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- 9 - PONCE PILATE Le mercredi, Fabius avait pour habitude d’accom- pagner sa mère à la cure paroissiale. Marie-Paule Michard, qui avait passé l’essentiel de sa vie au sein des établissements Miraflor, la fréquentait assidû- ment depuis que l’entreprise avait cessé son activité. Entrée comme couturière à l’âge de dix-sept ans, elle avait terminé chef de service deux décennies plus tard. Mais le renvoi fut massif et ne souffrit aucune exception. Sitôt franchie la porte de l’usine, avec pour seuls bagages un sac de sport et des toiles de tente que le directeur avait offerts à ses salariés pour se débarrasser des stocks, Marie-Paule Michard prit conscience que sa suractivité professionnelle lui

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Extrait du roman. Les premières pages du roman de Sylvain Chantal paru en janvier 2012 aux éditions Goater

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Ponce Pilate

Le mercredi, Fabius avait pour habitude d’accom-pagner sa mère à la cure paroissiale. Marie-Paule Michard, qui avait passé l’essentiel de sa vie au sein des établissements Miraflor, la fréquentait assidû-ment depuis que l’entreprise avait cessé son activité. Entrée comme couturière à l’âge de dix-sept ans, elle avait terminé chef de service deux décennies plus tard. Mais le renvoi fut massif et ne souffrit aucune exception. Sitôt franchie la porte de l’usine, avec pour seuls bagages un sac de sport et des toiles de tente que le directeur avait offerts à ses salariés pour se débarrasser des stocks, Marie-Paule Michard prit conscience que sa suractivité professionnelle lui

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avait permis, pendant toutes ces années, de combler le gouffre dans lequel avait sombré son existence. Sa vie de famille ne l’avait jamais intéressée. Elle avait connu Patrick Michard à seize ans, l’avait épousé deux ans plus tard, puis avait fini par lui donner un enfant car enfin il fallait bien en faire un. Mais ni Patrick ni Fabius ne lui avaient procuré cette exci-tation qu’elle avait rencontrée dans le travail. En attendant de retrouver un emploi, Marie-Paule décida de se tourner vers Dieu. Ou plutôt vers le Père André Raillac, comme ne manquaient pas de le souligner les persifleurs de Villeneuve. Le jeune prêtre avait été missionné dans la paroisse pour y « remettre de l’ordre », selon les termes mêmes de l’évêché. Bernard Poisson, son prédécesseur, avait commis quelques impairs et on avait convenu de l’envoyer accomplir ses saloperies dans un village du nord de l’Afrique où nul n’aurait encore eu vent de ses méfaits. Érudit, bien fait de sa personne et d’un abord assez facile, ce fut plutôt la zizanie que le Père Raillac sema auprès de la gent féminine de Villeneuve. C’était à celle qui, la première, parvien-drait à gagner ses faveurs. Raillac était ou trop ingénu ou trop dévot ; il ne s’était jamais rendu compte du petit manège des Villeneuvoises. Le Curé

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aimait bien Marie-Paule Michard qui bénéficiait ainsi d’une courte longueur d’avance sur ses rivales. Elle consacrait aux tâches paroissiales la même appli-cation que celle qui avait lui avait permis de se forger la réputation de travailleuse acharnée chez Miraflor. L’agencement de l’église lors des mariages, baptêmes et autres enterrements, la comptabilité, les courses, le prêtre la sollicitait plus qu’à son tour. Elle en rede-mandait. Seul le catéchisme échappait à son emploi du temps chargé, Marie-Paule s’y connaissait trop peu en écritures saintes pour assumer les enseigne-ments. C’était donc sous la direction de Madame Lagrave et non sous celle de sa mère que Fabius s’initiait aux rudiments religieux. Le seul bénéfice qu’il tirait de ces mercredis placés sous l’égide du Très-Haut, c’étaient les parties de football, organi-sées sur le terrain vague qui jouxtait la cure, avec l’ensemble de ses infortunés collègues de catéchisme. Bien évidemment, personne n’appliquait, en match, les préceptes enseignés quelques minutes auparavant par Madame Lagrave. Allez donc tendre votre joue gauche à un type qui vient de vous asséner un coup de coude dans la face alors que vous filiez tout seul vers le but.Fabius, comme il est aisé de l’imaginer, ne s’ap-

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pelait pas Fabius, mais Jean-Pierre. Au sortir de l’enfance, il avait été atteint d’une maladie rare et grave qui l’avait condamné à garder la chambre durant quatre mois. Jean-Pierre en avait réchappé grâce à un traitement médicamenteux si puissant qu’il avait perdu la quasi-intégralité de sa cheve-lure. Seules quelques mèches subsistaient encore par endroits lorsqu’il reprit le chemin du collège. Ses camarades lui décernèrent ainsi le sobriquet de Fabius, en référence au Premier ministre du même nom qui venait, nous étions en 1984, d’être désigné à Matignon. À tout prendre, Jean-Pierre préférait cela à « crâne d’œuf » qui fut également prononcé à plusieurs reprises sur la cour de récréation. Fabius s’en était accommodé. Du reste, il avait vu un film, Portrait d’un assassin, dont le personnage principal, un artiste de cirque interprété par Pierre Brasseur, avait choisi ce nom de scène. Cela l’avait rassuré, on pouvait s’appeler Fabius et être un héros. Dans son entourage proche, le Père Raillac était encore un des seuls à le désigner par son nom d’état civil. L’homme d’église n’avait pu se résoudre à appor-ter sa caution à ce qu’il considérait comme une insidieuse manifestation de la vindicte populaire. Raillac s’en était même ému auprès de Marie-Paule

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Michard qui, pour toute réponse, lui avait rétorqué que ces trucs de gosse n’étaient pas bien méchants et que Monsieur le Curé ça passerait avec le temps.Ce mercredi de mars 1987, alors que tous atten-daient avec impatience la fin du cours de Madame Lagrave, Fabius, lui, fut touché par une illumina-tion. La vieille dame parlait, en des termes peu amènes, de ce lâche de Ponce Pilate qui n’avait pas voulu s’opposer aux Juifs au sujet d’un Jésus issu de nulle part. L’empereur romain avait donc livré le Christ aux mains d’une foule d’excités qui, vous connaissez sûrement la suite, le clouèrent sur une croix. Fabius n’écoutait plus Madame Lagrave, pas plus qu’il n’entendit retentir la sonnerie indi-quant que la leçon de catéchisme était terminée. Il prétexta quelque douleur à la tête, ce qui ne surprit personne car cela lui arrivait souvent depuis son traumatisme, pour ne pas prendre part au tradition-nel match de football et s’assit auprès du peuplier centenaire qui trônait au centre de la cure. Cela faisait déjà trois ans qu’on lui dispensait des ensei-gnements religieux, mais jamais n’y avait-il trouvé jusque-là le moindre intérêt. Or, cette histoire d’empereur romain, il ne pouvait expliquer préci-sément pourquoi, le fascinait. Fabius n’avait pas

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encore quatorze ans, mais, c’était décidé, il aurait des disciples et plein. Et puis il désirait être jugé un jour par un Ponce Pilate du même lot qui, lui, devrait trancher. Hors de question qu’il s’en tirât avec un simple rinçage de mains. Lorsque Marie-Paule Michard vint chercher son fils pour le ramener au domicile familial, elle le trouva prostré au pied de l’arbre. Elle éprouva du mal à le sortir de sa torpeur. Sur le chemin du retour, ils n’échangèrent pas un mot. À deux reprises pour-tant, Marie-Paule tenta bien de le questionner sur ce qui avait pu provoquer chez lui cette hébé-tude, mais Fabius fixait le bas-côté de la route et ne répondait pas. Elle n’insista pas. Lors du dîner, Patrick Michard raconta une anecdote à propos d’un chien qu’il avait vu, dans l’après-midi, mordre Monsieur Urquiza, le garagiste de la rue Montblart. Il ne trouva aucun écho auprès de son auditoire qui semblait peu disposé à rire ce soir-là. Marie-Paule avait déjà la tête aux préparatifs du baptême du fils Moizeau qui aurait lieu samedi. Et Fabius songeait à celles et ceux de son entourage qui deviendraient ses disciples. Il allait commencer par convertir Pierre, c’était comme cela aussi que Jésus avait débuté sa carrière.

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Pierre Sabato n’était pas ce qu’on pouvait appeler un modèle de sainteté. En cela, Fabius n’avait pas choisi la facilité. Mais le prédicateur débutant était convaincu que s’il parvenait à faire de cette forte tête son premier disciple, la conversion d’autres brebis plus dociles n’en serait que plus aisée. Pierre Sabato, qui venait de fêter ses seize ans, se trouvait, du fait de deux redoublements consécu-tifs, dans la même classe que Fabius. En cours de mathématiques et de sciences physiques, ils étaient même assis l’un à côté de l’autre. Avant d’entamer ses démarches prosélytes, Fabius recensa, dans un carnet qu’il consacrerait à ses ouailles, quelques

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traits de caractère de sa future proie. Pierre aimait se battre, fumer des cigarettes, draguer les filles (il clamait à qui voulait entendre qu’il avait déjà couché), jouer au flipper, boire de la bière. Dans ce parfait portrait de la petite frappe, Fabius était persuadé d’avoir décelé une faille : Pierre, sous couvert d’extravagance, cachait une extrême timi-dité. En bon caïd qui se respecte, Pierre n’avait jamais accordé la moindre attention à Fabius. Il aurait été malvenu pour lui de s’afficher en compa-gnie d’un garçon malingre et aux trois-quarts chauve. Pour l’aborder, Fabius ne disposait donc que de deux opportunités, mathématiques ou sciences physiques. Il opta pour le cours de mathé-matiques du vendredi. C’était celui qui précédait la longue pause du déjeuner, il lui serait ainsi plus facile d’entreprendre sa victime après la leçon. Tandis que Monsieur Bernichi, le professeur, faisait dos à la classe pour inscrire une équation au tableau, Fabius arracha une feuille de son cahier d’études, écrivit quelques mots au centre de la page, la plia en quatre et la fit glisser sur la table de son voisin. Interloqué, celui-ci mit quelques secondes à réagir. Qu’est-ce que c’est ?, finit par demander Pierre. Lis, tu verras bien, chuchota Fabius. Pierre

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Sabato posa le mot sur ses cuisses, le déplia discrè-tement et parcourut le message. Il releva aussitôt la tête. Monsieur Bernichi, qui en avait terminé avec son équation, se retourna vers ses élèves. Cela ne va pas, Pierre ?, interrogea le professeur surpris par la pâleur soudaine de Sabato. Va donc faire un tour à l’infirmerie.