parole et musique 2009

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C OLLÈGE DE F RANCE Parole et Musique Aux origines du dialogue humain Colloque annuel 2008 Sous la direction de Stanislas Dehaene et Christine Petit Avec Simha Arom, Anne Bargiacchi, Emmanuel Bigand, Jacques Bouveresse, Roger Chartier, Ghislaine Dehaene-Lambertz, Michael Edwards, Dan Gnansia, Claude Hagège, Martine Hausberger, Régine Kolinsky, Christian Lorenzi, Helen Neville, Pierre-Yves Oudeyer, Isabelle Peretz, Jean-Claude Risset, Luigi Rizzi, Xavier Rodet, Peter Szendy, Monica Zilbovicius

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interdisciplinaritate si muzica

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  • COLLGE DE FRANCE

    Parole et MusiqueAux origines du dialogue humain

    Colloque annuel 2008

    Sous la direction de

    Stanislas Dehaene et Christine Petit

    AvecSimha Arom, Anne Bargiacchi, Emmanuel Bigand, Jacques Bouveresse,

    Roger Chartier, Ghislaine Dehaene-Lambertz, Michael Edwards,Dan Gnansia, Claude Hagge, Martine Hausberger,Rgine Kolinsky, Christian Lorenzi, Helen Neville,

    Pierre-Yves Oudeyer, Isabelle Peretz, Jean-Claude Risset,Luigi Rizzi, Xavier Rodet, Peter Szendy, Monica Zilbovicius

  • Cet ouvrage sinscrit dans le cadre de la collectiondu Collge de France chez Odile Jacob.

    Il est issu des travaux dun colloque qui a eu lieu les 16 et 17 octobre 2008,sous la responsabilit dun comit scientifique

    compos de Jean-Pierre Changeux, Roger Chartier, Antoine Compagnon,Stanislas Dehaene, Pascal Dusapin, Christine Petit,

    professeurs au Collge de France.Il a reu le soutien de la fondation Hugot du Collge de France.

    La prparation de ce livre a t assurepar Jean-Jacques Rosat, en collaborationavec Patricia Llgou et Cline Vautrin.

    ODILE JACOB, OCTOBRE 200915, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS

    www.odilejacob.fr

    ISBN : 978-2-7381-2348-0ISSN : 1265-9835

    Le Code de la proprit intellectuelle nautorisant, aux termes de larticle L. 122-5, 2 et 3 a), dune part,que les copies ou reproductions strictement rserves lusage priv du copiste et non destines uneutilisation collective et, dautre part, que les analyses et les courtes citations dans un but dexemple etdillustration, toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite sans le consentement delauteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite (art. L. 122-4). Cette reprsentation ou repro-duction, par quelque procd que ce soit, constituerait donc une contrefaon sanctionne par les articlesL. 335-2 et suivants du Code de la proprit intellectuelle.

  • Prface

    par STANISLAS DEHAENE et CHRISTINE PETIT

    Pour introduire notre sujet, un chiffre : quarante milliards de dol-lars. Tel est lordre de grandeur du march annuel de la musique dans lemonde. Chacun est prt dpenser des sommes importantes en appareilsde haute-fidlit, en baladeurs, ou en disques dont la seule fonction nest,aprs tout, que de dispenser quelques vibrations sonores. Ces vibrationsont cependant un pouvoir motionnel considrable. Le pianiste GlennGould expliquait quil naurait pu imaginer sa vie sans une immersiontotale dans la musique, et quil aurait t profondment malheureux auXIXe sicle o les moments musicaux taient rares et rservs llite.Aujourdhui, chacun amnage et transporte sur lui sa bibliothque digi-tale, et chaque heure de trajet dans les transports en commun devientainsi une heure de musique.

    Robert Schumann crivait : La musique parle le langage gnralqui agite lme de faon libre et indtermine. Le puissant attraitquexerce la musique sur notre cerveau reste inexpliqu ce jour. Doprovient le sens de lharmonie, et pourquoi percevons-nous certainsaccords comme consonants et dautres comme dissonants ? Pourquoi lagamme majeure nous parat-elle vive et gaie, tandis que la gammemineure nous semble efface et introspective ? Ces messages musicauxvarient-ils radicalement selon les cultures et les poques, ou bien font-ilsappel un petit jeu dlments invariants et universels, tels que loctave,la quinte, le rythme binaire ou ternaire ? Ces lments sont-ils propres lespce humaine, ou bien se retrouvent-ils, au moins en germe, dans lescomportements de communication dautres espces animales, tels que leschants des oiseaux ou les cris de haute frquence quchangent les souris ?Notre cerveau a-t-il volu pour la musique et, si oui, quelle en est lafonction primaire : communication sans langage, dlimitation du groupe

  • 8 PAROLE ET MUSIQUE

    social, renforcement des liens affectifs ? Ou bien la musique nest-elle,comme le propose notre collgue le psychologue Steven Pinker, quuneconstruction humaine rcente et savante, un artifice culturel concoctdans le seul but de titiller les points les plus sensibles de nos facultsmentales ?

    Lune des hypothses les plus sduisantes est que la comptencemusicale drive de la facult de langage propre lespce humaine. Paroleet musique partagent en effet de nombreux traits communs, dont le plusvident est une organisation hirarchique par laquelle des lments sim-ples notes ou phonmes se recombinent pour former, plusieursniveaux successifs, des structures de mots, de syntagmes et de phrases.Certes, lorigine du langage nest pas moins dispute que celle de la musi-que, au point que cette question, comme on le sait, a t bannie officiel-lement des dbats de la socit de linguistique de Paris, ds lanne qui asuivi sa cration en 1864. Cependant, des outils nouveaux, issus de lima-gerie crbrale et de la gntique molculaire, permettent den reprendrelanalyse. Il est donc particulirement enrichissant de sinterroger sur lesparallles entre lvolution de la musique et celle du langage parl. Peut-on vraiment parler dun langage musical ? Existe-t-il une forme deparent entre les sonorits mises et traites par lun et lautre systme ?Ou bien, au contraire, peut-on affirmer avec Richard Wagner que lamusique commence l o sarrte le pouvoir des mots ? Au-del des pre-mires tapes du traitement acoustique, les messages linguistiques etmusicaux empruntent des voies partiellement diffrentes dans notre cer-veau. Cependant, la posie, le chant et, tout particulirement, lopra fontsentrecroiser langage et musique en une seule et mme uvre. Est-ce dire quune seule et mme grammaire universelle prside lorganisationdu langage parl et de la musique ?

    Le colloque Aux origines du dialogue humain. Parole et musique, quisest tenu les 16 et 17 octobre 2008 au Collge de France, entendait,sinon rsoudre, du moins dbattre de toutes ces questions en prsencedminents spcialistes des diffrents champs disciplinaires impliqus :physiologie, neurosciences, psychologie, linguistique et anthropologie,mais galement littrature, philosophie et cration artistique, en particu-lier la musique et la posie. Le prsent livre en reprend les principalesinterventions.

    Tout commence par loreille, qui capte, mais aussi modifie ettransforme les ondes sonores. Comment entendons-nous ? Cette ques-tion, Christine Petit la pose dabord en physiologiste et gnticienne, dis-squant la structure de loreille interne o la cochle, minuscule organevibratoire, filtre les ondes sonores et les convertit en impulsions lectri-

  • S t a n i s l a s D e h a e n e e t C h r i s t i n e P e t i t 9

    ques. Jacques Bouveresse reprend la question en philosophe et historiendes sciences. Il rappelle les ides et les dbats qui ont amen le grand phy-sicien Hermann von Helmholtz publier en 1862 sa magistrale Thoriephysiologique de la musique, dans laquelle il explore les consquences, pourla thorie musicale, de la dcomposition spectrale des sons par loreille.Christian Lorenzi, enfin, dmontre comment ces mcanismes, compltspar des traitements corticaux, contribuent la perception de la parole enpermettant la sparation des sources sonores et du bruit ambiant.

    Au-del du traitement perceptif initial, lorsquon sinterroge sur lacapacit spcifique humaine de communiquer par la parole ou la musi-que, se pose immdiatement la question de larbitraire culturel. Commentles diffrentes cultures ont-elles stabilis un code linguistique ou musicalpartag par tous, qui permette le dialogue ? Pierre-Yves Oudeyer, infor-maticien, thorise et simule lvolution dun code phonologique par unphnomne d auto-organisation : une population dagents qui chan-gent des messages et simitent partiellement converge vers un code cultu-rel partag, stable, qui dpend la fois des alas de lhistoire et des attrac-teurs intrinsques au systme perceptif de chaque organisme.

    Luigi Rizzi, linguiste, reprend cette analyse un plus haut niveau, celuide la syntaxe des langues humaines. Toutes les langues de lhumanit, endpit de leur apparente diversit, ne diffreraient que par le choix dun nom-bre limit de paramtres. Les principes linguistiques eux-mmes seraienthautement invariants, et caractriseraient la comptence linguistique delespce humaine. Dans le domaine musical, Isabelle Peretz, neuropsycholo-gue de la musique, ne dit pas autre chose lorsquelle dmontre lexistencedamusies, des troubles slectifs du dveloppement qui peuvent affecter telou tel aspect de la perception musicale ou du chant. Chaque dimension dela musique (rythme, hauteur tonale, syntaxe) ferait appel des circuitscrbraux particuliers et susceptibles dtre slectivement perturbs.

    Cependant, lintrieur de lespace des possibles, la diversit cultu-relle reste grande, loral comme lcrit. Roger Chartier, historien de lalecture et du livre, analyse ce que la prosodie de la parole implique pour lessystmes de notation crite : il a fallu, au fil des sicles, inventer des dispo-sitifs de ponctuation tels que lespace, la virgule ou le point dinterrogationafin de sparer les mots et den indiquer au lecteur le rythme et la respira-tion. loral, voix et musique se mlangent frquemment selon des moda-lits propres chaque culture. Simha Arom, anthropologue, analyse unesituation trs tonnante : en Afrique subsaharienne : un code tambourinpermet de communiquer, entre des villages parfois distants de plusieurskilomtres, par le biais dun tambour deux hauteurs tonales, de vritablesphrases en partie strotypes et redondantes, mais toutefois vritables

  • 10 PAROLE ET MUSIQUE

    foyers de communication la frontire entre musique et langage. XavierRodet lui rpond en dissquant, sous langle de linformatique, ce quil y ade chant et de parl dans une voix humaine. Les logiciels de lIrcam attei-gnent, dans ce domaine, des performances telles quil devient possible demodifier par ordinateur, par exemple, la ligne mlodique ou le caractremasculin ou fminin dune voix.

    Mais comment apprenons-nous la parole et la musique ? GhislaineDehaene-Lambertz, neuropdiatre et chercheur en sciences cognitives, tudieles circuits crbraux de la parole et de la musique ds leur origine, chez lepetit enfant de quelques mois, laide de techniques innovantes dimageriecrbrale. Ds la naissance, les circuits du langage de lhmisphre gauchesont organiss et prts apprendre le signal de parole, souvent en slection-nant, parmi toutes les catgories linguistiques admissibles, celles qui sont uti-lises dans la langue maternelle. Ds que lenfant est g de quelques mois,parole et musique sont dj partiellement spars, respectivement dans lesrgions temporales suprieures des hmisphres gauche et droit. PourMartine Hausberger, thologue, lapprentissage du langage prsente de nom-breux parallles avec celui du chant chez loiseau. Les tourneaux apprennentdiffrents dialectes selon leur rgion dorigine. Comme chez lhomme, lesconditions sociales de lapprentissage jouent un rle dterminant : nest bienappris que ce qui est enseign par un matre de chant biologique, tandisque lapprentissage purement associatif de sons dlivrs par un haut-parleurdonne des rsultats beaucoup plus modestes, voire inexistants.

    Lutilit de lapprentissage du langage est vidente, mais quen est-ilde la musique ? Helen Neville, psychologue et spcialiste de la neuroplas-ticit, utilise des tudes randomises, semblables celles que lon mneraitpour tester un mdicament, afin de mesurer limpact de lducation musi-cale sur le dveloppement cognitif et lorganisation crbrale de lenfant.La rponse quelle obtient est nette et importante : la musique, enseignedans lenfance, joue un rle minemment bnfique, sans doute principa-lement li lentranement de lattention. Monica Zilbovicius, neuropsy-chiatre, analyse une situation que lon pourrait qualifier dinverse lestroubles du langage et de la communication chez les enfants souffrant dunsyndrome autistique. Selon elle, une dsorganisation bilatrale des rgionsauditives et communicatives du lobe temporal, visible dans diffrentesmodalits dimagerie crbrale, existe chez toutes les populations denfantsautistes, et pourrait rendre compte de leur communication dficiente.

    Cependant, parole et musique sont bien plus que de simples instru-ments de communication. Michael Edwards nous restitue la penseaudible du pote et sinterroge : dans le domaine potique, la vie privedes mots ne prend-elle pas le dessus sur la volont authentique de com-

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    muniquer ? Sans doute la composition musicale est-elle tout aussi gouver-ne par lunivers des possibles, lensemble des contraintes formelles pro-pres chaque poque, plus encore que par la ncessit dexprimer toutprix quelque message dont on voit mal le sens. Faisant appel sa propreexprience, le compositeur et informaticien Jean-Claude Risset retrace lesgrandes tapes de linformatique musicale et des joyaux sonores vraiment inous quelle permet aujourdhui de synthtiser sur un coin de table.Chacun leur manire, le linguiste Claude Hagge et le musicologuePeter Szendy tendent cette dialectique de linventivit et des contraintesdans la cration artistique, lun en sintressant lhistoire de lopra,lautre celle, plus modeste mais tout aussi informative, dune chansonpopulaire immortalise par Mina et Dalida : Paroles, paroles.

    Lmotion, plus encore que la communication, est au cur de lactemusical. Selon le psychologue cognitif Emmanuel Bigand, ses mcanis-mes psychologiques commencent tre mis en lumire. Le contexte de laphrase musicale passe induirait des attentes cognitives dont la rsolution soudaine ou diffre, surprenante ou classique dterminerait le pou-voir motionnel de la composition musicale.

    Si lanalyse scientifique jette ainsi une certaine lumire sur les mca-nismes de la musique et de la parole, ni lmotion musicale, ni la questiondes origines de la communication humaine, ne se laissent pour lins-tant ? comprendre ou mettre en quations. Intime et personnel,lenvotant tourbillon de la musique et du chant doit sapprcier sans dis-cours. Cest pourquoi nous avions voulu que ce colloque de rentre soitaussi loccasion, tout simplement, dentendre de la musique et de vibreravec elle. Nous avions choisi, bien entendu, la voix chante, lieu de ren-contre naturel de la parole et de la musique. Ceux qui taient prsents sesouviendront longtemps de la performance de la soprano DonatienneMichel-Dansac qui entreprit, en fin daprs-midi, aprs que notre cerveaueut t empli dinformations linguistiques, de nous en-chanter avecltonnante Strette dHector Parra et les Quatorze rcitations de GeorgesAperghis. Tous nos remerciements vont lIrcam (lInstitut de rechercheet coordination acoustique/musique) qui avait accept le pari dinstaller,au Collge de France, quelques-uns de ses clbres quipements dinfor-matique musicale afin de nous laisser entrevoir ce que deviendront, peut-tre, la parole et la musique lorsque les machines entreront dans la partie.

    Aucune parole ni aucun crit ne saurait restituer ce que la musiquenous apporte. Toutefois, les lecteurs pourront se rfrer au site Internet duCollge de France (www.college-de-france.fr) qui diffuse actuellement, enlibre accs, les enregistrements audio et vido de ce colloque. Ultrieurement,ceux-ci seront consultables dans le cadre des archives du Collge de France.

  • IENTENDRE

  • Entendre :bases physiologiques de laudition

    par CHRISTINE PETIT

    Lintitul de ce colloque, Aux origines du dialogue humain. Parole etmusique, suggre lenracinement du dialogue humain dans les vibrationsde corps et dobjets, cordes vocales et instruments de musique, et leurperception. Le lien ainsi cr entre deux individus engendre une rponsede mme nature, qui instaure la boucle du dialogue. Pour clairer lunedes interrogations de ce colloque, le rapport entre les boucles de la paroleet de la musique, ce chapitre introduit quelques notions lmentairesconcernant le traitement des signaux acoustiques dans le systme auditifet, tout particulirement, des sons de parole et de musique. Il sen tient la rencontre du monde sonore et de la physiologie auditive chez lhomme.Les aspects plus intgrs de la perception auditive son dialogue avec lesautres sens ou avec lmotion, quexpriment intonation, prosodie et mlo-die, lentre dans les silences, leur rupture, et ses relations avec la mmoire ne sont pas discuts.

    Tout objet vibrant est potentiellement audible, sous rserve que cesvibrations puissent gagner lorgane rcepteur auditif en se propageantdans un milieu lastique (lair pour les animaux terrestres), et que le sys-tme auditif soit sensible aux frquences des vibrations mises. Peudespces entendent : entendre est le privilge des vertbrs, lexceptiondes plus primitifs comme la lamproie. Parce que laudition est prsentechez les requins, poissons mchoire, ce sens serait apparu chez les vert-brs il y a environ 400 millions dannes. Dabord dvolu la perceptiondes frquences basses (sons graves), le systme auditif est devenu, au coursde lvolution des vertbrs, apte traiter des frquences de plus en plusleves. Entendent aussi certains insectes, grillons, sauterelles, et dautresarthropodes comme les crabes. Comme tous les autres sens, lauditiondans chaque espce est adapte la niche cologique quelle occupe.

  • 16 PAROLE ET MUSIQUE

    Laudition contribue la reproduction, par le chant nuptial mispar certains insectes et oiseaux. Elle participe aux rapports de domination,par le chant dit de proclamation territoriale, par lequel certains oiseauxmarquent lespace quils sattribuent. Elle prend part la survie des indi-vidus et des espces par la dtection des proies et des prdateurs.Lhomme contemporain est rarement aux prises avec un animal agresseur.Cest plutt lirruption dun avertisseur sonore, quelle quen soit lanature, quil doit faire face. Il doit pouvoir le localiser et lidentifier dansdes environnements de plus en plus bruits.

    Il y a une trentaine dannes, Albert Bregman a dvelopp leconcept de scne auditive reconstruite , repris dans un ouvrage publien 19901. Confront une scne sonore, le systme auditif peut apporterrponse une srie dinterrogations : Combien tes-vous ? O tes-vous ?Qui tes-vous ? Et mme, que faites-vous ? Voire, mentendez-vous ? Lesprincipes du traitement des signaux acoustiques qui prsident cette ana-lyse sont les mmes dans les diverses espces. La sgrgation dvnementsenvironnementaux sonores en flux acoustiques et reprsentations percep-tives distinctes, propose par Bregman, repose sur des principes analogues ceux qui oprent dans le systme visuel.

    La singularit du sens auditif rside dans son lien avec la communi-cation acoustique. Mode dchange majeur dans les espces entendantes,il lest plus encore chez celles qui font lapprentissage de vocalisations,parmi lesquelles les oiseaux dits chanteurs, dont beaucoup appartiennent lordre des passereaux (corneilles, bruants, msanges). Cette aptitudeest galement prsente chez les chauves-souris, les baleines et les dau-phins, certains rats (rat-kangourou), certains lphants (lphant dAfri-que), et bien sr lhomme. Les vocalisations apprises assurent la commu-nication entre membres dune mme espce. Les petits mettent toutdabord des vocalisations innes. Puis, sous influence sociale, des vocalisa-tions acquises vont progressivement se substituer aux prcdentes. Cesapprentissages mettent en jeu la boucle audio-phonatoire. Ainsi, le nour-risson sourd profond met des lallations, mais les sons quil met nesorganisent pas progressivement en mots, phrases, puis vritable langageparl comme chez lenfant entendant.

    Laudition est un champ scientifique intrinsquement pluridiscipli-naire, auquel contribuent physiciens, psychoacousticiens, neurobiologisteset musiciens. Ce domaine est riche en noncs de concepts, et les interfa-ces entre ces diverses disciplines sont de plus en plus fcondes. Lapport

    1. Albert S. Bregman, Auditory Scene Analysis. The Perceptual Organization of Sound,Cambridge (Mass.), MIT Press, 1990.

  • C h r i s t i n e P e t i t 17

    des ingnieurs est aussi particulirement important. Inventions et dve-loppements techniques se mlent troitement aux dcouvertes scientifi-ques. Ainsi, linvention du tlphone, que lon attribue AlexandreGraham Bell (1876), est-elle lorigine de la premire prothse auditivelectroacoustique.

    La dmarche scientifique des physiciens se situe, pour lessentiel, duct de lobjet. Elle cherche identifier les paramtres physiques des sour-ces sonores qui sont extraits par le systme auditif. De fait, la plupart desprincipes du fonctionnement de ce systme, du moins dans les toutes pre-mires tapes du traitement des signaux sonores, ont t dcouverts parles physiciens. Les psychoacousticiens se placent du ct du sujet et de laperception. Ils sefforcent de comprendre comment le sujet attribue cer-taines qualits lobjet sonore, et les diffrences qui existent entre ralitphysique et perception sonore. Les neurobiologistes, quant eux, tu-dient le fonctionnement du systme auditif en termes dactivit indivi-duelle ou collective de neurones ou de rseaux de neurones.

    La premire relation tablie entre grandeur physique et perceptionsonore fut celle qui lie longueur des cordes vibrantes et consonance. Elleest gnralement attribue Pythagore (environ 569-494 av. J.-C.).Toutefois, Helmholtz dans un ouvrage publi en 1862, Die Lehre von denTonempfindungen als physiologische Grundlage fur die Theorie der Musik2,curieusement traduit en franais sous le titre Thorie physiologique de lamusique fonde sur ltude des sensations auditives, indique quil y a lieu depenser que ces connaissances sont bien antrieures. Deux cordes de mmenature, soumises une mme tension, sont dans une consonance parfaitesi leurs longueurs sont dans un rapport simple. Si ce rapport est de 1,elles vibrent lunisson. Sil est de 2, les deux sons mis sont sparsdune octave ; sil est de 2/3, dune quinte ; de 3/4, dune quarte Dolide selon laquelle la puissance motionnelle associe la perception dela consonance traduit lexpression dun ordre mathmatique de lunivers.Labb Marin Mersenne, un proche de Descartes, introduisit la notion defrquence sonore. Elle reprsente le nombre de rptitions des vibrations(mouvements daller et de retour des corps vibrants) par seconde, avecpour unit de mesure, le hertz. Un son pur a une frquence unique, quiest celle de londe sinusodale de pression qui le produit. Lamplitude decette onde de pression correspond lintensit sonore. Vinrent ensuite lesnotions de frquence fondamentale et dharmoniques. La frquence fon-damentale est la frquence la plus faible de la vibration stationnaire dune

    2. Voir Jacques Bouveresse, Helmholtz et la thorie physiologique de la musique ,dans le prsent ouvrage, p. NN-NN.

  • 18 PAROLE ET MUSIQUE

    corde. Les corps naturels, pour la plupart, ne vibrent pas cette seule fr-quence. Ils produisent galement un mlange de sons purs dits harmo-niques , dont les frquences sont des multiples entiers de la frquencefondamentale. Le spectre frquentiel dun tel son complexe reprsenteses diverses composantes frquentielles lmentaires et leurs amplitudesrespectives. Le mouvement vibratoire produisant le son est aussi dcritpar sa phase, qui indique la situation instantane dans le cycle sonore. Lessons diffrent aussi par leur timbre, une notion de nature perceptive, dfi-nie comme ce qui distingue deux sons de mme hauteur, de mme inten-sit et de mme dure. Par exemple, le la 440 Hz sonne diffremmentselon quil est jou par une clarinette ou par un hautbois. Le timbre estconditionn par une varit de paramtres. Il dpend notamment delintensit relative des diffrents harmoniques du son considr.

    Les sons de notre environnement, ceux de la parole ou de la musi-que, sont complexes. Ils comportent de multiples harmoniques. Leurstructure temporelle est, elle aussi, complexe. Cette dernire fait rfrence une organisation en motifs qui se rptent rgulirement au cours dutemps avec une frquence propre, par exemple une modulation rgulireen amplitude du spectre frquentiel. Cette dualit spectrale et temporelledes sons, bien que dpourvue de signification en termes physiques, a tintroduite parce quelle correspond un traitement distinct de ces para-mtres acoustiques dans le systme auditif3.

    Le systme auditif est un systme acoustico-lectrique ; il convertitles signaux acoustiques en signaux lectriques. Chez lhomme, sa rsolu-tion frquentielle est leve pour les frquences infrieures 5 kHz quicaractrisent, pour lessentiel, les sons de parole et de musique. Cettecapacit discriminer des frquences proches est indispensable lcoutemusicale. Elle atteint le 1/1 000 de la valeur frquentielle pour les fr-quences auxquelles le systme est le plus sensible. Sa rsolution temporelleest, quant elle, exceptionnelle. Ces performances sont trs suprieures ce que ncessite la reconnaissance de la parole dans des environnementssilencieux. En revanche, le systme auditif peut extraire des signaux deparole mis dans une ambiance bruite bien plus efficacement quenimporte quel algorithme que lon sache produire aujourdhui. Cetteaptitude est cependant vulnrable. La difficult entendre dans le bruitest lune des premires manifestations de la baisse de lacuit auditive chezla personne vieillissante. De lorgane sensoriel, la cochle, aux voies audi-tives affrentes, jusquau cortex auditif, plusieurs mcanismes contribuent

    3. Christine Petit, Des capteurs artificiels la perception auditive , in Jean-PierreChangeux (dir.), LHomme artificiel, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 211-222.

  • C h r i s t i n e P e t i t 19

    extraire le message dintrt du bruit qui le parasite. Ds les premirestapes du traitement du signal auditif, cest--dire dans la cochle et lesneurones auditifs primaires, des effets de masquage sont mis en uvre. Lesystme nerveux effrent, beaucoup plus dvelopp dans le systme audi-tif que dans les autres systmes sensoriels, augmente de faon importantela rponse un stimulus acoustique en prsence de bruit, par la modula-tion quil exerce sur les informations transmises dans les voies affrentes.

    En 1754, le violoniste Giuseppe Tartini rapporta que si deux instru-ments jouent simultanment deux notes qui sont dans un rapport fr-quentiel denviron 1,2, des sons additionnels sont perus par les audi-teurs, dont les frquences correspondent la combinaison des frquencesjoues comme de leurs harmoniques. Ainsi, le systme auditif noffre pasune reproduction haute-fidlit des sons, et participe mme la cra-tion de notre monde sonore. Dans la cochle, les messages sonores sontdistordus. La distorsion porte sur le temps darrive de londe sonore lacellule sensorielle accorde la frquence de ce son. Ce temps est pluslong pour les ondes de basse frquence que pour celles de hautefrquence, en raison de lorganisation tonotopique de la cochle (voir ci-dessous). La distorsion porte aussi sur lintensit sonore. En effet, lacochle amplifie les signaux acoustiques de manire non linaire : plus fai-ble est le son, plus il est amplifi dans la cochle. Enfin, la cochle distordla forme mme de londe sonore et fait apparatre des produits frquen-tiels absents du spectre acoustique initial. ct de leur traduction per-ceptive, souligne par lobservation de Tartini, ces distorsions ont aussiune traduction acoustique. En effet, loreille, spontanment ou enrponse une stimulation sonore, met elle-mme des sons, que lonnomme otomissions acoustiques, et qui peuvent tre dtects laidedun petit microphone plac dans le conduit auditif externe. En particu-lier, en rponse deux sons purs simultans de frquences proches, lacochle met des produits acoustiques dintermodulation, tels que les sonsde Tartini, que lon recueille dans les otomissions acoustiques (produitsde distorsion). Parce que la production de ces produits acoustiques de dis-torsion requiert lactivit de lune des deux catgories de cellules sensoriel-les auditives (les cellules cilies externes), presque toujours affecte dansles surdits prcoces, ils sont mis profit dans un test de dpistage de lasurdit chez le nouveau-n. De surcrot, le systme auditif a la propritdlaborer la perception de frquences particulires sans mme avoir pro-duit londe correspondante. Il en est ainsi de la perception de la frquencefondamentale partir de ses seuls harmoniques. Enfin, ni la perception dehauteur (tonie) ni celle dintensit (sonie) ne sont de simples reprsenta-tions de la frquence et de lamplitude de londe sonore. Des multiples

  • 20 PAROLE ET MUSIQUE

    facettes du systme auditif, nous nenvisageons ici, dans le contexte de cecolloque, que celle de linstrument de reprsentation de la ralit physi-que, puis celle de linstrument de la conqute du dialogue.

    Le systme auditif,instrument de reprsentation de la ralit physique

    Le systme auditif comporte une partie dvolue la transmission delonde sonore, loreille externe et moyenne. Parmi les frquences auxquel-les notre systme auditif rpond, de 20 Hz 20 kHz, celles qui sont voi-sines de 3 500 Hz subissent une amplification denviron 15 dB par rso-nance dans le conduit externe, tandis que celles qui sont infrieures 500 Hz et suprieures 5 000 Hz subissent au contraire une baisse deleur amplitude lors du passage des sons travers loreille moyenne. Faitsuite cet appareil de transmission du son, le systme sensoriel auditifpriphrique, compos de la cochle et du nerf auditif. Dans la cochle,les cellules sensorielles auditives convertissent lnergie associe londemcanique acoustique en signaux lectriques transmis aux neurones dunerf auditif. Ces derniers codent linformation acoustique sous forme depotentiels daction, et la transfrent aux voies auditives centrales, quicomportent quatre relais jusquau cortex auditif4. Dans ces relais qui, partir du second, reoivent des signaux provenant des deux oreilles, sontextraits dautres paramtres qui caractrisent le son, comme sa dure, oula vitesse laquelle il atteint son intensit maximale.

    Les physiciens ont tabli trois grands principes danalyse des sonsdans le systme auditif : celui de lanalyse frquentielle, celui de la locali-sation de la source sonore, enfin celui de la ncessit dune amplificationde la stimulation sonore au sein de la cochle.

    En 1843, Georg Simon Ohm5 proposait que loreille se comportecomme un analyseur frquentiel de Fourier. Vingt ans plus tt, JosephFourier avait en effet nonc le principe selon lequel toute fonction prio-dique peut tre dcompose en une srie de fonctions sinusodales l-mentaires damplitudes et de phases appropries. Pour Ohm, loreilledevait ainsi dcomposer les sons complexes en leurs frquences lmentai-

    4. Arthur N. Popper et Richard R. Fay (d.), The Mammalian Auditory Pathway : Neu-rophysiology, Springer, 1992.5. Georg Simon Ohm, ber die Definition des Tones, nebst daran geknpfterTheorie der Sirene und hnlicher tonbildender Vorrichtungen , Annalen der Physik undChemie, 59, p. 513-565 (1843).

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    res. De fait, dans la cochle, une membrane tendue de sa base son som-met se comporte comme un analyseur frquentiel en raison de ses carac-tristiques physiques, graduellement variables dune extrmit lautre.Sous leffet dune stimulation sonore, cette membrane subit un dplace-ment maximal un emplacement donn le long de son axe baso-apical.Cet emplacement est corrl la frquence de londe sonore, de sortequune reprsentation spatiale des frquences sonores est cre le long dela cochle : on parle de carte tonotopique. Parce que cette membrane estcouple mcaniquement aux cellules sensorielles, ces cellules sont ellesaussi actives de faon optimale par une frquence sonore donne, quidpend de leur emplacement. Les cellules sensorielles elles-mmes partici-pent cette rponse frquentielle. Toutes diffrentes les unes des autrespar leurs proprits morphologiques et biophysiques, elles affinent larponse cochlaire par leur rponse prfrentielle une frquence donne.Elles sont, en quelque sorte, accordes en frquence. La tonotopie est leprincipe fondamental dorganisation de lensemble du systme sensorielauditif. tablie au niveau cochlaire, on la retrouve dans tous les relais desvoies auditives et au niveau du cortex auditif. La multiplicit de ces cartestonotopiques, huit au moins dans le cortex auditif du macaque, indiqueque les autres paramtres des sons sont extraits, le long des voies et dansles aires corticales auditives, dans leur contexte frquentiel.

    En 1907, Lord Rayleigh6 montra que la localisation des sourcesmettrices de sons de basse frquence, infrieure 1500 Hz, repose sur ladtection de la diffrence des temps darrive de londe sonore lune et lautre oreille. Chez lhomme, le dlai temporel minimal dcelable estdenviron 13 microsecondes. Chez certaines chauves-souris, il atteindraitle centime de microseconde. Quel est le support physiologique dunetelle rsolution temporelle du traitement des messages sonores ? Un de ceslments, bien tabli, est la transformation de la carte tonotopiquecochlaire en une reprsentation temporelle trs prcise. Pour les frquen-ces allant jusqu 4 5 kHz, les neurones auditifs rpondent par desdcharges de potentiels daction strictement synchronises avec une phasedonne de londe sonore. Cest partir de cette information neuronaleprovenant de chacune des deux oreilles que des neurones situs dans lecomplexe olivaire suprieur, second relais du systme auditif central,dtectent le dlai temporel interauriculaire, cest--dire le dcalage dephase que prsente londe sonore lorsquelle parvient lune et lautreoreille. Une reprsentation spatiale de ces dlais temporels, cest--dire une

    6. Lord Rayleigh (John William Strout), On our perception of sound direction , Phi-losophical. Magazine, 13, p. 214-232 (1907).

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    autre carte, associe une carte frquentielle, se loge dans ce second relaiscentral. On retrouve une carte similaire dans le cortex auditif primaire.

    Comment rendre compte de la sensibilit considrable de laudition,de son seuil de dtection dune nergie acoustique peine dix fois sup-rieure lnergie du bruit thermique, alors que les cellules sensorielles dela cochle baignent dans un milieu liquidien, qui amortit donc toute sti-mulation mcanique ? Cest la question que souleva Thomas Gold en1948. Il postula alors lexistence dun amplificateur mcanique actif ausein de la cochle. Aujourdhui lexistence dune fonction amplificatricecochlaire est bien tablie. Elle est assure par les cellules cilies externes,qui ont la particularit de se contracter lorsquelles sont dpolarises, uneproprit connue sous le nom dlectromotilit.

    Ces quelques exemples illustrent la curiosit que suscitent depuislongtemps, chez les physiciens, les performances du systme auditif ensensibilit et en prcision temporelle.

    Le systme auditif, instrument de la conqute du dialogue

    Le systme auditif se conoit aussi comme un instrument de mise enforme des signaux sonores, qui peuvent ainsi prendre leur signification etsinscrire dans la communication acoustique par le langage et la musique.Que sont les sons de parole et de musique ? Les modalits de leur percep-tion sont-elles distinctes ?

    La production des sons de parole par le tractus vocal permet dencomprendre les caractristiques. Le tractus vocal, de la glotte aux lvres,comporte dix-sept points darticulation. Par leur mobilit, ils modifient lagomtrie des diffrentes cavits de ce tractus. Les cordes vocales, simplesreplis de la muqueuse du larynx, font vibrer lair venu des poumons. Ellesproduisent des harmoniques, qui cheminent travers les cavits du trac-tus vocal. Ces cavits se comportent comme une suite de rsonateurs.Elles amplifient slectivement la frquence sonore qui est celle de leurrsonance propre, elle-mme conditionne par leur gomtrie. Tel har-monique, parmi lensemble des harmoniques dun son de parole, sera ounon amplifi lors du passage travers lune des cavits. On appelle for-mants les pics de rsonance des harmoniques de parole ainsi produits.Or le tractus vocal est anim dune plasticit considrable. Des change-ments dynamiques de sa configuration surviennent un rythme soutenu,qui modifient sa gomtrie, parfois de faon trs importante, comme parexemple lors des mouvements de la langue. Le tractus vocal est donc par

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    excellence linstrument des contrastes frquentiels rapides. La voixhumaine peut produire jusqu huit cents phonmes distincts, consonneset voyelles, au rythme dune dizaine par seconde, et qui prsentent desvariations internes de leur spectre frquentiel, avec mme des vides sono-res pour certaines consonnes. Transition rapide dun formant un autreet monte subite en amplitude de lun ou de lautre sont les caractristi-ques des sons de parole. Ces contrastes dynamiques excdent, par leuramplitude et leur vitesse, ceux que peuvent produire les instruments demusique.

    Les sons musicaux sont, quant eux, catgoriss davantage par leurhauteur et par leurs intervalles de hauteur. Ceci renvoie la notion deconsonance/dissonance. Les sons distants dune octave sont peruscomme parfaitement consonants : les frquences de leurs harmoniquesrespectifs sont identiques. Si on considre maintenant deux sons laquinte, de 220 Hz et de 330 Hz par exemple, un harmonique sur deuxdu son le plus aigu concide avec celles du son le plus grave. Lintervalleparat juste. Do lide selon laquelle la perception de consonance reposesur une fusion des harmoniques ralise par le systme auditif. Quilsagisse de la parole ou de la musique, la sensation de hauteur sonorerepose principalement sur la perception de la frquence fondamentale. Orle regroupement des harmoniques, bien rel, permet la dtection de la fr-quence fondamentale.

    En fait, des compositions sonores trs diffrentes peuvent conduire la perception dune mme hauteur sonore7. Soit un son harmonique,constitu de trois frquences, 100, 200 et 300 Hz. Sa frquence fonda-mentale est de 100 Hz, et il est peru comme un son de 100 Hz. De br-ves squences de bruit, qui par dfinition comportent un grand nombrede frquences diffrentes et qui se rptent toutes les 10 ms, soit avec unefrquence de 100 Hz, sont aussi perues comme un son de 100 Hz,mme si son timbre est diffrent de celui du son harmonique prcdent.Soit un son de haute frquence, dont lamplitude est module avec unefrquence de 100 Hz. Il prend la couleur de la modulation et est perucomme un son grave de frquence 100 Hz. Soit, enfin, trois sons de fr-quences 200, 300 et 400 Hz mis simultanment. Ce mlange vaconduire la perception dun son unique de 100 Hz, cest--dire un sondont la frquence fondamentale est le plus grand dnominateur commun ces trois sons, alors mme que cette frquence est absente du spectre fr-quentiel du mlange sonore. Les changes tlphoniques offrent une illus-

    7. Christopher J. Plack, Andrew J. Oxenham, Richard R. Fay et Arthur N. Popper(d.), Pitch. Neural Coding and Perception, Springer, 2005.

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    tration de la dtection de la frquence fondamentale manquante par lesystme auditif. Les frquences fondamentales de la voix humaine, princi-palement masculine, ne sont pas transmises par le tlphone. Pourtantlinterlocuteur les peroit. Si la voix ne lui parat pas dforme, cest parceque son systme auditif construit la perception de cette frquence fon-damentale partir du spectre des harmoniques qui lui parviennent. Seulesles frquences fondamentales manquantes infrieures 800 Hz sontextraites. Leur dtection est trs robuste : on peut supprimer certains har-moniques, et elle persiste. Quelles fonctions attribuer la dtection de lafrquence fondamentale ? Quel avantage slectif y serait associ ? Parcequelle est fonde sur le regroupement de tous les harmoniques dunemme fondamentale, cette performance du systme auditif conduit lesidentifier comme provenant dune source sonore unique, et permet donclapprciation du nombre des sources mettrices : animaux agresseursdans les milieux naturels, par exemple. Elle permet aussi lapprciation dugabarit de lmetteur, en raison de la relation qui existe entre frquencefondamentale et longueur des cordes vocales. Autre intrt, au quotidien :lcoute simultane de deux locuteurs, lun masculin et lautre fminin,trs proches lun de lautre et situs distance de lauditeur. Si ce dernierne parvient pas sgrger leurs sons de parole respectifs en se fondant surla localisation spatiale des sources sonores, il peut russir les couterconjointement, par lextraction des frquences fondamentales de leurssons de parole, diffrentes chez lhomme et chez la femme. Lextractionde la frquence fondamentale manquante est une fonction ancestrale : onla trace jusquau poisson rouge.

    Lextraction de la frquence fondamentale repose donc soit sur letraitement des frquences harmoniques des sons, soit sur celui de leurstructure temporelle (voir ci-dessus). Le traitement frquentiel des harmo-niques suppose quils puissent tre distingus les uns des autres lorsquilssont prsents simultanment. Ceci nous renvoie la question de la dis-tinction de deux sons jous conjointement. Considrons deux sons de fr-quences voisines, 200 et 230 Hz par exemple, jous successivement,lauditeur les peroit comme de hauteurs diffrentes. Jous ensemble, ilscrent un son composite rugueux et damplitude fluctuante (phnomnede battement). Cette perception est mise profit pour accorder les instru-ments de musique. Ainsi, dans un orchestre, les musiciens accordent-ilsleurs instruments sur une note de rfrence, en ajustant progressivementla tension des cordes de leur instrument jusqu ce que ces sons dsagra-bles disparaissent. Si maintenant on loigne les deux frquences lune delautre, les sons initiaux jous conjointement deviennent distincts. Cecidfinit la bande critique. Deux sons de frquence voisine appartiennent

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    une mme bande critique si, mis simultanment, ils sont perus commeun son rugueux, dsagrable. Considrons maintenant les harmoniquesdun son : les premires, celles dont les frquences sont les plus basses,appartiennent des bandes critiques diffrentes, elles sont dites rsolues etpeuvent servir lextraction de la frquence fondamentale. Au-del de le6e harmonique, deux harmoniques peuvent occuper la mme bande criti-que. Dans ce cas, dautres mcanismes doivent tre mis en uvre pourextraire la frquence fondamentale. La structure temporelle du son pour-rait tre le fondement de lextraction de la fondamentale partir des seulsharmoniques non rsolus. Quoi quil en soit, la notion de bande critiquerenvoie celle de dissonance, puisque deux sons dont les bandes critiquessont les mmes, ou se chevauchent largement, sont dissonants.

    Suivons ces sons de parole et de musique jusquau cortex. La rvo-lution qua introduite limagerie fonctionnelle crbrale (imagerie parrsonance magntique nuclaire, tomographie par mission de positons)dans les neurosciences, en permettant de suivre lactivation des aires cor-ticales au dcours de la perception, a confirm la latralisation crbralede la perception de la parole et de la musique, tablie depuis bien long-temps en se fondant sur leffet des lsions du cortex observes chez cer-tains patients. Chez la plupart des individus, lhmisphre gauche estdvolu la parole, lhmisphre droit la musique. Limagerie fonction-nelle a authentifi lexistence dune carte des hauteurs sonores, auxconfins des aires auditives corticales primaires (gyrus de Heschl) et de leurceinture, l o convergent les rgions basse frquence de plusieurs car-tes tonotopiques. Limagerie crbrale permet de rinterroger beaucoupplus finement cette apparente diffrenciation des deux hmisphres pourle traitement des sons de parole et de musique dans leur tape finale.Sancre-t-elle dans les signatures acoustiques distinctes des sons de paroleet de musique voques plus haut ? Ou bien, la perception de la paroledpend-elle de mcanismes spciaux exclusivement ddis au traitementdes sons de parole ? Des travaux rcents indiquent quil existe des para-mtres physiques des squences sonores dont on peut prdire quils acti-veront de manire asymtrique les cortex auditifs. Ainsi, il semble que lessons dont les variations temporelles sont trs rapides, et ceux dont la fr-quence est particulirement leve, sont traits de manire asymtrique.Chez la plupart des individus, la rsolution temporelle appartiendrait pr-frentiellement lhmisphre gauche, et la rsolution frquentielle lhmisphre droit. Le rapide glissement des formants, en rapport aveclarticulation de lappareil phonatoire, solliciterait prfrentiellementlhmisphre gauche. Au-del, la composition linguistique des sons deparole, qui conduit leur reconnaissance phontique et lmergence du

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    sens, implique un contact avec les traces de mmoire et, quelles quesoient les caractristiques acoustiques des sons de parole, cette reconnais-sance est traite de manire asymtrique, gnralement gauche, dans lesaires du langage.

    Nous avons li ici audition et langage, sous-entendant quil ny a delangage quoral. Rappelons donc, pour finir, que la parole gestuelle ,dont les messages visuels sont traits dans les aires corticales du langage,est aussi un vecteur possible du dialogue, en particulier entre personnesnon entendantes8.

    8. REMERCIEMENTS. Je remercie chaleureusement Jean-Pierre Hardelin pour la relecturede ce texte.

  • Helmholtzet la thorie physiologique de la musique

    par JACQUES BOUVERESSE

    Lacoustique et la thoriede la musique selon Helmholtz

    Pour donner une ide du genre de bouleversement que les recher-ches de Helmholtz ont provoqu la fois dans lacoustique en gnral etlacoustique musicale en particulier, dans la thorie musicale, et dans lamusique elle-mme, je commencerai par citer deux extraits du livre queMarcus Rieger a publi en 2006 sur cette question. Le premier a trait lamanire dont le travail de Helmholtz, aprs avoir suscit, pour commen-cer, des rsistances trs fortes, a fini par tre accept peu prs par toutle monde :

    Lhistoire de la rception de Die Lehre von den Tonempfindungen als phy-siologische Grundlage fr die Theorie der Musik1 montre que dans lespaced peine 40 ans le refus initial quun bon nombre de musiciens et demusicologues opposaient luvre de Helmholtz a disparu. Les concep-tualisations, les dfinitions, les instruments et les projets sortis de sonlaboratoire ne sont pas seulement entrs dans les crits de science musi-cale, mais sont apparus galement dans le quotidien de musiciens etdautres profanes en matire de sciences naturelles. Des crits de science

    1. Ce titre peut se traduire : La thorie des sensations sonores comme fondementphysiologique pour la thorie de la musique . La traduction franaise du livre a tpublie cinq ans aprs la premire dition allemande, sous le titre Thorie physiologiquede la musique fonde sur ltude des sensations auditives, traduit de lallemand par M. G.Guroult, Paris, Victor Masson et fils, 1868 ; rdit par Sceaux, Jacques Gabay, 1990(dsormais TPM).

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    populaire, le tlphone et le phonographe ont contribu ce rsultat que,vers la fin du XIXe sicle, le son objectif et loreille objective ont reu unaccueil favorable galement en dehors du laboratoire.Les voix sceptiques de musiciens et de musicologues, qui pour commencerdterminaient encore la rception de luvre, se sont tues assez rapide-ment. Alors que les critiques de la premire dition mettaient encore endoute la pertinence des Tonempfindungen pour la recherche musicale, lesmusicologues comme [Hugo] Riemann ou [Carl] Stumpf nont trouv contester que certains rsultats particuliers de la recherche, sans mettre enquestion, ce faisant, le cadre de la science naturelle en tant que tel. Dansla pratique musicale galement, on peut observer la manire dont la rcu-sation des Tonempfindungen se transmue en un grand intrt pour lesconnaissances qui relvent des sciences de la nature. Alors que les musi-ciens dans les annes 60 et 70 du XIXe sicle ne savaient pas encore fairegrand-chose avec les phonautographes, les analyseurs de son, les sirnes etles machines synthtiser, ceux-ci pour Varse sont devenus dj fonda-mentaux pour une nouvelle musique qui sest tablie au-del du mondesonore de la tonalit majeur-mineur que Helmholtz avait fait reposer surune base relevant des sciences de la nature2.

    Les ides et les recherches de Helmholtz ont effectivement exercune influence importante sur certains musiciens qui connaissaient deprs son livre sur les sensations sonores. On cite gnralement, ce pro-pos, Leos Janacek, George Ives (le pre de Charles Ives) et surtoutEdgar Varese. La critique que Helmholtz a formule contre le tempra-ment gal nest pas non plus reste totalement sans effet dans le mondemusical. Il nest pas impossible que Paul Hindemith, bien quil ne serfre pas Helmholtz, sen soit inspir dans Unterweisung im Tonsatz(1937). Et, parmi les contemporains, il y a au moins un compositeur,Wolfgang von Schweinitz, qui a pris fait et cause pour le tempramenthelmholtzien et crit des uvres dont certaines se rfrent jusque dansleur titre Helmholtz et sont conues pour des instruments accords dela faon qui lui semblait la fois la plus naturelle et musicalement laplus satisfaisante.

    Dans le deuxime extrait que je voudrais citer, il est question de latransformation radicale que Helmholtz a, selon lauteur, fait subir notrecomprhension de la musique :

    2. Marcus Rieger, Helmholtz Musicus. Die Objektivierung der Musik im 19. Jahrhundertdurch Helmholtz Lehre von den Tonempfindungen, Darmstadt, WissenschaftlicheBuchgesellschaft, 2006, p. 151-152.

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    Dans les Tonempfindungen, Helmholtz formule une comprhension de lamusique qui ne repose plus sur la tradition ou sur les expriences de musi-ciens, mais sur les mesures dinstruments de laboratoire objectivants. Pour-quoi il ne pouvait pas, ce faisant, ne pas frapper dun coup sur la tte tousceux qui, soit pratiquement soit thoriquement, soccupaient de musique,cest ce que montrent ses dfinitions de concepts et de termes originaire-ment musicaux : il dgrade le son en une vibration singulire priodique ;loreille musicale, dont lducation pour le musicien tait encore une partiede son art, il la prsente comme un appareil qui sent des excitations ; etlactivit qui consiste faire de la musique est devenue chez lui une formede production de sons, qui pouvait tre excute aussi bien par lacousticiendans le laboratoire avec des appareils pour la synthse du son que par desmusiciens dans la salle de concert. Et, pour finir, il explique ses lecteursque la consonance et la dissonance diffrent non pas, comme on lavaitadmis depuis Pythagore, qualitativement mais graduellement.[] Jusque dans les annes 60 du XIXe sicle limportance de lacoustiquemusicale en dehors du laboratoire tait marginale. Quand Helmholtz en1863 sest prsent ses lecteurs avec sa conception de la musique scientifico-objective dun type nouveau, ce qui dominait dans la science de la musiquetait encore lhistoire, lesthtique et la thorie de la composition3.

    Je trouve personnellement trs trange cette faon de sexprimer.Modifier la comprhension que nous avons des fondements de la musi-que en essayant de la rendre scientifique, ce qui est bien ce queHelmholtz a cherch faire, nest pas du tout la mme chose que cher-cher modifier et rendre scientifique la comprhension que nous avonsde la musique, si on entend par l la comprhension des uvres musica-les. Helmholtz lui-mme tait la fois un trop grand scientifique et untrop bon musicien pour suggrer quoi que ce soit de ce genre, et il nasrement jamais pens quune comprhension scientifique des fonde-ments de la musique tait susceptible de modifier radicalement la relationque nous entretenons avec celle-ci et de se substituer plus ou moins augenre de connaissance et dexprience quimplique ce quon appelle ordi-nairement la comprhension de la musique. Il navait manifestementaucun doute sur le fait que cette dernire dpend et continuera dpen-dre de faon essentielle de la formation musicale, de lhistoire, de la tra-dition et de la culture. Mais il y a malgr tout une chose qui nest sre-ment pas contestable dans ce que dit Marcus Rieger : une bonne partie dela musique qui se fait et scoute aujourdhui naurait pas t concevablesans le genre de rvolution que Helmholtz a provoqu la fois dans la

    3. Ibid. p. 2.

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    thorie et dans la pratique de la musique. Comme cela se passe pratique-ment toujours en pareil cas, cela ne signifie pas ncessairement que leschangements qui ont eu lieu correspondent une volution quil auraitpu souhaiter et approuver lui-mme ; mais cest videmment une toutautre question.

    Helmholtz a commenc ses recherches sur lacoustique physiologiqueen 1855, une poque o il nen avait pas encore termin avec la rdac-tion de son Manuel doptique physiologique (Handbuch der physiologischenOptik), une uvre monumentale dont la premire partie a t publie en1856, la deuxime en 1860 et la troisime seulement en 1867. Il sestlanc dans cette nouvelle entreprise avec lambition dclare de rformeren profondeur lacoustique physiologique et de faire pour la physiologiedu sens auditif quelque chose de comparable ce quil avait fait pour celledu sens visuel. Le livre quil a publi huit ans plus tard, en 1863, Die Lehrevon den Tonempfindungen als physiologische Grundlage fr die Theorie derMusik, constitue lexpos synthtique et systmatique des rsultats aux-quels il a abouti au cours de cette priode et quil avait dj prsents, aumoins en partie, dans diffrents articles publis antrieurement.

    Il semble cependant quil ait t trs vite en possession des idesprincipales qui sont dveloppes dans le livre. Cela ressort clairementdune lettre envoye le 16 janvier 1857 William Thomson (le futurLord Kelvin), dans laquelle il crit :

    Je publierai bientt une deuxime partie de mes expriences acoustiques.[] La thorie de lharmonie et de la disharmonie et des accords peut tredrive compltement des recherches sur les battements des harmoniqueset des sons rsultants4. Jai prpar un appareil pour tudier la qualitsonore. Grce lhypothse selon laquelle tout son dune hauteur donneest senti par une fibre nerveuse particulire qui est connecte son extr-mit un pendule vibrant de frquence correspondante une hypothsequi sappuie sur des dcouvertes anatomiques rcentes , il apparat quelacoustique physiologique recevra bientt un habillement mathmatiqueexactement aussi rigoureux que loptique5.

    4. Je traduis combination tones par sons rsultants , qui est lexpression utilise par letraducteur franais du livre de Helmholtz pour lallemand Combinationstne (littrale-ment, sons de combinaison ).5. Cit par Stephen Vogel, Sensation of tone, perception of sound, and empiricism ,in Hermann von Helmholtz and the Foundations of Nineteenth-Century Science, ditiontablie par David Cahan, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press,1993, p. 267-268.

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    En dautres termes, Helmholtz explique quil a trouv le moyen defaire reposer toute la thorie de lharmonie sur une base qui na plus derien de spculatif et est devenue enfin scientifique, quil est en train de seprocurer les instruments ncessaires pour une tude mathmatique etexprimentale des timbres qui pourrait sembler premire vue impos-sible parce que, la diffrence de la hauteur et de lintensit, le timbredonne limpression de reprsenter, dans le son, un lment purementqualitatif peu prs inanalysable , et enfin quil est en mesure de propo-ser une hypothse explicative susceptible de confrer lacoustique phy-siologique le statut de science part entire et de justifier la place fonda-mentale qui doit lui tre octroye dans la thorie de la musique.

    En ce qui concerne le timbre, le rsultat essentiel auquel va aboutirHelmholtz constitue une prcision importante apporte lide commu-nment admise lpoque qualors que la hauteur du son dpend de lafrquence de la vibration et lintensit de son amplitude, le timbredpend de la forme de la vibration. On peut vrifier que le timbre dpendeffectivement de la forme de la vibration, mais seulement dans la mesureo celle-ci dtermine galement le nombre et la nature des sons accessoi-res qui entrent dans la composition du son global. Des ondes de formetrs diffrente peuvent, en fait, trs bien donner le mme timbre, lacondition que les vibrations de lair qui arrivent loreille prsentent lemme nombre de vibrations pendulaires de la mme intensit. Loreillene distingue justement pas les diverses formes donde comme lil estcapable de le faire pour les reprsentations des diverses formes de vibra-tions, quand celles-ci sont rendues visibles : les diffrences des timbresmusicaux perus ne dpendent que du nombre et de lintensit des sonspartiels que comporte le son et que loreille spare par lanalyse du son,autrement dit, du mouvement vibratoire, en ses constituants lmentai-res6. Sur ce point, loreille se comporte donc de faon fondamentalementdiffrente de celle dont le fait lil.

    Sur le premier problme quil mentionne dans le passage cit,Helmholtz, comme il lexplique dans une lettre du 15 juillet 1861 sonditeur, estime quil est dsormais possible de connatre les causes physi-ques et physiologiques de la diffrence entre lharmonie et la disharmonie,et que le moment est venu dabandonner une fois pour toutes les explica-tions habituellement reues, qui prtendent fournir une base scientifique lharmonie mais sont en ralit purement mtaphysiques et se rduisent, ses yeux, peu prs une forme de verbiage creux. Les explications aux-quelles il songe sont, bien entendu, celles qui sont hrites, sous une forme

    6. TPM, p. 161 sq.

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    ou sous une autre, de la tradition pythagorico-platonicienne et qui sou-tiennent que lharmonie musicale reflte quelque chose comme lharmoniedu monde ou du cosmos et que ce qui est expriment par lme dans lamusique est prcisment lordre et la beaut de lunivers, qui reposent endernire analyse sur des rapports mathmatiques dune espce particulire-ment simple. On na malheureusement pas jusqu prsent, estimeHelmholtz, russi donner ne serait-ce quun commencement de rponse la question de savoir ce que les accords musicaux ont voir au juste avecles six premiers nombres entiers :

    Cette relation entre les nombres entiers et les consonances musicales a tconsidre de tout temps comme un admirable et important mystre.Dj les pythagoriciens la rangeaient dans leurs spculations sur lharmo-nie des sphres. Elle resta depuis lors tantt la fin, tantt le point dedpart de suppositions singulires et hardies, fantastiques ou philosophi-ques, jusquaux temps modernes, o les savants adoptrent, pour la plu-part, lopinion, dj mise par Euler, que lme humaine trouvait un bien-tre particulier dans les rapports simples, parce quelle pouvait plus facile-ment les embrasser et les saisir. Mais il restait examiner, comment lmedun auditeur entirement tranger la physique, et qui ne sest peut-trejamais rendu compte que les sons proviennent de vibrations, peut arriver reconnatre et comparer les rapports des nombres de vibrations. Dter-miner les phnomnes qui rendent sensible loreille la diffrence entre lesconsonances et les dissonances, sera une des questions principales de laseconde partie de ce livre7.

    On ne peut donc plus se contenter de caractriser de faon scientifi-que la diffrence qui existe entre les consonances et les dissonances, il fautessayer galement de rpondre de faon scientifique, ou en tout cas plusscientifique, la question de savoir de quelle manire la diffrence peuttre sentie par loreille. Un philosophe comme Leibniz, par exemple, sestdj approch sensiblement de la question et mme de ce qui constitue,aux yeux de Helmholtz, le principe de la rponse, quand il a remarqu que

    Les coups sur le tambour, le rythme et la cadence dans les danses et lesautres mouvements de cette sorte qui seffectuent selon la mesure et largle tirent leur agrment de lordre, car tout ordre est bnfique lme,et un ordre rgulier, bien quinvisible, se rencontre galement dans lescoups ou les mouvements provoqus avec art des cordes, tuyaux ou clo-ches tremblants ou vibrants, et mme de lair, qui est mis par l dans uneagitation rgulire, laquelle produit alors encore en plus une rsonance

    7. TPM, p. 21.

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    accorde avec elle (einen mitstimmenden Widerschall) en nous-mmes parlintermdiaire de loreille, daprs laquelle nos esprits vitaux sont agitseux aussi. Cest pourquoi la musique est si approprie pour mouvoir lesesprits, bien quau total un tel but principal ne soit pas suffisammentobserv ni cherch8.

    Mais sil est entendu que la consonance est agrable lesprit parceque lordre et la rgularit le sont dans tous les cas, il reste videmmentencore expliquer de faon plus prcise en quoi consistent, en loccur-rence, lordre et la rgularit concerns (et leurs contraires : le dsordre etlirrgularit) et par quel genre de processus seffectue la perception(inconsciente) que, selon Leibniz, nous avons deux dans la musique.

    cette dernire question, les musiciens, constate Helmholtz, aussibien que les philosophes et les physiciens, se sont la plupart du tempsborns rpondre que lme humaine, par un mcanisme quelconque,inconnu de nous, avait la facult dapprcier les rapports numriques desvibrations sonores, et quelle prouvait un plaisir particulier trouverdevant elle des rapports simples et facilement perceptibles9 . Il nest pascontestable que des progrs importants ont t raliss dans le traitementdes questions qui relvent de la psychologie et de lesthtique. Mais ilmanque toujours ce qui constitue, aux yeux de Helmholtz, le vrai pointde dpart, le principe fondamental, cest--dire, la base scientifique desrgles lmentaires pour la construction de la gamme, des accords, desmodes, et gnralement de tout ce qui est ordinairement compris dans cequon appelle lharmonie (Generalbass). Dans ces domaines lmentaires,nous avons affaire non seulement aux libres inventions de lart, maisencore une aveugle et inflexible loi de la nature, aux activits physiolo-giques de la sensation10 .

    Helmholtz a le sentiment darriver, par consquent, un momento le genre de rponse dont on stait satisfait pendant longtemps ne peutplus tre considr comme acceptable, et il va sefforcer de remplacer uneapparence de fondement par ce quil croit tre un fondement rel, sanstoutefois se rendre compte clairement que le fondement nouveau ne pr-sentera pas ncessairement les mmes garanties de stabilit que lancien et,sil consolide ldifice, peut aussi, en un autre sens, le fragiliser et le rendreplus vulnrable et moins capable de rsister au temps et au changement.

    8. G.W. Leibniz, Von der Weisheit , in Gottfried Wilhelm Leibniz, Auswahl undEinleitung von Friedrich Heer, Francfort-sur-le-Main et Hamburg, Fischer Bcherei,1958, p. 204.9. TPM, p. 2.10. TPM, p. 3.

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    Comme lexplique Carl Dallhaus, dans son livre sur la thorie de la musi-que aux XVIIe et XVIIIe sicles :

    La rgle de composition musicale selon laquelle la rsolution dune conso-nance imparfaite en une consonance parfaite est un but du droulementmusical un point de repos auquel il tend tait, en tant que norme demusica pratica ou poetica, fonde dans des prsuppositions ontologiquesqui constituaient lobjet de la musica theoretica ou speculativa. Lide, quistait transmise depuis longtemps, que la musique artificielle tait de lamathmatique sonnante (tnende Mathematik) nonce dans la musica theo-retica, considre comme une discipline servant de fondement la musicapoetica, que la simplicit mathmatique de loctave (do-do = 2/1) par rap-port la sixte majeure plus complique (8/5) est la cause du phnomne,fondamental pour la technique de construction musicale du Moyen getardif et des dbuts des Temps modernes, dune tendance [] contrai-gnante de la sixte imparfaite loctave parfaite. Le principe porteur de laprogression musicale dans la phrase polyphonique se rvle commelempreinte vidente dune structure profonde mathmatique latente. []Tous les prsupposs par lesquels avait t porte la musica theoreticacomme prmisse ou implication de la musica poetica ont t dtruits auxXVIIe et XVIIIe sicles, sans que, il est vrai, soit parvenu avec une clart suf-fisante la conscience des musiciens lbranlement du sol sur lequel ilscontinuaient toujours croire quils se tenaient. En premier lieu, lacadence, qui part dune dominante pour arriver un accord de tonique trois notes, nest plus mathmatiquement justifiable comme diffrenceentre le plus compliqu et le plus simple, parce que la structure de lun desaccords concorde avec celle de lautre. En deuxime lieu, linterprtationplatonico-pythagoricienne du nombre comme cause ou principe actif desphnomnes musicaux a t abandonne dans la philosophie des XVIIe etXVIIIe sicles, inspire par la science de la nature moderne, tout comme lacatgorie de la causa finalis, qui avait expliqu la tendance de limparfait la perfection11.

    Helmholtz conteste vigoureusement les prsupposs ontologiquessur lesquels est cense sappuyer lide que la consonance constitue le butdu droulement musical. Mais il ne remet certainement pas en questionlide elle-mme. Les dissonances constituent dans la musique soit unmoyen de contraste pour renforcer limpression des consonances, soit unmoyen dexpression, et cela non seulement pour certains mouvementsparticuliers de lme ; elles servent aussi, dune manire tout fait gn-

    11. Carl Dahlhaus, Die Musiktheorie im 17. und 18. Jahrhundert, Zweiter Teil :Deutschland [Geschichte der Musik, Bd. 11], Darmstadt, 1989, p. 131, cit parMarcus Rieger, op. cit., p. 120, note 98.

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    rale, renforcer lexpression de lactivit et de la marche en avant dumouvement musical, parce que loreille, tourmente par les dissonances,aspire de nouveau au calme, au flux pur et rgulier des sons formantconsonance. Dans ce dernier sens, elles trouvent, surtout immdiatementavant la fin du morceau, remplir un rle dune nature importante12 . Sile but nest plus daccder nouveau la perfection, au sens ontologiquedu terme, aprs un passage effectu par limparfait, il sagit nanmoinstoujours de retrouver un tat de calme et de repos, aprs une phase dagi-tation dont la raison dtre principale rside dans le fait quelle exprimeleffort nergique qui est fait par lme pour revenir au premier. On peutdire, au total, que Helmholtz cherche rebtir une construction branledans ses fondations sur un sol quil croit plus ferme ; mais il est vrai ga-lement quil poursuit et achve son insu un processus qui va conduire quelque chose de bien diffrent de ce qui constituait pour lui la musiqueet quil cherchait encore fonder.

    Physiologie et psychologie des phnomnes sonores en gnralet de la musique en particulier

    Puisque jai voqu la question de savoir pourquoi la rponse laquestion du fondement doit tre cherche, selon Helmholtz, dans la phy-siologie, plutt que dans la psychologie, il me faut dire un mot de lafaon surprenante dont a t traduit le titre de son livre dans la versionfranaise. Le titre allemand est, comme je lai indiqu, Die Lehre von denTonempfindungen als physiologische Grundlage fr die Theorie der Musik etil est devenu, dans la traduction franaise, Thorie physiologique de lamusique. Cest dautant plus tonnant que la traduction a t revue etapprouve par lauteur, la place duquel je naurais srement pas laisspasser un titre aussi contestable. Le titre franais renverse, en effet, com-pltement la perspective adopte par Helmholtz. Il ne se proposait, enralit, nullement de construire une thorie physiologique de la musique ;il cherchait, ce qui est bien diffrent, construire une thorie des sensa-tions sonores susceptible de fournir un fondement appropri lequel setrouve, en loccurrence, tre physiologique la thorie de la musique. Ilnest donc pas question chez lui dune thorie physiologique de la musi-que mais seulement dun fondement physiologique apporter une tho-

    12. Thorie physiologique de la musique, p. 436

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    rie dont les concepts et les mthodes peuvent tre bien diffrents de ceuxde la physiologie.

    Mais sur quoi repose au juste la position fondamentale et fondation-nelle qui doit tre reconnue ici la physiologie ? Helmholtz donne uneide trs claire de ce que doit tre la rponse quand il crit :

    Les relations entre la physiologie du sens de loue et la thorie de la musi-que sont particulirement frappantes et claires, parce que les formes l-mentaires de la mise en forme (Gestaltung) musicale dpendent de faonbeaucoup plus pure de la nature et des particularits de nos sensations quea nest le cas avec les autres arts, dans lesquels lespce du matriau uti-liser et des objets reprsenter fait sentir son influence de faon beaucoupplus forte13.

    Au dbut de la Thorie physiologique de la musique, Helmholtz sou-ligne que la musique se rattache la sensation pure et simple par desliens bien plus troits que les autres arts, qui ont affaire plutt aux percep-tions nous venant des sens, cest--dire aux notions sur les objets ext-rieurs, que nous tirons des sensations par des procds psychiques14 . Ilest important de se souvenir ici que, pour Helmholtz, les perceptions sontdes infrences inconscientes effectues partir de prmisses constituespar les sensations, qui sont elles aussi pour lessentiel inconscientes, etque, pour lui, le trajet qui est effectu de la prsence des sensations laperception dun objet ne relve pas de la physiologie mais de la psycholo-gie. Or il se trouve que, dans la musique, la sensation cesse dtre traiteet value en fonction de la contribution quelle est susceptible dapporter la connaissance de lobjet ; elle est considre en elle-mme et pour elle-mme, ce qui, aux yeux de Helmholtz, constitue une diffrence significa-tive par rapport la faon dont les choses se passent, par exemple, dans lapeinture :

    Dans la peinture, la couleur est le seul lment qui sadresse immdiate-ment la sensation, sans lintermdiaire dun acte de lentendement. Dansla musique, au contraire, les sensations auditives sont prcisment ce quiforme la matire de lart ; nous ne transformons point ces sensations, aumoins dans les limites o elles appartiennent la musique, en symbolesdobjets ou de phnomnes extrieurs. En dautres termes, bien que, dansun concert, il nous arrive de distinguer certains sons produits, les uns parle violon, dautres par la clarinette, la jouissance artistique ne rside pas

    13. Helmholtz, cit dans Leo Knigsberger, Hermann von Helmholtz, Braunschweig,Friedrich Vieweg und Sohn, 1902-1903, Bd. 2, p. 2714. TPM, p. 3

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    dans la reprsentation que nous nous faisons de lexistence matrielle duviolon ou de la clarinette, mais dans la sensation des sons qui en manent.[] En ce sens, il est vident que la musique a, avec la sensation propre-ment dite, des liens plus immdiats quaucun des autres arts ; il sensuitque la thorie des sensations auditives sera appele jouer, dans lesthti-que musicale, un rle beaucoup plus essentiel que la thorie de lclaire-ment ou de la perspective dans la peinture. Ces deux dernires sciencessont sans doute utiles au peintre pour atteindre autant que possible unefidle reprsentation de la nature, mais elles nont rien de commun avecleffet artistique de luvre. Dans la musique, au contraire, il ne sagit pasdarriver la fidle reprsentation de la nature ; les sons et les sensationscorrespondantes sont l pour eux-mmes, et agissent tout fait indpen-damment de leur rapport avec un objet extrieur quelconque15.

    Nous avons ainsi obtenu la rponse la question pose. Ltude desphnomnes qui se produisent dans les organes des sens comporte, selonHelmholtz, trois parties distinctes. La premire soccupe de la maniredont lagent extrieur (la lumire pour lil, le son pour loreille) pntrejusquaux nerfs. Cette partie peut tre appele la partie physique de ltudephysiologique dans le cas du son, lacoustique physique. La deuxime par-tie soccupe des diffrentes espces dexcitations nerveuses correspondantaux diverses sensations, ce qui constitue, pour le son, lobjet de lacoustiquephysiologique. Enfin une troisime partie, qui correspond, dans le cas quinous intresse, ce que lon peut appeler lacoustique psychologique,soccupe de la manire dont les sensations sont transformes en reprsen-tations dobjets extrieurs. Or, comme on la vu, dans la musique on enreste normalement au deuxime stade et on ne va pas jusquau troisime,qui est celui de la perception et dont traite la psychologie.

    Leibniz dit de la musique quelle est une sorte darithmtique cacheou inconsciente laquelle se livre une me qui ne se rend pas comptequelle est en train de compter (Musica est exercitium arithmeticae occul-tum nescientis se numerare animi16 ) et il utilise ce fait comme un argu-ment en faveur de lexistence de perceptions dont nous ne sommes pasconscients. La musique peut donc tre comprise comme consistant dansla perception dun ordre et dune rgularit cachs, et, si on la considre

    15. TPM, p. 4.16. G.W. Leibniz, Lettre Christian Golbach, 17 avril 1712 , in Leibniz, Epistolaead diversos, publies par Christian Korholt, Leipzig, Christian Breitkopf, 1734, Band 1,p. 240-241. Pour plus de dtails sur cette question, voir Patrice Bailhache, La musique,une pratique cache de larithmtique ? , in LActualit de Leibniz : les deux labyrinthes,Dcade de Cerisy-la-Salle (15-22 juin 1995), Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1999,p. 405-419.

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    de cette faon, on en conclura assez logiquement quelle est au fond leplus abstrait et le plus intellectuel de tous les arts. Les plaisirs des sensqui approchent le plus des plaisirs de lesprit , sont, crit Leibniz, ceux de la musique, et ceux de la symtrie,les uns des oreilles, les autres des yeux, car il est ais de comprendre lesraisons de lharmonie ou de cette perfection qui nous y donne du plaisir.La seule chose quon y peut craindre, cest dy employer trop detemps17. Ce quil faut dire, du point de vue de Helmholtz, semble treplutt, au contraire, que la musique est le plus sensible de tous les arts,puisquon y a affaire uniquement la sensation pure et simple, considreindpendamment de la relation un objet quelconque. Est-ce dire quelon peut laisser de ct la psychologie, qui na plus aucune fonction remplir en loccurrence, et que lon peut galement ignorer laspect intel-lectuel vident que semble comporter aussi le processus ? La rponse estdans les deux cas un non catgorique.

    En ce qui concerne la premire question, Helmholtz est bien le der-nier pouvoir tre souponn de chercher liminer la psychologie auprofit de la physiologie ou dessayer de rduire la premire la seconde. Ila au contraire toujours dfendu avec une vigueur particulire lide delautonomie et de la spcificit de la psychologie par rapport la physiolo-gie ; et cela lui a valu, du reste, dtre critiqu violemment par Hering, quila accus de chercher ainsi dfendre hypocritement une forme de dua-lisme et mme de spiritualisme qui ne dit pas son nom. Ce qui est vrai,dans le cas de la musique, est que la psychologie nintervient pas sous laforme de la transformation des sensations auditives en reprsentationsdobjets ; mais cela ne lempche en aucune manire de continuer jouer,sous une autre forme, un rle essentiel. Rien ne montre plus clairement ceque peuvent tre sur ce point les convictions de Helmholtz que le passagesuivant, tir de larticle Sur les causes physiologiques de lharmonie :

    Londe compose reste, en progressant, telle quelle est, et l o elle atteintloreille, personne ne peut voir en la regardant si elle est provenue souscette forme dun instrument musical, ou si elle sest compose en cours deroute partir de deux ou plusieurs trains dondes.Que fait alors loreille ? Lanalyse-t-elle ou lapprhende-t-elle comme untout ? La rponse cela peut, selon le sens qui est donn la question,se rvler tre diffrente, car nous devons distinguer ici deux choses, savoir premirement la sensation dans le nerf auditif, telle quelle se dve-loppe sans immixtion dune activit intellectuelle, et la reprsentation que

    17. G.W. Leibniz, Textes indits daprs les manuscrits de la Bibliothque provinciale deHanovre, publis et annots par Gaston Grua, Paris, PUF, 1948, tome II, p. 580.

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    nous nous formons en consquence de cette sensation. Nous devons donc,en quelque sorte, distinguer loreille corporelle (das leibliche Ohr) du corpset loreille mentale (das geistige Ohr) de la facult de reprsentation.Loreille corporelle fait toujours exactement la mme chose, ce que lemathmaticien fait laide du thorme de Fourier, et ce que fait le pianoavec une masse sonore compose : elle analyse les formes donde qui necorrespondent pas dj originairement, comme les sons du diapason, auxformes donde simples en une somme dondes simples, et ressent indivi-duellement le son correspondant chacune des ondes simples, que londesoit provenue originairement telle quelle de la source sonore ou se soitcompose seulement en cours de route18.

    On peut dire, par consquent, que loreille psychique, sil est permisde lappeler ainsi, conserve bel et bien toute sa place et son importance,qui sont dterminantes, ct de loreille physiologique. Et la mmechose est vraie du rle de lintellect, compar celui de la sensation pro-prement dite. Lharmonie sensible, dont le livre de Helmholtz a pour butde rvler les fondements physiologiques, nest, prcise-t-il, que le pre-mier et le plus bas degr du beau musical :

    Ces phnomnes du son harmonieux purement sensible ne sont, il est vrai,que le degr le plus bas du beau musical. Pour la beaut suprieure, intellec-tuelle, de la musique lharmonie et la disharmonie ne sont que des moyens,mais des moyens essentiels et puissants. Dans la disharmonie, le nerf auditifse sent tourment par les -coups de sons incompatibles, il aspire lcoule-ment pur des sons dans lharmonie, et y tend pour y demeurer dans un tatdapaisement. Ainsi, tous les deux propulsent et calment alternativement leflux des sons, dans le mouvement incorporel duquel lesprit contemple uneimage du cours de ses reprsentations et tats dme. De mme que devantla mer agite par la houle, il est fascin ici par le mode du mouvement, quise rpte de faon rythmique et change pourtant constamment, et il le per-ptue en lui. Mais, alors que l seules des forces naturelles rgnent de faonaveugle et que dans ltat desprit du spectateur domine malgr tout finale-ment, pour cette raison, la sensation de ralit dsertique, dans luvre dartmusicale le mouvement suit les courants de lme excite de lartiste. Tanttcoulant doucement, tantt bondissant avec grce, tantt agit fortement,sous lemprise subite des sons naturels de la passion ou grce un travailconsidrable, le flux des sons transmet dans leur vivacit originaire des tatsdme insouponns que lartiste a surpris dans son me lme de laudi-teur, pour llever enfin la paix de la beaut ternelle, dont seul un petit

    18. Helmholtz, ber die physiologischen Ursachen der musikalischen Harmonie (1857), in Hermann von Helmholtz, Vortrge und Reden, fnfte Ausgabe, FriedrichVieweg und Sohn, 1903, Band 1, p. 78-79.

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    nombre de ses prfrs quelle a lus ont t consacrs par la divinit commeles annonciateurs.Mais l se trouvent les limites de ltude de la nature et elles mordonnentde marrter19.

    Par consquent, si on ne peut pas dire de la musique quellereflte certaines des proprits les plus profondes de la ralit ext-rieure, on peut, en revanche, tout fait dire quelle constitue nan-moins limage ou le reflet de quelque chose qui est dune importancecruciale, au moins pour nous, savoir les mouvements de lme. Ilarrive mme Helmholtz de suggrer, de faon trs mtaphorique,que, dans la musique, les vibrations du son se trouvent en quelquesorte en accord avec les vibrations de lme. Tout dans la musiquedpend, comme on la vu, initialement de la sensation, et la dernirechose laquelle on pourrait sattendre de la part de la sensation estquelle nous mette en contact avec certaines des caractristiques lesplus fondamentales du monde extrieur. Les sensations ne sont, eneffet, en aucun cas des reproductions ou des images des objets dontelles proviennent. Elles ne constituent, selon Helmholtz, rien de plusque des signes arbitraires qui nous permettent de reconnatre, avec unesret suffisante, les identits et les diffrences entre les objets, sanstoutefois tre en mesure de nous renseigner de faon fiable sur lanature exacte de ceux-ci. Dans la musique, cette fonction, qui peuttre qualifie d utilitaire et qui rend possible une adaptation conve-nable la ralit extrieure, nentre plus en ligne de compte. Mais cestjustement ce qui, dune certaine faon, rend la sensation disponiblepour une autre tche, qui consiste reprsenter les actions de lme.Dans la Thorie physiologique de la musique, Helmholtz cite, sur cepoint, avec approbation Aristote :

    Aristote a dj dfini laction de la musique dune manire tout fait sem-blable. Dans le vingt-neuvime problme20, il pose la question suivante : Pourquoi les rythmes et les mlodies, cest--dire les sons, se prtent-ils exprimer les mouvements de lme, tandis quil nen est pas de mme desgots, des couleurs et des parfums ? Serait-ce parce que ce sont des mou-vements comme les gestes ? Lnergie particulire aux mlodies et auxrythmes provient dune disposition de lme et agit sur elle. Les gots etles couleurs, au contraire, ny parviennent pas au mme degr. Aristote

    19. Ibid., p. 91 ; cf. aussi TPM, p. 330-331.20. Il sagit en ralit du vingt-septime problme du Livre XXIX [ (Problmes concernant lharmonie)], qui est cit dans une traduction pour lemoins un peu libre.

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    dit encore, la fin du vingt-septime problme : Ces mouvements (ceuxdu rythme et de la mlodie) sont nergiques ; ce sont des phnomnes quireprsentent ltat de lme 21.

    Helmholtz est, il faut le rappeler, un ennemi farouche de toutes lesthories qui postulent quelque chose comme une relation didentit oumme simplement de proportionnalit qui serait donne au dpart entrela nature et lesprit ; et cela suffit videmment rendre, ses yeux, peuplausible et mme peu comprhensible la thorie pythagoricienne. Mais ilne suffirait pas non plus de renoncer attribuer lexprience musicaleune fonction cognitive et une porte ontologique comme celles dont il estquestion dans ce genre de thorie et de se contenter de dire, comme lefaisait encore Chladni, un des prdcesseurs immdiats de Helmholtz,quun intervalle est consonant quand les nombres de vibrations sont dansun rapport tellement simple que lme lapprhende avec la plus grandefacilit et en tire une sensation dapaisement. En 1744, Sorge avait pro-pos, pour lexistence des sons rsultants quil avait dcouverts quelquesannes plus tt (en 1740), une explication qui illustre assez bien ce queHelmholtz veut dire quand il parle de verbiage creux :

    Comment se fait-il que dans laccord dune quinte 2-3 sannonce et sefasse entendre encore en plus, en une subtile rsonance concomitante, letroisime son, et chaque fois une octave plus bas que le son grave de laquinte ? La nature joue ici son jeu charmant et montre que dans 2-3 le 1manque encore, et quelle aimerait bien avoir aussi, en loccurrence, ceson, afin que lordre 1-2-3, par exemple do1 do2 sol2, soit parfait ; de lvient galement quune quinte de 3 pieds rend le son si parfait et porteavec elle un troisime son qui est presque aussi fort quun tuyau bouchdoux (ein gelindes Gedackt)22.

    21. TPM, p. 330-331 ; cf. Aristotle, Problems, Books 1-21, dans une traduction anglaisede W. S. Hett, Cambridge (Mass.) & Londres, Harvard University Press, 1936,Book XIX, Problem 27, p. 394-395. La traduction allemande de la dernire phrase citedAristote (ou, en tout cas, du texte des Problmes) est : Thaten aber sind Zeichen derGemtsbestimmung (Die Lehre von den Tonsempfindungen, troisime dition revue,Braunschweig, Friedrich Vieweg und Sohn, 1870, p. 398). Ce que dit loriginal est :a d{ kinseij a tai praktia esin, a d{ prxeij qouj shmasa stnCe que le traducteur anglais a rendu par : But the movements with which we are dealingare connected with action, and actions are symptoms of moral character. ( Les mouve-ments auxquels nous avons affaire sont relis laction, et les actions sont les symptmesdu caractre moral. )22. Georg Andreas Sorge, Anweisung zur Stimmung und Temperatur der Orgelwerke, alsauch andrer Instrumente, sonderlich aber des Klaviers (1744), cit dans Marcus Rieger, op.cit., p. 112-113.

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    La situation que dcrit Sorge est celle qui est reprsente sur ladeuxime mesure de la porte dans le tableau que Helmholtz donne despremiers sons rsultants diffrentiels23 des intervalles consonants usuels(figure 1).

    Leibniz avait affirm que, dans lespce darithmtique cache queconstitue la musique, lme na vraisemblablement pas besoin daller plusloin que 5. Tous les intervalles musicaux utiliss correspondent, en effet, des rapports qui peuvent tre exprims laide des seuls nombres 1, 2,3 et 5 :24

    23. Il existe, en fait, deux espces diffrentes de sons rsultants : les sons diffrentiels, quisont ceux dont parle Sorge, et qui prsentent des vibrations dont le nombre est gal ladiffrence des nombres de vibrations des sons primaires, et les sons additionnels, qui ontt dcouverts par Helmholtz et dont le nombre de vibrations est gal la somme desnombres de vibrations des sons primaires (cf. Helmholtz, TPM, p. 192).24. TPM, p. 193.

    Figure 1 : Tableau donn par Helmholtz des premiers sons diffrentielsdes intervalles consonants usuels24.

    Figure 1 : Tableau donn par Helmholtz des premiers sons diffrentielsdes intervalles consonants usuels24.

    ou en notation usuelle, en figurant les sons primaires par des blanches et les sonsrsultants par des noires :

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    Nous, en musique, nous nes comptons pas au-del de cinq, semblables ces gens qui mme en arithmtique ne progressaient pas au-del du nom-bre 3, et chez lesquels se vrifierait ce que disent les Allemands proposdun homme simple : Er kann nicht ber drey zehlen. Car nos intervallesusits sont tous issus de rapports composs partir de rapports entre deuxdes nombres premiers 1, 2, 3, 5. Si nous tions dots dun peu plus desubtilit, nous pourrions aller jusquau nombre premier sept. Et je pensequil y a rellement des gens qui le font. Cest pourquoi les anciens nercusaient pas non plus compltement le nombre 7. Mais on ne trouveragure de gens qui aillent jusquaux nombres premiers qui sont ses succes-seurs les plus proches, 11 et 1325.

    Leibniz admettait, comme on le voit, quune plus grande finesse denos sens pourrait nous permettre dapprcier des proportions musicalesdiffrentes, et ventuellement daller mme peut-tre au-del du nombre7. Selon Euler, lusage courant qui est fait dores et dj de laccord deseptime de dominante dans la musique oblige considrer que lexten-sion envisage par Leibniz sest bel et bien dj produite : la compositionmusicale compte dsormais au moins jusqu sept et loreille sest habi-tue galement le faire.

    On soutient communment quon ne se sert dans la musique que des pro-portions composes de ces trois nombres premiers 2, 3 et 5, et le grandLeibniz a dj remarqu que dans la musique on na pas encore appris compter au-del de 5, ce qui est aussi incontestablement vrai dans les ins-truments accords selon les principes de lharmonie. Mais, si ma conjec-ture a lieu, on peut dire que dans la composition on compte dj jusqu7 et que loreille y est dj accoutume ; cest un nouveau genre de musi-que quon a commenc mettre en usage et qui a t inconnu auxanciens. Dans ce genre daccord, 4, 5, 6, 7 est la plus complte harmonie,puisquelle renferme les nombres 2, 3, 5 et 7 ; mais il est aussi plus com-pliqu que laccord parfait dans le genre commun qui ne contient que lesnombres 2, 3 et 5. Si cest une perfection dans la composition, on tcherapeut-tre de porter les instruments au mme degr26.

    Les proportions auxquelles on recourt le plus normalement sont 1/2(pour loctave), 2/3 (pour la quinte), 3/4 (pour la quarte), 4/5 (pour latierce majeure) et 5/6 (pour la tierce mineure). Pour la sixte mineure, ilfaudrait aller jusqu 5/8 (la proportion qui correspond la sixte majeureest 6/10, autrement dit, 3/5). Tous les rapports concerns sont exprima-

    25. G.W. Leibniz, Lettre Christian Goldbach , op. cit., p. 240.26. Cit par Patrice Bailhache, op. cit., p. 419.

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    bles laide des nombres entiers allant de 1 6. Si maintenant on voulaitaller jusqu la septime mineure, qui intervient dans laccord de septimede dominante, sol si r fa, il faudrait faire intervenir la proportion4/7 (ou plus exactement 5/9, la proportion laquelle correspond linter-valle sol-fa). La facilit relative avec laquelle laccord de septime de domi-nante a russi se faire accepter dans la musique et mme y jouer pourfinir un rle dterminant sexplique aisment si lon tient compte du faitque la thorie de la consonance et de la dissonance que proposeHelmholtz permet de le faire apparatre comme le moins dissonant detous les accords dissonants, pour la raison que, de toutes les septimes, laseptime mineure est la plus proche de la septime naturelle, pourlaquelle le rapport est de 7/4 et dont Hemholtz dit quelle ne le cde pasen harmonie aux consonances27 :

    La prime et loctave agissent considrablement sur les intervalles voi-sins, par les consonances qui sy transforment en dissonances ; ainsi laseconde mineure ut-rb et la septime majeure ut-si, dif