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Ouvrir une voie dans le « champ d’inconnues » * Yogan Muller (*) : Publié dans Joëlle Le Marec, Igor Babou (sous la dir. de), Paysage d’énigmes, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2017.

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Page 1: Ouvrir une voie dans le « champ d’inconnues€¦ · ouvrage, les champs de lave constituent l’un des aspects les plus tranchants prégnants du paysage is-landais. Dans cet article,

I09 - OUVRIR UNE VOIE DANS LE « CHAMPS D’INCONNUES »

Ouvrir une voie dans le « champ d’inconnues »*

Yogan Muller

(*) : Publié dans Joëlle Le Marec, Igor Babou (sous la dir. de), Paysage d’énigmes, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2017.

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i09 - OUVRIR UNE VOIE DANS LE « CHAMPS D’INCONNUES »

Résumé

Appelés « champs d’inconnues » par mes informateurs, donc en écho direct avec le titre de notre ouvrage, les champs de lave constituent l’un des aspects les plus tranchants prégnants du paysage is-landais. Dans cet article, il s’agit d’étudier la relation qui se noue entre ces étendues et les habitants.

En avril, mai et juin 2015, c’est sur le champ de lave Gálgahraun et dans le quartier cossu de Prýði le jouxtant que j’ai conduit une enquête de nature anthropologique. Elle fut élargie au quartier d’Ásar , de l’autre côté de cette coulée de lave vieille d’environ 8000 ans.

J’y ai concentré mes efforts afin d’étudier la transition coexistence brutale entre l’aire urbaine flam-bant neuve et le chaos de vitesses et de formes qu’est le champ de lave ; véritable cas d’école d’une séparation dualiste entre l’humain et le non-humain.

L’enquête révèle que même dans une société aussi modernisée, une telle distinction est certes pro-fondément ancrée mais non seulement artificielle mais , en plus, ne permet pas de décrire le respect conféré à des « êtres cachés » (Huldufólk en islandais), pourtant au cœur des négociations autour de la construction de la nouvelle route n°415, à travers Gálgahraun.

Mots-clés : marche, photographie, paysage, Islande, épistémologie.

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“Place and our relationship to it cannot be understood without attention to precise-ly how we learn through, know and move in material and sensory environments.”1

C’est en septembre 2010 que je suis arrivé pour la première fois en Islande, après avoir acheté un billet aller-simple pour l’île située sur le cercle polaire arctique et aux confins du gulf stream. En m’étant proposé d’y vivre continûment jusqu’en juin 2011, je posais mes valises aux limites de l’habitable. Ce 10 septembre 2010, je me souviens très distinctement du moment où l’avion a atterri vers 15h45, heure locale de l’aéroport international de Keflavík. En touchant terre, il me fallait gérer tout à la fois l’émoi et l’effroi, la répulsion et l’attraction, l’horreur et la fascination tandis que mon regard détaillait cette lande rase, site de l’aéroport, au gré d’un voyage transatlantique d’un peu plus de trois heures. La couverture végétale, globalement discontinue et essentiellement composée de lichen et d’arbrisseaux caractéristiques de la toundra arctique, laissait entrevoir un sol volcanique massif, grisâtre, âpre, en un mot austère et dans lequel ladite végétation chétive prend pied bon an mal an. Au dehors, la météo était maussade. Le ciel était gris et les violentes rafales de vent brassaient une bruine intermittente. La température était de 12°C ainsi que l’indiquait plus tard l’affichage électronique à bord de l’autobus qui me conduisit jusqu’à Reykjavík.

Yogan Muller, Route 41 (Reykjanesbraut) en allant vers l’aéroport international de Keflavík, juin 2015.

1 Sarah Pink, Doing Sensory Ethnography, Londres, 2009, p. 31. « Le lieu et ce qui nous y lie ne peuvent pas être décrits sans prêter attention à comment nous comprenons, savons et évoluons au travers d’environnements matériels et sensoriels. »

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2 AU COMMENCEMENT DE QUOI PART-ON ?

1. Au commencement, de quoi part-on ?

Pour se rendre à la capitale, distante de quelques cinquante kilomètres, il n’y a pas d’autre choix que de prendre la route. On longe alors la façade nord de la péninsule Reykjanes, une aire géogra-phique d’environ 2000 km2 où se concentrent les deux tiers de la population islandaise. C’est aussi là que passe la ride médio-océanique, cette frontière de divergence entre les plaques nord-américaine etde la parteurasienne. Ainsi, dans cette petite unité d’espace, l’impact de l’humain2 coexiste avec une pression géologique manifeste, car la péninsule est parsemée de failles sismiques, de volcans actifs, de fumeroles géothermiques3 et d’interminables champs de lave que la route sillonne. De ma première traversée, ce même 10 septembre 2010, je garde l’indélébile sensation de vertige corrélative d’une im-possibilité de nommer ce que je voyais à travers la fenêtre de l’autobus. J’ajoute qu’au cours de cette ex-périence proprement édifiante, s’immisça un doute fertile quant à la nature des étendues traversées. En effet, sans avoir à l’esprit ni l’âge géologique de l’Islande4 ni celui des différentes coulées traversées5, l’examen visuel ne permettait pas de dire si nous étions arrivés juste après la genèse géologique de l’île ou peu avant l’effondrement d’une ruine tellurique. Autrement dit, faisions-nous ici face à une absolue jeunesse ou bien à une infinie décrépitude ? Là, à l’instar de l’expérience vécue à l’atterrissage, je ne pouvais pas trancher et compris donc que le champ de lave serait le siège d’un puissant antagonisme.

Avant de poursuivre, je me dois d’insister quelques instants sur cet immense « manque à dire », éprouvé de part en part, lors de la première traversée des champs de lave en autobus. Démuni ou plus exactement débordé par ce que j’ai aujourd’hui depuis pris coutume d’appeler l’« ampleur du terrain », n’est-ce pas c’est certainement la primauté d’un paysage peuplé de schèmes de représentation qui ici s’étiole ? En tout cas, nous sommes en droit de nous interroger sur ce modèle qui ordonne, d’ordinaire, notre expérience paysagère6. Car si nous ne trouvons aucun mot pour décrire ce que nous voyons ou éprouvons, n’est-ce pas l’indice qu’aucun schème n’est ici à disposition ? Ou bien, de manière plus sourde (c’est-à-dire plus grave) que ce n’est pas la seule manière de stabiliser notre expérience paysa-gère ?

Ces questions dûment posées, revenons-en à la traversée des champs de lave en autobus. Pendant une cinquantaine de minutes, nous sillonnons de nombreuses coulées de diverses âpretés et épais-seurs. Dans l’habitacle de l’autobus, bien peu de mots sont échangés tandis que tous les regards se tournent hagards au dehors cherchant des prises çà et là, rebondissant de crevasses en collines, de 2 Sous forme d’une extension urbaine, d’un réseau de routes mais aussi de lignes à haute tension, d’une multiplication des usines géothermiques et de l’exploitation de minerais. 3 D’où le nom donné à la péninsule. Reykjanes signifie littéralement « péninsule fumante ». 4 Celui-ci est compris entre 16 et 18 millions d’années.5 Parmi les plus jeunes champs de lave, il y a celui dénommé Kapelluhraun, littéralement « le champ de lave de la cha-pelle », dont l’origine se situe entre 1151 et 1188 de notre ère. 6 Dans l’introduction de l’ouvrage L’invention du paysage volcanique qu’elle a dirigé en 2004, Dominique Bertrand suit la même voie après avoir fait l’archéologie de la fonction du paysage volcanique en littérature et dans les sciences aux XVIIIe et XIXe siècles, lorsque, manifestement, le paysage volcanique se solidifie dans notre grammaire paysagère. Par effet d’in-tériorisation, « […] la topique volcanique, qui cristallise des enjeux ontologiques et eschatologiques, n’est pas réductible dans ce cas à une simple “artialisation” » nous dit-elle. En fin d’article, je reviendrai sur la dimension eschatologique (« qui est à l’extrémité » nous dit la racine grecque ἒσχατος) fort justement pointée par Dominique Bertrand.

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plaines en canaux de lave. Des lignes à haute tension structurent de temps à autre l’arrière-pays et nous rappellent que nous ne sommes pas aux prises avec la « pure nature » mais que le territoire est occupé, utilisé, voire par endroits usagé.

Aussi, à la suite de l’urbaniste Marc Desportes7, j’estime que ce premier contact est essentiellement conditionné par des techniques de transport. À commencer par l’aéroport de Keflavík lui-même, ce point nodal dans un immense réseau international de transport aérien et dont l’activité est réglée par les nombreuses correspondances de vols transatlantiques ainsi que par les conditions météorologiques. Arrivés à destination, toute notre expérience est orientée par les multiples procédures du transit aé-roportuaire. À la sortie de l’appareil, chacun se hâte dans les couloirs du terminal en suivant à la lettre les panneaux lumineux jusqu’aux tapis pour récupérer les bagages, vers la sortie définitive du terminal. Une fois à l’air libre, on s’empresse de chercher l’autobus qui nous conduira à la porte de notre hôtel. Puis, eEntre l’aéroport international d’Islande et le centre-ville de Reykjavík, c’est la route n°41 ap-pelée Reykjanesbraut qui nous achemine à bon port, à travers une pléthore de champs de lave. Cette brève description ramène au premier plan les médiations qui s’interposent entre nous et l’étendue des champs de lave. Pris dans des réseaux aussi rythmés et ordonnés, sommes-nous encore des la posture classique (statique), entre un Sujets « insulaires » à bonne distance d’un environnement et son environ-nementparsemés d’objets« attendant l’imposition de l’ordre humain »8, tient-elle ?Il revient à Marc Desportes d’avoir rigoureusement étudié comment nous éprouvons un paysage mé-dié par nos techniques de transport. En retraçant la longue généalogie de cette sophistication, de-puis les premières voitures tractées par des chevaux le long de voies rapides spécialement aménagées, jusqu’aux réseaux d’autoroutes et de chemins de fer, Marc Desportes insiste bel et bien sur la rupture progressive du lien entre « l’effort qu’aurait à fournir le voyageur et l’effort de traction effectivement fourni »9. Jadis, une familiarité « [liait] le voyageur à l’animal »10. Aujourd’hui, il est peu probable que l’on éprouve une affinité avec le moteur diesel qui nous propulse de sa grosse cylindrée à destination, tant les grandeurs développées – en vitesse et énergie – excèdent les efforts physiques qu’il faudrait soi-même fournir. Dès lors, ne pourrait-on pas avancer, portés par la langue, que cette première traversée des champs de lave n’est pas de notre ressort car non issue de nos efforts ? Cette proposition quelque peu radicale excessive – j’en conviens – est toutefois développée dans le texte de Marc Desportes, lorsqu’il évoque l’absence de corrélation entre le voir et le mouvoir11 dans nos techniques contempo-raines de transport. C’est aussi une des thèse très proche de celles développées par l’anthropologue Tim Ingold, lorsqu’il oppose “pure transport” et “wayfaring”. Si dans le premier cas, l’attente – d’or-dinaire vécue en chemin entre le début et la fin d’un trajet – s’est complètement évaporée grâce à un déplacement instantané, dans le second, elle est pleinement restaurée traversée,et vécue, en un mot :

7 Voir Marc Desportes, Paysages en mouvement. Transports et perception de l’espace. XVIIIè-XXèsiècle, Paris, 2005.8 Tim Ingold, « The Temporality of the Landscape »in World Archaeology, Vol. 25, No. 2, Conceptions of Time and Ancient Society, Octobre 1993, p. 154. Je traduis.9 Marc Desportes, Paysages en mouvement, op. cit., p. 181. 10 Ibid.11 Marc Desportes, Paysages en mouvement, op. cit., pp. 173 et sq.

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éprouvée. Selon Tim Ingold, parce qu’elle engage à la fois – et à tout instant – les capacités physiques et cognitives du corps, seule la marche permet la corrélation entre « locomotion et perception. »12

Il faut étudier d’un plus près notre position de passager. Assis, nous suivons un tracé dont nous ne maîtrisons ni les courbes ni les effets car à en croire de nouveau Marc Desportes, « la route désigne […] à l’attention du voyageur les éléments spécifiques du cadre, ceux-là mêmes sur lesquels l’ingé-nieur s’est appuyé dans une démarche syncrétique pour concevoir son projet. »13 Un syncrétisme qui ne repose pas sur la seule appréciation esthétique des sites traversés mais gère d’abord de sérieuses contraintes physiques et économiques14. C’est l’ingénieur qui a d’abord dessiné le tracé de la route pour ensuite ouvrir le champ au glissement pneumatique de l’autobus, depuis lequel l’expérience est rendue possible. À notre siège, « les vues, sons et émotions qui [nous] abordent […] n’ont absolument aucune portée [no bearing] sur le mouvement qui [nous] fait aller de l’avant. »15

Dans ce goulot d’étranglement technique – où se canalise tout notre mouvement, nous jouissons assez paradoxalement d’un élargissement « du champ d’agir », comme nous le signale Marc Desportes, car il « s’instaure un va-et-vient grisant. » En effet, « je découvre ce cadre et, comme si je m’en extrayais, je me vois le parcourir […] ; tantôt je suis tout à sa découverte, tantôt je regarde avec un œil extérieur s’y inscrire ma progression […]. »16 En somme, la route 41 qui va de l’aéroport international à Reykjavík est non seulement un dispositif mais aussi une disposition particulière dans laquelle nous nous ins-tallons : celle d’un « entre-deux précaire, à jamais objectivable. »17 Pour ne pas en rester làce constat, j’disons ajoute simplement que cet entre-deux est le siège d’une expérience paysagère singulière qui fait éclater la question de la « visibilité du paysage » parcouru. De proche en proche, cette visibilité, c’est-à-dire une première forme d’accès, n’est pas ici déterminée par les seules images d’abord vues puis alignées sur notre « cimaise mentale »18, celles que nous projetterions ensuite ici ou là, faisant de « ce site-là » mais pas de « celui-là » un paysage. C’est un point crucial sur lequel Marc Desportes insiste : « la visibilité du paysage routier ne saurait être réduite à des indices picturaux. »19

Certes, la fourniture de cette cimaise va varier d’un individu à l’autre et un habitant d’îles ou de territoires volcaniques sera, selon les théories d’artialisation ou de construction culturelle du paysage, plus à même de trouver des mots ou des images qui fassent sens pour les champs de lave de l’Islande. Mais est-ce si simple ? Car, à l’inverse, que voit quelqu’un qui n’a jamais vu de champs de lave ? Com-ment comble-t-il (elle) l’incommensurable absence des prototypes sur sa « cimaise mentale » et ce qui 12 Tim Ingold, Lines: A Brief History, Londres, Routledge, 2008, p. 78. Je traduis. Se reporter notamment au passage : “Transport, […], is distinguished not by the employment of mechanical means but by the dissolution of the intimate bond that, in wayfaring, couples locomotion and perception.”13 Ibid., p. 182.14 Dans le cas de Reykjanesbraut, outre l’iconique montagne conique Keilir que le visiteur pourra atteindre à mi-parcours, grâce à une sortie soigneusement aménagée et préalablement signalée par un panneau marqué d’un sigle touristique, il n’y a pas de site plus remarquable qu’un autre dans cette succession de champs de lave. C’est ce que disent discrètement les rares virages interrompant le trajet en ligne droite jusqu’à Reykjavík. 15 Tim Ingold, Lines, op. cit., p. 78. 16 Marc Desportes, Lines, op. cit., p. 87.17 Marc Desportes, Lines, op. cit., p. 183.18 Gérard Lenclud, « L’ethnologie et le paysage » in Claude Voisenat (sous la direction de), Paysage au pluriel, Paris, 1995, p. 1019 Marc Desportes, Paysages en mouvement, op. cit., p. 182.

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surgit au cours de l’expérience en autobus ? En restant dans le cadre « artialisant » et sans schèmes qui puissent « couvrir » ce morceau de pays, voit-il (elle) un « pur » espace vide de déterminations et sur lequel son regard ne ferait que glisser de manière dédaigneuse ? En fait, tout simplement, voit-il (elle) ? En corollaire, sans schèmes disponibles n’y aurait-il aucune forme d’expérience paysagère ?

Il faut remonter un peu plus en amont encore. Car sur quoi repose la projection univoque deu lré-gime d’artialisation, sinon sur le vis-à-vis classique – et précédemment esquissé – d’un Sujet « posant en souverain son regard sur le monde »20 ? Or, ce détachement est-il tenable, une fois que nous sommes entrainés,– la ceinture bien attachée,– dans nos réseaux de transport aériens et routiers ? En outre et quand bien même nous sommes confortablement retranchés dans l’habitacle douillet de l’autobus, s’agit-il seulement de « plaquer » des schèmes sur un substrat sans forme que nous appelons encore parfois « nature » ? En d’autres termes, n’y aurait-il expérience paysagère que par ce biais profondé-ment dualiste ?

Pour continuer à se convaincre du contraire, nous pourrions convoquer la critique — tenant en des milliers de pages — de la littérature contemporaine sur le paysage. Critique qui n’a eu de cesse de si-gnaler l’inadéquation des grands partages pour capter notre expérience du paysage. Mais au lieu d’en tenter un pénultième résumé, il suffit de rappeler qu’une fois à bord de l’autobus, nous nous installons dans un tout autre creuset conceptuel. « Je suis en effet à la fois conscience percevante, susceptible de m’ériger en fondement du monde, écrit Marc Desportes, et à la fois matérialité, insérée dans la sphère des choses et soumises à ses lois. »21 Si la première partie de la citation est une reformulation des pos-tures classiques dont nous venons de discuter (notamment via l’idée d’une conscience qui s’« érige en fondement du monde ») ; la seconde est, elle, plus audacieuse – et pour le coup plus anglo-saxonne – car elle augure d’une « redescente » salutaire dans le monde, certes au risque d’un empirisme, mais bien pétrie de l’expérience. Ainsi assis à bord de l’autobus, nous ne sommes ni véritablement « déta-chés » du paysage, ni encore à son contact, « descendus » pour le parcourir. En outre, comme notre point de vue se déplace continûment et que nos yeux se promènent sans interruption dans les champs de lave – essayant d’« attraper au vol » un maximum de détails, c’est le « paradigme perspectiviste clas-sique, où le tout est donné à partir d’un point, [qui] n’est plus d’actualité. »22 EnfinDe plus, nous filons à travers une forme d’imminence perpétuelle car tous les détails qui entrent dans notre champ visuel seront sitôt « perdus » dans le mouvement de l’autobus, si bien que la « saisie » de ce paysage-flux est tout aussi fragmentaire qu’hardie. Là où notre attention s’est focalisée, des nœuds de sensation per-sistent dans notre mémoire et s’ajoutent aux autres nœuds précédemment glanés lors de la traversée. Il s’esquisse un profil du champ de lave en tant que réseau de sensations visuelles.

Ainsi et pour rependre l’ensemble des arguments ci-dessus, il est clair qu’à bord de l’autobus, nous sommes engagés par (dans) un tout autre exercice perceptif. Ce n’est plus la seule anticipa-tion promue par l’« artialisation » qui se met en marche. D’un schème abstrait elle est remise entre

20 François Jullien, Vivre de paysage ou L’Impensé de la raison, Paris, 2014, p. 156.21 Marc Desportes, Paysages en mouvement, op. cit., p. 183. Je souligne.22 Marc Desportes, Paysages en mouvement, op. cit., p. 83.

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les mains du voyageur qui n’a qu’une hâte c’est de se trouver à pied d’œuvre. Autrement dit, ces étendues sont visibles, mieux : font paysage, non pas nécessairement parce qu’un schème y donne accès mais peut-être parce qu’immobile dans l’habitacle, je m’imagine déjà revenir pour les parcourir, à pied, « dans le plein vent du monde. »23.

Yogan Muller, Route 41 (Reykjanesbraut) à l’entrée d’Hafnarfjörður, juin 2015.

2. Gálgahraun depuis les hauteurs vitrées du cossu voisinage de Prýði

En approchant de l’aire urbaine de Reykjavík, la route 41 traverse Búrfellshraun, un champ de lave issu de l’éruption du volcan Búrfell il y a environ 8000 ans. Ledit volcan est situé à tout juste neuf ki-lomètres – à vol d’oiseau – du centre-ville de la capitale islandaise. L’extrémité nord-ouest du champ de lave a été appelée Gálgahraun, un toponyme qui signifie littéralement « le champ de lave de la potence » en référence aux parois nommées Gálgaklettar faisant aujourd’hui face à l’Oocéan Arctique et qui servaient autrefois de lieu d’exécution.

Gálgahraun se situe dans les limites administratives de la commune de Garðabær. En 2006, la mairie a donné son feu vert pour la construction d’un voisinage cossu appelé Prýði, symboliquement en plein champ de lave ; et plus récemment pour une nouvelle route qui scinde à présent l’étendue 23 David Le Breton, Marcher. Eloge des chemins et de la lenteur, Paris, 2012, p. 72.

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de lave en deux et mène vers le village d’Álftanes. D’ailleurs, l’un des tronçons de cette infrastruc-ture deux fois deux-voies dernier cri constitue la limite sud-ouest d’une zone protégée (Friðland24) de 1,0815 km2. L’association des Amis de la lave (Hraunavinir) s’est farouchement opposée25 à la construction de cette nouvelle route (n° 415) en pointant du doigt les manquements de l’enquête environnementale de faisabilité (Umhverfismat) tout en arguant qu’il suffisait de rénover une route voisine déjà en service.

Yogan Muller, Fin des travaux de tranchée et de terrassement dans Gálgahraun, Prýði à gauche, juin 2015.

Tous les opposants au projet, y compris certains habitants de Prýði, se sont faits expulser manu militari26 par la police en octobre 2013, tandis qu’ils empêchaient les opérations de démolition de la lave. Dans cette bataille engagée avec la commune de Garðabær, les Amis de la lave ont également insisté pour déplacer une immense pierre de lave trônant en pleine trajectoire de la route27. Si cet im-posant roc d’environ 3 mètres de haut a attiré l’attention, c’est qu’il est considéré comme une église

24 Littéralement « Terre de paix, de repos ». Une paix sur laquelle je reviendrai dans la troisième partie de l’article.25 En langue anglaise, voir notamment l’article « It Was My Way, And The Highway » paru dans The Reyk-javík Grapevine n°12, année 2014, p 6. En ligne : http://timarit.is/view_page_init.jsp?issId=376710&-pageId=6141855&lang=is&q=Hraunavinir26 Voir le quotidien islandais Fréttablaðið du 22 octobre 2013, p. 6 et l’article « Þetta er lúalegt, bara lúalegt ». Un titre que l’on pourrait traduire par « C’est lâche, juste lâche ». Les photographies qui illustrent l’article montrent les Amis de la lavemanifestants expulsés par la police.27 Ou plus exactement, on a fait aller la route droit dans cette pierre.

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pour « êtres cachés » (Ófeigskirkja en islandais) et ainsi, l’un des lieux parmi « les plus sacrés »*28 de la zone de Grænhóll ainsi que me le confiait la présidente de l’association des Amis de la lave, « appelée par les elfes »* et capable de discerner leur présence.

Yogan Muller, L’église elfique déplacée entre Prýði à gauche et la zone de Grænhóll à droite, juin 2015.

La requête a été prise au sérieux par les autorités et par l’entreprise ÍAV chargée de construire la route. Cette dernière a même acheminé la grue la plus puissante d’Islande pour déplacer cette pierre de lave de quelques cinquante tonnes. « Ce n’est pas tous les jours que l’on déplace une église ! »* ironisaient les maîtres d’œuvre d’ÍAV. Si je mentionne ce que d’aucuns (y compris une partie des Is-landais29) estiment être du folklore, c’est parce qu’il est ici question d’une négociation singulière ou-vrant notre réflexion sur la notion d’agentivité. L’un de mes informateurs me confiait que, très tôt, on demande aux enfants de ne pas déplacer les éléments constitutifs d’un champ de lave. Il est également interdit d’en emporter avec soi. À cela s’ajoute le respect que certains habitants confèrent à des entités non-humaines (en plus des lichens, arbrisseaux, oiseaux migrateurs ou des insectes), un « peuple ca-ché » aussi appelé Huldufólk en islandais. On respecte les uns et les autres d’autant plus qu’avec des

28 Ici et dans la suite du texte, chaque citation marquée d’un astérisque signale une référence aux propos de mes informateurs. 29 Voir notamment Erlendur Haraldsson, « Psychic experiences a third of a century apart: two representative surveys in Iceland with an international comparison » in Journal of the Society for Psychical Research, Vol. 75.2, No 903 avril 2011, p. 87. Dans cet article, les résultats d’un sondage mené par ce même chercheur en 1974 ont été actualisés en 2006 sous l’impulsion du Pro-fesseur Terry Gunnell de l’Université d’Islande. En 2006, si 36% des sondés écartent l’existence d’elfes (14% « impossible », 22% « peu vraisemblable »), 32% estiment toutefois cette existence « possible », 16% « vraisemblable » et 8% « certaine ».

GÁLGAHRAUN DEPUIS LES HAUTEURS VITRÉES DE PRÝÐI

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chantiers de construction comme celui de la route dont il est ici question, les incidents techniques ré-pétés en des sites très précis30, ramènent la question des « êtres cachés » au premier plan. Au minimum, cette soudaine irruption les fait exister en puissance (d’agir) parce qu’il est clairement fait barrage à l’entreprise humaine qui, conséquemment, ne peut plus procéder impunément. En sommeAinsi, lorsque la société ÍAV a essuyé cette répétition de problèmes et a accepté de déplacer cet imposant roc, « pour faire la paix »*, un troisième parti s’est invité à la table des négociations. En effet,Car aux discussions classiques mêlant des humains séparés dans les deux camps de ceux qui respectent et ceux qui ne respectent pas l’existence de ces êtres spéciaux, on a – en sus – accordé une place au respect (d’une possibilité) de leur existence. La formulation est certainement alambiquée mais elle dit bien comment une partie des Islandais négocie consciencieusement avec l’agentivité de leur territoire. Ces êtres ne correspondent peut-être plus aux descriptions faites dans la riche littérature médiévale des Sagas islandaises, ils n’en incarnent pas moins une puissance d’agir de la Terre. C’est en effet ainsi que ce troisième interlocuteur est souvent décrit. En un motPour mettre les mots de Bruno Latour dans les nôtres, ces humains « ne disent pas forcément [que la Terre] est « vivante » mais seulement qu’elle n’est pas morte. »31

Yogan Muller, Chez des habitants de la rue Mosprýði, mai 2015

30 Sur Gálgahraun, il s’agissait d’incidents techniques répétés à proximité immédiate de la zone sacrée de Grænhóll.31 Bruno Latour, « Comment ne pas (dés)animer la nature » in Face à Gaia. Huit conférences sur le Nouveau Régime Cli-matique, Paris, 2015, p. 95. Italiques originelles.

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Dans le cossu quartier Prýði, la rue Mosprýði est aux premières loges d’un spectacle où l’orthogo-nalité de l’architecture humaine jouxte frontalement les anfractuosités de la lave. Si j’y ai concentré mes efforts c’est parce qu’à peu près tout dans ce voisinage cossu suit le schéma canonique d’une séparation dualiste : là l’horizon culturel s’arrête puis brutalement l’horizon naturel commence. Figurez-vous un ruban lisse d’asphalte voisinant avec le tapis accidenté de lave, l’un et l’autre étant séparés par une arête de béton gris clair au bord de la chaussée. De part et d’autre, le contraste est saisissant entre le champ de lave où la ligne droite32 brille le plus souvent par son absence – sauf peut-être à toute petite échelle – et l’abondance de la dite ligne dans l’aménagement humain. D’un côté tout semble soigneusement or-donné tandis que de l’autre, ce n’est qu’un chaos de vitesses et de formes. J’ai longuement arpenté cette ligne de démarcation, cette frontière certes théorique33 mais dont nous allons retrouver l’expression la plus criante dans les propos des habitants.

Yogan Muller, Au nord de Vellir, mai 2015.

Trois familles habitant la rue Mosprýði m’ont ouvert leurs portes. Elles sont d’une classe relative-32 « Une icône de [notre] modernité, le triomphe d’un design rationnel, pensé, face aux vicissitudes du monde naturel » selon Tim Ingold, Lines, op. cit., p. 152 et sq.33 Concernant la partition nature/culture, Bruno écrivait récemment ce que voici : « […] Nous n’avons pas affaire à des domaines mais plutôt à un seul et même concept réparti en deux parties qui se trouvent reliées, si l’on peut dire, par un fort élastique. » In Bruno Latour, Face à Gaia, op. cit., p. 25. En d’autres termes, et comme le dit ici en substance Bruno Latour, il n’y a pas de nature extérieure à notre activité humaine. Ainsi, la question aujourd’hui n’est plus de savoir « qu’est-ce qui est nature ? », mais plutôt « qu’est-ce qui fait nature ? » ce qui permet de prendre en compte toute l’ambiguïté de l’opération de fabrication puis de mise à distance, séquence classique donnant lieu à la prise de connaissance moderne.

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ment aisée et équipée. L’intérieur sophistiqué de leurs maisons d’architectes donne directement sur Gálgahraun, par l’intermédiaire de généreuses baies vitrées le plus souvent précédées d’une terrasse faite d’une grande dalle de béton. En approchant ces trois familles, vivant en plein sur une frontière symbolique, je tâchais surtout de comprendre quelles furent leurs motivations premières pour venir vivre ici. D’autres familles vivant dans les municipalités voisines d’Ásar et de Vellir acceptèrent de me recevoir, en plus de marcheurs croisés en plein de champs de lave. En tout, ce sont vingt-trois per-sonnes dont je pus recueillir la parole entre avril et juin 2015.

Assez étonnamment, c’est d’abord un heureux hasard34 qui avait conduit les familles à Mosprýði, quitte d’ailleurs à perdre la vue toute directe des montagnes35 dans leur ancien village. Venir vivre ici, c’est aussi une manière de jouir d’un confort urbain sans être installés au cœur de la conurbation. C’est donc résider en ville sans véritablement s’y situer, puisque c’est obtenir cette position exclusive d’être installés au premier rang d’une autre frontière – cette fois-ci réelle – de l’expansion du tissu urbain. Mais la principale motivation de mes informateurs, ce n’était pas de vivre près de la lave en tant que telle, mais « être proches de la nature »*. Or, « être proche » ne signifie pas « être dans » (i.e. « faire partie de »). En tout cas, la question mérite d’être posée in extenso car en déclarant « demeurer proche » de la nature, les habitants soulignaient (forçaient) le trait de démarcation que symbolise le slash dans l’écri-ture « nature/culture ». Il y aurait donc, d’un côté, l’habitat humain tout en orthogonalité et, de l’autre, un flot de scories telluriques, sans aucune possibilité de contamination36. Pour le dire encore autre-ment, à la suite de Tim Ingold, la nature « est ce qui se trouve “là-bas” » [proprement “out there”]. Toutes sortes d’entités sont supposées y vivre mais pas vous et moi. »37 À juste titre, pour les habitants de la rue Mosprýði, la « nature » est devenue le conteneur d’à peu près tout ce qui ne tenait pas dans leurs intérieurs spacieux, donc ne touchant ni ne perturbant l’ordre humain. La « nature » devenait cette masse englobante, un flux s’arrêtant soigneusement au pied de leurs dalles en béton gris clair, ceci rejouant anachroniquement l’effusion de lave du volcan Búrfell il y a 8000 ans. À nouveau mais sous une autre forme, cette limite ancrée de (dans) notre pensée occidentale se matérialisait sous leurs fenêtres au ras de la lave, au pas de leurs portes, en oubliant presque que c’est ce même tissu de lave qui soutient l’entièreté du quartier : routes, égouts, maisons, trottoirs, voitures, terrasses et balançoires.

34 La municipalité de Garðabær ayant effectué un tirage au sort parmi les familles candidates et ce, en vue de l’attribution des cadastres constructibles dans Gálgahraun.35 Un couple, tous deux nâtifs de la région de la région des Fjords de l’ouest (Vestfirðir), insistait sur la vue – qu’ils avaient jadis sur le relief tout proche du fjord depuis leur village de Flateyri. La plus proche montagne est maintenant reléguée dans le lointain avec l’iconique montagne Esja, la lave de Gálgahraun au premier plan. L’évocation de ce regret prend tout son sens quand on sait que les Fjords de l’ouest et de l’est sont — d’un point de vue géologique — les régions les plus vieilles d’Islande. Et voilà ce couple aujourd’hui installé dans une coulée de lave parmi les plus jeunes du pays.36 Lorsque François Jullien parle de la paroi qui sépare sujet/objet, il propose ce que voici : « (…) Il [l’objet] les a répartis [l’Homme et le monde] (...) dans des statuts respectifs, nettoyés qu’ils sont désormais l’un de l’autre : faisant de l’Homme un sujet d’initiative ne dépendant que de lui-même, autrement dit autonome, et du monde un objet connaissable visé « «objectivement »» dans l’esprit, (...), puisque n’étant plus affecté de quelque contamination incidente. » In Vivre de pay-sage, op. cit., Paris, Gallimard, 2014 ,p. 27. Remarque : la répartition dont il est question en début de citation fournit un bon modèle pour décrire la situation dans laquelle les habitants de Prýði semblent être installés. 37 Tim Ingold, « The Temporality of Landscape » in World Archeology. Conceptions of Time and Ancient Society, vol. 25, n°2, octobre 1993, p. 154. Je traduis.

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À Prýði, on réalise combien cette frontière nature/culture est conceptuelle poreuse car il y a, pour ainsi dire, sur le terrain, on constate d’innombrables contaminations « culturelles de la nature » et « na-turelles de la culture ». Une brève liste va nous en convaincre. À commencer par le verre des baies vitrées fait de dioxyde de silice trouvé dans le sable « naturel », de même que le béton des murs est, avant solidification, un mélange d’eau, de sable et d’un liant, le ciment, tous trois « naturels ». De l’autre côté de la vitre, dans l’aire « naturelle », ce qu’on appelle « champ de lave » (hraun en langue islandaise), a reçu un nom (Gálgahraun) lié à l’histoire du pays et de sa langue. D’innombrables rencontres se sont jouées le long des voies ouvertes par les autochtones au fil des siècles, « souillant » cette « pure nature » d’un grand nombre de sillages humains. Avec la technique moderne, nous en avons établi la cartographie, nous possédons des images satellitaires de grande résolution accessibles librement sur Internet et des géologues pourraient même nous dire son âge géologique. Dans ces conditions, où passe, la frontière symbolisée par le slash dans l’écriture « nature/culture » ? Que contient-elle ? Et par-dessus tout, tient-elle encore ?

Nonobstant, c’est cet outillage conceptuel qui structurait la majorité des témoignages recueillis. On peut bien évidemment y voir le poids des dualismes dans notre intellection occidentale, mais aussi le prolongement de la parole des parents islandais qui, rappelons-le, interdisent à leurs enfants en bas âge de perturber les champs de lave, d’y prélever des éléments, etc… Dans l’imaginaire des enfants islandais, il y aurait donc un domaine à respecter pour ce qu’il est. Tout cela pour finalement un jour désobéir à ses propres parents en allant prélever des pierres de lave jugées « belles » afin de décorer la terrasse de sa nouvelle villa ! Ainsi, par-delà nature et culture si j’ose dire, donc pour ne pas en rester au constat d’un rendu dualiste du monde, je soulevais une question délicate. Que voyez-vous ? En effet, est-ce que les habitants regardent ce sur quoi ils ont vue chaque jour ? Que restait-il donc de la lave ?

Mais tout d’abord, pour contenter les partisans d’un paysage « artialisé », c’est-à-dire seulement (systématiquement) « anticipé par des médiateurs artistiques », je rappellerai que l’un des chefs de file de la peinture moderne en Islande, Jóhannes Sveinsson Kjarval, a beaucoup travaillé dans Gálgahraun produisant d’innombrables séries de grand format, principalement dans le courant des années 1950. Au point d’ailleurs que deux toponymes y ont été forgés en sa mémoire : Kjarvalssvæði (« Site de Kjar-val ») et Kjarvalsklettar (« Rochers de Kjarval »), visibles sur la plupart des cartes géographiques. Celui que l’on nomme Kjarval a laissé des traces de son activité de peintre sur la lave et l’on peut même retrouver des fioles de peinture bleu clair – manifestement d’époque – dans un renfoncement à proxi-mité immédiate de Prýði. Et peut-être que, comme me l’a confié un habitant des hauteurs d’Ásar, un quartier situé en face de Prýði — de l’autre côté du champ, cette étendue de lave « inutile »* (i.e. de la-quelle « on ne peut rien faire »*) a nonobstant gagné une « valeur sentimentale »* grâce aux peintures de Kjarval. En d’autres termes, ce serait grâce aux représentations picturales que la population a re-connu la valeur de ce champ de lave. En régime d’artialisation, on pourrait affirmer qu’elles ont « fait foi » de la valeur « moderne » du champ. En restant plus prudent, je me demande si ces représentations

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constituent l’unique accès, si elles fournissent les seules fenêtres de visibilité, si, enfin, elles ont véri-tablement transformé ce flot tellurique en un espace à protéger (voir supra). L’accord (“samningur”) signé le 7 octobre 2009 par l’Agence environnementale d’Islande et le Maire de Garðabær semble indiquer le contraire. Dans ce document officiel38 qui ouvre l’espace protégé (Friðland), cet « espace de paix », nulle mention n’est faite des peintures de Kjarval, c’est assez inouï. Certes, un texte juridique n’a pas vocation à reconnaître cette empreinte, mais alors pourquoi avoir choisi de sceller l’historicité du site de pendaison39 et non pas les toponymes Kjarvalssvæði ou Kjarvalsklettar ? Ces mixtes de géo-logie, de géographie, d’histoire humaine et de l’art ne sont-ils pas de bons descripteurs ? N’aident-ils pas à mieux définir la valeur à protéger ? On a semble-t-il perdu quelques épaisseurs du feuilleté de lave au cours de la traduction juridique, en particulier les nuances picturales. En effet, dès le premier article, on en reste aux « formes du terrain » (“jarðmyndanir”), à la « végétation » (“gróðurfar”), à la « population d’oiseaux » (“fuglalíf”) aux côtés de l’ancien sentier (“forn gata”) et du lieu d’exécution (“aftökustaður”). Ce sont ces éléments seulement qui retiennent l’attention des signataires. Ils sont de plus décrits comme « palpitants », « stimulants » (áhugaverðar) sans donc relever explicitement d’une dimension esthétique, à mettre au crédit du peintre Kjarval. Autrement dit, l’administration commu-38 Le document est accessible librement : https://www.ust.is/library/Skrar/Einstaklingar/Fridlyst-svaedi/Auglysingar/Galgahraun_samningur.pdf39 Ibid. et cf. la carte mentionnant Gálgaklettar en page 4.

Yogan Muller, Gálgahraun dans les environs de Kjarvalsklettar, avril 2015.

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nale et l’agence environnementale ne sont pas tombées d’accord sur une valeur esthétique à protéger, corrélative de l’existence de schèmes de représentation, mais sur toute une série de normes environne-mentales (à la fois islandaises et européennes) le tout soigneusement cadré par le plus récent référen-tiel de mesure de l’institut géographique islandais (Landmælingar Íslands).

Mais alors « que voyez-vous » ? Le moins que l’on puisse dire c’est que la vue du champ n’est pas simple. Un habitant de la rue Mosprýði n’hésitait pas à employer l’expression de « peinture mobile »* (“moving painting”*) pour décrire sa vue directe sur l’étendue de lave, lui qui possède un volumi-neux catalogue de la peinture Kjarval. D’ailleurs, après en avoir feuilleté quelques pages, à la recherche d’une série de tableaux, nous sortîmes sa femme et lui pour aller voir les sites précédemment évoqués et les fameuses fioles de peinture bleu clair. Dans l’expression de « peinture mobile » qu’il employait, on pourrait voir un étrange paradoxe car , de prime abord, il n’y a plus aucune trace de mouvement dans ces flots figés voilà 8000 ans. À C’est d’autant plus étrange qu’à part les oiseaux, les touffes rases de lichen et de chétifs mélèzes à l’abri du vent dans quelques dépressions, aucun élément n’est visiblement mobile. Seuls la très lente érosion du nouveau manteau et le vent lorsqu’il est suffisamment violent viennent animentr l’étendue. Cet aspect changeant a été également relevé par l’un de ses voisins, qui lui n’évoquait pas la peinture de Kjarval. Le champ de lave « n’a jamais la même forme »* me confiait-il et son mouvement suit les variations de la météo et de l’intensité lumineuse. À leur suite, le lichen change de couleur, du jaune pâle jusqu’au vert émeraude en passant par un marron-rouge ocre ; il luit lorsqu’il est regardé en contre-jour et est d’un gris-vert lorsque le soleil se trouve au-dessus de votre épaule. Attendez une petite averse ou un vent du nord et le lichen aura changé de parure. Voyez comment la neige a fondu çà et là pour mieux apprécier le feuilleté de la lave. Et il n’existe pas une seule manière de définir cet aspect changeant, ce qui constitue une nouvelle surprise quand on sait combien la langue islandaise est riche d’un abondant vocabulaire « naturel ». Certes il y a « quelque chose… »* (“There’s something about this”*), mais quel est donc ce « quelque chose » qui file dans les points de suspen-sion ? Sans pouvoir aller beaucoup plus loin, un autre informateur me confiait : “There’s something more to it than just that.”* Revoici le manque à dire dont qui n’est pas sans rappeler celui dont je faisais état en tant que simple visiteur arrivant en Islande. Faute d’un mot qui puisse charrier toute la com-plexité d’un champ de lave comme Gálgahraun, mes informateurs employaient, dans une même phrase, un substantif systématiquement adjoint de son antonyme. Ainsi « brut »* mais « lisse »*, « doux »* mais « râpeux »*, « inerte »* mais « plein de vie »*, le champ de lave « détruit mais construit le pays tout à la fois »*40. Cette mise en tension, toujours palpable, c’est surtout celle de la fenêtre qui contraint l’étendue aux innombrables anfractuosités dans une unité strictement délimitée, concentrant la vision, donc obligeant à ne plus voir mais à regarder. Et il est bon d’utiliser patiemment ce puissant dispositif pour ne pas manquer des détails de la lave, qu’autrement, « on ne reverra plus jamais. »* Cette tension c’est également celle de la vie qui refait surface après avoir été ensevelie sous la lave fraîche. Il faut alors

40 En décembre 2010, je forgeais l’expression islandaise viðkvæm harka à hala suite d’Andri Snær Magnason et de son ouvrage Dreamland. A self-help guide for a Frightened Nation, traduction anglaise de 2010. Une expression qui donne en anglais delicate harshness et exprimant le même antagonisme.

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souligner le grand écart temporel entre ce très lent avènement dont nous ne pourrons raconter qu’une infime portion et les décennies sinon les siècles nécessaires pour que la vie prenne pied durablement et généreusement. Mes informateurs ont souvent insisté sur cette immense disproportion. Pour corrobo-rer, lorsque j’indiquais qu’à mes yeux le champ de lave est fait du matériau « le moins humain qui soit », on me répondit « certes mais il en a vu et en verra bien plus que nous ! »* C’est donc dire avec quelle attention les habitants regardent la lave. Continûment sous leurs fenêtres, d’apparence inerte, elle est ce « toujours-déjà-là », mais aussi un « jamais-deux-fois-le-même » c’est-à-dire un « toujours-en-de-venir » donc un agent qui a le pouvoir de surprendre et par conséquent terriblement en vie.

Avec cette somme d’« opposés complémentaires »41, en reprenant ici le mot de François Jullien, ne faudrait-il pas, pour avancer, se saisir d’un principe médian ? Les habitants me l’ont confié sous la forme du pronom anglais “it”, troisième personne du singulier et du genre neutre. J’estime encore que l’emploi répété de ce pronom anglais provient d’une traduction directe d’une pensée en islandais débutant par le pronom “það”, équivalent de “it” et avec lequel l’amorce de phrase “það er” peut tout aussi bien signifier « ceci est »42 (“it is”) qu’ « il y a » (“there is”). Sans en être passé par la seule langue islandaise que je ne maîtrisais alors pas suffisamment pour m’entretenir longuement, il demeure ce doute de traduction. Il a toutefois le chic d’attribuer à la fois une existence et une localité à ce « quelque chose »*. En un mot et en français, « “ceci” est là ». Un présent de vérité générale qui constate et installe durablement le champ de la lave dans l’environnement quotidien. Ce “it” est apparu à trois re-prises avec trois informateurs différents et à chaque fois qu’il fallait tenter de verbaliser cette ineffable présence de la lave. N’étant jamais deux fois la même, « comme soi »* me dit-on, je m’empressais de demander si la lave pouvait être un miroir de ses émotions. “Does it mirror your moods?”, ce à quoi on me répondit “it plays around with the lava”*. Ensuite et en référence à ce respect que l’on a envers les pierres et le lichen du champ de lave je posais la question : “In case you behave badly, what can hap-pen?”, elle trouva la réponse suivante : “It is some atmosphere”* peu avant un : “You find it in you that it is almost like a holy place.”* Enfin, concernant ces aires de lave en pleine ville, un aspect du paysage fort apprécié par les touristes, on me répondit : “Icelanders might be rediscovering the lava because of the tourists.”* Suivit un mystérieux “pointed it out by the lava”*. Ce que mes informateurs convo-quaient avec ce “it” n’est pas bien clair. Ce qui est sûr c’est que grammaticalement, ce pronom neutre ne fait pas référence à la lave elle-même. En fait, dans l’effusion des paroles parfois véhiculées par un langage corporel expansif, mes informateurs semblaient bien convoquer la puissance d’agir de la lave.

3. À pied d’œuvre dans le champ d’inconnues

De leur propre aveu, les habitants de Prýði – et tous ceux que je pus rencontrer dans la commune voisine d’Hafnarfjörður – n’avaient jamais vraiment réfléchi à ce que la lave représentait à leurs yeux. D’abord étonnés par mon vif intérêt pour ces champs, ils acceptèrent de me rencontrer, puis en entre-41 Souvenons-nous, le champ de lave est « brut »* mais « lisse »*, « *doux »* mais « râpeux »*, « inerte »* mais « plein de vie »*, sans oublier qu’il « détruit mais construit le pays tout à la fois. »*42 Bien qu’il n’existe pas de genre neutre en langue française, « ceci » s’en approche ici le plus.

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tien, leurs premières réponses étaient le plus souvent évasives. « La lave… Que dire… Je vis avec tous les jours ! » me faisait-on comprendre, tandis que nous étions assis. Puis, en se levant voire en sortant pour me montrer tel ou tel détail du champ de lave, les réponses devenaient étoffées, vivantes, comme si pour bien parler de ce « champ d’inconnues »* il fallait aller tout à son contact mieux s’en approcher pour mieux saisir ce qui fait son étrangeté43.

Après l’avoir parcouru les champs de lave en autobus puis les avoir détaillés depuis les hauteurs du cossu Prýði, il nous en reste le parcours à pied. Mais avant de descendre, il me faut insister sur le caractère inhospitalier du champ de lave, quitte d’ailleurs à employer le terme de repoussoir. . « On fait avec mais ce serait bien mieux s’ils décidaient de tout enlever ! »* m’a-t-on confié sur les hauteurs d’Ásar. « Il n’y a rien d’accueillant »* et même « vous pouvez vous faire avaler par la Terre dans un champ de lave. »* De « ça », de ce “it”, l’un des crédos pourraient être : « Pas question de trop s’en approcher ou pire d’y retourner ! » Je décidais pourtant de tenter la traversée en solitaire en gardant à l’esprit toutes les recommandations de mes informateurs. Le grand « champ d’inconnues »* devenait alors un grand « champ de solitude »*, une expression qui prend tout son sens une fois que nous nous éloignons des installations humaines. Par exemple, dans le champ de lave Kapelluhraun au sud de Vel-lir, outre quelques traces humaines, le plus souvent des amoncellements de déchets industriels, il y a un moment où plus aucune humanité n’est à signaler, si ce n’est bien sûr la sienne arpentant ces flots tel-luriques. Et pour peu que nous nous placions dans le modèle classique humain/non-humain, marcher seul dans le « champ d’inconnues »* c’est bien se trouver au contact du matériau le « moins humain qui soit ». Si je prenais le risque de disparaître « avalé par la Terre »* c’est parce que je tenais à étudier de près cet autre situation dualiste, cet autre cas d’école s’ajoutant à la configuration nature/culture de Prýði. C’était aussi une manière d’approcher l’« ethnographie sensible »44 soutenue par Sarah Pink.

Avant toute chose, ne partez jamais sans connaître la météo des heures à venir, ou l’activité sis-mique récente sous peine d’entrer pour de bon dans un « labyrinthe »* me faisait-on savoir. C’est alors qu’une fenêtre d’un tout autre type s’ouvre. Ce n’est plus du tout la veduta d’un tableau du XVe siècle qui autorise l’accès au champ de lave. En l’occurrence, s’il y a un coup de tabac météorologique ou l’imminence d’un ébranlement sismique, alors aucune marche n’est possible. Il est bon de rappeler ces quelques éléments car, étrangement, ils ne figurent jamais dans les variables qui infléchissent notre expérience, encore moins dans les théories paysagères45. Le sévère « degré zéro » du terrain islandais nous ramène – de manière salutaire – à leur pleine considération.43 L’un des habitants de la rue Mosprýði parlait d’un champ de lave d’une grande unicité (“a very seldom lava field”*).44 Sarah Pink, Doing Sensory Ethnography , op. cit., p. 25. “The experiencing, knowing and emplaced body is therefore central to the idea of a sensory ethnography”. Toute cette collecte par les sens se fait en préambule à l’enquête anthropo-logique, pour mieux comprendre encore cette réalité vécue par ses futurs informateurs. Cette proposition va donc un cran plus loin que l’observation participante parce qu’elle appelle à modifier suffisamment ses propres cadres pour comprendre ce que fait un groupe d’individus, selon quels modèles et comme ils vivent. Pink nous rappelle les nombreux engagements que nous prenons et auxquels nous tenons au cours de l’enquête. Des engagements « avec les autres et leurs environne-ments sociaux, matériels, discursifs et sensibles » écrit Sarah Pink. Je traduis.45 Évidemment la fenêtre météo est d’une importance cruciale pour le photographe de paysage qui scrute les dernières prévisions et le ciel, à la recherche de la meilleure contingence lumineuse. C’est là un pilier de ma théorie d’« instauration paysagère »que je développerai dans des travaux ultérieurs.

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Yogan Muller, Hrauntungustígur, avril 2015.

Dans une fenêtre météo favorable, la traversée d’un champ de lave est particulièrement exigeante de bout en bout car on ne sait jamais exactement sur quel sol de consistance l’on s’élance. Le lichen cache, sinon des crevasses plus ou moins profondes, du moins des arêtes tranchantes sur lesquelles il est aisé de se tordre la cheville ou de s’ouvrir le mollet. Cette traversée nous mobilise d’autant plus qu’à chaque pas, notre attention balaie continûment l’espace proche et lointain, sur une infinité de menus détails comme sur l’entièreté de la coulée en vue et sous nos pieds. Dans cette sollicitation permanente, s’ajoute la gestion des capacités physiques et cognitives nécessaires à la bonne orientation de l’effort. Car ne perdons jamais de vue qu’il faudra trouver une voie de retour. Le but de ce périlleux exercice, ce n’est tout de même pas de disparaître !

Mais enfin que tire-t-on de cette traversée hardie ? À l’issue de ces heures de marche, ce que j’es-time particulièrement vif, c’est de faire l’épreuve – au sens plein – de cet acte fondamental : marcher au contact d’une étendue elle aussi fondamentale car géologiquement très jeune. Aussi, au cours du trajet, il est fréquent d’en passer par des sites où l’on ne se sent pas les bienvenus. Quelque chose d’ineffable se manifeste à nouveau et nous intime de contourner voire de rebrousser chemin. On se surprend alors à parler à un renfoncement du champ de lave et, avec révérence, déclarer n’être que de passage. Là, pour reprendre le mot de mes informateurs, “you find it in you”*, littéralement « vous le trouvez en vous ». Dans ces situations, on ne sait jamais exactement ce qui alors se signale. Ce site est-il habité par le peuple huldufólk (ces « êtres spéciaux », voir supra) et si tel est le cas, sommes-nous sommés de

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partir ? Mais peut-être que, tout simplement, la qualité du sol sur lequel il faut aller nous paraît trop in-certaine pour continuer en sécurité. Toujours est-il que des pôles de répulsion s’organisent et ajoutent à la complexité de la négociation tandis que, soudainement, dans ce détour en « pleine nature », l’on se prend les pieds dans une ancienne clôture en barbelé, couchée au sol par le vent et rongée par la rouille. Car oui, même au beau milieu d’un champ de lave, des découpages cadastraux ont eu lieu ! Et nous revoilà pris de manière tout à fait évidente dans ce réseau de lignes administratives et donc instan-tanément embarqués dans un « retour à la civilisation » dit-on.

Yogan Muller, Forêt protégée, la conurbation de Reykjavík à l’horizon, mai 2015.

Il faut dire qu’avec les aménagements successifs de la conurbation dont Reykjavík est le cœur, les étendues laissées telles quelles deviennent rares et lorsqu’elles le demeurent, elles se voient prises en étau par de lourdes infrastructures routières, immobilières ou de production et distribution d’électri-cité. Comme souvent, on n’y voit plus que l’absence de structure et l’on en revient à l’aberrante vacuité de cet espace qui serait « bien mieux utilisé s’il était occupé puis peuplé »*. Nous sommes en plein dans l’entreprise Moderne, si souvent décrite par Bruno Latour, cette mise à distance (ce terrassement) que l’on souhaite définitif de l’archaïsme de la Terre. Revoici donc les deux camps, ceux qui ne veulent plus voir ces affres de terre volcanique et ceux qui chérissent ces dernières aires visiblement exemptes de trace humaine. L’espace de paix (Friðland) ainsi créé dans Gálgahraun prend tout son sens car en son sein coexistent toutes ces forces humaines et non-humaines en conflit mais finalement tombées d’accord dans en ce lieu.

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À présent, on comprend beaucoup mieux ce sentiment de béatitude initial, ce vertige, conséquence immédiate d’une impossibilité de substantiver ce que l’on voit et éprouve à bord de l’autobus. En effet, ce qui nous trouble tant c’est que le champ de lave est à la fois trop simple (i.e. trop dépouillé) et trop complexe (i.e. trop confus) pour être jamais épuisé. Car ce qui s’agrège ici (ce qui s’y trame) c’est une « collection de trajectoires »46, donc une série de faits, de voies, d’événements ainsi que leur très lente succession allant de génération en génération. Ce sont toutes ces lignées qui s’enchevêtrent et tisse la maille du champ de lave. Or si cette maille nous apparaît maintenant distinctement, il peut être tentant d’en détricoter le fil jusqu’à l’origine afin de parcourir la mémoire emmagasinée dans le champ de lave. Cette dimension mémorielle est un point sur lequel la plupart de mes informateurs ont insis-té47. D’abord se représenter l’éruption elle-même, puis l’effusion de la lave jusqu’alors contenue dans les entrailles de la Terre, on en décrit sa très haute température, sa couleur ainsi que le vacarme et les secousses qui ont fracturé l’écorce. Puis, combien de temps l’éruption a-t-elle duré ? C’est alors toute la chronologie et la géographie de la coulée qui en sont esquissées. Jadis, à quoi ressemblait le pays ? Quelles étaient ses frontières avec la mer ? Enfin, comment l’habitat humain, s’il existait, a-t-il été bou-leversé par l’éruption ? Comment les habitants vivaient-ils ? Comment ont-ils fait face à l’éruption ? À moins que personne ne l’ait jamais vue ?

À même le champ de Gálgahraun, à la question : « Que voyez-vous ? » deux promeneurs me confiaient de but en blanc : “The Icelandic living past life”*, une courte phrase que l’on pourrait tra-duire littéralement par « lLa vie islandaise passée » mais tout aussi bien par « la vie islandaise anté-rieure » pour bien signaler que ce qu’ils voient, ce sont des événements proprement révolus mais dont la violence a été telle, qu’en faisant césure, ils ont irrémédiablement marqué une mémoire généra-tionnelle. Et tandis que mes deux informateurs prenaient un peu plus de temps pour répondre à mes questions, nous nous assîmes sur ces coussins de lichen dans une attitude de recueillement, protégés du vent et de son vacarme incessant. Au contact de ce manteau élémentaire on me confia : « Je me sens bien, à la maison… Vivre l’instant, au présent. L’oubli. »* La réponse était entrecoupée de ces silences qu’ici j’essaie de reproduire. C’est là un nouveau paradoxe du champ de lave car c’est en ayant les pieds sur ce que d’autres estiment être une « peau morte » que l’on se sent pleinement vivant. Pour le dire autrement, l’immense historicité de la coulée efface – au moins pendant quelques instants – les inscriptions passées et les futurs prolongements de nos vies humaines dans le temps. “I do find peace in the lava”* me confiait un autre informateur en insistant sur la qualité de cette aire où venir respirer (“Breathing space”*).

Et si on ajoute ceci : “You connect with yourself or nature or both there”* alors l’image de la maille prend alors tout son sens. En effet on ne peut plus se défaire de ce sol sans défaire ce sol de notre exis-tence, celui-ci qui, malgré toute notre volonté de l’écarter de notre vue, nous supporte et, dans des temps immémoriaux, a donné lieu à la vie.46 Sarah Pink, Doing Sensory Ethnography, op. cit., p. 31.47 C’est une thèse que Dominique Bertrand présente dès l’introduction de L’Invention du paysage volcanique (p. 7) : « L’entrelacs des effets de mémoire et de l’émotion détermine durablement le rapport au paysage volcanique […]. » L’ « entrelacs » fait d’ailleurs écho à la notion de maille dont nous venons de discuter.

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