par stephen weiss, christian marjollet, cyril … · orsque la nouvelle de pourparlers d’alliance...

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L’analyse de négociation porte sur sept facteurs : les parties, les règlements, les questions, les intérêts, les options, les accords éventuels et les liens. Cet article montre comment cette perspective aurait pu préparer le P-DG de Renault, Louis Schweitzer, et son équipe à négocier avec Nissan Automobile. Les neuf mois de négociations sont ensuite décrits en détail. La perspective analytique permet de mieux comprendre certaines questions essentielles des discussions entre Renault et Nissan mais elle néglige aussi certains aspects importants du processus de négociation. L orsque la nouvelle de pourparlers d’alliance entre Renault et Nissan éclata en 1998, les cadres de l’industrie automobile évoquaient « le mariage le plus improbable au monde » (Thornton et al., 1999). Même la préparation des fiançailles présentait un défi de taille, résultant de cultures nationales très dis- semblables, de deux langues totalement différentes et d’un ordre du jour compliqué. Dans le rang des oppo- sants à cette alliance, on comptait le président du conseil d’administration de Nissan, des représentants du gou- vernement japonais, des syndicats de Renault, et des analystes en Bourse qui tenaient à protéger les avoirs de Renault (Edmondson et al., 1999). Début mars 1999, le P-DG de Renault, Louis Schweitzer, évaluait, sans grand enthousiasme, les chances de célébrer un « mariage » à 50/50 seulement (Lauer, 1999a). Le côté sensationnel de ces pourparlers attira néanmoins l’attention du public et d’une industrie déjà fortement chamboulée par la fusion entre Daimler-Benz et Chrys- ler. Un accord entre Renault et Nissan créerait le qua- trième groupe de constructeurs automobiles au monde. Pour certains observateurs cette union marquerait égale- ment l’ouverture du marché européen à la concurrence STRATÉGIE PAR STEPHEN WEISS, CHRISTIAN MARJOLLET, CYRIL BOUQUET Perspective d’analyse en négociation L’alliance Renault-Nissan 15/Weiss/153 10/02/05 16:42 Page 211 Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur archives-rfg.revuesonline.com

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Page 1: PAR STEPHEN WEISS, CHRISTIAN MARJOLLET, CYRIL … · orsque la nouvelle de pourparlers d’alliance entre Renault et Nissan éclata ... constituait le flambeau du groupe Nissan,

L’analyse de négociation

porte sur sept facteurs:

les parties, les règlements,

les questions, les intérêts,

les options, les accords

éventuels et les liens.

Cet article montre comment

cette perspective aurait

pu préparer le P-DG de

Renault, Louis Schweitzer,

et son équipe à négocier

avec Nissan Automobile.

Les neuf mois de

négociations sont ensuite

décrits en détail.

La perspective analytique

permet de mieux

comprendre certaines

questions essentielles

des discussions entre

Renault et Nissan mais

elle néglige aussi certains

aspects importants du

processus de négociation.

Lorsque la nouvelle de pourparlers d’allianceentre Renault et Nissan éclata en 1998, lescadres de l’industrie automobile évoquaient « le

mariage le plus improbable au monde » (Thornton et al.,1999). Même la préparation des fiançailles présentait undéfi de taille, résultant de cultures nationales très dis-semblables, de deux langues totalement différentes etd’un ordre du jour compliqué. Dans le rang des oppo-sants à cette alliance, on comptait le président du conseild’administration de Nissan, des représentants du gou-vernement japonais, des syndicats de Renault, et desanalystes en Bourse qui tenaient à protéger les avoirs deRenault (Edmondson et al.,1999). Début mars 1999, leP-DG de Renault, Louis Schweitzer, évaluait, sans grandenthousiasme, les chances de célébrer un « mariage » à50/50 seulement (Lauer, 1999a).Le côté sensationnel de ces pourparlers attira néanmoinsl’attention du public et d’une industrie déjà fortementchamboulée par la fusion entre Daimler-Benz et Chrys-ler. Un accord entre Renault et Nissan créerait le qua-trième groupe de constructeurs automobiles au monde.Pour certains observateurs cette union marquerait égale-ment l’ouverture du marché européen à la concurrence

S T R AT É G I E

PAR STEPHEN WEISS,CHRISTIAN MARJOLLET,CYRIL BOUQUET

Perspective d’analyseen négociationL’alliance Renault-Nissan

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étrangère et tout particulièrement aux entre-prises nippones. Au Japon, les médias évo-quaient la possibilité, jamais vue depuis1945, d’une passation de pouvoir laissantune grande entreprise étrangère arriver auxaffaires1. Pour les spécialistes en négocia-tion, les pourparlers entre Renault et Nissanreprésentent une étude de cas intéressante.Pourquoi Schweitzer a-t-il choisi Nissancomme partenaire? Comment peut-on com-prendre ses négociations avec YoshikazuHanawa, le président de Nissan? Les négo-ciateurs internationaux peuvent-ils tirer cer-taines leçons de cette expérience fruc-tueuse? Cet article examine ces questionsen utilisant une approche connue sous lenom d’« analyse de négociation ». Nousmontrons comment Schweitzer et songroupe auraient pu utiliser cette approcheavant les négociations, et fournissons uncompte rendu des entretiens tels qu’ils sesont déroulés. Notre conclusion offre unediscussion des pour et des contre de l’ana-lyse de négociation.

I. – LES ÉLÉMENTS D’UNEANALYSE DE NÉGOCIATION

« …les conseils devraient inciter à mieuxcomprendre les problèmes…2 »

La démarche dite d’«analyse de négocia-tion » a été conçue à l’origine en vue defournir des conseils aux négociateurs(Raiffa, 1982). C’était « une analyse pour lanégociation, et non de la négociation »(Raiffa, 2002, p. xi). Tout de même, cette

analyse requiert « une compréhension ducomportement de personnes réelles dans devraies négociations » et l’observation de seshomologues en termes descriptifs. De plus,l’usage et les formes de l’analyse de négo-ciation ont évolué au cours des 20 dernièresannées (voir par exemple, Sebenius, 2002).Watkins (2001, p. 1 ; 2002, p. 5-44) a éla-boré un cadre pour non-spécialistes quipeut servir à identifier et évaluer « les com-posantes essentielles du contexte et de lastructure de [toute] négociation. » Un tel« diagnostic », c’est ainsi qu’il le qualifie,cible sept éléments de négociation (voirtableau 1). La section suivante s’intéresse àchaque élément dans le cadre des négocia-tions Renault-Nissan.

II. – DIAGNOSTIC DE LASITUATION DE NÉGOCIATION

«…[Renault] y a vu une occasionqui ne se présente qu’une fois

tous les 50 ans.3 »

Il est utile de discuter la position danslaquelle se trouvait Schweitzer au milieu del’année 1998 au moment où il envisageaitde négocier avec Nissan.À l’âge de 56 ans, il est P-DG depuis 6 ans.Il a débuté sa carrière chez Renault en 1986en tant que directeur général financier aprèsun séjour aux ministères des Finances et del’Industrie. À cette époque Renault essaiede se relever d’une grave crise financière.En 1992, lorsque Schweitzer prend larelève, l’entreprise a été complètement

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1. Cette déclaration fait abstraction du rachat de Mazda par Ford en 1996.2. Raiffa, 2002, p. 93. Voir « Kenneth S. Courtis, » 2000. À ce moment-là, comme le dit le New York Times,« l’entreprise [n’avait jamaiseu] plus gros à perdre » (Tagliabue, 2000).

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transformée. Pourtant, quatre ans plus tard,Renault a perdu un milliard de dollars. Pre-nant une décision fort controversée,Schweitzer demande une réduction accruedes coûts et réussit à renverser la situation.Depuis 1998, il est considéré comme celuiqui a rétabli la réputation de l’entreprise.Créée il y a 100 ans, Renault SA, occupaitla seconde place dans la construction auto-mobile en France (la dixième dans lemonde) et était à 44,2 % propriété de l’État.L’entreprise produisait un éventail completde voitures, de véhicules commerciaux et

de pièces de rechange et employait plus de138000 personnes. Elle s’était implantéedans plus d’une centaine de pays, maisenviron 84 % de ses ventes se faisaient tou-jours en Europe. La totalité des revenusconsolidés pour 1997 était de 31,7 milliardsd’euros et vers le milieu de 1998, la valeurmarchande des actions de Renault avaitatteint 12,7 milliards d’euros.Nul doute que Renault se trouvait alorsdans une conjoncture critique. En 1998, lemarché mondial de l’automobile avait subisa plus forte baisse en 20 ans, et les concur-

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Tableau 1FAIRE LE DIAGNOSTIC DE LA SITUATION DE NÉGOCIATION (Watkins)

Les acteurs Qui va participer ou pourrait participer aux négociations?

Acteurs actuels et potentiels, coalitions, facteurs internes aux parties, carte des acteurs

Les règles Quelles sont les règles du jeu?

Lois et règlements applicables, conventions sociales, codes professionnels

Les questions Quelles sont, ou pourraient être, les questions à négocier?

En totalité, séparément, aspects relationnels, questions litigieuses

Les intérêts Quels objectifs poursuivez-vous? Et les autres?

Intérêts communs, échanges commerciaux, accords incertains, intérêts personnels

Les options Que faire dans l’hypothèse d’un non-accord?

Meilleure alternative théorique, se retirer, effets sur la coalition, contraintes de temps,confiance en soi exagérée

Les accords Y a-t-il des accords potentiels qui conviendraient aux deux parties?

Rayon d’action, pouvoir de l’information, partage des incertitudes

Les liens Les négociations actuelles sont-elles liées à d’autres négociations?

Dresser la carte des restructurations concurrentielles, réciproques ou autres.

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rents japonais continuaient à l’emporter surRenault au niveau des coûts. Les analystesde l’industrie signalaient les cibles d’éven-tuelles acquisitions. Certains d’entre euxconsidéraient Renault « en détresse ou inef-ficace » ; d’autres la désignaient sans hési-tation « mûre pour une offre d’achat » (Vlasic et al., 1998). La direction deRenault en était venue à se poser des ques-tions sur l’avenir de la société au momentoù Daimler et Chrysler décidaient defusionner en mai 1998 (Ghosn et Riès,2003, p. 173). Lorsque le comité de direc-tion s’est mis à examiner la possibilité d’unmariage avec un autre constructeur automo-bile (Ghosn et Riès, 2003, p. 174), lessociétés américaines et européennes onttrès vite été mises de côté. Renaults’adressa alors à Nissan et Nissan répondit(Lauer, 1999b).Schweitzer et son équipe se préparèrent ànégocier avec Nissan en ayant à l’idée unecollaboration limitée (par exemple, unefusion au niveau de la fabrication auMexique). Rapidement cependant, ils envi-sagèrent une relation beaucoup plus largeentre les deux entreprises. Ce qui suit repré-sente notre extrapolation – et non un vraicompte rendu – de la façon dont ils auraientpu utiliser l’analyse en sept points de Watkins avant la première rencontre offi-cielle des deux entreprises en juillet 1998.

1. Les acteurs

Étant donné l’importance du projet, une ren-contre entre Schweitzer et son homologuechez Nissan, le président Yoshikazu Hanawas’imposait. Un petit groupe de cadres et deconseillers de chaque partie en présencedevait participer aux premiers entretiens.Mais par la suite, d’autres acteurs allaientaussi devoir s’impliquer. Le choix de ces

personnes constitue la première étape del’analyse pour l’équipe de Schweitzer.

Les acteurs actuels (participants directs)

Les proches de Schweitzer pour le « projetpacifique », comprenaient les directeursgénéraux George Douin et Carlos Ghosn.Douin, qui contrôlait la planification straté-gique, la production et les opérations inter-nationales, avait dirigé les premières étudessur les partenaires asiatiques potentiels et ilétait le fer de lance des travaux prépara-toires aux entretiens entre les deux P-DG.Ghosn, expert en compression des coûts,avait orchestré la restructuration de Renaultaprès 1996.La figure 1 nous montre d’autres acteursappartenant au groupe de négociationSchweitzer. Ils comprennent le conseild’administration de Renault, des ministèresfrançais dont le ministère des Finances et lecomité d’entreprise Renault. Une fois lesnégociations commencées, Schweitzerallait devoir intégrer des banquiers d’af-faires, conseillers juridiques et autres spé-cialistes.Nissan de son côté était dirigé par son P-DG Y. Hanawa en poste depuis deux ans,mais chez Nissan depuis 40. Il avait occupédes postes dans la planification et les opéra-tions à l’étranger, y compris un certaintemps comme président de la branche deproduction de Nissan aux États-Unis. Lesecteur automobile de Nissan, qui occupe ladeuxième place des constructeurs automo-biles au Japon, portait fièrement ses 90 ansd’existence. L’entreprise avait dominé lesecteur jusque dans les années 1960 et étaitreconnue pour son excellence dans ledomaine de la mécanique. Avec un intérêtmarqué pour le marché international, deschantiers de production dans 22 pays et des

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points de vente dans plus de 180 pays, elleconstituait le flambeau du groupe Nissan,qui comprenait 1300 filiales (Douin, 2002,p. 4). Le groupe employait 130000 per-sonnes et avait généré environ 58 milliardsde dollars en revenus consolidés. En 1998,cependant, Nissan Automobile faisait face àd’importants problèmes financiers qui per-sistaient depuis plus de dix ans4.

C’était le premier contact de Schweitzeravec Nissan. Son équipe et lui devaientdonc être perplexes à l’idée de savoir quiHanawa inclurait dans ses équipes prépara-toires et de négociation. Quelquesrecherches allaient dévoiler la présence pro-bable de certains participants (par exemple,Yutaka Suzuki, directeur général de la pla-nification de l’entreprise). Le conseil d’ad-

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Figure 1PARTIES EN PRÉSENCE POUR LES NÉGOCIATIONS À VENIR

(Du point de vue de Schweitzer)

Ministèrefrançais des

Finances

Ministèrejaponais des

Finances

GROUPERENAULT

RENAULT SA

Ministèrefrançais del’Industrie

Conseild’administration

DAIMLERCHRYSLER

Comitéd’entreprise

CGT

Schrempp

Schweitzer

Équipepréparatoire

GROUPE NISSAN

NISSAN DIESEL

Nissan Roren

MITIFuvoKeiretsu

Conseillersproches

Comité dedirection

Hanawa

NISSAN AUTO

MITI : Ministère du Commerce international et de l’Industrie japonais.CGT: Confédération générale du travail.

4. Ce genre d’information dépasse le cadre de Watkins (2002) mais il figure ici pour que le lecteur puisse se situer.Notez également qu’à partir d’ici, « Nissan » désigne le secteur automobile de la société.

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ministration de Nissan, de même que ceuxde nombreuses sociétés japonaises, étaitpeu susceptible de freiner ou de s’opposer àun directeur général de la trempe deHanawa. D’autres acteurs étaient suscep-tibles d’être de la partie (figure 1) au fur età mesure qu’ils entreraient en scène.

Acteurs potentiels

En marge de ces personnages principaux,d’autres joueurs pouvaient influencer lesdiscussions Renault-Nissan ou leur abou-tissement. Du côté de Renault, les acteurspotentiels comprenaient les syndicats (parex., la CGT), quelques politiciens à ten-dance socialiste, des représentants du gou-vernement français en dehors du ministèredes Finances et du ministère de l’Industrieet, enfin, des directions de l’Union euro-péenne comme celle de la concurrence.Les investisseurs autres que l’État, étantdonné les actions privilégiées de celui-ci(droit de veto), n’avaient pas une grandeimportance.L’équipe Renault en savait relativement peusur le Japon. Elle pouvait se poser bien desquestions sur le rôle du groupe industrielNissan, le KeiretsuFuyo. Celui-ci compre-nait la plus grande partie des actionnaires etdes créanciers de Nissan (la banque Fuji, laBanque industrielle du Japon, l’Assurancemutuelle Dai-Ichi). L’histoire de Nissanétait marquée par des conflits de travail –ses syndicats (par exemple, Nissan Roren)étaient source de préoccupations. Lesagences gouvernementales du Japon,comme le ministère du Commerce interna-tional et de l’Industrie (MITI) et le minis-tère des Finances, étaient connues dans lemonde entier pour leur forte influence dansle monde des affaires japonais.

Parmi tous les acteurs potentiels ceux quiavaient peut-être le plus de poids étaient lesautres constructeurs automobiles, quiétaient prêts à tout pour avoir Nissan oumême Renault. Daimler-Benz avait déjàentamé des pourparlers avec Nissan Diesel(un fabricant de camions et d’autocars dont39,8 % appartenaient à Nissan Automobile)au sujet d’une fusion dans les véhiculescommerciaux. Le nouveau co-P-DG deDaimlerChrysler, Jurgen Schrempp pouvaitpeut-être élargir la portée des discussions(voir la section ci-dessous « Liens »).

Les coalitions

L’équipe Schweitzer pouvait scruter l’hori-zon afin de trouver des coalitions suscep-tibles d’appuyer ou de bloquer une relationRenault-Nissan (figure 1). Les syndicats,craignant les pertes d’emplois, pouvaientfomenter une opposition avec le soutien demembres-clés du gouvernement. C’estexactement ce qu’ils firent en 1997 avecune grève à l’échelle européenne lorsqueRenault annonça la fermeture de son usinebelge. En revanche, une coalition pro-alliance pouvait se construire au sein desdeux entreprises avec plusieurs acteurs etfonctionnaires favorables à cette initiative.

2. Les règles

Les entretiens entre Schweitzer et Hanawaet d’autres discussions internes devaientêtre gérés explicitement et tacitement parles « règles du jeu » que Watkins (2002,p. 12) décrit en termes de lois, de conven-tions sociales et de codes de conduite pro-fessionnelle (voir tableau 1). Certainesrègles s’appliquent à toute transaction com-merciale, d’autres sont spécifiques à untype de transaction.

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En termes généraux, les conventions pourdes négociations à grande échelle entreentreprises multinationales doivent inviterdes personnes haut placées, puis passer àdes discussions exploratoires surveilléesde près qui, si elles sont prometteuses, sepoursuivent afin d’aboutir à la négociationd’un protocole d’entente ou d’une décla-ration d’intention. Ensuite, des négocia-tions officielles, pour lesquelles les cadress’entourent typiquement d’experts en lamatière, ont souvent pour objectif larédaction d’un accord ou d’un contratdétaillé.D’autres pratiques et attentes peuventdécouler du type particulier de relation queSchweitzer cherchait à avoir avec Nissan.Un « jeu de fusion » est souvent alimentépar des préoccupations relatives aucontrôle, au prix des actions et aux offresconcurrentielles d’autres candidats ; les dis-cussions peuvent être secrètes et oppor-tunes, et entraîner une série de manœuvreset d’intrigues. Lors des négociations de par-tenariat, les parties en présence ont ten-dance à se concentrer sur leur relation etleurs qualités mutuelles en tant que parte-naires éventuels (Dussauge et Garrette,1999, p. 5) 5.L’équipe Schweitzer devait également iden-tifier les règlements ainsi que les lois fran-çaises et japonaises dans des domaines telsque les investissements étrangers et lesentreprises conjointes, la réglementation dutravail et du commerce, le taux de change,la propriété intellectuelle, la protection de

la technologie, la fiscalité, les lois anti-monopole et la concurrence. En France lesquestions concernant le monopole étaientdu ressort du ministère de l’Économie etd’agences de l’UE. Les droits des tra-vailleurs étaient protégés à la fois par desagences françaises et de l’UE. Le Code dutravail en France exigeait que la directioninforme le comité d’entreprise de « toutchangement dans l’organisation de l’écono-mie de l’entreprise » (Sarrailhe, 1994,p. 122). Au Japon, les règlements appli-cables à l’initiative de Renault étaient for-mulés dans le Code du commerce (adminis-tré par le ministère de la Justice), lalégislation des taux de change, la législationdu commerce extérieur, la législation anti-monopole (la commission du Commerceéquitable) et la législation des opérations enBourse (le ministère des Finances) (Cooke,1988, p. 303). Un investisseur possédantplus de 33,3 % des actions d’une entreprisepouvait exercer son droit de veto sur lesdécisions du conseil d’administration(Lauer, 1999b).Ce ne sont là que quelques exemples desrègles essentielles à considérer. Schweit-zer et son équipe avaient beaucoup àapprendre au sujet des us et coutumes deHanawa et de Nissan car l’équipe connais-sait mal la culture japonaise et les usagescommerciaux du pays6. L’un de ces usagesconsistait à limiter le recours à des avocatsexternes, ce qui coïncidait avec la pratiquegénérale en France (Sarrailhe, 1994,p. 128).

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5. C’est pourquoi, d’une certaine manière, les négociateurs peuvent déterminer les règles par leur choix d’un jeu oud’un autre.6. Les cadres de Schweitzer n’avaient évidemment négocié qu’avec une seule entreprise japonaise jusqu’alors :NTN, le fabricant de pièces de transmission pour voitures. Les entreprises finirent par arriver à un accord de copro-duction en décembre 1998.

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3. Les questions

La première lettre de Schweitzer à Hanawaen juin 1998 proposait simplement de cher-cher des moyens d’améliorer la compétiti-vité de leurs entreprises. Dans la 3e étape del’analyse de négociation, l’équipe deSchweitzer devait établir un ordre du jourdes points à négocier. Entre autres, il fallaitcibler les affaires essentielles à discuter, lesaspects relationnels et toutes les questionslitigieuses.

Les questions d’affaires

Il y avait plusieurs points à discuter en plusdu statut juridique de l’alliance potentielle.Dans le cas d’une entreprise conjointe, lesquestions principales portaient sur sonampleur et le plan stratégique, sur la contri-bution des parties en présence et leur éva-luation, et sur le contrôle de gestion7. Auniveau juridique, la prise de participationdans une entreprise conjointe requiert desstatuts et des règlements. Ces questionsjuridiques entrent en jeu tout comme lesquestions concernant le transfert de techno-logies et la protection de la propriétéintellectuelle, le droit à la concurrence, larésolution de conflits, les règles de gestion,la durée et l’expiration de l’accord (Klotz,2000, p. 257-258).

Les aspects relationnels

Dans de diagnostic de négociation, il estimportant de cibler les points négatifs et lessujets pouvant constituer un litige potentiel.Dans ce cas-ci, la liste était vierge. Lesauteurs n’ont trouvé aucun renseignementattestant d’une relation antérieure entre

Schweitzer et Hanawa. Mais il y avaitcependant des obstacles. Les Français et lesJaponais se connaissaient mal et bien sou-vent, des impressions négatives persis-taient. Selon Drouin DGA de Renault(2002, 2003), le Japon avait des Français« une image peu flatteuse… [n’ayant] pas[de puissance] industrielle… arrogants, peusérieux et à l’humeur souvent changeante ».L’équipe Renault allait devoir faire sespreuves8.

Questions litigieuses

Parmi les points sur lesquels il pouvait être« extrêmement difficile de se mettre d’ac-cord » (Watkins, 2002, p. 17), il y avait lecontrôle de la gestion et le prix. PourHanawa et son équipe, la question de l’ave-nir de Nissan Automobile et de ses cadresconstituait une question épineuse. Schweit-zer se rendait compte qu’un rachat inquiéte-rait le public japonais, puisqu’il s’agissaitd’une prise de contrôle étrangère (Douin,2002, p. 3). Le prix de la participation dansNissan serait probablement lui aussicontesté avec vigueur, car l’entrepriseconservait une grande fierté malgré sa situa-tion financière précaire. Renault avait plusde 2 milliards de dollars à sa disposition,mais le niveau de dettes et la surveillanceexercée par le gouvernement exigeaient uneprudence certaine de la part de Schweitzer.

4. Les intérêts

La lettre de Schweitzer à Hanawa avait étémotivée en partie par l’annonce deDaimlerChrysler. Celle-ci avait remis àl’ordre du jour une préoccupation de base

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7. Pour les questions principales dans un cas de négociation de fusion et acquisition, voir Wasserstein (2000, p. 661).8. Il n’y a pas eu d’exemple frappant d’opération conjointe franco-japonaise avant celle-là dans le domaine de l’in-dustrie automobile en général.

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sous-jacente – ce que les analystes de négo-ciation appellent un « intérêt » : survivre àla consolidation industrielle. Toujours est-ilque Schweitzer et Hanawa devaient essayerde satisfaire plusieurs intérêts – au niveaude l’entreprise aussi bien que d’ordre per-sonnel – par le biais de négociations9. Lesintérêts de Renault comprenaient :1. améliorer sa compétitivité (qualité, coût,délais de livraison) ;2. accélérer l’internationalisation de l’entre-prise ;3. profiter de cette période de redressementde l’entreprise ;4. atteindre une taille critique dans l’indus-trie automobile ;5. acquérir une réputation mondiale enmatière d’innovation ;6. protéger sa part de marché intérieur.Schweitzer souhaitait que Renault devienne« plus compétitive » sur le marché (RenaultSA, n.d.). Les techniques de productionjaponaises l’intriguaient et il cherchait unmoyen de réduire de 36 à 24 mois, commeau Japon, le cycle de la recherche et dudéveloppement (R&D) de Renault. Ses pré-décesseurs avaient orienté leurs efforts surle profit plutôt que sur le volume; Schweit-zer voulait se concentrer sur la qualité.L’internationalisation de l’entreprise pou-vait aussi la rendre moins dépendante d’unmarché européen arrivé à maturité. Renaultn’avait aucune place sur l’important mar-ché compétitif des États-Unis (23 % dumarché mondial). En Asie et sur d’autresmarchés non-européens, Renault étaitinconnue ou jouissait d’une faible réputa-tion. Schweitzer voulait changer les choses

en tirant parti de l’esprit innovateur del’entreprise en matière de design pour sesproduits. L’objectif d’atteindre une taillecritique était logique, à la fois en termes dedéfense, pour battre en brèche des offreséventuelles, et en termes plus offensifs,pour être compétitif de manière efficace.Finalement, il était prévu que Toyota – unconcurrent acharné – commence sa produc-tion en France.Les intérêts évidents et prévisibles de Nissan visaient à :1. alléger sa dette,2. éviter un rachat hostile/protéger le nomet la marque Nissan,3. reprendre une position de force sur lemarché américain,4. rendre l’entreprise à nouveau rentable,5. améliorer sa compétitivité en Asie et enEurope,6. trouver une solution efficace aux dettesde Nissan Diesel,7. assurer une santé de longue durée à Nis-san Automobile,8. sauvegarder les emplois.Nissan devait payer ses dettes à court termed’environ 4.600 milliards de yens (33 mil-liards de dollars) avant mars 1999. L’entre-prise n’avait pas enregistré de profit au coursde cinq des six dernières années; son ratiod’endettement (5/1) était préoccupant. Nis-san était vulnérable, aussi bien du point devue de sa compétitivité que financièrement.De plus, les tendances actuelles aux grandesfusions et acquisitions motivaient l’entre-prise à se préoccuper des manœuvres desconcurrents et des investisseurs en général.Sur le marché des États-Unis, où Nissan

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9. Des intérêts peuvent sous-tendre d’autres intérêts (par ex. taille critique contre viabilité à long terme) (Rubin etPruitt, 1986, p. 149).

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avait dominé Toyota et Honda jusqu’aumilieu des années 1980, Nissan était tombéeau troisième rang avec une part de marchéqui avoisinait les 5 %. Ses voitures étaientconsidérées chères et peu attrayantes. Nis-san avait été à la tête des constructeurs auto-mobiles asiatiques sur le marché européenpendant 20 ans, mais elle perdit sa place en1998. Nissan Diesel avait beaucoup dépensédepuis le milieu des années 1990 et accu-mulé en 1998 des dettes importantes. Pourfinir, dans un contexte national où lesaffaires stagnaient mais qui était connu pouroffrir des emplois à vie, la direction de Nis-san allait probablement toujours se préoccu-per de l’avenir de ses employés.

Intérêts partagés

Il est évident que les deux entreprisesavaient des intérêts communs et complé-mentaires. L’un d’entre eux concernaitleur bilan de santé à long terme. Des deuxentreprises, Nissan était la plus serréefinancièrement, mais les analystes consi-déraient Renault toujours en course. Lesdeux entreprises vivaient au milieu degéants de l’industrie. Leurs P-DG avaientchacun décidé de concentrer leurs effortssur l’amélioration de leur compétitivité(réduction des coûts), de renforcer leurprésence aux États-Unis, et de redorer leurimage de marque. Parmi les intérêts com-plémentaires il faut inclure la gamme deproduits et la présence sur le marché. L’ac-cent mis par Renault sur l’innovation s’ac-corde avec le besoin de Nissan de sedébarrasser de voitures sans attrait et sansmarque distinctive. Nissan voulait retrou-ver sa place en Europe, marché queRenault connaissait bien. Inversement,Renault avait peu d’expérience au Japon.Selon Douin (2002, p. 3), directeur général

chez Renault, les deux entreprises avaientune « relation complémentaire qui tenaitpresque du miracle ».

Priorités et échanges

Schweitzer et son équipe pouvaient identi-fier les priorités et repérer d’éventuellessolutions de compromis (Watkins, 2002,p. 22 et suiv.). S’ils offraient à Hanawaassez d’argent, il pourrait peut-être renon-cer à une partie du contrôle de la gestion.Schweitzer pourrait obtenir la technologiede production et le savoir-faire en accordantl’accès au design des produits. Améliorer lacompétitivité contre une garantie d’emploiétait une autre solution parmi les nom-breuses possibilités de compromis.

Intérêts personnels

Les propres intérêts de Schweitzer sont ànoter. De 1989 à 1993, il avait présidé lesnégociations de fusion avec Volvo, quin’aboutirent pas – certains diront qu’ellesfurent un échec. Il savait que les négocia-tions Renault-Nissan attireraient l’attentiondes médias et n’avait aucune envie derevivre la même expérience (Lauer, 1999a).Sans aucun doute Hanawa savait que saréputation et son avenir à la tête de l’entre-prise étaient en jeu. Il ne voulait pas qu’onlui impute la détérioration de la situation deNissan ou qu’on lui reproche de ne pasavoir sauvé l’entreprise alors qu’une sériede personnes comptaient sur lui.

5. Les options

Comment Schweitzer pouvait-il satisfaireces différents intérêts s’il ne parvenait pas àun accord avec Hanawa? Quelle était sameilleure solution alternative à un accordnégocié (BATNA)? Quelle était celle deHanawa?

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Les solutions alternatives de Renault

Renault avait deux options : agir seul ous’associer à un autre constructeur automo-bile. Certains observateurs estimaientqu’avec ses ressources financières, Renaultdevait financer sa propre entrée sur le mar-ché américain. L’entreprise pouvait amélio-rer sa compétitivité en engageant desexperts, en obtenant une licence pour latechnologie japonaise ou en passant desaccords à portée limitée avec de petitsconstructeurs automobiles (ce qui commen-çait déjà à se faire). Mais ces mesures n’al-laient pas accélérer l’internationalisation del’entreprise ni amener Renault à atteindrerapidement une taille critique.Quant aux autres possibilités de partenariat,Renault n’avait pas grand-chose à offrir auxcinq entreprises les plus importantes (GM,Ford, Toyota, VW, DaimlerChrysler). EnEurope Fiat et PSA avaient peu à offrir àRenault. Schweitzer et son équipe n’avaientretenu que quelques entreprises coréenneset japonaises parmi les candidats éventuels.Les Coréens avaient trop de problèmes pourreprésenter une alternative valable (Ghosnet Riès, 2003, p. 174-175). Parmi les Japo-nais, Nissan fut la seule à donner suite(Lauer, 1999b). La BATNA de Schweitzerbien que peu attrayante était d’agir seul.

Les solutions alternatives de Nissan

En juin 1998, les options de Hanawa étaientelles aussi limitées, conclusion à laquellel’équipe de Schweitzer aurait pu facilementarriver par le biais d’une analyse de négo-ciation. Un emprunt bancaire aurait coûtécher à Nissan étant donné son degré de sol-vabilité. Ses banques principales dans le

keiretsu avaient elles aussi traversé destemps difficiles. Le moment était mal choisipour vendre des actions ou émettre de nou-veaux capitaux puisque les actions de Nis-san n’étaient plus qu’à 50 % de leur valeurpar rapport à l’année précédente. Se débar-rasser de Nissan Diesel et d’autres filiales,dans la mesure du possible, ne rapporteraitpas suffisamment d’argent. De plus, cha-cune de ces options ne visait qu’un seulintérêt : la satisfaction des créanciers.Pour faire face à tous ses intérêts, il étaitplus probable que Nissan cherche à s’asso-cier à un autre constructeur automobile.Schweitzer et son équipe devaient sedemander qui d’autre Hanawa était suscep-tible de contacter. Parmi les entreprisesaméricaines, GM s’était déjà associée àToyota et Ford gérait Mazda. Ford avaitcependant déjà collaboré avec Nissan à unprojet de véhicules utilitaires. Parmi lesconstructeurs automobiles japonais, lesgrandes entreprises – des concurrents depoids comme Toyota et Honda – nevoyaient pas grand intérêt en Nissan, tandisque les petites entreprises l’estimaient tropgrosse à digérer.Ainsi la BATNA de Nissan semblait êtreune restructuration menée de l’intérieur,basée sur son plan global de réforme, etune aide à court terme d’autres membresdu keiretsu. Vu la taille et l’envergure desbesoins de Nissan, cette BATNA n’étaitpas très convaincante, ce qui justifiaitencore davantage une alliance avecRenault. (Cependant une fois les négocia-tions commencées, la BATNA de Nissans’est fort améliorée.10)

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10. Notez les points qui restent à analyser pour cette étape dans le tableau 1.

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6. Les accords

Pour la sixième des sept étapes de l’ana-lyse de négociation, Schweitzer et sonéquipe allaient essayer de définir ce quiétait matière à négociation, c’est-à-dire le« terrain d’entente possible » (Raiffa,1982) entre Renault et Nissan qui pourraitaboutir à l’ébauche d’accords potentiels.Ce dernier point allait préparer l’équipe àpousser les négociations dans une direc-tion spécifique et à répondre à la proposi-tion de Nissan.Considérons, par exemple, la question d’unplacement en actions par Renault. En plusdes deux milliards de dollars en liquide,disons que Schweitzer était prêt à lever desfonds pour une moitié supplémentaire dece montant, soit un total de 3 milliards dedollars. En accordant une valeur mar-chande de 1.230 milliards de yens pour latotalité des actions de Nissan, il pouvaitchercher à avoir une participation de34,5 % dans le capital de Nissan (à142¥/1$). En revanche, pour 3 milliards dedollars Hanawa ne pouvait offrir que 25 %s’il évaluait son entreprise à 1.700 mil-liards de yens11. Si ces chiffres représen-taient un maximum pour Nissan et un mini-mum pour Renault il n’y avait pas deterrain d’entente possible.Pour que les pourparlers progressent,Schweitzer et son équipe allaient devoirinciter Nissan à refaire ses calculs ou modi-fier leur propre limite. La marge demanœuvre de l’équipe pouvait être res-treinte par le seuil des 33,4 % imposé à uninvestisseur pour jouir du droit de veto auJapon et les 40 % à partir desquels un inves-

tisseur devait endosser la dette de l’entre-prise partenaire selon les normes comp-tables françaises (Lauer, 1999b). Une autreoption pour l’équipe de Schweitzer était defaire passer les parts de capital avecd’autres points (voir étapes 3 et 4) dans dif-férentes offres.Ce travail entraînerait nécessairementl’identification des incertitudes que lesdeux entreprises auraient en partage. Cesquestions touchaient la demande desconsommateurs sur les marchés-clés, lestendances de la Bourse et les ordonnancesde réglementations au Japon, en France etdans l’Union européenne. Pour y répondrel’équipe pouvait créer une multitude de scé-narios (Watkins, 2002, p. 38).

7. Les liens

Pour finir, l’analyse de négociation feraitappel à des négociations qui pourraientinfluencer les pourparlers entre Schweitzeret Hanawa. Ces négociations peuvent venirsoit avant ou après les discussions (dans lesdeux cas, un lien « séquentiel ») mais aussien même temps. D’autres possibilités com-prennent des liens « concurrentiels », lors-qu’une partie négocie avec deux contrepar-ties séparées mais ne peut se mettred’accord qu’avec l’une d’entre elles, et desliens « réciproques » lorsqu’un accorddépend de l’issue d’autres accords (Watkins, 2002, p. 41).Le schéma 1 pourrait servir de modèle pourrelier les parties intéressées et déchiffrer lesliens qui existent entre elles. En juin 1998,Schweitzer devait être particulièrement pré-occupé par les répercussions que pourrait

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11. Cette estimation est basée sur le calcul d’entreprises comparables (un multiple de 17 X bénéfices par action de39,79¥ x 2 513 milliards d’actions.

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avoir la relation entre Renault et le gouver-nement français et par les négociations queHanawa pouvait entreprendre. Examinonsrapidement ces quelques exemples.

Liens entre Renault et le gouvernementfrançais

Le gouvernement, aussi bien en tant qu’ac-tionnaire que garant de l’économie, pouvaitimposer diverses contraintes et exigences àRenault. Le gouvernement socialiste allaitse préoccuper de l’emploi et des réactionsde la population. Cette relation à multiplesfacettes pouvait forcer Renault à des négo-ciations anticipées, concomitantes et réci-proques. Pour les concrétiser, il suffisait àSchweitzer et à son équipe de se rappeler larupture entre Renault et Volvo, que de nom-breux observateurs attribuèrent au rôle pré-pondérant du gouvernement français.

Les liens concurrentiels

La question cruciale ici était de savoir siHanawa pouvait jouer un double-jeu enapprochant d’autres partenaires potentielsque Renault. Schweitzer devait tenircompte de ce qui se passait dans les cou-lisses aussi bien que sur scène. En juillet, lemois où Schweitzer avait planifié sa ren-contre avec Hanawa, DaimlerChryslerannonça un accord de coproduction decamions légers avec Nissan Diesel et sonintention d’acheter les parts de NissanAutomobile dans Diesel. Cela signifiait queDiesel n’entrerait pas dans les pourparlersentre Renault et Nissan. Aucune autre dis-cussion entre Nissan et DaimlerChrysler, sijamais elle eut lieu, ne fut annoncée durant

l’été, mais Schweitzer dut se poser desquestions. (Dans les quatre mois qui suivi-rent, des négociations concurrentiellessimultanées l’opposeraient à ces entre-prises.)

III. – LES NÉGOCIATIONS ELLES-MÊMES

« Il s’agit davantage de séduire que d’imposer12. »

La réponse de Hanawa à la lettre deSchweitzer initia une série de communica-tions et de négociations qui s’étalèrent dejuillet 1998 à mars 1999, date à laquelle lesdeux P-DG ont signé un accord contractuel.Cette période peut être divisée en cinqétapes :1. sondage sur l’intérêt d’une collaboration(juin-22 juillet 1998) ;2. identification de synergies possibles (28 juillet-10 septembre) ;3. évaluation des synergies potentielles (mi-septembre-23 décembre) ;4. conclusion du marché (18 janvier-13 mars 1999) ;5. finalisation des détails (16 mars-28 mai)13.La section ci-dessous décrit ces négocia-tions à partir de sources publiques. Durantla première étape, un petit nombre de repré-sentants de Renault et de Nissan, triés sur levolet, examinèrent secrètement leurs inté-rêts respectifs en vue d’une collaborationstratégique. Schweitzer envisageait unealliance, un « équilibre délicat », entre lesdeux entreprises (Douin, 2002) et avait

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12. Attribué à l’expert-conseil Grégoire Van de Velde (Diem, 1999).13. Pour une chronologie détaillée, communiquer avec l’auteur principal. Consulter aussi http://www.renault.comet Korine et al. (2002, p. 46).

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catégoriquement rejeté l’idée d’une acqui-sition ou d’une fusion (Korine et al., 2002,p. 22). Les deux P-DG se rencontrèrentpour la première fois à Tokyo le 22 juilletoù ils firent rapidement connaissance(Korine et al., 2002, p. 42-43).Durant les sept semaines qui suivirent (2e

étape), des groupes de travail entreprirentune série d’études préliminaires sur chaqueentreprise, sur des questions allant de l’ap-provisionnement à la distribution, pouridentifier les bénéfices d’une alliance. Lesrésultats étaient prometteurs. De plus, lescapacités de production de grosses voitures,de recherche et de technologie de pointe, derendement de la production et du contrôlede la qualité de Nissan complétaient cellesde Renault dans la production de voituresde taille moyenne, la gestion des coûts etles stratégies d’achat et d’innovation desproduits (Douin, 2002, p. 3 ; Renault SA,n.d.). Le 10 septembre, Schweitzer etHanawa signaient un communiqué communengageant les entreprises à approfondir leurétude et à respecter une entente exclusivejusqu’au 23 décembre.Lors de la troisième étape (de septembre àdécembre 1998), 21 équipes interentre-prises composées de 100 spécialistes dechaque côté examinèrent le fonctionnementrespectif de Renault et de Nissan. Leséquipes visitèrent des usines, se réunirentsur presque tous les chantiers des entre-prises de par le monde et échangèrent desinformations propres à chaque entreprise,par exemple, les coûts et les marges de pro-fit. La plupart des informations furentéchangées sans problème. Comme le fit

remarquer un journaliste (Lauer, 1999a),c’était assez extraordinaire dans un milieuoù les entreprises gardent jalousement leurssecrets de fabrication. La direction interve-nait dans les travaux des groupes d’étudepour faciliter la collaboration lorsque c’étaitnécessaire (Lauer, 1999a) et un comité decoordination examinait chaque mois les tra-vaux en cours. (Les groupes d’étuden’avaient pas le droit de communiquer entreeux et présentaient leur rapport directementaux deux négociateurs principaux.14) Ausommet de la hiérarchie, la préoccupationprincipale pendant cette période était dedévelopper une stratégie d’entreprise ; lesquestions financières furent gardées pour lafin. Schweitzer et Hanawa continuèrent à serencontrer, tout comme leurs équipes denégociation, soit sur leur lieu respectif derésidence ou ailleurs comme en Thaïlande,à Singapour et au Mexique.Chez Renault, Schweitzer et son équipe denégociation tâchaient de préciser ce qu’ilsentendaient par alliance. Ils s’inspirèrent deleur expérience avec Volvo (Korine et al.,2002, p. 46). Ils examinèrent soigneuse-ment la fusion Ford-Mazda comme modèle,en se penchant surtout sur les aspects finan-ciers et culturels (Barre, 1999a ; Lauer,1999a). Ghosn et 50 chercheurs de chezRenault commencèrent à suivre des coursquotidiens de japonais (Diem, 1999).Schweitzer affirmait même que l’équipeétait guidée par le principe que « pour bâtirune bonne relation, il faut faire les chosesensemble et regarder ensemble dans lamême direction » (St. Edmunds et Eisenstein, 1999).

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14. L’auteur principal a appris d’une source de chez Renault que moins de dix personnes de chaque côté partici-paient directement aux pourparlers.

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Dès octobre, les négociations se concentrè-rent sur un investissement de Renault dansNissan15. C’est probablement à cetteépoque que Schweitzer approcha des repré-sentants-clés du gouvernement français ausujet de l’alliance. On lui laissa les mainslibres, avec le soutien de personnalités aussihaut placées que le Premier ministre L. Jospin (Ghosn et Riès, 2003, p. 182-183). Entre-temps, Hanawa avait fixé quatreconditions préliminaires à un accord : lemaintien du nom Nissan, la protection desemplois, un soutien à l’effort de restructura-tion organisationnelle entrepris par Nissanen lui laissant la direction de l’initiative etla sélection d’un P-DG dans les rangs deNissan.À la mi-novembre, le conseil d’administra-tion de Nissan prit l’initiative peu communed’inviter Schweitzer, Douin et Ghosn àTokyo pour qu’ils puissent présenter leurvision de l’alliance. La présentation se passabien et l’équipe Renault eut le sentimentd’être arrivée à un tournant (Ghosn et Riès,2003, p. 178). Mais Hanawa était toujoursactivement engagé dans la recherched’autres partenaires. Entre autres, ils’adressa au P-DG de Ford, Jacques Nassar(Ghosn et Riès, 2003, p. 176), qui ne voulutpas donner suite.Au cours du mois de novembre, Hanawaappela le co-P-DG de la nouvelle sociétéDaimlerChrysler, Jurgen Schrempp, à Stutt-

gart. Celui-ci proposa carrément un inves-tissement dans Nissan Automobile16.Hanawa avertit Schweitzer qu’il avait l’in-tention de donner suite à l’offre deSchrempp. Il poursuivit cependant lesnégociations avec Schweitzer.Durant le mois qui suivit, les équipes denégociation Renault-Nissan se trouvèrentdans une impasse au sujet du statut juri-dique de la relation. Renault avait suggéréune filiale ou une entreprise conjointe. Nis-san ne voulait ni de l’une, ni de l’autre17.Ghosn, le directeur général de Renault,intervint et proposa une alternative offi-cieuse qui fut acceptée (voir l’accord finalci-dessous).Plus tard, en décembre, comme ils attei-gnaient la date butoir du communiqué de sep-tembre, Schweitzer et Hanawa négocièrent,entre autres, une clause de blocage. Hanawan’était pas encore tout à fait prêt à s’engager.Le 23, les deux P-DG ont signé une déclara-tion d’intention, moins une clause de blo-cage, selon laquelle Renault ferait une offresur Nissan Automobile avant le 31 mars1999. Hanawa demanda à Schweitzer d’in-clure Nissan Diesel dans son offre.Au début de la quatrième étape des négocia-tions (de janvier à la mi-mars) Renault com-mença à affirmer publiquement que des pour-parlers avec Nissan avaient débuté, au mêmetitre que des négociations concurrentes entreNissan et DaimlerChrysler (Lauer, 1999a).

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15. Au début Schweitzer avait suggéré une participation croisée qui fut jugée problématique par Hanawa, en raisond’un manque de fonds.16. Ses motivations pouvaient être : empêcher l’acquisition de Nissan Diesel par Renault, ce qui affecterait la luttepour les voitures commerciales ; surenchérir le prix que Renault devait payer pour Nissan Automobile afin d’affai-blir Renault ; augmenter la présence limitée de DaimlerChrysler en Asie, ou consolider sa position de méga-concur-rent dans l’industrie automobile.17. Comme le disait un observateur de l’extérieur : « Vous vous trouvez ici en présence de deux cultures qui sontnationalistes à l’extrême et qui sont toutes deux convaincues d’avoir raison. La question du contrôle va se poser demanière cruciale » (Edmondson et al.,1999).

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DaimlerChrysler ne fit pas que fournir àHanawa une BATNA à ses négociations avecRenault, elle avait aussi de l’influence. Ladirection de Nissan admirait Daimler (Mercedes). Ils estimaient que Renault« n’était pas dans une meilleure situation queNissan en termes de viabilité future et de sur-vie » alors que DaimlerChrysler avait unesolide assise financière (« Gallic Charm »,1999; « Shuttle Diplomacy », 1999).La contribution monétaire de Renault étaitune question difficile à l’ordre du jour deRenault-Nissan. Nissan demandait six mil-liards de dollars. Renault avait initialementmanifesté de l’intérêt pour une participationde 20 %. Si la valeur de Nissan se situaitentre 8,7 milliards (valeur marchande) et12 milliards de dollars (entreprises compa-rables), une participation de 20 % ne rap-porterait pas plus de 2,4 milliards de dol-lars18. Renault monta rapidement jusqu’à35 % (Lauer, 1999a) mais n’avait nullementl’intention d’atteindre les 40 %, à partir dequoi Renault aurait été dans l’obligation deconsolider la dette de Nissan. AvecDaimlerChrysler dans les coulisses, lesfluctuations de la valeur des actions et dutaux de change et le temps de souffler grâceà un prêt à long terme de 85 milliards deyens accordé à Nissan par la Banque natio-nale de développement du Japon, il n’estpas étonnant que les questions d’ordrefinancier aient prêté à litige.Les équipes de négociation poursuivirentleurs discussions au cours de l’hiver. Néan-moins, le 25 février, un porte-parole de Nis-san nia qu’un marché avec Renault était sur

le point de se conclure et affirma que lespourparlers avec DaimlerChrysler se pour-suivaient. Dans un sens, ceci confirmait lescraintes de Schweitzer comme quoiDaimlerChrysler était le premier choix(Ghosn et Riès, 2003, p. 176).À la mi-mars, les circonstances devinrenttrès favorables pour Renault lorsqueSchrempp retira officiellement son offrepour Nissan Automobile. Le conseil d’admi-nistration de DaimlerChrysler, inquiet de lasituation financière de Nissan et de la detteque Nissan Diesel avait tendance à minimi-ser, ne lui avait pas donné le feu vert (Barre,1999b). Hanawa sonda encore le P-DG deFord en vue d’une association mais sanssuccès. Schweitzer se rendit compte que lechoix de Nissan était alors « Renault ourien » (Ghosn et Riès, 2003, p. 179).Selon deux sources (Ghosn et Riès, 2003,p. 179-180 ; Korine et al. 2002, p. 45),l’équipe de Schweitzer réitéra les termes deson offre existante. Elle ne voulait pas bais-ser sa mise, après le départ de Daimler-Chrysler, pour rester cohérente dans sadémarche. Schweitzer voulait établir unerelation sincère avec Nissan et il ne tenaitpas à ce que Hanawa craigne que Renaulttente d’exploiter la situation.Un compte rendu différent de cette périodeentre le 10 et le 16 mars rapporte queSchweitzer envoya le message confidentielsuivant à Hanawa: « Il y a espoir queRenault soit en mesure d’investir un montantsupérieur à celui qui avait été proposé aupa-ravant. » (« Shuttle Diplomacy », 1999). Aulieu de préciser le montant, Schweitzer

226 Revue française de gestion

18. Pour l’évaluation d’entreprises comparables, se référer à la note 11. Le prix des actions de Nissan Automobileest passé d’environ 300 yens en novembre 1998 à 450 yens en mars 1999. Par conséquent la valeur marchande del’entreprise était de 754 milliards de yens (environ 6,4 milliards de dollars) en novembre par rapport à 1 130 mil-liards de yens (9,6 milliards de dollars) en mars. Le taux de change a également fluctué jusqu’à 20 % entre juin 1998(142 yens/1$), janvier 1999 (113 yens/1$) et mars 1999 (118 yens/1$).

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demanda à Hanawa de lui faire confiance,mais insista également sur un accord de blo-cage avant le 13 mars. Il en avait besoin pouraffronter son conseil d’administration. Fina-lement, Hanawa accepta, il prit un vol pourParis à la date limite et signa le document aucours d’une brève escale.Le 16 mars, début de la cinquième étape desnégociations, Schweitzer obtint du conseild’administration de Renault et du comitéd’entreprise l’approbation interne dont ilavait besoin (Communication de Renault,1999). Ces décisions étaient centrées surune participation à 35 % pour 4,3 milliardsde dollars (Lauer, 1999a ; cf. Korine et al.,2002). Les négociations avec Nissan s’in-tensifièrent, et dans l’accord final, atteint 11jours plus tard, l’investissement avait montéde 20 % jusqu’à 5,4 milliards de dollarspour 36,8 % dans Nissan Automobile et uneparticipation dans d’autres entités de Nis-san. Les comptes rendus publics ne disentpas clairement si les offres précédentescomprenaient ces autres entités, et si oui,pourquoi Renault avait augmenté son offre.L’« accord de partenariat global » signé parSchweitzer et Hanawa le 27 mars 1999décrivait une alliance dans laquelle Renaultet Nissan allaient coopérer pour réalisercertaines synergies tout en gardant leursnoms de marque respectifs. La directionstratégique de cette association allait êtreréglée par un comité d’alliance globalecoprésidé par le P-DG de Renault et sonhomologue chez Nissan et constitué de cinqautres membres venant de chaque entre-prise. Les termes financiers indiquaient queRenault investissait 643 milliards de yens

(5,4 milliards de dollars) dans Nissan. Pour605 milliards de yens de la somme totale,Renault reçut une participation de 36,8 %dans le capital de Nissan Automobile et lamoitié des parts de Nissan Automobile dansNissan Diesel. Avec les 38 milliards de yensqui restaient, Renault acquit les filialesfinancières de Nissan en Europe. L’accorddonnait à Renault l’option d’augmenter saparticipation dans Nissan Automobile et àNissan celle d’acquérir une participationdans le capital de Renault. En ce quiconcerne le personnel, Renault avait la res-ponsabilité de combler trois postes chezNissan (le DG, le vice-président de la pla-nification des produits et le directeur finan-cier). Un siège au conseil d’administrationde Renault était réservé à Hanawa. Auniveau de l’alliance, 11 équipes comprenantdes membres des deux entreprises furentmises sur pied pour travailler dans desdomaines-clés de synergie (par exemple :l’approvisionnement, la planification deproduits) et pour coordonner les effortsfournis dans le domaine du marketing et dela vente sur les marchés les plus importantspar leur situation géographique19.

IV. – POUR ET CONTRE D’UNEPERSPECTIVE ANALYTIQUE

DE NÉGOCIATION

« Compréhension : le pouvoir derendre l’expérience intelligible.20 »

Nous nous sommes posé deux questionsen début d’article. Pourquoi Schweitzera-t-il choisi Nissan ? Et comment com-

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19. La Commission japonaise du commerce équitable a statué en faveur de l’acquisition de parts de Nissan parRenault.20. Webster’s New Collegiate Dictionary (Springfield M. A. : G.&C. Mirriam Co,.1977 p. 1276).

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prendre avec discernement ses négocia-tions avec Hanawa ? Nous pouvons main-tenant vérifier si l’analyse de négociationrépond à ces questions de manière satis-faisante.

1. Les choix de Schweitzer

Le cadre proposé par Watkins (2002) offreune explication à la question de savoir pour-quoi Schweitzer a entrepris des pourparlersavec Nissan en juin 1998. Les intérêts et lessolutions alternatives de Schweitzer lemontrent bien. Il fallait aiguiser la compé-titivité de l’entreprise, accélérer son pland’internationalisation et assurer sa survie àlong terme. Répondre à ces intérêts par lebiais d’un partenariat semblait plus indiquéque de le faire seul. Les intérêts de Nissanétaient étonnamment similaires et complé-mentaires à ceux de Renault, et sa situationfinancière n’était pas brillante. Les solu-tions alternatives de Schweitzer étaientminces. Il était donc logique qu’il initie despourparlers avec Hanawa.Cette explication suppose la poursuiterationnelle d’un intérêt personnel ; ellerepose aussi sur une logique rétrospectivedéductive, qui a également une validité des-criptive, ne fût-ce que préliminaire. Elle semaintient face aux comptes rendus de pre-mière main de Douin (2002) et de Ghosn(Ghosn et Riès, 2003) quant aux délibéra-tions chez Renault. Au cours d’une confé-rence de presse, Schweitzer lui-même a citédeux facteurs : le marché asiatique très

compétitif et l’état de santé de Nissan com-paré à celui de Mitsubishi (Lauer, 1999b).L’équipe de Schweitzer avait d’autres choixà faire durant les négociations (voir Ikle,1976, p. 59-75). L’un d’entre eux était lechoix final de passer un accord contractuelavec Nissan21. L’analyse de négociationoffre également une explication crédible àces décisions.

2. Comprendre les négociations

La deuxième question concerne les négo-ciations entre Renault et Nissan dans leurensemble et cherche à savoir quelle repré-sentation de la situation – ou quelle propor-tion de cette représentation – une analysesystématique des négociations peut nousoffrir. Le « diagnostic de la situation denégociation » illustre l’utilisation du cadrede Watkins (2002) durant la période préli-minaire. Si celle-ci représentait l’uniqueperspective à la disposition d’un observa-teur, quelle en serait son efficacité ou sonutilité? 22 Il y a des arguments « pour » et« contre ». Les « contre » portent sur l’in-différence vis-à-vis du processus de négo-ciation, l’esprit de chapelle et les questionsd’exécution. Les « pour » avec lesquelsnous commencerons sont : les composantesessentielles, une orientation axée sur desrésultats et les critères d’évaluation.

Les composantes essentielles

Le cadre proposé par Watkins couvrait lescomposantes de base – les « qui », les

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21. La justification apportée par Schweitzer aux actionnaires mettait l’accent sur la contribution de Nissan à l’ob-jectif de Renault d’atteindre une croissance rentable, sur la complémentarité des deux entreprises et sur leur tailleglobale en tant que concurrents unifiés (Renault SA, n.d.).22. Watkins lui-même (2002, p. 49, 75, 104) suggère un usage général de ses éléments de diagnostic qui offrent unparallèle avec d’autres versions de l’analyse de négociation (par ex. : Raiffa, 1982 ; Sebenius, 1991). Par contre,Watkins parle également de 3 étapes au-delà du diagnostic, à savoir, donner forme à la structure, gérer le processuset évaluer les résultats.

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« quoi », les « pourquoi » – des négocia-tions Renault-Nissan. Il nous a permis decomprendre pourquoi Schweitzer avaitcontacté Hanawa et pourquoi ils s’étaientengagés dans des négociations prolongées.De plus, cette perspective a illustré ce quimotivait Hanawa à accueillir Daimler-Chrysler et Ford en sauveurs et a cherché àsavoir pourquoi Schweitzer avait apparem-ment augmenté le montant de son offreaprès le retrait de DaimlerChrysler. L’en-semble des concepts-clés de l’analyse denégociation met en évidence certaines com-posantes essentielles d’une représentationde négociation, éclaire leur signification eten facilite la compréhension.

Une orientation axée sur les résultats

La seconde contribution importante appor-tée par la perspective de Watkins est defournir une raison d’être et une voie àsuivre. Dans la plupart des cas, la négocia-tion n’est pas une fin en soi. Trois des élé-ments du cadre – les intérêts, les options etles accords – mettent l’accent sur les ques-tions ou résultats d’une négociation. Dansl’analyse Renault-Nissan, nous avons vul’importance d’un accord d’alliancecapable de diminuer la dette de Nissan etd’améliorer la compétitivité des deux entre-prises. Nous avons considéré plusieurs pos-sibilités de négociations sur la questiond’une participation dans le capital et nousavons vu combien Schweitzer pourraitdevoir dépenser afin atteindre différentsniveaux de participation. Ceci nous a per-mis d’évaluer les propositions et de retracer

des progrès considérables accomplis dansles « négociations elles-mêmes ». Étantdonné la compatibilité des intérêts et la fai-blesse des BATNA des deux entreprises,l’analyse de négociation anticipait unaccord (et pas un non-accord).

Les critères d’évaluation

Finalement, le cadre diagnostic de Watkinsfournit des critères solides pour évaluer lesrésultats ou les gains obtenus par une partieà l’issue de négociations23. De bons résul-tats devraient au moins répondre aux inté-rêts de la partie en présence et êtremeilleurs que sa BATNA.Nous pouvons donc examiner l’accord finalentre Renault et Nissan et en comparer lestermes avec les intérêts de Renault. Lastructure de l’alliance lie les deux entre-prises à un tel degré qu’elles peuvent êtreconsidérées comme un seul et mêmeconcurrent qui aurait la taille critique jugéevitale par Schweitzer. L’engagement à trou-ver des synergies et à coordonner les mar-chés correspond parfaitement à son intérêtpour une compétitivité accrue et pour uneplus grande internationalisation. Par contre,le prix que Renault a accepté de payer pourune participation au capital de Nissan sup-pose que Nissan jouisse d’une valeurproche de celle qui a été calculée à partird’entreprises comparables déjà citées ; cecifavorise nettement Nissan24.Une telle évaluation complète la représenta-tion d’une négociation, notamment si elleintègre les résultats de toutes les parties enprésence. (À strictement parler, une analyse

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23. De même que Watkins, Raiffa (2002, p. 9) soutient que l’analyse de négociation devrait permettre de justifierses décisions et de se montrer satisfait des conséquences.24. Si la part de Renault dans Nissan Diesel vaut 3,4 milliards de yens (22,5 % de 15 milliards de yens) et est sous-traite du prix total de 605 milliards de yens, alors les 36,8 % de Renault accordent une valeur totale de 1635 mil-liards de yens à Nissan Automobile.

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de négociation donne une perspective asy-métrique ou unilatérale.) Bien qu’il failledu recul pour apprécier la valeur finale oul’impact d’une transaction de ce type, lesintérêts et les solutions alternatives sont descritères qui sont toujours applicables ulté-rieurement25.

Indifférence au processus de négociation

L’inconvénient le plus évident et le plusgrave de cette optique est son éloignementdu processus de négociation : l’interactiondynamique et continue entre les parties ; oula série d’actions-réactions qui précèdent lerésultat final et qui y aboutissent. Les ana-lystes de négociation omettent délibéré-ment les questions de processus (Raiffa,2002, p. 11 ; cf. Watkins, 2002, p. 72-101),alors que d’autres spécialistes en négocia-tion (par exemple, Greenhalgh, 2001 ;Sawyer et Guetzkow, 1965) le placent aucoeur même d’une représentation dyna-mique des négociations.Notre narration des pourparlers Renault-Nissan illustre certains aspects du proces-sus ; elle fournit également des pièces man-quantes à la représentation analytique desnégociations26.

L’esprit de chapelle

Watkins (2002, p. 8 et 43) considérait soncadre diagnostic avant tout comme unmoyen d’identifier les obstacles à unaccord. Cette optique tout à fait négativen’est pas nécessaire. De plus, plusieurs élé-ments du cadre font l’objet d’une concep-

tualisation étroite ou incomplète. Les par-ties, qui sont définies comme « ceux quivont participer » (Watkins, 2002, p. 8), sonttraitées dans une large mesure comme unensemble d’intérêts. Le cadre fait abstrac-tion d’autres attributs tels que les ressourceset compétences en présence, supposantainsi une poursuite d’intérêts rationnelle.Tout ceci limite la capacité qu’a l’observa-teur de sonder les intérêts, de les apprécierdans leur contexte et d’expliquer ou decomprendre le comportement d’une partiedans le cadre de la négociation pour des rai-sons autres que celles d’une maximalisationpréférentielle27. Nos profils, qui mention-naient un capital initial de deux milliards dedollars, et le génie des concepteurs produitsde Renault, ainsi que la renommée des tech-niques de fabrication de Nissan, ou sonsavoir-faire sur le marché américain, sesituent à l’extérieur du cadre d’analyse.Pourtant ces ressources constituent unmoyen important de satisfaire les intérêtsdes acteurs en présence ; elles constituentaussi une source de pouvoir de négociationdistincte d’une solide BATNA28. En outre,les parties dans cette affaire étaient de dif-férents types ; des individus mais aussi desorganisations entières. C’est notre narra-tion, et non le cadre, qui a fourni une des-cription des actions et des activités tellesque les préparatifs de l’équipe Renault, laprésentation de Ghosn aux directeurs deNissan et le vol de dernière minute deHanawa pour Paris.

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25. Bien que des critères additionnels puissent s’avérer nécessaires ou pertinents (voir par ex., Fisher et Ury, 1981,p. 86 et suiv.)26. Korine et al. (2002, p. 44) ont conclu que ces discussions concernaient avant tout « le processus ».27. Watkins (2002) fait seulement allusion à quelques facteurs psychologiques (cf. Auster et Sirower, 2002) inter-venant dans les fusions et acquisitions.28. Des experts français tels que Faure et al.(2000, p. 186) ont fait remarquer que les analyses américaines ont ten-dance à ignorer les questions de pouvoir, de participations et bénéfices, et des enjeux propres aux négociations.

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Un autre exemple de l’esprit de chapelle ducadre de Walkins se trouve dans le conceptdes relations entre les parties intéressées.Ces relations sont considérées commesources potentielles de problèmes – obs-tacles possibles à une entente (Watkins,2002, p. 15) – et un élément d’importancemineure dans les négociations. Mais lesrelations entre les P-DG de Renault et deNissan sont beaucoup plus complexes.Schweitzer lui-même considérait la dimen-sion relation des pourparlers « indispen-sable » (Korine et al., 2002, p. 45). Engénéral, les relations, quelle que soit leurforme ou leur nature, peuvent être com-prises comme un pouvoir de connexions –une interdépendance entre les parties. Ainsiles relations offrent un contexte aux actionsdes parties et aux influences qui en décou-lent, elles permettent de cibler les efforts etles mettent en perspective pour donner unsens à leur réflexion et à leurs actions(Weiss, 1993).Un dernier point à considérer concerne lesrègles, présentées par Watkins comme leseul contexte aisément reconnaissable pourune négociation. Dans le cas de Renault-Nissan, ces règles impliquaient les condi-tions du marché, la fluctuation de la valeurdes actions et des taux de change, et le défique représentait l’organisation des ren-contres entre négociateurs. (Rappelons lavariété des types de rencontres, la taille desentreprises et les contraintes imposées auxsièges sociaux situés à 9700 km l’un del’autre.) Ces différentes conditions doiventêtre prises en considération avant et pendantles négociations, qu’elles soient internes ouexternes à l’une des parties, et applicablesaux deux entreprises ou à une seule (Weiss,1993). En outre, les conditions peuvent faci-

liter l’action et pas seulement la limiter. Deplus, le cadre conçu par Watkins présumeque les parties jouent le même jeu, alors quele cas discuté dans cet article implique demultiples systèmes juridiques, juridictionset systèmes politiques et économiques. Cer-taines conditions entrent en conflit etdemandent à être résolues.En résumé, une perspective fondée exclusi-vement sur l’analyse de négociation peutdéformer la représentation du terrain de jeu.Les explications qu’elle donne quant auxintérêts des parties, aux actions et aux réali-sations risquent de ne toucher que la surfaceet, au pire, d’orienter vers une mauvaisedirection.

La mise en œuvre

Plusieurs éléments du cadre proposé parWatkins (2002) ne sont pas définis de façondétaillée ou décrits avec des directivesexplicites ou des sous-éléments (revoirtableau 1) pour les étoffer. En ce quiconcerne les parties en présence, parexemple, il n’est pas facile de savoir com-ment représenter une organisation. Parailleurs faut-il inclure aussi bien les agentsque les responsables? Ce manque de préci-sion peut faciliter l’application à différentstypes de négociations, mais laisse beaucoupà désirer pour les cas particuliers. En outre,chaque élément du cadre diagnostic est pré-senté sous forme statique, sans tenir comptede la façon dont les choses peuvent varier,se transformer ou évoluer. En revanche,notre narration des pourparlers Renault-Nissan montre que c’est souvent exacte-ment ainsi que les choses se passent. Demême, Watkins (2002) n’a pas indiqué lesconnexions à faire entre les éléments de soncadre. Comment, par exemple, les points de

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discussion sont-ils liés aux intérêts, lesrèglements aux solutions alternatives et lesrègles à la possibilité d’un accord (pour nepas mentionner le lien entre le processus etle résultat) ? Comme l’a dit Reynolds(1971, p. 7), pour donner l’impression decomprendre il faut « décrire en détail lesliens entre les concepts ».

CONCLUSION

Cet article a tenté d’aller plus loin dansnotre compréhension des négociations entreRenault et Nissan et d’examiner l’utilité del’analyse de la négociationà cet effet. Ladiscussion qui précède a mis cette perspec-tive en application et l’a évaluée. Elle a éga-lement tiré quelques leçons d’ordre généralde l’expérience de Schweitzer. En ce quiconcerne les négociations Renault-Nissan,cet article a identifié les parties intéressées,leurs motivations probables, les points àdiscuter et autres conditions ayant uneinfluence. Il a également décrit les actionsdes parties en présence et les événementsqui se sont déroulés pendant cette périodede 9 mois. Nous avons beaucoup examinéla structure des négociations, leur contenuet le processus.La perspective analytique de négociation,telle que représentée dans les sept points ducadre analytique de Watkins (2002) acontribué d’une manière appréciable à cettecompréhension. En ciblant les intérêts et lesoptions de Schweitzer nous avons pu clari-fier ses motifs et fournir une explicationlogique à ses choix. En se concentrant surdes composantes essentielles, une orienta-tion axée sur des résultats et des critèresd’évaluation, cette perspective a informé et

complété le compte rendu des pourparlersréels. En revanche, l’analyse de négociationseule n’a pas donné de représentation com-plète des négociations Renault-Nissan.Nous avons découvert les lacunes de cetteperspective en juxtaposant le diagnostic etla narration. D’autres études sur Renault-Nissan ont corroboré cette constatation.Finalement, les négociateurs pourront tirerquelques leçons importantes de cette étude.L’une d’elle concerne la possibilité d’un« non-accord ». Hanawa a accordé unegrande importance au maintien de ses solu-tions alternatives pendant les négociationsavec Schweitzer, alors que ce dernier n’enavait pas beaucoup. Il est très importantd’identifier, d’évaluer et de suivre les solu-tions alternatives dont dispose la contrepar-tie tout en essayant d’améliorer les siennes.La leçon la plus précieuse dans l’expériencede Schweitzer est peut-être celle du pouvoirqu’apporte la combinaison d’un travailapprofondi sur des questions de fond aucœur des négociations et le soin apporté à lacréation d’une relation mutuellement satis-faisante. D’une certaine façon, l’approcheadoptée par Schweitzer et son équipe pources négociations correspond aux compo-santes principales de cet article : l’analyseet le processus de négociation. Les négocia-tions Renault-Nissan étaient fort éloignéesde l’étiquette que lui ont collée certainscommentateurs (Woodruff, 1999), celled’une cour brève et superficielle suivie d’unmariage forcé. Schweitzer et son équipe sesont préparés et ont orchestré ces négocia-tions de manière à assurer le succès de lapériode post-négociations grâce à desolides fondations.

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