Nicolas. Esthétique relationnelle. Les Presses du réel, 2001. 122 p. BOURRIAUD, Nicolas. Formes de vie : l’art moderne et l’invention de soi. Paris : Denoël,

1999. 169 p. BOUTET, Danielle. L’art et le sacré : une solidarité épistémique. Transdisciplinarity in

Science and Religion, No. 2 / 2007. Bucarest: Curtea Veche, 2007. p. 229-265. BOUTET, Danielle. Spiritual Forms. David Cecchetto, Nancy Cuthbert, Julie Lassonde et

Dylan Robinson (ed.). Collision: Interarts Practices and Research, Cambridge Scholars Press, UK. 2008. p. 3-18.

BOUTET, Danielle. À la recherche d’un nouveau projet artistique. Guy Laramée (dir.). L’espace traversé : Réflexions sur les pratiques interdisciplinaires en art. Trois-Rivières : Éditions d’art Le Sabord, 2002. p. 44-55.

Page 227: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

217

BOUTET, Danielle. Territoires préhistoriques. ESSE : Arts + Opinions, No 43, 2002. p. 10-15.

BOUTET, Danielle. Réflexion sur la pratique interdisciplinaire au Canada. Rapport public soumis au conseil d’administration du Conseil des Arts du Canada, 1996.

BOUTET, Danielle. La Pratique interdisciplinaire : Un défi pour les discours en arts. Parallélogramme. Vol 20 No 4, 1995.

BOUTET, Danielle. Interdisciplinarity in the Arts: Radical Perspectives in Art Education. Harbour. Vol 2 No 2, Montréal, 1993.

BRESLIN, James E. B. Mark Rothko: A Biography. Chicago: University of Chicago Press, 1993. 699 p.

BROOK, Peter. L’Espace vide : Écrits sur le théâtre. Paris : Seuil, 1977. 184 p. BRUNEAU, Monik et André Villeneuve (dir.). Traiter de recherche création en art : entre

la quête d’un territoire et la singularité des parcours. Montréal : Presses de l’Université du Québec, 2007. 419 p.

CAGE, John. Silence: Lectures and Writings by John Cage. Wesleyan University Press, 1961. 276 p.

CAMPBELL, Joseph et Bill Moyers. The Power of Myth. NY: Anchor Books, 1991. 293 p. CARR, Emily. Hundreds and Thousands: The Journals of an Artist. Toronto: Irwin, 1966.

332 p. CAUQUELIN, Anne. L’invention du paysage. Paris : Quadrige / PUF, 2000. 181 p. CAZENAVE, Michel. La science et les figures de l’âme. Monaco : Éditions du Rocher,

1996. 309 p. Centre International d’Art Contemporain de Montréal (CIAC). Magazine électronique du

CIAC. No 25, été 2006. [en ligne] http://www.ciac.ca/magazine/archives/no_25/sommaire.htm (consulté le 5 novembre 2008).

Centre international de recherches et d’études transdisciplinaires (CIRET) [en ligne]. http://nicol.club.fr/ciret/index.htm (consulté le 4 novembre 2008)

CHEVALIER, Jean et Alain Gheerbrant. Dictionnaire des symboles. Paris : Éditions Robert Laffont SA et Éditions Jupiter, 1982. 1060 p.

CHRISTIN, Anne-Marie (dir.). Histoire de l’écriture. Paris : Flammarion. 2001. 405 p. COPLESTON, Frédéric. Histoire de la philosophie : la Renaissance. Tournai : Casterman,

1958. 514 p. CORBIN, Henry. L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn’Arabi. Paris : Médicis-

Entrelacs, 2006. 398 p. CORDIGLIA, Elena Judica. Yi King. Ottawa : Éditions de Mortagne, 1996. 462 p. CRISCIANI, Chiara et Claude Gagnon. Alchimie et Philosophie au Moyen-âge :

perspectives et problèmes. Montréal : Les éditions Univers, 1980. 82 p. CSIKSZENTMIHALYI, Mihaly. Vivre : la psychologie du bonheur. Paris : Robert Laffont,

2004. 265 p. CSIKSZENTMIHALYI, Mihaly. Creativity: Flow and the Psychology of Discovery and

Invention. NY: Harper Perennial, 1996. 456 p. DANTO, Arthur C. After the End of Art: Contemporary Art and the Pale of History.

Princeton University Press, 1995. 239 p. DAVIES, Stephen. Definitions of Art. Cornell University Press, 1991. 243 p.

Page 228: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

218

DE QUINCEY, Christian. Radical Nature: Rediscovering the Soul of Matter. Montpelier, VT: Invisible Cities Press, 2002. 330 p.

DISSANAYAKE, Ellen. Homo Aestheticus: Where Art Comes From and Why. Seattle: University of Washington Press, 1995. 297 p.

DONIN, Nicolas et Jacques Theureau (dir.). Circuits – Musiques contemporaines : La fabrique des œuvres volume 18, numéro 1 (2008).

DOYON-DEMERS [en ligne] http://www.doyondemers.org/index.html# (consulté le 30 octobre 2008).

DUCHAMP, Marcel. Duchamp Du signe : Écrits. Paris : Flammarion, 1975. 314 p. DURAND, Gilbert. Les structures anthropologiques de l’Imaginaire. Paris : Dunod, 1984.

536 p. DURAND, Gilbert. Beaux-Arts et archétypes : la religion de l’art. Paris : PUF, 1989. 287

p. ECCLES, John C. Évolution du cerveau et création de la conscience. Paris : Champs /

Flammarion, 1994. 368 p. ECO, Umberto. L’œuvre ouverte. Paris : Seuil, 1965. 315 p. ECO, Umberto (dir.). Histoire de la beauté. Flammarion Québec, 2004. 438 p. ELIADE, Mircea. Forgerons et alchimistes. Paris : Champs / Flammarion, 1977. 188 p. ELIADE, Mircea. Histoire des croyances et des idées religieuses. Paris : Payot, 1976. 3

volumes. ELIADE, Mircea. Le Sacré et le profane. Paris : Gallimard, 1965. 185 p. ELIADE, Mircea et Claude-Henri Rocquet. L’épreuve du labyrinthe. Monaco : Éditions du

Rocher, 2006. 255 p. FELSHIN, Nina (ed.). But Is It Art ? The Spirit of Art as Activism. Seattle: Bay Press, 1995.

412 p. FLEMING, Martha. Studiolo: The collaborative work of Martha Fleming and Lyne

Lapointe. Artextes Éditions and the Art Gallery of Windsor, 1997. 201 p. FOULQUIÉ, Paul. Dictionnaire de la langue philosophique. Paris : PUF, 1962. 776 p. FRANZ, Marie-Louise von. Alchimie & imagination active. Paris : Jacqueline Renard,

1989. 159 p. FRISCH, Max, L’homme apparaît au Quaternaire. Paris : Gallimard, 1982. 143 p. FULCANELLI. Les Demeures philosophales. Société Nouvelle des Éditions Pauvert, 1979.

2 volumes. GABLIK, Suzi. The Reenchantment of Art. NY: Thames and Hudson, 1991. 191 p. GABLIK, Suzi. Has Modernism Failed? NY: Thames and Hudson, 1984. 133 p. GARDNER, Howard. Frames of mind: the theory of multiple intelligences. NY: Basic Books,

1983. 440 p. GASCHÉ, Rodolphe. The idea of form: rethinking Kant’s aesthetics. Stanford University

Press, 2003. p. 1-12 ; 89-118 ; 179-218. GENETTE, Gérard. L’œuvre de l’art : 1. Immanence et transcendance. Paris : Éditions du

Seuil, 1994. 299 p. GENETTE, Gérard. L’œuvre de l’art : 2. La relation esthétique. Paris : Éditions du Seuil,

1997. 292 p. GOETHE. Écrits sur l’art. Paris: Flammarion, 1996. 342 p. GOLDING, John. Paths to the Absolute: Mondrian, Malevich, Kandinsky, Pollock,

Newman, Rothko, Still. Princeton University Press, 2000. 240 p.

Page 229: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

219

GOSSELIN, Pierre et Éric Le Coquiec (dir.). La recherche création : pour une compréhension de la recherche en pratique artistique. Québec : Presses de l’Université du Québec, 2006. 141 p.

GREENBERG, Joseph H. Language in the Americas. Stanford University Press, 1987. 438 p.

HARAWAY, Donna J. Simians, Cyborgs and Women: The Reinvention of Nature. NY: Routledge, 1991. 287 p.

HÉBERT, Jacques. Le labyrinthe médiéval. [en ligne] http://www.labyreims.com/cr-man-a09.gif Consulté le 25 octobre 2008.

HEISENBERG, Werner. Le manuscrit de 1942. Paris : Allia, 2004. 174 p. HERMÈS TRISMÉGISTE. La table d’émeraude. La Rose bleue [en ligne]. http://www.la-

rose-bleue.org/Etudes/Table_Emeraude_traduction_commentaires.html (consulté le 25 octobre 2008).

HESSE, Herman. Le jeu des perles de verre. Paris: Calmann-Lévy, 1955. 545 p. HODEIR, André. Les formes de la musique. Paris : PUF, 1969. 127 p. HUGHES, Lynn et Marie-Josée Lafortune (dir.). Penser l’indiscipline : Recherches

interdisciplinaires en art contemporain = Creative Con/fusions: Interdisciplinary Practices in Contemporary Art. Montréal : Optica, 2001. 199 p.

HUSTON, Nancy. L’espèce fabulatrice. Actes sud / Leméac, 2008. 197 p. HUXLEY, Aldous. La philosophie éternelle. Paris : Seuil, 1977. 373 p. INGRAM, Jay. Talk Talk Talk: an investigation into the mystery of speech. Toronto:

Viking, 1992. 318 p. JASPERS, Karl. Introduction à la philosophie. Paris : Plon, 1965. 190 p. JAUSS, Hans Robert. Pour une esthétique de la réception. Paris : Gallimard, 1978. 305 p. JUDD, Donald. Écrits 1963 – 1990. Paris : Daniel Lelong, 1991. 355 p. JUNG, Carl Gustav et Aniéla Jaffé. Memories, Dreams, Reflections. NY: Vintage Books,

Random House, 1965. 430 p. KAMPER, Dietmar et Christoph Wulf. Looking Back on the End of the World. NY:

Semiotext(e) Foreign Agents Series, 1989. 121 p. KANDINSKY, Wassily. Du Spirituel dans l’art — et dans la peinture en particulier. Paris

: Denoël, 1969. 183 p. KAPROW, Allan. Essays on the Blurring of Art and Life. Berkeley: University of

California Press, 1993. 258 p. KLEE, Paul. Journal. Paris : Bernard Grasset, 1959. 359 p. KLEE, Paul. Théorie de l’art moderne. Paris : Denoël, 1985. 154 p. KOSUTH, Joseph. Art After Philosophy and After: Collected writings, 1966 – 1990.

Cambridge: The MIT Press, 1991. 289 p. KUNZMANN, Peter, Franz-Peter BURKARD et Franz WIEDMANN. Atlas de la

philosophie. Librairie Générale Française, 1999. 285 p. KUHN, Thomas S. The Structure of Scientific Revolutions. University of Chicago

Press,1970. 210 p. LACY, Suzanne (ed.). Mapping the Terrain: New Genre Public Art. Seattle: Bay Press,

1995. 293 p. LANGER, Susanne K. Feeling and Form. NY: Charles Scribner’s Sons, 1953. 431 p. LAURIER, Diane et Gosselin, Pierre (dir.). Tactiques insolites : vers une méthodologie de

recherche en pratique artistique. Montréal : Guérin, 2004. 183 p.

Page 230: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

220

LENOIR, Frédéric. Les métamorphoses de Dieu : la nouvelle spiritualité occidentale. Paris : Plon, 2003. 402 p.

LIPPARD, Lucy R. Overlay: Contemporary Art and the Art of Prehistory. NY: The New Press, 1983. 266 p.

LOCQUIN, Marcel. Quelle langue parlaient nos ancêtres préhistoriques ? Paris : Albin Michel, 2002. 178 p.

LOW, Albert. Créer la conscience. Gordes : Les Éditions du Relié, 2000. 460 p. MACLEOD, Katy et Lin Holdridge. The Enactment of Thinking: creative practice research

degrees. Journal of Visual Art Practice, Vol 2, No 1 & 2, Intellect Ltd 2002. pp. 5-11.

MACY, Joanna. Mutual Causality in Buddhism and General Systems Theory. Albany: State University of New York Press, 1991. 236 p.

MALEVITCH, V.S. Écrits. Paris : Champ Libre, 1975. 450 p. MALHERBE, Michel. Les Langages de l’humanité. Paris : Robert Laffont S.A., 1995.

1734 p. MASLOW, Abraham H. L’accomplissement de soi : de la motivation à la plénitude.

Eyrolles, 2004. 207 p. MERLEAU-PONTY, Maurice. Sens et non-sens. Paris : Nagel, 1965. 331 p. MESSINGER, Lisa Mintz. Georgia O’Keeffe. NY: Thames and Hudson, 1988. 95 p. MICHAUD, Yves. L’art à l’état gazeux : Essai sur le triomphe de l’esthétique. Hachette/

Littératures, Éditions Stock, 2003. 205 p. MICHAUD, Yves. La crise de l’Art contemporain : Utopie, démocratie et comédie. Paris

: PUF, 1997. 286 p. MINNICH, Elizabeth K. Transforming Knowledge. Philadelphia: Temple University Press,

1990. 210 p. MONCELON, Jean. Hûrqaliâ : le monde imaginal. D’Orient et d’Occident [en ligne].

http://www.moncelon.com/urqalya.htm (consulté le 20 octobre 2008). MONDRIAN, Piet. The New Art — The New Life: The Collected Writings of Piet

Mondrian. Boston: G.K. Hall & Co., 1986. 414 p. MORGAN, Sally J. A Terminal Degree: fine art and the PhD. Journal of Visual Art

Practice, Vol 1 No 1, Intellect Ltd 2001. pp. 5-15. MORIN, Edgar. Introduction à la pensée complexe. Paris : Seuil, 2005. 158 p. MOTHERWELL, Robert. The Collected Writings of Robert Motherwell. NY: Oxford

University Press, 1992. 325 p. Mouvement : Revue indisciplinaire des Arts Vivants [en ligne].

http://www.mouvement.net/site.php (consulté le 30 mai 2008). NATTIEZ, Jean-Jacques (dir.). MUSIQUES : Une encyclopédie pour le XXIe siècle. 2 Les

savoirs musicaux. Actes Sud / Cité de la musique, 2004. 1241 p. NATTIEZ, Jean-Jacques. La musique, la recherche et la vie. Montréal : Leméac, 1999. 256

p. NEWMAN, Barnett. Selected Writings and Interviews. NY: Knopf, 1990. 331 p. NICOLESCU, Basarab. La transdisciplinarité : Manifeste. Monaco : Éditions du Rocher,

1996. 232 p. NICOLESCU, Basarab. Nous, la particule et le monde. Paris : Le Mail, 1985. 245 p.

Page 231: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

221

NICOLESCU, Basarab. Transdisciplinarity and Complexity: Levels of Reality as Source of Indeterminacy, Rencontres transdisciplinaires [en ligne], bulletin No 15, mai 2000. http://nicol.club.fr/ciret/bulletin/b15/b15c4.htm (consulté le 5 novembre 2008)

NICOLESCU, Basarab. Transdisciplinarity : Past, Present and Future. Non publié. Texte partagé avec les membres de la liste Internet du Centre international de recherches et études transdisciplinaires (CIRET) en septembre 2005.

NODELMAN, Sheldon. The Rothko Chapel Paintings: Origins, Structure, Meaning. Austin: University of Texas Press, 1997. 359 p.

Observatoire de Paris [en ligne] http://www.obspm.fr/actual/nouvelle/nov06/lune-f3.jpg (consulté le 3 mai 2007).

OTTO, Rudolf. Le Sacré : L’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel. Paris : Petite Bibliothèque Payot, 2001. 285 p.

PAIK, Nam June. Du cheval à Christo et autres écrits. Bruxelles : Legeer Hossmann, 1993. 251 p.

PAILLÉ, Louise. Livre Livre : la démarche de création. Trois-Rivières : Éditions d’art Le Sabord, 2004. 156 p.

PASSERON, René. La Naissance d’Icare : Éléments de poïétique générale. Ae2cg Éditions et Presses Universitaires de Valenciennes, 1996. 240 p.

PINKER, Steven. The Language Instinct: How the Mind Creates Language. NY: William Morrow & Company, 1994. 494 p.

POLLITZER, Anita. A Woman on Paper: Georgia O’Keeffe. Touchstone Book, 1988. 290 p.

PRESCOTT, Louise. Le complexe d’Ulysse : signifiance et micropolitique dans la pratique de l’art. Trois-Rivières : Éditions d’art Le Sabord, 2002. 185 p.

RAINE, Kathleen. Le monde vivant de l’imagination. Monaco : Éditions du Rocher, 1998. 315 p.

RANDOM, Michel. La pensée transdisciplinaire et le réel. Paris : Dervy, 1996. 348 p. REEVES, Hubert, M. Cazenave, P. Solié, K. Pribram, H. F. Etter, M.-L. von Franz. La

synchronicité, l’âme et la science. Paris : Albin Michel, 1995. 180 p. REINHARDT, Ad. Art-as-Art: The selected writings of Ad Reinhardt / edited and with an

introduction by Barbara Rose. Berkeley: University of California Press, 1991. 236 p.

REY, Alain (dir.). Dictionnaire historique de la langue française. Paris : Dictionnaires Le Robert, 1998. 3 volumes.

RILKE, Rainer Maria. Lettres à un jeune poète. Paris : Le Seuil, 1992. 142 p. RIMBAUD, Arthur. Poésies complètes. Paris : Éditions Gallimard et Librairie Générale

Française, 1963. 253 p. RODIN, Auguste. L’art : Entretiens réunis par Paul Gsell. Paris : NRF, Gallimard, 1967.

211 p. ROSENBERG, Harold. Barnett Newman. NY: Harry N. Abrams, 1978. 260 p. ROWLING, J. K. Harry Potter et la Coupe de Feu. Paris : Gallimard Jeunesse, 2000. 652

p. RUMI, Mevlâna Jalâluddin. The Rumi Collection. Boston : Shambhala, 1999. 206 p. SAINT-MARTIN, Fernande. La théorie de la Gestalt et l’art visuel. Québec : Presses de

l’Université du Québec, 1990. 147 p. SARTRE, Jean-Paul. Qu’est-ce que la littérature ? Paris : Gallimard, 1985. 374 p.

Page 232: PAYSAGES DE L’HOLOCÈNE - Université Laval

222

SCHELLING, Friedrich Von. De l’âme du monde (1798). Édition de Stéphane Schmitt. Paris : Éditions Rue D’ulm Eds, 2007. 320 p.

SCHNEEMANN, Carolee. More than Meat Joy : Complete Performance works & Selected writings. New Paltz: Documentext, 1979. 281 p.

SCHOENBERG, Arnold. Structural Functions of Harmony. NY: W.W. Norton, 1969. 203 p.

SEI SHÔNAGON. Notes de chevet. Traduction et commentaires de André Beaujard, Paris : Gallimard / Unesco, 1997. 325 p.

SERRA, Richard. Writings, Interviews. The University of Chicago Press, 1994. 280 p. SHINER, Larry. The Invention of Art: A Cultural History. The University of Chicago Press,

2001. 362 p. SOULAGES, Pierre. Noir lumière : Entretiens avec Françoise Jaunin. Suisse : La

bibliothèque des arts, collection Paroles Vives, 2002. 157 p. STEHLY, Ralph. Hiérophanies, théophanies, territoire sacré, temps sacré. Le Monde des

religions [en ligne.] http://stehly.chez-alice.fr/personne.htm (Page consultée le 2 octobre 2008)

STOCKHAUSEN, Karlheinz. Stockhausen On Music. London: Marion Boyars, 1989. 220 p.

TARASTI, Eero. Sémiotique musicale. Presses universitaires de Limoges (PULIM), 1996. 433 p. Chapitre III : « L’espace musical », p. 113–139

TEILHARD DE CHARDIN, Pierre. Le Phénomène humain. Paris : Seuil. 1955. 318 p. TEILHARD DE CHARDIN, Pierre. L’avenir de l’homme. Paris : Seuil, 1959. 405 p. TEMKIN, Ann. Barnett Newman. Yale University Press, 2002. 351 p. The Rothko Chapel [en ligne] http://www.rothkochapel.org/ TODOROV, Tzvetan. Éloge de l’individu. Éditions Adam Biro, 2004. 257 p. Université Paris 1. Poïétique. Images Analyses [en ligne] http://imagesanalyses.univ-

paris1.fr/poietique.html (consulté le 5 novembre 2008) University of Minnesota. Art as Knowing: A Public Conversation about Art, Ideas and

Practice [en ligne]. 2007. http://artasknowing.umn.edu/ (consulté en octobre 2008) VALÉRY, Paul. Première leçon du cours de poétique, 1937. 18 p. Collection Les

classiques des sciences sociales, Université du Québec à Chicoutimi [en ligne] http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.sif.vap.pre (consulté le 5 novembre 2008)

WEIL, Simone. La pesanteur et la grâce. Paris : Plon, 1988. 277 p. Wikipédia [en ligne]. http://fr.wikipedia.org/ Wikipedia [en ligne]. http://en.wikipedia.org/ WILBER, Ken. The Marriage of Sense and Soul. NY: Random House, 1998. 225 p. WILHELM, Richard. Yi King : Le livre des transformations. Paris : Librairie de Médicis,

1973. 415 p. WOLF, Fred Alan. The Dreaming Universe. NY: Touchstone, 1994. 413 p. YOURCENAR, Marguerite. L’œuvre au noir. Paris : Gallimard, 1968. 469 p. ZHUANGZI. Inner chapters / Chuang-Tsu: A new translation by Gia-fu Feng and Jane English.

NY: Knopf, 1974. 161 p. ZWEITE, Armin. Barnett Newman: Paintings, Sculptures, Works on Paper. Hatje Cantz

Publishers, 1999. 336 p.