pas si tranquille...pas si tranquille il y a des vies qui semblent résumer toute une époque....

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  • Adèle lAuzon

    PAS SI TRANQUILLE

    Il y a des vies qui semblent résumer toute une époque. C’est le cas de celle de la journaliste Adèle Lauzon.

    Après avoir grandi dans le Québec de Duplessis, Adèle Lauzon s’embarque pour l’Europe en 1950. Elle y trouve un continent encore ravagé par la guerre, mais où elle fait l’expérience d’une extraordi-naire liberté de vivre et de penser. C’est ainsi qu’après avoir sillonné la France avec les camarades Jacques Languirand et Hubert Aquin, elle découvre le communisme en même temps que l’amour.

    En rentrant au Québec, elle se taille une place dans le journalisme, non pas confinée aux pages féminines, mais bien comme première femme responsable des questions de politique internationale à La Presse. Pour le Magazine Maclean, elle couvre deux révolutions – fort différentes – qui ont marqué le siècle, à Cuba et en Algérie, ce qui lui donne l’occasion de connaître quelques-uns de leurs principaux acteurs.

    D’ailleurs, la révolution, tranquille ou pas, semble gagner le monde. Même au Québec les bombes commencent à exploser. Et cette révolution ne se confine pas à la politique. Jusque dans la sphère privée, plus rien n’est jamais acquis une fois pour toutes, et il faut trouver le moyen d’être à la fois épouse, mère, amante.

    Cette vie hors du commun, Adèle Lauzon a trouvé les mots pour la raconter avec un charme unique. Elle réussit à nous faire traverser en sa compagnie, emportés, amusés, étonnés, toute la Révolution tranquille, comme si on y était.

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    boréalISBN 978-2-7646-0593-6 impr

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    27,50 $21 e

    Extrait de la publication

  • Les Éditions du Boréal4447, rue Saint-Denis

    Montréal (Québec) h2j 2l2www.editionsboreal.qc.ca

  • PAS SI TRANQUILLE

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  • Extrait de la publication

  • Adèle Lauzon

    PAS SI TRANQUILLESouvenirs

    Boréal

  • Les photos de la couverture et de l’intérieur proviennent des archives personnelles de l’auteur.

    Les Éditions du Boréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour ses activités d’édition et remercient le Conseil des Arts du Canada pour son soutien financier.

    Les Éditions du Boréal sont inscrites au Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée de la SODEC et bénéficient du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

    © 2008 Les Éditions du BoréalDépôt légal : 2e trimestre 2008Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Diffusion au Canada : DimediaDiffusion et distribution en Europe : Volumen

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Lauzon, AdèlePas si tranquilleAutobiographie.

    isbn 978-2-7646-0593-6

    1. Lauzon, Adèle. 2. Québec (Province) – Histoire – 1945-1960. 3. Québec (Province) – Histoire – 1960- . 4. Journalistes – Québec (Province) – Biographies. I. Titre.

    pn4913.l383a3 2008 070.92 c2008-940655-9

    Extrait de la publication

  • À mes fils, Nicolas et Vincent

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  • Extrait de la publication

  • Avant-propos

    C e récit se situe entre deux consultations populaires : le plébiscite canadien de 1942 sur la conscription et le référendum de 1980 sur la souveraineté du Québec. Ce n’est pourtant pas un texte historique, mais un itinéraire particulier, qui commence dans l’étouffement clérical du Québec duplessiste et qui s’épanouit dans les années fécondes de la Révolution tranquille, période où le monde entier, en proie à de violents soubresauts, semblait vouloir se réinventer.

    Les événements et les personnages n’ont pas été choisis en fonction de leur importance, mais au fur et à mesure qu’ils se présentaient à ma mémoire, comme matériau d’une sorte d’autobiographie sélective. C’est ainsi que j’ai peu parlé de mes enfants, de mon frère et de quelques amis précieux. Quant aux personnes que j’y évoque, elles ne se reconnaîtront peut-être pas, parce que, en toute sincérité, je les ai dépeintes telles que moi je les ai vues s’immiscer dans mon monde.

    Bref, contrairement au procédé journalistique consistant à décrire la réalité objectivement, il s’est agi ici de percevoir cette réalité dans toute sa subjectivité, pour fabriquer un récit destiné aux lecteurs curieux de connaître une expérience de vie inusitée.

    A.L.

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  • 1

    FILLE DE GARAGISTE

    À onze ans, j’inscrivais sur les murs, à la craie et en grosses lettres majuscules, VOTEZ NON. C’était mon engagement dans la campagne de 1942 contre la conscription. C’était également mon premier acte militant. Il allait y en avoir d’autres, tout au long de ma vie, sans que je n’appartienne jamais officiellement à un parti ou à une organisation militante. Cela n’était pas ma nature et n’a jamais été un occupation stable pour moi.

    J’avais accompagné mon père à la salle du Plateau, en plein cœur du parc Lafontaine, à Montréal, pour écouter une série de conféren-ces du leader nationaliste Henri Bourassa. Il m’avait dit : « Ma fille, il faut que tu entendes parler cet homme avant qu’il meure. » Je me souviens qu’il était beaucoup question d’impérialisme, que l’ennemi c’était l’Angleterre et que les Canadiens français devaient faire leur place dans le Canada. Pas question du Québec à cette époque. L’année suivante, je devins travailleuse d’élections pour le Bloc po-pulaire (parti nationaliste récemment fondé) dans le comté de Saint-Jacques. Je faisais du pointage. Ce fut d’ailleurs la seule occa-sion de ma vie où je me livrai à cette sorte d’activité. Ma militance ne fut presque jamais électorale.

    Pourquoi cette activité politique à un âge où les enfants ont d’autres jeux ? Comment savoir ? Je me souviens que ma grand-mère, femme de condition on ne peut plus modeste, lisait avec

  • 12 PAS SI TRANQUILLE

    passion l’Histoire de la province de Québec de Robert Rumilly et l’Histoire du Canada de François-Xavier Garneau, ouvrages comptant plusieurs volumes. À chaque occasion, comme Noël ou son anniver-saire, nous lui faisions cadeau de deux ou trois tomes, ce qui la comblait. Elle les dévorait avidement.

    Ma mère, quant à elle, refusait systématiquement de discuter politique, affirmant avec une sorte d’agressivité ambivalente qu’elle se contentait de voter comme son mari. Mon père au contraire parlait beaucoup de la question. Il était nationaliste. Mais je lui re-prochais amèrement son attitude conciliante avec les Anglais dans le commerce. Il avait même fait imprimer un buvard orné du nom de son entreprise et d’un drapeau britannique, ce qui me faisait terriblement honte. De son côté, ma mère, qui refusait de parler politique et qui était parfaitement bilingue, s’obstinait à se faire servir en français quand nous allions dans les grands magasins du bas de la ville. Je la trouvais brave mais j’avais honte parce qu’elle provoquait des esclandres, ce qui m’affolait, car j’étais extrêmement timide. Mais je crois que j’ai hérité d’elle cette préférence de l’action à la parole.

    Sur le plan personnel, mes rapports de voisinage un peu tendus avec les anglophones à Notre-Dame-de-Grâce, quartier petit- bourgeois de Montréal, attisaient mon nationalisme encore primaire. Mais j’étais surtout humiliée par ce sentiment que les Anglais étaient partout les maîtres et que nous n’étions que des serviteurs parfois trop complaisants.

    La Deuxième Guerre mondiale dont je suivais les péripéties dans les journaux et à la radio suscita chez moi des réactions diverses et surtout une assez formidable confusion. Étant antianglaise, j’eus même une période nazie. C’était du pseudo-nazisme — car je ne connaissais rien de ce régime ni de son contenu antisémite. Au contraire, j’avais de la répugnance pour certaines manifestations antisémites que je constatais au Québec. Mais cet épisode nazi ne dura pas un an et fut vite remplacé — l’information sur la guerre faisant son œuvre — par une féroce admiration pour la Résistance française.

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  • FILLE DE GARAGISTE 13

    Vers l’âge de quatorze ans, je négligeai un peu mes activités nationalistes pour me plonger dans des lectures incongrues pour mon âge, mais qui de façons diverses marquèrent le reste de ma vie.

    Il y eut d’abord Dostoïevski. J’y suis venue à cause de ma passion pour l’un des excellents comédiens de l’époque, Pierre Dagenais, dont j’écoutais toutes les émissions à la radio. Un jour on annonça qu’il devait jouer dans une pièce intitulée Crime et Châtiment. L’idée que mon idole pût se commettre dans un « policier » me décevait beaucoup et je fus sur le point de passer outre. Mais une heure avec Pierre Dagenais valait bien certaines concessions, et à l’heure dite je me collai au poste de radio. Du coup je changeai d’idole. Pierre Dagenais fut victime de son rôle ; j’avais un nouveau héros, Raskol-nikov. Tout de suite je voulus lire le livre. Il faut savoir qu’à cette époque il n’existait pratiquement pas de librairies de langue fran-çaise à Montréal, et les rares qui survivaient étaient très mal pourvues à cause de la coupure avec la France occupée. On trouvait des livres d’occasion, des ouvrages publiés à New York ou une petite quantité de textes canadiens. Mes premières recherches furent vaines, bien entendu. J’appelai donc mon père à la rescousse. Un père qui dispo-sait de très peu de temps pour lire mais qui avait tout de même un goût prononcé pour les livres depuis ses études classiques interrom-pues à cause du manque d’argent. Nous avions une bonne bibliothè-que, et mon père fréquentait Henri Tranquille, un sympathique et compétent libraire d’occasion qui, après quelques semaines, finit par dénicher un exemplaire de Crime et Châtiment.

    À la suite de cette découverte, je ne passai plus une soirée sans lire des passages de cette œuvre. Je m’imprégnais de l’atmosphère russe, de cette vie d’étudiants pauvres, de prêteurs sur gages et de prostituées, de mysticisme, mais j’étais surtout fascinée par ce que je croyais déceler chez Raskolnikov : cette façon d’éprouver de la compassion tout en défendant le droit qu’avaient certains êtres de tuer. C’était comme un phantasme de toute-puissance qui compen-sait mon sentiment d’être faible, petite, dépendante, canadienne-française et, ce qui aggravait le tout, d’être une fille. Cette honte d’être une fille était de nature sociale. Je ne peux en aucune façon en rendre mes parents responsables, puisqu’ils ne m’ont jamais —

  • 14 PAS SI TRANQUILLE

    malgré la mentalité ambiante — privée d’aucun des privilèges habi-tuellement réservés aux garçons. À l’époque de mon enfance et de mon adolescence, il n’y avait à peu près pas de femmes dans la vie contemporaine, dans l’histoire ou dans la vie des arts pour faire croire à une jeune fille qu’elle pouvait aspirer à devenir « quelqu’un ». Il est vrai que je ne voulais surtout pas être condamnée à la même vie que ma mère. Je ne voulais pas être mon père non plus. En fait, je cherchais à me rapprocher de tout ce qui m’éloignait des miens. Je voulais être autre et ailleurs.

    Au cours de ces mêmes années, entre treize et seize ans, je fis deux autres découvertes majeures : Rimbaud et la Révolution française. J’ai sans doute puisé la Révolution française dans la bibliothèque de mes parents. Mais je lisais aussi tout ce que je pouvais trouver à la bibliothèque du quartier. Mon héros, c’était Robespierre. La rébellion, la pureté, l’intransigeance, l’absolu. Et enfin, Rimbaud dont j’appris presque toute l’œuvre par cœur, en la relisant tous les soirs. Tout ce que j’ai conservé de cette époque, à travers mes innombrables déménagements, c’est un exemplaire de luxe et tout usé d’Une saison en enfer.

    Cette contradiction profonde entre ma vraie nature et mon univers mental et imaginaire se répercuta dans ma façon de vivre et de penser. D’une certaine façon, je devins une femme très douce qui n’avait de respect que pour la violence.

    À quatorze ans, ma vie intime avec le personnage de Raskolnikov me conduisit à suivre des cours d’histoire de la Russie qui se donnaient à l’Université de Montréal. Je me souviens que nous étions cinq dans la classe et que le professeur était un Jésuite. Ces visites hebdoma-daires à l’université étaient un véritable bonheur. Je plongeais dans un univers fascinant, éloigné de tout ce qui m’était familier. Ces cours, qui couvraient la période allant du Moyen Âge à la Révolution russe, influencèrent par la suite grandement ma façon de voir le régime soviétique. C’est là que j’appris à distinguer ce qui, en URSS, appartenait au régime communiste et ce qui relevait de l’histoire et de la culture russes.

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  • FILLE DE GARAGISTE 15

    Ces lectures si disparates avaient évidement un thème commun : la révolte. Elles avaient une tonalité plus violente que mes activités nationalistes. Je n’étais pourtant qu’à la préadolescence. Et qui plus est, j’étais une petite fille sage, à la fois éduquée de manière stricte et dorlotée par ses parents. Pourquoi cette identification à des êtres et à des activités de rébellion ? Il me semble que l’origine en fut le sentiment d’humiliation le plus souvent attribuable à notre incer-taine identité de classe sociale. Mes grands-parents étaient pauvres. Quant à mes parents, ils n’étaient pas riches, mais à l’aise et en bonne voie de monter dans l’échelle sociale.

    Mon éducation faisait partie de cette aspiration vers le haut. Je fus donc envoyée pour mes études classiques dans l’un des couvents les plus huppés de Montréal : Villa-Maria. Je me retrouvai en com-pagnie d’une solide majorité de filles riches. Nous portions l’uniforme, ce qui évitait sagement d’indésirables comparaisons vestimentaires. Dans mon cas, cela n’aurait pas été trop grave, parce que mes parents, dans leurs efforts pour améliorer leur situation, ne m’achetaient que des vêtements de qualité. Personnellement je préférais l’uniforme parce que j’étais déjà en rupture de ban avec la condition féminine et je n’avais aucun intérêt pour les robes, chaussures, chapeaux, bijoux que ma mère se faisait un devoir — plus qu’une joie, elle-même n’étant pas coquette — de m’acheter.

    Somme toute, ces filles étaient assez sympathiques, et j’avais d’excellents rapports avec elles. Pendant la première année de mes études dites classiques, à onze ans, je ne m’étais pas encore identifiée à mes idoles révolutionnaires. Je lisais plutôt le théâtre grec que j’avais découvert en classe, en même temps que l’histoire de l’Antiquité, et Arsène Lupin, dont j’étais fière de partager les initiales. Je menais une vie assez douce et ordonnée, encore peu consciente qu’il y avait une différence de classe entre les autres étudiantes et moi-même, si ce n’est qu’elles passaient leurs vacances de Noël à faire du ski dans le Nord et logeaient dans de luxueux hôtels. Dans ma famille, les expéditions de ski se limitaient à une ou deux virées par saison, agrémentées d’un repas dans un restaurant plutôt modeste.

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  • 16 PAS SI TRANQUILLE

    Mais là où les choses se gâchèrent sérieusement, ce fut à cause des parents de quelques-unes d’entre elles, dont la conduite eut beaucoup plus d’effet sur moi que n’en aurait plus tard le Manifeste du Parti communiste — pour ce qui est de la rébellion, bien entendu. J’avais vécu ma première expérience de parents snobs à l’âge de huit ans, alors que je fus expulsée de la cour des voisins où je jouais avec la petite voisine parce que, entendis-je dire la mère à la fille : « Je ne veux pas que tu joues avec elle, ces gens-là viennent de Côte-Saint-Paul. » Nous avions effectivement déménagé depuis peu à Notre-Dame-de-Grâce, et cette dame ne nous trouvait pas dignes de ce quartier. Je ressentis une humiliation profonde, d’autant plus péni-ble que je ne comprenais rien à ce qui arrivait. Mais ce fut la pre-mière fois que je perçus qu’il pouvait y avoir une telle chose que la différence entre les classes sociales. Plus tard, à Villa-Maria, j’avais une amie avec qui je partageais un grand amour de la musique. Elle venait souvent à la maison et nous écoutions des disques classiques. Un jour elle m’invita chez elle. Elle habitait une vaste demeure sur The Boulevard, à Westmount. Nous venions de nous installer dans un petit boudoir quand sa mère l’appela dans la pièce voisine. Je l’entendis nettement dire à Louise : « Ne me dis pas que t’as fait entrer ça dans la maison ! » Ce « ça » me marqua pour la vie. J’avais été bien éduquée par mes parents et par les religieuses au couvent, j’étais polie, effacée, probablement trop effacée, je ne menaçais ni sa fille ni sa maison, rien ne pouvait expliquer ce rejet violent et humiliant. Je bondis hors de ma chaise, me dirigeai vers le vestibule et sortis en claquant la porte. Je revis mon amie au couvent le lendemain et, mal à l’aise, elle m’expliqua que ses parents, qui étaient dans la distribu-tion de pétrole, refusaient que leur fille s’abaissât jusqu’à fréquenter la fille d’un garagiste. Aucun rapport avec mon comportement — uniquement cette intolérable tare : fille de garagiste. Moi qui adorais mon père et qui considérais une visite à son garage comme l’une de mes sorties préférées !

    Ce que je conservai de cette aventure, ce ne fut pas la haine des riches ou le désir de vengeance, encore moins la honte de mes parents, mais une conscience aiguë de ma dignité, de celle de mes parents aussi, une sensibilité particulière à l’humiliation, qui influença plus

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    tard mes convictions. Ce qui compterait désormais, c’était le respect. Le respect qu’on me porterait à moi et aux miens. Que je porterais aux autres aussi. Le respect pour tous ceux qui l’imposaient par leur valeur intrinsèque et non pour leur appartenance à une classe sociale, à une race, à une religion, à une ethnie.

    Plus tard, à l’université, je connus une expérience du même type. À la Faculté de philosophie, j’avais entre autres un ami avec lequel je partageais mes découvertes intellectuelles. Ce jeune homme timide était fils d’industriel et habitait une énorme maison à Outremont, ce qui permettait de transformer le sous-sol en salle de cinéma pour projeter tous les mois des films de ciné-club, interdits dans les cinémas québécois par la censure de Maurice Duplessis. L’auditoire se com-posait surtout d’étudiants de la faculté. La famille voyait d’un mauvais œil mon amitié avec le fils : je fus donc interdite de cinéma. Encore une fois, on ne recevait pas de fille de garagiste dans cette demeure. C’est ce que m’expliqua le fils, qui, lui, avait honte de l’attitude de ses parents. L’histoire se répétait. Mais moi, j’avais changé. Je ne ressentis pas d’humiliation, je passai directement au mépris, car je m’étais entre-temps sérieusement bardée contre ce type de comportement.

    Tous ces personnages hautains étaient des Canadiens français de la petite bourgeoisie qui avaient accédé à une certaine richesse depuis une ou deux générations et qui étaient affligés d’une panique noire à la perspective d’être ramenés vers le bas de l’échelle sociale, ne fût-ce que par les fréquentations imprudentes de leurs enfants.

    En fait je n’eus jamais d’expérience semblable avec des anglo-phones, ce qui n’est pas surprenant puisque nous n’avions aucun contact avec eux, sinon dans les magasins où il s’agissait de leur faire dire deux ou trois mots de français. C’est pourquoi mon natio-nalisme ne fut jamais viscéral. C’était un fait collectif, un rapport de pouvoir, mais à l’origine une aliénation. Les Anglais étaient plus riches que nous, leur langue était toute-puissante et dominait la nôtre, omniprésente dans les affiches, dans les relations d’affaires, dans notre langage à nous, qui se défendait bien mal de cet envahissement.

    Extrait de la publication

  • 18 PAS SI TRANQUILLE

    D’autant plus qu’une importante fraction de la population canadienne-française se faisait une gloire de parler anglais. Je me souviens même qu’à l’école primaire les élèves qui se voulaient un peu évoluées parlaient anglais entre elles. L’anglais nous sortait du monde étouffant des bonnes sœurs, de l’Église, du péché, de la médiocrité. L’usage de la langue anglaise transformait notre paysage gris en une scintillante toile de fond. Nous étions influencées par les magazines américains destinés aux adolescentes — nous n’avions pourtant que neuf ou dix ans, mais avec une telle hâte de grandir !

    À cette époque nous n’avions pas le droit d’aller au cinéma avant seize ans, mais, là encore, les revues américaines nous ouvraient des portes, cette fois sur le monde fascinant d’Hollywood. Fascinant parce que « autre » et tellement plus ouvert, plus stimulant.

    Il y avait le cinéma américain, certes. Mais en outre tout ce qui était anglophone nous parlait de richesse, de pouvoir, de maisons somptueuses, de vêtements élégants, d’émotions fortes, de plaisir, de confiance en soi, en la vie, en l’avenir. Alors, nous, à côté, avec nos uniformes noirs, nos vies d’interdictions, nos « nés pour un petit pain », nos avenirs bouchés, nos odeurs d’encens, nos existen-ces en forme de chemin de croix, eh bien ! oui, nous, la première chose que nous souhaitions, c’était d’être ce que nous n’étions pas. Bref, l’aliénation, nous l’avons vécue bien longtemps avant de savoir la nommer.

    La première manifestation de cette aliénation, c’était de faire des efforts pour parler anglais. Je me souviens du sentiment qui m’en-vahissait quand je baragouinais la langue de Shakespeare : la quasi-conviction d’être quelqu’un. Mais ce « quasi » est lourd de sens. Il fait la différence entre faire semblant d’être quelqu’un et la certitude de l’être.

    Tout cela, c’était à l’école primaire. Mais c’est dans ma dernière année du cours primaire que je découvris le mouvement nationa-liste qui me sortit de mes aspirations anglophiles, d’ailleurs fréquentes dans la bourgeoisie canadienne-française.

    Mon père était le septième d’une famille de neuf enfants. Il est né dans le quartier Saint-Henri, d’une mère à moitié paralysée par une

    Extrait de la publication

  • FILLE DE GARAGISTE 19

    crise d’éclampsie survenue au cours d’un accouchement précédent. Cette naissance difficile ne l’empêcha pas d’être en excellente santé tout le long d’une vie qui dura quatre-vingt-quatorze ans. La famille était pauvre, et c’est uniquement grâce aux efforts de recrutement des pères franciscains que mon père poursuivit une bonne partie de ses études classiques au Collège séraphique des Trois-Rivières.

    On voulait faire de lui un moine, mais ses goûts personnels l’auraient plutôt poussé vers le droit. Il conserva, de ces années passées en pension chez les Franciscains, des convictions religieuses fanatiques, un souvenir impérissable de Cicéron et un amour certain pour la poésie, en particulier pour Victor Hugo. Son rêve d’être avocat se brisa quand il eut dix-sept ans. Son père, artisan boulanger, sans travail depuis quelques mois, ne pouvait plus subvenir aux besoins de la famille. Seul enfant à posséder une instruction conve-nable pour l’époque, il fut obligé d’abandonner ses études pour remplacer ce père chômeur et légèrement dépressif.

    Muni de sa formation latine et grecque, il devint serveur dans une taverne. À dix-huit ans, grâce au minuscule capital accumulé en faisant de très strictes économies, il loua un local pour y installer une boulangerie. Totalement incompétent dans le travail manuel, y compris la préparation du pain, il engagea son père pour confec tionner ce qui devint le Pain Lauzon. Bref, à dix-huit ans, il était le patron de son père, ce qui en dit long sur son caractère. La boulangerie prit de l’essor. Il eut d’autres employés et quelques voitures tirées par des chevaux pour livrer le pain à domicile.

    Un jour, un de ses amis eut besoin d’une automobile pour une virée de deux jours. Il suggéra à mon père de lui louer la sienne. Cet arrangement convenant à l’un comme à l’autre, l’expérience fut ré-pétée. Il fallut acheter une deuxième voiture et la louer aussi à d’autres personnes pour rentabiliser la transaction. L’entretien de ces voitu-res de plus en plus nombreuses coûtait cher. La solution logique était d’ouvrir un garage. C’est ainsi que mon père fut affublé de ce titre de garagiste, ma foi fort honorable en dépit du dédain affiché par certains. Sauf que, dans le cas de mon père, il ne correspondait pas à la réalité. Il ne connaissait rien à la mécanique, pas plus qu’à la cuisson du pain. Il ne savait même pas changer un pneu. La boulangerie

  • 20 PAS SI TRANQUILLE

    finit par disparaître, débordée par le monde de l’automobile, mais mon père poursuivit son intégration horizontale en fondant cette fois une auto-école, la première à Montréal, qu’il conserva jusqu’à l’âge de soixante-quinze ans, alors que les « Lauzon de conduite » faisaient partie de la langue populaire.

    La vie l’avait empêché de réaliser son rêve d’être avocat, mais elle lui permit de suivre ce qui fut probablement sa véritable vocation : le commerce, un commerce comme on le pratiquait à l’époque, essentiellement basé sur les relations personnelles avec les clients. Il fut un homme de relations publiques, beaucoup plus populaire qu’il n’était riche. Pendant une longue période de sa vie, il prononça à la radio des causeries sur la conduite automobile, ce qui en fit une sorte de personnage public. Comme il avait une voix un peu nasillarde, il devint l’une des têtes de Turc de l’humoriste Marc Laurendeau dans ses spectacles de comédie ; Laurendeau le surnomma « Monsieur Causon », au grand désespoir de ma mère et au mien. Mon père, lui, se réjouissait de ces moqueries pas très méchantes. Il y voyait une excellente source de publicité pour son commerce.

    Il aurait probablement fait une carrière politique, sans les objections virulentes de ma mère qui méprisait la politique politicienne et encore plus le rôle des femmes de politiciens. Elle fit à mon père la promesse solennelle de ne plus jamais l’accompagner en public s’il devenait ministre ou député.

    Et ma mère, justement ? Elle était née dans une famille de bourgeois ruinés depuis deux générations mais qui avaient tout de même conservé des traces de ces origines patriciennes. Sûrement pas effacée, elle était discrète, n’élevant jamais la voix mais imposant doucement sa volonté à tous ceux qui dépendaient d’elle. Je n’ai jamais compris comment il se faisait que mes parents, qui avaient chacun une tête de cochon, ne se querellaient jamais. Je crois qu’ils avaient tous les deux l’impression de faire de grandes concessions. Ils avaient un sens du territoire très développé et une grande intelligence de la négociation, ce qui donna une vie familiale pacifique.

    À partir de l’âge de dix-sept ans, ma mère fut une institutrice compétente et passionnée. Puis elle se maria, abandonnant à contre-cœur toute aspiration à une carrière. Pourtant, mon père lui avait

  • FILLE DE GARAGISTE 21

    offert, au début de leur vie commune, de faire les études en méde-cine qui auraient été son choix si elle ne s’était pas mariée. Elle fut tentée, mais considéra que c’était son « devoir » d’épouse et de mère de se consacrer exclusivement à ces rôles. C’était la mentalité de l’époque. Elle s’occupa de mon père, allant jusqu’à acheter et essayer ses vêtements pour lui. Elle prit un soin quasi maniaque de ses enfants — mon jeune frère Mario et moi —, tint la maison avec application et entretint en toute vertu plusieurs amitiés avec des jeunes gens, en général incompris par leurs parents dans leurs aspirations intellectuelles ou artistiques.

    Comme mon père, elle voulait que nous ayons une éducation poussée qui nous conduirait à une carrière. Mon frère eut tôt fait de les décevoir en manifestant dès son jeune âge un goût et un talent marqués pour les sports. Cette véritable vocation de mon cadet n’entrait pas du tout dans les plans des parents, qui ne lui apportèrent jamais le soutien et l’encouragement que ses dispositions exigeaient. Il parvint tout de même à jouer au tennis à un niveau assez élevé. Il mit à profit ses talents sportifs pour s’occuper de délinquants, d’abord à la Cour juvénile, puis en tant qu’éducateur spécialisé à Boscoville, enfin à l’Institut Pinel, et il termina sa vie professionnelle comme professeur de cégep. Il fut toute sa vie et est toujours un bon peintre, et il compose des chansons.

    Quant à moi, dans notre jeunesse, je leur fis plus longtemps illusion que mon frère à cause de mes aspirations intellectuelles. Je me rendis à l’université, grâce à eux d’ailleurs, mais la vie profes-sionnelle que je mènerais par la suite ne correspondrait pas à ce qu’ils auraient espéré de moi. Nous eûmes une éducation stricte mais assez douce. Pourtant, j’ai le souvenir de parents très autoritaires, chacun à sa façon. Mon père surtout, très gentil avec ses enfants et sa femme, traitait ses employés avec une dureté et une possessivité qui me scandalisaient. C’est la dure loi de la domination des humains les uns par les autres. Cet homme méprisé par les parents de mes col-lègues de classe pour sa basse condition sociale manifestait à l’égard de ses employés un manque de respect révoltant. Et il n’y avait jamais

    Extrait de la publication

  • 22 PAS SI TRANQUILLE

    de révolte. Ceux qui ne supportaient pas ce traitement étaient tout bonnement virés et remplacés par des êtres plus dociles.

    Il se montrait poli seulement avec ses employés les plus soumis, comme sa secrétaire Geneviève, belle et douce célibataire, également fort compétente. Mon père traitait assez bien les femmes. Il eut aussi une femme comme chauffeur et lui témoignait un certain respect.

    L’attitude de ma mère avec les employés ou avec tous ceux qui lui étaient socialement inférieurs était empreinte de paternalisme. Elle était d’une politesse hautaine et distante, reprochant moins à mon père sa dureté et son autoritarisme que la familiarité dont il faisait preuve avec le premier venu. Elle était trop intelligente pour mépriser les gens et les traiter brutalement, comme l’avaient fait avec moi les parents de mes amis, mais elle était somme toute un peu snob.

    J’ai été très tôt déchirée par cette situation où je défendais un père socialement méprisé par les uns tout en me révoltant contre ce même père qui tyrannisait les autres. J’étais aussi partagée vis-à-vis de ma mère, dont j’admirais l’intelligence et les aspirations à la culture, tout en déplorant son allure un peu guindée, encore trop influencée par les religieuses.

    Finalement, je suis la fille d’un garagiste, qui m’a prénommée Adèle en l’honneur de la fille et de l’épouse de Victor Hugo, et qui m’initia très tôt à la politique. La fille aussi d’une femme brillante, un peu rigide, marquée par les origines patriciennes de ses parents et qui n’oublia jamais la pauvreté qui les avait affligés. Ma famille a été heureuse à sa façon, somme toute assez originale.

    Extrait de la publication

  • Table des matières

    Avant-propos 9

    chapitre premier • Fille de garagiste 11

    chapitre 2 • « Ma fille pense ce qu’elle veut et elle écrit ce qu’elle veut » 23

    chapitre 3 • Une traversée 29

    chapitre 4 • À quatre dans une quatre chevaux 43

    chapitre 5 • Le pavillon canadien 53

    chapitre 6 • L’Europe et la guerre 65

    chapitre 7 • Otto 81

    chapitre 8 • Derrière le rideau de fer 91

    chapitre 9 • Un marché 105

    chapitre 10 • La vie à l’hôtel 119

  • 310 PAS SI TRANQUILLE

    chapitre 11 • Appartements et déménagements 133

    chapitre 12 • Nationalismes 151

    chapitre 13 • Job done 163

    chapitre 14 • La révolution joyeuse 177

    chapitre 15 • Guevara 195

    chapitre 16 • L’Algérie 209

    chapitre 17 • Parcours américains 227

    chapitre 18 • Bagnoles 243

    chapitre 19 • 1968 259

    chapitre 20 • Revolucionaria 275

    chapitre 21 • L’autre référendum 289

    Épilogue 305

  • MISE EN PAGES ET TYPOGRAPHIE :CHRISTIAN CAMPANA

    ACHEVÉ D’IMPRIMER EN AVRIL 2008SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE GAGNÉ

    À LOUISEVILLE (QUÉBEC)

  • Extrait de la publication

    Avant-propos1 - FILLE DE GARAGISTETable des matières