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OuvragedirigéparHervéDesinge

Éditionoriginale:©2014,JuanSebastiánMarroquínSantos©2014,EditorialPlanetacColombianaS.A.LatinAmericaRightsAgency–GrupoPlaneta

LesphotospubliéesdanscetouvragesontlapropriétédelafamilleMarroquínSantos

Éditionfrançaise

©2017,éditionsHugoetCompagnie,34-36,rueLaPérouse,75116Paris

www.hugoetcie.fr

TraductionArthurDesinge

MerciàMarieDecrèmepoursonaideprécieuse

ISBN:9782755631838

CedocumentnumériqueaétéréaliséparNordCompo.

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Àmonfils,quimedonnelaforceetl’énergied’êtreunhommebon.

Àceuxquej’aimetant,àmescompagnonsd’aventure.

Àmamèrecourageuse.

Àmasœuradorée.

Àmatendrefamille.

Etàcesquelquesamisquiontsurmontélapeur.

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SOMMAIRE

Titre

Copyright

Introduction

Trahison

Oùestpartil’argent?

Lesoriginesdemonpère

LacokeRenault

PapaNarco

L’excès

Nápoles:entrerêvesetcauchemars

LecarnageduMAS

Lapolitique:saplusgrandeerreur

MieuxvautunetombeenColombie

Labarbarie

RécitsdeLaCatedral

Inquietennouantmessouliers

Lapaixaveclescartels

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Épilogue:vingtansd’exil

Remerciements

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Introduction

Enexilpendantplusdevingtansàreconstruire le fildemavie, jesuisrestésilencieux.Ilyauntempspourtout,etcelivre,commesonauteur,avait besoind’unepériodedematuration, d’autoréflexion et d’humilité.Untempsnécessairepourque jeparvienneenfinàm’asseoiretàécrireceshistoires.

Entrelejourdemanaissanceetlejourdesamort,monpèrefutmonami, mon guide, mon professeur et mon conseiller le plus précieux.Quandilétaitencoreenvie, ilarrivaitparfoisque je lesupplied’écriresa véritable histoire, mais sans cesse je me heurtais à son refus :« Gregory » 1, disait-il, « il est nécessaire de finir l’histoire avant depouvoirl’écrire.»

À sa mort j’ai juré de le venger, avant de briser cette promessequelques minutes plus tard. Nous avons tous le droit de changer, etpendantplusdedeuxdécenniesj’aivécuunevieplacéesouslesignedela tolérance,d’une coexistencepacifique,dudialogue,dupardon,de lajusticeetdelaréconciliation.

Ce livrenepointe la responsabilité depersonne.Au lieude cela, iloffredesréflexionssurlaColombie,lefonctionnementdesapolitiqueetles raisonsquipermettentà cepaysd’engendrerdesgens telsquemonpère.J’aiénormémentderespectpourlavie,etc’estdecepointdevueque j’ai écrit ce livre.À l’inversede lamultitudedespersonnesquiont

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déjà écrit sur mon père, je n’ai aucune arrière-pensée ni desseininavouable.

Celivren’apasnonpluslaprétentiond’apporterlavéritéabsolue.Ilestunequête,unetentativepourmoidemerapprocherdelaviedemonpère. Iln’estniplusnimoinsqu’unerecherche intimeetpersonnelle. Ils’agitde la redécouverted’unhomme,avec toutes sesvertusmaisaussisesdéfauts.Laplupartdecesanecdotesm’ontétécontéesparluiquandnousétionsrassemblés,blottisaucoind’unfeudecamp,durantlesnuitsfraîchesdeladernièreannéedesavie.Ilm’enécrivait,quandilsemblaitquenosennemisétaientprèsdenousmassacrerjusqu’audernier.

Comme jen’étaispas toujoursauxcôtésdemonpère, jeneconnaispastoutesseshistoires.Quiconqueprétendenconnaîtrel’intégralitéestunmenteur. J’ai eu connaissancedesanecdotes contenuesdans ce livrebienlongtempsaprèsqu’elleseurentlieu.Monpèreneconsultaitnimoinipersonnepourprendresesdécisions. Ilétaitdeceuxqui se font leurpropreavis.

Mon voyage pour en apprendre plus sur la vie de mon père m’aconduit vers des gens qui se cachaient depuis des années, et qui sesentaient enfin prêts à participer à cet effort de mémoire. Leurscontributions se sont révélées capitalespourparvenirà faire la lumièresur mes propres souvenirs et recherches personnelles. Mais, plusimportant encore, ils aident à ce que ces démons nemenacent pas lesprochainesgénérations.

Nombre de « vérités » à propos de mon père sont pour beaucoupdemeurées inconnues. C’est pourquoi le fait de les révéler implique unimmense sens de la responsabilité, car la plupart des horribles chosesdites à son sujet semblent tristement vraies. Je m’apprête à vousemmenerdans l’exploration intimed’unhommequi,enplusd’êtremonpère,étaitégalementàlatêtedelaplusgrandeorganisationmafieusedel’histoirehumaine.

J’aimerais publiquement demander pardon à toutes les victimes demonpère.Jesuisabasourdiparlaviolencesansprécédentquiatouché

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tant de personnes innocentes. Je veux qu’ils sachent qu’aujourd’hui jerechercheàhonorerleurmémoire,detoutmoncœur.

Celivreseraécritavecdes larmes,maissansuneonced’amertume.Iln’estpasmotivépar ledésirdecondamnationoudevengeance,et jenechercheenaucuncasàjustifierouàpromouvoirlesactesdeviolencequi ont été perpétrés. Le lecteur sera probablement surpris du contenuprésent dans les premiers chapitres, dans lesquels je révèle pour lapremièrefoislaruptureprofondequimeséparedelafamilleducôtédemon père. Après vingt et un ans de querelles, je suis maintenantconvaincu qu’un certain nombre d’entre eux ont activement contribuéauxévénementsayantprécipitélamortdemonpère.

Iln’estpasexagérédedirequenousavonsétéplusdurementtraitéspar la famille demon père que par ses pires ennemis. Envers elle, j’aitoujours agi avec amour et avec un respect inconditionnel pour lesvaleurs de la famille qui doivent continuer à perdurer, même dans lechaosdelaguerreetlamisèredelapauvreté.Dieuetmonpèresaventtous deux que, plus que personne, jem’évertuais à vivre cette tragédiefamiliale comme un pur cauchemar. Je remercie mon père pour safranchiseparfois brutale ; ledestina vouluque j’affronte l’hommequ’ilétaitsanspourautantjustifierlamoindredesesactions.

Quandj’aidemandépardonauxenfantsdespoliticiensassassinésLuisCarlosGalánetRodrigoLaraBonilla,dansledocumentaireLesPéchésdemon père, ils me dirent : « Tu es aussi une victime. » Ma réponsedemeure toujours inchangée : si je suiseffectivementunevictime,alorsje suis la dernière d’une longue liste de Colombiens. Mon père étaitresponsablede sonsort,de sesactions,de seschoixdevieen tantquepère, en tant qu’individu et en tant que criminel ayant infligé à laColombie et au reste dumonde de profondes blessures encore vivacesaujourd’hui.Jerêvequ’unjourcesblessuresguérissentetdeviennentunesourcebienfaitrice,qui,aulieud’inciterlesgensàrépéterl’histoire,leurfasseapprendredecelle-ci.

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Je n’étais pas un fils aveuglément loyal. Je questionnaisrégulièrement les stratégies violentes de mon père de son vivant et lesuppliais souvent de renoncer à la haine, de baisser les armes et dechercherunesolutionnonviolenteàsesproblèmes.

Toutes les personnes ayant une opinion sur la vie de mon pères’accordentsurunechose:sonamourinconsidérépoursaseulefamille.

J’aimeraisquel’onsesouviennedemoipourmespropresactions,etnonpourcellesdemonpère.J’espèrequelelecteurnem’oublierapasenlisantceshistoires,etqu’ilnemeconfondrapasaveclui.Car,aprèstout,cettehistoireestaussilamienne.

1.C’étaitlesurnomaffectueuxquemonpèreavaitl’habitudedemedonner.Iladoraitregarderdes films sur Grigori Raspoutine, le guérisseur russe mystique qui possédait une effroyableinfluencesurlafamilledeNicolasII,derniertsardeRussie.

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Trahison-Ebook-Gratuit.co

Au3décembre1993,à l’hôtelResidenciasTequendama,nousavions lafermeintentiondevivreunevienormale,auretourdel’enterrementdemonpèreàMedellín.Pourmamère,masœurManuelaetmoi-même,lesdernières vingt-quatreheures avaient été les plus dramatiquesdenotrevie.Nonseulementnousavionsàendurerl’insoutenabledouleurd’avoirperdu un père de famille d’une si violentemanière,mais l’enterrementavaitétéencoreplustraumatisant.

Quelques heures après qu’Ana Montes, la directrice nationale dubureaugénéralduprocureur,nousconfirmepersonnellementlamortdemonpère,nousavionscontactélecimetièreCamposdePazàMedellín.Ilsrefusèrentd’assurerlacérémoniefunéraire,cequiauraitaussipuêtrelecasauxJardinesdeMontesacrosidesmembresdelafamilledenotreavocat à l’époque, Francisco Fernández, ne détenaient le cimetière enquestion. Ma grand-mère Hermilda y possédait deux caveaux, aussiavions-nousdécidéd’enutiliserunpourmonpèreetl’autrepourÁlvarode Jesús Agudelo, connu sous le surnom de « El Limón », le garde ducorpstuéaveclui.

Aprèsavoirévalué lesrisquesque l’onpourraitcourirenassistantàla cérémonie, nous décidâmes pour la première fois d’aller contre unvieil ordre paternel : « Àmamort, n’allez pas àmon enterrement ; ilpourraitsepasserquelquechoselà-bas.»Ilavaitaussiinsistépourqu’onneviennepasdéposerdefleursninousrecueillirsursatombe.Maisma

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mèreavaittoutdemêmedécidéd’alleràMedellín«contrelesvœuxdePablo».

« Alors nous irons tous, et advienne que pourra », dis-je. Nouslouâmes un petit avion pour nous rendre à Medellín, accompagnés dedeuxgardesducorpsassignésparleprocureurgénéral.

Après que nous eûmes atterri à l’aéroport d’Olaya Herrera, desdouzainesdejournalistesseruèrentsurnoussurletarmac,aurisquedemettre sérieusement en danger leurs propres vies, alors que l’avionn’était pas encore à l’arrêt. Manuela et ma mère furent invitées à seréfugier dans un SUV de couleur rouge, pendant que ma petite amieAndreaetmoiétionsconduitsdansunautredecouleurnoire.

EnarrivantauxJardinesdeMontesacro, je fusagréablement surprisde voir que beaucoup de gens avaient fait le déplacement. C’était letémoignage de l’amour que portaient les classes populaires enversmonpère,etj’étaistouchédelesentendrescanderlesmêmeschantsqueceuxqui retentissaientà l’inaugurationdes terrainsde sportoudescliniquesdanslesrégionspauvres:«Pablo!Pablo!Pablo!»

Enuninstant,desdouzainesdepersonnesentourèrentnotrevéhiculepour le marteler de coups ; alors nous avançâmes à l’endroit où monpère allait être enterré. Un des gardes du corpsme demanda si j’avaisl’intentiondesortirdelavoiture,mais,connaissantledanger,jechoisisdefaireretraitedanslebureauducimetièreafind’yattendremamèreetma sœur. Je m’étais souvenu de l’avertissement de mon père, et ilm’avaitsembléplusintelligentdefaireunpasenarrière.

Quelquesminutes aprèsnotre entréedans le bureau,une secrétairefit son apparition en pleurs, et totalement paniquée. Quelqu’un venaitd’appelerpourannonceruneattaque.Noussortîmesen toutehâtepournous réfugier dans le SUV noir où nous restâmes jusqu’à la fin desfunérailles. J’étais là, à une vingtaine de mètres, dans l’impossibilitéd’assisterà la cérémonie, incapablededireundernierau revoir àmonpère.

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LE19DÉCEMBRE1993,DEUXSEMAINESAPRÈSlamortdemonpère,nousrecevionsunappelvenantdeMedellín:mononcleRobertoEscobaravait été victime d’une tentative d’assassinat dans la prison de sécuritémaximaled’Itagüí.

Àl’époque,nousétionsencoreséquestréssoushautesurveillanceauvingt-neuvième étage de l’hôtel Residencias Tequendama à Bogotá.Inquiets, nous avons essayé d’en savoir plus, mais personne ne voulaitnousdirequoiquecesoit.Àlatélévision,lesinformationsrapportaientqueRobertoavaitouvertuneenveloppevenantde l’inspecteurgénéral,etquecelle-ciavaitexplosé,luicausantdegravesblessuresauxyeuxetàl’abdomen.Lelendemain,mestantesnousappelèrentpournousdirequela Clínica Las Vegas, où mon oncle avait été transporté d’urgence, nepossédaitpaslematérielophtalmologiquenécessaireàsonopération.Et,comme si ce n’était pas assez, il y avait aussi des rumeurs selonlesquelles un commando armé viendrait finir le travail sur son litd’hôpital.

Ma famille décida de transférer Roberto à l’hôpital militaire deBogota, qui non seulement était mieux équipé, mais qui offraitégalement la sécuritédont il avaitbesoin.Mamèredépensa troismilledollars pour louer un avion ambulancier, et nous décidâmes avecmononcleFernando,lefrèredemamère,deluirendrevisiteaprèsavoireuconfirmationdesonarrivée.

Ensortantdel’hôtel,nousdécouvrîmesdefaçonsurprenantequelesagentsduCorpstechniqued’investigation(CTI),ladivisionduprocureurgénéralchargéedenotreprotectiondepuislemoisdenovembre,avaientété remplacésce jour-là,et sanspréavis,pardesagentsde laSIJIN : lasectiond’investigation criminelle. Je n’endismot àmononcle,mais jesentaisquequelquechosedegraveallaitsepasser.Dansd’autrespartiesdu bâtiment, diverses factions étaient chargées de notre sécurité : il yavaitlaDIJIN(CentralDirectorateoftheJudicialPoliceandIntelligence)

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et leDAS(AdministrativeDepartmentofSecurity).À l’extérieur, c’étaitl’arméecolombiennequiveillaitànotresécurité.

Deux heures après notre arrivée à l’hôpital, un médecin demandal’autorisation à un membre de la famille de Roberto de lui retirer lesdeux yeux, qui avaient été très endommagés par l’explosion. Nousrefusâmes de signer et demandâmes au spécialiste de faire tout sonpossible pour préserver la vision deRoberto, quel qu’en fût le coût, etmême si les chancesde succèsétaientquasi inexistantes.Nousoffrîmesenplusdefairevenirlemeilleurophtalmologue.

Quelques heures plus tard,Roberto fut déplacé, encore inconscient,du service d’urgence dans une chambre gardée par un membre dupénitenciernational.Sonvisage,sonabdomenetsamaingaucheétaientbandés.

Nous attendîmes patiemment son réveil. Encore drogué par lesmédicaments, il disait parvenir à distinguer des teintes de lumière etd’ombre,sanspouvoirpourautantdéfinirdeformes.

Aprèsavoirvuqu’ilreprenaitpeuàpeusesesprits, jeluifispartdemonanxiété.S’ils s’enétaientprisà laviedeRobertoaprès lamortdemonpère,ilnefaisaitnuldoutequemamère,masœuretmoiétionslesprochainssurlaliste.Endésespoirdecause,jeluidemandaisimonpèrepossédait un hélicoptère caché que nous puissions utiliser pour nouséchapper. Durant notre conversation, continuellement interrompue pardesmédecins et des infirmières qui faisaient leurs rondes, je n’arrêtaispasdedemanderàRobertocequenousdevionsfairepouréchapperàlamenacequereprésentaientlesennemisdemonpère.

Il resta silencieux pendant un moment avant de me demander deprendreunstyloetunboutdepapier.

« Écris ceci, Juan Pablo : “A.A.A.”, et apporte-le à l’ambassade desÉtats-Unis.Demande-leurdel’aideetdis-leurquetuviensdemapart.»

Alors que je mettais le papier dans ma poche, le chirurgien deRoberto entra et nous dit son optimisme, et qu’il avait fait tout son

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possible pour sauver les yeux de mon oncle. Nous le remerciâmes enfaisantminedepartirquandcelui-cinousdemandaderesteràl’hôpital.

«Jenecomprendspas,pourquoiça?–Votregarderapprochéen’estpasencorelà»,dit-il.Iln’en fallutpaspluspourmerendreparanoïaque,carsicedernier

avait été au bloc opératoire durant tout ce temps, il n’y avait aucuneraisonpourqu’ilconnaissenotresituationenmatièredesécurité.

«Jesuisunhommelibre,Docteur.Oubiensuis-jeretenuprisonnierici?demandai-je.

– Je compte partir d’ici coûte que coûte. Je pense que quelqu’un aprévudemetueraujourd’hui.IlsontfaitremplacerlesagentsduCTIenchargedenotresécurité.

– Vous êtes ici sous notre protection, et aucunement en étatd’arrestation. Nous sommes responsables de votre sécurité dans cethôpitalmilitaire,etnouspouvonsuniquementvous livrerauservicedesécuritégouvernemental.

– Ces personnes soi-disant responsables de ma sécurité sont lesmêmes qui viennent pour me tuer, insistai-je. Soit vous m’aidez enm’autorisantàquittercethôpital,soit jem’enéchappeparmespropresmoyens. Je ne vais certainement pas monter en voiture avec lespersonnesquienveulentàmavie.»

Lemédecin dut voir la peur se dessiner surmon visage. Il acceptasilencieusement de signer mon ordre de sortie, et Fernando et moiretournâmes furtivement à la Residencias Tequendama, préférantrepoussernotrevisiteàl’ambassadelelendemain.

Levésdebonneheure,nousnousdirigeâmesvers lachambreoù lesagents chargésdenotre sécuritéavaient leursquartiers.Aprèsavoirditbonjour à l’agent désigné « A1 », je lui demandai une escorte pourmerendreàl’ambassadeaméricaine.

«Pourquoiallez-vouslà-bas?voulut-ilsavoir.–Jen’aipasàvous ledire.Allez-vousnous fournirvotreprotection

oudois-jevraimentappeler leprocureurgénéralpour luidirequevous

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refusezdenousporterassistance?– Je n’ai pas assez d’hommes pour vous escorter pour l’instant, dit

A1,énervé.–Commentest-cepossible,alorsmêmequ’unequarantained’agents

gouvernementauxassignésvingt-quatreheures survingt-quatreavecdesvéhiculesàdispositionsontchargésdenotreprotection?

–Vouspouvezyallersivouslesouhaitez,maisjenevousprotégeraipas. Et vous devrez signer un document pour nous dégager de touteresponsabilité.

–Amenez-le-moi,jelesignerai.»L’agent partit dans une autre chambre pour chercher un bout de

papier,etnousprofitâmesdecemomentpournousruerenbasdel’hôtelet commanderun taxi afindenous rendre à l’ambassade américaine. Ilétaithuitheuresdumatin,etàcetteheure-làbeaucoupdegensfaisaientlaqueuepourobtenirunvisa.

Jemefrayaianxieusementuncheminàtravers laqueue,expliquantaux gens que je n’étais pas là pour un visa. En arrivant à la cabined’entrée, je sortis leboutdepapiermarquéd’un tripleApour le collercontre la vitre pare-balles et crasseuse. En un instant, quatre hommesmusclés apparurent et commencèrent à nous photographier. Je ne dismot,puisl’und’euxnouscommandadelesuivre.

Ilsnemedemandèrentnimonnomnimespapiersd’identité,ninemefouillèrentounemefirentpasserparleportaildesécurité.LetripleA de Roberto était certainement une espèce de sauf-conduit. J’étaisterrifié. Voilà sans doute pourquoi je ne m’étais même pas posé laquestiondesavoirquelgenredecontactlefrèredemonpèreentretenaitaveclegouvernementdesÉtats-Unis.

J’étaissurlepointdem’asseoirquandunhommeauxcheveuxpoivreetselà l’airsévèrefitsonapparition.«Jem’appelleJoeToft,directeurdelabrigadeantidrogue(DEA)enAmériqueduSud.Venezavecmoi.»Ilm’emmenadansunbureauvoisinetmedemanda sansdétour cequej’étaisvenufaireàl’ambassade.

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«Jesuisvenu icipourvousdemanderde l’aidecar ils sonten trainde tuer toutema famille.MononcleRobertom’adit de vousdire qu’ilm’envoie.

– Mon gouvernement ne peut vous garantir aucune formed’assistance»,ditToftd’un ton secetdistant. «Lemieuxque je puissefaireestderecommanderàunjugedemonpaysd’évaluerlapossibilitédevousoffrirrésidenceauxÉtats-Unisenéchangedevotrecoopération.

– Quel genre de coopération ? Je ne suis pas encore légalementadulte»,répondis-je,n’ayantquedix-septansàl’époque.

«Jevousassurequevouspouvezénormémentnousaider…Avecdesinformations.

–Desinformations?Surquelsujet?–Surlesfichiersdevotrepère.–Enletuantvousaveztuécesfichiers.–Jenecomprendspas»,ditledirecteur.«Oui, le jour où vous avez contribué à lamort demonpère…Ses

fichiers étaient dans sa tête, et il estmort. Il gardait tout enmémoire.Les seules choses qu’il conservait sur papier étaient les numéros deplaques d’immatriculation ou les adresses de ses ennemis du Cartel deCali,etlapolicecolombienneestenpossessiondecesdocumentsdepuismaintenantuncertaintemps.

–Ehbien,c’est le jugequi seraenmesurededécider siouiounonvous êtes autorisé à aller aux États-Unis ; donc, vous devrez leconvaincre.

–Alorsnousn’avons riendeplusàdiscuter,Monsieur.Jevaism’enalleràprésent.Mercipourtout»,répondis-jeaudirecteurdelabrigadeantidrogue quime dit sobrement au revoir enme donnant sa carte devisite. « Si vous vous souvenez de quoi que ce soit, n’hésitez pas àm’appeler.»

Mille questions me traversaient la tête tandis que je quittaisl’ambassade américaine.Ma surprenante rencontre avec le directeur dela brigade des stupéfiants en Amérique latine n’avait en rien amélioré

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notre situation précaire, mais elle révélait quelque chose que nousignorions : mon oncle Roberto était en contact rapproché avec lesAméricains,c’est-à-direlesmêmesgensquiavaientofferttroissemainesauparavantcinqmillionsdedollarspourlacapturedemonpère,etceux-làmêmesquiavaientenvoyé leurmachinedeguerreenColombiepouraideràlechasser.

Ilétaitdurpourmoidecroirequeleproprefrèredemonpèrepuissetravailler avec son enneminuméroun.Mais, cette idée en engrangeantune autre, j’en vins à me demander si Roberto, le gouvernementaméricainetlegroupevigilanteLosPepes(dontlenomestdérivédelaphrase«LesPersécutésparPabloEscobar»)pouvaientavoir forméunealliancepourmettremonpèrehorsd’étatdenuire.Cettethéorien’étaitpassifarfelueetnousfitréévaluerlesévénementssousunnouvelangle.

Àl’époqueoùnousnouscachionsavecmonpèredansunemaisondecampagne dans la région vallonnée de Belén à Medellín, le fils deRoberto, Nicolás Escobar Urquijo, avait été kidnappé. L’après-midi du18mai1993, ilavaitétéenlevéetemmenédeforcedansunrestaurantappelé Catíos entre les villages de Caldas et d’Amagá dans la régiond’Antioquia.

Nousenvisagionslepirecar,àl’époque,LosPepesavaitdéjàattaquéplusieurs membres de la famille de mon père et de ma mère. Fortheureusement, l’histoireprit finenquelquesheures.Versdixheuresdusoir, les kidnappeurs libérèrent Nicolás indemne près de l’hôtelInterContinentaldeMedellín.

À forcedenous cacher,nousavionsdemoinsenmoinsde contactsavec le restede la famille, en sorteque le kidnappingdeNicoláspassaaux oubliettes ;mais jeme souviens quemon père etmoi-même nousétions demandé comment il avait fait pour s’en sortir sans encombre.Dans la dynamique de cette guerre entremon père et Los Pepes, ainsique tous ceux qui voulaient tuer mon père, un enlèvement étaitgénéralement une sentence de mort. Comment avait-il été sauvé ?Qu’avaient reçu Los Pepes en échange de sa libération seulement

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quelquesheuresaprèssonenlèvement?IlsemblaitcrédiblequeRobertoaitdécidédepasserunpacteavec lesennemisdemonpèreenéchangedelaviedesonfils.

J’ai eu confirmationde cette alliance enaoût1994, c’est-à-direhuitmois après ma visite à l’ambassade américaine. Ma mère, ma sœurManuela,Andreaetmoipartîmesvoircequ’il restaitdenotredomainefamilialdeNápoles,quiavaitété laisséenruinedepuis la fuitedemonpère. Le procureur général nous avait donné la permission de nous yrendrepourquemamèrerencontreunpuissantbarondeladrogueafinde transférer certains biens immobiliers de mon père. Une après-midi,alorsquenousnouspromenionsdanslapropriété,nousreçûmesuncoupde fil dema tante paternelle, AlbaMarina Escobar, qui nous dit avoirbesoindenousrencontrerpourdiscuterd’unproblèmeurgent.

Nousacceptâmesinstamment,car,dansnotrefamille,l’utilisationdumot « urgent » voulait dire que la vie d’une personne était en danger.Ellearrivaaudomainelesoirsansaucunbagage.Nouslareçûmesdansl’ancienne maison de l'intendant, qui était le seul bâtiment à avoirsurvécuauxravagesdelaguerre.Lesagentsdugouvernementchargésdenotreprotectionattendaientdehorsalorsquenousnousdirigionsverslasalleàmangeroùmatanteseservitunbolderagoût.Elles’apprêtaitànous dire quelque chose que seuls mamère et moi étions en droit desavoir.

« J’ai un message à vous transmettre de la part de Roberto »,commença-t-elle.

«Quesepasse-t-il?»,demandai-jedemanièreanxieuse.« Il est très excité car il existeune chancepourque vous ayez tous

desvisaspourlesÉtats-Unis.– C’est fantastique. Comment s’est-il débrouillé ? », demandâmes-

nous.Sonvisagepritsoudainuneteinteplussévère.«Ilsnevouslesdonnerontpastoutdesuite.Ilyaquelquechoseque

vous devrez faire avant ça », dit-elle. Le ton de sa voix avait fini parengendrerenmoiuncertainmalaise.«C’estsimple.Robertoparlaitàla

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brigade des stupéfiants (DEA) et ils lui ont demandé une faveur enéchangedevos visas.Tout cequevousdevez faire estd’écrireun livresur n’importe quel sujet, à partir dumoment où celui-cimentionne uncontact entre ton père et VladimiroMontesinos, le chef du service desrenseignementsduPérou.Deplus, tudevraspréciser avoir vuFujimoriici à la résidence de Nápoles, en train de parler avec ton père, et queMontesinos est arrivé en avion. Le reste du livre n’a aucune espèced’importance…»

«Jenesuispassûrquecesoitunesibonneidéequeça,Tantine»,l’interrompis-je.

«Commentça?Vousnevoulezpasvosvisas?–Que laDEAmedemandededirequelque chosede vrai et que je

mesenteendroitdeledire,c’estunechose,maisquel’onmedemandedementirafindeservirleursdesseinsperfidesenestuneautre.

– Tout à fait, Marina », continua ma mère. « Ce qu’ils demandentn’est pas si simple. Comment sommes-nous censés justifier cesmensonges?

–Qu’importe?Vousnevoulezpasvosvisas?VousneconnaissezniMontesinosniFujimori,alorsenquoicelavousimportedementiràleursujet?Vousvoulezvivreenpaix,n’est-cepas?Cesgensnousontditquela DEA serait très reconnaissante envers vous et qu’ils ne laisseraientpersonne vous importuner aux États-Unis à partir de cemoment-là. Ilsvousoffrentégalementlapossibilitédeprendredel’argentavecvousetdevousenservirsansl’interventiondugouvernement.

– Marina, je ne veux pas être mêlée à de nouveaux problèmes endisantdeschosesquinesontpasvraies»,ditmamère.

« Pauvre Roberto, il remue ciel et terre pour vous aider, et à lapremièreopportunitéqu’ilobtientvousrefuseztouslesdeux.»

Énervée, Alba Marina quitta Nápoles le soir même. De retour àBogotá, quelques jours après notre rencontre, je reçus un appel demagrand-mèreHermildaquiétaitàNewYorkavecAlbaMarina.Aprèsnousavoir expliqué y être pour faire du tourisme, elle me demanda si je

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voulaisqu’ellemeramènequelquechosede laville.Asseznaïfpournepasreleverl’importancedufaitquemagrand-mèrefûtauxÉtats-Unis,jeluidemandaid’acheterquelquesbouteillesd’eaudeColognequin’étaientpasdisponiblesenColombie.

Jeme sentais troublé après avoir raccroché le téléphone.Commentma grand-mère pouvait-elle se trouver aux États-Unis moins d’un anaprèslamortdemonpère,alorsqu’auxdernièresnouvelleslesvisasdetous lesmembresde la familleEscobar etHenaoavaient été annulés ?Ce n’était que le dernier d’une série d’événements dans lesquels mesprochessemblaienttisserdesliensaveclesennemisdemonpère.Mais,distraits dans notre désir de garder la vie sauve, nous avons laissé letempspassersansexplorerplusprécisémentnossuspicionsàleurégard.

Quelques années plus tard, alors que nous étions en exil enArgentine,nousrestâmesbouchebéeenregardantlejournaltélévisé.Eneffet, Alberto Fujimori, le président du Pérou, avait fui au Japon etenvoyé sa démission par fax. Une semaine avant les faits, le magazineCambio avait publié un entretien dans lequelRoberto clamait quemonpère avait donnéunmilliondedollars pour la campagneprésidentielledeFujimorien1989.Ildisaitaussiquel’argentavaitététransférégrâceauconcoursdeVladimiroMontesinos,qui,précisait-il,s’étaitrenduàlarésidenceNápolesdenombreuses fois.Mononcle ajoutait queFujimoriavaitpromis,unefoisprésident,defaciliterletraficdedrogueauPéroupourlecomptedemonpère.Àlafindel’entretien,Robertoavouaitnepas avoir de preuves de ses déclarations, car prétendait-il, le carteln’avaitlaissénulletracedesesactivitésillégales.

Quelques semaines plus tard, le livre deRobertoEscobarMon frèrePabloétaitenlibrairie.Celivrede186pageséditéparQuinteroEditoresavaitpourbutde« recréer» la relationentremonpère,MontesinosetFujimori. En l’espace de deux chapitres, Roberto décrit la visite deMontesinosàNápoles, sonprésumé traficdecocaïneavecmonpère, lalivraisond’unmilliondedollarspour la campagnedeFujimori, le coupdefildunouveauprésidentélupourremerciermonpère,et l’offred’un

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partenariat en échange de l’aide financière que mon père lui auraitfournie.Unephrasesituéeà la finduchapitrearetenumonattention :«Montesinossaitquejesais.EtFujimorisaitquejelesaisaussi.Voilàlaraison qui a précipité leur chute politique. » Roberto prétendait avoirassistéàdesévénementsdontmamèreetmoineconnaissionspasmêmel’existenceetdontnousn’avionsencoremoinsététémoins.

JenesaispasaveccertitudesilelivredeRobertoétaitceluiquematantesuggéraitquel’onécrivîtpourobtenirnosvisasaméricains.Toutcequejesaisàcesujet,jel’aidécouvertparhasard,l’hiver2003,quandjereçus un coup de fil d’un journaliste étranger auquel je m’étais déjàouvertdecertainessuspicions.

«Jedoisvousraconterquelquechosequivientdem’arriver,etcelanepeutpasattendredemain!»,ditlejournaliste.

«Jevousécoute,ques’est-ilpassé?»–JeviensdedéjeunericiàWashingtonavecdeuxanciensagentsde

laDEAayantparticipéàlatraquedevotrepère.Jelesrencontraispourévoquer la possibilité que vous et les deux agents participiez à uneémissiontéléviséeaméricainesurlavieetlamortdevotrepère.

–Trèsbien,maisques’est-ilpassé?»,répétai-je.«Ilsenconnaissentbeaucoupsurlesujet,etdefilenaiguillej’aifini

par leur confier votre théorie sur la traîtrise de votre oncle. Et ilsembleraitquevousaviezraison!»

Bien sûr que j’avais raison. Comment pourrait-on expliquerautrement que nous étions les seuls membres de la famille de PabloEscobaràvivreenexil?

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Oùestpartil’argent?

Aprèslesfunéraillesdemonpère,nousréalisâmestrèsvitequ’aulieudetrouver la paix que nous désirions tant, nos vies allaient plonger dansunefrénésiequotidiennesansrepos.Enplusdenotreprofondchagrinliéà lapertedemonpère, lesagents secretsquinous suivaientpartoutetlesdouzainesdejournalistesquisetenaientconstammentenembuscadenous indiquaientquenotrecaptivitédanscethôtelducentredeBogotáallaitêtredesplusagitée.

Le manque d’argent devint un problème presque immédiatement.Mon père n’était plus de cemonde et nous n’avions personne vers quinoustournerpourchercherdel’aide.

Nous résidions dans cet hôtel haut de gamme de Bogotá depuis le29novembre,etpourréduirelesrisquesaumaximumnouslouionstoutle vingt-neuvième étage alors même que nous n’occupions que cinqchambres. Nos difficultés financières devinrent encore plus graves à lami-décembre, quand l’hôtel nous envoya la première facture pourl’hébergement et la nourriture, qui, à notre surprise, incluait aussil’addition de l’équipe de sécurité gouvernementale. La somme étaitastronomiqueenraisonde laquantité impressionnantedenourritureetde boisson qu’ils avaient commandée – des crevettes, du homard, desragoûts de fruits de mer, des pièces de viande coûteuses ainsi qu’unnombre incalculable d’alcools forts, en particulier du whisky. C’estcommes’ilsl’avaientfaitexprès.

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Nous payâmes l’addition, mais nos ennuis d’argent s’empiraientencore et encore sans aucune solution à l’horizon. Un jour,mes tantesAlba Marina et Luz María, ainsi que Leonardo son mari, et leurs troisenfants – Leonardo, Mary Luz et Sara – vinrent à l’hôtel. Nous ne lesvoyionspassouventetn’étionspastrèsproches;iln’empêchequenousétionsravisdeleurvisite.Masœurcadetteavaitenfinquelqu’unavecquielle pouvait jouer aux poupées – après quasiment une année entière àrestercachéeàl’intérieur,avecl’interdictionformelledes’approcherdesfenêtres, sans jamais savoir où elle était et sans comprendre pourquoielle était constamment entourée d’une vingtaine d’hommes armésjusqu’auxdents.

Une fois assis autour de la table àmanger et après avoir décrit lestourments que nous avions traversés ces dernières semaines, ma mèreleurfitpartdenosproblèmesd’argent.Unelonguediscussions’ensuivit,et lacompassionet lagénérositéquematanteAlbaMarinaaffichaitenécoutantnotrerécitmefirentpenserqu’elleétaitlapersonnesusceptiblede pouvoir nous aider. En effet, j’avais besoin qu’elle récupère unequantité d’argent inconnue que mon père avait cachée dans deuxplanquesdistinctessituéesàlapropriétéquenousappelionsla«maisonbleue ». Il était temps d’aller chercher cet argent afin d’obtenir unecertainesécuritéfinancière.

Alors que je changeais de place pourm’asseoir à côté d’elle, jemerappelai soudain que l’appartement était encore sous le contrôle de lapolicequiavaitnonseulementmisnos téléphones surécoute,maisquiavaitaussiprobablement installédesmicrospartoutautourdenous. Jeles avais cherchés de nombreuses fois en déconstruisant les lampes, lestéléphones, les meubles ou toutes sortes d’objets. J’avais aussi fouinédans le compteur électrique, provoquant par mégarde un court-circuitquiavaitentraînéunepanned’électricitédanstoutl’étage.

Je décidai donc de lui souffler mon secret à l’oreille. J’allumaid’abordlepostedetélévision,montailevolume,avantdeleluidire.

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Unenuit,alorsquenousétionsreclus,cachésdans lamaisonbleue,monpèreavaitdécidédefairelepointsursesfinances.Alorsquetoutlemonde était endormi, il m’emmena voir les deux cachettes qu’il avaitconstruites dans lamaison. Il memontra les boîtes où l’argent liquideétaitcachéenmedisantqueseulslui,moietsonhommedemainappelé«Fatty»enconnaissionsl’existence.Ilprécisaensuitequemamère,masœur et surtout mes oncles et tantes ne devaient jamais apprendre cesecret. Selon ses dires, il y avait dans les deux cachettes assezd’argentpourgagner laguerreetnous remettre surpieds.C’était la raisonpourlaquelle nous devions gérer cet argent avec précaution. Il me dit aussiqu’il avait envoyé six millions de dollars à mon oncle Roberto : troispoursesdépensesenprisonettroisautresàgarderpournous,aucasoùnous en aurions besoin. Si quelque chose venait à arriver àmon père,Robertoavaitpourinstructionformelledenousdonnerl’argent.

Unefoismonrécitfini,j’envinsdirectementàl’essentiel:«Tata,est-ceque tupourraisalleràMedellínpourprendre l’argent

planqué dans ces deux cachettes ? Nous ne pouvons demander àpersonned’autre,etnousnepouvonsyallernous-mêmes.»

Alba Marina avait la réputation d’être une femme forte, et elleaccepta immédiatement. Je lui révélai donc l’emplacement exact desdeux cachettes, l’une dans le salon près de la cheminée, et l’autrederrièreunmurdel’arrière-couroùséchaientlesvêtements.Jeluidisden’en parler à personne ; de s’y rendre seule, la nuit, en utilisant depréférence la voiture de quelqu’un d’autre, en faisant un détour et devérifierdans lerétroviseurquepersonnenelasuive.Enfin, j’écrivisunelettreàFattyautorisantmatanteàdéplacerl’argent.

Après lui avoir donné les instructions, je lui demandai si celal’effrayait.

« Je ne me laisserai pas intimider. Où qu’il soit, je trouverai cetargent»,dit-elleavecfermeté.

Trois joursplustard,matanteétaitderetouràl’hôtelavecsaminedesmauvaisjours.Jedevinaitoutdesuitequequelquechosen’allaitpas.

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Je demandai les clés d’une des chambres vides de notre étage pourm’entretenirseulavecelle.

«JuanPablo,iln’yavaitriendeplusqu’unpetitpeud’argentdanslamaisonbleue»,dit-elleprécipitamment.

Décontenancé, je restai silencieux durant quelques minutes. Je nedoutaispasde sonhistoireet jedirigeai toutema rageenversFatty, legardequiavaitprobablementvolél’argentdescachettes.

De nombreuses questions restaient encore sans réponses sur ladisparition de cet argent, mais nous devions nous taire car aucunélément ne nous permettait de contester la version de ma tante. Jen’avais aucune raison de douter d’elle puisque j’avais moi-même ététémoinàplusieursreprisesdesaloyautéenversmonpère.

Toutcomptefait,nosproblèmesd’argentétaientloind’êtreréglés.À la mi-mars de l’année 1994, c’est-à-dire trois mois après notre

déménagement à la Residencias Tequendama, nous louâmes un grandappartement à deux étages dans le quartier de Santa Ana pour réduirelescoûts.Nonseulementnousavionsdesproblèmesd’argent,maisnousétions toujours endanger,donc sous laprotection constantedes agentsdelaDIJIN,SIJIN,delaDASetdelaCTI.

Sans l’argent des cachettes, notre situation devenait préoccupante ;ainsi, nous décidâmes de demander à mon oncle et ma tante les troismillions de dollars que mon père avait demandé à Roberto de garderpournous.

Nous supposions qu’ils avaient déjà dépensé une bonne partie del’argent. Au moment de la leur réclamer, leur réponse fut des plusrapide.Ma grand-mèreHermilda et les frères et sœurs demon père, àsavoirGloria,AlbaMarina,LuzMaríaetArgemiro,vinrentnous rendrevisiteànotreappartementdeSantaAnauneaprès-midi.Pourempêcherles gardes installés au rez-de-chaussée d’entendre notre conversation,nous nous étions rassemblés au premier étage dans la chambre demamère.

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Ils sortirent alors plusieurs feuilles de papier qui avaient étédéchiréesd’un carnet, commesinous traitions les comptesd’unepetiteboutique de quartier. Les feuilles dressaient la liste des dépenses desderniers mois : trois cent mille dollars pour meubler le nouvelappartement dema tante Gloria, quarantemille dans un taxi en guised’investissement financier, etunnombre incalculablededépenses faitespar mon grand-père Abel comme le salaire du majordome, lesréparations de la voiture, ou l’achat d’une nouvelle voiture pour enremplacerunequiavaitétéconfisquée,etbiend’autresencore.

C’était comme s’ils cherchaient à justifier la manière dont Robertoavaitgaspillélestroisquartsdel’argentquemonpèreluiavaitconfié.

Roberton’étaitprêtàhonorersaparolequesurlaquantitéd’argentrestant.

Irrité, je questionnai les dépenses, qui me semblaient tout à faitoutrancières,focalisantmonargumentationsurlecoûtdel’ameublementdechezmatante.Elleapparutsoudainementtroubléeetmedemandasiellen’avait toutsimplementpas ledroitderemplacer leschosesqu’elleavait perdu durant la guerre. Malgré son caprice je savais que lescomptes avaient été trafiqués. Il n’était pas possible que le mobiliercoûteplusque l’appartementen lui-même.Pour lui venir enaide,AlbaMarinajuraqueRoberton’avaitpasgaspillél’argent.

Je leur dis enfin ne pas être convaincu par leurs chiffres, et cetentretienavecmagrand-mèreetlesfrèresetsœursdemonpèrefinitsurune note acide. Il était clair que nous n’allions pas récupérer notreargent.

Alors que je méditais sur notre situation, je finis par me rendrecompte de quelque chose. Depuis des semaines nous recevions desmenaces de la part d’une trentaine de prisonniers qui avaient travaillépourmonpèreetquiavaientétélaisséspourcomptedepuissamort.JesavaisquelaseulemanièredeconvaincreRobertodecéderunepartiedel’argentétaitdeleforceràledonnerauxprisonniers.

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D’aprèsmes calculs, il y avait assezd’argentpourqu’ils tiennentunan.Selonmoi,c’étaitunengagementquenousétionstenusderespecterenversceuxquiavaientaidémonpèredanssaguerreetquiencouraientde longues peines de prison.Mon père disait souvent que l’on ne peutpasjusteabandonnerlesgensàleursortquandilssontenprison:c’estlà qu’ils ont le plus besoin d’aide. Quand ses hommes lui disaient parexemple : « Patron, ils ont eu Untel ou Untel », il envoyaitsystématiquement des avocats pour défendre l’homme en question ets’assurait que sa famille reçoive de l’argent. C’est ainsi que mon pèretraitaitn’importequellepersonnequitombaitenl’aidantàaccomplirsesméfaits.Defait,pouréviterplusdeproblèmesvenantdesprisons,nousdemandâmesàRobertod’utiliserl’argentrestantpouraiderceshommesetleursfamilles.

Mais toute cette affaire semblait êtrenée sousunemauvaise étoile.Ladistributiondel’argentétaitunvéritablecasse-têteetcontribuaitànetendrequedavantagenosrelationsaveclafamille.

Dessemainesaprèsnotrefameuxrendez-vous,lesnouvellesquenousrecevionsdesprisonsn’étaientguère rassurantes.L’uned’elles suggéraitquema grand-mèreHermilda avait rendu visite à plusieurs prisonniersenprétendantquec’étaitRobertoquileurfournissaitl’argent.

Je savais ce que j’avais à faire. Je devais envoyer des lettres auxprisonspourdirelavéritéauxhommesdemonpère.

Mais bientôt, etmalgrémes efforts, les problèmes recommencèrentcar les prisonniers ne recevaient plus d’argent de la part de Roberto.Plusieurs d’entre eux se plaignaient de n’avoir aucunmoyen de nourriroudeprotégerleursfamillesalorsmêmequ’ilsavaient«toutdonnépourleboss»,dénonçantdumêmecoupnotre ingratitude.Robertoavaitdûrejeter la faute surnous.Embarrassé, j’appelaiRobertoquimedit sansremordsquel’argentn’avaitduréquecinqmois.

Lemessage venant des prisons étantmenaçant, je leur répondis enexpliquantquel’argentqu’ilsrecevaientnevenaitpasdemononclemaisbiendemonpère:«Tousvossalaires,vosavocats,ainsiquevosrepas

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ontjusqu’àmaintenantétépayésavecl’argentdemonpèreetnonceluide Roberto, soyons bien clairs… Ce n’est pas notre faute si Roberto adépensé tout cet argent. Quand il nous a avoué qu’il n’y avait plus uncentime, ilaprétenduquema tanteGloriaavait toutdépensé,maisonn’ajamaissuvraimentoùétaitvéritablementparticetargent.»

Robertodutêtremisaufaitdecequ’ilsepassait,car,plusieursjoursaprèsl’envoidemalettre,ilécrivitunelettreàmamèrepourlafêtedesMères. La lettre manuscrite avait clairement pour but de justifier soncomportement par l’assassinat auquel il avait échappé au mois dedécembre.«Tata»,disait-ilenutilisant le surnomdemamère,« jenesuispluslemêmehommequej’étaisauparavant.Lesévénementsquejetraverse me pèsent énormément. Bien que j’aille mieux, je viens depasser cinq mois de souffrance entre la perte de mon frère et monexpérienceprochedelamort.N’écoutepaslesragots,ilexistebeaucoupde gens qui ne nous aiment pas. Il y a tant de choses que j’aimerais tedire,maismasituationmedéprimeénormément.»

Nos querelles familiales sur notre incapacité à payer les prisonniersavaient fini par parvenir aux oreilles d’Iván Urdinola, un des capos ducarteldeNortedelValle,quemamèreavaitrencontréplusieursfoisàlaprisondeBogotáLaModelo,quandlescartelscolombiensessayaientderétablir l’ordreaprès lamortdemonpère.Parune lettresignéedesonnom,Urdinola envoya unmessage àmamère sur un ton cordial,maisautoritaire:

«Señora,jevousenvoiecettelettrepourvousdemanderdeclarifierlesmésententes avec la famille Escobar.QueRoberto n’ait pas l’argentn’estpaslafautedeshommesdePablo.Aidez-les,s’ilvousplaît,vousquiincarnezdésormaislaplusgrandefigured’autoritédecettefamille.Vouscontinuerezàavoirdesproblèmestantqueceneserapasrésolu.»

Maiscen’étaitpasfini.Le19août1994aumatin,j’étaisallongédansmon lit quand nous reçûmes un fax qui me glaça le sang. Il s’agissaitd’une lettre signéepar tous leshommesqui avaient travaillé pourmon

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père et qui étaient maintenant retenus à la prison de haute sécuritéd’Itagüí;lalettrecontenaitdesérieusesaccusationsenversRoberto:

«DoñaVictoria,sincèressalutationsàvousetvosenfantsJuanchoetManuela.Nousvousenvoyonscettelettredanslebutd’éclaircircertainesrumeurs répandues par Señor Roberto Escobar. Nous nous adressons àvous après avoir compris qu’il envoyait sa sœur dans l’idée de fairetombervotrefils.

«NousvoulionsvousfairesavoiraussiqueRobertocontinueraitainsiàmoins que certaines déclarations ne soient rétractées. Notre positionest claire : aucun de nous ne veut participer à ce jeu d’abus et detromperie. Nous ne voulons de conflit avec personne ; nous cherchonsjusteàvivreenpaix.

« S’il parvenait à ses fins, ce serait de son propre et seul concours.Nousavonsétéfermesaveclui,commenousleseronsavecvous.»

La lettre était signée par de nombreux hommes de mon père :Giovanni Lopera, connu sous le nom de « Supermodel », mais aussi« Comanche », « Mystery », « Tato », Avendaño », « The Claw »,«Polystyrene»,«Fatty»Lambas,ValentíndeJesúsTabordaetWilliamCárdenas.

J’étais inquiet après avoir lu ces noms ; aussi décidai-je de dire àGustavodeGreiff,l’avocatgénéraldeColombie,decontrecarrertouslesplansdemononcle.Jen’avaisd’autreoptionquedemettreunholàauxsubterfuges de mon oncle et d’éviter les pierres qu’il me lançait auvisage.DeGreiffvintàmarencontreavecnotreavocat,Fernández,etjeleurexprimaimes inquiétudessur l’existenced’unstratagèmecherchantà me faire jeter en prison. Je l’informai également que deux desprisonniers à Itagüí n’avaient pas signé la lettre : Juan Urquijo et« Ñeris », et qu’ils s’étaient associés à Roberto pour récupérer dessupposéescréancesliéesautraficdedrogue.Robertones’attendaitpasàcequenoustrouvionslesmoyensetlecouragedeluifairefront.

Alors que nous sortions à peine de cette épreuve, un événementsurvint et donna sa pleine mesure à ce proverbe : « L’huile comme la

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vériténagentau-dessusdetout.»Unsoirdeseptembreversonzeheuresdusoir,unagentdelaSIJIN

nous héla de la rue à notre appartement de Santa Ana pour nous direqu’un homme s’identifiant lui-même comme Fatty venait d’arriver etcherchait à nous rencontrer, sans pour autant consentir à donner sonvéritable nom et sa carte d’identité, comme l’aurait exigé le protocolepourtoutepersonnedésirantnousparler.

L’officier était intraitable sur le protocole, ce qui neme surprenaitpas. Où que nous fussions, dans nos appartements de Medellín, à laRésidenciasTequendamaouencoreàSantaAnaàBogotá,nous savionsque les agents chargés de notre protection avaient secrètement pourmissiondereconnaîtrelesgensdenotrebord.

La véritable surprise venait du fait que l’homme en question n’étaitautrequeceluiquiavaitpourchargedesurveillerl’argentdemonpère,celui-làmêmequej’avaisaccuséd’avoirvoléleliquidecachéàlamaisonbleue.«S’ilalesnerfspourvenirmevoiràcetteheuredusoir,alorsjevais lui parler de l’argent qui a disparu », m’étais-je dit. Je réussis àconvaincre l’agent de laisser entrer Fatty sans qu’il montre de papiersd’identité,auprixdemaproprevie.

En arrivant devant moi, Fatty me prit dans ses bras et se mit àpleurer.

«Juancho,monfrère,dit-il,c’estsibondetevoir.»Je ne pouvais cacherma surprise : l’accolade de cet homme et ses

larmessemblaientsincères.Quiplusest,ilétaithabillécommeill’avaittoujoursété,avecseshabitsordinairesetsesvieillesbaskets.Iln’avaitenrien l’aird’unhommequi,quelquesmoisavant,avaitvoléunecachettepleined’argent.D’ailleurs,pourquoiviendrait-ilnous rendrevisitealorsqu’ilauraiteuassezd’argentpourlerestantdesesjours?

Le dévisageant des pieds à la tête avec suspicion, et écoutant avecattention le récit qu’il me fit depuis que mon père et toute la familleavaient quitté la maison bleue en novembre 1993, j’en vins à laconclusionqu’ilétaittoujoursl’hommeloyalquenousavionsconnu.

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Aprèsavoirparlédurantquelquesminutessurlebalcondudeuxièmeétagepourquepersonnenenousentende,jedécidaidelequestionneràproposdel’argentdisparu.

«Fatty,dis-moicequis’estpasséaveclacachettedelamaisonbleue.Tuaslaissématanteentrer?Qu’est-iladvenudel’argent?

–Juancho,j’ailaissétatanteentrerselontesinstructions.Quandellem’adonnétonmessage,noussommesallésauxcachettesetjel’aiaidéeàmettre les boîtes dans le coffre de sa voiture. Je n’ai jamais eu denouvellesd’elledepuis, jesuis justepassédirebonjour,savoircommentvousalliezcar jevousaimebeaucoup.Jesuisprêtàaiderden’importequellemanière.

– Eh bien, elle prétend qu’il ne restait pas beaucoup d’argent », luirépondis-je.

« Quel mensonge ! Je l’ai aidée à charger tout cet argent dans lecoffre. Ilétait tellement remplique l’arrièreduvéhiculeétait lestéplusprès du sol. Je le jure, ta tante a tout pris », dit-il, presque en larmes.«Situveux,jeresteicipendantquetul’appelles,etjeleluidisdevanttoi.»DANS SON TESTAMENT, MON PÈRE AVAIT NOTIFIÉ qu’il laissaitunpourcentagedesesbiensauxEscobarGaviria,quenousnoussommesempressés de prévenir à sa mort afin de respecter sa volonté. Ledocument indiquait que 50%de ses biens allaient àmamère, 37,5%me revenaient (Manuela n’était pas encore née au moment de larédaction du testament), et les 12,5% restant étaient à partager entremesgrands-parentsHermildaetAbel,lesfrèresetsœursdemonpère,etunedesestantes.

Le testament précisait spécifiquement les pourcentages de chaquelegs,maismonpèrenepossédaità sonnomque trentemilledollarsetuneMercedes-Benzde1977quifurentparlasuiteconfisqués.Monpèreavait acquis une grande quantité de biens immobiliers et beaucoupd’autresactifsmaisquin’étaientpas signésà sonnom.Certainsétaient

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signésàmonnomouàceluideManuela,maiscesbiensavaientdéjàétésaisisparleprocureurgénéral.

Ladistributiondel’héritagedemonpèredanssafamillen’avaitriend’unepartiedeplaisir,maisilsacceptèrent,aprèsquelquesréunions,denepasquémanderplusd’argentquemonpèreneleuravaitoctroyé.LesEscobar Gaviria finirent par hériter de nombreuses propriétés quin’étaientpas souscontrainte judiciaire.Parmicespropriétésonpouvaitcompter des terrains à Medellín, la maison bleue à Las Palmas, unappartement près de la base militaire de Fourth Brigade, ainsi qu’unemaison dans le quartier de Los Colores que mon père avait achetéequand il était jeune marié et que ma tante Gloria avait réclamée,prétendantquemonpèreluienavaitfaitcadeau.Pournous,restaientlesimmeublesMónaco,Dallas,etOvnisituésàMedellín,etlapropriétédeNápoles à Puerto Triunfo. Tous ces biens étaient à l’époque sous lapossessionduprocureurgénéral,maisnouscaressions l’idéedepouvoirlesrécupérer.Desmembresdeplusieurscartelsetgroupesparamilitairesayant combattu contre mon père durant la guerre demandaientréparation pour les désagréments qu’il leur avait causés et réclamaientma chute. Durant les mois qui suivirent, nous dûmes faire face à depuissants et dangereux dirigeants qui nous menaçaient de mort, nousréclamantdessommesd’argentquenousnepossédionspas.

Aucoursdel’été1994,nousparvînmesenfinàfairelapaixaveclescartelsetà laisserderrièrenous toutcequiavaitàvoiravec la familleEscobar, en déménageant au Mozambique, puis à Buenos Aires et enprenant de nouvelles identités. Mais nos problèmes d’argent avec lafamilleEscobarvinrentunenouvelle foispointer leboutde leurnezaumomentdudécèsdemesgrands-parents.Eneffet,lesfrèresetsœursdemon père refusèrent de nous donner, à Manuela et à moi, notre partd’héritage.Ilnousaurafalluattendre2014pourquetouscesproblèmessoiententièrementrésolus.

Jemesouviensparticulièrementd’unprocèsaucoursduquel le jugenous interrogea ma mère et moi, avant de nous interdire de nous

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entreteniravec le consulat colombiendeBuenosAires.Au lieudecela,nous devions voyager jusqu’àMedellín. J’étais inquiet que la famille demon père découvre le lieu et la date exacte de notre convocation autribunal.Effrayé,j’avaisdemandéassistanceetprotectionauprèsdemesamisetcertainsmembresde lafamille,quimelouèrentpour l’occasionunevoitureblindéeetquatregardesducorps.

Laréunioncommençaplustardqueprévucarlejugeétaitenretard.Certainsdemesoncleset tantesétaientreprésentésparuneavocatedunom de Magdalena Vallejo qui commença directement la séance enposantdesquestionsdontl’intentionétaitclairementdemedéstabiliser.Mais je la fis taire avec une réponse que j’avais déjà préparée :«Qu’importentvosquestions, lefaitestqu’aucundesfrèresetsœursdemon père n’a rempli ses responsabilités. Ils ont gardé tous les biens etnous ont laissés sans rien. » Je répondis de la même manière à cinqquestions différentes, et l’avocate, visiblement exaspérée, finit parabandonner.Avantdemettreuntermeàlaséance,lacourmedemandasi je voulais ajouter quelque chose. Je regardaiMagdalena et lui disnepas comprendre pourquoi elle était si furieuse contremoi alors qu’ellesavaittrèsbienquec’étaitmasœuretmoiquiétionsabusés.

« Juan Pablo, nous ne sommes plus dans les années 1980. Votrefamille n’est plus toute-puissante aujourd’hui. J’ai quantité d’amis et deconnaissanceshautplacéesquimeprotégeront»,répondit-elle.

Je demandai alors à la cour l’autorisation d’ajouter une dernièrechose : « Jeveuxqu’il soitbienclairque jeme senshonteuxdedevoirrecourirausystèmejudiciairepourrappelerauxfrèresetsœursdemonpère que Pablo Emilio Escobar Gaviria a bel et bien existé, qu’il étaitleur frère et unique bienfaiteur. Pas un seul membre de la famille demon père n’a gagné de l’argent par ses propres moyens. Tous, sansexception, ont ce qu’ils ont aujourd’hui grâce à mon père, et non parleurs efforts. La Colombie n’a pas oublié qui était Pablo Escobar, aucontrairedesaproprefamille.»

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Lesoriginesdemonpère

«Machérie,est-cequetuesprêteàpassertavieàapporterlesrepasdePabloàlaprison?

–Oui,Mère,jelesuis.»CettecourteconversationentreVictoriaEugeniaHenaoVallejoetsa

mère, Leonor, en 1973, scellait pour de bon le destin de cette grande,magnifique et studieuse jeune fille qui deviendrait ma mère quelquesannéesplustard.

Leonor, qu’on avait pour habitude d’appeler Nora dans sa famille,posait cettequestionà sa fillede treizeans commeundernier recours.Elle avait tout essayé, en vain, pour empêcher sa fille d’épouser PabloEmilioEscobarGaviria,coureurdejuponsdeonzeanssonaîné,petitdetaille,sansemploi,quinefaisaitpassecretdesestendancescriminelles.

Ma grand-mère Nora aurait voulu que Victoria se marie avec unhommepuissantvenantd’unefamilleplusrespectable.EtnonavecPabloEscobar.LES FAMILLES ESCOBAR ET HENAO AVAIENT EMMÉNAGÉ toutes lesdeux dans le nouveau quartier de La Paz, en 1964, mais ils ne serencontrèrent seulement que quelques années plus tard. À l’époque, lazone rurale dans la ville d’Envigado en périphérie de Medellín étaituniquementaccessibleparunerouteétroiteenterre.

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Enjanvierdecettemêmeannée,laLandLoansInstitute,uneagencegouvernementale aujourd’hui disparue, qui construisait des logementspour les familles à faibles revenus, fournit une maison à la familleEscobar durant la troisième et dernière phase de construction dunouveau quartier. Celui-ci était entièrement composé de maisons à unétagetoutesidentiques,etpossédanttouteslemêmetoitgris,flanquéesd’unpetit jardinplantéde fleursauxcouleursvives.Maisbiensûr,sansélectriciténieaucourante.

L’arrivée d’Hermilda et Abel Escobar, accompagnés de leurs septenfants dans ce nouveau quartier,marquait la fin d’un long voyage quiavait commencé vingt ans auparavant. À cette époque, Hermilda avaitété assignée comme institutrice à l’école élémentaire d’El Tablazo, quiétait un petit village froid et brumeux situé dans l’est d’Antioquia,réputéepour sesvasteschampsdecassis,de tomateset ses incroyablesvariétés de fleurs. Quelques mois plus tard, Abel, qui vivait avec sesparentsàenvironsixkilomètresdel’écoledansunefermesituéesurleshauteurs d’El Tablazo, venait admirer Hermilda pour sa grâce, sonéducationirréprochableetsonapplicationautravail.Éprisd’amourpourelle, il la demanda en mariage et elle accepta immédiatement. Ils semarièrentle4mars1946,etelleabandonnasonpostepouremménageravecsonnouveaumarietsesbeaux-parents,commec’étaitdecoutumeàl’époque.

Dixmoisplustard,le13janvier1947,mononcleRobertovenaitaumonde, suiviparmonpère le1er décembre1949,nomméPabloEmiliod’aprèslenomdemongrand-père.

Enavril2014,jesuisrevenuàElTablazopourmesrecherchesetj’aivisitélafermedemongrand-pèreAbel,dont ilnerestequedesruines.Mais le temps qui passe n’a pas totalement effacé les traces que mafamillepaternelleyalaissées.Àdroitedel’entréeprincipaleétaitsituéelapetitechambredemonpère.Laporteenboisétaittoujourslamême,et lesmursdécrépisrévélaientunecouleurbleuciel,celle-làmêmequemonpèreavaitpréféréetoutaulongdesavie.

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Magrand-mères’étaitchargéedeprendresoinde la famille,mais ildevint vite évident que la fermen’était pas assez productive pour nousfaire vivre décemment. Abel n’eut d’autre choix que de chercher dutravail auprès de son voisin, un leader politique régional du nom deJoaquínVallejoArbeláez,quiacceptad’engagermongrand-pèreen tantquegérantdesondomaine,appeléElTesoro.

Mesgrands-parentsemménagèrentaudomaineet leurpatrondevintleur ange gardien.Ma grand-mèreHermilda, qui aimait se rappeler leshistoiresdupassé,m’avaitunefoisracontéqueVallejoavaitdésignémongrand-père comme manager, et qu’Hermilda ne devait travailler sousaucun prétexte. Vallejo prenait tellement soin d’eux que mes grands-parents lui avaient demandé d’être le parrain de Pablo. Vallejo acceptaavecjoie,etle4décembre1949,luietsafemmeassistèrentaubaptêmeàl’égliseSanNicolásdeRionegro.

Maislesdifficultésfinancièrespersistaient,etmagrand-mèredécida,contre les vœux d’Abel, de demander à être réintégrée commeinstitutrice dans n’importe quelle ville du département d’Antioquia. Sarequête fut acceptée,mais, commepunitionpour s’êtremariée, elle futtransféréedansuneécoledusud-ouest,danslevillagedeTitiribí.

À l’époque, il était coutume pour les professeurs de vivre dansl’enceinte scolaire ; aussi la famille Escobar Gaviria déménagea-t-elledansunepetitemaisonàcôtédel’école.Tandisqu’Hermildaenseignait,Abelessayaitdetrouverdutravailcommefermier,peintre,oujardinier,maishélassanssuccès.Bientôt, laviolencepartisanequiavaitéclatéenColombie,enavril1948,aprèsl’assassinatduleaderlibéralJorgeEliécerGaitán,avaitétendusonempirejusquedanslesendroitslesplusisolésetinhospitaliersdupays.

Nousétionsen1952,leconflitentreleparticonservateuretlepartilibéral faisait rage.Mesgrands-parentset leur familleétaientcontraintsde se cacherquand lesbandits armésde leursmachettes venaientpourles tuer.Durant ces années, ils durent changerd’école aumoins quatrefois pour échapper à la violence. Après Titiribí, ils emménagèrent à

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Girardota,puisencoredansdeuxautresvillages.Ledangerfaisaitpartieintégrantedeleurviequotidienne.

Biendesannéesplus tard, lorsd’unweek-endàNápoles,magrand-mèredemandaàplusieursdesespetits-enfantsdes’asseoiravecelleprèsde lapiscinepour leur relaterendétail cettepériodesombre,quand lamortvenaitsisouventfrapperà laporte.Encoreémueparcesouvenir,elle nous avait raconté comment, une nuit pluvieuse, quatre banditsarmés de machettes étaient venus les chercher, et qu’ils avaient dûs’enfermerdansunesalledeclassepour lesempêcherde leurcouper latête,commeilétaitcoutumedefaire.Terrifiée,magrand-mèreavaitditàsonmarietsesenfantsderestersilencieuxetdenepasselever,nideregarder, car elle pouvait voir l’ombre des tueurs sur le mur. À cemoment, alors que tout semblait perdu, ma grand-mère mit leurs viesentre lesmains de la seule figure religieuse présente dans la salle : unportrait du saint Enfant Jésus d’Atocha. Dans un murmure, elle fit lapromessedeconstruireuneégliseenSonhonneurs’Illessauvaitdecetteterriblenuit.

Après avoir survécu, ma grand-mère devint une adepte du saintEnfantJésusd’Atocha;elleemportaitconstammentSonimageavecelleet construisit même un autel en Son honneur dans sa chambre. Ellehonorasapromesseenfaisantédifieruneégliseensonnomdesannéesplus tardsurunedesparcellesquemonpèreachetapoursonprojetdelogements sociaux : Medellín sans bidonvilles. Mon père finança laconstruction, et mamère fut rassurée de pouvoir honorer la promessequiluiavaitsauvélaviebiendesannéesauparavant.LA PANIQUE PRIT FIN LORSQUE LE MINISTÈRE de l’Éducationd’Antioquia transféra ma grand-mère à l’école de Guayabito, à côté deRionegro,dansunvieuxbâtimentavecdeuxsallesdeclasse,unesalledebain,etunegrandepièceoùvivaientmesgrands-parentsetleursenfants–désormaisaunombredesix,puisqueGloria,Argemiro,AlbaMarinaet

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LuzMaría vinrent aumonde durant cette époque de transfert entre lesdifférentesécoles.

Roberto et Pablo avaient fait leurs deux premières années à l’écoleprimaire avec leurmère à Guayabito,mais durent être transférés dansune plus grande école à Rionegro car les cours s’arrêtaient en CM2.Inscrits à l’école de Julio Sanín, les deux frères devaientmarcher deuxheuresaller-retoursuruneroutenonpavéeetsanschaussurespourallerencours.Magrand-mèresouffraitducalvairedesesenfantsetdécidademettre de l’argent de côté pour acheter un vélo. C’était un véritablesoulagement.Lematin,pourserendreàl’école,RobertopédalaittandisquePablos’asseyaitsur leporte-bagages.BientôtRobertoseplaignitdupoidsdePabloetmagrand-mèredécidad’acheterundeuxièmevélo.

Roberto commença à faire des courses de vélo, et les deux frèresaimaient se défier l’un l’autre. Roberto se mettait de plus en plus encolère,carmalgrésonentraînementquotidien,Pablogagnaitchaquefoisalors qu’il était bien plus fainéant. Pour Roberto, cette compétitiond’apparencesainerenforçaitceprofondressentimentenverssonfrèrequine ferait que grandir plus tard, quand Pablo battit Roberto une fois deplus:danslacourseàceluiquideviendraitmillionnairelepremier.

Àmesurequelarivalitéentrefrèresgrandissait,PablopassaitdeplusenplusdetempsavecsoncousinGustavoGaviria,quivenait luirendrevisiteleweek-end.

LaviedelafamilleEscobarGaviriapritunnouveautournantquandHermida–unenouvellefoisàl’encontredessouhaitsd’Abel–parvintàse faire transférer dans une école àMedellín. Convaincue que ses septenfants ne pouvaient recevoir une éduction digne de ce nom que dansune grande ville, elle avait tiré toutes les ficelles qu’elle avait pu pourparveniràsesfins.

La famille emménagea dans la grande maison confortable de monarrière-grand-mère Inés – la mère de ma mère – dans le quartier deFranciscoAntonio Zea, où Inés gérait une usine de teinture florissante.

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Ma grand-mère commença à enseigner dans l’école du quartier pauvred’Enciso,situéenhautd’unecolline.

La famille Escobar Gaviria avait enfin atterri à Medellín, mais sonvoyageétaitencoreloind’êtreterminé.Lesannéessuivantes,magrand-mère fut transférée aux écoles de Caracas et de San Bernaditas dansd’autres quartiers de la ville, et la famille déménagea à de multiplesreprises.Finalement,aumilieudesannées1960,ilss’installèrentpourdebon à La Paz. Leurmaison était dotée de trois chambres, une salle debain,unséjourqui faisaitaussiofficedesalleàmanger,unecuisine,etunecour.Ilss’entassaientcommeilspouvaientdansdeuxchambres,etlatroisième, située devant la maison, servait de petite boutique à mongrand-père,quipériclitaenquelquesmoisparmanquedeclients.

Pablo,toujoursprêtàexploiter lamoindreopportunité,emménageadanscettepièce,qu’ilpeignitenbleuciel,commesonanciennechambreà El Tablazo. Il installa une petite bibliothèque avec deux étagères enboisquemongrand-pèreutilisaitpoursaboutique,surlesquellesilavaitdisposé méticuleusement quelques livres de politique, sa collection deReader’sDigest, et des textes de leaders communistes comme Lénine etMao.Aucoinde sabibliothèquede fortune, siégeaitunvéritable crânehumain.

Monpèrem’avaitunjourracontél’histoiredececrâne.«Gregory,unjour j’ai décidé de combattremes peurs, et lameilleuremanière de lefaireétaitdemefaufilerdansuncimetièreàminuit,etdevoleruncrâned’une des tombes », dit-il. « Personne ne m’a vu, et je n’ai jamais eud’ennuis. Après l’avoir nettoyé, je l’ai peint et placé sur mon étagèrecommepresse-papiers.»

MonpèreavaitpresquequinzeansquandilsdéménagèrentàLaPaz,et passait ses après-midi à étudier au Liceo de Antioquia, qui était àtrenteminutesdebus.

Lanuit il retrouvait«Rasputin», les frèresToro, les frèresMayaet«Rodriguito»à laboutiquedecrèmeglacéeLa Iguana,où ilsbuvaientducaféetécrivaientleurspenséessurunpetitcahier.

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C'étaient de véritables amis. Ils lancèrent ensemble le club de boy-scoutsduquartier,gagnaientde l’argentenorganisantdesbalspour lesparticuliers, en tondant les pelouses le samedi, et passaient les week-endsàcampersurunecollinevoisine.Ilsdevinrentdesclientsrégulierset passionnés du cinéma Colombia de Envigado, où ils allaient deux àtroisfoisparsemainevoirlesfilmsdeJamesBond,lesfilmsmexicainsetleswesterns.

Les garçons aimaient beaucoup se chamailler et se moquer les unsdes autres. Mon père avait établi une seule condition : ne jamaisl’appelernabotougringalet. Il détestait se sentir petit et avait toujoursvoulumesurerplusd’unmètresoixante-sept.

C’estalorsquelapolitiqueentradansleursvies.Lesgarçons,etmonpère en particulier, étaient déjà au courant de la révolution de FidelCastro àCuba et de l’assassinat, en janvier 1961, dePatrice Lumumba,un leader anticolonialiste congolais.Mon père s’intéressait de près à laviedeLumumba.

À l’époque, le bouleversement qui soulevait le monde se reflétaitdanslesuniversitéspubliquesàtraverspresquetoutelaColombie,etlesétudiants organisaient de gigantesques manifestations. Mon père, quiavaitparticipéàunedecesprotestationsàl’universitéd’Antioquia,ditàses amis un soir à La Iguana : « Très bientôt, je vais démarrer unerévolution,maisceseramarévolution.»

Mon père était furieux de la manière dont la police réprimait lesmouvements étudiants, et avait commencé à jeter des pierres auxvoitures de police quand ils passaient dans le quartier en les traitantd’«enculésdeflics».

Monpèrepassaitdeplusenplusde tempsavec soncousinGustavoGaviria, qui avait maintenant cours dans le même lycée. Roberto,pendant ce temps, se perdait corps et âme dans la course de vélo, etparticipait aux compétitions régionales et nationales, avec quelquesvictoiresenItalieetauCostaRica.Cesréussitesnepermettaientpasde

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couvrir sesdépenses,mais il réussit à trouver un sponsor : la boutiqued’électroniqueMoraBrothers.

Bien que mon père évitât fréquemment le sujet, les nombreusesdiscussionsquenousavionsverslafindesavierévèlentqueledébutdesacarrièrecriminelleacommencéquandilacompriscommenttruquersondiplômedulycée.

Afinderéaliserlasupercherie,monpèreetGustavoavaientréussiàmettre lamain sur les clésdu foyerde l’école, dont ils avaient fait desduplicatas avec un moule fait en pâte à modeler. Dans le foyer, ilsréussirent à voler desdiplômes vierges, qui étaient à l’époquemarquésdu sceau de l’école, et firent une copie du sigle. Ils apprirent aussi àimiter l’écriture des professeurs pour falsifier leur signature et leursnotes. Ainsi, des douzaines de jeunes gens parvinrent à obtenir leurdiplômeduLiceodeAntioquiasansavoir jamaismis lespiedsdanssonenceinte.

Ilsfaisaientaussiunautreusagedecesclés.Pendantunmoment,ilsétaient capables de vendre aux étudiants les réponses aux examens descourslesplusardus,commelesmathématiquesoulachimie.Maisquandlesétudiantscommencèrentàobtenirdesnotesinhabituellementhautesdanscesmatières,l’administrationmodifialestestsultérieurs.

Quandbienmême,Pabloavaitmaintenantunpeud’argentdans lespoches, et c’était suffisant pour l’encourager à continuer ses méfaits,encoremineursàl’époque.

Environ à la même période où mon père et Gustavo vendaient defaux diplômes, ils volaient également des oranges d’un verger situéquelquesruesplusloindeLaPazpourlesrevendresurlemarchéouenfaisant du porte- à-porte dans le quartier. Parfois, ils entraient dans unmagasin situé dans le nord du quartier et faisaient semblant de cognerpar inadvertance l’établid’oranges ; les fruits tombaientpuisdévalaientlacolline,oùlesgarçonsattendaientdelesrécupérer.Plustard,lesoir,ilsrevendaientaumêmevendeurlesfruitsqu’ilsavaientchipés.

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C’estaussiàcetteépoquequelacollectiondeReader’sDigestdemonpère commença à augmenter. La raison ? Il réussissait à convaincre lesgosses du quartier de voler les numéros de leurs parents pour lui. Decette manière, il avait tous les derniers numéros. Il avait tellement latchatchequ’ilétaitcapabledeleslouerauxvoisinspourleweek-end.

Monpèreetsesamisdevinrentdeplusenplusaudacieuxdansleurscrimes, et un jour ils volèrent la Cadillac appartenant à l’évêque deMedellínquiparticipaitàunévénementdanslequartier.Undesgarçonsétudiait au Service national d’apprentissage et savait comment court-circuiterunevoiture.Celle-ciayantdémarré, ilspartirentenviréedansles villages voisins. Quand ils rentrèrent à la maison, tout le quartierfourmillait de policiers à la recherche du véhicule : ils avaient doncdécidéderoulerjusqu’àlazoneentreLaPazetElDorado–unquartiersituésurlarouted’Envigado–pouryabandonnerlavoiture.

Avectoutl’argentqu’ilavaitéconomisé,PabloentrepritsespremierspasverslesuccèsenachetantuneVespagrisede1961,faisantdelui leséducteur du quartier. Les filles découvraient un jeune à la foisromantique, bavard et attentionné, même si ses goûts en matière demodelaissaientàdésirer.Ilsefoutaitqueseshabitssoientharmonieux,et il aimait retrousser ses manches et laisser ses chemises nonboutonnées.Ilportaitparfoisunponchoblancenlaine,similaireàceluiqu’ilporteraitdesannéesplustardenarrivantàlaprisondeLaCatedral.Il adorait son scooter, mais comme l’argent était encore rare, il nepossédait seulement que quatre chemises, deux jeans, et une paire democassins.

À cette époque, Pablo se mit à adopter quatre habitudes qu’il nequittajamaisplus.Lapremièreétaitdelaissersachemisenonboutonnéejusqu’aumilieudu ventre.Ni plushaut, ni plus bas.C’est drôle car surtouteslesphotosdemonpèrequej’aipuvoiraulongdemavie,toutes,sansexception,lemontrentavecsachemisedéboutonnéejusqu’aumêmeniveau.Ladeuxièmeétaitdesecouperlui-mêmelescheveux.Ildétestaitallerchezlecoiffeur,n’ymettait jamaislespiedsetnelaissaitmamère

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lui couper les cheveux qu’en de rares occasions. Elle le suppliait de sefaire coiffer par un professionnel, mais il finissait toujours par se lescouper lui-mêmeavecdesciseaux.La troisièmeétaitd’utiliser lemêmepeignepoursecoiffer.C’étaitunpetitpeigneenécaillesde tortuequ’ilgardaitdanssapochedechemise.Satendanceàsecoifferfréquemmentlescheveuxétaitpeut-êtreunedesesseulesmarquesd’orgueilvisibles.Ilpouvaitsortirsonpeigneaumoinsdixfoispar jour. Ilétaitsiattachéàcet objet que, des années plus tard, durant sa période d’opulence etd’excès, il en importa cinq cents directement des États-Unis. Et laquatrième de ses habitudes était de prendre des douches extrêmementlongues.Commesescourscommençaientl’après-midietqu’ilavaitpourhabitude de veiller tard le soir avec ses amis, il ne se réveillait jamaisavantdixheuresdumatin. Ilpassaitensuite jusqu’àtroisheuressous ladouche.Cette routinene changeapas d’unpoil, et cemêmedurant lespériodes les plus sombres, quand il était fugitif et que ses ennemisétaient à sa porte. Le simple fait de se brosser les dents lui prenait aumoins quarante-cinqminutes, et il utilisait toujours une brosse à dentspourenfantetdeprofessionnel.

Jemerappelled’unefoisoùjememoquaisdeluipourletempsqu’ilpassait à se brosser les dents, et qu'il me répondit : « Fils, je suis unfugitifetjen’aipasleluxedepouvoirallerchezledentiste.Pascommetoi.»

BienquemonpèreetGustavofussentdeplusenplusimpliquésdansdes affaires douteuses, ma grand-mère Hermilda réussit à convaincrePablo de s’inscrire aux cours de comptabilité à la Latin AmericanAutonomousUniversity, qui était l’université catholique deMedellín. Ilobtint facilement le concours avant de laisser tomber au premiersemestre,fatiguéparladétressefinancièredesafamille.Aulieudecela,mon père occupa tout son temps à traîner avec ses amis avec qui ilpassaitdesheuresàLa Iguana,désormaispluspour regarderpasser lesjoliesfillesduquartierquepourparlerpolitique.

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Lamusiqueprenaitdeplusenplusd’importancedanssonquotidien.Nousétionsen1970etPabloadoraitlesrythmesjoyeuxetcontagieuxdegroupes comme Billo’s Caracas Boys, Los Graduados, ou les nouveauxformés Fruko y sus Tesos. Il aimait aussi écouter Piero, Joan ManuelSerrat,CamiloSesto, Julio Iglesias,MiguelBosé,Raphael, Sandro,ElioRoca, Nino Bravo, et son idole, Leonardo Favio. Mais un soir, à LaIguana, ilentenditunechansonquirestasapréféréedurantdesannées.C’était « En Casa de Irene », une chanson populaire chantée par unchanteuritaliendunomdeGianFrancoPagliaro.

LaPazcontinuaitdegrandir,etlesjeunesdeMedellínvenaientdansle quartier pour participer aux célèbres bals et autres festivités quiavaientlieu.

Mais ces réjouissances amenaient leur lot deproblèmes. Pablo étaitexaspéré de la manière dont ces jeunes hommes venaient frimer avecleursbellesvoituresetleurshabitsdeluxepourdanseraveclesfillesduquartier. Même si Pablo ne sortait avec aucune de ces filles, il étaitscandaliséque les «minets »deMedellín viennent flirter avec les fillesdeLaPaz.Pabloetsabandelançaientdescaillouxsurleursvoitures,etles confrontations finissaient généralement en rixes dans lesquelleschaquegroupeoccupaituncoindelasallepourselancerdeschaises,desbouteillesetdiversobjetsdanstouslessens.

Bonnombredecesbagarresavaient lieuavecunecélèbrebandedunomde11Crew,dontlechef,JorgeTulioGarcés,unjeunehommetrèsaisé, venait comme un don Juan pour embarquer des filles dans sadécapotable. Les problèmes s’accrurent lors d’un anniversaire, quandJorge Tulio débarqua sans invitation. Pablo, furieux, vint à lui et dit :« Petit fils de pute de gosse de riche, tu crois que tu peux débarquercommeçaavectabagnoleetchopertouteslesmamacitasduquartier?»C’était plus qu’il n’en fallait pour démarrer une bagarre au cours delaquelle Pablo finit KO d’un gros coup de poing dans le nez par JorgeTulio.

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Peu de temps après, Pablo eut aussi des embrouilles avec JulioGaviria,unhommequiavait l’habitudedevenirdanseràLaPazetquiétait toujours trop saoul. Un soir, Gaviria faisait des histoires parcequ’une fille refusait de danser avec lui à une fête. Sans réfléchir, Pablosortitunpetitrevolveràcinqcoupsetluitiradanslepied.Gaviriapartitse plaindre à la police et, pour la première fois, unmandat d’arrêt futdélivrécontremonpère.Ilpartitenprison,maispendantpeudetemps,carGaviriaretirasaplainte.

Afindes’assurerquecet incidentne leplaçaitpasdans leradardesagencesanticriminelles,Pablodemandaunevérificationdesantécédentsauprès des bureaux du DAS de Medellín, le 2 juin 1970, qu’il obtintimmédiatement.Unteldocumentétaitd’ordinairedifficileàavoir,c’estpourquoi il écrivit en dernière page : « Si vous trouvez ce document,mercidecontacterPabloEscobarau762976.»

Pablo passait le plus clair de son temps avec son cousin Gustavo,toujours à la recherche d’une quelconque affaire pour obtenir un peud’argent. Une fois, ils cambriolèrent un camion chargé de savons qu’ilsrevendirentensuiteàmoitiéprixauprèsdesboutiquesduquartier.Avecl’argent qu’ils en tirèrent, ils échangèrent immédiatement leur Vespapourunautrescooteritalien,uneLambrettade1962numérotéeA-1653,qu’ilsutilisèrentpourdraguerlesfillesducoin.

Maisl’argentétantunenécessitéconstante,ilsdécidèrentunjourdevendredespierres tombales.C’étaituneaffaire lucrative car lepèredeGustavo possédait une usine de carrelage, ce qui leur permettait dedégagerunebonnemarge.

IlspartaienttousdeuxàborddelaLambrettapourrendrevisiteauxclientsdesvillagesvoisinsdeMedellín,embarquantaveceuxdespierresenguised’échantillons.Biensûr, ils comprirent trèsvitequ’il étaitplussimple d’acheter les pierres tombales du fossoyeur du village, qui, trèscertainement, lesvolaitaucimetièrelanuittombéeet lesretapaitpourqu’elles paraissent neuves. Entre les pierres venant de l’usine et lesvieilles pierres retaillées avec les noms des nouveaux défunts, les

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rumeurs ne tardèrent pas à se propager. Les ragots allaient à une tellevitesse, qu’une fois, après lamort d’un ami prochede la famille, Pablooffritunepierretombaleàlaveuvequ’ellerefusaaussisec.Bienqu’ellerestâtmuette,ellementionnaplus tardqu’ellenevoulaitpasposerunepierrevoléesurlatombedesonmari.

PabloetGustavo finirentpar laisser tomber lecommercedepierrestombales car les profits n’étaient pas assez importants. Mon père étaitconstammentà larecherchedemeilleuresoptions.Unefois,alorsqu’ilssortaient de La Iguana, il dit quelque chose à ses amis qu’ilsn’oublieraient jamais. D’une voix solennelle et déterminée, il leur dit :« Si je n’ai pas gagné un million de pesos à mes trente ans, je mesuiciderai.»

Décidé à atteindre son but le plus vite possible, Gustavo et luicommencèrentàcambriolerlesguichetsdecinémadanslapartiesuddeMedellín. Ils attaquaient les cinémas El Cid, La Playa, Teatro Avenida,OdeónetLidoarmésd’unrevolverets’échappaientavecl’argent.

Ils s’attaquèrent ensuite au commerce de voitures volées sousdifférents angles d’attaque. L’une d’entre elles consistait à prendre lesnouvellesvoituresquivenaientdesortirduconcessionnaireautomobile.Ilsavaientpourcompliceunfaussairetravaillantdansuneconcessionquileurfournissaitlesdocumentslégauxpourfaireundoubledesclésdelavoiture. Quand lemalheureux propriétaire venait récupérer sa voiture,ils le suivaient jusqu’à son domicile, attendaient qu’il se gare et entredanssondomicile,pourluipiquersavoiturequelquesminutesplustard.

Parfois, ils prenaient les plaques de voitures déclarées aptes aucontrôle technique et les échangeaient avec de nouvelles voitures. Audébut, mon père et Gustavo achetaient des voitures amochées et lesemmenaient au garage, où le mécanicien enlevait les plaques. Ilsplaçaient ensuite les vieilles plaques sur les nouvelles voitures afin quelesvoituresnesoientpastraçables.

Lesdeuxcriminelsenherbeutilisaientparfoiscertainestechniquessisimplesqu’ellespourraientnousfaireriresiellesn’étaientpasinterdites

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parlaloi.Parexemple,monpèrevitunefoisunhommeisolésurlebordde la routeet luiproposa sonaidepour réparer savoiture. Ildemandaalors au propriétaire de pousser la voiture pour qu’il puisse la fairedémarrer.Quandcelle-cicommençaenfinàronronner,Pablopartitaveclavoiture.

Mon père et Gustavo utilisèrent l’argent du vol de voitures pouracheteruneStudebakerde1955bleu foncéavecun toitblanc,qui leurvalut encore plus de fans au compteur. Ils partaient en virée avec desfillesleweek-endetfaisaientdesroad-tripsavecleurbanded’amis.

Certains amis de mon père se souviennent d’un long voyage qu’ilsfirentjusqu’auvillagedePiendamó,dansledépartementdeCauca,pourvérifierlesrumeursselonlesquelleslaViergeseraitapparueàunepetitefille.C’étaitenmars1971,etlepaysentierétaitébranléparcesupposémiracle.Magrand-mèreHermildaétaittoutexcitéeàl’idéedecevoyageetdemandaàmonpèredeluirapporterdel’eaubénite.

La route était longue jusqu’à Piendamó, et Pablo remplit unebouteille avec de l’eau près de l’endroit où la petite fille aurait eu savision.Maissurlecheminduretour,lavoitureavaitfiniparsurchaufferversMinas,nonloindeMedellín,etPablodututiliserlabouteilled’eaubénitepourrefroidirleradiateur.Monpèreremplitlabouteilleavecdel’eaudelarivièreet ladonnaàmagrand-mère,quipensaàtortqu’elleétaitbénite.

Quelquesjoursplustard,monpèreetGustavoobtenaientuncontrattemporaire de la société Carvajal pour distribuer trois mille annuairestéléphoniques à Envigado et récupérer ceux de l’année précédente. Ilsreçurent des félicitations pour la vitesse à laquelle ils avaient fait letravail,maisc’étaituniquementparcequepersonnen’avaitréaliséqu’ilsavaient outrepassé toutes les directives et n’avaient même pas regardélesadresses.

Avec pour priorité absolue de gagner de l’argent, ils décidèrentégalementdedéchirerlamoitiédespagesdesanciensannuairespourlesvendre à un recycleur. Ils gagnaient plus d’argent grâce à cette

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entourloupequ’endistribuantlesnouveauxannuaires,maisilsréussirentà garder leur emploi seulement douze jours, après que la directiondécouvrequelesbottinstombaientenpièces.LECRIMEÉTAITMAINTENANTUNEAFFAIREcourantepourmonpèreet Gustavo, désormais propriétaires de deux Lambretta en plus de laStudebaker.

Leurs affaires allaient bon train et Pablo eut bientôt assez d’argentpour ouvrir son premier compte d’épargne à la Banco IndustrialColombiano. En février 1973, il fit son premier dépôt d’unmontant de1160pesos (50dollarsà l’époque).Ennovembre, ildéposaégalement114062pesos(4740dollars).Ildevenaitrapidementunhommeriche.

À la fin de cette année-là, mon père aperçut pour la première foiscette jolie fille, mince et grande avec de longues jambes, qui sepromenait dans le quartier. Son nom était Victoria Eugenia HenaoVallejo, elle avait treize ans et allait à l’école à El Carmelo, dans levillage voisin de Sabaneta. Elle était la sixième d’une fratrie de huitenfants:cinqfillesettroisgarçons.

La famille Henao était la famille la plus aisée de La Paz. Nora, lamère,possédaituneboutiquepopulaireoùellevendaitdutissupourlesuniformes scolaires, des chemises, des pantalons, des composantsélectriques,desfournituresscolaires,etmêmedesproduitscosmétiquesqu’elle faisait venir des boutiques détaxées situées à Maicao, à lafrontièreduVenezuela.CarlosEmilio, lepère, livraitdesfriandisesà lagoyave dans un camion Ford de la fin des années 1950 en parfait état.CesbonbonsétaientproduitsparunesociétédunomdePiñata,c’est laraison pour laquelle les filles Henao étaient surnommées, dans lequartier,lespiñatas.

Mon père avait vingt-quatre ans, c’est-à-dire onze ans de plus queVictoria, ce qui ne l’empêchait pas d’être séduit. Quelques jours plustard, ilappritquesameilleureamieétaitune filledunomdeYolanda,

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qu’ildécidadesuivrepourqu’ellel’aideàdemanderàVictoriadesortiraveclui.

Lastratégieavaitfiniparpayer,etmesfutursparentscommencèrentàsefréquenterensecret,mêmes’ilsformaientuncouplepourlemoinsétrange.Elleétaitplusgrandequeluietavaitunesilhouettefinecarellepratiquait la natation et le patinage. À l’époque, mes grands-parentsn’avaientnulleconsciencedu faitque leursenfantss’embarquaientdansunerelationintensequiseraitfaitedehautsetdebas(aveccertainementplusdebas),quineprendraitfinquevingtansplustardaveclamortdemonpère.

Audébutilsnesevoyaientquelessamedisentreseptetneufheures,grâceàl’aidedeYolandaetdelabandedemonpère.Ilsnesevoyaientpas la semaine car il lui disait voyager pour son travail. Elle n’étaitabsolumentpasaucourantdufaitquesonprétendantsuivaitunsombrechemin.

Yolanda, l’entremetteuse de leur relation, rencontra rapidement unadversaireredoutable:Nora,lamèredeVictoria,quiétaitpourlemoinsfâchéed’apprendrequesa fille sortaitavecPabloEscobar ;deonzeanssonaîné,d’unemauvaise famille, sans travail fixe,coureurde juponsetdélinquantendevenir.Sonpèreet son frèreMarion’étaientguèreplusemballés,mêmesiMarioconnaissaitassezbienPablo.

Leur relationprogressait endépitde l’oppositiondemagrand-mèreNora,quinemanquaitpasuneoccasiondes’yopposer.Elleimposaitparexemple un couvre-feu à Victoria et ne la laissait participer aux fêteslocales qu’accompagnée de ses frères. Mais Pablo n’était pas prêt àrenonceretcouvraitsabien-aiméedecadeauxtransmisparYolanda.Lepremier cadeau qu’il lui offrit fut une montre de marque qu’il portait,puisunebagueornéedeperlesetdeturquoisesqu’ilavaitachetéedansunebijouteriedeMedellínpour1600pesos,unefortuneàl’époque.

Cependant Nora n’était pas dupe, et ses doutes continuaient degrandir.

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« Chérie, il ne faut pas semonter la tête uniquement parce que tusorsavecunchauffeur»,dit-elle.

«Dis-luidelaissersonponchochezlui.Ilnepeutpasveniricihabillédecettefaçon»,disaitmongrand-pèreCarlos.

«Tu feraismieuxderespecterma fille.Jene te laisseraipaspassercetteporte»,ditunefoisNoraàPabloalorsqu’ildéposaitVictoriachezelleaprèsunrendez-vousgalantunsamediaprès-midi.

Malgré les épreuves, leur relation prenait de l’ampleur, et ilscommencèrentàsevoirplusrégulièrement.PabloapprenaitàVictoriaàconduire saRenault4 couleurmoutardequ’il avaitobtenueenéchangede la Studebaker. Bien sûr, il l’emmenait dans des endroitsincroyablement dangereux comme des falaises ou des tunnels, et ilsfinissaient toujoursparmangerunmorceauau restaurantElPeñasco, àVia Las Palmas, qui offrait une vue imprenable et romantique surMedellín.

Je n’ai jamais pensé à demander à ma mère pourquoi elle étaittombée amoureuse de mon père (du moins assez amoureuse pour luipardonnertoutcequ’ilfaisait),jusqu’àunedatetrèsrécente,aumomentoùj’achevaiscelivre.Aprèsavoirréfléchiunmoment,ellefinitpardire:

«Certainementàcausedesonsourireespiègle,etlamanièredontilme regardait. Je suis tombée amoureuse car il était si romantique. Ilétaitunvéritablepoèteavecmoi,toujourssiattentionné.Ilmefaisaitlacour avec de la musique romantique, il me donnait tout le temps desdisques. Il était affectueux et gentil. Un grand séducteur, à n’en pasdouter. Un amoureux naturel. Je suis tombée amoureuse de son désird’aider lesgensetde lacompassionqu’ilavaitpour leursconditionsdevie. Quand nous sortions ensemble, il m’emmenait aux endroits où ilrêvaitdeconstruiredesuniversitésetdesécolespour lesgenspauvres.Je ne me souviens pas une seule fois qu’il m’ait dit quelque chose decruelouqu’ilm’aitmaltraitée.Avecmoi,ilfutungentlemandudébutàlafin.»

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Cette romance naissante fut interrompue au cours de l’année 1974,quandlapoliceinterceptamonpèreauvolantdesaRenault4volée.Ilsl’enfermèrent dans la prison de La Ladera, où il fit la rencontre d’unhommequideviendraitunefigureprépondérantedesacarrièrenaissantedecriminel:AlbertoPrieto,legrandchefdelacontrebandedel’époque,plus connusous lenomde«Parrain».Prieto, le compagnondecellulede mon père, était une personnalité puissante qui avait construit unegigantesquefortuneenfaisantentrerdemanière illégaleduwhisky,descigarettes, du matériel électronique et bien d’autres produits enColombieàpartirdelazonefrontalièred’Urabá,etqu’ilvendaitensuiteà travers toute la ville deMedellín et d’autres régions du pays.Mais ilpossédait aussi des contacts avec l’élite politique d’Antioquia etprétendait avoir de plus des relations avec les juges et les députés deBogotá.

Pablo fut incarcérédurantdeuxmois.À cette époque, ildevintamiavec leParrainetappritcomment fonctionnaientsesaffaires.Monpèren’ena jamaisparléavecmoi,mais j’aiapprispar lasuitequeleParrains’était arrangé pour faire disparaître la Renault 4, et ne laisser d’autrechoixauxjugesquederejeterlaprocédureetderelâchermonpère.

Dessemainesplustard,monpèrerencontraleParrainàsasortiedeprison,quiluiproposauntravail:ils’agissaitdeprotégerlacaravanedecamions qui transportaient de la marchandise en provenance d’Urabá.MonpèreacceptaàconditionquesoncousinGustavotravailleavec lui.Rapidement, ilsdevinrenttousdeuxcélèbres,parmilespasseursqui leslouaientpour leurcourageet leurcomportement impitoyable.Unefois,par exemple, la police arrêta cinq camions chargés de cigarettesMarlboroquipartaientd’Urabá, etmonpèreetGustavoyallèrent toutdemêmeenréussissantàramenerlescamionsenmoinsdevingt-quatreheures.

Mon père et Gustavo ne tardèrent pas à réaliser que le monde duParrainétaitunmondeoùlespetitsdélitsn’avaientpasleurplace,etoùla mort était une affaire courante. C’est dans cet environnement très

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sombre et pressurisé quemon père commit son premiermeurtre. Bienque quantité de gens possèdent une version différente de cesévénements, ceuxquiétaientauplusprèsde l’actionm’ont faitpartdecelle-ci :monpère etmononcleMarioacceptèrentdeparticiper àunearnaquepourlaquelleunhommedunomdeSaninse«kidnapperaitlui-même»dansunefermeprèsd’Envigadoafinquesonfrère,quiétaitunpasseurmillionnaire,paye la rançon.Tandisquemonpèreétait chargéde collecter la rançon, Mario devait rester en compagnie du supposékidnappé.Mais,parmanquedechance,lespoliciersdébarquèrentsurlascèneaprèsquelesvoisinseurentdéclaréuneactivitésuspecte.Saninditimmédiatement aux policiers qu’il avait été kidnappé, et que Mario,étant avec lui, en était complice. Mon oncle écopa de neuf mois deprison,etmonpèrerefusadepardonnerlafaute.Unsoir,ilsuivitSaninjusqu’àunimmeubledeMedellínetletuaparballequandilentraitdanslegarage.Ils’agissaitprobablementdelapremièrefusilladeauvolantdel’histoiredeMedellín.

Entre-temps, le Parrain, satisfait des services de mon père et deGustavo en matière de protection des camions de contrebande, leurattribua une nouvelle responsabilité : escorter une caravane de trente-cinqvéhiculeschargésdemarchandisesentreleportdeTurboàUrabáetMedellín. Grâce à la ruse de Pablo et Gustavo, le convoi du Parrainarrivasansencombreaprèsavoirpassélesnombreuxpointsdecontrôledelapolice,delaNavyetdesautoritéslocalesd’Antioquia.

Àpartirdelà,mamèrecommençaàseplaindredesabsencesdeplusenplus fréquentesdemonpère. Il disparaissait pendantplusieurs jourset revenait commeune fleur avec un cadeau sans d’autres explications.Elleremarquaqu’ilramenaitdescouverturesenlaineavecquatremotifsdetigrestissésfaitesmaisonpardesartisansindigènesd’Équateur.Maismamèren’étaitpasaucourantquePabloavaitdécouvertlebusinessquiferaitrapidementdeluiunmillionnaire:letraficdecocaïne.

Selon plusieurs personnes proches de lui à l’époque, ce serait àtravers les relations que mon père entretenait avec le Parrain qu’il

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reconnutquecertainespropriétésdesvillagesvoisinscommeCaldas,LaEstrella,Guarne,etSanCristóbalpossédaientdespetitesinstallationsoùils traitaient une pâte venant du Pérou, de l’Équateur et de Bolivie etqu’ilslatransformaientenunepoudreblancheappeléecocaïne.

Mon père retrouva immédiatement la trace d’Atelio González, unassociéduParrainquiétaitdanslemarchédepuisdesannées,afindeluidemandercommentilpouvaitselancerdanslebusiness.Gonzálezditàmonpèrequ’ilgéraitunedesinstallations,plusconnuessouslenomde«cuisines»,oùl’onmélangeait lapâteimportéeavecquelquesproduitschimiques,dontl’étheretl’acétone–l’onchauffaitensuiteletoutàhautetempératurepourlesécher.Ilenrésultaitdelacocaïne.

Monpèreétaitfasciné,etilappritrapidementquelestroispersonnespropriétaires des cuisines passaient totalement hors du radar desautorités et vendaient la cocaïneàdesacheteurs venantdesÉtats-Unis.Une fois qu’il comprit les grandes lignes du business, lui et Gustavoentreprirentleurpremiervoyagejusqu’auportéquatoriendeGuayaquil,où ilsachetèrent leurscinqpremierscosos, commeonappelait leskilosdepâtedecoca.Pouréviterdese faireprendreà ladouane frontalièredu pont international de Rumichaca, ils avaient construit une cachetteau-dessusduréservoird’essencedelaRenault4.

AtelioGonzález se chargeade traiter les cinq kilos depâtede cocapourproduireunkilodecocaïne,qu’ilsvendirentensuitepoursixmilledollars. À partir de là, mon père et Gustavo arrêtèrent de voler desvoitures, de livrer des annuaires, et de protéger des convois decontrebandeenprovenanced’Urabá.Ilsétaientofficiellemententrésdanslemondedesnarcotrafiquants.

Fidèles à eux-mêmes, Pablo et Gustavo ne tardèrent pas à installerleur propre cuisine dans une ferme voisine, et désignèrent Mario(toujours opposé à la liaison entre Pablo et sa sœur Victoria) pour lagérer. Ils trouvèrent aussi quelqu’un pour leur vendre les produitschimiques dont ils avaient besoin, qu’ils cachaient parfois dans les

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laboratoires de l’école de La Paz avec l’aide d’un professeur, qui n’étaitautrequ’AlbaMarina,lasœurdemonpère.

Lesdeuxcousins faisaient fréquemmentdesvoyagesau sud,dans laprovince équatorienne de La Loja, à la frontière du Pérou, où ilsrencontraient différents distributeurs de pâte de coca. Ils décidèrent defaire affaire avec Jorge Galeano, un compatriote originaire d’Antioquiaqui venait d’entrer dans le business. Ensemble ils ramenaient desquantités de plus en plus importantes de pâte de coca, toujours par lavoie routière. De petites quantités étaient parfois confisquées à lafrontière.

Le commerce de cocaïne demon père grandissait peu à peu, et sasituation financière s’améliorait. En 1975, ayant déjà traité puis venduunequantiténonnégligeabledecocaïne,sonrêvededevenirricheavanttrenteansétaitentraindeseconcrétiser. Ilavaitvingt-sixansquandildemanda à sa bande d’amis de l’accompagner à la Banco IndustrialColombianodeSabanetapourdéposerunchèquenonpasd’unmillion,maisdecentmillionsdepesos(c’est-à-diretroismillionsdeuxcentvingt-cinqmilledollars).

Pourtant,lafamilledemamèreétaittoujoursautantopposéeàleurromance.Magrand-mèreNorapensaitquePablon’étaitpasunbonpartipour sa fille, et s’opposait à leurs rendez-vous et essayait tantbienquemal de persuader Victoria de le quitter. Malgré le désaccord de safamille, toutallaitpour lemieuxentrePabloetVictoria,bienquecettedernière fût souvent exaspérée de ses voyages inopinés et de sesconstantes excuses pour tenter de cacher ses activités. Enseptembre1975,alorsquemamèrevenaitd’avoirquinzeans,ilseurentune grosse dispute car mon père avait disparu durant une semaine engâchantdumêmecoupsonanniversaire.Elleappritplustardqu’ilétaitparti en Équateur.Mais un événement survint et cimenta pour de bonleurrelation.

Un après-midi dumois demars 1976,mon père dit à Victoria qu’ilpartaitpourunlongvoyage,etluiproposaunrendez-vouspourluidire

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aurevoiràlaboutiquedecrèmeglacéed’ElPasoprèsdechezelle.Elledemanda la permission dema grand-mère,mais celle-ci lui interdit d’yaller et la conjura de le laisser partir. Tout demêmedésireuse de voirmonpère,mamèreréussitàfairelemurpourlerejoindreetluidirecequ’il s’étaitpassé.Monpèreétait fouderaged’apprendreque lagrand-mèredeVictorianevoulaitmêmepas la laisser luidireau revoiralorsqu’ilpartaitpourplusieursmois.Iltentaalorsletoutpourletout,etluisuggéra de fuguer tous deux jusqu’à Pasto dans le sud du pays pour semarier.

Mamèreacceptasansuneonced’hésitation,etilsallèrenttousdeuxpasser la nuit chez Gustavo et sa femme, qui ne voyaient guèred’inconvénientàleurfournirunpetitniddouillet.

Tandisqu’ilssecachaientchezGustavo, ilsapprirentquemononcleMario était furieux et cherchait à tuer mon père pour avoir corrompu« la petite fille », faisant référence à sa sœur. Ils décidèrent donc departirimmédiatementàPasto.Maisleurseuleoptionétaitdeprendreunvoljusqu’àCalietd’attendreunecorrespondance.

Pendantcetemps,lequartierdeLaPazétaitenpleineeffervescence.Lesmembresde la familleHenaotapèrentà laportedechaquemaisonjusqu’à cequequelqu’un finissepar révéler que les fugitifs étaient allésjusqu’àCali etqu’ilsdevaientattendre sixheurespourprendre leurvolpourPasto.Magrand-mèreNoraappelasamère,Lola,quivivaitprèsdelacathédraledePalmira,etluidemandad’alleràCalipourlesempêcherde partir. Alfredo et Rigoberto, qui étaient deux desmeilleurs amis demon père, étaient déjà en route pour Cali à bord d’un camion dansl’espoir de rattraper Pablo et Victoria. En arrivant, ils assistèrent aumomentoùPabloétaitentraindeconvaincremonarrière-grand-mèredeleslaissersemarier.

Monpèreétaitsipersuasifquemonarrière-grand-mèreleurconseilladepartiravecelleàPalmira,carelleétaitsûrequePabloparviendraitàconvaincre le prêtre de les marier. Ils n’eurent aucun mal à obtenirl’autorisationdel’églisecarelleavaitdesliensétroitsavecleclergé.

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La cérémonie n’eut rien d’un mariage en grande pompe. Ma mèredevait certainement porter le même pantalon kaki effet camouflage del’armée,etsonpullorange-beigequ’elleportaitquandelles’étaitenfuiedechezelle.Toujoursblagueurs,AlfredoetRigoberto, lesamisdemonpère, leurdonnèrent leur seul etunique cadeaudemariage :une cartede condoléancesmarquéede laphrase «Pour la regrettable erreurquevousvenezdefaire».

Lesnouveauxmariéspassèrentleurlunedemield’unesemainedansla maison de mon arrière-grand-mère. En rentrant à La Paz, ilss’installèrent quelquesmois dans une petite chambre d’unemaison quemonpèreavaitprêtéeàmatanteAlbaMarina,quis’étaitmariéepeudetemps auparavant. Ma mère savait que mon père adorait les bananesplantain frites et lui préparait, quand elle le pouvait, son plat favori :bananes coupées en petits cubes, avec des œufs brouillés et deséchalotes.Elleservaitletoutaccompagnéderiz,deviandegrilléeetdesaladedebetteraves.Letoutétaitserviavecunverredelaitfraisetuneépaissetranched’arepa(painaumaïs).

Bienquemamèren’aimepasaborderlesujet,ilseraitimpossibledene pas mentionner les nombreuses infidélités de mon père, quicommencèrent seulement quelques semaines après leur mariage. Elleentendait régulièrement des rumeurs sur ses tromperies et souffrait ensilence. Il parvenait adroitement à calmer ses peines en lui rappelantqu’elleétait l’amourdesavie,que leurmariagedureraitpour toujours,et qu’elle se devait d’ignorer les gens envieux qui tentaient de lesséparer.

D’une certainemanière,mon père finit par avoir raison. Lui etmamèrerestèrentensemblejusqu’àcequelamortlessépare,bienqu’iln’aitjamais cessé de la tromper. Une de ses premières amantes fut ladirectriced’unlycéeduquartier.Aprèsça,ilfréquentapendantplusieursmois une jolie jeune femme aux cheveux noirs qui était la veuve d’unvoleurréputé.Unefois,alorsquemamèreétaitpartierelativementtôtd’ungalaà l’Hôtel InterContinental,mamèredutgiflermonpèrecar il

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dansaitunpeutropprèsaveclafemmed’undesesemployés.Pourmonpère,lefaitdeséduirelesfemmesétaitunesortededéfipersonnel,etilnemanquaitjamaisuneoccasiondelefaire.

Larelativetranquillitéquirégnaitdanslefoyerdemonpèresebrisa,le7juin1976,quandundesesemployésappelapourl’informerquedesagents de la DAS avaient trouvé la cargaison de pâte de coca qu’ilstransportaientencamiondepuis l’Équateur.Monpère finitparaccepterledealdesdétectives,prêtsàaccepterde l’argentpour laisserpasser lamarchandise.

Àcinqheures,lelendemainmatin,monpèrereçutpourmessagequelesagentsde laDAS l’attendaientdansuneboutiquedecrèmeglacéeàLa Mayorista (le marché de gros de Medellín), pour qu’ils récupèrentl’argent.MonpèreappelamononcleMariopourqu’il l’accompagne,quiàsontourrappelaGustavoafinqu’ils seretrouventaupointderendez-vous.Avantd’entrerdanslaboutique,monpèrerestaunmomentdanslavoiturepourcompterlescinqmilledollarsdestinésauxagents.

Maisils’agissaitenfaitd’unpiège.Bienloind’accepterunpot-de-vin,lesagentsavaientl’intentiondecapturertoutlegangetdeconfisquerleshuit kilos et demi de pâte de coca cachés dans la roue de secours ducamion. Ils attendirent quemon père leur offre l’argent pour annoncerque lui, Mario et Gustavo étaient en état d’arrestation pour trafic dedrogueettentativedecorruption.

IlsfurentimmédiatementenvoyésendétentionàlaDASdeMedellín,où ils passèrent lanuit, avantd’être transférés le lendemainmatin à laprisondeBellavista,dans lavilledeBello,aunorddeMedellín.Àmonpère, fut délivré le numéro 128482. Il apparaît souriant sur sa photod’identité, peut-être parce qu’il était sûr qu’il ne resterait pas bienlongtemps en prison. Mais, à n’en pas douter, les premiers jours deprison furent durs pour lui, Mario et Gustavo. En effet, une rumeurcirculait qu’ils étaient des agents infiltrés à la recherche d’informationssurlesdifférentsgangsinfluentsdelaprison.L’ambianceétaitsitenduequ’undesprisonniersvintlesprévenird’uneattaqueimminente.

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Toutchangealorsqu’undesprisonniers,quemonpèreneconnaissaitnid’Èvenid’Adam,ditauxautresquePablo,MarioetGustavon’étaientpas desmouchards et qu’il fallait les laisser tranquilles. Ce bienfaiteurimprobable était en fait Jorge « Blackie » Pabón, un prisonnier quiencouraitunecourtepeineetquiavaitentenduparlerdemonpère. Ilsdevinrentensuitedesamisproches,etPabónjouaunrôleimportantdanslescartelsquelquesannéesplustard.

Même si l’environnement était devenu sensiblement moins hostilepour mon père, Mario et Gustavo depuis l’intervention de Pabón,Bellavistarestaituneprisondangereuse.C’estlà,danscetendroitfétideet bondé, quemamère apprit qu’elle était enceinte. Un jour de visite,accompagnéede la femmedeGustavoetdema tanteAlbaMarina,mamèrecommençaàvomiralorsqu’ilsfaisaient laqueuepourentrerdanslaprison.Monpèrefutemplidejoieenapprenantlanouvelle,maissonincarcérationetsescontraintesfinancièresforcèrentmamèreàquitterlamaisonduquartierdeLosColorespourretournervivrechezsesparents.

AtteintmoralementparleconfinementetparlesconditionsdifficilesàBellavista,monpèredemandaàsonavocatdefairetoutcequiétaitenson pouvoir (y compris de recourir à la corruption) pour le fairetransférer dans une autre prison. Ses efforts furent récompensés, etquelques joursplus tard, lui,GustavoetMario furentemmenésdansunbâtiment de la ville d’Itagüí qui servait à la prison de Yarumito. Laqualité de vie y était plus appréciable puisque ma mère et ma grand-mèreluirendaientvisitetouslesjourspourluiapporterlepetitdéjeuneret le repas de midi. Quand bien même, mon père n’avait aucunementenviederesterprisonnier,etilparvintunjouràs’évaderdeYarumitoetàsecacherchezdesvoisinsàLaPaz.Ilavaitorganisésonévasiondurantun match de foot entre prisonniers, en sollicitant l’aide de plusieursjoueurs à qui il avait demandé de frapper la balle de plus en plus loinpourqu’ilpuissecouriraprès.

Àcetteépoque, leschosesétaientbiendifférentesenColombie.Lesgardiens de prison appelèrent simplement ma grand-mère pour

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l’informer que Pablo s’était échappé et le convaincre de revenir, en luigarantissantqu’iln’yauraitpasderépercussions.Deuxheuresplustard,Pabloappelaà lamaisond’Hermilda, et celle-ci luidemandadenepasfairesouffrirmamèreoutremesure,considérantqu’elleétaitenceintedetroismoisetnepesaitquequarantekilos.Monpèrecontactaensuitemamère,quilesuppliadeserendreimmédiatement.Ilacceptaetserenditàlaprisonlesoirmême.

Malgré lesconditionsdevieacceptablesàYarumito,monpèreétaitinquiet. La juge chargée de l’affaire, Mariela Espinosa, semblaitdéterminée à tous les condamner car les preuves étaient accablantes.C’estalorsqueluietsesavocatsprirentunedécisioncruciale:demanderque le procès soit transféré dans la ville de Pasto, à la frontièreéquatorienne, où la pâte de coca avait été achetée, et où laDAS avaitintercepté le camion. La requête fut accordée, et les prisonniers furentimmédiatement transférés à la prison de Pasto. Mon père fut conduitmenotté par les gardes juste aumoment oùmamère arrivait pour luirendre visite. Il était heureux de la voir, mais son visage s’assombritquand l’officier de police lui donna un coup de crosse afin de lui fairedégagerlepassage.

Les semaines d’après, ma mère et ma grand-mère voyagèrentrégulièrement jusqu’à Pasto. Il était facile pour les prisonniers desoudoyer les gardes, qui les traitaient dignement. Ils laissaient mêmemonpèrepasserleweek-endavecmamèreàl’hôtelMorasurco.

Lasituationfinitpars’arranger,enaoût1976,quandunjugedePastolibéra Mario et Gustavo. En novembre, c’est-à-dire après cinq moisd’emprisonnement,lespoursuitescontremonpèrefurentabandonnéesetil put rentrer à la maison. Mais son arrestation ne resterait pas sansconséquences.Ilétaitapparupourlapremièrefoisdanslesfichiersdelapolice, et le journaldeBogotáElEspectador avait également révélé sonidentité. Il ne pouvait maintenant plus échapper à sa carrière decriminel,etillesavaitbien.

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LacokeRenault

«Lesamateursqu’ilfautsurveillersontLucioBernaldeBogotáetPabloEscobar, Gustavo Gaviria, et Juan Yepes, tous originaires de Medellín.Certains pilotes comme Pablo Escobar sont en pleinemontée. Escobarestendeuxièmepositionavec13points.»Telsétaientlescommentairespubliés dans le journal El Tiempo de Bogotá en reportage de la CoupeRenaultàl’autodromeinternationalaudébutdel’année1979.

MonpèreetGustavoavaientdéveloppéuncertainpenchantpour lacourse à grande vitesse l’année précédente, alors qu’ils avaient déjàamassé pasmal d’argent avec le trafic de drogue, et qu’ils cherchaientdésormais d’autres moyens de se divertir. Au début, mon père avaitparticipéàdescoursesdemotocrosssurlapisteFuresaprèsdeSOFASA,qui était l’usine d’assemblage Renault d’Envigado. Il avait remportéquelques succès et s’était classé en haut du tableau,mais s’était blessélorsd’unterribleaccidentquil’avaitlaisséconvalescentdurantplusieursmois.

Lesvoituresavaientréveilléchezmonpèreunegrandepassionpourlavitesse.QuandilentenditquelaCoupeRenaultadmettaitdespilotesamateurs et non seulement des professionnels, il fut déterminé à yparticiperavecGustavo.

Les modalités d’inscription pour les pilotes de cette nouvellecatégorie étaient plutôt simples : il fallait posséder une Renault 4originaledont lemoteuret les suspensionspouvaient êtrealtérés selon

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des critères spécifiques.D’autresmodifications étaient laissées au choixducompétiteur.

Toutexcités,monpèreetGustavoachetèrentdixRenault4montéessurdesmoteursde1000ccetlesconfièrentàuningénieurayanttravailléà l’usine d’assemblage SOFASA, pour qu’il fasse lesmodifications qu’ilsvoulaient.L’ingénieurinstallaunecagedesécuritéàl’intérieurdechaquevoiture,ainsiqu’unsilencieuxpourgrandesvitesses,ilgrattachaquetêtedecylindredesmoteursetaltéralesarbresàcames.

Lesvoituresétaientprêtespourlacompétition.GustavoetmonpèreétaientsponsorisésparBicicletasElOsito,unfabricantdevélos,etparlabanque Depósitos Cundinamarca. La voiture de mon père portait lenuméro70etcelledeGustavole71.JorgeLuisOchoaVásquez,unautremembreducarteldeMedellín,sponsorisaitl’équipeLasMargaritasavecquatrevéhicules.Luineparticipaitpasauxcourses,contrairementàsonfrèrecadetFabio.

MonpèreetGustavoprenaientletournoitellementausérieuxqu’ilsenvoyèrentàBogotádeuxdeleursemployés,unanavantlacompétition,pourfinaliserlesdétails.Ilsachetèrentunvanpourleremplirdepiècesde rechange pour leurs Renault 4, engagèrent un ingénieur et cinqmécaniciens pour prendre soin de leurs voitures l’année d’après, etpayèrent une fortune pour acheter assez de place dans les stands pourfaire tenir à la fois les voitures, lesmécaniciens,mais aussi une bonnepartiedelafamille.

Mais il manquait encore quelque chose : les logements. Mon pèrelouatoutledernierétagedel’hôtelHiltonetpayaunand’avance.C’étaittotalementinutileetextravagant,étantdonnéqueceschambresseraientvidestoutel’annéeàl’exceptiondesixweek-endsparan.

D’humeureffrontée,maintenantqu’ilétaitpilotedecourse,monpèrefituneblague: laCoupeRenaultdevraitplutôtse faireappeler lacokeRenault. Et il n’avait pas tort. Cette année-là, en plus demon père etGustavo, plusieurs barons de la drogue de Medellín et de Caliparticipaientàlacourse.

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La première course était programmée pour le samedi 25 février1979, mais mon père et Gustavo avaient fait le déplacement enhélicoptère le lundiprécédentpourpréparer leursvoituresetpasser lestests médicaux. Mon père avait emmené avec lui une mallette necontenant pas moins de deux cents millions de pesos en liquide pourcouvrirlesdépensesdurantleurséjour.

Les résultats des tests médicaux de mon père n’étaient pas bons.L’encéphalogrammerévélaqu’iln’étaitpasassezmincepourpiloterdesvoituresdecourse.Mais,égalàlui-même,ethabituéàrésoudretouslesproblèmes avec l’argent, il acheta les docteurs pour qu’ils changent lesrésultatsetluipermettentdeconcourir.

Avant ledépartde laCoupeRenault, l’ambianceétait festive, et lesstands situés en bordure de piste étaient bondés. Les gens ne parlaientque de l’équipe Las Margaritas, arrivée avec un nouveau bus, quipossédaitunatelierdemécanicienàl’arrièreetunbureautoutéquipéàl’avant.Selonlescommentateursquicouvraientl’événement,c’étaitunepremièrepourunecoursecolombienne.

Monpèrepartitalors sur lapiste,affublédesasalopetteorange,etGustavode sonuniforme rouge. Lorsde leurpremière course, lesdeuxamateurs montrèrent des capacités de conduite étonnantes, mais nepassèrent la ligned’arrivéequ’en troisièmeet quatrièmeposition.À telpointd’ailleursquelelendemain,lesjournauxnetarissaientpasd’éloges,et les experts déclaraient que les pilotes antioquians avaient haussé leniveaudelacompétition.

Mon père, Gustavo et toute la famille sortirent ce soir-là pourmanger au restaurant Las Margaritas, non loin de la piste, dont lepropriétaire n’était autre que FabioOchoa Sr. Là-bas, ils remarquèrentun hommemodestement vêtu, assis seul. Ils ne l’avaient encore jamaisvu,maiscethommeétaitGonzaloRodriguezGacha,quiserendaitdanslecointouslesweek-endspourvendredeschevaux.

Pour les prochaines courses de la Coupe Renault, dont certainesavaient parfois lieu à Cali etMedellín,mon père et Gustavo arrivaient

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toujours en hélicoptère le samedi et repartaient à la maison le lundimatin.

Pendant toute lacompétition,monpèreetGustavofiguraientparmiles meilleurs pilotes (mon père réussit même à atteindre la secondeplace), mais ils tombèrent face à deux excellents pilotes qui lesempêchèrent de finir enhaut du tableau :AlvaroMejía, sponsorisé parRoldanautos deCali, et Lucio Bernal, sponsorisé par Supercar-Hertz deBogotá. La lutte entreMejía et Bernal pour la première place continuaainsi jusqu’à la fin de la compétition en novembre 1979, malgré lesefforts de mon père pour les battre. Au début il dépensa beaucoupd’argent, enengageantdeux ingénieursautomobilesqui essayèrent sanssuccès d’améliorer sa voiture. Il leur offrait même des primes pourchaquedemi-kilogrammedepoidsenmoinsqu’ilsarrivaientàenleverdeson véhicule. Quand quelqu’un mentionna un jour qu’un ingénieurfrançaisdechezRenaultavaitconçudesmoteurspourvoituresàgrandevitesse,ilencommandatrois.Maisrienn’yfit.

Monpèrefinità laquatrièmeplaceetGustavoà laneuvièmeplace.Déçus,ilsdécidèrentdeconcertd'abandonnerl’universdelacourse.COMMEON PEUT SE L’IMAGINER, LES CARRIÈRES de pilote demonpèreetGustavoontgénéréleurlotd’anecdotes.

La première : dans leur extravagant enthousiasme, ils achetèrentdeux très luxueuses Porsche 911SC, dont une avait appartenu à unimportantpilotedevoiturebrésiliendunomd’EmersonFittipaldi.Monpère fitpeindre la sienneen rougeetblanc, floquéedunuméro21 ; etcelledeGustavoétaitmarquéedunuméro23.

Le deuxième : un samedi soir, de retour à l’hôtel Hilton après unecourse, ilsétaientrentrésdans leursappartementsdudernierétage.Undesmécaniciensde l’équipe lançaunebouteillepar la fenêtreet touchal’épauled’ungardeducorps,quiaccompagnaitleprésidentdel’époque:Julio César TurbayAyala. Le chef de la sécuritémonta les étages pour

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faire son enquête et trouva avec stupéfaction une quarantaine de typesentraindefairelafêtecommejamais.Pourempêcherqueleschosesnedérapent, les gardes du corps de Turbay escortèrent tous ceux quin’étaientpasclientsdel’hôtelhorsdulieu.

La troisième : un autre soir, un fameux pianiste du nom de JimmySalcedo vint au Hilton pour parler avec mon père, accompagné d’unedanseusedugroupeLasSupernotas.Cette joliefemmevoulaitelleaussiparticiper à la course et venait lui demander d’être son sponsor, maisl’affaire en resta là car mon père arrêta la compétition juste après letournoi.

Laquatrième:lorsd’unweek-end,laCoupeRenaultavaitlieuàCali,et mon père, accompagné de son équipe de mécaniciens, résidait àl’HôtelInterContinental,oùilsrencontrèrentparhasardlechanteurJulioIglesias.Quandmonpèreappritqu’Iglesiasdonnaitunconcertaunight-clubd’AñosLocos le samedi soir, il achetaune centainedebilletspourinvitersesadversairesauspectacle.

Durant sa courte carrière de pilote de course, mon père rencontraplusieurs personnes qui jouèrent un rôle prépondérant dans sa vie, sesaffairesetsesmultiplesguerres.

Gonzalo Rodriguez Gacha, le vendeur de chevaux solitaire, étaitconnu sous le nom de « Mexicain ». Quelques mois plus tard, ildeviendrait le partenaire de mon père dans le trafic de cocaïne, et ilsdéclarèrentensemblelaguerreaugouvernementcolombien.

Ricardo Londoño dit « le Rasoir », était un pilote d’expérience quiparticipaitcetteannée-làà lacourseDodgeAlpine(etquiétaitaussi lepremier Colombien à concourir au championnat dumonde de Formule1), et deviendrait l’homme qui répondrait aux désirs véhiculairesextravagantsdemonpèregrâceàsonentreprised’import/exportbaséeàMiami.

Héctor Roldán (sponsor de l’équipe Roldanautos, dont le piloteprincipal, AlvaroMejía, remporta la Coupe Renault chez les amateurs)devint bon ami avec mon père durant la compétition à Bogotá. Il

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possédaituneconcessionautomobileàCali,et,selonlesprochesdemonpère, étaitunpuissantbaronde ladroguedans l’ouestde laColombie.Quandmamèren’assistaitpasauxcoursesdemonpèreàBogotá,Roldánramenaitdesfemmesplantureusesdanslachambred’hôteldemonpère.Plustard, ilenferaitdemêmeànotrepropriétédeNápoles,oùRoldánétaitrégulièrementinvité.

Bien des années plus tard, à la naissance de ma sœur, mon pèredécida de lui choisir Roldán comme parrain, mais ma mère refusa,scandalisée, car elle savait bien qu’ils sortaient avec des filles enpermanence.

« Si tu choisis Roldán, je refuse de faire baptiser le bébé, de sortequ’ellepuissechoisirelle-mêmesonpropreparrainengrandissant»,ditmamère,menaçante.

Mon père céda et nomma à sa place Juan Yepes Flórez, contre quimon père était en compétition lors de la Coupe Renault. Ils l’avaientsurnommé « John Lada » car il était un des premiers à importer lesvoitures4x4Ladasurlesolcolombienen1977.C’étaitunanciensoldat,jeune,beau,poli,amicalavectoutlemondeettoujourssouriant.

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PapaNarco

Plusieursfoisj’aidemandéàmonpèreàcombiensechiffraitsafortune,puisque j’entendais souvent dire à son sujet qu’il était l’undes hommeslesplusrichesdumonde.Ilmedonnaittoujourslamêmeréponse:«Auboutd’unmoment, j’aieutellementd’argentque j’aiarrêtédecompter.Une fois que j’ai compris que j’étais unemachine à faire de l’argent, ilétaitinutiledelecompter.»

J’ai l’habitudedevoir la fortunedemonpèreassociéeàdeschiffresastronomiques.LemagazineForbesaunefoisdéclaréquemonpèreétaitàlatêted’unefortunede3milliardsdedollars,maispersonnen’estalléluidemanderpersonnellementdeconfirmercechiffre.J’aiaussivuautrepart la somme tout à fait exagérée de 25 milliards. Si je devaism’aventureràdonnerunchiffre,ilmefaudraitaussil’inventer.

Toutcequeletraficdedrogueluiconféra,illeluirepritégalement,jusqu’àsaproprevie.C’est laraisonpourlaquelle jerestesceptiquesurles perspectives à long terme d’un tel business, car il aboutitinévitablement sur une violente guerre de pouvoir. C’est en tout cas laleçonquej’entire.

Je ne peux pas prétendre connaître tous les détails des activités demonpèreliéesautraficdedrogue,nidresseruncompterenduexhaustifdesonempire.Monbutestd’illustrerlamanièredontluietunepoignéedetrafiquantssontparvenusàtirerprofitd’unmomentd’accalmie,avantque le business ne devienne si dangereux. C’est-à-dire avant que les

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États-Unis, la Colombie ou le reste du monde n’aient conscience durayonnementqueletraficdecocaïneallaitavoir.DE RETOUR À MEDELLÍN APRÈS SA SORTIE de la prison Pasto, audébut du mois de novembre 1976, mon père était descendu du bushabilléavecleschaussuresbeigesqu’ilportaitquandilfutarrêtépourlapremière et dernière fois de sa vie pour trafic de cocaïne. En cheminpourserendrechezmagrand-mèreHermildadanslequartierdeLaPaz,iltombasurAlfredoAstado,unmembredelafamilledemamère,àquiil demanda une pièce pour passer un coup de fil. Il discuta en langagecodéautéléphonependantdeuxminutesavantderaccrocher.

Enfinderetourchezsamère,illançasonsacdevoyagesurlecanapéet s’assitunmomentpour reprendre son souffle. Il était épuisédu longvoyagequ’ilavaitfaitdepuislesuddelaColombie,bienquemesoncleset tantes présents pour le saluer puissent apercevoir une étrangedéterminationsursonvisage.

Deux heures plus tard, un homme descendit d’un SUV Toyotaflambant neuf avec deux centmille dollars en liquide. Personne ne sutd’où venait cet argent, mais ils supposaient que l’argent et le véhiculeétaient reliésd’unemanièreoud’uneautreau coupde téléphonepasséquelques instants plus tôt. Ces cadeaux confirmaient qu’il n’avait pasrenoncéàdevenir immensément riche (mêmepardesmoyens illégaux)malgrélescinqmoisqu’ilvenaitdepasserenprison.Ilsemblaitencoreplusdynamiquequ’avant,etenvoya,cetteaprès-midimême,deuxdesesemployésacheterdelapâtedecocaàLojaenÉquateur.Lelendemain,ilfut informéque lapoliceavaitarrêté levéhiculeàunpointdecontrôledeLaVirginiadansledépartementdeRisaralda,etqu’ilsavaienttrouvél’argent liquide caché dans le système d’air conditionné. Sans plusattendre,monpèreetGustavos’yrendirentpourpayerunbakchichauxpoliciersetrécupérerl’argentainsiquelevéhicule.

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Imperturbables,monpèreetGustavodécidèrentdevoyagerjusqu’enÉquateurpour fairepasser lapâtedecocaeux-mêmes.Cette fois, iln’yeutaucunproblèmeàsignaler.Cevoyageserévélacrucialpuisqu’illeurpermitdeprendre contact avec certains trafiquantsquemonpèreavaitrencontrés à la prison Pasto, leur permettant de trouver de meilleursfournisseursetdemeilleuresroutesdepassagepourfaireentrer lapâtedecocaenColombie.DurantleursnombreuxtrajetsentrelaColombieetl’Équateur, ils établirent un système qui leur permit de transporterrégulièrementdeplusgroschargementsdepâtedecoca.Àgrandrenfortde dollars, ils engagèrent un colonel de l’armée équatorienne poursuperviser le projet. Le colonel instaura un arrangement entre lesacheteurs de Loja et une douzaine de travailleurs qui transportaientjusqu’àvingtkilosd’alcaloïdecachésdansdesbûchesdebois.Portantlebois sur leurs épaules, ils traversaient la jungle pendant quinze à vingtheures d’affilée jusqu’à atteindre la rivière San Miguel située sur lafrontière entre l’Équateur et la Colombie, où les hommes demon pèreattendaient leurarrivée.Lesbûchesdeboisétaientensuite transportéessurpresquemillekilomètresàborddepetitscamions,jusqu’auxcuisinesquemonpèreetGustavoavaient installéesdansdepetitesfermesdelacampagne colombienne, près des villages de Guarne, Marinilla et ElSantuario,àl’estd’Antioquia.

La période précaire où Gustavo et mon père devaient cacher lesproduitschimiquesde lacocadans les laboratoiresde l’écoledeLaPazétaitdéfinitivementderrièreeux.Toutétaitmaintenantsouscontrôle.Ilnerestaitplusqu’àentrerenrelationaveclechaînonmanquantdutraficde drogue : les consommateurs, qui étaient hors d’atteinte étant donnéqu’ils s’étaient jusque-là concentrés sur la ventedepâtede coca traitéeauxtrafiquantsaméricainsquivenaientàMeddelín.

Depuis quemon père était sorti de prison,mes parents avaient étéforcésde se séparer etde vivre chezdesproches. Fatiguédene jamaispouvoirêtreavecmamère,quis’apprêtaitàmemettreaumonde,monpèrelouaunappartementprèsdeLaCandelaria,ungrandsupermarché

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duquartierdeCastropolàMedellín.C’est ainsiquemonpèrequitta lamaisonfamilialedeLaPaz,treizeansaprèssonarrivée,plusfauchéquejamais.

Mesparentsn’avaientpasencorebeaucoupd’argentcarlecommercedeladrogueestunbusinessàrisque,oùl’onpeutêtrericheenunjouret toutperdre le lendemain.Monpèren’étaitpasencoreparvenuà sesfins.Pourtant, ilsavaitpertinemmentqu’iltenaitlebonbout,mêmes’ilavaitàpeineassezd’argentpourpayerleloyer.

Un deal de cocaïne particulièrement juteux dut pourtant avoir lieu,carunePorscheCarreraapparutdevantl’appartementquelquessemainesaprèsleuremménagement.Mamèren’avaitpasencoredevoiture,mêmesiPabloetGustavoluilouaientparfoisunpick-upToyotarouge.

Je vins au monde le 24 février 1977, à la clinique Rosario deMedellín, dans le quartier de Boston.Mamère, qui n’avait que quinzeans,s’offritlesservicesd’unenounoupours’occuperdemoi.

Mon père parvint enfin à toucher le pouvoir du bout des doigts etachetaune immensemaisondans lequartierbranchédeProvenza,àElPoblado.Quelquesmoisplustard,ilpermettaitaurestedelafamilledequitter le quartier de La Paz. Il donna àma grand-mère Hermilda unemaison située dans le quartier Estadio et plaça ses sœurs dans desappartements alentour. Plus tard, il fit déménager ses sœurs à côté denotremaisond’ElPoblado.Mongrand-pèreAbelétaitdéjàretournévivredanssafermed’ElTablazo,etmesonclesRobertoetFernandohabitaientàManizales,oùilstravaillaientpourBicicletasElOsito,unfabricantdevélosquideviendraitplustardlesponsordePabloetGustavodansleurcourseàlaCoupeRenault.

Les affaires frauduleusesdesdeux cousins se portaient si bienqu’ilsarrêtèrent d’organiser leurs rendez-vous au magasin de glaces etenvisagèrentd’installerunbureaudansnotremaison.SurlesconseilsdemononcleMarioHenao,quinevoyaitpasd’unbonœildemélanger lafamilleaveclesaffaires,monpèredécidad’emménagerdansunbureauàcôté de l’église El Poblado. Avec le temps, lui et Gustavo acquirent un

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plusgrandbureauàcôtéducentrecommerciald’Oviedo,danslenouvelimmeuble Torre La Vega, dont ils achetèrent le quatrième étage pourdirigerleursaffaires.

Lacapacitédemonpèreàacheterdespropriétésdans lesmeilleursquartiers de Medellín était la preuve formelle qu’il commençait àaccumuler une véritable fortune. Et il n’était pas le seul.De nombreuxnarcotrafiquants tiraient également profit dumanquede conscience surle marché de la cocaïne en Colombie et aux États-Unis. Lesgouvernements et les autorités n’avaient pas réalisé qu’un businesslucratif se développait dans les régions reculées d’Amérique latine. Unbusiness si lucratif qu’il continue, quarante ans plus tard, à grossir defaçonexponentielle.

À cette époque, la cocaïne faisait fureur dans certains cerclesaméricains. Le numéro dumagazineNewsweek demai 1977, paru troismoisaprèsmanaissance,mentionnaitquec’était chosecommune,dansles fêtes branchées de Los Angeles et New York, de se faire passer unplateau de cocaïne en consommant du caviar et du champagne DomPerignon.Grâceauxinfrastructuresqu’ilsavaientconstruitesdèsl’année1977,monpèreetGustavone tardèrentpasàétablirdes itinérairesdetraficpour faire entrer la cocaïneauxÉtats-Unis,où la surveillancedesportsetdesaéroportsétaitloind’êtrerégulière.Lanaïvetédesdouaniersfacilitait grandement le travail des trafiquants, qui n’avaientmême pasbesoin de se creuser la tête pour cacher la drogue. Il n’y avait nimachines à rayons X, ni chiens renifleurs, ni aucune investigationapprofondie. Il suffisaitd’unemalletteàdouble fondpourexporterunegrandequantitédedroguessanséveillerlemoindresoupçon.Iln’yavaitpasnonplusdeloisspécifiquessurletraficdedrogue,quel’ontraitaitàl’époque comme n’importe quelle autre sorte de trafic. Ce commercen’étaitpasencorediaboliséetcriminalisé.

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UNJOUR,MONPÈREMECONFIAAVOIRRÉALISÉuntestavecGustavopour faire passer cent kilos de cocaïne à l’aided’un avionPiper Senecabimoteur. Il atterrit à l’aéroport d’Opa Locka (aéroport situé dans lecœurdeMiami,uniquementutiliséparderichesAméricains)absolumentsansencombre.Quandilsapprirentque lacargaisonétaitarrivéeàbonport,ilsorganisèrentuneénormefêtedansuneboîtedenuitdeMedellínappeléeKevin’s,avecbeaucoupd’alcooletdefemmes.

Ilscontemplaientunemined’or.Unkilodecocaïnetraitée,qui leurcoûtaitdeuxcentmillepesosenColombie(environcinqmilledollarsàl’époque),avaituncoûttotaldesixmilledollarsenincluantlalivraisonetlesfraisdesécurité.Enlevendantàdesacheteursparticuliersdanslarue, un distributeur grossiste comme mon père pouvait en rapportervingtmilledollarsparkiloenFloride,etentrevingt-cinqettrentemilleàNewYork.

Malgréceprofitextraordinaire,monpèrenerapportaitque10%dela valeur ultime de chaque kilo, ce qui n’était rien comparé auxrevendeursaméricains.Lesdealersajoutaientauproduitdel’aspirine,dela chaux, de la poudre de verre, du talc, ou n’importe quelle autrepoudre blanche. De cette manière, ils pouvaient obtenir deux ou troiskilos à partir d’un seul kilo de cocaïne pure. Ces kilos, vendus augramme,produisaientdes revenusallant jusqu’àdeuxcentmilledollarschacun.

Le commerce grandissait rapidement, et mon père et Gustavotrouvèrent de puissants fournisseurs dans la vallée de l’Alto Huallaga,dans lenordduPérou,oùundesplusgrands centresdeproductiondepâtedecocaétaitenconstruction.

L’entrée de nouveaux acteurs dans le business poussa mon père etGustavoàarrêterd’employerdestravailleurspourtransporterseulementquelques kilos à pied. La logistique du trafic changea de visage avecl’apparitiondepilotesexpérimentés.Ilsétaientl’ingrédientmanquantquipermettaitàmonpèrededevenirletrafiquantleplusimportantducoin.

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IlsétablirentdesvoiesaériennessecrètesdanslesrégionsdeMonzónet Campanilla, situées dans la vallée de Huallaga, et d’autres enColombie, à Magdalena Medio, dans la région d’Antioquia. Degigantesques chargements de pâte de coca circulaient librement deux àtroisfoisparsemaineettraversaientaumoinsquatrepays.LesuccèsdemonpèreetGustavoattiral’attentiond’autrestrafiquantsplusoumoinsimportantsquicherchaientàfairedesaffaires.Undeceux-làétaitFidelCastaño, qui apparut un jour au bureau de mon père avec son frèreCarlos,unjeunehommedetaillemoyenneauregardbrillant.

Fidel dit à mon père et à Gustavo qu’il avait des contacts dans lagrande plantation de feuilles de coca à Santa Cruz de la Sierra, enBolivie, où ils produisaient d’énormes quantités de pâte de coca. Ilss’entendirent à merveille sur le plan des affaires et commencèrent àconvoyer des chargements de trois à cinq cents kilos par voie aériennejusqu’à une piste d’atterrissage privée dans une propriété du nomd’Obando, dans le nord de la vallée du Cauca. De là, la drogue étaitrecueillie dans plusieurs véhicules puis transportée jusqu’aux cuisinesd’Antioquia.

C’est ainsi que commencèrent les relations entre mon père et lesfrères Castaño. Elles restèrent cordiales et florissantes pendant un longmoment.Fidel confiamêmeàmonpèreunde sesplusgrands secrets :un de ses principaux contacts aux États-Unis pour vendre la droguen’étaitautrequelefameuxchanteurFrankSinatra.

Comme je l’ai mentionné plus tôt, à cette époque, les États-Unisétaient un territoire totalement ouvert car les autorités chargées desurveiller les aéroports, les autoroutes et les ports du pays necherchaient pas la cocaïne. Les trafiquants de drogue colombiens etd’autres pays tiraient profit de cette régulation laxiste en inondant dedroguetoutlepays.

LecarteldeMedellín,dontmonpèreétaitlepatron,comptaitensonsein des gens comme Gonzalo Rodríguez Gacha, dit « le Mexicain » ;Gerardo « Kiko »Moncada ; Fernando Galeano ; Elkin Correa, et bien

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d’autres. Ensemble, ils prirent le contrôle de la Floride du Sud et desÉtats voisins. Le cartel de Cali, qui incluait principalement les frèresRodriguez,PachoHerreraetChepeSantacruzs’occupaitdeNewYork,laGrandePomme.Lemarchéétait sivasteet lucratifque lesdeuxcartelsn’avaient jamais de problèmes entre eux. Ils maintinrent cette relationtrèsprocheetcoopérativependantdesannées,jusqu’àcequecelle-ciseterminepourdesraisonsétrangèresautraficdecocaïne.

Ayantréussisonpremierconvoiexceptionneldecocaïneàl’aéroportOpaLockadeMiami,monpèrechoisitd’enfairesadestinationpréféréepouryexportersamarchandise.Depetitsjetschargésaudébutdecentàcent vingt kilos, puis ensuite jusqu’à trois cents kilos, y atterrissaientdeux à trois fois par semaine après un arrêt à Baranquilla situé sur lacôtenord-estcolombienne,etPort-au-Prince, lacapitaled’Haïti touchéepar lapauvreté. Lespilotesprésentaient cesplansdevol auxautorités,affirmantqu’ils transportaientdes touristes voulantprofiterdu soleil etdescentrescommerciaux.Plustard,CarlosLehderparticipaàcebusinesslucratifenmettantàdispositionsafameuseileprivéedanslesBahamascommepisted’atterrissage.

Durant cet « âge d’or », beaucoup de cocaïne transitait aussi parbateau. Les embarcations quittaient les ports deNecoclí et Turbo danslesCaraïbes pourdébarquer àMiami, où ils n’étaient pas soumis à desfouilles particulières car leur cargaison de bananes était parfaitementempaquetéeetn’avaitriendesuspect.Lescalesétaientenfaitrempliesdecocaïne, jusqu’àhuitcentskilos.Lamafiaappelaitcet itinérairebienconnula«routedelabanane».

UnefoisarrivéeauxÉtats-Unis,lacocaïneétaittransportéedansdesquartiers résidentiels commeKendall etBocaRaton,où les hommesdemon père la cachaient dans des planques souterraines, en attendantl’arrivée des distributeurs locaux qui payaient toujours en liquide. Laméthode qu’utilisaient ces distributeurs pour répandre la drogue àtravers Miami et les villes voisines comme Fort Lauderdale, PompanoBeach etWest PalmBeach était simple : ils appelaient leurs clients au

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téléphone et arrangeaient un rendez-vous dans un lieu public et calme.Les affaires ne pouvaient pas mieux se porter ; la drogue se vendaitcommedespetitspains.

Vers cette époque,monpère commença à voyager àMiami sur desvols commerciaux,et ildescendaitau luxueuxhôtelOmnien se faisantenregistrercommeprésidentdelaCompagniepétrolièredeFredonia.Lenomde lacompagnieétaituneblaguedemonpère,car iln’yavaitpasune goutte de pétrole à Fredonia, village situé dans la régiond’Antioquia. Il louait un étage entier de l’hôtel, recevait la visite detoutes sortes de trafiquants américains et faisait la fête jusqu’à l’aube,accompagnédetrenteouquarantejoliesfillesengagéesparlesmeilleursboîtesdenuitdelaville.

Lelendemainmatin,aprèsunelonguenuitd’excès,lesclientsdemonpère payaient pour leur cocaïne et recevaient les clés de nouvellesvoitures garées à l’hôtel. Dans le coffre, ils trouvaient la marchandiseprésentée dans des conditions parfaites : il y avait la Diamante (leDiamant) et l’Esmeralda (l’Émeraude). Mon père et Gustavo avaientappelé leurs deux sortes de cocaïne selon les noms des pierresprécieuses,etune imagede lagemmeétaitestampillée surchaquekilocorrespondant.LeMexicainutilisait lamarque«Reina»(Reine),etsonproduit devint très populaire pour sa pureté au sein des acheteursaméricains.

Pendant longtemps, la Diamante, l’Esmeralda et la Reina furent lesymbole d’une qualité exemplaire. Mais, avec le temps, le produit demon père acquit unemauvaise réputation en raison de sonmanque depureté et de son emballage un peu balourd. Il estmême arrivé qu’unefois un distributeur américain réputé dangereux refuse une cargaison.L’incident fit beaucoup de bruit parmi les hommes de mon père, carc’était la première fois qu’un kilo retournait à son pays d’origine.Monpèremeditune foisqu’ilvendaitde lacocaïnedebassequalitécar,desonpointdevued’arnaqueur,lesconsommateursaccrosnesavaientpasfaireladifférenceentrelabonneetlamauvaisecoke.KikoMoncada,lui,

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parcontre,s’assuraitde fournirexclusivementunproduitde trèsbonnequalité, emballé dans un joli paquet qui avait l’air de sortir dusupermarché.

À l’époque, les transferts internationaux d’argent n’étaient guèresurveillés non plus, et mon père recevait des centaines de millions dedollars de manière officielle par le concours de tierces personnes quiouvraient des comptes en banque. Exactement comme dans le filmScarface, quand les gangsters entrent dans la banque pour déposerd’énormessacspleinsdecashsouslesyeuxébahisdesmanagers.

Souvent, les avionsqui transportaient la cocaïne revenaient chargésde ces sacs remplis à ras bord, jusqu’à ce que mon père choisisse derecourir à d’autres méthodes quand les choses devinrent pluscompliquées.Ilcommençaparexempleàimporterdesmachinesàlaverdont ses hommes démontaient la structure interne pour les remplir deliasses de billets. Ils cachaient aussi l’argent dans des machinesindustrielles,desvoituresneuves,desmotos,destélévisions,deschaîneshi-fiettoutessortesd’appareils.

Après un certain temps, mon père commença à faire venir nonseulement de l’argent,mais aussi toutes sortes d’armes, car il devenaitnécessairedeprotégerlescargaisons.Riendeplusfacile.Àcetteépoque,les principaux aéroports de Colombie avaient ce qu’on appelait le« courriermagique », qui étaitune sortede systèmedouanierparallèlequi permettait d’importer n’importe quoi dans le pays sans laisser detraceécrite,etenéchanged’ungrospot-de-vin.

La demande de cocaïne sur lemarché américainmontait en flèche,aussilestrafiquantstrouvèrentdiversmoyenscréatifsdedéplacertoutesleurs cargaisons.Chaque cartel avait ses propresméthodes,mais ce futmon père qui trouva la plus rentable. Le gouvernement appelait cetitinéraire « La Fania », mais mon père préférait l’appeler « Fanny »,d’après le nom d’un bateau ancré au large de la côte équatorienne. Lenavireétait chargéde farinedepoisson, etpasmoinsdequatre tonnesde cocaïne étaient cachées dans ses énormes réfrigérateurs qui

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parvenaient toujours, sans exception, auport deMiami sans encombre.Lesgensprochesdemonpèrem’ontditquec’estgrâceàcettetechniquequ’ilestdevenusiriche.

L’argent affluait en telle quantité quemon père céda rapidement àtoutes sortes d’excès.Aubout d’unmoment, il sortait en boîte tous lessoirs,généralementàl’AcuariusouauKevin’s.Enentrantdansleclub,ilétait immédiatement entouré de femmesmagnifiques qui papotaient etbuvaient tandis qu’il sirotait un verre d’eau et fumait un joint. Versenviron deux heures du matin, il payait l’addition et invitait tout lemondedanssonappartement:unpenthousedeluxesituéprèsdustadedebaseball d’ElDiamante, en facedu quartier général de la quatrièmebrigadedel’arméedeMedellín.Monpèrequittaitlaboîtesuiviparunecaravaned’aumoinscinqvoiturespleinesdefemmesprêtesàcontinuerlafêtetoutelanuit.

Ilcommençaàdépenser l’argentsanscompter.Nousdéménageâmesde notre grande maison à Provenza (où mon père avait fait venird’Argentine le groupe Los Calchaleros pour jouer lors de la fêted’anniversaire des dix-sept ans de ma mère) pour aller dans un hôtelparticulier dans le quartier de SantaMaría de Los Angeles, à quelquesruesducountryclubdeMedellín.

Mon père essaya d’intégrer le club,mais le conseil d’administrationen décida autrement, car malgré sa grande fortune, il n’avait pas lepedigree requis par l’élite conservatrice deMedellín.Habitué à obtenirtout ce qu’il désirait, mon père se prit d’une rage folle. Il prit contactaveccertainsemployésetlespayaunefortunepourqu’ilsfassentgrève,etréclamentunplusgrossalaire.Pour lapremièreetpeut-être laseulefois,leclubdistinguédutfermerpendantplusieursjours.

Prèsd’unesemaineaprès ledébutde lagrève, il s’entretintavec lesemployés.

« Patron, pouvez-vous nous dire durant combien de temps vousvoulezquelagrèvecontinue?»demandèrent-ils.

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« Continuez encore pendant quinze jours, et je vous donnerai toutl’argent que vous voulez. Et rendez-moi un service, prenez le camion àbenne,remplissez-ledeterre,etconduisezsurleterraindegolfpourlesaccager.Déversezensuitelaterredanslapiscine.»

Ilssuivirentsesinstructionsàlalettre.C’ESTÀL’ÂGEDEQUATREANS,DANSNOTREmaisondeSantaMaríadeLosAngeles,quejereçusmapremièremoto,unepetiteSuzukijaunequemonpèreavaitéquipéedepetitesrouesblanchessurlescôtéspourla tenir en équilibre. Ce jour-là, il m’apprit à la conduire pendant ledéjeuner avant de retourner au bureau. Il enlevait les petites roues etcourait derrière moi en tenant la moto, avant de la lâcher pour melaisserlacontrôler.Jemesouviensdecemomentcommeceluioùjesuistombéamoureuxde lamoto,etdu sentimentde liberté incroyablequeprocurelaconduite.

Leboomdeladroguepermitàmonpèred’achetersesdeuxpremiersaéronefs : un hélicoptère Hughes 500 blanc, rouge et jaune moutardeimmatriculéHK-2196,etunavionAeroCommanderbimoteur.Unefois,alorsquenousdiscutionsdesesacquisitions,monpèrenousrappelasontout premier vol en hélicoptère : il partit rendre visite à Don FabioOchoaRestrepodanssapropriétéOchoa’sLaClarad’Angelópolis,danslesudd’Antioquia.Ilemmenaensuitequelques-unsdesesamisduquartieràborddesonenginpoursurvolerlebarragePeñol,avantd’atterrirpourprendre un café. Le pilote avait peur qu’une personne de la foule,ameutéeàl’approchedel’hélicoptère,nes’approchetropetsefassetuer.

Le marché de la cocaïne ne cessant de croître, ils établissaientperpétuellement de nouveaux itinéraires de contrebande. Ilscommencèrent à infiltrer de la drogue par leMexique en envoyant desavionschargésquidécollaientàpartirdepistesd’atterrissagesecrètesàUrabá, La Guajira, Fredonia, Frontino et La Danta. La routemexicaineétaitplusconnuesouslenomdela«routedel’oignon»,carlacocaïne

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était cachée dans des semi-remorques remplies de boisseaux d’oignons,qui traversaient la frontière près de Laredo avant d’aller à Miami.Chaque camion transportait entre huit cents, et mille kilos. LeonidasVargas était le partenaire colombien demon père sur cet itinéraire, etAmadoCarrillo Fuentes était leur contactmexicainpour faire entrer lacocaïneauxÉtats-Unis.

Ils utilisaient aussi une autreméthode qui consistait à « lâcher desbombes».Ilslarguaientlacargaisondanslamer,prèsdeMiami,àpartirdepetitsavionsquivolaientàbassealtitude,etdesbateauxàmoteurouàvoile venaient les récupérer. Ils lâchaientparfois les «bombes »danslesmarécagesdesEverglades, au suddeMiami. Ils perdaientbeaucoupdecocaïnecarlespaquetsn’étaientpasassezbienscellésetleurcontenuprenaitl’eau.

Mon père se vantait rarement de ses succès dans le monde de lapègre,mais il était particulièrement fierde celui-ci : le journal télévisérévéla une nouvelle tendance du trafic de drogue qui consistait àimprégnerdesjeansavecdelacocaïne.Monpèrearboraunlargesourireavantdedirequ’il avait eu l’idéede faire tremperdes jeansdansde lacocaïneliquidedemanièreàlesexporterlégalementdansdiversesvillesdes États-Unis. Il expliqua ensuite que les acheteurs lavaient lesvêtementsavecunfluidespécialquipermettaitd’extrairelacocaïnesousforme liquide avant de la faire sécher. Bien qu’il ne fût pas possibled’utiliser cette méthode pour de grosses cargaisons, mon père dit quel’astuceavaitfonctionnésansencombredurantquelquesmois,puisquelapolice ne s’attendait pas à un coup aussi osé. Pour empêcher que leschiens renifleurs ne s’approchent trop de ses paquets, il pulvérisait lesjeansavecunliquidespécialpourlesteniràl’écart.

L’itinéraire des jeans imbibés de cocaïne fut abandonné après qu’unmouchard aux États-Unis le signala aux autorités. Pourtant, seulementquelquesjoursplustard,monpèreditensouriant:«Lesgars,voussaveztousqu’ilsontfermél’itinérairedesjeans,n’est-cepas?

–Oui,patron.

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–Ehbienj’aicontinuéàenvoyerdesjeans,etçarendlesmecsdelaDEA complètement dingues car ils continuent de les laver encore etencore, et ils ne trouvent rien. Maintenant, ce qu’on fait, c’est qu’onimprègne les boîtes des jeans avec la drogue et on récupère les boîtesdanslespoubelles.»

C’est grâce à ces succès que mon père acquit la réputation d’unpuissant chef de mafia. De plus en plus de gens réalisaient qu’ilspouvaientfairebeaucoupd’argentdanscebusinessets’ymettaientaussi,mêmelagrandebourgeoisiedeMedellín.J’allaissouventrendrevisiteàmonpèredanssonbureau,devant lequel ilétait toutà faithabitueldevoir garéesune centainede voitures.Certains employésmedirent plustard que pendant une journéenormale, environ trois cents personnes yvenaient proposer une affaire à mon père. Beaucoup de ces visiteursvoulaient que mon père intègre dix ou quinze kilos de leur propreproduitdanssescargaisons,carleschancesdesuccèsétaientgaranties.

Mon père recevait la visite des cireurs de chaussures, desmotards,deshommesd’affaires,despoliticiens,despoliciers,dessoldatsde tousrangs, et même des étrangers qui voulaient s’impliquer dans le trafic.Presque tous lui demandaientde bien vouloir inclure leur cocaïnedansles chargements de Fanny. Visiblement impatients, des centaines depersonnesattendaientleurtourpendantdeuxàtroisjoursdesuite,sanschanger de vêtements, sans se laver et sans jamais quitter leur place…Tout cela pour espérer obtenir « un rendez-vous avec Don Pablo ». Iln’était pas rare de voir aussi le jeune Carlos Castaño apporter desmessagesdesesfrèresoud’autrescapos.

Mais les propositions que l’on soumettait à mon père n’étaient pastoutes illégales. Un jour, un dirigeant célèbre de Medellín demanda àmon père d’investir dans une entreprise qui construisait la premièrerésidence de la ville au gaz naturel. D’un ton très sérieux, il réponditsimplement:«Jesuistoutàfaitdésolé,maisjenem’impliquepasdanslesaffaireslégales.»

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Jemesuisplusieursfoisinquiétédevoirdespoliciersentrerdanslebureau demon père. Je pensais qu’il s’agissait d’une descente,mais ilsréapparaissaient toujours quelques minutes après. Ils venaient en faitprendreleurargent.

Monpèreavaitprouvéqu’il avait lesplus sûrs itinérairespour fairepasser la drogue. Sesméthodes étaient si infaillibles qu’il offraitmêmed’assurer les livraisons et mettait en gage sa fortune personnelle pourgarantir la pleine compensation des dépenses, plus des bénéfices, si lalivraison n’arrivait pas à bon port.Mon père et Gustavo faisaient aussiquelque chose d’unique : ils donnaient occasionnellement à quelquespersonnesprochesdeleurentouragel’équivalentdecinqoudixkilosdecokeencash,sansaucuneparticipationouinvestissementdeleurpart.

Mais autant il aidait les personnes qui lui étaient proches, autantmonpèrepouvaitaussiêtrecapabled’uneviolenceinimaginable.Onm’aditqu’unjourdeuxcentsmillionsdepesosavaientdisparudubureaudemon père. Le garde qui était de service la veille fut bien sûr suspecté.C’était un ancien soldat et ami quemonpère avait secourudes annéesauparavant de la prison de Grogona. Le sort de cet homme futdéfinitivementscelléquelquesheuresaprèsquand lesemployésdemonpère trouvèrent l’argent chez lui. Ils l’emmenèrent au bureau de monpère,etcedernierordonnaàtoussesemployésdeserassemblerprèsdelapiscine.Là,ilsligotèrentlegardeavantdelejeteràl’eau.

« Je tuerai quiconque me volera le moindre pesos », déclara monpèreàlafoulesilencieuse,unefoislegardenoyé.

Quelques semaines plus tard,mon père décida d’investir une petitepartie de son argent àMiami. En 1981, il acheta unemaison àMiamiBeach,dans lazoneprivéed’AltonRoad. Ilpayaseptcentmilledollarsen cash, qu’il avait ramenés de Colombie et déclarés à la douaneaméricaine. C’était une immense villa de deux étages avec une entréeimposante, cinq chambresà coucher,unepiscineavecvue surBiscayneBay, et un des seuls quais privés dans cette zone de la ville. Gustavo

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n’étaitpasenreste,puisqu’ilachetaunénormeappartementàunmilliondedollars.

Mon père n’avait pas fini d’élargir son patrimoine immobilier, etacquit un grand appartement à deux centmille dollars dans le norddeMiami. Ilpayaencashqu’ilavaitpréalablementdéclaréet faitpasseràla douane à l’aéroport international deMiami avec deux gros attachés-cases. La gestion de ces propriétés s’avéra un véritable casse-tête pourmon père. Des gens appelaient fréquemment pour se plaindre que descrocodiles présents dans les lacs alentour se promenaient dans lescouloirsdelapropriété.

Malgré lesobjectionsdemonpère,Gustavovendit sonappartementcar il sentaitque lesaffairesallaient secompliquerpoureuxauxÉtats-Unis.Maismonpère,têtucommeunemule,pensaitqu’iln’auraitpasdeproblèmes puisqu’il avait déclaré l’argent utilisé pour payer lespropriétés.

LesfréquentsvoyagesdemonpèreauxÉtats-UnisnousamenèrentunjouràWashingtonDC.,oùmonpèreavaitprévudetesterlesmesuresdesécurité en place à l’entrée du bâtiment du FBI. Sans tenir compte desrisques, il présenta de faux papiers au bureau de réception, tandis quemamèremontrait son passeport et lemien. Fort heureusement, aucunproblème à déclarer. Mon père avait arnaqué le gouvernementaméricain, et nous étions autorisés à faire le tour du bâtiment. Nousavons continué ainsi jusqu’à la Maison-Blanche, où ma mère prit cettefameusephotographiedemonpèreetmoidevantleportail.

À la finde l’année1981,àmesureque lesaffaires florissaient,monpère et Gustavo formèrent leur propre flotte d’avions et d’hélicoptères.Ilsachetèrent troisAeroCommanders,unCheyenne,unTwinOtter,unLearjet,ainsiquedeuxhélicoptères :unHughes500etunBellRanger.L’hommequileurservaitd’intermédiairepourréalisercesachatsétaitlepilotedecourseRicardoLondoño,dit«leRasoir»,quiavaitnégociélesventesparsasociétéd’import-exportàMiami.Unefois,j’aientenduquele Rasoir était un pilote d’avion expérimenté qui s’introduisait dans les

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aéroportsprivésdeMiami,volaitlesavions,pourlesrevendreàprixd’oràMedellín.

Ilyeutdenombreuses rumeurs suruneententepossibleentremonpèreetl’ancienprésidentdelaColombie,AlvaroUribeVélez.Aufildesans,lesdétracteursd’Uriben’ontcessédeclamerqu’entantquechefdel’aviationcivilecolombienne,ilauraitfournidespermisillégaux,etdoncfacilité la croissance du trafic de drogue à Medellín entre janvier etaoût1982.Celivren’ayantaucuneappartenancepolitique,niintentionscachées, et ne voulant injustement faire l’éloge ou dresser un portraiterronédequelqu’un,j’aimenéuneenquêteminutieuseafindeconnaîtrelaréalitédecetterelation.

J’ai consulté les lieutenants et les amis fidèlesdemonpère, et leurréponsem’apourlemoinssurpris.Ilsembleraitquemonpèreaitoffertcinq centsmillions de pesos pour la tête d’Uribe. Pour quelle raison ?Pendant une bonne partie de son temps à la tête de l’aviation civile,Uribe avait rendu la vie plus difficile à l’aéroport Olaya Herrera deMedellín, en augmentant les fouilles et la sécurité sur les entrées etsortiesdesavions.

Malgré tous leseffortsdemonpèrepoursedébarrasserde lui, rienn’y fit. Ses propres hommes ontmême fait trois tentatives demeurtre,sans succès. Les hommes à qui j’ai parlé de ce sujet m’ont dit que lacorruptionquemonpèreexerçaitsurlesautoritésétaitplusefficacequelesordresd’UribeémanantdeBogotá.

Beaucoupdechosesontaussiétéécritesàproposd’une intelligencesupposée entre mon père, et son cousin José Obdulio Gaviria,actuellement sénateur d’Antioquia. Mais ces déclarations n’ontabsolument aucun fondement. Je me souviens avoir vu mon pèreréprimer son cousin parce qu’il se pensait meilleur que lui. Mon pèreparlait rarement de lui, et il n’avait aucune raison de le faire car JoséObduliones’estjamaiscomportécommeunmembredelafamille.Mais,quandilmentionnaitsonnom,monpèrel’appelaittoujours«monputain

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decousin».Parmi lesmilliersdephotosde famillequenousavonsdesannées1970,JoséObdulion’apparaîtpassuruneseuled’entreelles.

Audébutdesannées1980,monpèren’avaitpasunenneminiunseulcontentieux avec la loi.Mais la croissance de sa puissance économiquel’obligea à embaucher ses premiers gardes du corps : Rubén DaríoLondoño, plus connu sous le nom de « Cassava », qui était un jeunedélinquant de La Estrella, et Guillerma Zuluaga, qui se faisait appeler«Catwalk».

Peu de temps après il réalisa qu’il avait aussi besoin d’êtreconstammentaccompagnéd’unmotardquiconduiseàcôtédelafenêtreduconducteur.Ilcherchaencoreetencore,faisantpasserdesentretiensà tour de bras, à tester des candidats, mais personne ne semblait à lahauteur jusqu’à ce qu’il rencontre Luis Carlos Aguilar, surnommé«Crud».Aguilarpassauntestdifficilepourlequelmonpèreempruntaitdes routes à sens unique à l’envers, passait à travers les ronds-points àfondlacaisse,etconduisaitsurlestrottoirs.Crudcommençaàtravaillerpourmonpère en1981, et on lui donna immédiatementunepuissantemotoHondaXR-200etunpistolet.

Mon père rentra à la maison, accompagné de ses trois premiersgardes du corps, et nous annonça qu’ils nous accompagneraientmaintenant vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mon père, ma mère,moi, et ma sœur (dès sa naissance) étions constamment sous laprotectiond’unepetitearmée.

Àcausedelaviequenousmenions,j’aipartagéunebonnepartiedemon enfance avec les pires criminels du pays. Quand nous étions desfugitifsouquenousétionsenvoyage,mescompagnonsdejeuétaientdesgens que je ne connaissais que par leurs surnoms : « Brosse à dents »,«Archivaldo»,«Herpès»,« l’Étalon»,«Pinina»,«Catwalk»,«Crâned’œuf », « Tireur », « Alcool de maïs », « Giclure », « Séforo », «Chimpanzé », « Schtroumpf », « Oreilles », « Sourcils », « le Jap » et«Mystère»,parmibiend’autres.Jemesouviensquelesennemisdemonpère avaient l’habitude de dire qu’il possédait une armée d’assassins,

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maisluiparcontrepréféraitdiresurletondelablaguequ’ilavait«unearméed’enculés».

De tous les hommes ayant rejoint le groupededélinquants demonpère, il y enaunqui vaut le coupd’êtredécrit : «Tabloïd »,un jeunehommequisedémarquaitparsonattitudetrèsdure,son«swag»,etsonextrêmemaîtrisedulunfardo(unargotoriginairedeBuenosAires).Ilsedémarquait aussi par son goût des « narco-salopes », comme il aimaitappelersesnombreusesmaîtresses,dontilfaisaitsculpterlecorpsenormassif sous la forme de pendentifs, bracelets, bagues, colliers oumontres.IlavaittoujourssonSmith&Wessoncalibre38sursahancheetunAK-47danslesmains.

Je n’avais aucun compagnon de jeu demon âge quand nous étionspoursuivis,doncjejouaisaufootsurNintendoavecsesgardesducorps.Lorsque nous étions peunombreux, nous jouions à la balle. Je finissaistoujoursaumilieuàdevoirattraper laballe,etçame frustrait toujoursqu’ilsneveuillentpasmeladonner.

Lavéritableraisonpourlaquellejen’avaispasd’amisdemonâgeestquebeaucoupdeparentsàl’écoleSanJosédelaSalleavaientinterditàleursenfantsdejoueravecmoi.Aprèstout,êtrelefilsdePabloEscobarn’étaitpastoutàfaitêtreceluideGabrielGarcíaMárquez.J’avaisdoncdroitàmonlotdediscriminations.

Jen’aipasgrandiaucountryclub,mêmesinousvivionsjusteàcôté.Je n’étais pas ami avec les élites de la société parce que ce genre depersonnes approchaient mon père uniquement pour lui vendre despropriétés, des œuvres d’art, pour lui proposer une affaire, maiscertainement pas par amitié. Au lieu de ça, comme mon père étaittoujoursentourédesplus fortséléments, je lesconsidérais tous,enfant,comme faisant partie d’une gigantesque famille. Voilà le monde danslequelj’aigrandi.C’estmaréalitéàmoi.

La construction du domaine de Nápoles changea la vie de toute lafamille. La propriété faisait office de point de relais à partir duquel les

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avions transportant la cocaïne atterrissaient et décollaient nuit et jourversleMexique,l’Amériquecentrale,lesCaraïbes,etlesÉtats-Unis.

Je me souviens d’une nuit lors du premier Nouvel An que nouspassâmesàNápoles :monpèreétaitmontédanssonSUVNissanPatrolpourallerjusqu’àlapisted’atterrissage,etjemesouviensl’entendredireà ses hommes qu’un avion en partance du Mexique était sur le pointd’atterrir.Nousétionsle31décembre1981,ilétaitonzeheuresdusoiretlanuitétaitclaire.Luietseshommesinstallèrentunepistedefortuneen formant des cercles de flammes avec de l’essence, et en plaçant destorchesetdeslanternesafinquel’avionpuisseseposerentoutesécurité.En dix minutes, ils devaient charger la cocaïne, changer le numérod’immatriculation,peindreunautredrapeausurl’avionetleguiderpourle décollage. Ensuite, ils éteignirent les lumières avant de rejoindre lafête.

Mon père essayait de ne pas m’impliquer dans ses affaires, maisc’étaitparfoisenvain:jepouvaistoutvoiràpartirduterraindefootballdelapropriété,oùnousavionsl’habitudedelancerlesfeuxd’artifice.

Lesgensavecquij’aiparlépourécrirecelivreonttousremarquéquemonpèreavaitundonpourtromper lesautorités.Quandils trouvaientune piste d’atterrissage et qu’ils la détruisaient, mon père en trouvaitrapidement une autre. Quand ils faisaient une descente dans unlaboratoire, mon père en installait un nouveau en seulement quelquesjours.Engénéral,lesgenssesouviennentparticulièrementd’uncoupsurune piste d’atterrissage située à une heure de la propriété, près d’unezoneappeléeLechería.Laplaineétaitparfaitementplaneetd’environunkilomètrede long.Monpèreavait ordonnéque l’herbe soit plantée surune ligne courbe, de manière qu’en arrivant sur place on n’aperçoivequ’uneroutesinueuseetunemaisondecampagneaumilieu.

Monpère avait conçu lapropriétéde sorte à troubler les avionsdereconnaissance et les hélicoptères antidrogues de la police, qui nevoyaientqu’unjolipaysagequandilslasurvolaient.Maislamaisonétaitenfaitmontéesuruneplateformeàroulettesquipouvaitêtreaccrochée

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et tiréeparun camion sur quelquesmètres afinde laisser la voie libreauxavions.Quandunecargaisondecocaïnearrivait,quelqu’un tirait laremorque pour faire apparaître une piste d’atterrissage poussiéreuselongue de mille mètres. L’herbe avait pour effet de créer une illusionbucolique.

Letraficdecocaïneétantenconstantétatdechangementet,chaquechaînon devant être gardé secret, mon père et Gustavo cherchaientcontinuellement de nouveaux moyens d’envoyer la cocaïne aux États-Unis.Ilstrouvèrentalorsunnouvelitinéraireparl’îledeCuba.Plusieurshommes de mon père remarquèrent qu’il y envoyait de nombreusescargaisons grâce à la complicité de hauts dirigeants du gouvernementcubain.

Pour diriger les opérations, ils envoyèrent Jorge Avendaño, connusous le nomde « Crocodile », à LaHavane. Il allait à la rencontre desavionsvenantdeColombiesurunepisted’atterrissagede lacôteestdeCuba, chargeait la cocaïne surdeshors-bordqui partaient ensuite pourIslamorada,unvillagede l’archipelKeys enFloride entreMiami etKeyWest.

Cet itinéraire pour le moins compliqué fonctionna sans encombredurantdeuxans,avantquelescomplicesmilitairescubainsdemonpèresoientdécouverts,jugéspourtrahisonetexécutésen1989aprèsunlongprocès.Jen’ai jamaisparlédecesévénementsavecmonpère,mais,enparlant à ses hommes impliqués dans ce scandale, je comprenais quemonpèreavaitdegrosproblèmes.

Aprèsdesannéesàgérer lesdifférentesphasesdu traficdecocaïne,mon père décida d’arrêter le traitement de la pâte de coca, car leslaboratoires étaient de plus en plus sujets aux descentes des brigadesantidrogues. Il était aussi fatigué de l’incompétence avec laquelle lessubstanceschimiquesétaientgérées,quiprovoquaient fréquemmentdesexplosionsetcausaientlamortdenombreusespersonnes.

Dès lors, il arrêta la fabrication de cocaïne, pour se concentreruniquement sur l’exportation le longde ses itinéraires sécurisés comme

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laFannyetlabanane.Malgrélesprixélevésqu’ildemandaitauxnarcospourenvoyerleurproduitàl’étranger,monpèredevintundesplusgroscontrebandiersdecocaïneaumonde.

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L’excès-Ebook-Gratuit.co

Ce récit dépeint une période de la vie dema famille qui prit fin il y aplus de vingt ans. À cette époque, nous menions une vie d’opulence,emportés dans un tourbillon d’excès, de luxe à outrance etd’extravagance. Loin de moi l’idée de fanfaronner : mon intention estplutôtdedécrirelemondedanslequelj’aigrandi.

À mon neuvième anniversaire, en 1986, je reçus un cadeau dontj’étais trop jeune pour comprendre la signification : un petit coffrecontenant les lettresd’amouroriginalesécritesparManuelitaSáenz,augrand libérateur latino-américain Simón Bolívar. Je reçus égalementplusieursmédaillesdeBolívar.

Leschocolatset les invitationspourmapremièrecommunionfurentimportésdeSuisseàbordde l’avionprivédemonpère.Mamèreavaitenvoyé Gregorio Cabezas (notre cuisinier en chef à l’immeuble deMónaco, une de nos propriétés de Medellín) jusqu’en Suisse poursélectionner leschocolatset lescartes,et luidonnaassezd’argentpourqu’il ramène les meilleurs chocolats disponibles sur le marché. Sur letrajetduretour,l’avionfitescaleàParispourprendrevingtbouteillesdePetrus1971,undesvinslespluschersaumonde.Quelquesannéesplustard,dix-neufdecesbouteillesfinirentàlapoubellecarpersonnenelesavaitbues.Ilsembleraitquequelqu’unlesaitjetéescarellesavaientl’airvieilles.

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Àmesonzeans,en1988, j’avaisdéjàtrentemotosàgrandevitesse,jepossédaisaussilesmeilleuresmoto-cross,lesmeilleuresmotosàtroisroues,kartsoubuggiesdisponiblessurlemarché.J’avaisaussitrentejet-skis.

Pour mes treize ans, on m’offrit ma première garçonnière pourminimiser les risques de sécurité : elle comportait deux grandeschambresàcoucher,lamienneavaitmêmedesmiroirsauplafond,etunbarfuturiste.Unepeaudezèbres’étalaitaussidanslesalon,etilyavaitunechaiseVénus.

Quelques anecdotes à propos de la propriété de Nápoles : on ytrouvaitunestationd’essenceetunecarrosseriepourrépareretpeindrelesvoituresetlesmotos.Ellecomptaitvingt-septlacs;centmillearbresàfruits ; laplusgrandepistedemoto-crossdetoute l’Amériquelatine;unJurassicParkavecdesdinosauresàtailleréelle;deuxhéliportsetunepiste d’atterrissage d’un kilomètre ; mille sept cents employés, trentemillionsdemètrescarrésavectroiszoosetdixrésidences.

Pour le sixième ou septième Nouvel An que nous avons passé àNápoles,monpèreavaitimportéunnombreincalculabledeboîtesàfeud’artificevenantdeChine.Chaqueboîtecoûtaitcinquantemilledollars.Il donna lamoitié d’entre elles à ses hommes, et le reste à la famille.Quand les premiers jours de janvier arrivèrent, il restait tellement deboîtesdefeud’artificequecertainesétaientencoresousblister.

ÀNoël,undeshélicoptèresdemonpèrefututilisépourdistribuerdela crème pâtissière, des beignets, et même des boudins à tous lesmembresdelafamille.Unemanièrepourlemoinsoriginalederéunirlafamille,n’est-cepas?

Pourlesfêtesdefamille,onorganisaitsouventdestombolasdontlesprix étaient des peintures ou des sculptures d’artistes célèbres, ou desantiquitésrares.

Toutes les serviettes de la propriété étaient brodées du nom de larésidence : LaManuela, Nápoles, par exemple. Les femmes deménage

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portaient une tenue spéciale et prenaient des leçons demaquillage, etmamèreleurpayaitdesmanucures.

Deux fois par semaine, des fleurs étaient transportées en avionjusqu’à notre duplex demille cinq centsmètres carrés dans l’immeubledeMónacoàMedellín.Quandmamèredemandauneexplicationàmonpère,celui-cirépondit:«Machère,siOnassisfaitvenirdupainchauddeParis pour Jacqueline, alors je peux envoyer un avion pour te ramenerdesfleursdeBogotá.»Touslesdînersàl’appartementdeMónacoétaientaccompagnésparunvioloniste.

Ma mère engagea des artisans vénitiens afin qu’ils fabriquent desnappes pour notre table de vingt-quatre places à notre appartement del’immeuble Mónaco. La taille des nappes était si importante, et labroderie siminutieuse,que les artisanspouvaientmettre trois àquatreanspourenfabriquerune.LecélèbreorfèvredanoisGeorgJensenconçutet réalisa tout un set de vaisselle en argent, avec les monogrammesentrelacés des noms Escobar et Henao. Quand ma mère passacommande, ils lui répondirent qu’ils n’avaient pas reçu d’aussi grandecommandedepuisdessiècles.Leprixétaitdequatrecentmilledollars.ToutecetteargenteriefutvoléeàMedellínen1993.

Le premier prix du tournoi de tennis privé de l’appartement deMónacoétaitunevoitureneuve.Seuls lesmembresde la famille et lesamisparticipèrent,etsilegagnantétaitriche,ilouelledevaitfairedondelavoitureàunefamillepauvre.

MesparentsvoulaientconstruirelamaisondeleursrêvessurundesmeilleursterrainsduquartierElPobladodeMedellín.Ilsengagèrentdesarchitectes californiens célèbres, qui envoyèrent ensuite les plans ainsiqu’unemaquette du projet quimesurait quatremille cinq centsmètrescarrés. Le décorateur demamère n’arrêtait pas de faire des histoires :«Ilssontfous,cesarchitectes,l’entréedelamaisonestplusgrandequecelle de l’Hôtel InterContinental, et on pourrait conduire une voituredanscescouloirs!»

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Dans sa collection de voitures, mon père avait une limousineMercedez-Benz verte de l’armée ayant appartenu à Carlos Lehder, et,avantça,àunhautofficierallemanddurantlaSecondeGuerremondiale.IlavaitégalementunemotoitalienneGuzziayantappartenuàungénéralproche du dictateur Benito Mussolini. Il possédait aussi une Mercedes-Benz décapotable noire de 1977, ainsi qu’une diligence du Far Westaméricaineavecintérieurcuir,rideauxetfinitionsenbois.IlavaitaussiunePorscheCarreramarron,quifutsapremièrevoituredecourse.

Mamèreadorait lessoiréesàthème.Àtelpointqu’elleenvoyaituntailleurchezlesfamillesdesinvitésaveccommeinstructiondecréerundéguisement pour chacun d’entre eux. Tout à nos frais, bien sûr. Nousavonsfêtélecinq-centièmeanniversairedeladécouvertedesAmériquesavectroiscaravellesconstruitesàl’échellequivoguaientdanslapiscine,etnousportionstousdescostumesd’époque.Nousavionsaussiorganiséune fêtesur le thèmedeRobindesBois,avecdesarcs,des flèches,desépées, des chevaux. Un photographe personnel était présent à tous lesrassemblementspourimmortaliserchaquemoment.Lafêted’Halloweenavait une saveur particulière, et jeme souviens que l’ondistribuait desprixpourlesmeilleursdéguisements.

Unemaquilleuseetunecoiffeuseprofessionnelles’occupaientdemamère tous les jours. Quand ma mère était enceinte de Manuela, ellevoyageaitfréquemmentjusqu’àBarranquilla,surlacôtecaribéenne,avecle jet privé de mon père. Là-bas, un célèbre styliste lui fabriquait desvêtementsdegrossesse.

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Nápoles:entrerêvesetcauchemars

«Àmamort, j’aimeraisêtreenterré icietquevousplantiezunarbreàkapok au-dessus demoi. Ah oui, et j’aimerais aussi que vous ne veniezjamaisme rendre visite. Le corps est uniquement un outil qui nous estoffertpourquenoussoyonssurterre.»

C’était la troisièmeet ladernière foisquemonpèrenousdit, àmamèreetmoi,cequ’ilvoulaitquel’onfassedesadépouilleaprèssamort,qu’il pressentait imminente. C’était un samedi après-midi tout à faitpaisible,etnousétionspartis faireuntourenvoitureautourduzoodeNápolesàborddesonSUVNissanPatrol,quandils’arrêtapourpointerdudoigtl’endroitexactoùilvoulaitêtreenterré.

Mais nous n’avons pu lui accorder ses dernières volontés et, encoreaujourd’hui,ilestenterréaucimetièredeMedellín.SANS L’OMBRED’UNDOUTE, NÁPOLES ÉTAIT la propriété à laquellemonpèretenaitleplus.Ilarrivapourlapremièrefoisdanscetterégiond’Antioquia,qu’onappelleMagdalenaMedioetquibénéficied’unclimatdoux, au début de l’année 1978. Il avait passé un an à chercher unendroit qui possédait à la fois un bout de jungle, de l’eau et desmontagnes.À l’aidedesonhélicoptèrequ’ilavaitachetéaudébutdesafortunegrâceautraficdecocaïne,ilvoyageaàtraversCaucasia,SantaFedeAntioquia,Bolomboloetunegrandepartiedu restedudépartement

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d’Antioquiasans jamaistrouverunlieuquiréunissaitsesconditions.Unjour,AlfredoAstado,quiétaitunparentdemamère,vintaubureaudemon père pour lui parler d’une proposition de vente publiée dans lejournalElColombiano qui proposait une ferme à Puerto Triunfo, situéeprès de l’autoroute en construction entre Medellín et Bogotá. Alfredoexpliqua alors que cette zone, située dans le centre du pays, était trèsbelle et avait de bonnes chances de devenir prospère de par laconstructiondel’autoroute.

Mon père accepta, et Alfredo arrangea un entretien avec l’agentimmobilierpourvisiterlesterresleweek-endsuivant.Lerendez-vousfutreportétroissemainesplustard,carmonpèreetGustavoétaienttoutletempsempêtrésdansdesproblèmes.

Enfin, ilsprévirentdeserencontreràdeuxheuresunsamediaprès-midi, dans un restaurant de bord de route appelé Piedras Blancas, auxenvirons de la ville de Guarne. À cette époque, mon père et Gustavoétaient passionnés de moto et participaient à des courses, et c’estnaturellementqu’ilsdécidèrentdefairelevoyageàmoto.

Les deux aventuriers préparèrent un petit sac de vêtements pour leweek-end,maisilsn’avaientpaspenséauxfortespluiesquiinondaientlarégionàcetteépoquede l’année.Aussitôtpartis,uneaversedetous lesdiables les trempa comme des serpillères, mais ils décidèrent decontinueràroulerpouréviterd’ypasserlanuit.

Après plusieurs glissades et blessures, et d’innombrables pauses àfumerdespétards,ilsfinirentpararriveràSanCarlospeuavantminuit,à mi-chemin de leur destination. Pas une lumière n’éclairait la ville –monpèreetGustavopassèrentdemaisonenmaisonpour réveiller lesgensettrouverlespropriétairesdumagasindevêtements,durestaurantet de l’hôtel. En deux temps trois mouvements, les trois commercesouvraient leurs portes. À une heure du matin, après avoir acheté denouveauxvêtementsetmangéuneincroyablequantitédenourriture,ilsdécidèrentd’allersecoucheràl’hôtel.

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Le dimanche, ils arrivèrent enfin à la propriété deHezzen à PuertoTriunfo après avoir planté leurs motos au moins quatre fois. L’agentimmobilier leurprésenta lepropriétaire, JorgeTulioGarcés,quin’étaitautrequel’ancienennemidemonpère,celui-làmêmeavecquiils’étaitbattuquelquesannéesplustôtlorsd’unefêteàLaPaz.

Ils se saluèrent tous deux sans mentionner leur querelle passée, etpartirent prospecter la propriété à dos de cheval. Après la visite, monpèreoffritd’acheterlaterre,maisJorgeTulioluiréponditqu’ellen’étaitpasàvendrecarelleluiavaitététransmiseparsafamille.

Le lendemain, ils visitèrent d’autres propriétés. Ils tombèrentfinalement sur une magnifique propriété de huit millions de mètrescarrés du nom de Valledupar. Juste à côté se trouvait une autrepropriété,pluspetite,appeléeNápoles.

Après une longue négociation au cours de laquelle Jorge Tulioexigeaitdes sommesexorbitantespouréviterdevendre sa terreàmonpère, luietGustavo finirentparacheterValleduparpour35millionsdepesos,c’est-à-dire915000dollarsàl’époque.Maisleterrainnesemblaitpas assez grand pour mon père. Ainsi, les mois suivants, il fitl’acquisitiondeNápoles,puisdeneufautres terrains, jusqu’àobtenirundomaine de 19 millions de mètres carrés, pour un montant de90 millions de pesos (2,35 millions de dollars). C’était exactement cequ’il voulait : unegigantesquepropriété avecdes rivières, de la jungle,desmontagnesetunclimatagréable.

J’avais un an, etmon père semit en tête de construire son projet,voyageantjusqu’àPuertoTriunfochaqueweek-endenmoto.Ilcommençad’abord par agrandir lamaison principale de Valledupar, qu’il ne tardapasàrenommerNápolesenhommageàAlCapone,dontlepèreestnéàNaples,enItalie.MonpèreadmiraitAlCaponeetlisaittousleslivresetarticles de journaux qui lui étaient consacrés. Lors d’une des seulesinterviews que mon père ait jamais accepté de donner, un journalistejaponais lui demanda s’il pensait être plus grand qu’Al Capone. Il

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réponditainsi:«JenesaispasàquelpointAlCaponeétaitgrand,maisjepenseledépasserd’unoudeuxcentimètres.»

Des centaines d’ouvriers réussirent à reconstruire la maison,rebaptisée Nápoles en un temps record. La Mayoría, notre manoir dedeuxétages,étaitd’unearchitectureexcentrique,maissonaménagementétaittoutàfaitluxueux.

La chambre de mon père jurait avec le reste de la propriété. Ellemesurait cinq mètres carrés, ce qui est vraiment petit et hors deproportioncomparéàl’immensitédelamaison.

Lepremierétagecomptaithuitchambrespouvantaccueillirchacunehuit personnes, toutes identiques les unes aux autres. Trois grandsgarages à l’arrière de la maison étaient censés pouvoir abriter cinqvéhicules chacun, mais nous avions tellement d’invités que mon pèreinstallaplutôtdessallesdebainetdeslitssuperposés.

Àcôtédelapiscine,dansunemaisonnetteouverteàtoitdetuilesenterre cuite, s’ouvrait une salle de télévision qui pouvait contenir trentepersonnes. À côté se tenait un énorme bar avec dix tables de quatrepersonnes décorées d’énormes bouteilles de whisky, et remplies desdernièresbornesd’Arcade,dontPac-Man,Galaxian,Donkey-Kongetbiend’autres.

Unjour,untravailleuramenaunquenettier,quemonpèrefitplanterprès de la piscine.Quand l’arbre fut assez grand,monpère grimpait lelongdutroncjusqu’àlacimeetlançaitdesfruitssurceuxquiavaientlemalheurdeprendreunbain.

À un moment, mon père a décidé d’acheter la plus grande gruedisponibledeColombiepourtransplanterdesgrandsarbresàNápoles.

Ilplantaaussidesmilliersd’arbresfruitiers,dontdesmanguiers,desorangers, des pois sucrés et des citronniers. Son rêve était de pouvoircueillirdesfruitssansdevoirsortirdesavoiture.

Les garde-mangers où nous stockions la nourriture ressemblaient àdescavesàvin,ethuitpersonnespouvaient tenirdanschacundes troisréfrigérateursde lacuisine.Partoutoùnousallionsdesserveursétaient

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là, prêts à répondre aumoindre de nos besoins : desmaillots de bainpour tous les âges, des couches pour ceux qui auraient oublié d’enapporter,deschaussures,deschapeaux,desshorts,dest-shirts,etmêmedesbonbonsimportésdel’étranger.Etsiquelqu’unvoulaitboireunshotd’aguardiante,onluidonnaittoutelabouteille.Nápolesétaitunendroitoùtousnosbesoinsetceuxdenosinvitéspouvaientêtrecomblés.

Mamèreet ses amis jouaient souventau tennis sur les courtsde lapropriété,etorganisaientmêmedestournois.Siquelqu’unnesavaitpasjouer, ils engageaient un professeur particulier et l’amenaient parhélicoptère de Medellín. Je ne sais pas où mon père eut l’idée deconstruire plusieurs dinosaures à taille réelle ainsi qu’un mammouthlaineux,maisilsfurentconstruitsparunartistedeMagdalenaMedioplusconnu sous lenomde «démon »bienavant queSpielbergneproduiseJurassicPark.Ces immensesanimauxdecimentauxcouleursvivessonttoujours là-bas. Bien des années plus tard, les policiers y percèrent destrouslorsd’unraid,pensantqu’ilsétaientremplisd’argent.

Les familles Escobar et Henao adoraient Nápoles et venaient nousrendre visite quasiment tous les week-ends. Durant l’âge d’or de lapropriété, ma mère appelait les invités pour leur demander s’ilspréféraient voyager par hélicoptère, avion privé, camionnette oumoto,et leur demandait leurs horaires préférés de départ et d’arrivée. Je nesuis jamais allé au ranchNeverland deMichael Jackson aux États-Unis,mais jepensequeNápolesétaitaussi impressionnante.De laminuteoùvous arriviez, à la seconde où vous repartiez, c’était une aventure dechaqueinstant.

Monpèreadoraitlessportsextrêmes,etsonendroitpréférédetoutel’haciendasetrouvait le longde larivièreClaro.Pourrendre leschosesplusexcitantes, ilappelait sonamipiloteRicardo«Rasoir »LondoñoàMiamietluicommandaitungrandnombred’hydroglisseurs,unRolligon,desbuggiesetdesavionsultralégers.Sonpasse-tempspréféréduweek-end était de conduire ces hydroglisseurs beaucoup trop bruyants. Ils’écrasait parfois sur les rochers tandis qu’il descendait et remontait la

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rivière, et chaque véhicule endommagé était immédiatement remplacéparunautre.Nousdescendionstouslesdeuxlarivièreennageantl’unàcôtéde l’autre, nous aidant parfois des chambres à air. Jeme souviensd’unefoisoùjen’avaispasétébienloindemenoyer.

Les vols récréatifs d’hélicoptères n’arrêtaient jamais au-dessus desrivières de la propriété, dont Doradal était une des plus grandes deNápoles.C’estenobservantceballetquemonpèreeutl’idéedecréerunbarrage sur l’une des rivières afin de créer un lac et d’y pratiquer dessports aquatiques.Sept centsouvriers arrivèrentpour travailler sur sonimmenseprojetdeconstruction,maisildutl’annulerunanplustardenraisonde son coût astronomique et d’unmanqued’expertise technique.Leprojetavaitprisunesimauvaisetournurequecertainsexpertsavaientmêmeavertimonpèrequ’ilrisquaitd’inonderlepetitvillagedeDoradal,ainsi que d’autres propriétés, s’il décidait de poursuivre sonœuvre. Unjour, alors quemon père rentrait de l’haciendaVeracruz, propriété desfrères Ochoa Vásquez, il eut l’idée d’ouvrir son propre zoo. Les frèresOchoaVásquez avaient construit unemagnifiquepropriété dans la villedeRepelón, près de la côte caribéenne.Monpère avait été fasciné parles animaux exotiques présents dans l’hacienda. Il retourna à denombreusesreprisesaudomainedesOchoapourobtenirdesconseilssurlamanièrede tenirunzoo,et il appritainsique la surviedesanimauxdépendait de leur habitat. Pour être sûr de bienmaîtriser son sujet, ilacheta l’encyclopédie National Geographic, étudia le climat local, etsélectionnadesespècesd’animauxpouvants’yadapter.

Son rêve de zoo allait devenir réalité en 1981, quand mon pèrevoyageapourladeuxièmeoutroisièmefoisauxÉtats-Unisavecmamèreetmoi.EnbonsAntioquiens,nousétionsaccompagnéspardenombreuxmembres de la famille : tous les frères et sœurs de mon père, leursépouses et les enfants, deux cousins, et mes grands-parents Abel etHermilda.

Selon ma mère, la famille dépensa des quantités d’argentastronomiques aux États-Unis. Ils achetaient tout ce qu’ils avaient sous

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les yeux en remplissant des douzaines de valises en vêtements et enbabioles.Chaquemembredelafamilleavaitsonpropreconsultantpourles achats et les visites touristiques. Ils employaient aussi un chauffeurcapabledeleurfournirtoutcedontilsavaientbesoindurantlevoyage.Ils dépensaient tellement d’argent qu’un jour, alors que mes prochesfaisaient des achats à la bijouterie Mayor’s Jewelers de Miami, lesemployés fermèrent la boutique pour donner une attention exclusive àmafamille.Personnen’étaitarméoun’avaitdegardeducorps,notreviedefamillen’étaitpasencoreencombréedetellescomplications.Cefutlaseule et unique période de plaisir et d’extravagance dont mon père avraimentpuprofiter.

En rentrant en Colombie, mon père assigna à Alfredo la tâche detrouver un zoo aux États-Unis où ils pourraient acheter des éléphants,des zèbres, des girafes, des chameaux, des hippopotames, des bufflesd’eau, des kangourous, des flamants roses, des autruches, et d’autresespèces d’oiseaux exotiques. Il renonça aux lions et aux tigres car ilvoulaitquetouslesanimauxpuissenterrerenliberté.

Quelques semaines plus tard, Alfredo informamon père qu’il avaitpris contact avec les propriétaires d’un centre d’élevage pour animauxsauvagesàDallas,auTexas,quicapturait lesanimauxenAfriqueet lesemmenaient aux États-Unis. Tout excité, mon père organisa un autrevoyage avec toute la famille pour mener à bien les négociations. Enatterrissantàl’aéroportdeDallas,nousfûmessurprisdevoirhuitoudixlimousines nous attendre sur le tarmac. Il y en avait tellement que j’aimême pu en avoir une pour moi tout seul, où je pus regardertranquillementTom&Jerryàlatélévisionenbuvantunénormeverredelaitauchocolat.

Mon père était enchanté par la diversité des animaux disponibles.Commeunenfant impatient, ilmontaquelquesminutes sur ledosd’unéléphantavantdenégocieravec lespropriétairesducentred’élevageetd’établir une transaction à deux millions de dollars en cash. Lepropriétairefitlapromessedeluienvoyerrapidementsesanimaux.

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De retour à l’hôtel, mon père m’acheta un ballon de baudrucheremplid’hélium,etnouspartîmes joueravecdans lachambre. Il semitsoudainàsourireetmedemanda:«Gregory,est-cequetuaimeraisvoirtonbiberonvolerdansleciel?»

–Ohoui,Papa!»,répondis-je,innocemmententhousiaste.«Trèsbien,alorsviensm’aider,onva lenouerensemblepourqu’il

netombepas.»J’étaistoutexcitéàl’idéedevoirmonbiberonvoler.Ilnoualefil,et

ensemble,nouslançâmesleballonparlafenêtre.Nousavonsmêmeprisunephotoavecunpolaroïd.Maisj’avaisensuiteremarquéqueleballonnerevenaitpas,alorsjeleréclamaienlepointantdudoigt.

« Fils, je ne pense pas que ton biberon redescende avant trèslongtemps…Regardecomme il flottedans le ciel. Il est tempspour toideboiredansunverre,commeunhomme»,medit-il.

Lepremiergrouped’animauxpourlezoodeNápolesarrivaàquaiauport de Necoclí, sur la côte caribéenne, à quatre cents kilomètres deMedellín. Les voyages en bateau étaient plus lents et exposaient lesanimaux à de plus grands risques ; c’est pourquoimon père décida detransporter les futures livraisons via des vols clandestins. Pour menercette mission à bien, il désigna son ami Fernando Arbeláez, qui louaplusieurs avions de transportmilitairesHercules ayant pour instructiond’atterrir à l’aéroport Olaya Herrera de Medellín après la fin desopérations officielles de la journée. Il put mettre cela en place car lesmesuresdesécuritéàcetaéroportétaient inefficaces,etparcequemonpère possédait deux hangars juste à côté de la piste d’atterrissageprincipale.

Arbeláezremplitsamissionavecunegrandeprécision,et lesavionsarrivèrent quelquesminutes après six heures du soir, après que la tourde contrôle et les feux de piste se furent éteints. Les avions Herculesatterrirent, sans couper les moteurs, et là, venus des hangars, denombreux employés conduisant camions et grues se ruèrent pourdécharger les caisses d’animaux avec une étonnante rapidité. L’instant

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d’après, les avions redécollaient vers le ciel.Quand la police arriva surplace,alertéeparlebruit,ellenetrouvaquedescaissesvidespleinesdeplumes et de poils d’animaux. Après cette aventure, Arbeláez se vitattribuerlesobriquetde«l’homme-animal».

Cette stratégie permit à mon père d’amener rapidement pleind’animauxàNápoles, justeaumomentoùallaitouvrir l’autorouteentreMedellín et Bogotá. Mais ils n’avaient toujours pas de couple derhinocéros.PourlesramenerdesÉtats-Unis,monpères’offritlesservicesd’unaviateurd’expérienceetdesonavionDC-3,quiacceptadetenterunatterrissage àNápoles surunepistede300mètres alors que l’avion ennécessitaitunede1,200km.

Aprèsquelepiloteeutmesurélesdistancesetavoircalculéletempsde freinage, l’avion descendit des cieux au-dessus de Nápoles etaccomplit un atterrissage parfait. Lorsqu’il toucha le sol, le pilote fittourner l’avion une bonne dizaine de fois sur sa roue arrière avant des’arrêter à deux doigts de la rivière Doradal. Un énorme poisson auxdentsacéréesétaitpeintsurlenezdel’avion.Jemesouviensqu’ilavaitunregardmalicieuxetuncigareallumédanslabouche.

Le zoo était bientôt prêt mais mon père voulait toujours plusd’animaux. Et il avait plutôt des goûts de luxe. Comme ce couple deperroquets noirs qu’il avait achetés à Miami, en allant récupérer unedettedeseptmillionsdedollarsqueluidevaitundealerdecocaïne.Bienqu’ileûtrendez-vouscetteaprès-midi-lààdeuxheuresavec ledealer, ilavait préféré à la place voir le propriétaire des oiseaux qui lui avaitdonné rendez-vous à la même heure à l’autre bout de la ville. D’unevaleurdequatrecentmilledollars,lesperroquetsétaientlesanimauxlesplus chers de tout le zoo. Des semaines plus tard, mon père fit uneréclamation après que son vétérinaire eut remarqué que les oiseauxavaientétécastrés.

Mon père passait de longues heures devant les cages à admirercertainsdesoiseauxlesplusexotiquesaumonde.Lesperroquetsétaientsespréférés,etnousenavionsdetouteslescouleurs.Maiscen’étaitpas

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encore assez. Lors d’un voyage au Brésil, en mars 1982, il fit ladécouverte d’un perroquet bleu avec des yeux jaunes, unique en songenreetprotégépar la loibrésilienne.Monpèren’enavaitque faireetdemanda à son pilote de le faire sortir discrètement du pays. Leperroquetvoyageaseuldansl’avionprivédemonpère.Sonprix?Centmilledollars.

Les derniers animaux à arriver au zoo furent un couple de jolisdauphins roses quemonpère acheta enAmazonie. Ils vivaient dans undes lacs quemonpère avait fait construire auHonduras, unepropriétéqui était à dix minutes de Nápoles, et je jouais avec eux l’après-midi,malgréleurodeurfétide.

Enfin, satisfait de son zoo qui accueillaitmaintenant presque 1 200animauxexotiques, ilétaitprêtàl’ouvriraupublic.Maisquelquechosesemblait manquer au tableau : une entrée. Il commanda alors laconstruction d’un énorme portail blanc avec le mot « Nápoles » écritentrelescolonnes.Et,justeau-dessus,égalementpeintenblancavecunebandebleue sur le côté, siégeaitunavionPiperPA-18 immatriculéHK-671.

Cet avion fut l’objet de nombreuses rumeurs. Certaines personnes,par exemple, ont émis l’hypothèse qu’il s’agissait de l’avion avec lequelmonpère fit sapremièreexpéditiondecocaïne.Mais la réalitéest toutautre.Cepetitavionavaitappartenuàunamidemonpèreavantqu’ilne s’écrase en bordure de la piste d’OlayaHerrera, àMedellín. L’avionétait resté là, abandonné pendant plusieurs mois, jusqu’à ce que monpère le remarqueetdemande lapermissionà sonamide leprendre. Ill’avaitensuitefaitameneràNápolespourlefairerestaurerentièrementsans lemoteur. L’extérieur de l’avion était recouvert de tissu, ce qui lerendaitunique.

Ilyeutaussibeaucoupd’histoiresautourdelavieillevoiturecribléedeballes,quemonpèreavaitplacéeà l’entréede lazoneprincipaleduzoo.Seloncellequel’onentendleplussouvent,ils’agissaitdelavoituredu célèbre couple de voleurs américains Bonnie et Clyde, tués en

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mai1934.Monpèreétaitungrandfan,etnousregardionsensembletouslesfilmsqu’Hollywoodavaitfaitssurlesujet.Mais,enréalité,lavoitureavaitétéassembléeparAlfredoAstadoàpartirdedeuxautresvoitures.Lechâssisd’unSUVToyotaenétaitlaseulepièceencoreenétataprèsleviolentaccidentquiavaittuéFernando,lefrèrecadetdemonpère,alorsqu’il emmenait sa petite amie en promenade au volant de sa nouvellevoiture.Lacarrosserievenaitd’unevieilleFordde1936qu’Alfredoavaitreçue en cadeau. Alfredo avait utilisé ces pièces pour construire uneseuleetmêmevoiture.

MaisAlfredon’avaitpasimaginéqu’unjour,tandisqu’ilétaitenvillepourfairedescourses,monpèreallaitdécouvrirlaFordrefaçonnéechezlui. Sans demander la permission, mon père l’avait fait emmener àNápolespourl’exposer.Leweek-endd’après,quandilvintappréciersonœuvre,mon père sortit unemitraillette et demanda à plusieurs de seshommesdeprendreleursarmespourtirersurlavoitureafindesimulerles167ballesqu’avaitreçueslavoitureoriginaledeBonnieetClyde.Lapluiedeballesa failli finiren tragédiepuisqu’ilsentendirent soudain lecrid’unemployéquis’étaitendormiàl’intérieurduvéhicule.

C’est donc avec cet avion posé sur le portail d’entrée, la voiturecribléedeballes à côté, et les centainesd’animaux exotiques, quemonpèredécidad’ouvrirsondomaineaupublic.Lesuccèsfut immédiat,carnon seulement l’entrée était gratuite, mais les touristes pouvaientconduire dans tout le parc avec leurs propres véhicules. Pas moins devingt-cinqmillevoituresdetouristesentraientdanslapropriétélorsd’unweek-enddevacances.Des familles entières venantdesquatre coinsdelaColombievoyageaientjusqu’àNápoles.

Monpèreétaitheureux,etjeluiavaisdemandépourquoiilnefaisaitpaspayerl’entrée,étantdonnéqu’ilpouvaitsefairebeaucoupd’argent.

« Fils, ce zoo appartient au peuple »,m’expliqua-t-il. « Tant que jeserai en vie, je ne ferai pas payer l’entrée. J’aime que les gens pauvrespuissentvenirapprécierlesmerveillesdelanature.»

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Le flotde touristes était tel quemonpèredécidade construireunenouvelleroute,carmêmemonpèreavaitdumalàserendrechezlui.Letrajetdeseptminutesentrel’entréedudomaineet lamaisonprincipalepouvaitprendrejusqu’àdeuxheures.

L’ouverture du zoo s’accompagnait d’une vie sociale pour le moinsintense.Étaientfréquemmentorganiséesdesfêtesaveclesamisdemonpère,ouaveclafamillemêmesicelles-ciétaientplusintimes.PournotrepremièrefêteduNouvelAnàNápoles,lesfestivitésdurèrentunmois,demi-décembre à la mi-janvier. En guise de spectacle, le chanteurvénézuélien Pastor López et son groupe commençaient à jouer à neufheuresdu soiret finissaientàneufheuresdumatin.Certains soirs, il yavait parfoismille personnes présentes à la fête, et beaucoupquenousne connaissions ni d’Ève ni d’Adam. La piste d’atterrissage de Nápolesressemblait maintenant à celle d’un aéroport. Un week-end, j’avaiscomptéunedouzained’avionsgaréscheznous.Àcetteépoque,monpèreavait beaucoup d’amis (personne n’en avait encore après lui), etbeaucoupd’invitésarrivaientavecdescadeauxetdescaissesd’alcool.

Toutétaitfaitdansleplusgrandluxe.MononcleMarioHenaoavaitun avion lui aussi, et il quittait fréquemment Nápoles tôt le matin encriant : « Je vais prendre le petit déjeuner à Bogotá, je serai de retourpour ledéjeuner.JeramèneàPablounpeudece fromageà lapâtedegoyavequ’ilsvendentàl’aéroport.»

Il arrivait parfois quemoncousinNicolás, quinepesaitpas loindecent trente kilos à l’époque, réclame un hamburger uniquementdisponible au centre commercialOviedodeMedellín.Deuxheuresplustardetaprèsuntouràmoto, ilpouvaitsavourersondoublehamburgerserviavecunemontagnedefrites.

Lezooétanttoujoursl’espacepréférédemonpère,ilsoignaitchaquedétail.Unjour,alorsqu’ilroulaitautourdelapropriété,ilremarquaqueles flamants avaient perdu leur magnifique couleur rose, et que leurplumage était devenu presque blanc. Convaincu que ce changement decouleurétait lerésultatd’unmauvaisrégimealimentaire, ilconsultaun

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vétérinaire, et, sur ses conseils mal avisés, leur donna à manger descrevettespendant sixmois.Bien sûr, ce futunéchec.Uneautre fois, ilremarquaque leséléphantssemblaientennuyéspar leurnourriture.Leshommesdemonpèrenesavaientpasvraimentcommentlesnourrir.Ilsavaient essayé toutes les variétés végétales possibles,même la canne àsucre,mais les pachydermes continuèrent àmanger très peu durant unbonmoment.Lorsd’unedeses tentatives,monpèrecommandaun jourtroistonnesdecarottespourrendreleurénergieauxéléphants.Celanefitaucunedifférence.

Unefois,alorsquemonpèreetmoiétionspartis fairenotrepropretourduzoodansunSUVNissanàtoitouvert,ilmedemandadetenirsamitraillette pour qu’il puisse conduire et examiner l’état de santé desanimaux. Une heure après notre départ, nous trouvions un chevreuilétendu sur le côté de la route avec une jambe cassée. Le petit animalavait de longues jambes blanches, une fourrure marron avec de petitspois jaunes. Il se tordaitdedouleur,onpouvaitvoir sonossortirdesafourrure. Considérant l’étendue de sa blessure,mon père décida que lameilleureoptionétaitde tuer l’animal. Ilpartitalorsendirectionde lavoiture pour prendre son légendaire pistolet noir neuf millimètres SigSauerP226, qu’il aimait tantpar son efficacité quepar le fait qu’il soitduràladétente.C’étaitaussiunedesseulesarmesensapossessionquines’enrayaitpas.

«Tuveuxlefaire,Gregory?»,medemanda-t-il.Sansmedonnerletempsderépondre,ilmeditdeviserlatêteduchevreuiletdetirer.

Il a sûrement dû voir la peur se lire sur mon visage car il medemandaensuited’attendredans lavoiture.Mais j’insistaipour le faire.Submergéparlapanique,jeprislepistoletdesdeuxmainspourpresserla détente. J’étais vraiment très près, même àmoins d’unmètre, maismon tir finit dans la terre àmapremière tentative. Ledeuxièmeaussi,maispasletroisième.

Il n’y avait qu’une seule espèce d’animaux qui ne s’adaptait pas àl’habitatdeNápoles : lesgirafes. Les six spécimensquemon père avait

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achetésauTexas(troismâlesettroisfemelles)rejetaientleurnourritureetrefusaientd’apprendreàseservirdesmangeoiresconstruitesenhautdes arbres. Ils finirent tous par mourir et furent enterrés loin de lapropriété.

Nápoles était si célèbre à travers toute la Colombie que, le 31mai1983,monpèreloualapropriétépourletournaged’unepublicitéd’uneminutepourlaboissonNaranjaPostobóndelasociétéArdilaLülle.Pourle tournage, ils utilisèrent l’avion bimoteur Twin Otter de mon père,ainsi que les véhicules amphibiens, les buggies et, bien sûr, les zèbres,les éléphants, les girafes (qui étaient toujours en vie à l’époque), lescygnes, les kangourous, les élans et les autruches.Naturellement, je nepouvaispasêtremisdecôté:aussipeut-onpeutvoirmonprofilverslafindelapubentraindefilmermonamiJuanCarlosRendón(lefilsdeLuis Carlos Rendón, collaborateur de mon père dans ses affairesfrauduleusesauxÉtats-Unis),habilléd’unesalopettejauneetd’unt-shirtvert.

Peude joursaprès,nousreçûmesànotremaisondeSantaMaríadeLosAngelesuneimmensegerbedefleursdécoréedechocolats,denoix,et accompagnée d’une bouteille d’alcool. C’était un cadeau deremerciementàmonpèredelapartdelasociétédeboisson.

Laprofusiond’argent n’était pas seulement visible dans les produitsdeluxequenousconsommions.Jusqu’àsamort,monpèreatoujoursfaituneffortpouraider lesgens. Jeme souviensdequelques réveillonsoùchaque village alentour recevait des cadeaux pour les enfants. Jevoyageaisavecluidanslesvillagespourdonnerdescadeaux,quiétaienttousdebonnequalité,etnouspassionsdesaprès-midientièresàl’arrièred’un camion à distribuer un, deux, ou même trois cadeaux à chaqueenfant.

Il ne limitait pas cette distribution de cadeaux à la régiond’Antioquia. Il choisissait les régions les plus pauvres, et il a mêmeenvoyéunefoisquatrehélicoptèrespleinsdecadeauxetdemédicamentspouraiderlespopulationsindigènesdesjunglesdelarégiondeChocó.

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Lacommunauté laplusreconnaissanteenversmonpèreétaitPuertoTriunfo, puisque Nápoles leur offrait du travail et une entrée libre auzoo.Àl’aubeduNouvelAn,alorsquetoutelafamilleétaitprésentepourla première messe à l’église que mon père et Gustavo avaient aidé àconstruire,ilsleurtémoignèrentleurgratitude.

Àlafindelacérémonie,leprêtres’adressaàmonpèreetluidonnaune clé en carton, qui, dit-il, symbolisait la clé du paradis que l’ondonnait à ceux qui aident autrui. Mais ce moment plein d’émotion futinterrompuparunivrogne.

«Monpère,vousenauriezpasunepourmoi?»Touslesparoissienséclatèrentderire.

JUSQU’À MAINTENANT, LE PORTRAIT QUE J’AI fait de l’haciendaNápolesétaitpositif.Monpèreétaitheureuxd’avoirtrouvécetteterreetl’a transformée selon ses désirs. C’est la raison pour laquelle il nous ademandé par trois fois d’y être enterré sous un kapokier.Mais ce récitserait incomplet si jene faisaispasaussimentiondesmauvaises chosesquisesontpasséesàNápoles.Etilyenavaitungrandnombre.

Aux balbutiements de la construction de la propriété, mon pèrevoyait déjà à quel point elle pouvait servir de protection contre sesennemis,et,biensûr,commentellepouvaitservirautraficdecocaïne.Ilétait déjà un puissant trafiquant de drogue à l’époque, commandait undangereuxdispositifcrimineletnourrissait ledésirdes’engagerdans laviepolitiquedesonpays.

Monpèrevoulaitmedistraireavecunemontagnede jouets,mais labrutalité de la guerre était impossible à dissimuler. Nápoles était lecentredesesopérations,etj’yaipasséunebonnepartiedemonenfance.

Lapremièrechosequ’il fitaudébutde laconstructionde lamaisonprincipalefutdeconcevoirdescachettesd’urgence.Dansleplacarddesachambre, ilavait installéuncoffre-fortdetaillemoyennepourymettrede l’argent et un petit calibre 38 qu’il avait l’habitude de porter à la

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cheville.Surlagaucheilavaitconstruitunecachettededeuxmètresdehauteur,deuxmètresdelargeurettroismètresdeprofondeuràlaquelleonpouvaitaccéderparunepetiteportesecrète.

La première fois que je découvris cette cachette, elle contenait aumoinscentColtAR-15et fusilsSteyrAUG,despistolets,desUZIetdesmitraillettes MP5. On y trouvait aussi une précieuse mitrailletteThompson originale de 1930 avec un chargeur hélicoïdal de trois centssalves. Le jour même, mon père l’avait sorti pour le montrer à seshommes,admiratifs.

On voyait souvent des armes àNápoles, et jem’y étais habitué. Enfait,monpèreavaitfaitinstallerunesentinelleantiaérienneàcôtédelapiscine. Elle possédait un siège, quatre pieds larges et des canons avecamortisseurs. Quand la police essaya de l’attraper après l’assassinat duministre de la Justice Rodrigo Lara Bonilla,mon père sut que Nápolesserait pour la première fois l’objet d’un raid par les autorités : c’estpourquoiilordonnaquelasentinellesoitcachéedanslajungle.Onnelaretrouvajamaisplus.

Enplusd’avoirconstruitunecachettedanslamaisonprincipale,monpèreconçutaussideuxautresabrisàdifférentsendroitsdelapropriété:PanaderíaetMarionetas.Panaderíaétaitunepetitemaisonmoderned’unétageavecdegrossespoutresenbois,situéeaucœurde la jungle,dansunedeszones lesplusreculéesdudomaine,àplusdesixkilomètresdubâtiment principal. L’endroit était plein de serpents, et nous devions lesoumettre à la fumigation et vérifier sous chaque coussin, chaque foisque nous y passions la nuit, si l’un d’entre eux ne s’y dissimulait pas.Marionetas était une maison austère à quatre chambres, uniquementatteignable en voyageant des kilomètres le long d’une route sinueusepleine d’embranchements et de culs-de-sac, étudiés pour dissuaderquiconquechercheraitàs’yaventurer.

Naturellement, les hommes de main de mon père venaientrégulièrement au domaine. J’ai presque rencontré tous lesmembres ducartel de mon père, du plus bas au plus haut niveau de la hiérarchie.

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Nombred’entreeuxaimaientfrimerdevantleurpetiteamieenl’invitantà«lamaisonduboss».

LeMexicain venait souvent à Nápoles, bien quemon père préférâtnous amener dans ses propriétés, où nous passions quelques joursensemble.Ilétaitunhommedepeudemots,timide,habile,intelligent,etilsemblaitsilencieuxetpensiflaplupartdutemps.

Carlos Lehder, une autre figure du cartel de Medellín, venait aussinous rendre visite régulièrement. Il était toujours affublé d’un pantalonde camouflage, de son t-shirt vert armée et d’un chapeau. Il portait ungros couteau à rendre jaloux un Rambo, une boussole, des fuséeséclairantes, des allumettes qui pouvaient s’allumermême sous la pluie,un pistolet Colt de calibre 45, et une arbalète, son arme favorite. IlaimaitégalementporterquelquesgrenadessursavesteetavaitsouventunfusilG-3danslesmains.Ilressemblaitàunpersonnagedejeuvidéo,arméjusqu’auxdents,avecunecarrureathlétique,etilétaitenfaitassezbeau mec. Je n’oublierai jamais à quel point il était pâle, le teintverdâtre, commes’ilavait contractéunesortedemaladie tropicale lorsdeseslongsvoyagesàtraverslajungle.

À la fin de l’année 1986, Lehder fut impliqué dans un sérieuxscandale qui contraria mon père et l’encouragea à l’expulser de lapropriété.Tôtunmatin,ilsefaufiladansunedespetiteschambresprèsde lapiscineet tuad’uncoup«Rollo»,unhommedegrandetaillequidirigeait un des groupes de tueurs à gages demon père. Le journalisteGermán Castro Caycedo était là, en train d’avoir une de cesconversations tardives avec mon père, quand ils entendirent un gros« bang ». Mon père ordonna à tout le monde de se cacher sous lesvoitures jusqu’à ce qu’il découvre ce qui se passait. Lehder apparutderrièresonfusilG-3danslesmainsetdit:«J’aituécefilsdepute.»IlétaitencolèrecarRolloflirtaitaveclafemmesur laquelleLehderavaitdes vues. Mon père braqua les lumières sur lui et le chassaimmédiatementdudomaine.C’étaitladernièrefoisqu’ilssevoyaient.

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Unefois,quelqu’undespécialvintnousrendrevisite.C’étaitunvieilhomme de soixante-dix ans auquel mon père s’adressait avec le plusgrand respect. C’était inhabituel chez mon père d’afficher tant decomplaisance à l’égard de quiconque. « Gregory, permets-moi de teprésenterDonAlbertoPrieto,leseulpatronquej’aieeudemavie»,dit-il, m’invitant à serrer sa main. L’emprise de Prieto était telle sur monpère qu’il demanda la permission au vieil homme de me compter lesactivités passées de Prieto, quand il faisait passer des appareilsélectroniques, des cigarettes et de l’alcool. La gratitude de mon pèreenverscethommeétaitvisible sur sonvisage :Prietoavaitété la seulepersonne à lui donner l’opportunité de s’épanouir dans lemonde de lapègre.

Cesoir-là,pourlapremièreetdernièrefoisdesavie,monpèreoffritsachambreàPrietoetnousemmenadormirdansuneautre.

Nápoles servait aussi de lieu de détente pour les mercenaires quitravaillèrent pour mon père durant toute sa carrière de criminel. « Ilsjouenttouslesgrosbrasetfontlesdursàcuire,maisilsnesaventmêmepas tirer ou tenir une arme », se plaignait mon père car ses hommesn’arrêtaientpasdesefaireblesseroutuer.Ilpassaitbeaucoupdetempsàcorrigersesgardesducorpscarilsétaientdemauvaistireursetétaientpresque inutiles quand il s’agissait d’utiliser des armes lourdes ou desarmesàlonguedistance.

Unmatinde1988,danslasalleàmangerdeNápoles,auxdébutsdelaguerrecontrelecarteldeCali,monpèrefituneannonce:«Cesgarsont besoin d’entraînement. Un étranger ayant entraîné les hommes duMexicainarriveet ilestplutôtbon.“Carlitos”Castaño l’aemmenéaveclui,c’estunIsraélienrencontréàuncoursqu’ilavaitprisavecdessoldatscolombiens à l’étranger. Il va leur montrer des techniques de sécurité,des techniquesdeprotectionet il va les entraîner à tirer surdes ciblesmouvantes. Il leur apprendra comment entrer dans des maisons façoncommando, ça leur évitera de se tirer mutuellement dessus quand ilssontenpatrouilleouquandilssefontattaquer.»

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Mon père était enthousiaste à l’idée de cet entraînement. « Nousavons dû nous procurer des voitures volées pour nous entraîner, ainsiqu’un lieu avec une maison semi-abandonnée pour simuler une prised’otage,etpourrépéternosactions.»Ileutunriremauvais.«C’estfou,non ? Apparemment, on doit faire venir quelqu’un de l’autre bout duglobe pourmontrer àmes gars comment rentrer dans unemaison pareffraction,alorsqu’ilsontfaitçatouteleurvie!»

Troisjoursplustardj’entendisquel’étrangerétaitarrivétôtlematinetavaitétéemmenédansunelointainepropriétéuniquementaccessibleencamion.Undeshommesdemonpèreentenditlenomdel’étranger:ils’appelaitYair.

Sonnomnemedisait rien, etmonpère n’avait pas non plus portéune plus ample attention aux origines du formateur. Il découvrit plustard que Yair était en fait un mercenaire israélien venu en Colombiepourentraînerl’arméeduMexicain,quiplustarddeviendraitungroupeparamilitairedeMagdalenaMedio.

Parmi les deux douzaines d’hommes entraînés par Yair, les frèresBrancesetPaulMuñozMosquera,connussous lesnomsde«Tyson»et« Tilton », sortaient particulièrement du lot. Ils étaient deux des plusdangereux tueurs à gages de mon père, et également membres d’unegrande famille évangéliste. Durant les deux premiers jours d’exercice,mon père et moi restions d’un côté de la piste d’atterrissage pourregarder leshommes tirer surdesbouteillesetdescanettesplacées surdes seaux remplis de sable. Mais ils rataient à chaque fois. Ilsmanquaient tellement leurs tirs que les balles touchaient parfois lebitume.Quelquesjoursplustard,quandl’entraînementfutfini,monpèreleurdemandacequ’ilsavaientappris. Ilsrépondirentque la leçonavaitété très utile, et qu’ils avaient appris une nouvelle manœuvreparticulièrementdifficile:tireretrechargeravecdeuxpistoletsenmêmetemps.Lereste,ilsleconnaissaientdéjà.

Ils organisaient aussi des opérations avec des voitures piégées lorsd’attaques terroristes à l’extérieur deNápoles.Mon père avait employé

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lesservicesd’unexpertenexplosifsappelé«Chucho»quis’étaitentraînéà Cali avec un membre de groupe terroriste espagnol. Nous n’avonsjamais suvraimentpourquoi,maisGilbertoRodríguezOrejuela, le chefdu cartel deCali, avait emmené l’Espagnol avec lui enColombie aprèsl’avoirrencontrédansuneprisonmadrilène.LesRodriguezetmonpèreétaientamisetnonrivaux,àl’époque.LemarchédelacocaïneauxÉtats-Unis était immense, et chaque cartel avait son propre territoire pourvendresamarchandise.

Chuchodevint l’undeshommessûrsdemonpère,qu’ilgardaitsoushauteprotection,nepouvantmettreendangerunhommequiluioffraitun avantage stratégique certain.Mon père faisait tellement confiance àChucho qu’il lui permit à deux reprises de se cacher dans l’une de sesplanquessecrètes.

Chucho avait appris diverses techniques pour faire exploser desvéhicules chargés de dynamite, et il savait comment diriger l’explosiondansunecertainedirection.Leshommesdemonpèreremarquèrentplustard qu’ils utilisaient la piste de décollage de Nápoles pour s’entraîneraux courses-poursuites (avec des voitures volées, bien entendu), et ilsdevaient faire très attention aux dangereuses explosions. Ils avaientchoisides’entraînertoutauboutdelapistecarunravinleurpermettaitde s’abriterpouréviter lesblessures,oupireencore.Lorsd’unessai, ladéflagration était si puissante que le véhicule s’envola dans les airs etatterritdansunarbreprèsdusommetdelacolline.

Bientôt, mon père décida de s’en prendre au gouvernementcolombien,et lafuitedevintsonpainquotidien.Legouvernementlançaun raid à Nápoles afin de trouver n’importe quelle preuve pouvantl’inculper,maismonpèreavaitdesinformateursdanstouteslesagencesde sécurité, et il leur payait d’assez gros salaires pour qu’ils lepréviennentdecegenred’opérations.Quandlesagentsarrivaient,ilsnetrouvaient pas même une seule balle, mais cela n’empêchait pas lesautoritésdeprésenter la résidence commeunearmurerieà cielouvert,pleine d’explosifs et de drogues. Il se passait dans cette propriété

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absolument tout ce que vous pouviez imaginer, mais rien de ce quemontraient les médias n’avait à voir avec mon père. Et ça le rendaitvraimentencolère.

Même quand il vivait caché, mon père refusait de croire que legouvernementpuisse saisir les animauxduzoouniquementparcequ’ilsavaientétéamenésillégalementdanslepays.Iln’arrêtaitpasdedirequeçan’avaitpasdesensde lesconfisquersic’étaitpour lesrenvoyerdansdesendroits inhospitalierspoureux. Ilallaitencoreplus loinetpensaitquel’haciendaNápolesétait lemeilleurendroitpourcesespècesetquetouslesautreszoosdupaysétaientinférieursausien.

Durantundesraids,quiétaientdeplusenplusfréquents,desagentsde la INDERENA (Institut national des ressourcesnaturelles renouvelableset de l’environnement) confisquèrent les douze zèbres du zoo. Quandmonpèrel’apprit,ilordonnaimmédiatementàseshommesd’obtenirunnombreéquivalentd’ânes.

« Offrez un an de salaire au garde », dit-il à un de ses plus sûrsemployés.

C’est ainsi que le garde de l’INDERENA permit aux hommes de monpèred’échangeraumilieudelanuitdesânespeintsennoiretblanc,etderapatrierlesvraiszèbresàNápoles.

Ilaaussifaitquelquechosedesimilaire,quandlesautoritésontsaisiun grand nombre de ses oiseaux exotiques pour les mettre au zoo deSanta Fe à Medellín. Quand il apprit la nouvelle, il ordonna à seshommesd’acheterdescanards,desoiesetdespouletspourleséchangeraumilieudelanuit.Ainsilesoiseauxretournèrent-ilsàNápoles.

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LecarnageduMAS

En juillet 1981, un colonel de la quatrième brigade de l’armée deMedellín donna à un ami de mon père une cassette audio contenantplusieursenregistrementssur lesquelsonpouvaitentendredesmilitantsdumouvementM-19parlerdekidnapperunparrainde lamafiaafinderécupérerunerançonjuteuse.

Une copiede cette cassette fut envoyée àmonpère, qui à l’époqueavait déjà constitué un formidable appareil militaire avec des jeuneshommes recrutés des régions les plus pauvres de la ville.Ces hommes,que l’on appelait sicarios, travaillaient pour lui en qualité de tueurs àgages, trafiquantsdedrogueetgardesducorps.Certainssechargeaientmêmedemaprotection,alorsquejen’avaisencorequequatreans.

Après avoir écouté l’enregistrement avec attention, qui ne laissaitaucun doute sur les intentions des guérilleros, mon père lançaimmédiatement une enquête. Il découvrit que la cellule M-19 deMedellín avait commandité un kidnapping, et il décida d’éliminer lescoupables. Avec leur réseau de contacts dans le monde de la pègre etdans les agences gouvernementales de renseignement,mon père et seshommesidentifièrentetlocalisèrentquatorzemembresdugroupeenunesemaine, dontMartha ElenaCorrea, LuisGabriel Bernal, ElvencioRuiz(ou « Pinina » pour les intimes, en raison de sa voix très aiguë quiressemblait à celle d’une orpheline dans un feuilleton argentin), qui

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s’était retrouvé coincédansunhôtelmiteuxdeBogotá, et JorgeTorresVictoria,connusouslenomde«PabloCatatumbo».

Monpèrem’aditàplusieursreprisesqu’iladmiraitleM-19,enpartieparce qu’ils avaient réalisé quelques exploits en occupant par exemplel’ambassadedominicaine,etenvolantl’épéedeSimónBolívarainsiquequatre cents armes de l’armurerie. Il avait été particulièrement touchépar leurs premières actions, qui consistaient à tendre des embuscadesaux camionsde livraisonde lait afinde ledistribuerdans les zones lesplus pauvres de Bogotá. Mais c’était une chose de s’attaquer augouvernement,etuneautredes’attaqueràlamafia.

Correa, Bernal, Ruiz, et Catatumbo furent attirés jusqu’aux bureauxd’Antoquia AlDía, un programme télévisé qui se consacrait en partie àl’actualité.Monpèreavait acheté cetteantennepour s’engagerdans lesmédias de masse et le journalisme, qui le fascinaient, mais ce n’étaitqu’une façade. Mon père gérait ses affaires criminelles par l’arrière-boutique.

LesquatremembresduM-19arrivèrentà l’heureexacteen sortant,visiblement nerveux, d’un véhicule discret. Elvencio Ruiz tenait unegrenade dont la goupille de sécurité avait été enlevée, ce qui signifiaitqu’elle pouvait exploser à tout moment. Mon père s’adressa à eux enparlantdeleurplandekidnappingetleurmontraquelamafiadutraficdedrogueétaituneforceimposanteenpossessiond’unepuissantearméemilitaire.Illeurexpliquaengrosqu’ilétaitleroideMedellín.Monpèrem’aditquepourcerendez-vousavecleM-19,ilavaitrassembléquatre-vingtshommes, touspourvusdenouvelles armes, avecpour instructionde les tenir bien en évidence. Le but était clairement de faire peur augroupedeguérilleros, etnonpasde les tuer. Il lesavait toutdemêmeprévenusderesterenalerteencasdeconfrontation.

Malgré les menaces implicites des guérilleros et les regardsmenaçantsdeshommesdemonpère, lesM-19 finirent par accepterdenepasinterféreraveclamafiaouleursfamilles.

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«Leschosessontsimplesavecmoi,Messieurs»,ditmonpère.«Nem’emmerdezpas,etjenevousemmerderaipas.Vousvoyez,vousn’avezencore rien fait, et pourtant je connais déjà tous vos plans. Ne pensezmêmepasàm’attaquerdansledos,carjepourraistousvousmassacrer.Qu’un seul prétende le contraire ! » Il continua : « Ne vous y trompezpas, j’ai juste besoin d’un nom, d’une adresse, ou d’un numéro detéléphone et je vous trouve enune fractionde seconde », ajouta-t-il enfixantElvencioRuiz.

Ensuite, pour enfoncer le clou, il sortit un carnet et lut chacun desnoms qui composaient la celluleM-19 deMedellín, en prenant soin dedécrireleurmaisonetleursactivitésrécentes.Plusieurshommesdemonpèrem’ontditqu’ilaensuitedonnéentredixetquinzemilledollarsauxquatremilitants.

MonpèreacontinuédemaintenirunerelationétroiteaveclesM-19durantquelque temps, et il amêmeenvoyéPabloCatatumbo s’occuperd’une station-essence près de Miami Beach. À l’époque, les États-Unisfaisaient face à une sévère pénurie de pétrole. Les autorités avaientdécidéde rationner l’essence et de ladistribuer en alternance selon lesnuméros de plaques d’immatriculation. En achetant la station-essence,mon père avait réglé un problème logistique pour son organisation enpermettant d’approvisionner les véhicules qui distribuaient la cocaïne àtraversMiami.CatatumborestaauxÉtats-UnispendantcinqmoisavantderevenirenColombie.

L’alliance avec les M-19 s’achèvera le 13 novembre 1981 avec lekidnapping de Martha Nieves Ochoa, la fille de son allié Fabio OchoaRestrepo. Un acte que mon père considéra comme une trahison et unaffrontpersonnel.

DèsqueJorgeLuisOchoaappelapourdirequetroishommesarmésavaientenlevésasœur,monpère fonça jusqu’à lamaisondeDonFabiodans le quartier du Prado, à Medellín, pour diriger l’investigation etconnaître l’identitédesravisseurs.Enparcourant lesphotosscolairesdeMartha, il finit par reconnaître deux personnes qu’il avait rencontrées

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quatre mois auparavant : Martha Elena Correa et Luis Gabriel Bernal.C’étaitmaintenantsûr,lesM-19étaientderrièrelekidnappingdeMarthaNievesOchoa.

Monpèreconsidéralaprochaineétapeavecattention,sachantquelegroupe de guérilleros demanderait certainement douze millions dedollars pour la libération de Martha Nieves. Les rebelles pensaientclairement que les narcos pouvaient leur fournir une source definancementviableetsécurisée.Monpèreavaitdéjàpermisd’empêcherune tentative de kidnapping, mais une semaine plus tard, les M-19avaient kidnappéàMedellínune femmedunomdeMolina, et, dans lavilled’Armenia,CarlosLehder,membreducarteldeMedellín, réussitàs’échappermaisavaitfiniparseprendreuneballe.

Dans les jours qui suivirent, mon père organisa un sommet desnarcotrafiquants àNápoles, auquel assistèrent pasmoins de deux centscaïds venant des quatre coins du pays, ainsi que plusieurs officiers del’armée.Tout lemondeétaitd’accordpournepaspayer larançonpourla libérationdeMarthaNieves,etplutôtd’attaquer leskidnappeursafindelasauver.

Le Mexicain, Carlos Lehder, et Fidel Castaño, qui bien des annéesplus tard fonda le groupe paramilitaire ACCU avec son frère Carlos,rejoignirentlamissionderecherche.LepèredeCastañoavaitétéenlevéet tué par les FARC : c’est pourquoi il était en faveur d’une approchemusclée. Mon père fut touché par son histoire personnelle et ilsdevinrenttrèsprochesaprèscela.

Monpèredirigeait l’équipede sauvetage,qu’ilsappelaientMuerteaSecuestradores(Mortauxravisseurs),communémentappeléeMAS.Poursoutenir l’opération,Gerardo «Kiko »Moncada, un autrepartenairedemonpèreducarteldeMedellín,leurprêtaungigantesqueentrepôtjusteàcôtédel’égliseDelPerpetuoSocorro,proched’AvenidaPalacé.

Monpèretravaillaitaussiàprotégersafamille,etnousétionsplacésen sécurité avec un strict couvre-feu à respecter impérativement. LamaisondeSantaMaríadeLosAngelesétait rempliedegardesducorps

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qui veillaient sur nous vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et nouspouvionsàpeinequitter lamaisoncarpersonnene savait comment lesM-19 allaient réagir à la pression de MAS. On m’emmenait à l’écolematernelle dans un Toyota Land Cruiser blindé, et un garde arméstationnait constamment devant l’école Montessori. Mon père avaitmême exigé que ma tante Alba Marina démissionne de son posted’enseignante à l’université d’Antioquia, car Martha Nieves avait étéenlevée par le concours de ses camarades de classe dans cette mêmeuniversité.

Monpèreavaitl’habitudederentrersecoucherauxalentoursdehuitouneufheuresdumatinaprèsavoirconduitdesopérationsderechercheoudes raidsdurant toute lanuit.He,Pinina,Tabloïd,Shooter,Cassavaet Otto s’habillaient avec des uniformes militaires empruntés àl’infanterieduquartiergénéralàlavillaHermosa,oùlenoyaucentralduMASseretrouvaitfréquemment.

L’équipe de sécurité personnelle de mon père était composée dequatre à dix hommes, mais ma mère était toujours inquiète pour sasécurité.

« Ils vont te tuer, Pablo », se plaignait-elle. « Comment vas-tut’occuperdetonfilssitutefaistuer?Onnet’apasvudepuisunmois,est-cequetuvast’occuperdenousunpeu?Est-cequetuvasaumoinspasserNoëlavecnous?

– No, ma chère, si je n’aide pas maintenant, comment pourrais-jedemanderdel’aideplustard?Nousdevonsnousserrerlescoudespourque ça ne se reproduise pas à nouveau », ditmonpère, qui s’était jetédans cette opération de sauvetage comme s’il s’agissait de sa propresœur.

FidelCastaño,CarlosLehder,desnarcosdetoutlepays,l’arméeetlapolice…Tout lemonde s’intéressait à ce sauvetage, dont l’opération sepréparait nuit et jour dans l’entrepôt de Kiko Moncada. Tous lesmembres de la famille Ochoa avaient pour consigne de rester à leurpropriété d’Envigado, protégée par un mur d’hommes armés, où ils

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recevaient des coups de fil des ravisseurs et enregistraient lesconversations.

Pendant ce temps-là, les meilleurs gardes du corps de mon pèrerecrutaientunedouzainede jeuneshommesdesbidonvillesdeMedellínpour qu’ils servent d’informateurs. En seulement quelques jours, aumoinsmillepersonnesavaient rejoint l’effortde recherchepourMarthaNieves.

Tandis que mon père et ses hommes traquaient les ravisseurs, lesjournaux régionaux publiaient de grandes publicités duMAS annonçantla création de l’organisation, ainsi que le kidnapping d’Ochoa, etannonçaientqueleMASrefusaitdepayerunseulpesopourlalibérationdeMarthaNieves.

Peu de temps après, Lehder acheta des encarts dans plusieursjournauxafind’expliquerpourquoileMASavaitétécréé.Desurcroît,ledeuxième week-end de décembre 1981, l’organisation utilisa un desavionsdemonpèrepourlâcherdesmilliersdelivretsau-dessusdustadeAtanasio-GirardotdeMedellín et du stadePascual-GuerrerodeCali quicertifiaient que les M-19 ne toucheraient pas un seul peso pour leurkidnapping.

La puissancemilitaire duMAS devenait de plus en plus perceptibleau fil des jours grâce à cette puissante alliance entre mon père, seshommes,l’armée,etlapolice.Desdouzainesderaidseurentlieudanslaville et dans la vallée Aburrá et aidèrent à la capture de nombreuxsuspects,quiétaientensuiteconduits jusqu’auquartiergénéralduMAS,oùilsétaientbrutalementinterrogés.

Mon père avait aussi commandé l’achat de plus de cent cinquantetalkies-walkies pour les confier aux jeunes hommes des bidonvilles.Certains d’entre eux traînaient près des cabines téléphoniques dans deszonesprécisesdelavilleetattendaientdevoirsiquelqu’unvenaitpasserun coup de fil à propos du kidnapping. D’autres jeunes équipés devéhiculesattendaientunsignalpourinterpellerlesuspect.

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Cette stratégie finit par porter ses fruits. Des membres du M-19appelèrent la famille Ochoa à plusieurs reprises pour négocier lalibérationdeMartha.Letéléphonedelafamilleétaitpiraté,demanièreque lapolicepuisse tracer l’appel etprévenir leshommesdemonpèredesalocalisation.Plusieursguérillerosfurentainsiarrêtés.

Ces arrestations et ces interrogatoires guidèrent le MAS vers unemaisondeMedellín dans le quartier de LaAmérica, où les hommesdemon père et l’armée engagèrent le feu avec troismilitants qui périrentdans la bataille. Ils trouvèrent la carte d’identité de Martha, mais elleavait déjà été transportée dans un autre lieu. Une enquête minutieusepermitdecomprendrequ’ilsl’avaientemmenéedansunvillagevoisindunomdeSanAntoniodePrado,ausud-ouestdeMedellín,oùlesautoritésavaientinvolontairementsaisilevanàpartirduquelleM-19interceptaitet piratait le signal de la chaîne télévisée nationale pour diffuser saproprepropagande.Àpartirdelà,MarthaNievesavaitétéamenéeàLaEstrellaetMontebello,ausuddeMedellín.

Maisilsnelatrouvaienttoujourspas.Ainsi,lanuitdu31décembre,ils enchaînèrent Martha Correa à l’entrée principale des bureaux dujournal El Colombiano avec un panneau signifiant qu’elle était l’un desravisseurs.

Monpèrepassa leNouvelAnencompagniedesOchoaetdécidadecontre-attaqueraudébutdejanvier1982.Lafamillediffusauneannoncedansplusieursjournauxavecunmessagesuccinctetdirect:«LafamilleOchoa Vasquez refuse de négocier avec les ravisseurs du M-19 quitiennentMarthaNievesOchoadeYepesenotage.Nousnepaieronspasuncentimepoursalibération,maisaulieudecelaoffronslasommedevingt-cinqmillions de pesos à n’importe quel citoyen qui nous offriraitdesinformationssurleurlocalisation.»

Cette annonce ne permit pas d’obtenir d’autres informations, et lespistes du MAS commençaient à se tarir. Les militants du M-19 restéscaptifsàl’entrepôt(vingt-cinqd’entreeux)nesemblaientavoirvraimentaucuneidéedelalocalisationdeMarthaNieves.Deplus,certainsleaders

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du M-19 incarcérés à la prison de La Picota à Bogotá envoyèrent unmessagepouraffirmerqu’ilsignoraientlelieudedétentiondeMartha.

Ayant perdu trace de Martha Nieves, la famille Ochoa se mobilisarapidement en coopérant avec l’ancien président du Venezuela, CarlosAndrés Pérez, qui cherchait à prendre contact avec les chefs du M-19barricadésàl’époqueauPanama.

Ceseffortsportèrentleursfruits,etdeuxsemainesplustard,aprèsdelonguesnégociations,leM-19acceptalasommede1,2milliondedollarspourlalibérationdeMarthaNieves.L’accordcomprenaitlalibérationdevingt-cinqpersonnesdétenuesparmonpèredanslesquartiersgénérauxduMAS. Elvencio Ruiz, toujours en vie, fut laissé au bord de la routeprèsde l’aéroportdeGuaymaral, aunorddeBogotá,puisqu’il avait étéretenuprisonnieràl’académiedel’arméecolombienne.

Quatre-vingt-seize jours après sa disparition, on retrouva MarthaNieves saine et sauve dans la ville deGénova, dans le département deQuindío,etellefutimmédiatementenvoyéeàMedellín.Contrairementàceàquoitoutlemondes’attendait,monpèreetleM-19nefirentpaslaguerre.Aulieudecela,ilsconstruisirentaufildesmoisunealliancequiinfligeadesdommagesconsidérablesàlaColombie.

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Lapolitique:saplusgrandeerreur

Àlafindel’année1981,monpèreétaitdevenuleplusgrandtrafiquantde cocaïne au monde. Mais il n’avait aucunement l’intention d’être unvulgaire trafiquantdedrogue.Gustavo lecompritun jourenallantvoirmonpère,toutsourire,pourluidirequetroisavionschargésdecocaïneavaientatterrisansencombreàleurdestination.

« Pablo, les trois cargaisons sont arrivées à bon port sans uneégratignure.

–Excellent,nousavonsmaintenantlepouvoiréconomique»,ditmonpère.«Maintenantnousallonschercherlepouvoirpolitique.»

Mon père s’apprêtait à faire ses premiers pas dans les sablesmouvantsdelapolitique,quileconduiraientinévitablementàsaperte.MA GRAND-MÈRE NORA, JOSÉFINA, UNE BONNE amie de la familleHenao, et JorgeMesa, maire d’Envigado, parlaient vivement un jour àl’heure du déjeuner, quand arrivèrent mon père et Carlos Lehder. Ilss’assirent à table et en quelques minutes la discussion dériva sur lapolitique. Nous étions en février 1982 et les élections pour lareformation du Congrès et pour élire le nouveau président de laRépubliqueapprochaient.

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Mesa, qui était originaire d’une puissante famille politique locale,mentionna qu’il y avait des sièges libres et suggéra à mon père de selancer dans la politique, insistant sur le fait que de nombreusespersonneslesoutiendraient.

Mon père l’écouta attentivement. À en juger par son expression, jedevinaisque l’idée luiplaisait. Iln’étaitpasétrangerà lapolitique : en1979, il avait obtenu un siège au conseil municipal d’Envigado aprèsavoir été choisi à partir d’une liste présentée par les partisans dupoliticien antioquienWilliamVélez.Mais il avait juste participé àdeuxséances du conseil avant de léguer son siège à son suppléant, qui avaitétédésignépoursiégerensonabsence.

Avantqueladiscussionprovoquéeparlapropositiondumairen’ailleplus loin,magrand-mèreNorase leva,visiblementmécontente,etdit :« Pablo, as-tu oublié qui tu es et ce que tu fais ? Si tu t’engages enpolitique,iln’yaurapasunégoutaumondeoùtupuissestecacher.Tuvastousnousmettreendanger;tuvasporteratteinteànosvies.Penseàtonfils,àtafamille.»

Enentendantsonpointdevuesévère,monpèreselevapourfairelescent pas autour de la salle àmanger et lui répondit avec sa confiancehabituelle : « Belle-maman, ne t’inquiète pas. Je fais les chosescorrectement. J’ai déjà pris soin de payer la F-2 (police secrète) pourqu’ilsm’effacentdesdossiersdepolice.»

Lehder restait silencieux.Mesaet Joséfina insistèrent sur le faitquemonpère avait une base de votants garantie en réponse de ses bonnesœuvres. Il avait financé la construction de terrains de football, debasketball, de volley-ball, depistes cyclables et depatinage, de centresde soins, et il avait fait planter des milliers d’arbres dans les régionspauvres de Medellín, Envigado, et d’autres communautés de la régiond’AburráValley.

Le but était de construire quarante enceintes sportives en unepériodedetempstrèsréduite.Ceuxquisupervisaientl’opérationétaientGustavo Upegui (qui se faisait appeler « Commandant » car il était un

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ancien officier de police) et FernandoArbeláez, « l’homme-animal ». Àl’époqueilsavaientdéjàouvertunedouzainedeterrainsdefootballdansles villes de La Estrella, Caldas, Itagüí, et Bello, ainsi que dans lesquartiersdeMedellíndeCampoValdés,Moravia,ElDorado,Manrique,et Castilla. Mon père, paradoxalement, voulait que les garçons de cescommunautéss’impliquentplusdanslesportquedanslecrimeetdansladrogue.

Mamèreetmoiallionsparfoisassisteravecmonpèreauxmatchsdefootball organisés pour célébrer les ouvertures des nouveaux terrains.Nous étions frappés par le nombre de spectateurs acclamant, destribunes,mon père pour ses projets sociaux. Des gardes du corps nousprotégeaient des foules, car énormément de personnes souhaitaientparleravecmonpère.J’étaistrèsjeune,etj’étaisparfoiseffrayéparcettecohortejoyeuse.

C’estàcetteépoquequemonpèrerencontraEliasLopera,aumônierà l’église Santa Teresita de Medellín. Le prêtre appréciait la naturecharitable de mon père et l’accompagnait dans les villages partout àtraversAntioquia.Pendantunelonguepériode,ilsdevinrentpartenairessurdesprojetscaritatifsetpolitiques.

Pour mon père, la politique et la philanthropie étaientinterconnectées.Parexemple, le26 juin1981, ildonnaundiscours lorsd’une journéedeplantationd’arbresdans lequartierdeMoravia.Aprèscela, le père Elias le remercia pour sa générosité et invita le public àapplaudir.C’estaveccediscoursquemonpèreattaquapourlapremièrefoislejournaldeBogotáElEspectador:

«Nousavonsvudemagnifiquescampagnesciviquesetsocialesdansle journal de Medellín El Colombiano, mais certainement pas dansd’autres médias comme El Espectador, qui représente la voix del’oligarchie colombienne. Ses seules lignes de conduite sont lamalhonnêtetéetlesattaquescyniquesetpersonnelles.Plusgraveencore,ce journal déforme l’actualité, et répand son venin meurtrier enattaquantlesgens.Cejournalaoubliéquelesgensontdesvaleurs,que

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les gens ont des familles. Ce journal a oublié que le peuple possèdeparfoislesoutiendelacommunauté.»

En plus de ces projets communautaires, mon père s’est engagépendant plus d’un an dans une campagne publique contre le traitéd’extraditionaveclesÉtats-Unis,signéenmars1979parleprésidentdelaColombie JulioCésar Turbay.Mon père pensait qu’il était humiliantpourunpaysdelivrersescitoyensausystèmejudiciaired’unautrepays.Ilavaitétudiélesujetdefondencomble,etcebienavantquepersonnenedemandesonextradition,ounechercheàl’amenerdevantlajustice.

Mon père avait trouvé son combat, et commença alors à organiserdesréunionsdanslaboîtedenuitduKevin’s,ainsiquedanslarésidencede campagne LaRinconadadans la ville deCopacabana. Il appelait cesofficieusesréunionsle«Forumnationaldesextradés»,quin’avaientriend’unmeetingpolitiquetraditionnel.MonpèreconvoqualespontesdelamafiacolombiennepourunmeetingàLaRinconada,etyassistèrentprèsdecinquanteparrainsvenantdeValledelCauca,Bogotá,Antioquiaetdela côte atlantique, dont les narcos de Cali, Miguel, Gilberto RodríguezOrejuelaetJosé«Chepe»Santacruz.Iln’étaitpasdebontonderefuserl’invitation, car cemeeting avait pour volonté de trouver un consensusdans la mafia de tout le pays, avec pour seul objectif d’abolirl’extradition. Je dois préciser qu’aucun des participants n’était encorereconnucommetrafiquantdedrogueetqu’aucund’entreeuxn’avaitétél’objet de condamnations. Ils étaient de simples « hommes d’affaires àsuccès»,commeilétaitd’usagedelesappelerdansl’élite.Deshommesavecquilesgensfaisaientdesaffairesmaisavecquiilsneprenaientpasdephotos.

Mon père s’assit à la table principale avec l’ancien juge de la Coursuprême de justice Humberto Barrera Domínguez qui s’étenditlonguementsurlesconséquencesdutraitéqueTurbayavaitsignésurlecommercedeladrogue,etVirginiaVallejo,uneanimatriceTVquil’avaitébloui par son charisme. Il l’avait invitée pour ajouter des célébrités àson événement. Elle devint un modérateur lors des meetings, et

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s’engageadans une liaison torride avecmonpère, et avec qui elle finitmêmeparfairedesaffaires.

Jen’enconnaispaslesdétailsetnousn’enavonsjamaisparlétouslesdeux,mais la relation entremonpère etVirginiaVallejo amal fini. Jeme souviens l’avoir vue une fois devant le portail de Nápoles, où ilsrefusaient de la laisser entrer car mon père pensait qu’elle avait uneliaison.L’animatricesanglotadurantdesheuresdevant leportail,enlessuppliant de la laisser entrer. Mais l’ordre avait été donné. Ce fut ladernièrefoisqu’elles’approchaitdemonpère.DANS L’APPARTEMENT DE MA GRAND-MÈRE Nora, la disputeconcernantl’entréeenpolitiquedemonpèredurapendantdeuxheures.Ilfinitparcéderàlatentationetacceptad’êtreintégrécommesuppléantsur la liste des représentants du Parti libéral colombien (MRL) à lachambredesreprésentants.MonpèresavaitquelePartilibéralsoutenaitla candidature présidentielle de Luis Carlos Galán des NouveauxLibéraux, et cela ne lui posait aucun problème. Il respectait la carrièrepolitique de Galán, ses capacités oratoires, et surtout ses idéauxpopulaires.

Mon père prenait sa candidature très au sérieux et organisa troisjours plus tard son premier meeting dans le quartier de La Paz, où ildonna un discours debout sur le toit d’une Mercedes-Benz. Il dit auxmille personnes présentes ce jour-là, dont certains d’entre eux étaientd’anciens partenaires de crime, qu’il avait toujours eu une affectionparticulière pour ce quartier, et il fit la promesse de travailler auCongrèspourlespauvresgensd’Envigadoetd’Antioquia.

Ainsi sa campagne décolla, etmon père construisit plus de terrainsde football et planta plus d’arbres à Aburrá Valley. Lors d’unrassemblementpendantsacampagnedehuitsemaines,unhommeplutôtéméchén’arrêtaitpasdefustigerlespoliticiensquinetenaientpasleurspromesses, en pointant du doigt mon père, qui commençait à s’irriter.

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Selon les gardes du corps demon père, deux policiers emmenèrent deforce le perturbateur jusqu’au quartier de La Aguacatala, où ils lelivrèrentauxhommesdemonpèrequilecriblèrentdeballes.

Lesjourspassant,monpèredevenaitdeplusenplusconfiantlorsdesesdiscours,commelorsdecettemanifestationsur laplacecentraledeCaldasoùils’insurgeacontrel’extraditionetexigeaquelegouvernementabroge l’accord signé par les États-Unis. Son discours était d’obédiencenationaliste,ditdansunelanguesimpleetseconcentrantprincipalementsurlesélecteursdesquartierspauvres.

Mais l’élan de sa campagne subit un coup d’arrêt soudain quandGalán annonça qu’il rejetait l’incorporation du Parti libéral colombienaux Nouveaux Libéraux lors d’un meeting à Berrío Park, dans lesquartiers sud de Medellín. Mon père et son camarade candidat JairoOrtega Ramírez furent ainsi écartés de la campagne. Quelques heuresplus tard, Galán ordonna que le bureau de campagne du Parti libéralcolombien d’Envigado soit fermé et que leurmatériel de publicité soitdétruit. Bien que fou de rage, mon père ferma immédiatement sonquartiergénéraldecampagne.

Jairo Ortega reçut un message manuscrit de la part de Galánexpliquantsadécision:«Nousnepouvonstolérerd’entretenirdesliensavec des gens dont les activités vont à l’encontre de nos principes derestauration de la morale et de la politique colombienne. Si vousn’acceptez pas ces conditions, je ne peux permettre à votre liste decandidatsd’avoirunlienquelconqueavecmacampagneprésidentielle.»

Malgré ce contretemps,Ortega rencontramon père deux jours plustard et lui présenta le politicien Alberto Santofimio Botero, le leaderd’un petit mouvement appelé Alternative libérale qui nommaitégalement une liste de candidats au Congrès. Après une brèveconversation, ils acceptèrent qu’Ortega et mon père rejoignentl’Alternative libérale et célébrèrent cette nouvelle alliance lors d’unrassemblement à Medellín. Santofimio et Ortega arrivèrent sur scène,habillésencostumecravateetavecdesœilletsdanslereversdelaveste.

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Mon père, qui détestait les formalités, avait une chemise à manchescourtesetarboraitaussidesœillets.

Le lendemain, l’Alternative libérale diffusa une annonce dans lesjournaux régionaux pour souhaiter la bienvenue à mon père dans leparti : «Nous soutenons la candidaturedePabloEscobar à la chambredesreprésentantscarsajeunesse,sonintelligenceetsonamourpourlesplusvulnérablesluiméritentlajalousiedebonnombredepoliticiens.Ila le soutien de tous les libéraux et les conservateurs de MagdalenaMedio,puisqu’ilestlesauveurdecetterégion.»

La campagne prit de l’élan et mon père continua à voyager dansMedellínetAburráValley.Sespéripéties l’emmenèrent jusqu’àMoravia,un bidonville où ils venaient enfin d’éteindre un immense incendie quiavait brûlé des douzaines de maisons de fortune et avait transformél’endroit en décharge insalubre à l’odeur nauséabonde. Là-bas, ilempruntalechemindescamions-poubellesetvitdelui-mêmelesravagesqu’avait provoqués la catastrophe, distribuant çà et là desmatelas, descouverturesetautresproduitsdepremièrenécessité.

Monpèrefuttellementémupar lapauvretédeMoraviaqu’ildécidadefairedéménagersesrésidentsetdeleshébergergratuitement.Ilfondaainsi«Medellínsansbidonvilles»,affectueusementappeléBarrioPabloEscobar,sonprojetleplusambitieux,aveccommeobjectifdeconstruireimmédiatementcinqcentsfoyers,etcinqmillelogementsdanslesvingt-quatreprochainsmois.

Pour en financer la construction, il organisa une corrida pour leverdes fonds dans l’arène de La Macarena à Medellín. Des affiches del’événementmontrentàquelpointmonpèrea toutmisenœuvrepourremplirl’arène.IlavaitfaitvenirdestaureauxduranchLosGuatelesenEspagne,embauchélescélèbresmatadorsPepeCáceresetCésarRincónetinvitélestorerosàchevalDayroChica,FabioOchoa,AndrésVélezetAlberto Uribe. Il avaitmême invitémiss Colombie 1982, Julie PaulineSáenzetlafinalisteRocíoLuna,ainsiqued’autrescandidatsauconcours

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national de beauté. Les toreros et les reines de beauté ne reçurentaucunerémunérationpourleurprésencecarc’étaitpourlabonnecause.

Enplusdesévénementscaritatifs,lesnarcosétaientuneautresourcede financement. L’entreprise de mon père, réputée la plus grande entermesdelivraisondecocaïne,avaitaussienrichibiend’autresgens,etilse servait de ce succès pour demander des dons. Chaque trafiquant dedroguequipassaitlaportedubureaudemonpèrepourfairedesaffairesétaitreçuaveclamêmequestioninsistante:«Combiendemaisonspourles pauvres allez-vous me donner ? Je vous engage pour combien demaisons?Allez,dites-moi!»

Pour se faire bien voir par mon père, presque tous acceptèrent dedonnerdel’argent.Aprèstout,sesitinérairespourfairepasserladrogueleur garantissaient de faire fortune. Bien sûr, la peur forçait leurgénérosité. Selon mon père, la mafia lui donnait assez de fonds pourconstruirepresquetroiscentsmaisons.

Dans sa vie,monpèren’a jamais oublié les visages et lesnomsdesgens qui ont agi contre lui, et la décision de Galán visant à lemarginaliserdanssacampagnenefaisaitpasexception.Ilordonnaàseshommes d’investiguer plus profondément sur cette décision et finit parconnaître ce qui s’était vraiment passé au début du mois de mars,quelques jours après les élections. Les informations que ses hommesavaientrassembléesindiquaientqueledocteurRenéMesa,quidénonçaitmonpèredepuis longtemps, était lapersonneayant informéGalánquemonpèreétaitenfaitunpuissanttrafiquantdecocaïne.

Mon père fut particulièrement blessé par cette trahison, car ilconnaissait Mesa depuis plusieurs années et qu’il était proche de safamille.Mesaavaitmêmeréalisé lesautopsiesdeFernando, le frèredemonpère,etdesacopine,Piedad,quiavaientsuccombéà lasuited’unaccidentdevoitureaumatindu25décembre1977.Monpèrenepouvaitpardonner cet affront et ordonna à Shooter, un de ses plus dangereuxsicarios,detuerMesaàsonbureaud’Envigado.

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Enfin, après une campagne exténuante, le résultat final du 14mars1982vitl’électiondemonpèreauCongrès.IlavaitpassélajournéeavecOrtega et Santofomio aux quartiers généraux du Mouvement libéralcolombien.Mamèreétaitrestéeunmoment,maisellefinitparrentreràlamaisonalorsque les chiffres commençaientà se faire savoir, etmonpèrelatenaitaucourantpartéléphone.

Ce soir-là, en rentrant fou de joie, mon père dit à ma mère :«Prépare-toiàdevenirpremièredamedelanation.»Ilétaiteuphorique,pleind’espoir,etpassalanuitàparlerdesesprojetsdetravauxpublics,dont la construction d’universités et d’hôpitaux gratuits. Dès que sonélectionfutconfirmée,mamèrecommençaàprévoirsa tenuepoursoninvestiture. Mon père lui dit qu’il ne voulait pas porter de costume etqu’ilentreraitauCongrèsenportantsonhabituellechemise.

Une fois le résultat des élections confirmé par le Conseil nationalélectoral, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Jorge Mario Eastman,délivra le certificat reconnaissant mon père comme représentantsuppléant à la Chambre. Ce document possédait un pouvoirsupplémentaire : il lui donnait l’immunité parlementaire, ce qui luiéviteraitd’êtrepoursuivipoursescrimes.

Monpèredécidaqu’ilétait tempsdecélébrer lavictoire.Etquoidemieux qu’un voyage au Brésil, synonyme de femmes, de fête et depaysagesmagnifiques?

Le 12 avril, une vingtaine d’entre nous voyagèrent jusqu’à Rio deJaneiroavecunjetcommercial.Danslegroupeonpouvaitcomptermonpère,mamère,moi,certainsdemesoncleset tantes, leursconjointsetleurs enfants,ma grand-mèreHermilda,Gustavo, la femmedeGustavoetsesenfants,etsesparentsAnitaetGustavo.Nousétionssinombreuxquenousavonsdûlouerunbuspournousdéplacer.C’étaitunvéritablecasse-tête pour obtenir des tables au restaurant ou des billets pour desspectacles;doncnousnepouvionspasvraimentnousamuser.Mamère,en particulier, détestait voyager avec un aussi grand nombre depersonnes.

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On plaisante encore avec la famille en parlant de ce voyage, carpresque tous les couples (en incluant mes parents bien sûr) s’étaientchamaillésenrentrantà lamaison.Eneffet, tous leshommespartaienttouslessoirsvoirlesdanseusesetlesprostituéesdesclubsdestrip-tease.

DeretourenColombie,lacocaïneprospéranttoujoursdeplusbelle,etmonpères’étaitlancéàcorpsperdudanslapolitique.Sanssurprise,ildécida d’essayer d’influencer la campagne présidentielle en cours. Il nerestait quequarante-cinq joursavant l’élection, et l’on comptaitdans laliste des candidats des noms comme le libéral Alfonso López ; leconservateur Belisario Betancur Cuartas ; Luis Carlos Galán desNouveaux Libéraux ; et Gerardo Molina, à gauche avec le Frontdémocratique.

Enpoursuivantsavieillecoutumedesefairedesalliésenapportantuneaideprétendumentdésintéressée,monpèreet les autresbaronsdeladroguedécidèrentdepasseràl’abordagedelacampagnedeLópezetBetancurafind’augmenterleurinfluence.Selondesgensprochesdemonpère, leMexicain aurait peigné son avion Cheyenne II en bleu pour leprêter au candidat conservateur Betancur. Et, grâce à l’ingénieurSantiago Londoño White, coordinateur de la campagne libérale enAntioquia, mon père, les frères Ochoa, Carlos Lehder, et le MexicainrencontrèrentLópez,ledirecteurdecampagnenationaleErnestoSamperPizano, et d’autres dirigeants libéraux dans une suite de l’HôtelInterContinentaldeMedellín.

Londoñoprésenta lespatronsde lamafiacommede richeshommesd’affaires qui souhaitaient les aider, et leur offrit immédiatement desbillets pour une loterie de levée de fonds. López ne pouvait rester quedixminutesavantdeserendreàunautreévénementde lacampagneàMedellín, et il laissaSamperprendreen charge la suitedesopérations.En fin de compte,mon père et ses associés achetèrent des billets pourunevaleurd’environcinquantemillionsdepesos.

Quelque temps plus tard, quand les médias révélèrent que lacampagnedeslibérauxavaitétéenpartiefinancéeparlamafia,Lópezet

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Samper fournirent différentes explications sur les événements. Mais lavéritéestcellequejeviensdevousconter,tellequ’ellemefutracontéeparmonpère.Commepreuvede la collaborationentremonpère et lacampagnedupartilibéral,existeunéditorialécritparmonpèrelorsqu’illançait sonpropre journal afinde rivaliseravec les journauxprincipauxde Bogotá et de la presse régionale d’Antioquia. Il s’appelait Fuerza(Force) et le premier numéro circulait parmi ses amis. Une rubriquepolitique présente dans ce premier numéro mentionne une desremarques que mon père avait émises lors d’une assemblée surl’extradition : « Ernesto Samper Pizano a attaqué Santofimioprétendument pour prendre de l’argent sale. Mais, à l’assemblée anti-extradition,PabloEscobarditàSamperPizanodefaireattentioncarsesmains étaient déjà sales des vingt-six millions de pesos qu’il avaitacceptés à l’Hôtel InterContinental de Medellín en soutien de sacampagne politique et de ses efforts pour légaliser la marijuana. Pasd’inquiétude, Samper, mon pote, la marijuana est légale de toutemanière.»

Mais ils n’offraient pas seulement leur soutien sous une formemonétaire,oupardesbiens.MonpèreetGustavoengagèrentungrandnombredebuspouremmenerlesélecteurslibérauxauxurneslejourdel’élection du 30 mai 1982. À l’époque, le gouvernement avait pourhabitude de fermer les routes de la ville dans les deux sens pourempêcher les gens de voter plus d’une fois, et Pablo et Gustavotransportaient les gens aux urnes d’Envigado et au centre commerciald’OviedodeMedellín.

Au final, l’unitédes conservateurs se révéla crucialepourpermettrel’élection de Betancur avec quatre cent mille votes de plus que López,dontladéfaitefutenpartieimputéeàlacampagnedeLuisCarlosGalán,quiavaitsiphonnéunegrandepartiedesesvoix.

Deux mois plus tard, le 20 juillet, mes parents arrivèrent àl’immeuble du Capitole pour son investiture au volant d’une luxueuselimousine Mercedes-Benz vert d’armée, empruntée à Carlos Lehder, et

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quiavaitappartenuàunofficierallemand.Mamèreportaitunerobeenvelours noir et rouge de Valentino, le fameux couturier italien, maisavaitl’airinquiète.Monpère,quiétaitcontreleportdelacravate,étaitdéterminé à mépriser le protocole exigé pour entrer au Congrès. Ilpensait pouvoir faire tout ce qu’il voulait, mais le portier rigoureux etsévère refusa de le laisser entrer. Mon père fit tout ce qu’il put, maisaprèsunedemi-heureàinsisterpourrien,iln’eutd’autrechoixqued’enmettreune.

Ilexisteune image frappantedecette investiture :alorsque tout lemonde lève la main avec la paume ouverte pour prêter serment, monpèrelèvesamaindroiteenformantleVdevictoire.

Ce soir-là, Santofimio, Ortega et la journaliste Virginia Vallejo sejoignirentànouspourungrandrepasdefamille.

Quelques semaines plus tard, le 7 août 1982, mon père assista àl’investiture du président Betancur. Lui et la mafia tout entièrepoussèrentungrandsoupirdesoulagementce jour-làquandlenouveauchef de l’État ne fit aucune mention de l’extradition dans son longdiscours, malgré les demandes concernant plusieurs trafiquants dedrogueparlestribunauxaméricains.Bienqueluietlesautresbaronsdela drogue ne fussent pas encore sur la liste, mon père se sentaitnéanmoinsrassuré.

Avec le pouvoir politique à portée de main, et un présidentdéterminé à se concentrer sur le pardon et l’amnistie des groupes deguérilla (c’est-à-dire le M-19, les FARC, l’EPL et l’ELN), mon pèreorganisaunnouveauvoyageauBrésil.Cettefois-ci,pourchangerdesondernier voyage, il choisit d’inviter uniquement ses plus proches amis,sans leurs femmes. Pour organiser ce voyage, Gustavo appela unchirurgienqu’ilavaitdéjàenvoyéàRiodeJaneiropoursuivredescoursdegreffedecheveuxetdechirurgieplastique,carGustavoétaitobsédéparsacheveluredégarnie.

Etdonc,ladeuxièmesemained’août,douzehommesvoyagèrentsansleurs compagnes à bord de deux Learjets, dont un appartenait à mon

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père, l’autre loué. Un avion Cheyenne à turbopropulseurs (appartenantaussi àmon père) transportait les valises. Le groupe était composé deJorgeLuisetFabioOchoaVásquez,PabloCorrea,DiegoLondoñoWhite,Mario Henao, Shooter, Otto, Cassava, Alvaro Luján, Jaime Cardona,GustavoGaviria,etmonpère.

ArrivésàRio, ilsdescendirentdansdessuites luxueusesdumeilleurhôtel de Copacabana. Dès le premier soir, la suite occupée par JaimeCardona,un truandquiétait entrédans lebusinessde la cocaïneavantmonpère,devint le lieuderassemblementpourlespetitsplaisirset lesdivertissements. Ils louaient les services de jolies filles issues desmeilleurs bordels de la ville, et selon les hommes présents lors de cevoyage, trente à quarante filles passaient par la suite quotidiennement.Les bagagistes recevaient un billet de cent dollars chaque fois qu’ilslivraientquelquechosedans leurs chambres,avecpourconséquencedecréer une compétition parmi les employés pour savoir qui arriverait leplusviteaugroupedesexcentriquescolombiens.

Le but du groupe était de retourner en Colombie sans qu’un seuldollarnerestedescentmillequechacund’entreeuxavaitapportés. Ilslouèrent six Rolls-Royce et conduisaient les voitures sur le terrain dustade Maracaná à travers les couloirs que les joueurs de footballempruntaient. Cette après-midi-là, les équipes Fluminense et Flamengojouaientpouruntournoilocal,et,lejourd’après,unjournalisteducoinrapportalavisited’unedélégationde«politiciensetd’hommesd’affairesimportants»venusdeColombie.C’estlorsdecevoyagequemonpèrefitramener illégalement lemagnifiqueettrèscoûteuxperroquetbleupourl’haciendaNápoles.

DessemainesaprèssonretourauBrésil,monpèrereçutsapremièremission pour la chambre des représentants : faire partie du comitéofficiel envoyé pour observer indépendamment la grande électiond’Espagne de 1982 et évaluer la légitimité de ses résultats. Mon pèreétaitravi.Ilprenaittoujourslesmêmesaffairesdanssavalise,maiscettefois-ci il inclut un nouvel élément : une paire de chaussures à talons

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compensés venues de New York pour avoir l’air un peu plus grand. Le25 octobre, il voyageait en première classe en compagnie d’AlbertoSantofimioet JairoOrtegaenprovenancedeBogotá jusqu’àMadrid,enpassant par San Juan. Trois jours plus tard, Felipe González, du partisocialiste ouvrier espagnol, remporta l’élection haut la main. Le partirestaaupouvoirpendantquatorzeans,jusqu’en1996.

À la fin de l’année 1982,mon père avait certainement pensé avoirsécurisésaplacedanslesystèmepolitiquecolombien.Maisilfitl’erreurdecroirequ’ilpouvaitfairelecommercedeladroguetoutensiégeantauCongrès. Les mois qui suivirent montrèrent que l’État était bien pluspuissant qu’il ne l’était lui. Et c’est quelque chose qu’il refusaitd’accepter.

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MieuxvautunetombeenColombie

Mais qui est Don Pablo, ce Robin des Bois d’Antioquia qui provoquel’excitation chez des centaines de gens pauvres, dont les visagess’illuminentsoudaind’espoiretdégagentuneémotionsiimprobabledansunenvironnementsisordide?

« Le simple fait de dire son nom peut produire une variété deréactions allant de l’explosion de joie à la peur panique, de la grandeadmirationauprofondmépris.Maispersonnen’estindifférentaunomdePabloEscobar.»

Cette description de mon père fut publiée le 19 avril 1983 encouverturedumagazineSemana,quiàl’époqueétaitentraindedevenirl’un des magazines les plus influents de Colombie. L’article présentaitPablo Escobar en bienfaiteur des pauvres et en propriétaire d’uneimmensefortuneauxoriginesbrumeuses.

« Mon cœur, tu as vu les mythes que les médias créent autour demoi? »,ditmonpèreen réactionà l’article,qui,desannéesplus tard,deviendraitundesessujetsdediscussionfavoris.«J’aimeraisêtreRobindesBois,pourfaireencorepluspourlespauvres.»

Le lendemain, mon père en tirait avantage dans une interviewdonnée à une chaîne locale : « C’est une analogie plutôt intéressante.Ceuxquiconnaissent l’histoiredeRobindesBoissaventqu’ils’estbattupourdéfendrelesclasseslesplusmodestes.»

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L’article de la Semana fut publié au moment où mon père venaitd’atteindre son pic. Il était multimillionnaire. Il avait réalisé son rêveavec ledomaineNápoles. Le commercede la cocaïneétait florissant. Iln’avaitaucunprocèsdont ildevaits’inquiéter,et legouvernementavaitlaissétomberses investigationsàsonsujetdatantde1976.Maisencoreplusimportant,ilétaitmaintenantmembreduCongrèsetpactisaitaveclacrèmedelacrèmedelaclassepolitiquenationale.

Et,cerisesurlegâteau,uneétudevenaitderévélerquelepapeJeanPaul II, le président américain Ronald Reagan et Pablo Escobar étaientles personnalités les plus connues dans le monde. Quand il s’asseyaitpour regarder les informations télévisées avec nous, il nous demandaittoujours ce qu’ils disaient à propos de chacun d’entre eux. Soucieux defairedubontravailentantquedéputé,ilcommençaàliresespremierslivres d’économie et dévora plusieurs biographies du prix Nobel delittérature Gabriel García Márquez, au cas où les journalistes lequestionneraientsurcessujets.Pourêtreaufaitdesinformationslesplusrécentes, ilengageaunepersonnepourenregistrertous lesprogrammesradiophoniquesettélévisésetluifournirunerevuedepresse.

N’importe qui se serait satisfait d’un environnement et decirconstances si favorables. Mais pas mon père. Le même jour où laSemanadressaitsonportraitcommeunRobindesBoismoderne,ilavaitdéjà commencé à fomenter une machination pour se venger desNouveauxLibéraux,quil’avaientmissurlatouchedurantsacampagne.

LuisCarlosGalán,quiétaitderetourauCongrèsaprèssonéchecauxprésidentielles,étaitcélèbrepoursonintégrité.Iln’allaitpasêtresimplede lepiéger.Sonadjoint,unsénateurdudépartementHuiladunomdeRodrigoLaraBonilla,étaituneproieplusaisée.EvaristoPorras,unvieilallié de mon père qui avait passé du temps en prison pour trafic dedrogue, se fit passer pour un homme d’affaires désireux de collaboreraveclemouvementdeGalán,afindeluisoutirerunentretienprivéavecLara,qu’ilenregistreraitensecret.

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Lara etPorras se rencontrèrentdansune chambrede l’hôtelBogotáHilton, lemêmehôteloù,desannéesauparavant,monpèredescendaitquand il courait pour la Coupe Renault. Nous étions lemardi 19 avril1983.Ilss’entretinrentpendantplusd’unedemi-heureet,àlafin,Porrassignaunchèqued’unmilliondepesosaunomdeLara.

Plus tard, Porras raconta àmon père le récit de son entretien avecLara. Le chèque était la preuve que Lara avait accepté l’argent de ladrogue. Mais quand ils essayèrent d’écouter l’enregistrement de laconversation, ils réalisèrentquePorrasn’avaitpas installé l’enregistreurdelabonnefaçon.

Avec cet atout dans sa manche, mon père continua à servir à laChambredesReprésentants,mêmes’ilnefaisaitaucundoutequeGalánetLaraallaient lui êtreuneépinedans lepied, etqu’une confrontationsemblaitinévitable.

Lesweek-endssuivants,monpèreinauguraitactivement,àMedellín,des terrains de football oud’autres sites sportifs qu’il avait fondés avecson propre argent. Le 15 mai, il donna le coup d’envoi devant douzemillesupportersayanthâtedevoirlepremiermatchdanslequartierdeTejelo, dans le nord-ouest deMedellín. En juin, il inaugura le nouveauterraindeMoraviaavecunmatchentrel’équiperéserveduClubAtléticoNacionaletdesjoueursduquartier.

En août 1983, le président Betancur nomma le Nouveau LibéralRodrigo Lara Bonillaministre de la Justice. Ses premières déclarationsentantqueministreconsistèrentàcondamneravecvirulencelescartelsde la drogue et en particulier celui de mon père. Il déclara aussi quel’argentsaledeladrogueétaitblanchipardesclubsdefootball.Mais ilomitdementionnerl’immensepouvoiréconomiquedestrafiquants.

En entendant ces accusations, mon père décida de répliquer. Encompagnie de Jairo Ortega, et de son camarade membre du CongrèsErnestoLucenaQuevedo(undesalliéspolitiquesd’AlbertoSantofimio),ils engagèrent Lara à débattre sur l’argent sale. Mais leur véritableobjectifétaitde révéler l’existenceduchèqued’unmilliondepesosque

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Lara avait reçu de la part de Porras. Quelques minutes avant que leministren’entredanslaChambre, ilsplacèrentunecopieduchèquesurchaquebureaudesdéputés.CarlosLehderarrivaavecungrandnombred’hommespouroccuperunedessectionsréservéesauxjournalistes.Monpère s’assit suruncôtéde la salleovale.Cettemanœuvre impressionnabeaucoup Lara. Il était méconnaissable durant le débat et finit paradmettrequ’ilavaitacceptélechèque.

De retour à Medellín après le débat, tandis que l’administrationBetancur tentait de se ressaisir, mon père rencontra ma grand-mèreNora, qui était, comme d’habitude, très sévère avec lui : « Fils, si taqueueestfaitedepaille,nelafaispaspasserprèsd’unebougie…

–Non,net’inquiètepas,ilnesepasserarien»,larassura-t-il.«Tuaslatêtedure,ettuneconsidèrespascequiestlemieuxpour

tafamille.»Mon père était toujours en colère contre Lara et s’énervait quand

Laralecritiquaitaujournaltélévisé.Jelevoyaisrépondreàlatélévisiondèsqu’ilapparaissaitàl’écran.Quelquesfois,quandmonpèrerentraitàla maison et que ma mère, désemparée, regardait les informations, ildisait:«Neregardepascesâneries»etéteignaitlatélévision.

Malgré le succès apparent de la tentative de décrédibilisation deLara, pas loin de perdre son poste, le journal El Espectador livra le25 août, c’est-à-dire une semaine après le débat, un article dévastateursurmon père. Le journal révéla en couverture que enmars 1976,monpèreetquatreautreshommesavaientétéprisavecdix-neufkilosdepâtedecoca.

Monpèreavaitpourtantprissoindepayerpourfairedisparaîtrecesdossiers et pour faire assassiner les agents de la DAS qui s’étaientoccupés de l’enquête. Mais le journal de Bogotá était en mesure derévéler que le député Escobar était un trafiquant de drogue. Il étaitconvaincuquelesfichiersdepoliceleconcernantavaientdisparu,maisilavait oublié de détruire les archives du journal. Son château de cartesétaitentraindes’écrouler.

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Àpartirdecemoment,monpèrecommençaà fomenter l’assassinatde Guillermo Cano, le rédacteur en chef du journal. Mais, avant toutechose, il envoya ses hommes acheter tous les exemplaires avant qu’ilsn’atteignent leskiosquesdeMedellín. Il réussità lesretirermais lemalétait déjà fait : d’autresmédias reprenaient l’histoire d’ElEspectador, etsonentêtementàsoutenirque«[s]afortunen’a[vait]aucunlienavecletrafic de drogue » tombait dans l’oreille d’un sourd.Au contraire de cequ’il avait imaginé, ses efforts pour empêcher la vente du journal àAburrá Valley ne firent qu’augmenter l’intérêt des journalistes du payspourcettehistoire.

Monpèreavaitl’habitudedeplanifiersescrimesavecattention,etilneperdaitjamaissonsang-froidounejuraitpas,mêmependantlespiresmoments. Un de ses hommes de confiancem’a dit quemon père étaitentrédansuneragesansprécédentenvoyantsaphotodanslesjournaux,etqu’ils'envoulaitd’avoirdéçutantdegensquicroyaientenlui.Pourlapremièrefois,monpèresetrouvaitàuncarrefour,etpourtenterdesedéfendre, il accusa Lara de diffamation et exigea qu’il lui fournisse lapreuve de ses accusations. Il rencontra également des journalistes auCongrèspourleurmontrersonvisavalablepourlesÉtats-Unis.

Au début du mois de septembre, alors que les médias débattaientencorede l’argent sale,mamèredità tout lemondequ’elleétait enfintombée enceinte après six ans de tentativesmalheureuses, trois faussescouches, et une grossesse extra-utérine. Au même moment, plusieurstabloïds publiaient des articles sur la relation entre mon père et lajournaliste Virginia Vallejo, annonçant un mariage imminent. Folle derage,mamèrejetamonpèrehorsdelamaisonpourtroissemaines.Maisilnecessadeluitéléphoner.

«Moncœur,ilfautquetusachesàquelpointtuesimportanteàmesyeux.Tues la seule femmeque j’aime»,disait-il. «Les journalistes, lesmagazinesettouscesgenssontjalouxdenousetveulentporteratteinteànotremariage.Jeveuxreveniràtoietresteràtescôtéspourlerestantdemes jours. » Il envoyait ensuite des fleurs avec une petite carte sur

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laquelleonpouvaitlire«Jet’aime,jenet’échangeraipourquiconqueouquoiquecesoit».

Chaquefoisqu’ilappelait,mamèrerépondaitqu’iln’avaitpasbesoindesefairedusouci,ellen’étaitpaslaseulemèreaumondesansmariàsescôtés.Ellesuggéraqu’ilsprennentdescheminsdifférents,maisluinelâchaitrien.Unsamedisoir,ildébarquaàl’improvistelevisagedéprimé,etmamèren’eutpaslecœurdelechasser.Ellel’autorisaàreveniràlamaison.

La cascade de mauvaises nouvelles ne s’arrêtait pas, et le scandaledontmonpèrefaisaitl’objets’intensifiait.GustavoZuluaga,undesjugessupérieurs de Medellín, rouvrit l’enquête sur la mort des agents de laDASqui l’avaientarrêtéen1976,et l’ambassadeaméricaineannulasonvisa.Et,commesicelan'étaitpassuffisant,le26octobre,lachambredesReprésentantsrévoquasonimmunitéparlementaire.

Mêmesisavietombaitenlambeaux,monpèreessayaitdemaintenirla familledumieuxpossible.Comme iln’étaitpasencore inculpé,nouspassâmesleNouvelAnàNápoles.

Sa réputation entachée et son immunité révoquée, mon père sortitdéfinitivementdelaviepubliquele20janvier1984,ensoumettantunelettre de démission fustigeant les politiciens colombiens : « Jecontinueraiàcombattrelesoligarchieset lesinjustices.Jecontinueraiàcombattre les accords faits en coulisse qui ne cessent de mépriser lesbesoins du peuple. Je me battrai toujours et encore contre lesdémagogues, et les politiciens véreux qui restent indolents face à lasouffrance du peuple, mais qui sont toujours alertes quand il s’agit dediviserlepouvoirofficiel.»

Un des plus proches collègues de Pablo, un homme du nom de«Neruda»quil’aidaitàécriresesdiscoursetsesdéclarationspubliques,vérifia sa version finale, mais mon père l’écrivit sans son concours. Ilétait très atteint d’être évincé de la politique ; il avait toujours penséqu’il pourrait utiliser sa position pour aider les pauvres. Les semaines

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suivantes,nousretournâmesàNápolesetilseconcentradenouveausurletraficdedrogue.

Mais il n’avait pas compté sur le fait que leministre de la Justice,maintenant en étroite collaboration avec la police antinarcotique et laDEA, continueraitde travaillerpour faire tomber le réseaumafieuxquimenaçaitdeprendrelepaysenotage.AUMATIN DU LUNDI 12MARS 1984,MON PÈRE entendit à la radioqu’unraidavaiteulieudansunefabriquedecocaïneconnuesouslenomde Tranquilandia, dans les jungles de Yari, au sud du département deCaquetá.LeministreLaraetlecoloneldepoliceJaimeRamírez,chargéde l’opération, déclarèrent que le cartel de Medellín y avait construitplusieurs laboratoires pour fabriquer de la pâte de coca à très grandeéchelle. La mafia, disaient-ils, était parvenue à construire desinfrastructuresrassemblanttouteslesphasesdetraficenunseullieu,etleraidétaitunénormecontretempspourlesopérationscolombiennesducommercedeladrogue.

Tranquilandiapouvaitsetarguerdeposséderunepisted’atterrissagelongue d’un kilomètre qui était exploitée vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et une centrale électrique qui fournissait assez d’électricitédestinée à alimenter les cuisines où la pâtede coca était fabriquée.Degrands avions apportaient les ingrédients et les provisions tandis qued’autresdécollaient,chargésdepaquetsdecocaïne.Cinquantepersonnesvivaient dans les locaux, et vingt-sept d’entre elles furent arrêtées etemmenées à la ville de Villavicencio. Mon père et moi n’avons jamaisévoqué le sujet, et pendant des années, j’ai pensé que lui, GustavoGaviria et le Mexicain avaient construit le complexe. Même ledocumentaire de 2009, Les Péchés de mon père, auquel j’ai participé,montredesphotosduraiddeTranquilandiaenévoquantmonpèreetleMexicaincommeétantlespropriétairesdecettenarcoforteresse.

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Après avoir discuté avec des gens qui connaissaient mon père àl’époque, je suis maintenant convaincu que mon père, Gustavo et leMexicainn’ontrienàvoiravecTranquilandia.Pourquoi?Parcequemonpère en avait eumarre des cuisines à fabriquer la coca, en raison destropfortesprobabilitésd’accidentsetdescoûtstoujoursplusimportantspourtransporterlesproduitschimiques.Ils’avèrequelestrafiquantsquipossédaient le complexe avaient des arrangements commerciaux avecmonpère,etc’estcertainementlaraisonpourlaquellelegouvernementavaitliéTranquilandiaaucarteldeMedellín.

Tranquilandia disparut, mais un incident survint dans un deslaboratoires du Mexicain et engendra deux longues guerres trèsviolentes : la première entre le Mexicain et les Forces arméesrévolutionnairesdeColombie (FARC), et ladeuxième, en conséquence,entre lesparamilitaireset l’Unionpatriotique(UP),ungroupepolitiqueissudeseffortsdepaixentrel’administrationBetancuretlesFARC.

LestensionscommencèrentquandunedivisiondesFARCvolatrentekilos de cocaïne du laboratoire duMexicain et tua un garde qui n’étaitautre que le cousin du Mexicain, originaire de Pacho au nord deCundinamarca. Mon père dit un jour que le Mexicain faisait toujoursgardersacocaïneparunepersonneoriginairedePacho.

LeMexicainrefusadepardonnercetaffrontetdéclara laguerreauxFARC.Partoutàtravers lepays,dèsqu’ungroupedeguérillaopérait, ilmettait en place de petites milices armées pour les combattre. Il sefoutaitduprixque ça coûtait.C’est ainsi quenaquit leparamilitarismefinancéparlecommercedeladrogue.Plustard,leshommesd’affairesetleséleveursexcédésparlesextorsionsetleskidnappingsdesguérillerosetdescartelsenvinrentégalementàengagerdesgroupesparamilitaires.

Monpère tentaplusieurs fois depersuader leMexicainde cesser leconflit avec lesFARCetd’essayerplutôtdenégocier. Il était convaincuque lesnarcos et les groupesdeguérillapouvaient coexister enpaix etrespecter les secteurs de chacun. Mais Rodríguez Gacha était commemon père, il ne demandait conseil à personne. « Dis-leur que tu as la

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chargedetellezoneetqu’ilsdevraients’yteniràl’écart.Ilspeuventfairecequ’ilsveulentlà-bas»,disaitenvainmonpèreauMexicain.LeleaderparamilitaireCarlosCastañodevintplustardleparfaitacolyteducrimedu Mexicain, car ils étaient tous deux déterminés à éradiquer lesmouvementsdeguérillacolombiensàn’importequelprix.

Le Mexicain possédait un immense pouvoir politique. Chaque foisqu’il se rendaitàNápoles, il étaitaccompagnéparaumoinsdeuxcentshommes armés. La logistique que nécessitait la moindre de ses visitesétaitbeaucoup trop complexeet attirait trop l’attention sur ledomainedeNápoles.C’estpourquoimonpèrepréféraitrendrevisiteauMexicainchez luiàPacho.Quandun jour ildemandaauMexicains’ilspouvaientse voir, mais de ne pas amener autant de gardes du corps, celui-cirépondit:«Impossible,compadre…Jenevoyagequecommeça.»

TandisqueleMexicainétaitoccupéàdéclencherune«guerre»avecles FARC,monpère décida qu’il était temps d’arrêter le conflit avec leministre de la Justice, dont les condamnations envers mon pèredevenaientdeplusenplussévères.Selonmessources,quandmonpèreréalisa que Lara n’allait pas arrêter de l’attaquer, il commandita sonassassinat. Il appela Shooter, Cassava, Pinina, Otto, Honker et Mug etleurexpliquaque l’attaquedevait êtreopéréeàpartird’uneambulance(oudumoinsunvéhiculequipourraity ressembler).Alors leshommesmodifièrentunvanenyajoutantdespanneauxdemétalàl’épreuvedesballesde fusil,etdepetitesmeurtrièresdechaquecôtéduvéhicule. Ilspassèrentensuiteunecouchedepeinturepourytracerdescroixrouges.

« Lemonde entier sera à nos trousses après ça,mais on va le fairequandmême.Jenevaispaslaissercetypes’entireràsiboncompte»,déclara mon père à ses hommes quand son plan fut prêt à être mis àexécution.

Contrairement à ce qu’a pu dire la famille de Lara (que mon pèrel’auraitmenacéàmaintesreprisesautéléphoneouenlesuivantdanslarue),PabloEscobarn’étaitpashommeàavertirlesgens.Desonpointdevue, les techniques d’intimidation n’avaient pour effet que d’augmenter

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les mesures de sécurité. Beaucoup d’autres trafiquants de droguehaïssaient également le ministre de la Justice, et ils lui avaient tousenvoyédesmenacessansavoirconsultémonpèreaupréalable.

LessicariosmirentlecapsurBogotá,posèrentleursvalisesdansdeshôtelsmiteuxausudde lavilleet commencèrentàprendre leministreen filature. Au bout de quelques jours, ils apprirent que Lara roulait àbordd’uneMercedes-Benznonblindée,escortéepardeuxvansetquatreagents de la DAS. Ils identifièrent aussi les itinéraires que le chauffeurempruntaitentreleministèredelaJusticeetlamaisondeLaraaunorddeBogotá.

Àlami-avril1984,lalogistiqueétaitenplace,etlessicariosdemonpère attendaient la meilleure opportunité d’assassiner Lara à partir del’« ambulance ». Ils essayèrent à trois reprises sans succès à cause dumanquedetalentduchauffeurdel’«ambulance».Enayantventdecesdéconvenues,monpèreconsidéraquel’opérationétaitenpéril,etdécidade changer l’ambulance pour une camionnette de livraison de fleurs.Maisensuite il revitentièrement leplanetajoutadeuxautressicarios àmoto.

Pinina,quiavaitpourréputationd’êtreundesmeilleurshommesdemonpère,pritlaresponsabilitéderecrutercesdeuxautrespersonnes.Ilpartit à Lovaina, au nord-est de Medellín, où il avait grandi, un desquartiers les plus dangereux de la ville et à l’origine de beaucoup desicarios.Là-bas ilengageaByronVelásquezArenasetIvánDaríoGuisao,mais il ne leur dit pas que la mission était de tuer un ministre,uniquement une personne importante qui voyageait dans une voitureblanche.

L’opération pouvait maintenant reprendre. Une fois, alors que lessicarioss’étaientgaréstrèsprèsduministreenattendantqueLarasorte,sesgardesducorps,complètementinconscients,s’étaientappuyéscontrelevan,sanssavoirquedessicariosarmésde fusilsAR-15secachaientàl’intérieur.

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Enfin, la nuit du 30 avril 1984, le groupe entier, composé deVelásquez et Guisao à moto, de quatre hommes armés dans un vandéguisé en camion de livraison, de leur chauffeur et d’un hommesupplémentairearméd’unfusilàpompe,pritLaraenchasseaumomentoù celui-ci quittait son bureau pour rentrer chez lui dans le nord deBogotá. Dans le récit que l’on m’a fait bien des années plus tard, lamissiondeshommesprésentsdans levanétaitdesehisseràcôtéde lavoiture duministre et de tirer par les ouvertures préalablement crééesdans levan.Lamotoavaitquantàellepourmissionderoulerderrièreeuxafinderepousserlesescortesduministre.

Mais les sicarios furent forcés d’ajuster leur plan à cause desembouteillages.Leurvéhiculeétaitbloquédansletraficetseulelamotoavaitlacapacitédesuivrelacible.Sanshésitation,Guisao,quiétaitassisà la place du tireur et qui avait en sa possession un UZI semi-automatique de calibre 45, dit à Velásquez de poursuivre sa route. Ilsdécidèrent tous lesdeuxdemeneràbien lamissiondemonpèreetdetuerl’hommequivoyageaitdanslaMercedes-Benzdecouleurblanche.

AuxalentoursdelaCalle127, leconducteurdelamotoréussitàsehissersurlecôtédelavoiture,etGuisaotiraunerafale.Ilétaitdix-neufheurestrente-cinq.

Les instructions demon père étaient claires : aucun des sicarios nedevait communiquer entre eux une fois le job accompli. Ils avaientconvenu d’un point de rendez-vous à Bogotá à partir duquel ilsrentreraientimmédiatementàMedellín.

Cette nuit-là, à l’appartement de ma grand-mère Nora, dansl’immeubleAltos,j’entendismamèreetmagrand-mèrepleurer.Ellessetenaientlamaindevantlatélévisionetavaientl’airdedirequequelquechosedetrèsgraveetdetristevenaitdesepasser.

Après l’assassinat, le chaos régna. Pour la première fois, legouvernementdéclarauneguerretotaleautraficdedrogue.Lespatronsde lamafia seraient chassésardemment, leursbiens seraient confisquésetilsseraientextradésauxÉtats-Unis.

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Après avoir regardé les dernières informations télévisées,mamère,enceinte de huit mois, et moi partîmes nous cacher chez un lointainparent pendant deux semaines en attendant que mon père envoiequelqu’un pour venir nous chercher. Pendant ce temps, mon père etplusieurs hommes ayant participé à l’assassinat de Lara (dont Pinina etOtto) partirent de bonne heure pour le village de La Tablaza à LaEstrella, à partir duquel un hélicoptère les emmena au Panama. Aumêmemoment, un autre hélicoptère ramassait la famille deGustavo àunesortiederouteversCaldas,mais leréservoird’essenceéclataàmi-chemin,forçantlepiloteàatterrirencatastropheaumilieudelajungle,loin de la frontière du Panama. Les passagers durent errer durant desjoursavantdetrouverunvillagesusceptibledeleurporterassistance.

Quelques jours plus tard, unmessager envoyé parmon père arrivapourdirequ’ilviendraitnouschercherlelendemainenhélicoptèredansun pâturage de La Estrella. Ma mère prépara une petite valise avecquelquesvêtementspournousdeux.Elleajoutaaussidesvêtementspourbébé–elle etmonpèrepensaientqu’ils allaientavoirunautregarçon.Le lendemain,aupointderendez-vous,nous fîmes laconnaissanced’undocteur qui voyagerait avecnous au cas oùmamèredevrait accoucherprématurément.

Après un voyage sans encombre d’une durée de deux heures etdemie, lepiloteatterritdansuneclairièreaumilieudela jungle,oùunvan nous attendait. Nous avions atteint la frontière du Panama. Nousenfilâmesdesvêtementsdeplagepournepaséveillerdesoupçonsavantde prendre immédiatement la route en direction de Panama City, oùnousdormîmessurdesmatelasposésdansl’appartementd’amisdemonpèreduranttroisnuits.

Là-bas,nousapprîmesquel’assassinatdeRodrigoLaraavaitcausélafuitedesplus grosbaronsde ladrogue colombiens.Outremonpère etGustavo, Carlos Lehder, les frères Ochoa du cartel de Medellín et lesfrèresOrejueladucarteldeCaliétaienttousauPanama.

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Nous déménageâmes du premier appartement pour aller dans unevieille maison étouffante et humide du quartier historique de la ville.C’étaithorrible. Ladoucheétait pleinedemoisissures etne coulait pascorrectement,nousdevionsnous laveravecdes sandalesauxpieds.Parmesuredeprécaution, la seulechosequenousavonspumangerduranttoutelapremièresemaineétaitdupouletKFCquemonpèredemandaitàseshommesdenouslivrer.

Un jour, un gynécologue panaméen vint à lamaison pour ausculterma mère. Après avoir fait quelques tests, le spécialiste nous annonça,nonsans surprise,quemamèreattendaitune fille.Mamèrenevoulaitpas lecroire,car tous les testsqu’elleavait faitsàMedellín indiquaientqu’elleauraitungarçon.Monpèreétaitauxanges.

Il nous fallait maintenant trouver un nom à ma petite sœur. Jesuggérai le nom deManuela enmémoire dema première petite amie,une de mes camarades de classe de l’école Montessori, avant notredépartauPanama.

«Ondiraàtasœurdeseplaindreàtoi,siellen’aimepassonnomengrandissant»,ditmonpèreaprèsqu’ilsacceptèrentmaproposition.

Le 22 mai, nous déménageâmes dans une autre maison, bien plusconfortable et luxueuse, qui était la propriété d’un homme fort duPanamaàl’époque,legénéralManuelAntonioNoriega.Mêmesinousnevoyionsmonpèrequetrèspeu,lasituationsemblaits’améliorerquelquepeu. Noriega envoya plusieurs officiers de police pour nous garder, etnousavionsunpeuplusdeliberté.

Durantcettepériode,monpèremedonnaunemotoHonda50cm3.Commeiln’yavaitpersonnepourm’accompagnertandisquej’apprenaisà conduire, il commanda à Stud (un de ses hommes qui était resté àMedellín) de venir à Panama City. Stud s’habillait en blanc et partaitfaire son jogging tous les matins pour m’accompagner pendant quej’apprenaisàroulerenmoto.

Desannéesplustard, lorsd’unelongueconversation, j’aidemandéàmon père quel genre de relation lui et ses partenaires du cartel de

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MedellínentretenaientavecNoriega. Ilmeditqu’il s’agissaitd’unebienlonguehistoirequiavaitcommencéen1981,quandilrencontraNoriegapourluidonnercinqmillionsencash,enéchangedesapermissionpourconstruireplusieursfabriquesdecocaïnesurlecôtépanaméendeDariénGap, une zone reculée et marécageuse de jungle à cheval entre lePanama et la Colombie. Il lui demanda aussi la permission de blanchirl’argent via les banques panaméennes. Noriega accepta de les laissertravailler sans interférence, à la condition expresse dene pas s’engagerdansletraficdecocaïne.

Le général Noriega ne tint pas sa promesse. Des mois après avoirconclu le marché, et l’installation de plusieurs laboratoiressupplémentaires, il lançauneopérationmilitairedétruisant lescuisines,mit aux arrêts presque trente personnes et saisit un Learjet et unhélicopèrequiappartenaientàmonpère.

Furieux,monpèremenaçade tuerNoriega si celui-cine lui rendaitpas l’argent. Le message dut certainement l’effrayer puisqu’il lui renditimmédiatementdeuxmillionsdedollars.

Même si les relations avec Noriega avaient tourné au vinaigre, legénéralavaittentédeseracheterauprèsdemonpèreenluipermettant,avec les autres capos, de rester au Panama après l’assassinat de Lara.C’estainsiquenousavionsfiniparvivredansunedesmaisonscitadinesdeNoriega,mêmesimonpèrenefaisaitpasconfianceaugénéral:c’estpourquoinousnepouvionsyresterindéfiniment.

L’élection de 1984 au Panama donna l’opportunité à mon père dechercher un accord avec le gouvernement colombien. Exactement à cemoment, lesmédias locaux annoncèrent que l’ancien président AlfonsoLópezMichelsenetlesanciensministresJaimeCastro,FelioAndradeetGustavoBalcázaragiraientenqualitéd’observateurspourlesprochainesélections présidentielles qui se tiendraient au mois de mai. Mon pèretéléphona à Medellín pour parler avec Santiago Londoño White, letrésorierdelacampagneprésidentielledeLópezdeuxansauparavant,etlui demanda d’essayer d’arranger un rendez-vous avec López à Panama

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City. Il suggéra d’appeler Felipe, le fils de López et propriétaire dumagazineSemana, pour lui demanderde convaincre sonpère. Londoñopassa ses coups de téléphone et, quelques heures plus tard, l’ancienprésidentacceptaitderencontrermonpèreetJorgeLuisOchoaàl’hôtelMarriottdePanama.

Monpèrementionnavaguement lerendez-vousàmamèrequelquesheuresavantdepartir.«Tata»,dit-il,«nousallonsvoirs’ilestpossibled’arranger ceproblème.Nousavons rendez-vousavec l’ancienprésidentLópez.»

Lors de l’entretien avec López, mon père et Jorge Luis Ochoaproposèrent que les trafiquants de drogue adandonnent leurs pistesd’atterrissage, leurs laboratoires, leurs flottes et leurs avions ; fermentleurs itinérairesvers lesÉtats-Unis ;détruisent leurscultures illégales…En gros, ils leur proposèrent d’arrêter le commerce de la cocaïne si enéchange le gouvernement suspendait toutes les peines de prison pourceux qui avaient été condamnés pour activité criminelle, et, plusimportant, s’il renonçait à les extrader. López fit la promesse decommuniquerlapropositionàl’administrationcourante.

De retour à la maison, mon père informa ma mère : « L’ancienprésident López va parler à l’administration. Espérons qu’il y ait unenégociation.»

Monpère apprit que López confirma son voyageduPanama jusqu’àMiamipour rencontrer l’ancienministredesCommunications,BernardoRamirez, et ami personnel du président Betancur. Il considéra laproposition et l’administration demanda à l’inspecteur général, CarlosJiménezGómez,derencontrerlescaposàPanamaCity.

Le 25mai, aumoment où l’inspecteur général gérait les détails duvoyage, naquitma sœurManuela.Alors quemonpère,Gustavo etmoiétions à lamaison deNoriega, nous reçûmes un coup de fil pour nousdirequemamèreétaitentraind’accoucher,alorsmonpèresedépêchade nous conduire à l’hôpital. Assis dans la salle d’attente, il semblaitnerveux, et Gustavo essayait de le rassurer. L’attente semblait

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interminable, jusqu’à ce que le docteur apparaisse enfin, félicite monpèrepour samagnifiquepetite fille et nousdonne la permissionde lesvoir. Nous partîmes en direction de l’ascenseur, et, quelle ne fut pasnotre surprisedecroiserune infirmièreportantunnouveau-nédans lesbras avec un bracelet marqué « Manuela Escobar ». Le visage de monpères’éblouitàcemoment-là.

L’inspecteur général Carlos Jiménez Gómez arriva à Panama lelendemain, le 26 mai, et rencontra mon père et Jorge Luis Ochoa àl’hôtel Marriott. Ils reformulèrent la proposition qu’ils avaient faite àLópez, et à la fin de la discussion, l’inspecteur promit d’en parler auprésidentBetancur.Mais leplantombaà l’eauquelques joursplustard,quandlejournalElTiemporévélaaupublicl’existencedecesrencontres.

C’était lapremièreetdernière foisque laColombieavaituneréellepossibilitédedémanteler95%desontraficdedrogue.Lafuitedans lapresseavaitdéfinitivementtoutfaitcapoter.TOUTE OPPORTUNITÉ DE RAPPROCHEMENT avec le gouvernementétant désormais perdue,monpère arrivaun jour, audébut dumois dejuin,àlamaisonpournousdirequ’ilnousfallaitfuir.

«Nousnepouvonspaspartiravecunbébé»,dit-il. «Tata,nousnepouvonspas te laisser iciou t’envoyerenColombie.Notre seuleoptionestd’envoyerManuelaàMedellín. Ilsprendront soind’elle là-bas.Nousnesavonspassinousdevronsdormirdanslajungleouprèsd’unlac,s’ily aura de la nourriture pour le bébé. Nous n’avons pas beaucoupd’options. Nous ne pouvons pas prendre un bébé avec nous si nousdevons courir encore et encore. » Il était déchirant pour ma mèred’abandonner sa petite fille. Comme j’étais plus vieux – j’avaismaintenant sept ans –, ils n’ont pas jugé utile de me renvoyer enColombie;monpèrepensaitquej’étaisplusensécuritéàsescôtés.

Ma mère pleura à chaudes larmes tandis qu’elle laissait sa fille àOlga,l’infirmière,quivoyageraitjusqu’àMedellínaccompagnéed’undes

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plusfidèleshommesdemaindemonpère.Pourquoimonpèreétait-ilsipressédefuirlePanama?Sipresséau

pointdevouloirrenvoyersafilledequinzejoursenColombie?Jeleluiai demandé une fois, et il me dit que les fuites dans la presse avaientrévélé sa localisation aux gouvernements colombien et américain, et ilavaitpeurqu’ilsessayentdel’arrêter.Deplus,ilyavaitdeforteschancesqueNoriegaletrahisseunefoisdeplus.

Ainsi,monpèrecherchaunplanBetrepritcontactaveclesM-19del’époquedukidnappingdeMarthaNievesOchoa.Monpèresavaitquelesgroupes de guérilla et le Front sandiniste de libération au Nicaraguaétaient politiquement et idéologiquement alignés, et c’est pourquoi ildemanda aux M-19 de se renseigner sur la possibilité d’undéménagementauNicaragua.Enquelquesjours,ilreçutunmessagedesM-19 : certains membres de la junte du Nicaragua acceptaient de luioffrir un refuge ainsi qu’aux autres capos et leurs familles, en échanged’une aide économique, dont ils avaient besoin à la suite de l’embargoéconomique américain. L’accord incluait la permission d’utiliser leterritoire duNicaragua commeplateformepour continuer le commercede la cocaïne. Jeme souviens quemonpère avait fait un commentairesurlefaitqueDanielOrtega,alorscandidatàlaprésidenceduNicaraguapour le Front sandiniste de libération, avait envoyé plusieurs agentsofficielspouraiderlesnarcosàs’installeràManagua,lacapitaledupays.

MonpèrevoyaitdansleNicaraguauneréelleopportunitépourluidechangersonlieudetravailetsarésidence.Donc,aprèsnousêtreassurésque Manuela se portait bien à Medellín, ma mère, mon père et moipartîmes au Nicaragua. À l’aéroport, des membres officiels sandinistesnous accueillirent, et nous embarquâmes à bord d’une Mercedes-BenzversunevieillemaisonoùnousattendaitleMexicain,safemme,Gladys,etquatregardesducorps.Peudetempsaprès,magrand-mèreHermildaet ma tante Alba arrivèrent. Le premier réflexe de mon père fut deréclamerlaprésencedePinina,Tabloïd,etdouzeautresdeseshommespournousprotéger.

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Dès les premiers instants, nous détestâmes lamaison. Fort sombre,elleétait entouréed’unmurdebriqueshautde troismètres, et chaquecoin était gardé par des soldats lourdement armés. Nous avons mêmetrouvéunlivresurl’histoiredecetendroitdécrivantplusieursmassacresperpétréssurplace.

La vie quotidienne devint intolérable. Managua était invivable,ravagée par la guerre civile et ses fréquentes fusillades. Les États-UnisoffraientdescontratsauNicaraguaetauCostaRicapourcombattre lessandinistes, qui avaient renversé la dictature militaire d’AnastasioSomozaquelquesannéesauparavant,en1979.Lavilleétaitassiégée,etleseffetsduconflitétaientvisiblespar l’effondrementdes immeublesetlesmagasins fermés. Nous avions quantité de nourriture,mais nous nesavionsd’oùellevenait,bienqu’il fûtàpeuprès certainqu’unmembredu gouvernement venait remplir les réfrigérateurs. Il n’y avait pas desupermarchés,nid’épiceries.Monpèreavaitdesmillionsetdesmillionsdedollars,maisnousnepouvionsrienacheter.

Jemesouviensencoreàquelpointjerestaissilencieuxlaplupartdutemps, et je passais beaucoup de temps à pleurer. Je suppliais mesparentsderetourneraumoinsàPanama.Iln’yavaitmêmepasdejouetsà lamaison, et, dansnotrehâte pour quitter Panama, j’avais dû laissermamotoetmesautresjouetsderrièremoi.

Messeulesdistractionsétaientd’alleravecmamèreet la femmeduMexicaindansunspaprochedelamaison,dem’asseoirprèsdePininaetd’écouter les matchs de football colombiens à la radio, en pariant surceluiquitueraitleplusdemouchesencinqminutesdanslasalle.

«Pendanttroismois,l’uniquemanièrepourmoidevoirmafilleétaitde regarder la seule photo que j’avais d’elle », disait ma mère ensanglotant,tandisquenousnousrappelionscettepériodetroubledenosvies. Même si mon oncle Mario prenait tous les jours des photos deManuela, il ne pouvait jamais les envoyer de peur qu’elles ne tombententrelesmainsdesautoritésetdécouvrentnotreadresse.

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Pendantquenousvivionscetteviepérilleuse,monpère,leMexicain,deuxsoldatsduNicaraguaetunpiloteaméricaindunomdeBarrySealvoyageaient à travers le Nicaragua afin d’explorer de potentielsitinéraires pour la cocaïne. Pendant plusieurs jours ils étudièrent lesdivers lacset leschaînesdevolcansenhélicoptère,essayantd’identifierles meilleurs endroits pour construire des laboratoires et des pistesd’atterrissage.

Ils savaient que cela prendrait du temps d’installer lesinfrastructures ; ils décidèrent alors d’utiliser le petit aéroport de LosBrasiles, non loin deManagua, pour envoyer les premiers chargementsde cocaïne par des vols directs dans le sud de la Floride. La premièrecargaison était de six cents kilos de cocaïne, empaquetée dans de grospolochons, et dont le départ était prévu la nuit du lundi 25 juin 1984,dansunavionpilotéparSeal.MaismonpèreetleMexicainn’avaientpasencorecomprisqu’ilsétaientenfaittombésdansunpiège.Tandisqu’ilsattendaient que les soldats chargent l’avion en compagnie de FedericoVaughan, un membre du ministère de l’Intérieur du Nicaragua, Sealprenaitdesphotos.

L’avion décolla sans encombre, et pendant que Seal volait vers sadestination, mon père et le Mexicain continuèrent leurs activités, sansimaginerledésastreimminentquilesattendait.

Pendant ce temps, j’avais enfin réussi à convaincremonpèredemelaisserpartirdeManaguaavecmamère.Ilyavaitquelquetempsquejemeplaignaisdem’ennuyer,maisilavaitpeurquel’onsefassetuersil’onrentrait.Ilavaitenfinacceptéàcontrecœur.Mamèreluifitlapromessede ne jamais aller dans les rues de Medellín, mais mon père semblaitavoirunautreplanpourelle.

«Non,Tata.Nousallons luidirequetuvasvoyageravec lui.Carsinousnelefaisonspas,ilseraencoreplusfâché.Maisnousluidironsqu’ildoitvoyagerseulquandnousarriveronsàl’aéroport.NousluidironsquemongardedecorpsTibúl’accompagnera»,luiditmonpèreensecret.

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Et c’est ce qu’ils firent. Quand on me révéla que ma mère neviendrait pas avec moi, je sentis une immense peur m’envahir. Je mesentaisabandonné.Jem’accrochaisàeuxenrefusantdelâcher.

«JeneveuxpasyallersiMamánevientpasavecmoi»,disais-jeenpleurnichant.Monpèrenebronchait pas, et répondit endisantquemamère me rejoindrait dans quelques jours. Ma mère se souvient qu’ellepleurait jouretnuit.Sesdeuxenfantsétaientpartis,elleétaitentouréed’hommesarmésetlivréeàelle-mêmedanscepayssiinstable.

Désespérée,elleapprochaunjourmonpèreàcesujet:«Laisse-moiretrouver une de mes sœurs ou son mari au Panama pour qu’ilsm’apportentdesphotosdenosenfantsetquejevoiecommentilsvont.

–D’accord,moncœur,maistudoismepromettredereveniriciaprèsleuravoirparlé.»

Malgrésapromesse,mamèreavaitdéjàprévuderejoindreMedellínunefoisauPanama.

Tandis que ma mère était au Panama, mon père appelait tout letemps à la maison pour nous parler à Manuela et moi. Au quatrièmejour,ellerassemblasoncourageetluiannonçaqu’ellenereviendraitpasauNicaragua.EllerentraitenColombiepours’occuperdesesenfants.

«Non,maisqu’est-ceque tu racontes?Tunepeuxpas faireça ! »,dit mon père. « Tu sais très bien qu’ils vont te tuer, il n’y a aucuneéchappatoire.

– Je promets de rester chez ma mère et de ne jamais quitter lamaison,mais j’aiunbébéquiabesoindemoi. Ilyaplusde troismoisqu’ilestsanssamère.»

Terrifiée, ma mère arriva à l’aéroport Olaya-Herrera et partit sansattendre à l’immeuble Altos, où elle trouva ma grand-mère Nora, quivenaitdeperdretrentekilosdepuissagrossedépression.

Nos retrouvailles entremamère,moi etmapetite sœur furent trèsfortesenémotions.Elleetmoinepouvionsnousarrêterdenousenlacer,maisManuela lareconnaissaitàpeineetsemettaitàpleurerquandma

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mère la tenait, puisqu’elle s’était habituée à l’infirmière et àma grand-mère.

Les choses étaient compliquées pour nous à Medellín, mais rien àvoir avec mon père à Managua, qui venait de subir un reversretentissant.Àlami-juillet,plusieursjournauxaméricainspublièrentunesériedephotographiesdemonpèreetduMexicainauNicaraguaentraindechargerdescargaisonsdecocaïne.Lapreuvevisuelleétaitirréfutable.C’étaitlapremièrefois,etladernière,quemonpèrefutprisenflagrantdélit. Barry Seal, qui n’était autre qu’un informateur de la DEA, avaittrahimonpère,etça,ilnel’oublieraitjamais.

Lapublicationdesphotosdanslapresseavaitdeuxmanièresdefairedesdégâts:àlafoiselleexposaitmonpèreetimpliquaitlacollaborationde lamafia colombienne avec le régime sandiniste. Le scandale était sigrandquemonpèrenepouvaitplusresterauNicaragua.Deuxsemainesplustard,lui,leMexicain,ettousleurshommesdemainretournèrentenColombie.

Dès qu’il arriva à Medellín, mon père s’empressa de se cacher etvécutainsipendantlongtemps.Nouscontinuionsàvivrechezmagrand-mèreNora, etmonpère envoyait parfois quelqu’unnous chercherpourquel’onpasseleweek-endensemble.

Le 19 juillet, seulement trois semaines après que les photos eurentétéprises,HerbertShapiro,unjugedeFloride,émitunmandatd’arrêtàl’encontre demonpère, pour corruption et importationde cocaïne auxÉtats-Unis.

Même si l’infrastructure qu’il avait mise en place pour envoyer lacocaïneauxÉtats-Unisétaittoujoursenfonctionnement,etquemonpèreétaittoujoursleplusimportantdanslebusiness,ilsavaitquesasituationlégalesedétérioraitdeminuteenminute.Ilétaitmaintenantarrivéàunpointdenon-retouroùilseraitchasséetseraitobligédesedéfendrelui-même.Ilétaithantéparlapossibilitéd’êtreextradé.

Les deux mois suivants furent relativement calmes jusqu’au20 septembre 1984, quand ma grand-mère Hermilda appela pour dire

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queplusieurshommesarmésavaientenlevémongrand-pèreAbelàl’unedesesfermesenborduredeLaCeja,dansl’estd’Antioquia.Monpèreseservitde sonexpérienceavec l’affaireMarthaNievesOchoaet organisaune gigantesque campagne de recherche. Mais ce kidnapping-là n’étaitpasdelamêmeenvergurequeleprécédent,puisquemonpèreserenditcompte bien vite que mon grand-père avait été enlevé par quatrecriminelsminablesappâtésparlasituationfinancièredemonpère.

Deuxjoursplustard,monpèrediffusauneannoncedanslesjournauxde Medellín offrant une récompense à quiconque fournirait desinformations sur la localisation demon grand-père. L’annonce décrivaitles véhicules avec lesquels il avait été enlevé : deux Toyota SUV, lepremierrougeavecdespourtoursenboisimmatriculéKD9964,etl’autrede couleur beige, immatriculé 0318. L’idée était de faire savoir auxkidnappeursqu’illesavaitdanssalignedemire.

Comme il l’avait fait pour la famille Ochoa, mon père envoya descentaines d’hommes surveiller les cabines téléphoniques deMedellín etinstalladumatériel d’enregistrementdans lamaisondemagrand-mèreHermilda.Lastratégieportasesfruits.Dixjoursplustard,ilconnaissaitl’identité des ravisseurs et l’endroit où ils gardaient mon grand-père,attaché à un lit dans la ville de Liborina dans l’ouest d’Antioquia, à 10kilomètresdeMedellín.

Mais, au lieu de se ruer sur eux, mon père décida de les laisserdemanderunerançon,etdelespayerpouréviterdemettremongrand-père endanger.Aupremier coupde fil, ils réclamèrentdixmillionsdedollars.Laréponsedemonpèrefuttrèssévère:«Vousavezkidnappélamauvaise personne. C’est moi qui ai l’argent. Mon père n’est qu’unpauvrefermiersanslesou.Cettenégociationneserajamaisàlahauteurde vos attentes. Pensez àun chiffre réaliste et rappelez-moipour qu’onenparle»,beugla-t-ilavantderaccrocherpourmontrerqu’ilétaitmaîtredelasituation,mêmes’ilsavaientsonpère.

Deux jours plus tard, ils demandaient quarante millions de pesos,avantdedescendreàtrente.Parl’intermédiairedeJohnLada,leparrain

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deManuela,monpèreleurdonnal’argentenliquideetmongrand-pèreretournaàlamaisonsainetsauf.L’enlèvementavaitduréseizejours,etles criminels furent traqués quelques jours plus tard sur les ordres demonpère.

Pendantcetemps-là,lesennuisdemonpères’accumulaient.Dixdessicarios ayant participé à l’élaboration et l’exécution de Lara furentarrêtés,etsixd’entreeux,Pininaycompris,réussirentàs’échapperpourse cacher avec mon père. Tulio Manuel Gil, juge supérieur de Bogotádécidaderetenirleschargescontremonpèredanscetteaffaire.

C’est ainsi que la première grande opération du Bloc de recherchevisantmonpèreacommencéàlafindumoisdedécembre1984.Àcetteépoque de l’année nous vivions dans notre maison de campagne deGuarneàAntioquia.J’avaisseptansquandjefusréveilléparuncanonderevolverpressésurmonventre.LepistoletenquestionappartenaitàunagentdesF-2,lapolicesecrète.Jemesouviensquejeportaisunappareilexpérimental en plastique qui me couvrait la tête et le menton. Mondocteurmel’avaitprescritpourcorrigerunedéviationdelamâchoire,etcelaavaitledésavantagedemedonnerunaspectdesplusétranges.

Alors que je demandais où étaitmon père, un officier de police fitirruptiondansmachambreentenantdanssesbrassonponchoblanc.

« Regarde ce qu’il a laissé derrière lui en prenant la fuite », ditl’agent.

Mon père avait facilement échappé à la première vague, mais lachasses’intensifialesjourssuivants.

Le samedi 5 janvier 1985 fut un mauvais jour pour mon père. Àl’aube,ilreçutuncoupdefilpourl’informerqu’unavionHerculesdelaColombianAirForceavaitemmenéquatrepersonnesàMiamicematin-là. Leur extradition avait été autorisée par le président Betancur et leministredelaJusticeEnriqueParejo,quiavaitremplacéRodrigoLara.

LesquatredétenusétaientHernánBoteroMoreno,présidentduclubde football Atlético Nacional, les frères Nayib et Said Pábon Jatter, etMarcoFidelCadavid.

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Monpèreétaitfouderage.Ilpensaitquel’extraditiondeBoteroétaitparticulièrement injuste car il était uniquement accusé de blanchimentd’argent,etnondetraficdedrogue.

Il considéraitquec’étaitmêmeplusqu’une injustice : ladécisionduprésident Betancur d’agir sur le traité d’extradition avec les États-Unisétait une trahison. Même si Betancur n’avait jamais promis de ne pasrecourir à l’extradition, mon père pensait que le politicien n’oublieraitpasqu’ilsl’avaientaidéàfinancersacampagne.

Les actions de mon père devenaient plus radicales que jamais. Ilappela JuanCarlosOspinaqui se faisait appeler «Socket », ainsi qu’uncriminelappelé« l’Oiseau»et leurordonnadefaireexploser lavoiturede Betancur. Plusieurs hommes de mon père m’ont dit que le chef del’État échappa au moins quatre fois à la mort. Sa garde rapprochéechangeait fréquemment d’itinéraire, et ils avaient ainsi évité plusieursendroits où les hommes de mon père avaient placé des explosifs.Plusieurs fois, le convoi était passé à proximité de la bombe, mais latélécommandepourl’activernemarchaitpas.

Vers ledébutdumoisdefévrier1985,monpèren’avaitentêtequed’éliminerlamenacedel’extradition.Toutessesassembléespolitiquesetses meetings secrets pour prévenir les autres narcos de l’humiliationprovoquée par le fait d’être soumis à la justice d’un autre pays avaientéchoué.S’ilétaitconvaincudepouvoirréglersesproblèmesenColombiepar ses propres moyens, les États-Unis étaient une autre paire demanches.

Àcetteépoque,monpèreétaitprochedeplusieursdirigeantsduM-19,ycomprisdeleurplusgrandcommandant,IvánMarinoOspina.Ilssevoyaientrégulièrementetéchangeaientsurl’actualité.Ilss’entendaientsibien que le guérillero donna à mon père un tout nouvel AK-47 qu’ilvenait de recevoir d’un convoi venant de Russie. Cette arme devint lemeilleuralliédeTabloïd.

Après denombreuses conversations,monpère etOspina tombèrentd’accordsurplusieurssujets,enparticuliersurl’extradition.Cettevision

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commune a certainement influencé la décision du M-19 de destituerOspinaàleurneuvièmeconférenceaudomainedeLosRoblesàCorinto,dans le département de Cauca. Là-bas, il fut critiqué pour sesorientations militaires et politiques, étant donné que le M-19 était encours denégociation avec l’administrationBetancur, et qu’il risquait demettre en péril l’accord avec le gouvernement datant d’août 1984. Ladestitutiond’Ospinaétaitaussi liéeàsadéclaration lorsd’unvoyageauMexique,proclamantquelesbaronsdeladroguecolombiensdevaientsevenger contre les citoyens américains si le gouvernement continuait àextraderlesColombiensauxÉtats-Unis.

Mon père avait compris que l’éviction d’Ospina permettait auxleadersduM-19d’envoyerunmessagepubliccontreletraficdedrogue,même si les relations entre le mouvement de guérilla et le cartelrestaient intactes en privé. À la fin dumeeting de Los Robles, leM-19décida de laisserOspina reprendre sa place de second commandant dugroupe et d’introniser Alvaro Fayad à sa place. Fayad continua dedialoguer avec l’administration Betancur jusqu’au jeudi 23 mai, quandAntonio Navarro Wolff, membre haut placé du groupe d’insurgés, futgravementblessédansunetentatived’assassinat.

Beaucoupdechosesontétédites sur l’attaque,quieut lieudansunrestaurantduquartierd’ElPeñón, àCali.Navarro,AlonsoLucio etunefemme enceinte membre du M-19 étaient en train de débattre de laquestion du cessez-le-feu avec le gouvernement colombien, quand unhommelançaunegrenadeàleurtable.Ilaétéditquecetteattaqueétaiten représailles à une attaque orchestrée avec une grenade sur un busmilitaire ce matin-là, blessant plusieurs soldats. Dans le chaos del’attaque, laculpabilitéavaitétéportéesur lesmembresduM-19,alorsqu’il a été prouvé plus tard que c’était le Mouvement d’autodéfense(ADO)quiétait responsable.Navarroaditune foisqu’il connaissait lesnomsdesofficiersmilitairesquiavaientdonnél’ordredel’assassiner,etqu’ilconnaissaitmêmel’identitédelapersonneayantjetélagrenade.

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J’aientenduuneversiondifférentedecelle-ci.Monpèrem’aditquelapersonnequiavaitcommisl’attaqueétaitHéctorRoldán,untrafiquantde drogue propriétaire d’une concession automobile du nom deRoldanautos,àCali.C’étaitlemêmehommequ’ilavaitrencontrédurantla Coupe Renault de Bogotá, en 1979, et qui avait failli devenir leparrain de Manuela. Roldán était très proche de certains officiersmilitaireshautplacésàValledelCauca,et ilavaitattaquéNavarrononseulement pour venger les soldats blessés,mais aussi pour afficher sonmécontentement à l’égard du rapprochement entre leM-19 et les chefsmilitairesetchefsd’entreprise.

L’histoireentreRoldánetmonpèren’enrestepaslà.Le19juin1985,donc trois semainesaprès l’assaut,CarlosPizarro,undes leadersduM-19 délégué aux négociations avec le gouvernement, annonça la fin ducessez-le-feuetleretouraucombatarmé.

Quelques jours plus tard, Iván Marino Ospina dit à mon pèrequ’Alvaro Fayad avait suggéré au noyau dur du M-19 d’occuperpacifiquement un immeuble public et demettre en scène un procès aucours duquel ilsmettraient le président Betancur face à la justice pourmanquement au traité qu’il avait signé avec eux. Ils envisageaient audépartdefaireçaauCapitolNational,mais ilséliminèrentcetteoptioncar lebâtimentétait tropgrandpourêtregardé sous contrôlemilitairesansengagerdupersonnel. Ilschoisirentalors lepalaisde justice,car ilpossédait une architecture moins ouverte et seulement deux entrées :l’entréeprincipale,etl’entréeausous-solparlegarage.

Enentendantleurplan,monpèrevituneopportunitéintéressanteetoffrit de financer une bonne part de l’opération. Il savait que les neufmagistratsdelachambreconstitutionnelledelaCoursuprêmedejusticeavaient été saisis par les avocats du cartel pour abroger le traitéd’extraditionaveclesÉtats-Unis.Lesnarcosfaisaienttouspressionsurlesmagistratspardesmenacesdemortpour les forceràabolir l’accordde1979,etceplanajouteraitunearmesupplémentaireaucombat.

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Tandisqueleplanavançait,j’apprisplustardquemonpèrecherchaità se venger du juge Tulio Manuel Castro qui, quelques mois plus tôt,avait émis un mandat pour son arrestation afin de le juger pourl’assassinat duministre Lara. Ses hommes descendirent le juge dans lesuddeBogotáaumomentoùils’apprêtaitàchangerdebureau,puisqu’ilvenait justed’êtrenommémagistratà lacoursupérieuredeSantaRosadeViterbo,àBoyacá.

Une fois de plus,mon père suivait sa terrible règle qui consistait àuserdeviolencesurquiconqueosaits’opposeràlui.

Pendant ce temps, Elencio Ruiz fut désigné pour diriger l’opérationdu M-19 et commença à entraîner le groupe qui allait occuper letribunal. Mon père rencontra plusieurs fois Iván Marino Ospina etd’autres leaders du M-19 dans une cachette près de Nápoles, où ilstravaillaient sur lesdétailsde l’opérationet sur l’aide économiquequ’illeurfournissait.L’opérationétaitprévuepourle17octobre1985.

Monpèreavaitdéjàdécidédetoutmettreenœuvrepourgarantirlesuccès de l’opération. Après tout, il lui serait profitable que lesguérilleros détruisent les fichiers liés à l’extradition des narcos (et lesien) qui étaient en cours d’examen à la Cour suprême de justice. Iln’hésita pas à investir unmillion de dollars en cash et offrit un bonussupplémentaires’ilsparvenaientàfairedisparaîtrelesfichiers.SelonleshommesquiaccompagnaientmonpèreàcesmeetingsavecleM-19,ilfitaussiquelquessuggestions:que lesguérillerosprennent leursarmesduNicaragua ; qu’ils entrent au palais de justice par le sous-sol, qu’ilsavancentendirectiondelacafétéria,puisoccupentlebâtimentétageparétage ; qu’ils aient en leur possession des radios à l’intérieur et àl’extérieur leurpermettantdeconnaître lasituationdumieuxpossible ;et, pour faciliter leur évasion, qu’ils portent des uniformes de la policecivile colombienne, puisqu’elle est chargée de régler ce genre deproblèmes.

Le28août1985,alorsqueleurplanavançaitaumieux,legroupeM-19 subit un revers considérable quand l’armée tua IvánMarino Ospina

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chez lui dans le quartier de Cristales, à Cali.Mon père pleura lamortd’un homme qu’il considérait comme un guerrier et craingnit quel’occupationdupalaisdejusticenesoitannulée.MaisleM-19étaitplusdéterminéquejamaisàtenirleprocèspublicduprésidentBetancur.

Mon père fit une erreur qui faillit faire échouer le plan. Durant lapremière semaine d’octobre, il raconta toute l’opération à HéctorRoldán.Cedernierétaitamiaveccertainsgénérauximportantsetleurfitpart de leur futuremanœuvre. LeM-19 dut annuler l’opération et toussesmembrespartirent secacherdurantplusieurs jours.L’armée installades patrouilles autour de la place centrale de Bogotá, et la policecommença à développer des plans de sécurité pour le bâtiment et lesmagistrats. Mais, les jours passant, rien ne semblait bouger dans lecentre de la ville, et les mesures de sécurité furent annulées.L’occupation du palais de justice fut reprogrammée au mercredi6novembre.

L’assaut fut la cause d’un regrettable désastre que tous lesColombiens ne connaissent que trop bien : des douzaines d’otages tuésoudisparus,onze jugesde laCoursuprêmede justiceassassinés,etdescentainesde fichiersdecriminelsdétruits.Durant l’occupationquiduradeux jours,monpère restadansunecachettedunomdeLasMercedes,danslarégiondeMagdalenaMedio.Pininam’aditquemonpèreétaitaucomble de la joie en voyant le bâtiment prendre feu. Il savait que lesfichiersd’extraditionseraientdétruits.DURANTLADEUXIÈMESEMAINEDUMOISDEjanvier1986,alorsquenousétionsenvacancesàNápoles, jecouraisàcôtédelapiscinequandmonpèremedemandadevenir. Ilétaitassisderrièreunecageremplied’oiseauxexotiques.

« Gregory, viens par ici. Je vais te montrer quelque chose. Allez,viens,fils.»Ilmemontraituneépéequ’iltenaitentresescuisses.

«C’estquoi,Papa?

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–L’épéedenotrelibérateur,SimónBolívar.– Tu vas faire quoi avec ? Tu vas l’accrocher dans le bar avec les

autresépées?»,demandai-jesanstropyprêterattention.«Jevaisteladonnerpourquetulamettesdanstachambre.Prends

biensoind’elle;cetteépéepossèdeunegrandehistoire.Prends-la,maisfaisattention,nefaispaslefouavec.»

C’étaitunmoisavantmonneuvièmeanniversaire,etjedoisdirequele cadeau de mon père ne m’intéressait pas vraiment. À cet âge, jepréférais lesmotoset les jouets.Mais je feignismonmeilleursourireetessayail’épéesurlebuisson.

La fameuseépéedeSimónBolívar, le libérateur,étaitplutôt lourdeetsansintérêt.Ellenepermettaitpasdetrancherlesbuissonscommejele voulais, et je la mis dans ma chambre de Nápoles. Je n’ai que devagues souvenirs de cette épée puisque j’étais constamment entouré dejouets.

L’épéedeBolivarconnut le tristedestin réservéà tous lesobjetsdevaleurque l’ondonneàunenfant.Elle a fini rangéequelquepartdansunefermeouunappartementdemonpère.Je l’aiperduedevueparcequejem’enmoquais.

Cinqansplustard,àlami-janvier1991,OttoetStudvinrentmevoirsur les ordres demon père avec pourmessage de lui rendre l’épée. Jerefusai audébut, expliquantqu’onnepouvaitpas reprendreun cadeau.Patients,ilsmedemandèrentd’appelermonpèrepourenparleraveclui.

«Fils,rends-moil’épée»,dit-il.«Jedois larendreauxamisquimel’ontdonnée.Ilsenontbesoinpourladonnerensignedebonnevolonté.Oùest-elle?

– Jeneme souviensplusoù je l’aimise », répondis-je. «Mais jenel’ai pas perdue. Je vais la chercher, je te tiens au courant dans lesprochainsjours.

–D’accord,mais fais vite.C’esturgent. Ilsontdéjà fait lapromessedeladonner,etjenepeuxpasleurfairefauxbond.»

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Jecommençaiimmédiatementmesrecherchesetenvoyaimesgardesdu corps fouiller les fermes, les maisons, et les appartements où nousvivions.

Lelendemain,leshommesétaientderetouravecl’épée.Ottovintlarécupérerimmédiatement,mais,avantdelarendre,jeleurdemandaidemeprendreenphotoen trainde lamanier.Eny repensant, je regrettemonattitudeetmonmanquederespectpourunsymbolesiimportantdenotrehistoire.

Je compris bien plus tard la signification de ce moment. Le M-19s’étaitdémobilisépoursefairepardonnerl’attaquedupalaisdejusticeetavait renoncé à toutes ses armes pour retourner à la vie civile. Pourmontrerleurbonnevolonté,ilsfirentlapromessederendrel’épéevolée.Le31 janvier1991,aprèsplusdequinzeans,AntonioNavarroWolffetles autres membres du M-19 rendaient l’épée lors d’une cérémoniespécialeenprésencede l’ancienprésidentCésarGaviria.Mais laguerredemonpère,elle,nefaisaitquecommencer.ÀLAFINDEL’ADMINISTRATIONDEBELISARIOBetancurenaoût1986,mon père n’abandonnait toujours pas ses désirs de vengeance sur lui.Bienaucontraire.

L’idéeétaitdekidnapperBetancuretdeletenircaptifdanslajungle.Mon père ordonna à un homme surnommé « Godoy » de voyager enhélicoptèrepour s’enfoncerprofondémentdans la jungleentreChocóetUrabá,afindedéfricherlavégétationetdeconstruireunepetitecabanesans fenêtres. Godoy trouva un endroit et travailla pendant troissemaines avec deux autres hommes. Ils recevaient des provisions parhélicoptère.Leprojetayantétémenéàbien,Godoyétaitderetourpourdire àmon père que la cabane était prête, quand tout à coup il fit larencontred’ungroupeindigènesurprisdevoirunhommeblancsurleurterritoire.Quand ilapprit lanouvelle,monpèreordonnad’allerencoreplusprofondémentdans la junglepourêtresûrquepersonnenevoie lacabane. Deux mois plus tard, la nouvelle cabane était enfin prête.Néanmoins, malgré de nombreuses tentatives, mon père m’a un jour

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confiéqueSocketet l’Oiseauneréussirent jamaisàkidnapperBetancur.Fort heureusement, mon père n’a jamais pu mettre son cruel plan àexécution.

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Pouvez-vous imaginer qu’un homme puisse écrire sur sa machine àécrire : « PabloEscobarGaviria est extradéauxÉtats-Unis ? Jene vaisjamais le leur permettre. Moi, si jeune et riche, dans une prison pourgringo?Ilsnesaventpasencorecequilesattend.»

Mamère ne savait pas vraiment ce quemonpère voulait dire aveccette déclaration, mais elle se refusa à le lui demander. Elle avaitl’habitudedesessortiessecrèteseténigmatiques.

Ces premières semaines du mois de janvier 1986 étaient plutôtcalmesencequinousconcerne.C’étaitlerésultatdelastratégiedemonpère qui consistait à éliminer tous les obstacles qui se mettaient entraversdesaroute.L’occupationdupalaisde justicedeuxmoisplus tôtavaitpermisd’évaporersesproblèmes.

De plus, la Colombie était trop occupée à se charger des famillesaffectéespar l’éruptionduvolcanNevadodelRuizetde reconstruire lepalaisdejustice,plutôtquedes’inquiéterdelamafia.Legouvernementet la police étaient tellement distraits qu’ils ne remarquaient pas quemon père avait prêté deux de ses hélicoptères pour aider les secours,ordonnantauxpilotesdesuspendreletransportdecocaïnepouraiderlesorganisations humanitaires dumieux possible. On amême vu les deuxappareils de mon père apparaître plusieurs fois au journal télévisé.Néanmoins,monpèreavaitfaitsavoirdemanièreplutôtviolentequ’ilne

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faisait aucune difficulté pour donner de lui-même,mais guère non pluspourprendrequandbonluisemblait.

C’est lemessagequ’ilcontinuadedélivrer le19février1986,quandses hommes assassinèrent le pilote Barry Seal.Mon père avait désignéRazor, undangereux criminel de LaEstrella, pour organiser l’attaque àn’importequelprix.«Cemecvapayerpourcequ’ilafait…Ilnevapass’ensortirenvie»,luiditmonpère.Razors’installaàMiamipendantunlongmoment, afinde récolterdes informations surSeal.Une tâchequin’était pas si facile. Le pilote américain était un témoin protégé de laDEA. Il était possible qu’ils lui aient donné une nouvelle identité, et ilpouvait maintenant vivre n’importe où dans le pays. Finalement, lescontacts demonpère àMiami informèrentRazor queSeal avait refusédeseconformerauxprotocolesdesautoritésaméricainesetavaitpréférésuivre normalement le cours de sa vie. Ils lui dirent exactement où ilavaitposésesvalises:àBatonRouge,enLouisiane.

Razor envoya trois sicarios pour abattre Seal tandis qu’il monteraitdans sa Cadillac blanche, sur le parking de la clinique de l’Armée dusalut. Deux jours plus tard, Razor informa mon père que les sicariosavaientétéarrêtésalorsqu’ilsétaientenroutepourl’aéroportdeMiami.Unelonguepeinedeprisonlesattendait.Monpèreconnaissaitleprixàpayer pour cet assassinat,mais son désir de venger la trahison de Sealétaittropgrandpourqu’ilpuisseyrésister.

Du premier jour de sa carrière de criminel, jamais nous n’avons suquand ildonnait l’ordredecommettreuncrimeouquand il faisait tuerquelqu’un. Il étaitpassémaîtredans l’artde séparer le commercede ladrogueetsesactivitéscriminellesavecsaviedefamille,etce,jusqu’àlafindesavie.Nousnesavionspasqu’ilavaitcommandélamortdeBarrySeal, et encore moins que ses hommes étaient les coupables. Il étaitcapabledegardersonsang-froidentoutecirconstance.

Cinq jours après lemeurtre de Seal, àmon neuvième anniversaire,mon père m’écrivit une lettre de deux pages révélant un peu plus lapersonnequ’ilétait:

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Tu as neuf ans aujourd’hui. Tu es un homme maintenant, et cela

impliquedenombreusesresponsabilités.Encejour,j’aienviedetedirequelavie nous offre desmomentsmagnifiques,mais elle nous apporte égalementsonlotdemomentsdifficiles.Cesmomentsdifficilessontceuxquinousfontdevenir des hommes. Je sais avec une absolue certitude que tu as toujoursfait face à ces moments difficiles de ta vie avec une grande dignité etbeaucoupdecourage…

Tel était mon père. Un homme capable d’écrire des lettresmagnifiques, un homme capable de tout donner pour sa famille, maisaussi capable de tout détruire sur son passage. À sa manière, il nousavait toujours dans son cœur, même quand il utilisait la terreur pourintimidersesennemis.Quelquesoitledomaine,ilnereculaitjamais.

Sa violence, absurde, était toujours alimentée par la menace del’extradition, et son combat pour la faire disparaître de la constitutionnationale était loin d’être gagné.Mon père utilisait pleinement l’arméede criminels qu’il avait sous son commandement. Et rien ne pouvaitl’arrêter.

AunorddeBogotá,unesemaineavantqueBelisarioBetancurpassel’écharpe présidentielle à Virgilio Barco, les hommes de mon pèreassassinèrentunmagistratdelachambrecriminelledelaCoursuprêmedejusticequiavaitstatuéenfaveurdeplusieursextraditions.ÀMedellín,ilstuèrentégalementunmagistratdelaCoursupérieured’Antioquia,quiavait commandé une enquête sur mon père pour la mort de deuxdétectivesdelaDAS.

Avec ces deux cibles soigneusement descendues,mon père envoyaitle signal qu’il serait intraitable avec n’importe quel juge qui appliquaitl’accord d’extradition ou lançait des procédures judiciaires à sonencontre.

Afind’envoyerunautremessage,monpèreannonça, le6novembre1986(doncunanaprès l’attaquedupalaisde justice), la formationdes

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Extraditables : un groupe secret dont la mission était de combattrel’extradition. Mais, en fait, lui et seulement lui incarnait lesExtraditables.L’organisationn’a jamaiseud’autreambitionquecelle-là.Il trouvaalors ce slogan : «Mieuxvautune tombeenColombiequ’unecellule aux États-Unis. » Pour la première publication presse desExtraditables, mon père consulta un dictionnaire pour choisir les motsjustes des déclarations du groupe. Il était également très à cheval surl’orthographeetlagrammaire.

Mon père était le chef de file des Extraditables. Il ne consultaitpersonne pour le contenu des communiqués ou pour ses décisionsmilitaires, mais il facturait les narcos tous les mois pour financer laguerre.Certainsd’entreeux,dontleMexicainetFidelCastaño,faisaientdes donations considérables. Le 17 novembre, le Mexicain mit àexécution ses désirs de vengeance en assassinant le colonel de policeJaime Ramírez, qui avait dirigé la destruction des laboratoires duMexicainàtraverstoutlepays.Lesautresnarcosétaientpingres,etmonpèredevaitlesrappeleràl’ordresuruntonmenaçantpourleurrappelerleurdette.

Monpèrepensait tellementà l’extraditionqu’une fois, il rêvad’êtrecapturélorsd’unraidetd’êtreextradéimmédiatement.Ilconçutdoncunplanpour faire faceà cetteéventualité : il braqueraitunbus scolaireàWashingtonD.C.etmenaceraitdelefaireexploserpours’échapper.

Les meurtres, les intimidations et la création des Extraditablesavaient fini par apporter à la mafia une première victoire surl’extradition. Le 12 décembre 1986, les vingt-quatre magistrats de laCoursuprêmedejusticedéclarèrentillégallemaintiendutraitéde1979avec les États-Unis, car il n’avait pas été signé par le président JulioCésar Turbay mais par Germán Zea Hernández, le ministre dugouvernementquiexerçaitlesfonctionsprésidentiellesàl’époque.

Mon père et les autres narcos célébrèrent la décision puisqu’elleinvalidait automatiquement les mandats pour leur arrestation, mais ilsn’avaient pas prévu que le président Barco se serve d’un vieux traité

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signé avec les États-Unis : un traité qui permettait à l’administrationd’extraderdesindividussansl’approbationdelajustice.

Un article paru dans le journalElEspectador vantant la décision duprésident comme une victoire contre les cartels avait fait enragermonpère, le poussant à relancer son plan de revanche contre le journal.ElEspectadordécritainsilesreprésaillesdemonpère:«Lecrimeeutlieuàsept heures quinze du soir, quand Don Guillermo Cano (rédacteur enchef d’El Espectador), au volant de sa voiture, ralentit pour tourner àl’intersectiondeCarrera68etCalle22. Il futalorsprisdecourtparunhomme posté au bout de la rue noire de monde qui tira à plusieursreprisesdanslafenêtreduconducteur.»

Quand le sculpteur Rodrigo Arenas Betancourt fit don d’un buste àl’effigiedeCanoauconseilmunicipaldeMedellínensonhonneur,monpère considéra cet hommage comme une insulte. « On ne peut pas leslaisserérigerunestatuedeGuillermoCanodansAntioquia»,déclara-t-il,toutenfumantsadosenocturnedemarijuana.Ilétaitassisencompagniede Shooter, qui lui offrit de faire exploser la statue gratuitement. Etquand la famille construisit le buste pour le réinstaller dans le parc,Shooter se porta encore volontaire pour le faire exploser, en utilisantcette fois-ci une plus grande dose d’explosifs. La sculpture ne refit plusjamaissurface.

Pourmonpère,ElEspectador étaitune telleépinedans lepiedqu’ilcommandaàseshommesdemettre lefeuauxvéhiculesdelivraisondujournaletdemenacerlesvendeursderue.Lejournaldisparutbientôtdelaville.

Les représailles contre Cano et El Espectador continuèrent encorependant des années. Quand mon père apprit que le ministère de laJustice avait obtenu plusieurs preuves l’identifiant comme la têtepensante du meurtre de Cano, il arrangea l’assassinat de l’avocatreprésentant sa famille. Deux tireurs criblèrent de balles sa voiture àBogotáaumatindu29mars1989.Lesamedi2septembre,àsixheureset demie dumatin, un homme d’une soixantaine d’années, appelé Don

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Germán, qui appartenait à l’escouadede Pinina, fit exploser un camionchargédetroiscentdix-septkilosdedynamitedansunestationd’essencesituéeenfacedel’entréedesbureauxd’ElEspectadoràBogotá.Quelquesheures plus tard, c’était la maison de vacances de la famille Cano àRosarioIslandsquiétaitdétruite.

Après le meurtre de Guillermo Cano, nous partîmes nous cacherdurant plusieurs semaines à La Isla, près du bassin d’El Peñol. Je mesouviens avoir vu unmatinmon père assis à table avec Carlos Lehder,FidelCastañoetGerardo«Kiko»Moncadatousplongéslatêtedansunlivreàprendredesnotes.Mêmesi jenesavaispascequi se tramaitetque je n’osais pas demander, j’avais tout demême réussi à entrevoir letitre :TheManWhoMade It Snow. Je réalisai plus tard que les quatrehommes en question étaient bien moins intéressés par la lecturequ’inquiétéspar lecontenudu livre.Eneffet, l’auteur,unAméricaindunomdeMaxMermelstein,àprésentdécédé, racontait comment ilavaittravaillépourmonpèreetlesautrescaposducarteldeMedellín.

D’aprèslelivre,Mermelsteinauraitacheminécinquante-sixtonnesdecocaïne(soitunevaleurdeplusdetrentemillionsdedollars)àMiamienFloride du Sud pourmon père et ses partenaires sur une durée de sixans. Mais, quand la police de Miami l’arrêta en 1985, les choseschangèrent du tout au tout. Un des associés de mon père attendaitnerveusementque le cartelpaye la cautiondeMermelstein,et finitparmenacer sa famille. À la suite de quoi Mermelstein changea de fusild’épauleetpréféracoopéreraveclesautoritésaméricaines.

Au début de l’année 1987, les assassins demon père démontrèrentqu’ils ne connaissaient aucune limite, même s’ils n’étaient pas toujoursefficaces.Comme leprouveparexemple la tentatived’assassinatcontreEnrique Parejo, l’ambassadeur colombien en Hongrie. Parejo étaitministre de la Justice durant lemandat de Virgilio Barco, etmon pèresouhaitait samort car il avait signé lesordresd’extraditionpour trentepersonnes. Le plan était difficile à mettre en œuvre, car la Hongrielimitaitsévèrementlesvisastouristiquesetempêchaitdumêmecoupde

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fairepasserdesarmes illégales.L’ambassadeurétaitsibienprotégéqueleshommesdemonpère conclurentnepaspouvoir organiser ce crimedepuislaColombie.

Je ne connais pas les détails du plan et je n’ai jamais demandé deprécisionsàcesujet,mais,aumatindu13janvier1987,unassassintirasur l’ambassadeuràcinq repriseset leblessagravement.Àcemoment,nous avions appris que les actions violentes de mon père avaient desconséquences directes sur nous, ainsi nous nous y opposionsconstamment.

Quelques joursplus tard,nous revenionsd’unweek-endaudomainedeNápoles, dontmon père pouvait jouir librementmalgré la supposéeconfiscationdugouvernement 1.

Mon père conduisait un Toyota SUV. Ma mère et Manuela étaientassises à ses côtés tandis que Carlos Lehder et moi étions sur labanquettearrière.

Monpèreavaitenvoyédeuxvoituresdevantnousquinedevaientpasnous dépasser de plus d’un kilomètre et demi pour ne pas perdre lesignalradio,àcausedesmontagnesalentour.C’étaitl’heuredudéjeuneret le ciel était dégagé, avec quelques nuages à l’horizon.Mon père neconduisait habituellement cette route qu’après deux heures du matin,mais il avait choisi cette fois-ci de conduire pendant la journée car ilvoulait ramener la famille à Medellín. Il pensait que ses hommesl’informeraientdetouteprésencepolicière,etqu’avecquatrekilomètresd’avanceilavaittoutletempsdes’échapper.Onentendaitparfoislavoixde Luigi sur le radiophone. C’était un jeune homme originaired’Envigado,quivenaitàpeinedecommenceràtravaillerpourmonpère.Ilnousdevançaitauvolantd’unevoiturediscrète,accompagnéparDolly,dontlerôleétaitdedissimulerlaradio.

D’une voix tranquille, Luigi nous dit qu’ils venaient juste de passerpar le poste de péage de Cocorná, à mi-chemin entre Nápoles etMedellín,etavaientvuunpostedecontrôledelapoliceavecquatreoucinqagentsenuniforme.«Ilyaseulementquelquesflics»,ditLuigid’un

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tonrassurant.Monpèrecontinuaàrouler,etjemedemandaispourquoiilnes’arrêtaitpas.Maisjenedispasunmot.

«Pablo,est-cequ’onneseraitpasentraindes’approcherunpeutropprèsdecepointdecontrôle?Commentpenses-tupouvoirpasser?Jenepense pas que ce soit une bonne idée que tu y ailles dans la mêmevoiturequetafamille,non?ditLehder.

«Oui,Carlos,jesais.Net’inquiètepas.Justeavantd’arriverlà-bas,ilyaunviragesurlacollineavantlepéaged’oùnouspourronsévaluerlasituation.»

Nousatteignîmeslevirage.Surlecôtégauchedelarouteexistaitunrestaurantdontleparkingoffraitunebonnevuesurlepointdecontrôlesansdevoirquitterlavoiture.

MonpèreditàOtto,quiétaitderrièrenousdansuneRenault18avecCrudetTabloïd,desegareràcôtédenouspouréchangernosvéhicules.Il voulaitquemamère,Manuelaetmoivoyagions jusqu’àMedellínparnospropresmoyensdansleSUV.Ottoaidamonpèreàmettresonsacdesport,lesacàdosdeLehder,ainsiquelanourriturequemamèreavaitpréparéedans la voiture.Notreplanétaitd’aller àMedellín etdenouscacherdansunedesfermesàl’extérieurdelaville.

Lehder sortit du SUV avec son fusil et rangea son arbalète dans lecoffredelaRenault.MonpèreavaitsonpistoletSigSaueraccrochéàsataille et une mitraillette Heckler était suspendue à son épaule. Je mesouviens très bien de ce pistolet : mon père le trimballait en toutecirconstance.Lanuitillelaissaitprèsdeseschaussures,nouéesavecleslacetsaucasoùildevraitpartirencourant.

Mamère roulaendirectiondupostedepéage tandisquemonpèregrimpaitsurlesiègearrièredelaRenault18pours’asseoirentreTabloïdet Lehder. Ils n’avaient pas réalisé que deux agents de la DAS en civilétaient en train de déjeuner dans le restaurant du bord de route etobservaientlemoindredeleursmouvements.Lesdétectivessemirentàcourir en direction du poste de péage, en agitant leurs menottes etsignalant que des hommes armés arrivaient vers eux. Nous étions déjà

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coincésdans laqueueentredeuxvéhiculesàattendredepouvoirpayerlepéage.

En regardant derrière moi, je vis la Renault 18 foncer et nousdépasser sur la voie opposée. Elle atteignit le poste de péage quelquessecondes avant les agents de la DAS. Lehder sortit sa tête hors de lafenêtre,etcria:«NoussommesdesagentsF-2,netirezpas!»toutenbrandissantlamitraillettedemonpère.Biensûr,lesagentsn’étaientpasdupes et une gigantesque fusillade éclata. Nous n’avions pas encoreatteintlepostedepéageetnousfûmesprisdansleséchangesdetirs.

Unofficierdepolicesortitsonrevolverettirasurlepare-brisedelaRenault 18 ; la balle se logea à l’endroit même où, quelques instantsauparavant, étaitposée la têtedemonpère.De la fenêtredupassager,Otto tira sur un policier qui parvint à sauter dans un conduitd’évacuation.EtTabloïdtiraunerafaleenl’airavecsonAK-47.Depeurque nous ne soyons touchés par des balles perdues, je me jetai surManuelapourlaprotéger.Enfin, j’entendisuncrissementdepneusetlerugissementcaractéristiquedumoteurdelaRenault18partirauloin.

C’était le chaos total. Nous pouvions entendre les cris des gens aupostedepéageetlesappelsausecoursdupolicierquinepouvaitsortirdu conduit d’évacuation, profond de troismètres. Un officier de policeinvitamamèreàavancersanspayer lepéage,maisundesagentsde laDAS intervint. Ilavaitvu leshommesresponsablesde la fusilladesortirdenotreSUV.

Ilsnousfirentsortirduvéhiculeennoustenantenjoueetfouillèrenttoutesnosaffaires.Ilsrassemblèrentlesdeuxdouzainesdepersonnesquivoulaientpasserlepéageetnousinstallèrentdansunpetitbaraquementadministratifoùnousavionsàpeinelaplacepourtenirdebout.Manuela,inconsolable,pleuraitàchaudeslarmes.

Lesminuteset lesheurespassaientetnousn’entendionsquelescriset lesmenacesproféréespar lespoliciers. «Vousallezvoir cequ’onvafaire de vous, salopards de narcos », disaient-ils à travers les vitres.«Vousn’allezpasvousentireràsiboncompte,banded’assassins.»Ma

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mèredemandaplusieursfoisqu’onluirendelesacdubébépourqu’ellepuissechangeretnourrirManuela,maisilsfirentexprèsdel’ignorer.

Nousrestâmesainsipendantprèsdecinqheuresquandunofficierdepolice apparut pour nous emmener au commissariat de police deMedellín. Il nous fit monter ainsi tous à bord du SUV que mon pèreconduisait seulement quelques heures avant cela. L’officier de policepassa une bonne partie du trajet à faire la morale à ma mère, luireprochantnotammentd’avoireudesenfantsavecuncriminel.

Le colonel Valdemar Franklin Quintero nous attendait aucommissariat. Nous sortîmes du véhicule, ma petite sœur emmitoufléedans sa couverture. Ma mère voulut prendre le sac du bébé, maisl’officier lui prit des mains, ainsi que la couverture de Manuela, d’ungestesibrusquequ’ilfaillitlafairetomberausol.

« Fous cette maudite femme et ces enfants de bâtard en cellule »,beuglalecolonel,tandisqueseshommessehâtèrentd’obéir.

«S’ilvousplaît,laissez-moiaumoinslacouverturedubébéetlesacpour que je puisse la nourrir », suppliamamère. « Elle n’a pasmangédepuisquatreheures,etilsneluiontmêmepasdonnéunverred’eauaupostedepéage. Est-ce que vous allez nous traiter de lamêmemanièreici ? » Ma mère sanglotait mais le colonel n’en avait que faire. Ilnourrissaitvisiblementunehaineviscéraleenversmonpère.

Unefoislatensioncalmée,uneofficièredepolicedonnaunbiberonàmamère.Ilétaitpresqueuneheureetdemiedumatin.

«Tenez,M’dame,prenezcebiberonpourvotrepetitefille,c’esttoutcequejepeuxfairepourvous»,dit-elle.

Soudaindespaslourdsetdescrisdecolèresefirententendre.Nousnesavionspascequi sepassait,mais ilne faisaitaucundoutequecelanous concernait. Un homme en costume-cravate apparut. C’était JoséAristizábal,l’avocatenvoyéparmonpère.

« Je suis là de la part de votre mari, M’dame. Il va bien. Ne vousinquiétez pas, je vous sortirai d’ici demain. Le plus importantmaintenant,c’estquej’emmènevosenfantsàlamaison.»

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«Mercibeaucoup!Emmenez-leschezleurgrand-mèreNora»,ditmamère en lui tendant Manuela, et lui essayant tant bien que mal de laportersansfairetombersonporte-documents.

Jelesuivisjusqu’àlasortie.Jemesouviensqu’ilmarchaitviteetdit:«T’enfaispas,fils,toutestfinimaintenant.Tirons-nousd’iciavantqu’ilsnechangentd’avis.Onvacheztonpère,ilestimpatientdevousvoir.»

Nous arrivâmes à une maison sur l’avenue appelée la Transversalesupérieure, où était situé le bureau principal demonpère pendant desannées. Il était làencompagniedeLehder,Otto,CrudetTabloïd.Monpères’avança,embrassaManuelasurlefrontetcommandaauxhommesdel’emmeneràlamaisondeNora.

«Gregory,resteavecmoietmangequelquechose.Tuas faim?Outupréfèresaller chez tagrand-mère?Ne t’en faispas, je ferai sortir tamèredemain.Cesalopardquiarefusédedonnerlebiberonàtasœurvapayer.Viensmangerunmorceauàlacuisine,etaprèsçajeteconduiraicheztagrand-mère.»

Aprèsl’incident,Aristizábalmeracontalaconversationqu’ileutavecmonpèreavantdevenirnouschercheraucommissariat.«Jen’oublieraijamaisl’expressionsurlevisagedetonpère.C’estlapremièrefoisquejel’aivupleurer.Ilm’adit:“Quiestplusuncriminel?Moi,quiaichoisid’enêtreun?Ouleshommesquisecachentderrièrel’autoritédeleursuniformesdepolicepourabuserdemafemmeinnocenteetsesenfants?Dis-moi,lequelestpluscriminel?”»

Quelquesjoursplustard,CarlosLehderfutcapturédanslavilled’ElRetiro,àl’estd’Antioquia,aprèsquesesvoisinseurentportéplaintepourtapagenocturnecontrelamaisondanslaquelleilrésidait.Lapoliceoffritdelelibérerenéchangedecinqcentsmillionsdepesos.Monpèreétaitprêt à payer,mais Lehder refusa. Le gouvernement tira profit de cetteréaction inattendue en envoyant Lehder aux États-Unis sans procédurejudiciaireenl’espacedeneufheures.

Lamenacedel’extraditionunenouvellefoissurlatable,monpèreetles autres capos concentrèrent leurs efforts pour faire abolir

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l’interprétation de l’administration sur le traité qui permettaitl’extradition. Et ils réussirent le 25 juin 1987, quand la Cour suprêmeinvalidalaloiquipermettaitl’extraditionsansprocédurejudiciaire.

José Manuel Arias, le nouveau ministre de la Justice, n’avait pasd’autre choix que de lever tous les mandats d’arrêt émis pour desextraditions. Mon père s’en sortait une nouvelle fois libre de touteaccusation.

Cerépitnouspermitdepasserlasecondemoitiédel’année1987enfamille,commenousnel’avionspasfaitdepuisquelquetemps.Etdanslemeilleur endroit possible : l’immeuble Mónaco, où mon père passapresquetroismoisconstammentavecnous.

Pendant plusieurs semaines,mon père a pu circuler librement dansMedellínavecdixToyotaLandCruiseretquatreoucinqhommesarmésde fusilsAR-15.Une fois,quatreofficiersdepolicearrêtèrent le convoipour examiner les papiers d’identité et les sauf-conduits. Les passagersdes SUV sortirent et baissèrent leurs armes, mais mon oncle MarioHenao choisit plutôtdepointer samitraillette sur lesdeuxpoliciers enuniforme.

«Pablo,c’estceshommesquiteprotègent?»,cria-t-il.«Quatreflicsdébarquent, et quinze gardes du corps baissent les armes. C’est ça, leslions qui sont censés te protéger ? T’es dans lamerde. Rendez-moi unservice, messieurs les policiers, et baissez les armes tout de suite, ouvousallezavoirdegrosproblèmes.»

Terrifiés, les officiers laissèrent le convoi continuer sa route. Maiscettepérioded’accalmieneduraguère.Àlafindumoisd’octobre1987,des hommes de main du Mexicain tuèrent Jaime Pardo Leal, anciencandidat à la présidentielle et chef de l’Union patriotique, près deBogotá. Le meurtrier de ce célèbre leader de gauche déclencha unechasseauxnarcos,etmonpèreretournasecacheràLaIslaetputgérersesaffairesdirectementdelà-bas.

À cette époque, il reçut une visite surprise de Jorge « Blackie »Pabón, qui venait de rentrer en Colombie après avoir passé deux ans

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dansuneprisonnew-yorkaisepour traficdedrogue. Ilsseconnaissaientdepuis l’arrestationdemonpère, en1976,quandPabónavaitpersuadélesautresprisonniersdelaissermonpèretranquille,ainsiqueGustavoetMario.Pabóncommençaàrendre fréquemmentvisiteàmonpère,aveclequel il fumait des joints et parlait pendant des heures. Mon pèrel’aimaitbeaucoup,et ilsdéveloppèrentun liendeconfiance si fortqu’ilinvitaPabónàvenirhabiterdansunappartementautroisièmeétagedel’immeubleMónaco.Pabónenétaitreconnaissantetdéménageaquelquessemaines plus tard dans l’appartement, quemamère avait décoré avecdesmeublesitalienspiochésdansd’autrespiècesdel’immeuble.

Pabónallaitetvenaitcommebonluisemblaitetpassaitrendrevisitepresque tous les joursàmonpère, terrédanssescachettes.Durantunede leurs conversations, Pabón se plaignit d’un léger désaccord, et monpère, dans sa tentative de résoudre la situation, déclencha une guerre.Aucun des deux ne le savait encore, mais une confrontation sanglantes’apprêtaitàfairerageaveclecarteldeCali.LES ÉVÉNEMENTS QUE JE M’APPRÊTE À VOUS raconter m’ont étérelatésparmonpère.Desannéesplustard,jeconfirmeraicesfaitsavecMiguelRodríguez, la têtepensantedeCali,aucoursdenospourparlersdepaix,endémontrantmonignorancesurlescausesdecetteguerre.Aufildesans, lesgensont répandudenombreuses théories sur les racinesdelascissionentremonpèreetlecarteldeCali.Lavéritableestcelle-ci.

Durant l’unedesesvisites,Pabónconfiaàmonpèreêtremécontentcarsapetiteamieavaiteuunerelationavecunhommependantsapeineà la prison de New York. L’homme en question était « Pineapple » ettravaillait pour Hélmer « Pacho » Herrera de Cali. Quand il finit deracontersesmalheurs,Pabónditàmonpèrequ’ilsouhaitaitsevengerdecettetrahison.

Monpère,quicherchaittoujourslabagarremêmesicen’étaitpaslasienne, voulait défendre Pabón et lui promit de demander au cartel de

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CalideluilivrerPineapple.IlpritalorscontactavecGilbertoRodriguezOrejuela.«Cela doit être réglé. Envoie-le-moi », exigeamonpère, en faisant

bien comprendre que l’harmonie des relations entre les cartelsdépendraitdelaréponse.

Quelquesheuresplustard,Rodriguezréponditparlanégative.PachoHerrera refusait de livrer Pineapple, qui était un de ses hommes deconfiance.Laconversationtournaendisputeetfinitparunedesdevisespréféréesdemonpère:«Quiconquen’estpasavecmoiestcontremoi.»

Monpèrerenforçasubrepticementsesmesuresdesécuritéainsiqueles nôtres. Dans cette atmosphère des plus tendues, à la fin de l’année1987, je célébraimapremière communiondans l’immeuble deMónacoparunefêtequemamèreavaitmisunanàpréparer.Monpèreétaitdela fête avec Fidel Castaño et Gerardo « Kiko » Moncada, mais nerestèrentqu’uneheureavantd’alleràElParaíso,uneplanquesituéesurlescollinesdeSanLucas,àMedellín.

La nouvelle année commença de manière chaotique. Le 5 janvier1988, Enrique Murtra, le nouveau ministre de la Justice, rétablit lesmandatsd’extraditionpourmonpère,leMexicainetlesfrèresOchoa.Lesouffle de la loi caressant de nouveau sa nuque, mon père passa nousrendre une visite surprise tôt le matin, à l’immeuble Mónaco. Je mesouviens l’avoirvubrièvement.Mamère l’avait invitépourqu’ilvoiesaplusrécenteacquisition:unegigantesquepeintureàl’huilepeinteparunartiste chilien du nom de Claudio Bravo. Chose amusante avec cettevente, la galerieQuintana deBogotá avait offert àmamère de vendrecette peinture bien plus cher que ce qu’elle avait payé, mais quand legaleristedécouvritquemamèreavaitdéjàachetélapeinture,ill’appelapourlaluiacheterauprixqu’illuiavaitinitialementproposé,carilavaitdéjànégociésaventeàunnarcoàunprixencoreplusexorbitant.

«Non,mon cœur, tu feraismieux de la garder.Ne vends pas cettepeinture,elleestmagnifique»,ditmonpèreaprèsavoirécouté lerécitdelatransaction.

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Denouveau fugitif,monpère commençaunenouvellephasede soncombat avec le gouvernement. Il décida de se mettre à kidnapper desleaders politiques et des journalistes pour faire pression sur legouvernement.

Ilpassaitdelonguesheuresàregarderlatélévisiondanssescachettesetvintàlaconclusionqu’AndrésPastranaArangoétaitlacibleidéale.Ilremplissait plusieurs critères : il était journaliste, propriétaire terrien,ancien directeur de l’émission d’information « TV Hoy », candidat à laMairie de Bogotá et fils de l’ancien président conservateur MisaelPastranaBorrero.MonpèreenvoyaPininaàBogotápourl’enlever.Pourle seconder, Pinina emmena avec lui Giovanni, Popeye et d’autreshommescommeLovaina,CampValdés,etManrique.Monpèrerestaenretraitenattendantledéroulementdel’opération.

Maisàl’aubedumercredi13janvier1988,nousfûmesprisdecourtpar l’explosion d’une voiture piégée lancée sur notre immeuble. À cemoment-là,monpèresecachaitàElBizcocho,unefermeenhautde laroute Loma de los Balsos, à partir de laquelle notre immeuble de huitétagesétaitvisible.Aumomentdel’explosion,lui,mesonclesRobertoetMario et Crud sentirent la terre trembler et aperçurent un énormechampignondefumées’éleverauloin.

Dans l’appartement, nous n’entendions pas un son.Mamère etmoidormions cette nuit-là dans la chambre des invités car la chambreprincipale était en rénovation. La dalle en béton du toit s’effondra etnouscoinçaaulit,maisfortheureusementundescoinssepritdansunepetite sculpture du grand Fernando Botero qui siégeait sur la table denuit.

Jemeréveillaietj’avaisdumalàrespirer.Impossibledebouger.Mamère répondit à mes pleurs et me dit d’être patient tandis qu’elleessayait de s’extirper des décombres. Quelques minutes plus tard, elleparvint à s’échapper et partit chercher une lampe torche. Ma mèreentendit Manuela pleurer et me demanda d’attendre un peu pluslongtempspourqu’elletrouvelebébé.Ellelatrouvasaineetsauvedans

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les bras de sa nounou et partit immédiatement versmoi pourm’aider.J’essayaidetournermatêteverslafenêtre.J’étaistoujourscoincéentreladalledebétonetlelit,etjepouvaisàpeinerespirer.

Enfin, ma mère réussit à localiser un des coins, et, dans un effortsurhumain, souleva la dalle. En pleurnichant et criant, je gigotai danstouslessenspourfinalementréussiràmelibérer.Aprèsêtreparvenuàm’extirper des débris, je fus étonné de voir au-dessus de moi le cielétoilé.Lavisionétaitsurréaliste.

«Maman, il se serait passé quoi s’il y avait eu un tremblement deterre?»,demandais-je.

«Jenesaispas,monchéri.»UnefoisquenousfûmesréunisavecManuelaetlanourrice,mamère

éclairaendirectionducouloirpourlocaliserlesescaliers,maisunepilede débris nous bloquait le passage. Nous criâmes à l’aide et, quelquesminutesplustard,plusieursgardesducorpsarrivèrentetdégagèrentunepetiteouverturedanslesdécombres.

C’est alors que le téléphone sonna. C’était mon père. Ma mère luiparla,complètementbouleversée.

«Ilsnousonteus,onestfoutus.–Net’inquiètepas,j’envoiemeshommesvouschercher.»Une femme deménage donna une paire de chaussures àmamère,

mais nous ne trouvâmes rien pourmoi ; il fallut donc que je descendesept étages pieds nus, en marchant sur des éclats, du shrapnel, desmorceauxdeverre,desclous,desboutsdemétal,desbriquescasséesettoutessortesdematériauxcoupants.

Arrivés au rez-de-chaussée, nous montâmes dans le SUV que leshommesdemonpèreavaientgarésur leparkingdesvisiteursavantdedéguerpir loind’ici.Nousavionsprévud’allerchezmagrand-mèremaisnouspréférâmes finalementnousarrêter à la cachettedemonpère carnouslesavionstrèsinquiet.Ilnousaccueillitaveclepluslongdescâlins.

Unefoislapaniquequelquepeuredescendue,monpèrecontinuadediscuter de la situation avec mes oncles Mario et Roberto mais son

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téléphone portable l’interrompit. Après cinq minutes de conversation,monpèreremercialapersonnepoursonappeletraccrocha.

« Ces salopards ont appelé pour savoir si j’avais survécu. Je les airemerciéspourleurprétenduappelderéconfort.Jesaisquec’esteuxquiontmislabombe»,dit-ilenfaisantréférenceauxcoupablesprobables.Ilne spécifia pas leurs noms, mais nous découvrîmes plus tard que lavoiturepiégéeétaitunedéclarationdeguerreducarteldeCali.

D’ElBizcocho,nouspartîmespourlepetitappartementd’unedemestantes maternelles qui nous hébergea temporairement. L’attaque avaitété si traumatisante que nous ne pûmes dormir la lumière éteintependantplusdesixmois.

Bienplus tard,undeshommesdemonpèrequiavaitparticipéà larecherche des coupables m’a dit que Pacho Herrera avait engagé deuxhommes pour faire ce travail. L’un d’eux était Germán Espinosa, aussiconnusouslenomde«l’Indien»,etvivaitàCali.Cen’étaitpasfaciledeleschassersurleurpropreterritoire,ainsimonpèreoffrittroismillionsdedollarsderécompenseàquiconqueluifourniraitdesinformationssurleur localisation.Pendantdessemainesaprès l’attaque,descriminelsdetous bords vinrent au bureau de mon père au domaine Nápoles pourchercher des renseignements sur les suspects. Un jour, deux jeuneshommes à l’apparence sympathique vinrent demander des informationssur l’Indien, etmon père leur conseilla de faire attention car c’était uncrimineltrèsdangereux.

Un mois plus tard, ils étaient de retour au bureau avec plusieursphotos du corps de l’Indien et mon père fut surpris par l’efficacité desdeux jeunes hommes. Ils lui expliquèrent que l’Indien était agentimmobilier et vendait unemaison. Ils firent semblant d’être un couplehomosexuel intéressépar lavente.L’Indienétaittombédansleurpiège,etilsletuèrentlorsdudeuxièmerendez-vousdenégociation.

« On ne croyait pas en ces garçons,mais c’est vraiment une bonnechosequ’ilsaienttuél’Indien.Cemecauraitpunouscauserbeaucoupdedégâts»,commentamonpère.

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Quelques semainesplus tard, lebruitvintàmesoreillesquePininaavaitcapturé lepartenairede l’Indien,celuiquiavaitconduit lavoiturepiégée. Ce partenaire révéla que la voiture avait été chargée avec sixcent quatre-vingts kilos de dynamite à Cali. Avec une telle quantité dedynamite, rien d’étonnant que l’explosion ait fait tant de dégâts dansl’immeubleetdans lequartier.Mais, leplusétonnant,c’estque l’Indienavait stocké la voiture piégée à Montecasino (le manoir des Castaño)pendant quatre jours avant l’explosion. Je dois préciser que Fidel etCarlosCastañoavaientétédupésparl’Indienetn’avaientrienàvoiravecl’attaque.

Malgrélachasseàl’hommelancéeparlesautorités,monpèrerestaàEl Bizcocho pendant plusieurs jours au lieu de changer de planque. Lanuit, il scrutait les ruines de son immeuble avec son télescope etmûrissaitsavengeancecontrelescaposdeCali.Ilenvintàconclurequelapremièrechoseà faireétaitde lesconduireà l’extérieurdeMedellínenattaquantleurchaînedeboutiques,LaRebaja,etplusieursstationsderadio qui appartenaient aux frères Rodríguez Orejuela. Ensuite, il iraitleschercherdans leurspropriétésàCalietdans lerestede laValledelCauca.

Tandis que mon père préparait les prémices de la guerre, Pininaappelapourdirequ’ilavaitattrapélejournalisteAndrésPastranaetqu’ill’emmènerait le lendemain à la ferme Horizontes d’El Retiro avecl’hélicoptèredeKikoMoncada.MonpèreetmononcleMarioHenao serendirent là-baspourparleravecPastrana.Pourcacher leur identité, ilsmirent tous les deuxdes cagoules avant d’entrer dans la chambre où ilétaitattachéàunlit.Maismononclefittoutraterenappelantmonpèreparsonprénom,etPastranocompritquelleétaitlavéritableidentitédeses ravisseurs – et certainement pas des membres du M-19, commePopeyeluiavaitfaitcroireenlekidnappantdanssonQGdecampagne.

Compte tenu de l’importance de Pastrana dans le milieu social etpolitique, mon père pensait qu’en kidnappant d’autres personnalités

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importantes, l’État n’aurait pas d’autre choix que de suspendrel’extradition.

La stratégie de l’enlèvement possédait deux avantages : elle offraitd’abordàmonpèredesmoyensd’intimidationpourfairepressionsurlespoliticiens, jusqu’à abroger le traité d’extradition. Et ensuite, elle luifournissait l’argentpourfinancersaguerrecontrelegouvernementet lecartel de Cali, très gourmande en ressources. Selon les dires de seshommes, mon père organisa deux groupes pour kidnapper à Miami,Chábeli Iglesias (filleduchanteur Julio Iglesias), et, àNewYork, le filsd’unmagnat de l’industriel appelé JulioMario SantoDomingo. Le planétait d’emmener les personnes enlevées en Colombie depuis Miami àbordd’unjetprivé.Maislamissionnefutjamaismiseàexécution.

PendantquePastranaétait retenuprisonnierà la fermed’ElRetiro,mon père mit en branle un autre plan pour mettre toujours plus depression sur le gouvernement : il voulait cette fois kidnapper CarlosMauro Hoyos, l’inspecteur général, qui rendait visite à sa mère àMedellínquasimenttouslesweek-ends.Hoyosavaitprissesfonctionsenseptembre1987,etmonpèreavaitattenduqu’ilannoncepubliquementsonoppositionàl’extradition,commeill’avaitpromislorsd’unmeetingprivé.Mais il était clairement revenu sur sa parole, et une fois deplusmonpèrecommandaàPininadel’enlever,etilrecrutapourcefairesixdesesmeilleurssicarios.

Ils frappèrent au matin du lundi 25 janvier, au moment oùl’inspecteur général arrivait à l’aéroport José María Córdova deRionegro,enrouteversBogotáaprèsavoirvusamère.Mais riennesepassa comme prévu. Les deux agents chargés de protéger l’inspecteurrépliquèrentavecdes coupsde feu,quand les sicarios leur coupèrent laroute au niveau du rond-point qui amenait au terminal de l’aéroport.Smurf, un des hommes de Pinina, fut sérieusement blessé durant leséchangesdetirs: ilneportaitpasdegiletpare-ballescarilavaitrenducelui qu’il avait emprunté à Shooter ce matin-là. Durant la fusillade,Smurftouchal’inspecteurgénéralàlachevillegauche.Quelquesminutes

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plustard, lesdeuxagentsétaienttuésetPininareprenait lecontrôledelasituation.Avecsablessure, l’inspecteurnepouvaitpasmarcher,et lesondelafusilladeavaitalerté lesautoritésdel’aéroport,cequirendaitlasituationpluscompliquée.Pourtant,ilsréussirenttantbienquemalàemmenerHoyosjusqu’auranchSanGerardod’ElRetiro,seulementàdixkilomètresd’oùAndrésPastranaétaitretenuprisonnier.

Plus lesheurespassaientetplus leBlocderechercheserapprochaitdes hommes de mon père. Quand on l’informa de la situation parradiotéléphone, mon père dit : « Notre seule option est de tuerl’inspecteur général. Il estmaintenant dans le périmètremilitaire, prèsd’AndrésPastrana,etonnepeutpassepermettrededonnerunedoublevictoire au gouvernement. Qu’ils sauvent en même temps AndrésPastranaet l’inspecteurgénéral?Non, jamaisde lavie,onaura l’airdequoi?Onvaenboufferunoudeuxdugouvernement.»

Leplandebasequiconsistaitàenleverunotageencoreplusprécieuxafin d’optimiser les gains était clairement tombé à l’eau. Pastrana finitparêtre libéréquand lapolicearrivapour fouiller la ferme, faisant fuirdumêmecoupleshommesdemonpère.Pininatual’inspecteurgénéralenluitirantonzefoisdessus.

Cette après-midi-là, Popeye appela la station de radio Todelar deMedellínsurlesinstructionsdemonpèreetfituneannonceaunomdesExtraditables : « Nous avons condamné l’inspecteur général, CarlosMauro Hoyos, comme traître prêt à vendre notre nation. Vous pouvezêtresûrsquecetteguerreestloind’êtrefinie.»

Même si sa stratégie avait échoué,monpère élaborait denouvellesmanières toujours plus violentes de combattre l’extradition. Mais cesrécents événements avaient aussi servi à rendre unenouvelle énergie àceuxquilepourchassaient.Entantquefils,jemesentaisimpuissantfaceauxméthodesbrutalesdemonpère. Iln’écoutaitplusdu tout les idéesou les demandesdes autres.Rienni personnenepouvait le convaincred’arrêter.

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PENDANT CE TEMPS-LÀ, LES CAPOS DU CARTEL de Cali pensaientcertainement que les forces de mon père étaient trop dispersées surplusieurs fronts de guerre. Ils décidèrent de l’attaquer sur son point leplussensible:moi.

Un mois après l’attaque de l’immeuble Mónaco, mon père avaitcommandéàseshommesdedétruireleursintérêtséconomiques.Maisilsn’allaientpasperdrelaguerresanslivrerbataille.C’estpeut-êtrelaseulemanièred’expliquerl’incidentquieutlieule21février1988,alorsquejem’apprêtaisàprendre ledépartd’unecoursedemotoà travers les ruesd’unprojetdeconstructionurbainratéappeléBelloNiquia,danslenorddeMedellín.

J’étais impatientdeme lancer,quand toutàcoupdixcamionspick-up transportant des hommes armés apparurent soudainement etbloquèrent la route.Monpère sortitde l’und’euxpourm’ébouriffer lescheveuxdevantdescentainesdespectateurs.«Net’inquiètepas,fils.Desgens planifiaient de te kidnapper pendant cette course en te faisanttomberdetamotocarc’étaitleseulmomentoùdesgardesducorpsneseraient pas autour de toi. Je vais laisser Pinina et d’autres hommesveillersurtoiici.Vas-y,profitedetacourse.»Ilm’embrassasurlajoue,me caressa la tête,me souhaitabonne chanceenme rappelantdebienconduireetd’attacherfermementmoncasque.

Quelques semaines plus tard, mon père voyait un haut officiermilitaire s’ajouter à sa longue liste d’adversaires. Le premier acte dugénéral Jaime Ruiz Barrera en tant que commandant de la quatrièmebrigade fut de diriger une opération de grande envergure dans le butd’épingler mon père. Le mardi 22 mars à cinq heures du matin, deuxmille soldats, trois hélicoptères de combat, et plusieurs tanksdébarquèrentpourprendreElBizcocho.Monpèreetdixdeseshommesétaiententraindedormiràcemoment-là.Uncoupledepaysansagissantcomme informateurs les avertit de la venue des soldats par la radio.Deuxgardespostéssurlacollineau-dessusdeVíaLasPalmasenfirentde

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même, en voyant les soldats descendre la montagne et se diriger endirectiondelacachette.

Mon père réussit à prendre la poudre d’escampette en compagnied’Otto, Albeiro Areiza dit « le Champion », et sept autres gardes ducorps,maislecheminversl’autrecachetteétaitseméd’embûches.Tandisqu’ils traversaient lamontagne en rampant, ils rencontrèrent un soldatqui pointa son revolver contre le torse de mon père et ordonna auxhommesdeserendresansbouger.

Mon père, impassible, se mit debout pour parler au soldat.«Détends-toi,mec,onvaserendre.Tuvois,j’aideux,troishommesavecmoi », dit-il, et, tandis que trois de ses hommes s’avançaient pourdistraire les soldats, mon père s’évada avec Otto et le Champion. Lesoldat avait compris la ruse, cependant, et tira plusieurs fois eneffleurantmonpère. Ilm’aditun jourqu’ilavaitpusentir lamortàcemoment-là,quelesballesétaientsiprochesdeluiqu’ellesatterrissaientdanslaterreetluiéclaboussaientlevisage.

Ilsréussirentàfuir indemnes.Àquelquescentainesdemètressur laroute, quand le groupe arriva sur l’autoroute de Las Palmas, un autresoldatessayadelesintercepter.Monpèrepointasonarmeencriant«F-2, nous sommes des F-2 ! Laisse-moi faire mon boulot, mec, j’ai desprisonnierssouslamain!Écarte-toidemonchemin!»

Lesoldat,prisdecourt,obéitetdégagealaroute,commes’ilprenaitdes ordres d’un général. Ainsi mon père, Otto, le Champion et deuxautres gardes descendirent la montagne à la queue leu leu, avec monpère en première ligne, guidant ses hommes armés jusqu’aux dents. Cemoment fut capturé par un photographe du journalEl Colombiano, quiavait été prévenu de l’opération militaire et était venu voir ce qui setramait.

Monpèreavait réussià s’enfuir,mais legénéralJaimeRuizBarreraavaitd’autresplanspourmafamille.Cematin-là,l’arméeprocédaàuneperquisition à l’immeuble Torres Del Castillo sur l’intersection entre laTransversale inférieure et La Loma de los Balsos, où ils arrêtèrent ma

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mère.Unedemestantes,inquiètedesonsort,demandaqu’ilsl’arrêtentaussi.OnlesemmenaauxquartiersgénérauxdelaQuatrièmeBrigadeoùelles furent enfermées pendant un jour sans qu’on leur permette deparleràpersonne.

Même si je n’avais que onze ans à l’époque, les soldats allèrent àl’école San José de la Salle pour me ramener avec eux. Mais, à leurarrivée, un des gardes de l’école informamon garde du corps, et nouscourûmes nous réfugier dans le bureau du directeur. Alors que je mecachaissouslebureau,jepouvaisentendrelesondesbottesdusoldatàmarecherchequim’appelait,etpartitsansréponsedemapart.

Carlos,mongrand-pèrematernel,alorsâgédesoixante-seizeans,futapprochépardes soldats alorsqu’il roulait àbordde saVolvodans lesruesdeMedellín.Ilssaisirentsonvéhiculeet leconduisirentàunebasemilitaired’Envigado.

JemesouviensquePopeye,leblagueurdelabande,semoquaitdelasituationdemongrand-père:«Quellebonneidéed’avoirsaisilavoituredeDonCarlos!Iln’yapaseuunseulbouchondanslesruesdeMedellíndepuislors!»

Après l’opération militaire ratée à la cachette d’El Bizcocho, monpèreordonnad’assassinerlegénéralRuiz.Pininaetseptdeseshommeslouèrent un appartement proche de la Quatrième Brigade pour qu’ilspuissentgarderunœilsurlesmouvementsdugénéral.Ilschargèrentunevoitureavecde l’explosif trèspuissantdans l’intentiondelafairesauterquandsonvéhiculepasseraitàcôté.Cefutunedespremièresattaquesàla voiture piégée de Colombie, mais ils échouèrent. Ils suivaient legénéral Ruiz partout dans Medellín en attendant seulement qu’il passeenfin à côté de la voiture piégée pour qu’ils puissent l’activer à l’aided’unetélécommande.L’officierétaittrèsmalindanssesdéplacements,desorte que leurs opportunités étaient limitées. Quand ils eurent unechance de frapper, c’est-à-dire moins de cinq fois en tout, latélécommanderefusadefonctionner.

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À unmoment donné,mon père piégea la secrétaire du général quis’occupait des renseignements secrets. Après l’avoir suivie pendantplusieursjours,Pininaappritàmonpèrequ’elleprenaittoujoursuntaxil’après-midienquittant lesquartiersgénérauxde laQuatrièmeBrigade.Ilsplacèrentainsiplusieurstaxisdemonpèreenserviceàcetteheuredelajournée,jusqu’àcequ’ellefinisseparmonterdansl’und’entreeuxetsefassekidnapper.

Quelques semaines plus tard, l’armée offrit sa toute premièrerécompense pour mon père, demandant aux citoyens d’envoyer toutesleurs pistes par courrier postal. En guise de réponse, il inonda lesmilitairesdefausseslettrespourfreinerleursrecherches.Ilenvoyaundeses hommes dans le quartier de La Paz pour payer de nombreusesfamilles afin qu’elles écrivent des lettres fournissant des indicescontradictoires et variés sur la probable localisation de mon père.Chaque message devait raconter une histoire différente, utiliser unpapier et une écriture différents, et devait être écrit dans un lieudifférent.Pour les rendrecrédibles,monpèrepayapourque les lettressoient envoyées de contrées éloignées. De cette manière, même sil’arméerecevaitdevéritablesinformations,celles-ciseraientnoyéesdanslesfaussespistes.

Etlastratégieacertainementfonctionnéauboutducompte,puisquemonpèrefutrelativementtranquillependantplusieursmois.

Arriva ensuite l’année 1989, qui fut une année bien mouvementéepour la Colombie et pour toute notre famille, puisque la guerre quemenaitmonpèrecontrelegouvernements’intensifia.

Selon les confidences de Shooter, en février, sur les instructions demon père (et après une consultation avec leMexicain), Carlos Castañoaurait tenté d’assassiner le patron de la DAS, le général Miguel MazaMárquez,danslenorddeBogotá.

Shooterm’expliquaqueCastañoétaitlabonnepersonnepourfairelejobcar ilavaitdes informateursà laDAS.Castaño, lui-même,avaitétéinformateur pour la DAS. Pendant plusieurs mois, il avait fourni des

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informations vitales ayant permis d’arrêter de gros poissons dumondecriminel,etcerôleluipermettaitd’accéderplusfacilementàMaza,qu’ilavait rencontréàplusieurs reprises.Castañoétait capabled’obtenirdesinformations capitales venant des deux côtés et de les utiliser à sonavantage.

De ce que j’ai entendu bien plus tard, mon père et le Mexicainavaientplusieursraisonsdes’enprendreàMaza.Monpèresavaitqueledirecteurde laDASavaitune relation suspecteavecMigueletGilbertoRodríguez du cartel de Cali. Et le Mexicain en voulait à Maza decondamnerlemouvementparamilitairequ’ilétaitentraindeconstruireàMagdalenaMedio.

L’opération contre Maza fut un échec car les hommes de Castañoactivèrent la voiture piégée trop tôt, l’explosion touchant à la place lavoituredesgardesducorpsdeMaza.MaismonpèreordonnaàCastañode garder son groupe pour faire une deuxième tentative. Quelquessemaines plus tard, une nouvelle opportunité se présenta quand Mazatombamalade. Les hommes demon père offrirent beaucoup d’argent àl’infirmièredeMazapourl’empoisonner,maisleplann’aboutitjamais.

Le cartel de Cali fit une tentative d’attaque à l’hélicoptère surNápoles, mais l’appareil de Rodriguez s’écrasa avant d’accomplir sesméfaits. En guise de réponse,mon pèrem’a dit avoir envoyéOtto auxÉtats-Unis pour apprendre à piloter des hélicoptères Bell Ranger dansl’idéedebombarderlecarteldeCali.Lescourscoûtaient272000dollarset étaient assurés près du port de Miami par un ancien guérillero duNicaragua.

Àlami-juin,monpèresecachaitàLasMarionetasdeNápoles,quandle journal télévisé de sept heures annonça que Luis Carlos Galán avaitdécidé de rejoindre le Parti libéral lors de la convention du NouveauLibéralismeàCarthagène,àconditionquelepartinommesacandidatureà l’élection présidentielle de 1990. Au cours du même discours, Galánmentionnaunefoisdeplusl’extraditionenprécisantqu’elleétaitleseuloutilefficacepourcombattreletraficdedrogue.

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Bienqu’il gardât soncalmeenécoutant cette intervention, ceuxquiétaient là en compagnie de mon père l’entendirent proférer ce quiressemblait à une sentence demort : « Tant que je serai en vie, tu neserasjamaisprésident.Unhommemortnepeutpasdevenirprésident.»

Il prit immédiatement contact avec le Mexicain et arrangea unrendez-vous quelques jours plus tard dans une des fermes duMexicaindans la région de Magdalena Medio. Après une longue réunion àconsidérer les répercussions légales et politiques, ils s’accordèrent à cequemonpèredirigeuneopérationvisantàassassinerGalánquandcelui-ci viendrait faire sa campagne présidentielle à Medellín. Mon pèreordonna à Ricardo Prisco Lopera d’aller en Arménie, d’acheter unvéhicule,etdel’enregistreraunomd’Hélmer«Pacho»Herrera,lecapoducarteldeCali,pourquelespolicierslepourchassentàsaplace.

Entre-temps, au début du mois de juillet, les sicarios de mon pèrefirentuneterribleerreurenfaisantexploserlavoitured’AntonioRoldánBetancur au lieu de celle du chef de police antioquien, le colonelValdemarFranklinQuintero.

Mon père était fou de rage en apprenant la nouvelle. Il apprit plustard que Tabloïd avait confondu la voiture de Roldán (une Mercedezbleue) et les gardes du corps avec le service de sécurité du Colonel. Ildonnalesignalàsonpartenaireappelé«Sucker»,quiactival’explosionettualegouverneuretcinqdeseshommes.

Monpèreintensifial’intimidationdesjugesaufildesmois,quandseshommestuèrentun jugedubancde l’ordrepublicetunmagistratde laCour suprême de Bogotá. Il ne mesurait plus les conséquences de sesactions, et la liste des Colombiens tués dans cette terrible guerre necessaitdes’allonger.

Le 1er août, mon père entendit aux informations que Luis CarlosGalándonneraituncoursà l’universitédeMedellín.C’était leurchance.Il commanda à Prisco et ses hommes de planifier l’assassinat, quiimpliquaitdelancerdeuxmissilessurlepodiumoùlecandidatferaitsondiscours.

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Aumatin du 3 août, tout était prêt. Prisco chargea ses hommes degarerlevéhiculeachetéenArménie(uneMazdaBreak)dansunparkingàmoitié abandonnéàquelques ruesde l’université.C’est àpartir de làqu’ilsétaientcenséslancerlesmissiles.

Mais le plan tomba à l’eau quand une femme observa une activitésuspectedudeuxièmeétagedesamaisonetalertalapolice,quienvoyaplusieurs officiers sur place. Découverts, les hommes abandonnèrent lavoitureetlesprojectilesderrièreeux.

Mon père appela le Mexicain afin d’organiser un nouveau rendez-vous.J’aiapprisplustardqu’ilsdécidèrentaucoursdelaconversationdefaire une nouvelle tentative à Bogotá, cette fois-ci sous les ordres duMexicain.C’estainsiquelenomdeCarlosCastañorefitsurface,puisquelepland’attaquerlegénéralMazaMárquezétaittoujoursd’actualité.

Maintenant chargé de deux contrats, Castaño se tourna vers sescontacts de laDASpour obtenir des informations détaillées concernantles protocoles de sécurité de Galán, ainsi que son emploi du tempspersonnel. À la mi-août, Castaño dit à mon père qu’il était prêt àl’exceptiond’undétail:iln’arrivaitpasàmettrelamainsurunpistolet-mitrailleurMAC-11sous-compact,dontlatailleetlapolyvalenceétaientidéalespourcetravail.Deuxjoursplustard,monpèreenvoyaitunMAC-11àPininaquilepassaàundeshommesdeCastaño.

GrâceàsesinformateursàlaDAS,Castañosutdeuxjoursàl’avancequeGaláns’apprêtaitàtenirunmeetingsurlaplacecentraledeSoacha,danslesuddeBogotá,ausoirduvendredi18août1989.Cettenouvelleinformation incita mon père et le Mexicain à donner le feu vert del’opération.L’idéeétaitd’infiltrer l’équipede sécuritédeGalánune foisque ce dernier aurait atteint le lieu du meeting. Castaño était sûr deréussir.

Mon père savait que les répercussions de l’assassinat de Galán neseraient pas une mince affaire à gérer. Le gouvernement mettrait lepaquetsurlesnarcos,enparticuliersurluietleMexicain,carilsétaientconnuspourêtrelesgrandsennemisdeGalán.Ilordonnaàseshommes

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demuscler lesmesuresde sécuritéprotégeant sacachettedumoment :LaRojita, unemaison rouge le longde l’autoroute entreMedellín et laville de La Ceja, dans l’est d’Antioquia. Nous vivions toujours àl’immeuble Altos et décidâmes de déménager à 00, un grandappartementdansl’immeubleCeibaCastilla.

Comme à son habitude,mon père dormit jusqu’àmidi ce vendredi.Au réveil, nous l’appelions pour le prévenir qu’une brigade de sixhommesdirigéepar JohnJairoPosada (que l’onappelait «Titi »)avaitfauché le colonel Valdemar Franklin Quintero quand son véhicule étaitarrêtéàunfeurougedansMedellín.

Le crime avait été perpétré dans la pure tradition sicilienne : lessicarios s’étaient postés devant la voiture du colonel et avaient vidé leschargeursde leursmitraillettessur lavoiture.Selonmonpère, l’officierfut touché environ cent cinquante fois. À cette époque,mon père étaitfascinéparSalvatore«Totò»Riina,undesmembreslespluscélèbresdelamafiasicilienne,àquiilavaitempruntélesméthodesdeterrorismeàlavoiturepiégéeetauxassassinatsciblés.

Cetteaprès-midi-là,leprésidentBarcoannonçadenouvellesmesuresdraconiennesafindecombattrelesméthodesdeterreuremployéesparlecarteldeMedellín.Maislatourmenten’avaitpasfinidetoucherlepays,puisque les informations annoncèrent ce soir-là que le candidat à laprésidentielleLuisCarlosGalánavaitsuccombéàlasuitedenombreusesblessures.LeplandeCarlosCastañoavaitmarchécommeprévu.

À l’aubedu samedi19août,FideletCarlosCastañoarrivèrentàLaRojita pour s’entretenir avec mon père. Nous n’étions pas là à cemoment-là,mais onm’a dit plus tard qu’ils parlèrent de l’efficacité deshommesayantparticipéàl’assaut,etquelecartelallaitmaintenantfairefaceàdesérieuseschassesàl’homme.MonpèrepromitauxCastañodecouvrir les frais de l’opération ayant permis de descendre Galán, unesomme qu’il estimait à deux cent cinquante millions de pesos et qu’ilpourraitleurdonnerenliquidelasemaineprochaine.

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Mais Fidel refusa l’offre : « Ne t’inquiète pas pour ça, Pablo, tu nenous dois rien. C’estmoi qui vais régler ça, disons plutôt que c’estmacontributionàlaguerre 2.»Conscientqu’ilnefallaitpass’éternisertroplongtemps aumêmeendroit puisque lenombred’agents à sa rechercheavait considérablement enflé,monpère quitta LaRojita pour aller àElOro, une ferme située à quelques kilomètres du port de Cocorná, àMagdalena Medio. Ils étaient là-bas avec mon oncle Mario Henao etJorge Luis Ochoa quand, à six heures du matin, le 23 novembre,quelqu’un les avertit queplusieurs hélicoptères et soldats de la brigaded’éliteantiterroristevenaientdequitter labasemilitairedePalanqueropourlesinterpeller.

Commed’habitude,monpèrenepensaitpasquel’opérationavaitunquelconque rapport avec lui, il resta donc impassible. Mais, quelquesminutesplustard,unhélicoptèredecombatapparutetcommençaàlespoursuivre. Mon père avait ordonné à ses hommes de placer desdouzainesdepoteauxattachésensembleavecdescâblesenacierausolpourque lesaéroplanesnepuissentatterrir.Tandisqu’ils essayaientdes’échapper, les agents commencèrent à tirer des hélicoptères. Profitantde l’agitation,monpèreetJorgeLuisOchoaréussirentàs’évader,maismononcleMarioneréussitpasàsemettreàcouvert.

Cette opération eut raison du meilleur ami de mon père, la seulepersonnequ’ilécoutait,etdontilavaitmêmeparfoispeur.«Jeseraitonfrère leplus loyal»,écrira-t-ilenconclusiond’une lettreadresséeàsonmeilleuramiaprèssamort.

Avectoutescesagencesdesécuritégouvernementalesàsestrousses,monpère,terrédanssacachette,reçutlavisited’undesesavocats,quilesuppliademettreuntermeàsacampagnedeterreur.Maismonpèrerefusa : « LesÉtats-Unisontmis le Japonàgenouxen lesbombardant,durantlaSecondeGuerremondiale.Jevaisfairepareilaveccepays.»

Etc’estcequ’ilfit.Les semaines suivantes,mon père sema le chaos dans tout le pays.

Ses hommes, qui devenaient de plus en plus efficaces dans

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l’actionnement les voitures piégées, infligèrent de gros dégâts auxquartiers généraux de police à Bogotá, ainsi qu’à l’hôtel Hilton deCarthagène, et aux bureaux du journal Vanguardia Liberal deBucaramanga,parmid’autres.

Convaincu que le gouvernement serait enclin à négocier un accordcommeceluiquiavaitfailliaboutiren1984aprèsl’assassinatduministrede la JusticeRodrigo Lara,mon père demanda à l’avocatGuido Parra 3

d’essayer d’arranger un rendez-vous avec son parrain, l’ancien ministreJoaquínVallejoArbeláez.

Alorsquelesbombesn’arrêtaientpasdepleuvoirauxquatrecoinsdupays,monpère,VallejoetParraserencontrèrentensecretpourélaborerune proposition de paix : les Extraditables se rendraient, en échanged’une protection judiciaire et d’une protection contre l’extradition.Vallejo partit rapidement à Bogotá pour parler de l’offre de mon pèreaveclesecrétairegénéralàlaprésidence,GermánMontoyaVélez.

Mais, tout comme cinq ans auparavant, des informations fuitèrentdanslapresseparlejournalLaPrensa,quiétaitlapropriétédelafamillePastrana.Àcausedecetterévélation,legouvernementn’eutpasd’autrechoix que de déclarer publiquement avoir reçu une proposition de lamafiaetdel’avoirdéclinéedemanièrecatégorique.

Le gouvernement Barco ayant pris le dessus en annulant cettenouvellepossibilitédenégociation,Shooterm’expliquaquemonpèreetle Mexicain concentrèrent leurs efforts sur le nouveau candidat à laprésidentielle : César Gaviria. Sans surprise, le candidat libéral avaitcontinuélapolitiquedeGalánenfaveurdel’extradition.MonpèreetleMexicain confièrent une nouvelle fois à Carlos Castaño le soind’organiser une nouvelle attaque, mais celui-ci comprit qu’il seraitdifficilederéussirl’opérationavecdesméthodesclassiquesàcausedelasécuritérenforcéedeGalán.

CastañocompritquepourfairetomberGaviria,iln’avaitpasd’autrechoix que d’attaquer l’avion avec lequel il voyageait. Mon père et leMexicain donnèrent leur approbation pour cette opération, qui

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consistait, telsfurentlesmotsdutribunal,àconstruireunebombeavecunpuissantexplosifàl’intérieurd’unevalise.Castañopersuadaunjeunehommeissud’unefamillepauvre,maladeenphaseterminale,deporterlabombeàbordetdel’actionneraprèsledécollage.Enéchangedecela,iloffritunegrossesommed’argentàsa famille.Dans l’universdu traficdedrogued’Antioquia,cejeunehommeétaitaussiconnusouslenomdesuizo,commeuneabréviationmaladroitedumotsuicidio.

Shooter m’a dit une fois que Castaño avait secrètement altéré labombeafinqu’elleexplosenonpasgrâceàunetélécommande,maisdemanière automatique quand l’avion atteindrait une altitude de 32 000pieds.Iln’avaitpaslapossibilitédeconnaîtrel’emploidutempsexactdeGaviriamalgrésescontactsdanssonéquipedecampagneetsonéquipede sécurité. Il réussit par contre à confirmer auprès de l’autorité del’aviation civile laprésenceducandidatàbordduvolAvianca1803, lelundi 27 novembre, en partance de Bogotá, à 7 h 13, en direction deCali. L’avion explosa tandis qu’il survolait Soacha, la même ville oùGalánavaitétéassassiné.

MaislesinformationsqueCastañoavaitobtenuesétaientincorrectes.Gavirian’étaitpasàborddel’avion.

Plusdecentvies innocentes furent fauchées,et jen’ai jamaisoubliécetacteabominable.Aufildesans,j’aieulapossibilitéderencontrerdenombreuses familles de victimes de mon père pour leur demanderpardonensonnom.LACAPACITÉDEMONPÈREÀMETTRELApagaillesemblaitinfinie,etlegouvernementsemblaitbienincapabledemaîtriserl’arméed’assassinsqu’ilemployaitàtraverstoutlepays.

Le6décembre1989,CarlosCastañoenvoyaun suizopour conduireun bus chargé de dynamite et le faire exploser dans les quartiersgénéraux de la DAS dans le centre de Bogotá afin de tuer le généralMaza. Shooter me confia plus tard que mon père avait donné comme

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instruction à Castaño de faire effondrer l’immeuble ; aussi ce dernierrenforça-t-il les suspensions du bus afin qu’il supporte le poids de onzetonnes de dynamite, censés être suffisants pour réduire les quartiersgénérauxàl’étatdepoussière.LeshommesdeCastañocommencèrentàchargerl’impressionnantequantitédedynamitesurlesoldubusjusqu’auniveau des fenêtres pour ne pas éveiller de soupçons. Mais mon pèreremarqua qu’avec cet agencement ils ne pouvaient pas charger plus desept tonnes d’explosifs : ils devaient donc revoir leurs ambitions à labaisse. Le bus explosa juste en face de l’entrée de l’immeuble, blessantdes centaines de personnes et provoquant d’énormes dégâts matériels.Mais,malgréleursefforts,ilsneréussirentpasàavoirlegénéralMaza.

Ce soir-là, les journaux télévisés rapportèrent que le bus avait étéchargé de sept cents kilos d’explosifs, et mon père grommela dans samoustache : « Ces trous du cul n’y connaissent rien ! Ils prétendenttoujours que j’ai utilisé dix pour cent de la dynamite que je leur aidestinée.»

Leconflitpritunviragecruciallevendredi15décembre,quandmonpère entendit aux infos que le Mexicain avait été descendu lors d’uneopérationdepolicedansunportdesCaraïbesappeléCoveñas.MonpèrepleurabeaucouplamortduMexicain.Ilconsidéraitsonalliécommeunguerrier, toujours là pour lui dans les bons moments comme dans lespires.Monpèreétaitmêmeleparraind’undesesenfants.

Malgrésonaspectsympathique,RodríguezGachaavaitdesmanièresexcentriques. Il envoyait des gens désinfecter toutes les toilettes àl’alcool avant de pouvoir les utiliser, il se faisait faire des manucuresplusieursfoisparsemaine,etfaisaitimportersonpapiertoiletted’Italie.

Monpèrem’aditunefoisqueleMexicains’inquiétaitpoursaproprevie.IlsétaientalorscachésàLaIslaetilluiconfiaavoirentenduquelapoliceetlecarteldeCalil’avaientenlignedemirecarquelqu’undesonorganisation l’avaitdénoncé. Ilétaitdevenu tellementparanoïaquequ’ilquitta La Isla en camion pour une ferme de la ville de Barbosa, àAntioquia,certainquesesennemisétaientsursatrace.Monpèreessaya

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deleconvaincredereveniràLaIsla,mais ilpréféraitallerendirectiondelacôte.

«Monami, luiditmonpère, tu feraismieuxde resteravecmoi, lacôteesttropdangereuse.Iln’yapasdejungleoùtupuissestecacher,etles gringos peuvent te griller facilement. C’est bien pire au bord de lamer.»

LeMexicainétantdécédé,et lesperspectivesdenégociationavec legouvernement au point mort, mon père continua à affronter l’État enrecourantàlaviolenceetaukidnapping.

Cinq jours après la mort du Mexicain, alors que le pays célébraitencore cette victoire sur le cartel de Medellín, les informationsannoncèrent que les hommes de mon père avaient kidnappé AlvaroDiego Montoya, le fils du secrétaire général à la présidence, GermánMontoya ; ainsi que Patricia Echavarría Olano de Velásquez et sa filleDina, aussi petite-fille d’un industriel du nom d’Elkin Echavarría, quiétaitlebeau-pèredelafilleduprésidentBarco.

Suite à ces enlèvements, le gouvernement offrit une nouvelle fois àmon père de se rendre. La famille Montoya demanda de l’aide auxmagnats J. Mario Aristizábal et Santiago Londoño, qui, à leur tour,demandèrentàl’avocatGuidoParrad’essayerdeconvaincremonpèredelibérersesprisonniers.

Par l’intermédiaire d’Aristizábal et Londoño, mon père avaitl’impressiondepouvoirobteniruneconsidérationparticulièredelapartduParquet.C’est pour cette raisonqu’il libéra en janvier1990 trois deses otages et envoya un communiqué au nom des Extraditablesreconnaissant la victoire du gouvernement et annonçant une trêveunilatérale. Pour démontrer sa bonne foi, mon père céda augouvernement un complexe de traitement de cocaïne à Urabá, un busscolairechargéavecunetonnededynamite,etunhélicoptère.Toutcelase passait alors que le président américain George Bush effectuait unevisiteofficielleàCarthagène.

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Mon père rédigea un document soulignant les grandes lignes desconditionsdesareddition,etlegouvernementcommençasubtilementàretarder le traitement de plusieurs extraditions. Le président Barcodéclarad’ailleursàl’époque:«Silestrafiquantsdedrogueabandonnentleursméfaitsetserendentàlajustice,nousenvisageronsdenégocierunaccord.»

Jedemandaissouventàmonpèredetrouverunesolutionpacifiqueàsesproblèmes,etjel’exhortaisàmettredéfinitivementuntermeàcetteviolence, et de se concentrer plutôt sur sa famille. Pourtant, un nouvelassassinat vint entraver la possibilité d’un accord avec mon père le22mars1990,quandle leaderdegaucheetcandidatà laprésidentiellede l’Union patriotique Bernardo Jaramillo Ossa fut assassiné et que leministre du gouvernement Carlos Lemos Simmonds (qui avait accuséJaramillod’appartenirauxFARC)démissionna.

Sansattendre,lesautoritésdésignèrentmonpèrecommelecoupablede lamort de Jaramillo. Dans une lettre, il nia les accusations dont ilfaisait l’objet en écrivant notamment qu’il appréciait bien Jaramillo,puisqu’il s’était opposé à l’extradition et voulait ouvrirdesnégociationsavec les cartels. Mon père cita à la fin de sa lettre un entretien avecJaramillopubliédanslemagazineCromosdanslequel ilavaitdit :«Onaccuse maintenant Pablo Escobar de tous les maux. Il sera le boucémissairedetouslesmalheursdupayspourlesprochainesannées.Maiscertainsmembres importantsdugouvernementpossèdentdes liensaveclesgroupesparamilitaires,et ilsdevrontrépondreaupayspourtouslescrimesqu’ilsontcommis.»

Après sa mort, mon père annonça que Jaramillo l’avait suppliéd’interférerpourdemanderauxCastañodel’épargner.«FideletCarlitossontlesresponsables,disait-il,maiscesontmesamis,alorsjen’aipasàm’interposerdansleursplans 4».

La démission du ministre Lemos Simmonds révéla au peuplecolombien que l’administrationBarco avait secrètement ouvert la portedes négociations avec mon père après l’enlèvement d’Alvaro Diego

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Montoya, endécembrede l’annéeprécédente. Lesmembres officiels dugouvernementayantparticipéauprocessusdenégociation(dontGermánMontoya) annoncèrent publiquement qu’une protection contrel’extraditionn’avaitjamaisétéuneoptionetqu’ilsn’avaientd’autrechoixquedeserendresansconditions.

Convaincud’avoirétébernéparl’État,monpèreannonçale30mars1990, au nom des Extraditables, la reprise de la guerre contre legouvernement. Les semaines suivantes, son appareil de guerre mit enbranle une terrible vague de terreur, comme la Colombie n’en avaitencore jamais connue. Ses hommes déclenchèrent des bombes dans lesquartiers deQuirigua et Niza à Bogotá, dans le sud de Cali aussi, et àl’Hôtel InterContinental de Medellín. Mon père ordonna une attaquefrontale sur laBrigaded’élite antiterroriste, spécialement crééepour letraquer. Deux voitures piégées explosèrent aumoment où des camionstransportantdessoldatspassaientàproximité.

Monpèreconservaitdesfichiersdétaillésdesactesviolentsperpétrésparlesautoritéspoursacapture.Souventdesmassacreséclataientdansles quartiers démunis deMedellín, où des tireurs essayaient de venir àbout de l’armée privée de mon père. Une fois, les informationsannoncèrent même qu’une patrouille militaire avait empêché unmassacreetarrêtéplusieursagentsdelaDIJIN5.

Enreprésailles,monpèredécidadecombattrelapolicedeMedellínen utilisant deuxméthodes particulièrement brutales : la première,meracontait Pinina, consistait à envoyer des hommes commettre desattentats-suicides, ces fameux suizos, commeon lesappelait.C’étaitdesgens qui vendaient de petites quantités de cocaïne, et que l’on payaitrégulièrementpourgagner leurconfiance.Maisaprès,cen’étaitplusdelacocaïnequ’onleurdonnait,maisdeladynamitesousformedepoudreblanche. Des hommes activaient l’explosion à distance avec unetélécommandequandlesdealerspassaientpardespointsdecontrôleoudevant des commissariats de police. Les télécommandes à distance quemon père avait achetées sur les conseils de Chucho, le terroriste

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espagnol qu’il avait employé pour entraîner ses soldats, fonctionnaientmal: ilenvoyadoncseshommesachetercellesquel’onutilisepour lesavionsminiatures.

Ladeuxièmeméthodeavaitpournomle«planpistolet».Ilconsistaità récupérer des douzaines d’armes qui avaient été stockées dans descachettes partout à travers la ville, et de les donner aux gangs desbidonvillesdeMedellínpourqu’ilssedéfendentet tuent tous lesagentsdepolicequ’ilsvoyaientdans la rue.Plusde troiscentspoliciers furentainsituésdansunepériodedetempstrèsréduite.Lestireursrecevaientunerécompenseenfonctiondurangdupoliciermort,ettoutcequecesassassins devaient faire pour avoir leur dû était de se présenter aubureau de mon père avec la coupure de journal signalant la mort del’officier.«Laseulemanièrepourqu’ilsnousappellentànégocierestdecréerlechaostotal»,ditmonpèreàl’avocatAristizábal.

Medellín était une zone de guerre, des escouades d’hommes armésrôdaient partout en ville. Nous avions le sentiment d’être en guerrecivile.

Au début de l’année 1990, mon père m’envoya hors du pays auprétexted’allersoutenirl’équipedeColombielorsdelaCoupedumondede football en Italie.Unmembrede la famillem’accompagnait,AlfredoAstado, et deux gardes du corps appelés Pita et Juan. De peur que sesennemis ne me pourchassent à l’étranger, mon père commanda denouvelles pièces d’identité pour moi. Il se vantait que ces documentspermettraient de passer n’importe quelle frontière ou n’importe quelcontrôledepoliceaumonde.

Et il avait raison. Le 9 juin, nous assistions au match d’ouvertureentre l’Italieet l’AutrichedanslestadeolympiquedeRome,et les joursd’après,j’encourageaisl’équipedeColombielorsdesesmatchscontrelaYougoslavieetl’AllemagneàBologneetMilan.Chaquefoisquej’allaisaustade,jememaquillaisentièrementlevisageenjaune,bleuetrouge.Jemerecouvraisaussilatêteavecundrapeauetjeportaisdeslunettesdesoleilnoiresquimerendaientméconnaissable.

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PendantceséjourenEurope,jenepouvaism’empêcherdescruterlesjournauxetlesmagazinesquiarrivaientavechuitjoursdedécalage,àlarecherche d’éventuelles informations au sujet de mon père et de lasituation précaire demon pays. C’est comme ça que j’ai appris que, le14juin,lapoliceavaittuéPinina,quiétaitlevéritablechefmilitairedel’organisationdemonpère 6.

Les hôtels italiens étant tous pleins, nous décidâmes de prendre letrainjusqu’àLausanne,enSuisse,etdescendîmesàl’HôteldelaPaix.Jepréférais rester à jouer aux cartes à l’intérieur avec Pita et Juan plutôtque de visiter la ville. Le concierge de l’hôtel devait nous trouver bienlouchesdenejamaisvouloirquitterlachambre,etilalertalesautoritéslocales. À midi, alors que nous partions prendre l’air et déjeuner aurestaurantchinois,dixofficiersdepoliceapparurentetnousfouillèrent,avant de nous passer les menottes. Il y avait encore plus d’officiersdevant le restaurant et pas moins de dix voitures de police avec leurssirènesassourdissantes.Lequartierétaitboucléavecdelarubalise.

Ilsnousséparèrentetm’emmenèrentdansunemaisonappartenantàlapolicesecrète.Ellepossédaitunecelluleavecdesportesrougesetdesvitres pare-balles. Là-bas, ils me déshabillèrent et me fouillèrent unenouvelle fois. Cinq heures plus tard, un homme et une femmem’emmenèrent dans un véhicule pour me conduire dans une autremaison,oùilsm’interrogèrentpendantdeuxheures.

Ils ne comprenaient pas comment un garçon de treize ans pouvaitporterunemontreCartieràdixmilledollars.Jeleurexpliquaiquemonpère était éleveur en Colombie et qu’ilm’avait acheté cettemontre envendantquelquesbêtesparmisestroiscentcinquantemilleanimaux.Aufinal, ils n’avaient aucune raison de me détenir, et on m’emmenarapidement retrouver Alfredo etmes gardes du corps qui avaient aussiétérelâchés.Lapolice,embarrassée,nousdemandaoùellepouvaitnousdéposer.Onleurditsimplementdenousrameneraurestaurantchinois.

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LAGUERREENTREMONPÈRE,LECARTELdeCalietlegouvernementfaisait rage. Le samedi 23 juin 1990 au soir, le même jour quel’éliminationdelaColombieparleCamerounàlaCoupedumonde,unebande d’hommes armés fit irruption au night-club Oporto, situé à ElPoblado,etréputépourattireruneclientèled’élitevenantdeMedellín.

Environ vingt hommes vêtus de noir et armés de mitraillettesarrivèrentàborddedeuxgrossescamionnettesnoiresauxvitresteintéeset forcèrent lesclientsàsediriger jusqu’auparkingenfile indienne.Là,ilsouvrirent le feu sansaucunedistinction, tuantdix-neufpersonnesdevingtàtrente-quatreans,etblessantcinquanteautrespersonnes.

Une foisdeplus, les autoritésdésignèrentmonpère responsableenavançant qu’il méprisait l’élite de Medellín. Plus tard, alors que nousétionscoincésdansunecachette,jeluidemandais’ilétaitresponsabledecemassacre.Ilmeditqu’iln’avaitrienàvoiravectoutça.

« Gregory, je te l’aurais dit si je l’avais fait. J’ai fait tellement dechoses,pourquoijetecacheraiscelle-ci?IlyaunpointdecontrôledelaBrigaded’éliteantiterroristetrèsproched’ici,etlestueurssontpassésautravers sans une égratignure. Je pense que des agents de cette brigadeont ciblé ce night-club car plusieurs hommes d’Otto ont l’habitude d’ytraîner.Mais seulement un demes hommes estmort là-bas. Les autressonttousinnocents.»

MalgrélaviedeluxequenousavionsenEurope,j’étaisinquietdelasituationdemonpèreetàquoiressembleraitl’avenir;c’estpourquoijeluiécrivaisdeslettres.Ilmeréponditaveccettelonguelettredatantdu30juin,quejereçusunesemaineplustard.

Monfils,

Jet’envoie,detoutmoncœur,maplusgrandetendresse.Tumemanquesetjet’aimeénormément,maisenmêmetempsje

suisheureuxdesavoirquetuprofitesdetaliberté,etquetusoisensécurité.

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J’ai décidé d’envoyer tamère et ta petite sœur te rejoindre, cardansunede tes lettres tudisaisvouloirque tout lemondesoit lààtonretour,ettusaisbienquelasituationestunpeucompliquéeencemoment.

Tu ne dois jamais oublier ce que je t’ai toujours dit : tu doiscroireaudestindesêtreshumains,qu’ilsoitplacésouslesignedelajoieoudelasouffrance.

J’ai récemment lu dans les journaux la lettre que le fils duprésident d’Argentine, Carlos Menem, a envoyée à son père, luireprochant d’avoir écarté sa famille du palais présidentiel etl’accusantdemanquerdecourageetd’êtrecorrompuparlepouvoir.

Cettelettrem’avéritablementtroublé,doncj’airelutescourriersprécédents plusieurs fois et j’ai ressenti beaucoup de fierté en plusd’être rassuré. Tout ce que je te souhaite, c’est de vivre en paix etd’êtreheureux.Tudois comprendre que parfois, les familles doiventêtreséparéespendantquelquetemps,carlavieestainsifaite.

J’aimerais que tu envisages positivement les choses, et que tuimagines que si nous sommes séparés, ce n’est pas à la suite d’unesituation malheureuse, mais parce que, même si nous sommes unefamille très soudée, j’ai fait beaucoup d’efforts pour te permettred’allerétudierpendantunmomentafinquelefuturs’éclaircisse.

Imaginons que j’aie dû sacrifier beaucoup de choses. Imaginonsque nous ayons dû vendre lamaison pour te permettre d’étudier àl’étrangerpendantquelquesmois.Ilseraitvraimenttristequ’ilnousarrivelamêmechosequ’entreleprésidentd’Argentineetsonfils!

Quel plus grand sacrifice pourrais-je faire que d’endurer tonabsence?

En apparaissant calme devant ta mère et ta petite sœur, ellesserontcalmesellesaussi,etsituris,ellesetmoirirontaussi.Amuse-toi comme un fou. Quand j’avais ton âge, je n’avais rien, maispersonnen’étaitplusheureuxquemoi.

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Ne manque pas cette chance d’étudier les langues pour que tupuissesapprendredeschosesett’exposeràdesculturesdifférentes.

Mais fais attention : souviens-toi bien que tu n’es pas dans tonpays, et que tu ne dois rien faire d’illégal. Ne laisse personne tedonnerdemauvaisconseils,etlaisse-toiguiderpartaconscience.

Souviens-toique j’ai toujours voulu, enplusd’être tonpère, êtreaussitonmeilleurami.

Les hommes braves ne sont pas ceux qui descendent un shotd’alcooldevantleursamis,maisceuxquineleboiventpas.

Excuse-moi, je philosophe beaucoup et j’écris une longue lettre,maiscommenoussommessamedi, jevoulais tedédierunepartiedemontemps,unpeucommesituvenaismerendrevisite.Encequimeconcerne,jevaistrèsbien.J’aibeaucoupdetravailetpleindechosesàorganiser,maistoutvabien.

Noussommesenprogrès.Tamèreadût’enparler,etjesuistrèscontent car les bourreaux sont maintenant à découvert. Les plusimportantsd’entreeuxontétédépourvusde leursuniformes,etc’esttrèspositif.

J’aimeraisque tum’envoiesplusdephotos et que tumedises ceque tu fais, et comment tu occupes ton temps. Ne perds pas uneminute.Profitedelavieetsorstebaladeroufaisdusport.

En faisant du sport, tu trouveras un endroit où se cache lebonheur. Je t’écrirai bientôt, et j’attends de tes nouvelles avecimpatience.

Jet’aimesifort.

Le30juin1990

À la fin de la Coupe du monde, nous partîmes pour Francfort, enAllemagne,pourretrouvermamère,Manuela,etd’autresmembresdelafamille.Nous retournâmesàLausanneaprèsavoir visitéplusieurs villes

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et ma mère et moi nous inscrivîmes dans une école de langue pourapprendrel’anglaisjusqu’àlafindel’année.

Nous avions déjà commencé les cours quand nous reçûmes unenouvelle lettre de mon père, datant du 17 juillet, dans laquelle ilsemblait,pourlapremièrefoisdepuislongtemps,vraimentoptimistesursa situation personnelle et celle du pays : « J’ai décidé de changer destratégie et de mettre un terme à la guerre quand le nouveaugouvernementseraaupouvoir.Leprésidentéluaditqu’ilnes’engageaitpaspourl’extraditionetquesonapplicationdépendraitdelasituationdel’ordrepublique, j’ai doncdécidédebaisser les armes. Lesmembresdel’Assembléenationaleconstituanteserontbientôtchoisismaintenantquelesgensontvoté,etj’aibonespoirquelepremierarticleconstitutionnelqu’ils écriront sera d’interdire l’extradition des Colombiens. Et lameilleurenouvelle,c’estquequandcechangementseraeffectif,toutseraterminéetvouspourrezrentreràlamaison.»

Maismalgrélesbonnesnouvellesdemonpère,le12août1990,soitcinq jours après l’investiture du président César Gaviria, la police tuaGustavoGaviria, le cousin demon père, complice du crime depuis sonenfanceetpartenairedetravail.

Selon laveuvedeGustavo, sixofficiersdepoliceprocédèrentàunedescentedanslamaisondeGaviriaaveclafermeintentiondelemettreen détention. Mais il s’accrochait au montant de porte avec une telleforce qu’ils lui tirèrent dessus. Sa femme dit que Gustavo n’était pasarméetqu’ilavaitmêmecomposélenumérod’urgencedeMedellínpourappeleràl’aidecarilsavaitqu’ilsallaientletuer.

Débutseptembre,toujoursenSuisse,nousentendîmesquemonpèreétait retourné à son ancienneméthode de kidnapping de personnalitésimportantes, cette fois-ci pour mettre la pression sur le nouveaugouvernementmoins expérimenté. Un groupe dirigé par Comanche, undes sicarios de mon père, avait apparemment kidnappé les journalistesDiana Turbay, rédactrice en chef du magazineHoy por Hoy et fille del’ancien président Julio César Turbay ; Azucena Liévano ; Juan Vitta ;

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HeroBuss ; et les cameramende l’émissionCriptón,RichardBecerraetOrlandoAcevedo.

Il avait aussi été donné l’ordre d’enlever Juan Gómez Martínez,éditeur du journal El Colombiano, mais les hommes de mon pèremanquèrent leurcoupcar il s’étaitbarricadédansuncoinde lamaisonavecunrevolveretilsneparvinrentpasàledéloger.

DianaTurbayetlesautresétaientretenusprisonniersdansunefermede la ville de Copacabana, et celle-ci commença à échanger des lettresavecmonpère dès qu’elle sut qu’il était à l’origine de son enlèvement.Comanche agissait comme un intermédiaire, et mon père aurait faitplusieurs fois la promesse à Diana qu’il respecterait sa vie quoi qu’ilarrive.

La stratégie d’extorquer l’élite du pays allait bientôt donner desrésultats. Le 6 septembre, le présidentGaviria annonça un changementconsidérable dans son combat contre le trafic de drogue. Il soumit ledécret2047,quioffraitdespeinesréduitesainsique lapromessedenepas extrader ceux qui se rendraient à la justice et confesseraient leurscrimes. Mon père examina le décret et dit à ses trois avocats, dontSantiagoetRobertoUribe,d’entrerencontactaveclegouvernementcarles bénéfices ne semblaient pas s’appliquer à lui et son contenu devaitdoncêtremodifié.

Mon père continua alors de jouer l’intimidation, et fit enlever deuxsemainesplustardMarinaMontoya,propriétaired’unrestaurantbranchéde Bogotá et sœur de Germán Montoya, secrétaire général à laprésidence, ainsi que Francisco Santos Calderón, rédacteur en chef dujournalElTiempo.

Ayant amassé assez d’otages pour négocier avec le gouvernement,monpèretournasonattentionsurunautrefrontdesaguerre.LecarteldeCaliavaitrécemmentfaitplusieurstentativesd’attaqueetavaitparlepassétentépardeuxfoisdemekidnapper.C’étaitl’unedesraisonspourlesquellesmonpèrenousavaitenvoyésàl’étranger.

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C’est ainsique, lemardi25 septembre, vingthommesarmésguidésparTysonetShooterattaquèrentetoccupèrentlafermeVilladeLegua,dans le sud du département Valle del Cauca, car ils savaient que lescaposdeCaliyjouaientunmatchdefootballcesoir-là.Àlasuited’uneviolente fusillade, les hommes demon père tuèrent dix-neuf personnesdont quatorze joueurs,mais PachoHerrera, qui était propriétaire de laferme,etlesautresbossducartelréussirentàs’échapperparleschampsdecannesàsucre.

DeretouràMedellín,Shooterdonnaàmonpère l’agendapersonneldePachoHerrera,qu’ilavait fait tombersur le terraindefootball.Monpèrelefeuilletaetéclataderire,carlesnotesrévélaientquesonennemiétaitplutôtdugenreradin.Ilavaitnotétouslessalairesmisérablementfaiblesdesesemployésetnotaitlesmoindrespetitesdépenses.Eneffet,depuismaintenant trois ansque laguerre entre les cartels avait éclaté,leshommesdemonpèreavaientdétruitcinquanteboutiquesLaRebajaàMedellín, Pereira, Manizales, Cali et d’autres petites villes, qui étaientdessourcesderevenuspourlecarteldeCali.

Mon père engagea trois hommes chargés d’analyser les milliers decoupsde filpassésentreMedellín,Cali,et laCaucaValley.Ces longueslistes de numéros étaient fournies par des travailleurs de la compagniede téléphone locale. Les employés demon père les examinaient armésd’unerègle,d’uneloupeetd’unmarqueur,pourrecouperlesappelsavecla liste des numéros de téléphone des capos de Cali. Si les deux listescoïncidaient,ilslesdonnaientàmonpère,quienvoyaitseshommesfairedes descentes chez eux pour les kidnapper. Le même sort attendaitn’importe quelle voiture roulant àMedellín avec un numéro de plaqued’immatriculation de Cali ou d’autres endroits dans le sud-ouest de laColombie.

En novembre, nous reçûmes un message de mon père qui nousrappelaquelaguerreétaitloind’êtreterminéeenColombie.

« Quand vous êtes tous partis, j’étais très optimiste car Gaviriamefaisaitdesappelsdupiedetme faisaitdebellespromesses. J’aienvoyé

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un intermédiaire, qui s’est entretenu personnellement avec lui pendantdeuxà troisheures.La femmedeGaviriam’amêmeenvoyéune lettre.Mais après ça, ils ont commencé à dérailler, et je ne pouvais pasl’accepter après ce qu’ils ont fait à Gustavo. Ce qui est arrivé à monpartenaire a vraiment été dévastateur. Ils pensaient que ça allaitm’accabler,me faire tomber,maismaintenant ils s’enfuient en courant,etjesaisqueçaseterminerabien.»

Début décembre, nous fûmes contraints de quitter l’Europe endécouvrant quedeuxhommesnous suivaient partout. Jeme suis renducompte qu’ils nous suivaient quand nous dûmes aller dans plusieurssupermarchés pour trouver des bananes plantains. J’en informaiimmédiatement mon père, qui s’arrangea pour nous faire rapatrier enColombierapidement,craignantqu’ilsn’aientétéenvoyésparCali.

Nous arrivâmes à sa planque de l’époque, c’était un grandappartement au septième étage d’un immeuble situé sur l’AvenidaOrientaldeMedellín,àl’angledelacliniqueSoma.IlyavaitaussiFattyetsafemme,Popeye,etla«Femmeindienne»,unefemmesensuellequeShooteravaitrecrutéepourl’aiderdanssontravail.Notreséjourdanscetappartement fut extrêmement ennuyeux. Nous ne pouvions même pasregarderparlafenêtrecarlesrideauxétaienttoujoursfermés.Iln’yavaitpasdecâbleà la télévision,doncnous jouionsàdes jeuxde sociétéoubien nous lisions des livres. Nous avions troqué notre isolement suissepourquelquechosed’encorepire.

Là, mon père nous décrivit la manière dont il persuadait legouvernement de lui accorder une réduction de peine et de rejeter lesdemandes d’extradition. Bien sûr, il avait un puissant atout dans samanche : le kidnapping. Parmi ses otages, on pouvait compter DianaTurbay,FranciscoSantos,MarinaMontoya,lescameramendel’émissionCriptón, ainsiqueBeatrizVillamizar etMarujaPachóndeVillamizar, labelle-sœur de Luis Carlos Galán (qui avait été kidnappée quelquessemainesauparavantparungroupearmédirigéparSocket).

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Monpèreavaitobtenulapromessedel’administrationdemodifierledécret2047.Luietsesavocatsproposaientquel’extraditionsoitrefuséelorsd’une simpleprésentationde l’accusédevant le jugeet formulèrentquelquespropositionsauministredelaJustice.

Ilnefaitaucundoutequecesrecommandationsaboutirentaupalaisprésidentiel, la Casa de Nariño, puisque le président Gaviria fit uneréférence à ce sujet lors d’une visite à Medellín, au début du mois dedécembre1990:«Nousvoulonsmodifiercedécret,lenuméro2047,carnous voulons restaurer la paix dans ce pays. Nous voulons que cesColombiens ayant commis des crimes se soumettent à notre systèmejudiciaire. C’est pour cette raison qu’au cours de cette semaine, nousallons retravailler ce décret et éventuellement incorporer quelquesmodifications.»

Durant les jours qui suivirent,mon père s’assit pendant de longuespériodesàregarderlesinformationstéléviséesàmidi,entreseptetneufheures du soir, puis à minuit, et nous rendit fou à zapper entre leschaînes pour connaître toutes les informations transmises. Il achetafinalement une télévision à écran partagé, car on commençait à seplaindre.Decettemanière,ilpouvaitregarderplusieurschaînesàlafoisetmettrelesondelachaînedesonchoix.

Bienquemonpèresoit très intéressépar les termesdecapitulationoffertsparledécretdugouvernementdu9décembre,ilavaittoujoursunplanB. Il apportaituneattentionparticulièreaux résultatsde l’électionayantpourobjetdechoisirlessoixante-dixélecteursquiréformeraientlaConstitutionnationale enplacedepuis1886.Quand leConseil nationalélectoral annonça les vainqueurs, dont lesmandats commenceraient enfévrier,unsourirenarquoisilluminalevisagedemonpère.

« Cette histoire de décret nem’apporte pas beaucoup de garanties.Même s’ils annoncent les changements que je veux, ils peuvent fairemachinearrièredès le lendemaindemadétention,disait-il.Mais si leschangements sont marqués dans la constitution, ils ne pourront pasm’avoir.»

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Mon père expliqua ensuite qu’en octobre, alors que nous étions enEuropeetque lacampagneélectoralebattait sonplein, ilavait reçuunmessage du cartel de Cali lui demandant de se joindre à eux pourpromouvoir des candidats promettant d’éliminer l’extradition de lanouvelleconstitution.

« Je leuraiditde faire cequ’ils avaient à faire,de corrompre ceuxqu’ils voulaient corrompre, et que je ferai pareil de mon côté », dit-ilajoutantqu’ilavaitdéjàobtenuunbonnombredevoix.

Le15décembre,monpèreselevadulitàmidicommed’habitude,etvitdanslejournalquelegouvernementavaitsoumisunnouveaudécret:le numéro 3030. Le journal publiait son texte en intégralité. Après sonbrunch, toujours constitué de bananes plantains bienmûres coupées endés,fritesetmélangéesavecdesœufs,durizetdubœuf,ils’installadanslasalleàmangerpourlireattentivementlenouveaudécretparlequellegouvernementespéraitsaréédition.

«Voyonss’ilsm’ontdonnécequejeleurdemande»,dit-ilavantdesemurer dans le silence pendant des heures. Au final, il avait annotépresquel’intégralitédutexteavecunstyloàbilleetavaitécritplusieurspagesdenotes.

Vers cinq heures du matin, fatigué, il nous dit qu’il avait desobjections à faire sur différents aspects du décret et qu’il allait lesenvoyer augouvernementpourqu’unenouvelle version soit soumise. Ils’assit pour rédigerune longue lettred’instructions àdestinationde sesavocats, pour ensuite envoyer le message au palais présidentiel. Cettelettre contenait aussi des instructions que ses conseillers devaienttransmettreauxmédiasaunomdesExtraditables.

Comme il l’avait demandé, les médias annoncèrent que lesExtraditables avaient informé le gouvernement qu’ils considéraient ledécret 3030 comme une déclaration de guerre et qu’ils ne donneraientpasleuraccord.Parlavoiedesesavocats,ildéclarainacceptablelefaitquelesnarcosdoiventconfesserleurscrimespourréduireleurspeinesetobtenird’autresavantages.

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Trois jours plus tard,mon père était surpris d’apprendre que FabioOchoa, le plus jeunedes frèresOchoa, s’était rendu à la police et étaitdéjàdétenudanslaprisondehautesécuritéd’Itagüí.Troissemainesplustard,JorgeLuisetJuanDavidOchoaenfaisaientdemême.Monpèrenecomprenait pas pourquoi ses amis avaient accepté les conditions dudécret. Il avait le sentiment qu’ils se rendaient trop facilement,mais ildécidatoutdemêmed’attendredevoircequisepassait.

Audébutdel’année1991,nousétionsunefoisdeplusconfinésdanscettecachettesinistresurAvenidaOriental,aprèsavoirpassé leNouvelAnavecmononcleRoberto.Monpèreconsidéraitqu’ilétaitplussûrdenousgarderavec lui. Il étaitmaintenantprêtàaller jusqu’auboutdanscetteguerrecontre legouvernementcar il savaitquecetteannéeseraitdéterminante.

Le gouvernement n’avait pas encore répondu aux propositions demodificationsdudécret3030,alorsmonpèrechoisitd’assassinerMarinaMontoya,qu’ilgardaitencoreenotage.Nousétionschoqués.Etmêmesilegouvernementavaitjurédenepasessayerdelibérerlesotagesparlaforce, la pression des familles les obligea à revenir sur leur parole enprovoquantunecrisemajeureà la findumoisde janvier.DianaTurbaymourut lors d’une tentative de sauvetage à la ferme de Copacabana deplusieurscoupsdepistolets tandisqu’elleessayaitdes’échapperavec lecaméraman Richard Becerra. L’administration Gaviria et la policeaffirmèrent que les ravisseurs avaient tué les otages lorsque la policearriva,maismonpère,lui,disaitavoirététrèsclairavecseshommes,enaffirmant que les otages devaient être gardés en vie, comme il l’avaitpromisàDianaTurbay.

Deux semaines plus tard, une fois le tumulte légèrement calmé, etalors que mon père annonçait toujours publiquement sa volonté de serendre, il reçutunmessage l’informantqu’ungrandnombred’agentsdelaDIJINavaientgaréunde leurscamions sous lepontde l’AvenueSanJuan, à 150 mètres de l’arène La Macarena. Plus tard, j’ai entenduGiovannidirequemonpère lui avait envoyéuneRenault9 chargéede

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150kgdedynamite.Lavoitureexplosaentuantdix-huitpersonnes,troissous-officiers, six agents de laDIJIN et neuf civils, et en laissant douzeblessés.

Monpère était sûr que les agentsde laDIJINappartenaient aussi àuneorganisationsecrètedeBogotáconnuesouslenomdeLosRojos,quieffectuaitdesassassinatscibléscontre lecarteldeMedellín.Les raisonsdemonpèrenenoussuffisaientplusàmamèreetmoi,etnoustrouvionsqu’ilallaittroploin.Jesuisdoncallélevoiraprèsl’incidentdel’arèneLaMacarenapourluidemanderd’arrêter.

«Qu’est-cequinevapas,fils?»,dit-il.« Je suis fatigué de cette violence, Papa. Je suis très fatigué et très

tristede lamortde toutes cespersonnes innocentes.Nosamisetnotrefamilleparticipentsouventàcescorridasetilspourraienttrèsbienêtreatteints par ces bombes qui tuent au hasard. Même mamie Hermildaauraitpuêtredanscettearène.Cen’estpascommeçaquetuvasréglertesproblèmes.Aulieudeça,tuneferasqu’augmenterlesproblèmesdetoutlemonde.»

Jemesouviensquenousétionstouslestroisdanslasalleàmanger.Mamèrem’enlaçaetdit:«MonDieu,maisqu’est-cequetufais,Pablo?Écouteunpeutonfilsettoutetafamille,s’ilteplaît,etmetsuntermeàcestragédies.

– Écoute, mon amour, écoute, mon fils. Quelques personnesinnocentes sont peut-être mortes, mais j’ai aussi tué plein d’assassins.C’estlaguerreet,oui,desgensvontmourir.Ledestind’unepersonneestdéjàécrit,quecelasoitdanslajoieoulasouffrance.»

Mais mon père semblait écouter notre point de vue. Il essaya lessemaines suivantes de rester en contact avec le gouvernement et de semettre au courant des délibérations de l’Assemblée constituante deBogotá. Il savait que la question de l’extradition serait sur la table audébut du mois de juin et que l’Assemblée concluerait la séance etprésenterait la nouvelle Constitution à la fin du mois de juillet. Celasemblaittrèssimple,ilsuffisaitd’utiliserlesvotesdesdéputésqueluiet

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lesautrescartelsdeladrogueavaientfaitélirepourabolir l’extraditionpar un mandat constitutionnel. Les rumeurs disaient à l’époque que lecarteldeCaliavaitdépenséquinzemillionsdedollarsetmonpèrecinqmillionspouressayerlepluspossibled’endiguerl’extradition.

Quelques jours plus tard, le 16 avril, j’allais à El Vivero, près deMontecasino,danslapropriétédeFidelCastaño,pourfêterl’anniversairede la sœur cadette de mamère. C’était la première fois que je voyaisautant de gens rassemblés pour un événement depuis mon retour deSuisse. L’invitée d’honneur et moi avions grandi ensemble presquecommedes frère et sœur.Elle avait invité certains amisdu lycée, dontAndrea,quiétaitune jolie fillededix-septans. J’étais trop timidepourluidemanderdedanseravecmoi,maisj’aidemandéàmatantedenousprésenter.Àpartirdecemoment,nousavonspassélajournéeàdiscuter.

Le sort a voulu que ma famille organise beaucoup de fêtesd’anniversaire,decommunionsoud’autresévénementsdurantcespetitesvacances. Ma tante invitait Andrea chaque fois et je continuai à flirteravec elle. Après unmois et demi à l’appeler au téléphone, lui envoyerdesfleursetàluiécriredespoèmes,jeprismoncourageàdeuxmainsetl’embrassaidanslacachette,surl’AvenueLasPalmas,quioffraitunevuespectaculaire sur Medellín. Il y a maintenant vingt-trois ans que noussommesensembledanscetterelationmagnifiqueetpassionnée.

Au moment où débutait ma relation avec Andrea, le prêtre RafaelHerrerosrenditvisiteàmonpère.DonFabioOchoaRestrepos’étaitditque cette vieille connaissancepouvaitpeut-êtred’unemanièreoud’uneautreinfluencermonpèreàmettreuntermeàcetteviolence,libérerlesotages, et se rendreavec lagarantiedenepasêtreextradé.Animateurduprogramme télévisé « Laminute deDieu », le pèreGarcíaHerrerosétaitunhommequitranscendaitlebienetlemal.

Don Fabio avait parlé à mon père de sa volonté de les faire serencontrer, et Pablo accepta immédiatement. Le prêtre accepta des’impliquerenenvoyantunmessagecachéàmonpèresur leplateaudesonémission«LaminutedeDieu»:«Ilsm’ontditquevousvouliezvous

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rendre.Ilsm’ontditquevousvouliezmeparler.Oh,merdeCoveñas,àcinq heures de l’après-midi, quand le soleil se couche, que devrai-jefaire?»Laphrase«Oh,merdeCoveñas»devintcélèbre,maiselleétaiten fait une sorte de code entremon père et le prêtre. En espagnol, laphrasesedit«Oh,mardeCoveñas»,etOmarétait l’identitésecrètedu«Docteur »,unhommequi se cachait avecmonpèreà l’époqueet quiallait chercher le prêtre à la ferme deDon FabioOchoa pour l’amenervoirmonpèredanssacachette.

Monpèreet leprêtreavaientéchangédes lettresenexprimant leurintérêtdeserencontrer,etpendantdessemaines,«LaminutedeDieu»était devenue unmoyen de communication entre eux. « Je veux servircommevotregarant,etassurerqu’ils respectent tousvosdroitset ceuxdevotrefamilleetdevosamis.J’aimeraisquevousm’aidiezafinquejeconnaisse lamarcheàsuivre»,dit leprêtreàmonpèredansundesesmessages.

Alorsquelepaysécoutait lesparolesdupèreGarcíaHerreros,nousentendîmes aux informations que mon père avait une fois de plusdémontré qu’il n’oubliait jamais ceux qui l’avaient défié par le passé.L’ancienministre de la Justice Enrique LowMurtra fut assassiné tandisqu’ilquittaituncoursqu’ildonnaitàl’universitéLaSalle,àBogotá.

Monpère etGarcíaHerreros s’étaient finalementmis d’accordpourserencontrerle18maiquelquepartàMedellín.Selonlesdiresdemonpère, le prêtre avait peur de se rendre au rendez-vous et il inventaitdiverses excuses pour annuler, comme cette fois où il aurait oublié seslunettes et ne voyait vraiment rien sans elles. En réponse, mon pèrecommandait à ses hommes de l’accompagner immédiatement chezl’optométriste. Mon père trouvait une solution à chaque excuse qu’ildonnaitenl’espacedequelquesminutes.

Ainsi leDocteurpartit-il enfin chercher leprêtreà la fermedeDonFabio Ochoa. Ils pouvaient voyager sans encombre en profitant de latempêtequi faisait ragedans la région,etquiavaitapeuré lespolicierscenséstenirplusieurspointsdecontrôlelelongduchemin.

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Mon père et García Herreros se rencontrèrent enfin dans unappartement de la ville, après que les hommes de mon père eurentplusieursfoisfaitchangerleprêtredevoitureaucasoùilsétaientsuivis.

Les choses ont ensuite avancé à une allure vertigineuse. Le 20mai,monpère libéraMarujaPachónetFranciscoSantos, lesderniersotagesqu’ildétenait.Deuxjoursplustard,legouvernementsoumettaitledécret1303, qui satisfaisait à toutes ses exigences. Le gouvernement acceptaaussiqu’ilsoitemprisonnédansuneprisonconstruiteparlui-même.Monpèreavaitlecontrôlesurtout.

Le 18 juin 1991, après avoir passé plusieurs jours à Las Vegas, LosAngelesetSanFrancisco,nousarrivâmesàMiami,enFloride.Monpèreavait pensé qu’il était préférable pourmoi et Manuela de voyager auxÉtats-Unis,carmalgré toute laconfiancequ’ilavaitdanssonpouvoir, ilavaitpeurquelegouvernementnenousutilisepourfairepressionsurluidurantcettepériodecruciale.

Après avoir pris une chambre à l’hôtel, nous demandâmes à nosgardes du corps d’appeler notre père d’une cabine téléphonique. Il secachait près de Medellín, et il n’était pas dur de le localiser avec unebande fréquences UHF. Une fois que nous lui eûmes raconté notrevoyage et les lieuxquenous avions visités, il nousdit que l’extraditionseraiteffacéedelanouvelleConstitution.Lelendemain,19juin,ilallaitserendre.

«Nefaispasça,Papa.Ilsvonttetuersituterends»,dis-je,oubliantquejeluidisaisexactementlecontraireiln’yapassilongtemps.

« Ne t’inquiète pas, Gregory, tout va bien se passer. Ils ne peuventpasm’extradermaintenant.LaConstitutionl’interdit.»

Après lui avoir dit au revoir, je passai le téléphone àManuela quiavaitmaintenantseptans,etilsparlèrentpendantunlongmoment.Monpère lui dit de ne pas prendre peur si elle le voyait en prison à latélévision,carceseraitqu’ilauraitchoisid’yaller.NousraccrochâmesletéléphoneetManuelamedemanda:«Est-cequeçaveutdirequePapavapouvoirm’emmeneràl’école,maintenant?»

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1. Toutes les « confiscations » du gouvernement dans les années 1980 signifiaient que lesautorités venaient prendre des photos d’eux en train d’occuper l’endroit, afin de donnerl’apparencedecapturermonpère,etdepartirquelquesjoursplustard.

2.Alorsquejefinisd’écrirecelivre,lepoliticienAlbertoSantofimiodeTolimaesttoujoursentraindepurgerune longuepeinepoursaparticipationsupposéeaumeurtredeGalán. Ilaétécondamnépouravoirprétendumentconseillémonpèrede tuer lecandidatà laprésidentielle.Comme j’ai déjà eu l’occasion de le confier dans ce livre, je ne souhaite ni condamner, niabsoudreoucontrarierquiconque.Àpartirdecequej’aientendu,monpèreneparticipaitpasauxplansdesautres,ilesttrèspeuprobablequ’ilaitsuivilesconseilsdequelqu’unquiavaitétésonadversaireparsonallianceaveclecarteldeCali.Galánavaitbeaucoupd’ennemisparmilespoliticiens colombiens et les trafiquants de drogue, car les hommes honnêtes comme lui, quirefusaientd’être impliquésdans lacorruptionet lecrimeorganisé,étaientunemenaceà leursintérêts.PointerlaresponsabilitédelamortdeGalánsuruneseulepersonnesoulèvedesdoutessérieuxquantà lacapacitéde laColombieàavoirunsystème judiciairedignedecenom.Eneffet,lajusticedevraitêtreunmodèledevéritéetd’apaisement,etnonlecontraire.Monpèreaprissadécisionsansdemanderlapermissionàquiconque.Jemesouviensquelemeilleuramidemonpèrefaisaitsouventuneblaguequijetrouve,résumaitbienmonpère:«Pabloestungranddémocrate;danssadémocratie,toutlemondeluiobéit.»

3.Le16avril1993,enreprésaillescontremonpèreetsesassociés,LosPepestuèrentParraetsonfils.

4. Fidel et Carlos Castaño étaient également responsables de l’assassinat de Carlos PizzaroLeongómez,candidatàlaprésidentiellepourl’AlliancedémocratiqueduM-19,le26avril1990,alorsqu’ilvoyageaitenaviondeBogotáàBarranquilla.Onaccusaencoreunefoismonpèrequi,lui, m’avait pourtant dit qu’il était l’ami de Pizarro, qu’il l’aimait en tant qu’homme et qu’iln’avaitaucuneraisond’enavoircontrelui.Maisilnepouvaitnierlesaccusationsàl’époquecarcelaauraitdébouchésuruneguerreaveclesCastaño.

5. En 1998, le gouvernement colombien reconnut devant la Commission interaméricaine desDroitsdel’hommedel’OrganisationdesÉtatsaméricainsqu’ilétaitresponsabledumassacredeVillatina,unbidonvillesituésurleversantestdeMedellín.Lemassacreavaitétécommispardeshommesarmés,identifiésplustardcommeétantdemècheaveclapolice.Septjeuneshommesâgésentrequinzeetvingt-deuxansfurenttués.

6.LapoliceannonçaenfanfarelamortdePinina.Selonlerapportofficiel,Pininas’étaitengagédansunefusilladeaveclaBrigaded’éliteantiterroriste.Maismonpèrereçutunpaquetanonymecontenant plusieurs photosdePinina en traind’êtredéplacéd’un immeuble à proximité.Unejambecasséepouravoirsautédelafenêtredesonappartement,onlevoitêtreemmenédansuneMazdagrisepardeshommeshabillésencivil.

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RécitsdeLaCatedral

«Ne t’inquiète pas, fils, je vais bien.Tout vapour lemieux. J’aimeraisque tu me rendes un service, et que tu achètes vingt-cinq ou trentemanteaux chauds et que tu me les envoies ici par vol direct. Nous enavonsbesointrèsrapidement.Toutvabienici.Leshommesquiprennentsoindemoiicisontceuxquionttoujoursprissoindemoi.»

Trois jours après son entrée à la prison de La Catedral en 1991, lavoix demon père était si calme que j’étais convaincu que sa redditionallait être une bonne chose pourmon père, pour nous et pour tout lepays.

En cette première semaine de juin, nous venions d’arriver à NewYork,aprèsquarante-cinqjoursdenotrevoyageprolongéauxÉtats-Unisen famille.MapetiteamieAndreaavaitdéjàdemandé lapermissiondeprolongertroisfoissonséjouravecnous,cequiavaitfiniparcauserdesproblèmesavecsafamilleetsonlycée,alorsqu’elles’apprêtaitàfinirsadernièreannée.JeluiavaispromisdelamettredansunvoldirectpourMedellínaprèsavoirpasséquelquesjoursensembleàBigApple.

LeshommesdemonpèreavaientréservédeschambresauSt.Regis,un des meilleurs hôtels de la ville, un joyau d’architecture datant de1904.Mais jen’étaispas sûrdevouloirpasser lanuit là-bas.Lorsde lavisite, l’endroitnem’avaitpassemblési luxueuxetélégant.C’était toutlecontraireenfait,jeletrouvaisvieux,mocheetdéprimant.Jedoisêtrele seul et l’unique client de l’histoire duSt.Regis à avoir jeté unœil à

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l’hôteletàêtrerepartiavectoussesbagages.Biensûr,ilsrefusèrentderembourserlescinqchambresquenousavionsprises.

«Jeveuxunendroitmoderne,lesmecs,unhôtelenhautd’ungratte-cielavecunebonnevuesurlaville.JepréféreraisallerdansunHolidayInn que de rester dans cette vieille décharge », dis-je, de retour envoiture.

Nous sommes donc allés à l’hôtel Hyatt, qui avait tout ce que jerecherchais. L’endroit était moderne, et la chambre était si haut dansl’immeuble que nous devions prendre deux ascenseurs pour l’atteindre.Lavueétaitimprenable.

C’étaitunététrèschaud,etjeréalisaivitequejen’aimaispasdutoutNewYork. C’était comme si le soleil avait dumal à toucher la terre àcausedesimmensesombresprojetéesparlesimmeubles,quisemblaientempiléslesunssurlesautres.

Les promenades interminables à errer sans but rendaient le voyageennuyeux et assommant,mais je fus content de trouver un gigantesquemagasin d’électronique juste à côté de l’hôtel. Nous sommes devenusdingues avec mon oncle Fernando, et nous achetâmes des cadeaux àtoute la famille et aux amis restés à Medellín : trente exemplaires dudernier modèle de Discman Sony résistant à l’eau, en plus de cinqappareilsphotoetcinqcamérasvidéo.

Ce soir-là, mon oncle frappa à ma porte pour me dire que lespropriétaires de la boutique nous avaient invités le lendemain matinpour nous présenter des objets électroniques « privés » susceptibles denous intéresser. J’étais curieux, aussi nous sommes retournés à laboutique le lendemainmatinàneufheures.Ennousvoyantarriver, lespropriétaires baissèrent les stores pour empêcher d’autres clientsd’entrer.Ilsavaientdûvoirquenousavionsdel’argentàdépenser.

Ilsnousguidèrentdansuncoindumagasinetposèrentunemallettenoire sur le comptoir. À l’intérieur se trouvaient de petites boîtescontenant plusieurs sortes de microphones. Il y avait des stylos, descalculettes,desporte-clés etdes épinglesà cravate, et touspossédaient

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de petits microphones implantés. Un minuscule appareil photopermettait de prendre des clichés de documents aumoyen d’une petitebobinedepellicule.

J’étaisfasciné,etjemesentaisunpeucommeJamesBondlorsqueQluidévoilesesdernièresinventions.

Jepensaisquecesappareilsferaientunparfaitcadeaupourmonpèremaintenantqu’ilétaitenprison.Cen’étaitjamaisfaciledelesurprendreavecdescadeaux. Iln’aimaitpasspécialement lesbellesmontresou lesbijoux,et ilneportaitpasnonplusdebaguesoudecolliers.Jedécidaid’acheter quatre microphones FM sans fil, dont les batteries pouvaientdurer unmois continuellement, une douzaine de stylosmicrophones etdeporte-clés,deuxcalculatrices,etunemicro-caméra.

Quand j’ai demandé s’ils vendaient des produits encore plusperformantsqueceux-là,ilsmedirentderevenirlelendemain,letempsqu’ilsregardentdansleurentrepôt.

Quandjerevins,ilsmeprésentèrentdenouveauxmicrophonesd’uneportée de deux cents mètres et avec un enregistreur vocal. J’encommandai quatre. Ensuite, ils ouvrirent une mallette contenant unrécepteur pour tous les microphones dans un rayon de 1,500 km. J’enajoutaiunsurl’additionetdemandaiaugardeducorpsderéglerlanote.

Lasurprisepourmonpèreétaitprête,etsacommandedemanteauxchauds aussi. Acheter des vêtements chauds à cette période de l’annéen’avaitpasétéfacileetcelanousavaitdemandédetraverser lavilleenlongetenlargepourtrouvercequel’oncherchait.Andream’avaitaidéàchoisir. Après avoir rempli quatre valises, nous envoyâmes le tout parvol direct de New York à Medellín, avec un garde du corps pouraccompagnerleconvoi.

Deux joursplus tard, je reçusunautre coupde fil demonpèremeremerciant pour les manteaux, mais il voulait que je lui en envoie deplus épais cette fois-ci, car le froid à La Catedral était insupportable.Nous retournâmes donc au même magasin, et après avoir cherchélongtemps je suis tombé sur ce fameux chapeau noir à la russe en

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fourrure, qu’on voitmonpère porter plus tard sur une photode lui enprison. J’achetai lesmeilleurs vêtements contre le froid,dontdes gantsetdesbonnetspourlamontagne.Encoreunefois,unautreemployépritunvolverslaColombieaveccinqvalisessoussonbras.Quandilreçutlacargaison,monpèreappelapourmedirequ’il adorait le chapeau russeetqu’illeportaittoutletemps.

J’avaisvoyagéauxÉtats-UnistandisquelaColombieétaitenguerre,maisunmoisetdemiaprès laredditiondemonpère, jeretournaidansunpaysenpaix,dumoinsentermesdeconflitsentrelegouvernementetPabloEscobar.C’étaituneétrangesensation.

«LeNez»»,«Saucisse»etdixautresgardesducorpsvinrentnouschercher à l’aéroport et changèrent d’itinéraire tandis que nousapprochions de Medellín. Nous n’allions pas à 00, mais au nouvelimmeublefraîchementconstruit,TerrazasdeSanMichel,surLaLomadeLosBalsos.

Toutavaitchangé.Apparemment,iln’yavaitplusbesoindesecacheretdecraindrequoiquecesoit.Personnenemedonnaitunchapeauoudeslunettesdesoleilpourmemasquer.Enentrantdansl’immeuble,mamère et ma sœur qui étaient rentrées deux semaines plus tôtm’accueillirent chaleureusement tandis que Le Nez et Saucisses’occupaientdesbagages.Notrenouvellemaisonétaitgrande, luxueuse,et possédait une magnifique vue sur la ville. Je demandai sans plustarderdesnouvellesdemonpèreàmamère.J’étaisarrivéunmercredi,et j’imaginais que les heures de visite en prison seraient normalementlimitées à quelques heures le samedi et dimanche. Mais ma mère merépondit que si je le voulais, je pouvais passer la nuit etmême tout leweek-endavecmonpère.

« Il n’y a pas d’heures de visite là-bas, mon ange. Ton père a toutorganisé, m’expliqua-t-elle. Ils nous emmènent là-bas en camion et onpeut resterautantde tempsqu’ilnousplaît.C’estvraimentcommeà laferme.»

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J’étaissurprisdeconstateràquelpoint lanouvelleviedemonpèresemblaitconfortable.

Lemon vint me chercher sans attendre pour me conduire dans unezone appelée El Salado, dans la banlieue d’Envigado. J’avais passé pasmalde tempsdans cesmontagnesavantquemonpèrene construise laprison, donc je connaissais bien la route. On cuisinait des ragoûts desancocho et on allait nager dans un ruisseau d’eau glacée, sous unecascade de vingtmètres.Mon père avait acheté un bout de terre danscette zone et avait construit trois cachettes dessus. La première étaitaccessible par la route, la deuxième était accessible à dos d’âne ou enmoto,etlatroisièmeàdosd’âneouàpied.Pouratteindrelatroisième,qui était une simple cabane à trois chambres, il fallait voyager deuxheuresàdosd’âneetpasseràtraversdesmaraisetdesgouffreshumidesetcaillouteux.

À mi-chemin, Lemon tourna en direction d’un chemin sinueux, ets’arrêtadevantunpanneaumarquédumot«taverne».Ilyavaitdevantmoi un immense parking rempli de voitures de luxe et un petit bar defortuneavecdestablesdebillard,unjuke-box,ainsiquedestablesetdeschaises.Jen’yavaisjamaismislespieds,maiscelienjusteendessousdelaprisonétaitaussilapropriétédemonpère.

J’étaisàl’accueilofficielpourrendrevisiteàmonpère.Lesvisiteursdevaient laisser leursvoituresauparkingetattendreà la tavernequ’uncamionvienneleschercher.Quiconquen’étaitpasunvisiteurn’étaitpasautoriséàentrerdanslataverne,etpersonnenesavaitcommentmonterà La Catedral. La prison n’avait pas le téléphone, mais possédait unsystème de communication interne avec des câbles souterrains pourrelierlataverneàlaprisontoutenhautdelamontagne.Jenel’avaispasencorevu,maisj’avaisdéjàdécouvertquemonpèreavaitinstallécequis’apparentait à un téléphone doté d’un signal impossible à intercepter,quiprouvasonutilitédanslesmoisquisuivirent.

Leshommesdemainquin’avaientpasbesoindevoirmonpèrepourrecevoirsesordrespouvaient l’appelerde la tavernesansmêmedonner

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unmot de passe puisque le système était considéré comme infaillible.Cetappareilleurpermettaitaussid’organiserdesvoyagesjusqu’enprisoncarlecamionnepouvaitquetransporterunnombrelimitédepersonnes.Le camion était de marque japonaise et de couleur bleu foncé, etpossédaituncompartimentsecretpouvantcontenirquinzepersonnes.

Lemons’arrêtabrièvementàlataverne,ettoutdesuitej’entendisdesinstructions de me conduire dans une voiture privée. J’étais le fils dePablo,jen’avaispasàmecacherdansuncamion.Ilétaitpeut-êtremidiquand j’embarquai à bord d’une vieille Toyota Land Cruiser intérieurblancàdestinationdeLaCatedral.

Mon père portait un poncho blanc et m’accueillit avec un rire desplusmachiavéliques, commes’il voulaitdire : «Regardeunpeucequej’ai fait. »On se disait toujours bonjour d’un câlin et d’un baiser sur lajoue,etcettefoisnefitpasexception.

Ma grand-mère Hermilda était déjà là car elle passait beaucoup detemps à rendre visite àRoberto, son fils aîné, qui se réveillait toujoursplus tôt quemon père. Je vis alors plus de visages familiers que je nel’avaisimaginé.Souscesuniformesdegardiensdeprisonsecachaientleshommesdont j’avaisétéflanquétoutemavie,ceuxquiavaienttoujoursétéauxcôtésdemonpère.

J’avais le sentiment d’être dans une grande pièce de théâtre où lesgardes et lesprisonniers jouaientun rôle.Certainsd’entre eux s’étaientrendus avec mon père le 19 juin, et n’étaient même pas vraimentimpliqués dans l’affaire. Parmi ces intrus, on pouvait voir John JairoBetancur, « Polystyrène » ; Juan Urquijo, un bon à rien originaired’Aranjuez;AlfonsLeónPuerta,«PetitAnge»,quin’avaitpasdetravailà Cúcuta et avait demandé à Crud de l’emmener à La Catedral ; JoséFernandoOspina;«Fatty»Lambas,queCrudavaitpayépourqu’ilailleen prison à sa place ; Carlos Díaz, « la Griffe », un équarrisseur quitravaillait à l’abattoir de La Estrella ; et Jorge Eduardo « Tato »Avendaño,duquartierdeLaPaz.

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Ces hommes avaient si peu d’importance que, le jour où ils étaientcensés se rendre, ilsontattendupendantplusde cinqheuresau centrecommercial d’Oviedo que les agents du procureur général viennent leschercher. Ils ont dû appeler plusieurs fois pour demander qu’on viennelescherchercarilsn’avaientpasd’argentpourpayerletrajet.

Entre-temps,mon père avait déjà approché cinq gardes envoyés deBogotáàquiiloffritunsalairemensuelenéchangedeleursilence.

«Ici,personnenevoitetpersonnen’entendrien.Attentionàcequevousditesetnefaitespasd’embrouilles»,avait-ilditauxgardesavantdeles dispatcher dans diverses zones de la prison où ils ne pouvaient pasentrerencontactentreeux.

Trop naïf, j’avais pensé que mon père arrêterait de commettre descrimes,etqu’ilrentreraitpourdebonàlamaisonaprèsquelquesannéesdeprison.Riennepouvaitêtrepluséloignédelaréalité.Jecomprislesjours suivants que mon père se regroupait au sein de La Catedral : ilréorganisaitsonappareilmilitaire,préparaitsesitinérairesdedrogueetcontinuait ses opérations d’enlèvements et d’extorsion pour glaner del’argent. Et tout cela, juste sous le nez du gouvernement, qui semblaitapathique maintenant que son ennemi numéro 1 était derrière lesbarreaux.

Aprèsavoirbuune tassedecafé,monpèrem’emmena faire le tourde laprison.Prèsde l’entrée ilyavait troisbillards,une tabledeping-pong,etunemultitudedejeuxdesociétéjonchaientlesol.Plusloinilyavaitlasalleàmangeretlacuisine,avecuneouverturedanslemurpourfaire passer les plateaux entre les deux salles. Les hommes utilisaientrarementlasalleàmangercarilyfaisaitextrêmementfroid,ilsavaientdonc engagé trois cuisiniers et commandaient leurs repas parl’interphonedepuisleurscellules.

En arrivant dans la clinique de la prison, je fus surpris de trouverEugenio, le docteur que nous employions à Nápoles, et il lui offrit sesservices. À la demande de mon père, il expliqua les symptômes del’empoisonnementaucyanureetcommentutiliserl’antidote.

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Depuis quelque temps mon père prenait des précautions car ilcraignaitquesesennemisducarteldeCalin’empoisonnentsanourriture.IlavaitfaitvenirdeuxemployésàLaCatedralexclusivementchargésdepréparersesrepas,qu’ilsconcoctaientdansunecuisineséparée.

De la clinique, nous descendîmes quelques marches pour atteindreune longue terrasse partiellement couverte qui fournissait l’accès aux« cellules », lesquelles étaient en vérité des suites royales. De là, nouspouvionsapprécierunevuesurplombanttoutelaville,etunemultitudede télescopes étaient installés, dont un gros orange qui retintparticulièrementmonattention.

« Avec ce télescope on a même réussi à lire les plaquesd’immatriculation des voitures à Pueblito Paisa. Qu’est-ce que tu enpenses ? Vas-y, jette un œil, on peut vraiment voir très loin », disaitfièrementmonpère.

J’étais stupéfait, sa blague à propos des plaques d’immatriculationétaitfondée.Letélescopepouvaitpermettredevoiràdeskilomètresàlarondeavecunegrandeprécision.

À droite de la terrasse se trouvait la cellule demonpère, qui étaitglaciale,commelerestedelaprison.Ilsavaientmisduparquetausoletdes planches de bois sur lesmursmais rienn’y faisait. Le froid était siintense que je comprenais pourquoi ils avaient besoin des vestes demontagne. La celluledemonpère était composéed’une salle àmangerde vingt-cinq mètres carrés et d’une grande salle de bain de la mêmetaille.Toutétaitneufcarlaprisonvenaitd’êtreconstruite.Monpèremedit qu’il allait bientôt céder sa cellule à Otto car ma mère avaitcommencéàluifaireconstruireunenouvellecelluledansunendroitdela prison qui avait une meilleure vue. Je n’avais pas emporté devêtements de rechange avec moi car je n’avais pas imaginé pouvoirdormir dans une prison. Honnêtement, l’idée m’effrayait quelque peu.J’avaislesentimentqu’ilpourraitm’arriverdesennuissilesautoritésmevoyaientici.Maismonpèreinsistapourquejeresteetluimontre,àluietseshommes,lescadeauxquej’avaisrapportés.

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Les gardes apportèrent les dix valises de cadeaux que j’avaisramenées des États-Unis et nous nous rassemblâmes dans la salle àmanger de mon père. Ses hommes s’assirent tous en cercle sur deschaises en plastique blanches et je sortis les manteaux que je faisaispasserunparun.Ilsrigolaienttousensembleetfaisaientcommesinousétionsàundéfilédemode.Monpèreappelaégalementquelquesgardesqui n’avaient pas de vêtements assez chauds et leur donna quelquesmanteaux.

Mon père pensait que les stylos caméras pourraient lui êtreextrêmement utiles et enmit quatre de côté pour ses avocats. Il disaitquecelapourraitêtreunebonneidéede lesutiliser lorsdesrencontresaveclespoliticiensàBogotá:«Pourqu’ilsn’oublientpasl’argentquejeleuraidonnéetlesservicesquejeleurairendus.»

J’avais aussi acheté à New York quelques cadeaux supplémentairespourmonpère.

Quand j’étais enfant, nous avions passé de nombreux week-ends àregarder les films de James Bond et les films de Charlie Chaplinensemble, donc je lui avais aussi ramené la filmographie complète del’espion anglais en VHS, et il en était très heureux. Je lui avais aussidonnéun lecteurVHS capablede lire le formatPal ainsi que le formatNTSC.

«Gregory, est-ce que tu as déjà vu un film sur JohnDillinger ? Tusaisàquelpointjesuisfascinéparsonhistoire.»Monpèreétaitobsédéparcecélèbrevoleurdebanquequiavaittoujoursuncoupd’avancesurles autorités et avait réussi à leur échapper pendant des années. Jen’avaispasvulefilm.

Ce soir-là, nous partîmes visiter la cellule que ma mère faisaitconstruire pour mon père, à grand renfort de lampes torches car ellen’étaitpasencoreachevée.Tandisqu’ilmefaisaitlavisiteimaginairedeson futur intérieur, je remarquai qu’il n’avait pas l’air emballé parl’endroit.Leshommessemoquaientparticulièrementd’unpetitmurqui

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venait d’être construit ce jour-là. «Cemurn’est pas bien là », ditmonpère tout en lui donnant deux coups de pied, le faisant effondrer auxdeuxtiers.Lesgardesducorpsfinirentlereste.

Jemesouviensquequelqu’unavaitdonnéàmonpèreunmatelasàeau.J’aidormidessusavecluicettenuit-là.Audébut, jetrouvaisplutôtagréable cette sensation de flottement, et après quelque temps c’étaitcomme si je dormais sur un voilier en pleinemer. Chaquemouvementcréaitdesvaguesà l’intérieurdumatelasetmedonnait lemaldemer.Aprèsunenuithorrible,jemesuisréveilléenclaquantdesdentsetavecunterriblemaldedos.

Lelendemain,mamèrearrivaàLaCatedralavecManuelaetunsacdevêtementsderechange.Àenjugerparlatailledusac,jecomprisquenousallionspasser leweek-endenfamille.Cen’étaitpasvraimentdansmes plans car Andreamemanquait beaucoup depuis notre voyage auxÉtats-Unis.Jene l’avaispasvuedepuispresquetroissemaineset j’avaispassé presque tout mon temps scotché à mon téléphone portable.J’essayaide les convaincreen leurdisantque jedevaisalleràMedellínpour lui rendre visite,maismonpère n’était pas d’accord.Mes parentsmeconvoquèrentpours’entretenirseulsavecmoi.

« Fils, tu sais que j’embête rarement les gens à propos de l’argent,mais, s’il te plaît, vas-y mollo sur les dépenses de voyage, ok ? Tu asdépenséunevéritablefortuneentrèspeudetemps.Tusaisbienquelesaffairesmarchentmoinsbienen cemoment, et cela fait quelque tempsqueKikoMoncadameprêtedel’argentpourfinancerlaguerre.Unedeschosesquejesaisfairedanslavie,c’estfairedel’argent,alorsjesaisquej’arriveraiàmeremettre,maispourl’instant,ilfaudraitmontrerunpeuderetenue.Aussi,veillebienàcequeçanesereproduisepas»,ditmonpèreenm’ébouriffantlescheveux.

Je n’avais rien à dire car ils avaient absolument raison,mais jemepermistoutdemêmededirequejen’avaispasétéseulàdépensertoutcetargent,puisquenousétionsquinzeàdormirdanslesmeilleurshôtels,àmangerdanslesmeilleursrestaurants,etàvoyagerenpremièreclasse.

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Il y eut des hauts et des bas lors de notre premier week-end enfamilleàLaCatedral.Voyantquelemurdelanouvellecelluleavaitétédétruit, ma mère l’avait mal pris, et elle reprocha à mon père d’êtreirrespectueux et de ne pas avoir trop forcé son imagination pour lenouveaudesigndelapièce.

« Puisque toi et tes gars connaissez tant de choses en architectured’intérieur, je vous suggère de faire le travail à ma place, maintenant,c’estd’accord?J’arrête,réparezçavous-mêmes»,dit-elle.

Dèsquejelepouvais,j’appelaisAndreaautéléphonepourluiparlerdurantdesheures.Monpèrefinitparenavoirmarreetmepritàpartie.

« Qu’est-ce qui se passe, Gregory, avec cette fille dont tu es siamoureux?Tuesbeaucouptrop jeunepouravoircegenrederelation.Tuastouteunevieàvivreetdestasdefemmesàrencontrer.Netombepasamoureuxdelapremièrequeturencontres.Lemondeestremplidefemmesmagnifiques.Tu feraismieuxde sortiravecd’autres fillesetdeprendre du bon temps. Tu es trop jeune pour être si amoureux et tefermeràuneseulefille.

–Mais jen’aipasbesoindesautres filles,Papa, je suis trèsheureuxavec Andrea », dis-je. « Je n’ai besoin d’aucune autre expérience avecquiconque.C’estmapetiteamie.Tusaisquej’enaieud’autresavant,etquej’aieubeaucoupd’amiesfilles.Mais jenemesuis jamaissentiaussibienavecquelqu’unavant.Alorsjenevoispaspourquoijedevraissortircherchercequej’aidéjàtrouvé.

–Cen’estpasbien,monfils.Cen’estpasnormaldepassertoutesajournéescotchéautéléphone,ànepenserqu’àuneseulepersonne.Ellenedevraitpasêtre toutpour toi.Maintenant,va réfléchiraumoyenderencontrerd’autresfilles,oumoijet’enprésenterai,situveux.»

Nousavionscetteconversationdans sachambre.Manuelaétaitdéjàen traindedormir, et comme ilne faisaitaucundoutequenousétionsentraindenousdisputer,mamèredébarquapourdemandercequ’ilsepassait.Jenevoulaisriendire.J’étaisauborddeslarmes,fouderage,et

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je venais de réaliser que mon père devait certainement tromper mamère.«Demande-lui»,dis-je.

Mon père avait été mal informé sur les motivations d’Andrea.Certainsmembres de la famille avaient répandu la rumeur et l’avaientpersuadé qu’elle était avec moi uniquement pour l’argent et que notredifférence d’âge (elle avait quatre ans de plus que moi) était unproblème.Maisilsavaienttoustort,etmonpèreaussi.

Leweek-endsuivant,nouspassâmesencoredeuxjoursàLaCatedral.J’étais dans la cellule de Crud, quand soudain j’entendis, sur un desrécepteursdemicro, lavoixdeDora, la femmedeRoberto,entraindecrieretdefaireunescèneaprèsavoirtrouvéla lingeried’unefilledansladouche.

Crudéclataderireenseroulantausol:c’était luiquiavaitposélalingerie et le micro dans la cellule. Mon père était au courant de lablagueetvintàlacelluledeCrudpourécouterladispute.

«MonDieu,Crud,t’asvraimentfoutuRobertodansdebeauxdraps.Ilvatetuerquandilvadécouvrirquec’esttoi.Maisnet’inquiètepas,jevais t’aideràarranger leschosesentre luietDora»,ditmonpère,pliéenquatre.

L’incident commençant à tourner au divorce, mon père et Cruddécidèrentd’intervenirpourexpliquer la farce.L’émotionétaitpartagéeentrefousriresetregardsfurieux.LesblaguesétaientplutôtmesquinesàLaCatedral.

Monpère avait peude temps pour lui, alors il s’amusait à inventerdesfarces,etCrudétaitaussitoujoursdelapartiepourjouerunmauvaistour.Unjour,ilsdécidèrentdefaireuneblagueàFattyLambas.

Lorsd’uneréunionavecplusieursdeseshommes,monpèredemandaàFattydeluiapporterunetassedecafé.Ilpartitlachercheràlacuisineetmonpèrel’autorisaensuiteàresteraveceuxdanslasallecarilsnesedisaientriendetrèsimportant.

Après avoir bu la tasse,mon père fit semblant d’être étourdi et debaverenabondance.«Fatty,dit-il,t’asmisquoidanslecafé?Attrapez-

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le et ligotez-le, il m’a empoisonné ! Appelez Eugenio et ramenezl’antidoteaucyanure.Vite,jevaismourir!»

CrudsaisitlamitraillettedemonpèreetlapointasurFattypendantquelesdeuxcomplicesleplaquaientausolpourl’attacher.

«Tum’astué,tum’astué.Sijemeurs,ilmeurtaussi,lesmecs.C’estcompris?»,ditmonpèresuruntondramatique.

«T’asempoisonnéleboss,espècedemalade!Qu’est-cequet’asfait,Fatty, avoue ! », lui demandèrent les hommes demain alors que de lamoussecontinuaitdesortirdelabouchedemonpère.

« Je le juredevantDieu,boss, jen’ai rienmisdansvotre café !S’ilvousplaît,nemefaitespasdemal,jenesuispasfou.Commentpouvez-vouspenserça,boss?Jelesobservaisquandilsfaisaientvotrecafédansla cuisine, et ils n’ont rienmisdebizarrededans.Demandez aux filles,s’ilvousplaît,nemetuezpas»,suppliaitFatty.

Fattypleuradurantdixminutes,letempsdelaperformancedemonpère, jusqu’àcequ’il finisseparselever,enlèvelamoussedesaboucheetmontrelesachetd’Alka-Seltzerqu’ilavaitmisdanssabouche.Unefoisdétaché,Fattyenlaçamonpèreetluiditqu’ilavaitétépersuadéqu’ilsypasseraienttouslesdeuxcesoir-là.UNTERRAINDEFOOTBALLÉTAITENCONSTRUCTIONàLaCatedral,et,commetouslesprojetsdeconstructionlà-bas,ilétaitfinancéparmonpère. Il y avait investi une véritable fortune et avait fait installer unsystèmededrainagepourqueleterrainnesoitpasgorgéd’eau.Ilavaitplacédeslumièressipuissantesqu’ellesétaientvisiblesdeMedellín.

Une fois le terrain prêt, mon père organisa des matchs avec desinvités spéciaux amenésdeMedellín : le gardiende butRenéHiguita ;les joueurs Luis Alfonso « El Bendito » Fajardo, Leonel Álvarez, VíctorHugo Aristizábal et Faustino Asprilla ; et un entraîneur du nom deFranciscoMaturanavintaussiquelquefoisjoueraveceux.

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Lorsd’unmatch,j’avaisremarquéqueLeonelÁlvarezjouaitvraimentdemanièretrèsagressivecontremonpère.Ilallaitbienplusfortsurluique sur n’importe quel autre joueur, mais mon père ne réagissait pas.Álvarezétaitsansaucundouteunjoueurcourageux,jusqu’àcequeCrudletiresurlecôtéduterrainpourluidire:«Toutdouxavecleboss.Ilneditjamaisrien,maisilt’adansleviseur.»

Évidemment, les matchs à La Catedral ne finissaient que quandl’équipedemonpèreavaitgagné.Ilspouvaientdurerjusqu’àtroisheuresetmonpèren’avaitaucunproblèmeàarnaquerlesmeilleursjoueursdel’équiped’enfacepours’assurerlavictoire.Mêmes’ilyavaitunarbitre,vêtudenoir, laduréedumatchdépendaitduscorede l’équipedemonpère.

IlyatoujourseudesrumeursprétendantquemonpèrepossédaitdeséquipesdefootballcolombiennescommecelledeMedellín,del’AtléticoNacional, de Envigado, et qu’il sponsorisaitmêmedes joueurs. Rien detout cela n’était vrai. Le football était l’une de ses passions,mais il n’ajamaisétéintéresséparlestatutdemanageroudepropriétaire.

Mon père continua à faire construire des installations de luxe danscettefausseprison.Àforced’insister,mamèrefinitparaccepterdefinirla nouvelle cellule. On entrait d’abord dans une salle de séjour quipossédaituncanapéenosieretdeux fauteuils confortables.Ensuite,onpassaitdanslasalleàmangerpouvantcontenirdecinqàsixpersonnes,donnant sur la cuisine avec une cuisinière et un réfrigérateur. Avaitégalementétéconstruituncomptoirenbois,surlequelmonpèredisaitqu’un oiseau jaune venait tous les jours pour qu’on le nourrisse. Jepensais qu’il inventait cette histoire, mais j’en fus témoin un jour avecd’autres personnes. La relation qu’entretenaient mon père et l’oiseauétaitincroyable.Ilsautillaitsurlecomptoiretmonpèreluidonnaitdesmiettesdepainoudesmorceauxdebanane.L’oiseaulelaissaitmêmeletoucherets’assoupissaitquandilétaitperchésursonbras,permettantàmonpèredelecaresser.Ensuite,ilsautillaitsursonépauleetrestaitlà

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tandisquemonpèrecontinuaitdeparler.L’oiseauluifaisaitentièrementconfiance.

Jen’étaispassurprisdelarelationentremonpèreetl’oiseau.Ilavaittoujours pris le plus grand soin des oiseaux à Nápoles. À un momentdonné, quand il avait entendu qu’ils allaient être confisqués, il avaitdemandéàPastor,leconcierge,d’ouvrirlescagespourqu’ilsretrouventleur liberté.À chacunedes cachettesdans lesquelles il vivait, il laissaitdelanourritureàl’extérieurpournourrirlesoiseaux.

Danslacellule,mamèreexposaquelquespeinturesà l’huile,etunepetite sculpture d’un artiste local qui captait des scènes des quartierspauvres de Medellín. Il y avait aussi des copies encadrées des avis derecherchequelesautoritésavaientdistribuésquandilspourchassaientlecartel de Medellín. La photo de mon père et de Gustavo habillés engangsters italiens était encadrée sur le mur et à côté du bureau onpouvaitvoirunephotorared’Ernesto«Che»Guevara.

Onaccédaità la chambredemonpèreparuneporteenbois.Dansuncoin,setrouvaitlelitdontlatêteétaitgravéeàl’effigiedelaViergedeMiséricorde, protectrice des prisonniers. Le lit était installé sur uneplateformesurélevéepermettantdevoirlavilledirectementdel’oreiller.SurlatabledenuitsiégeaitunemagnifiquelampeTiffanytrèscolorée.

Sur une étagère en bois, trônaient une télévision Sony de vingt-sixpouces et la collection des films de James Bond que nous avionscommencé à regarder ensemble. Près de sa fenêtre, était agencé sonespace de travail avec un bureau, un canapé, une peau de zèbre pourhabiller lesol,etunecheminéepourréchauffer lapiècequandil faisaitfroid.Pourfinir,sacellulecomprenaitunesalledebainavecbaignoireethammam,undressing,etunecachetteoùilentreposaitsonargentetsesarmes.

Peu de temps après, on installa dans la prison un bar avec ungigantesque Jacuzzi capable de contenir vingt personnes. Situédirectementsouslescellules,iloffraitunevueimprenablesurMedellín.MonpèreautorisaCrudàledécorer,etcelui-cileremplitdemiroirssur

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lesquelsilpeignitleslogosdesprincipalesmarquesd’alcooletdetabac.Il en profita aussi pour installer un immense système de sonorisation.Mais il faisait tellement froid que le bar était toujours vide, et ilsn’utilisèrent le Jacuzzi qu’une ou deux fois, car il était si grand qu’ilfallaitpresqueunejournéeentièrepourlerempliretlechauffer.

Les projets ne s’arrêtaient pas là. Lors d’une visite éclair aux États-Unis, j’avaisachetéplusieursvoiturestélécommandéesqueCrudm’avaitdemandéderamenerpour laprison(ilavaitdéjàplusieurshélicoptèreset avions télécommandés, qu’il faisait voler sur le terrain de football).Avecunepiocheetunepelle, je l’aidaiàconstruireunepistedecourseavec plusieurs tremplins et virages serrés pour nos voiturestélécommandées.Nouspartagions tous lesdeuxunamourdesmotosetdelatechnologie,etnouspassionsdesheuresàjoueraveclesenfantsquivenaientnousrendrevisiteenprison.

Prèsdelapistedecourse,ilsconstruisirentunétangdetroismètresde longpour faireunélevagede truites.Un jourmonpère fitunecriseenapprenantqueJuanUrquijoavaitattrapévingtpoissonsenunjour.Ilenvoya alors Crud poser un panneau affichant le message suivant :«Quiconqueprendplusd’unetruiterécolteunpruneaudanslatête.»

Arriva le moment pour mon père de comparaître devant unprocureuranonyme,qui l’interrogeaàproposdesvéritablesoriginesdesa fortune et de ses crimes liés au trafic de drogue. Pour protéger lesidentités de l’équipe du procureur, l’interrogatoire eut lieu dans unimmeuble situé sur le terrain de la prison, mais éloigné du bâtimentprincipal.

Mon père assista au procès en compagnie d’un de ses avocats. Ilsavaientprévudeniertouteslesaccusationsetdeforcerl’Étatàprouversaculpabilitéparsespropresmoyens.Ilss’étaientaussimisd’accordsurlefaitquemonpèreadmettelescrimeslesmoinsgravesliésautraficdedrogue et donc qu’il remplisse l’obligation légale de confession etbénéficieducoupd’uneréductiondepeineainsiqued’autresbénéfices.

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Monpère se demandait pourquoi il devrait aider la partie adverse à lecondamner.

« Indiquez, s’il vous plaît, vos nom, prénoms, date de naissance etnumérod’identificationpournosarchives»,ditleprocureuranonyme.

« Mon nom est Pablo Emilio Escobar Gaviria, né le 1er décembre1949,etmonnumérod’identificationestle8-345-766.Jesuiséleveurdebovins.

–Sivousêteséleveur,pouvez-vous, jevousprie,medonner leprixapproximatifd’unedevosbêtessurlemarchécettesemaine?

–Jedoisdemanderd’ajournercetteprocédure»,réponditmonpère.« J’ai terriblement mal à la tête et je ne me sens pas capable decontinuer.»Ilselevaetpartitsansdireunmotdeplus.

De retour en cellule, il raconta l’incident à ses hommes, quiéclatèrentderire.Ceprétenduaveun’étaitriend’autrequ’uneflagranteparodiedejustice.ENDÉCEMBRE1991, SIXMOISAPRÈSL’ARRIVÉEdemonpère et desautres prisonniers, il y avait déjà eu plusieurs fêtes organisées à LaCatedral, mais nous avions décidé, le soir du Nouvel An, de ne pasallumer les traditionnels feuxd’artificeafindenepasattirer l’attention.Aulieudecela,ilsdistribuèrentàtoutlemondedegrandesquantitésdechampagneCristal.Jereçusdetrèsbeauxcadeaux,commecettemontreCartier de la part demon oncle Roberto.Mamère etManuela avaientunesurprisepourmoi,etilfallaitquejelacherchequelquepartdansLaCatedral.Aprèsavoir fouilléunpeupartout, je trouvai, cachéederrièrelesrideauxdelachambredemonpère,unetoutenouvellemotoHondaCR-125, parfaitement adaptée pour le motocross, l’un de mes sportspréférés. Je n’arrivais pas à croire qu’ils avaient apporté mon cadeaujusqu’àlaprison.

Quelquesmoisplustard,jeramenaisàlaprisonunarticledujournalévoquantmonsuccèslorsd’unecoursedemotofreestyle.Monpèreétait

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trèsfier.Peude temps après, laMotorcycle League d’Antioquia organisa une

course « quarter-miler », dans laquelle les véhicules faisaient la coursesurunelignedroiteàgrandevitessejusqu’àcequ’ilsfranchissentlaligned’arrivée. Je commençai à m’entraîner pour la compétition enempruntant plusieurs voitures dont une BMW M3, une Toyota Celica,une Porsche 911n et une FordMustang convertible de 1991. Quelquesjours avant la date fatidique, en enregistrant les véhicules auprès desinstitutions, je rencontrai des douzaines de passants curieux qui mequestionnèrent à proposdes voitures et de la course. Parmi cette foulede gens, je remarquai deux hommes qui étaient clairement plusintéressésparmoietmesgardesducorpsqueparlacourse.Pouréviterlesennuis, jepris ladécisiondepartirpendantque lesgardesducorpsmenaientleurenquête.

En partant au volant de ma puissante Toyota Celica, je remarquaiquelquechosed’encoreplusétrange:uneambulancegaréeà l’extérieurde l’entrée principale de la Motorcycle League. C’était la mêmeambulanceque j’avais seméequelques joursauparavantencheminpourmon école privée. Je trouvais cela suspect car il était sept heures dumatin dans une zone peu habitée et, par mesure de précaution, je fisimmédiatementdemi-tour.

Monpère savaitque j’allaisparticiperà la course,et il commandaittoujoursàseshommesderenforcermasécuritédanscescas-là,puisquele risqueétait accrudans les endroitspublics. Jeme souviensquemonpère ne cessait de répéter qu’il en avait assez d’essayer d’empêcher lecartel de Cali de me kidnapper. Il était sûr qu’enmettant la main surmoi, le cartel lui demanderait une énorme rançon et me tuerait quoiqu’il arrive. Il disait aussi qu’il honorait toujours leur vieil accord quiconsistaitàne jamaistoucherauxmembresde la familledescartels.Etce, même s’il connaissait tous les mouvements et emplacements dechaque fils, fille,père,mère,oncle, cousinetamisde tous les capos. Il

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certifiait qu’il ne leur ferait jamais de mal à moins qu’ils ne noustouchent,Manuelaoumoi.

Masécuritépersonnelleaccrue,jecontinuaismapréparationpourlacoursequandmonpèremeconvoquasoudainàLaCatedralenprécisantque c’était urgent. Lemot « urgent » n’était pas unmot que l’on disaittous les jours, alors j’obéis sans tarder.Arrivé à LaCatedral,monpèrem’attendait avec, posés sur son bureau, une pile de cassettes et dedocumentsestampillésducachetdelapolice.Inquiet,jelesaluai.

« J’ai de bonnes et de mauvaises nouvelles, fils », dit-il en meregardantdans lesyeux. Il semblaitdésolépar cequ’il s’apprêtaitàmedire. « La mauvaise nouvelle, c’est qu’ils allaient te kidnapper à laprochainecourse.Labonnenouvelle,c’estque je l’aidécouvertà tempsetquej’airéussiàtrouverlatracedugroupequipensaitt’enlever.»

Jepâlis.L’illusiondelasécuritéàLaCatedralvenaitdes’effondrer.« Je veux que tu restes à la prison. Demande à quelqu’un de

t’apporterdesvêtements.TunepeuxpasrentreràMedellínavantquejenerésolvepersonnellementcettehistoire.J’aidesenregistrementsdeceshommes. Ils pensent être plus malins que moi. Nous avons tous lesdétails de l’opération. Le problème, cette fois-ci, c’est qu’ils ont jointleurs forces pour te kidnapper. Plusieurs soldats sont impliqués dans lapremièrephasede l’opérationetdesofficiersdepolicedans la secondephase.

–Commentas-tudécouvert toutça?Celasignifie-t-ilque jenevaispaspouvoirparticiperà lacourse?C’estnul,que leschosesdoiventsepasser comme ça, Papa. Je pensais que nos vies allaient pouvoirreprendreuncoursnormal,maisjesuistoujoursprisentenaille.Qu’est-cequetuvasfaire?Àquelleautoritépolicièrevas-tufaireappel?

– À aucune, fils. Ces salopards auront directement affaire à moi siquelquechosedevait t’arriver.Voilàpourquoi j’aibesoinquetuviennesici,pourqu’ilsn’enaientpasl’opportunité.J’aibesoinquetuattendesuncertaintempspourquemeshommesconfirmentlamoindreinformation

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surlesgensquienontaprèstoi.Tupourrasaussimémoriserleursnomsaucasoùilst’arrêtentunjourouessayentdetefairedumal.»

Je descendis les escaliers pour trouver quelque chose à manger etappelermamèrepourluidemanderdem’amenerdesvêtementspourlesdeuxprochains jours,maismonpèrecriaqu’ilenfallaitplutôtpourdixjours.Jemesentisencoreplusmal.Mamèrenesavaitpasdutoutcequisepassait,etjeluidisdenepass’inquiéter,quenousallionsbienetquemonpèreluiexpliqueraitcequ’ilfautsavoiràsonarrivée.

Enretournantdanslachambredemonpère,jedoisreconnaîtrequ’ilétaitextrêmementvigilantquantaux informationsqu’ilavait reçuessurmon enlèvement. Il avait juste mis Otto et Crud sur le coup. Popeyepassasatêteparlaporteetoffritsonaide,maismonpèreluidit«Nonmerci»,etqu’ilstraitaientuneaffairetrèsdélicate.

«Tusaisquoi,mec?Pourquoinenousdonnerais-tupasuncoupdemainenallantnouschercherdescafés?

– Pas de problème, patron, je vais demander aux filles d’en faire. »Popeyepartitengrognant.

«S’ilteplaît,Otto,passe-moiletéléphoneportable.Fils,assieds-toià côté demoi sur le lit », dit-il. «Ne t’en fais pas, je vais parler à tesravisseurset jevaisleurdirecequ’ilsepasseras’ilsmettentleurplanàexécution.»

Ilcommençaàcomposerlesnumérosdeshommesimpliqués:c’est-à-diredescapitaines,deslieutenants,dessergents,etmêmeuncaporal,etleurtintàtouslemêmediscours.

« Ici Pablo Emilio Escobar Gaviria, numéro d’identification 8-345-766. Je suis au courant de votre plan de kidnapping surmon fils JuanPablolorsdelacoursequarter-milerdeMedellínavecl’aidedel’armée,àsavoirdésarmersesgardesducorpsettraînerensuiteJuanPabloversvousparlescheveux.Maisjeveuxquevoussachiezquejesaisoùviventvosmères,ainsiquetoutesvosfamilles,etquesiquelquechosearriveàmonfils,vousetvosfamillesdevrontyrépondredevantmoi.Alorsvousferiezmieuxd’évacuer cet appartement àAntioquia, car j’ai déjàdonné

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l’ordreàmeshommesde fairecequevoussavezàvos familles s’ils lesvoient là-bas.Sivousvousenprenezàmafamille, jenerépondraiplusde rien, c’est compris ? Vous avez vingt-quatre heures pour quitterMedellín.Sivousne le faitespas, jedéclarerai cetappartement commecible militaire, et vous savez très bien de quoi je suis capable. Soyezreconnaissants,jevouslaissevivre.Etn’allezpaspenserquej’aipeurdevousparcequevousêtesdelapoliceouparcequejemesuisrendu.»

C’était la cinquième fois qu’ils essayaient de m’enlever. En fin decompte,jen’aipaspuparticiperàlacourseetj’aidûresteràLaCatedralpresque trois semaines durant, jusqu’à ce que mon père ait laconfirmationquecesconspirateurssoientdémisdeleursfonctions.

Pendant ce temps, cette mascarade à la prison allait toujours bontrain.C’estàpeuprèsàcetteépoquequ’oncélébraàlaprisonlemariagede Tato Avendaño et de sa petite amie, Ivonne. Ils restèrent en toutquinze jours et passèrent leur lune de miel à essayer le lit rotatif enforme de cœur qui avait été construit pour l’occasion. C’était uneimmense fête, avec une douzaine d’invités, comme si l’événement avaitlieudansungrandhôtel.

Les hommes passèrent une bonne partie de leur temps à parier aubillardetauxjeuxdecartes.Ilspariaientmillecinqcentsdollarssurunemain de cinq minutes alors qu’ils étaient, selon leur expression, enpériodede«vachesmaigres».Quandilsremportaientdebonnesmises,ilspouvaientraflerplusdequinzemilledollars.Monpère jouaitdurantdes heures avec Stud, Otto, Comanche et Crud, et il était considérécommeunparieurmodéré.D’autrespariaientparfois jusqu’àunmilliondedollarssurunjetaulancerdedés.Popeyenesejoignaitjamaisàeux,affirmantqu’ilnevoulaitpasgaspillersonargentdurementgagnédanslejeu.Ildisaitaussiauxautresqu’ilvalaitmieuxacheterdeslingotsd’oràcacher dans les murs car ils ne se décomposaient pas avec l’humidité,contrairementauxbillets.

Ironie du sort, la prison servait de refuge aux autres criminels quiavaientbesoindeseplanquer.FidelCastañopassadeuxàtroissemaines

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d’affiléelà-bas,ildormaitdanslachambreàcôtédecelledemonpère,ilse lavaitdanssabaignoireetmangeaitàsa table–monpère le traitaitcommeunami.Mais,un jour,unde seshommes surprit Fidel en traind’espionner à l’intérieur de la prison, et il devint suspicieux. C’était ledébut d’une rupture qui entraînerait une guerre sanglante entre monpèreetlesfrèresCastaño.

Comanche,quiétait l’undesleadersdugangdePriscoLopera,avaitaussi une suite à sa disposition pour se cacher quand les affairesdevenaientunpeutroptenduesàMedellín.

Un week-end, je décidai de rester quelques jours de plus à LaCatedral. La prison était confortable et possédait une vue à couper lesouffle, et en plus de ça nous étions si bien traités que personne n’envoulait jamais partir. Pendant mon séjour, Kiko Moncada arriva et mesalua chaleureusement comme à son habitude, car nous nous étionsrencontrés déjà trois ou quatre fois par le passé. La première fois, jel’avaisvuaudomaineruraldeYerbabuenaàElPoblado,oùilnousavaitraconté qu’il avait eu du mal à acheter une Ferrari car lesconcessionnaires ne voulaient pas la vendre à n’importe qui. Il dutl’acheter grâce au concours d’un troisième parti. La deuxième fois, jel’avaisvudansunbureauàcôtédel’immeubleMónaco,quandmonpèreavaitdéjàdéclarélaguerreaugouvernement.Lorsdel’entretien,ilavaitdit àmonpère : « Pablo,mon ami, je suis à fond avec toi.On va leurfoncerdedansavectoutcequ’ona.Commetulesais, jete l’aidéjàdit,mais je vais te le répéter encore une fois, j’ai cent millions de dollarsprêts et disponibles pour toi à investir dans cette guerre. Tu peuxcompter sur cet argent, ma famille est à l’abri du besoin, donc cettesomme est à toi, mon frère. Tu pourras me rembourser sans intérêtquandtulepourras.C’estmacontributionaucombat.Disàteshommesdepasseràmonbureauetdeprendre l’argentdèsque tuenasbesoin.Ousinon,dis-moioùetquand,etjetel’envoiesur-le-champ.

–Net’enfaispas,monfrère, je lesais,et je t’ensuisreconnaissant.Dèsquejen’auraiplusunrond, jeviendrait’endemander.Cetteguerre

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coûte une fortune, je viendrai t’embêter très bientôt. Merci pour tonsoutien,Kiko»,réponditmonpère.

Je l’avais aussi rencontré une fois à la cachette La Isla, quand lui,CarlosLehder,FidelCastañoetmonpèrelisaient le livreTheManWhoMadeitSnowdeMaxMermelstein,unAméricainquiavaittravaillépourmonpèreetd’autresmembresducarteldeMedellínavantdelestrahir.

Mon père mentionnait rarement le nom de Moncada devant moi,maischaquefoisqu’illefaisaitc’étaitdemanièreaffectueuse.Onsentaitqu’ils s’entendaient bien, au-delà de l’argent. Il n’arrêtait pas de dire àquelpointMoncadaétaitsincèreetqu’ilsétaientbonsamis.

Maintenant en prison à LaCatedral,monpère chargeaMoncadadefinancerlaguerrecontrelecarteldeCalipuisqu’ilavaitpersonnellementfinancé la guerre contre le gouvernement.Quelquesheures après, alorsque j’étais allongé sur le lit de mon père à regarder un film, ilsdébarquèrentpourdiscuterdanslebureau.Jem’empressaidequitterlapièce pour les laisser tranquilles, mais mon père me dit de ne pasm’inquiéter et de continuer à regarder mon film. J’étais piqué decuriositéetjenepouvaispasm’empêcherd’écouterleurconversation,enparticulierquandmonpèredit:«Alors,Kiko,dis-moicombienjetedoispourl’instant.

–Donne-moiuneseconde,Pablo.J’appellelecomptablequiestjustedehors»,ditMoncada.

Unhommequejen’avaisjamaisvuentra,saluadelatêteetposaunemallette.Moncadal’ouvritetensortitunegrandefeuilledepapier,maismonpèrerefusadelamain.

«Non,Kiko,tun’aspasbesoindememontrerlescomptes.Détends-toi,dis-moijustecombienjetedois.

–Pablo,pourl’instanttumedoisexactement23500000dollars.Jeveux que tu saches que tu n’as pas besoin deme rendre cet argent. Jesuisiciuniquementparcequetum’asdemandédel’argent.Lesvingt-sixmillionsrestantssontàtadispositiondèsquetuenaurasbesoin.

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–Merci pour tout, Kiko.Mais j’espère ne pas devoir t’embêter plusqueça,carsil’affaireMexicosepassecommeprévu,jepourraitepayertoutcequejetedoisdéjà.

–Parfait,monami.Terminonsce travail,histoirequenous réglionscettehistoire.C’est cequi estbienavec la coke,hein, ça règle tous lesproblèmes»,ditMoncadaens’esclaffant.

Je les regardai partir du coin de l’œil tout en faisant semblant deregarderlefilm.

«Trèsbien,monfrère,onestd'accord.Écoute,jen’aipasenviedeteforceràpartir,situveuxrester,onatoutcequ’il fautpourt’accueillir,maislederniercamionpartàhuitheuresdusoir,etc’estdansunquartd’heure.Maisencoreune fois, fais comme tuveux», finitpardiremonpère.

«Çamarche,Pablo,jeferaismieuxd’yalleralors,unefillem’attend.Onsetientaucourant.»

Monpère insista pour l’accompagner au camion, et ils quittèrent lachambre.Surce,jereprislecoursdemonJamesBond.

Quelquechosedesurprenantarrivaàlaprisonlesjourssuivants.Ledirecteur de la prison ordonna aux gardes de s’entraîner au tir sur unstand improvisé. Mais les gardes n’étaient pas les seuls à participer àl’entraînement.Ilyavaitaussilessoldatschargésdegarderlespointsdepassagejusqu’àLaCatedraletleursofficierssupérieurset,biensûr,monpèreetseshommes.

Évidemment, l’équipe de mon père avait les armes les plusmodernes : des fusils Colt AR-15 flambant neufs avec visée laser, desmitraillettes Heckler et des pistolets Pietro Beretta et Sig Sauer. Lessoldats,eux,s’entraînaientavecleursfusilsG-3certeslourdsetrouillés,maistrèspuissants,etlesgardesavecleursvieuxrevolversdecalibre38.L’arsenaldemonpère était impressionnant,mais les officiersdeprisonetlesmilitairesnecillèrentpas.

Àpeuprèsàlamêmepériode,monpèreassouplitsapositionquantàmarelationavecAndreaetl’invitamêmepourlarencontrer.Maiselle

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étaitconcentréesursesétudesdepublicitéetn’acceptajamaissonoffre.Pourtant, mon père, aussi sournois que jamais, se débrouillait

toujours pour me faire demander au moment précis où des reines debeauté devaient visiter la prison. Ainsi, les deux fois où Andrea m’aaccompagnéeà la taverne,elle se trouvaentouréeparunedouzainedebeautésentalonshautsetparfumées.

Le camion bleu avec le compartiment secret roulait en directiondeLaCatedral chargé de femmesmagnifiques avecmoi aumilieu, âgé dequatorzeans.Jen’oublieraijamaiscetincidentàmourirderirequandlevéhicule atteignit le deuxième point de contrôle de l’armée avantd’atteindre la prison. Les soldats au premier point de contrôlesoulevèrentsimplementlabarrepourquelecamionpuissepasser,maisau second, ils relevèrent lamarqueet lemodèleduvéhicule, laplaqued’immatriculation, l’identité du chauffeur, et le rapport du chargement,quiétaitévidemmentfaux.L’arrièreducamionavaitdepetitstrouspourqueceuxàl’intérieurpuissentvoiràl’extérieur,maispasl’inverse.

L’officier arrêta le camion plus longtemps qu’à l’accoutumée etcommençaàmarchertoutautour.Ilavaitautorisélecamionàpasserdenombreuses fois sans poser de questions ni faire d’inspections, mais ilsemblaitparticulièrementcurieuxcejour-là.Ilregardaalors l’arrièreduvéhicule et cria : « Rendez-moi un service et allez-y moins fort sur leparfumlaprochainefois!»Lesfillesetmoiéclatâmesderire.Personne,nimêmelessoldats,nepouvaits’empêcherderire.

Enhaut,àLaCatedral, lesprisonniersattendaientparfumésde leurmeilleure eau deCologne et portant leurs plus beaux vêtements, ayantsouslebrasdescadeauxetdesfleurspourcharmercesbeautés,dontleséjourétaitdecourtedurée,maistrèsbienpayé.

D’un certain côté, la courte période que mon père a passée à LaCatedralaaumoinsserviàrenforcersesliensavecsesenfants.Ildonnaunbeeper àManuelapour qu’elle puisse lui envoyerdesmessages toutau long de la journée. Lui, bien sûr, avait un beeper qui servait

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exclusivementà répondreà sesmessages,et il legardaitdans sapochepartoutoùilallait.

Àseulementdixmètresdesachambre,monpèreavaitcommandéàseshommesdeconstruireunemaisondepoupéegéantepourManuela.Ils l’avaient peinte en blanc et rose, et toutes les filles des prisonniers,dont Crud, aimaient y jouer.Ma sœur se plaignait que toutes les fillesaientledroitdejoueràl’intérieuralorsquecettemaisondepoupéeétaitla sienne. Pour répondre à son caprice, mon père installa une clôturetoutautouravecunpanneaumarqué«Propriétéprivée»etuncadenasdontseuleManuelaavait laclé.Toutcequimanquaità lamaisonétaitl’eaucourante.

Les filles de Crud se mirent du coup à se plaindre elles aussi,produisant une amusante rivalité entre les papas. En parlant fort pourque mon père et ma sœur entendent, il fit alors la promesse deconstruireuneplus grande et plus bellemaison à ses filles. Fidèle à sapromesse, il construisit une cabane spectaculaire dans les arbres, quirendit ma sœur si jalouse qu’elle enleva le verrou de sa maison pourpouvoirpartagerlanouvelleaveclesautresfilles.

En menuisier professionnel, Crud construisit également ungigantesquepigeonniercarilsavaitquemonpèreadoraitlesoiseaux.Jetrouvais bizarre d’avoir presque deux cents pigeons dans un endroit sifroid,maisbientôtjemerendiscomptequec’étaitdansl’objectifd’éleverdespigeons voyageurs.Peude tempsaprès,unbonnombredepigeonsétaient si bien entraînés que Juan Carlos, un des amis de Crud, lesrelâcha loin de la maison, et les oiseaux revinrent sains et saufs à LaCatedral.

«Qu’est-cequetupensesdespigeonsvoyageurs,fils?»,medemandamonpère.«Cesgringosflottentau-dessusdenousavecleurssoucoupesvolantes,etnospigeonspassentàcôtéd’euxl’airderien.Quivagagner,à tonavis?Certainementpas ces ratsde laboratoire »,grommelamonpèreenfaisantréférenceauxappareilsdesurveillancedesÉtats-Unis.

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IlenvoyaunefoisJuanCarlosamenerlespigeonsà«13».C’étaitlenom de code que l’on donnait à notre appartement dans l’immeubleTerrazas de SanMichel. Il demanda àManuela de lui écrire une petitelettre pour que les pigeons puissent la livrer jusqu’à La Catedral, pourqu’ilspuissentlalireensemblequandelleluirendraitvisite.Lacréativitéde mon père et de ses hommes était sans limite, et ils utiliseraientcertainement cette nouvelle technique à leur avantage dans lesmois àvenir.MON PÈRE NE PORTAIT PAS D’ARME À LA Catedral car un garde setenait toujours à ses côtés, prêt à lui tendre une mitraillette ou untéléphone.Cetteatmosphèrepaisibles’évaporasoudainement,quandlesinformationsrévélèrentque lecarteldeCaliprévoyaitdebombarder laprisonenavion.

Quelques jours après l’annonce, je passai rendre visite à la prison.Elle semblait déserte. Il n’y avait personne dans le hall principal,seulementquelquesgardesapeurés.«Maisoùsont-ilstouspassés?»,medemandai-jealorsqu’ungardeme faisait signede le suivre le longd’unchemin de terre vers le terrain de football. À partir de là, il pointa dudoigtendirectiond’unecabaneenboiscachéeparlavégétation.

Jecomprisquemonpèreettousseshommesavaientdéménagédansdesabrisqu’ilsavaientconstruitsàl’intérieurdupérimètredelaprison.Je ne pus trouver la cabane de mon père avant qu’il n’émerge d’unbuissonpourm’indiquerlecheminàprendre.Quandje luidemandaicequisepassait,ilmeditqu’ilavaitdécidéd’évacuerl’immeubleprincipalcarcelui-ciseraitsûrementlacibled’unbombardement.

«Tout lemondea reçu l’instructionde tireràvue siquelquechosevolait au-dessusdenous. L’espace aérien est désormais interdit. Je vaisvoirsijepeuxmettreenplaceunpeud’artillerieantiaérienne.J’aichoisid’installermacabanedanscettecrevassedelamontagnecaronnepeutla voir ni du ciel ni des bois.Même toi, tunepouvais pasme trouver,donc jen’ai vraimentpasàm’inquiéter.Mais il faitdeux foisplus froid

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carunepetitesourced’eauglacéecouleendessousetlesoleilnel’atteintjamais.»Monpèreavaitchoisilepireendroitpoursacabane.

«Ainsi,tuvaspurgertapeineici?Parcefroidinsupportable?–C’estjustetemporaire.J’aidemandéàtamèrededireàl’architecte

dedessinerdesstructuresantibombesquidevraientarriverdemain.S’ilteplaît,neretournepasdanslebâtiment,c’esttropdangereux.»

Ledesignmeplaisait car il était futuriste.Chaquechambreétait enforme d’œuf et était protégée par une immense quantité d’acier et debéton ensuite recouverte de terre pour qu’elles ne puissent pas êtrerepérées par les airs ou par satellite.Maismon père refusa le plan del’architecte,carilpensaitquelescabanesenboisétaientassezdiscrètes,et bienmoins chères.Quelques jours plus tard, il déménagea dans unepetitecabanemieuxsituéeetbeaucoupmoins froide,maisaussidureàtrouver. Bien que LaCatedral n’ait jamais été bombardée,monpère etseshommesneretournèrentplusjamaisdanslebâtimentprincipaldelaprison.

Quelque temps plus tard, plusieurs médias publièrent des rapportsnon confirmés suggérant les meurtres de Kiko Moncada et FernandoGaleanoàl’intérieurdeLaCatedral.Danslapanique,monpèreinterdità tout le monde, même à sa propre famille, de venir à la prison. Ilsemblait vraiment y avoir du chahut là-haut ; je pris donc la décisiond’appelerpourdemanderpourquoionnepouvaitpasluirendrevisite.Ilnevoulutpasm’endonner laraisonetmeditseulementquetoutallaitbientôtrentrerdansl’ordre.

Mon père et ses hommes n’aimaient pas beaucoup qu’on leur posetrop de questions ; alors je décidai de ne pas trop les pousser.Mais jecommençai à trouver des réponses à mes questions quand lesinformations annoncèrent que les prisonniers de La Catedral avaientrefusé de laisser entrer une équipe d’enquêteurs duCTI envoyée par leprocureur général pour inspecter la prison et confirmer ou réfuter lesrumeursàproposdeladisparitiondesdeuxpartenairesdemonpère.

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Seulement,quelques joursplus tôt, avantd’apprendreaux infosqueMoncada avait peut-être trouvé lamort,mes parents etmoimarchionsdans lescouloirsde laprisonquandunsouriremalicieuxsedessinasurle visagedemonpère, celui-làmêmequ’il avait quand il accomplissaituntravail.Finalement,monpèren’avaitpuseretenirpluslonguementetfinitpardire :«Jesuis trèscontent,chérie, j’aid’excellentesnouvelles.JeviensderendreàKikotout l’argentque je luidevais,etqu’ilm’avaitprêtépournousaiderdansnotrecause.J’aigagnéunpeud’argentaveclui àMexico, et la bonne nouvelle, c’est quema part du gâteau est detrente-deuxmillionsdedollars.Moins lesvingt-quatreque je luidevais,ilrestehuitmillionspourmapomme.»

Jeme rappelais àquelpointmonpère etMoncadaétaient amis, ettoutçameparutplutôtétrange.Jenepouvaispascroirelesdéclarationsdesjournalistes.

Deux jours plus tard,mon pèrem’autorisa de nouveau à lui rendrevisite.J’arrivaiunpeutardàlataverneetbeaucoupdegensfaisaientlaqueue pour monter à La Catedral. Même si j’étais prioritaire, je dusattendreunlongmoment,etShooteretTitipassèrentmedirebonjour.

« Hey, Juancho, mon pote, comment ça va ? La pêche ? », medemandaShooter.

« Tout baigne, Sauterelle, comment vous allez, toi et la vieille ? »,répondis-je.

«Nickel.Qu’est-cequet’aspensédel’opération?»,medemanda-t-il,nerveusement.

Maisc’estalorsqu’onmefitsignederejoindrelecamion,etjenepusqueluisignalerpardessignesquejen’avaisaucuneidéedecedontilmeparlait.LaquestiondeShootermerestaitdansl’esprit,etilnefallutpaslongtemps avant que je fasse la connexion entre l’« opération » et lesrumeurs à propos de Kiko Moncada et Fernando Galeano. J’avais dansl’idéequemonpèrepouvaitêtrelecommanditairedeleurmort.

Toujours àme creuser la tête sur la question de Shooter, j’étais enfait choqué par la possibilité que mon père puisse être un si mauvais

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ami.Ilm’avaittoujoursenseignél’importancedelaloyauté,etbeaucoupde ses problèmes avaient découlé de son désir d’aider ses amis. Je nepeux rien dire à propos deGalenao car je ne l’ai jamais rencontré. J’aientendu son nom pour la première fois et appris qu’il faisait partie ducartelquandcesrumeurscommencèrentàfuiter.

Dèsquej’eusl’opportunitédeparleràmonpère,jeluidisquej’étaistroublé. « Papa, qu’est-ce qu’il se passe ? Je suis inquiet. Ils disentpartoutàlatélévisionetdanslaruequeKikoestmort.C’estvrai?Luiettoiétiezsibonsamis.Qu’est-cequiluiestarrivé?

– Fils, je vais te le dire pour t’éviter d’avoir à écouter leursmensonges, commença-t-il. J’ai entendu que le cartel de Cali a mis lamain sur Kiko etGaleano et les a libérés en échange de leur promessed’arrêter de m’aider à financer la guerre contre Cali, qu’ils devraientstoppertoutsoutienéconomiqueetdevraientdonnerdesrenseignementssurmoi. Je ne pensais pas que c’était au vrai au début, car, comme tusais, Kiko était un bon ami à moi. Mais ensuite j’ai entendu desenregistrements d’un des narcos de Cali dire d’arrêter Kiko car ilcontinuaitdemedonnerdel’argent.

– Mais qu’est-ce qu’il t’a fait exactement, Kiko ? », demandai-je,sentantquemonpèreavaitenvied’enparler.

«Ehbien,jel’aifaitvenirpourluimontrerlesrenseignementsqu’onavait rassemblés sur le cartel de Cali et pour lui parler des prochainesopérationsmises en place pour descendre Gilberto Rodríguez et PachoHerrera,maistoutestsoudainallédetraversquandlapoliceetlesmecsde Cali sont arrivés pour engager une fusillade avec mes hommes. Lapremière fois, j’ai penséque c’étaitune coïncidence,mais lesdeuxièmeettroisièmefoisj’aifaitplusattentionetj’aipureconnaîtrelapersonnequileurdonnaitlesrenseignements.Jesuissûrqu’ilafaitçaparcequ’ilavaitpeur.Kikon’a jamaisaimé laviolence.Mais tout lemondesaitcequ’ilsepassequandonessayedemelafaireàl’enverscommeça.C’étaitunbonami,etj’aifaitcequej’aipupourévitercettefintragique,maisaulieudeveniràmoipourmedirecequ’ilsepassait,ils’estalliéavec

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mesennemis.Ils’estpassélamêmechoseavecGaleano:jeluiaienvoyéunmessagepourluidemanderdel’argent,etilm’aréponduqu’iln’avaitplusunsouetqu’ilnepouvaitpluscontribuer.Quelquesjoursplustard,Titís’estprésentéàmoiendisantqu’ilavaittrouvéunedescachettesdeGaleano avec dedans une somme avoisinant les vingt-trois millions dedollars. Neme demande pas d’autres détails, je ne t’en dirai pas plus.KikoetGaleanom’ontdoubléaveclesmecsdeCali.»

Je restai silencieux et mon père partit pour un rendez-vous. Enrevenant, ilme dit : « Fais attention à Fidel Castaño si tu le vois. J’aicomprisquec’estaussiuntraîtreàlasoldedeCali,quirépandpartoutlebruitselonlequeljetuemesamispourprendreleurargent.Alorsprendsgardesitulevois,luiousonfrèreCarlito.»

Jedécouvrisplustardquemonpèreessayad’enfiniraveclesfrèresCastaño comme il l’avait fait avec Moncada et Galeano. Il les invitaensembleàLaCatedral,maisFidelétaitsuspicieuxetdemandaàCarlosdedemeureraupieddelamontagne.Jamaisplusilsnes’adressèrentlaparole,etlesCastañofinirentpars’associeravecLosPepes,legroupequiparvintàdescendremonpère.

Le mardi 21 juillet 1992, un après-midi, mes gardes du corps,quelquesamis,moncousinNicolás(lefilsdemononcleRoberto)etmoijouions au football dans un endroit appelé le 20, dans le quartier nordd’Envigado.Aprèslematch,Nicolásm’invitaavecunamiàunbarbecuedans son grand appartement dans un immeuble situé à quatre rues ducentrecommercialOviedodeMedellín.Verssixheures,NicolásreçutuncoupdefildeRobertosursontéléphoneportableetavait l’air inquiet:« Reste où tu es. Quelque chose d’étrange est en train de se passer àl’extérieurdeLaCatedral.»

Ensuitemonpèreprit letéléphone.«Gregory, ilyaplusdesoldatset de camions militaires que d’habitude. Des hélicoptères, aussi, noussurvolent.Quelque chose est en trainde sepasser,mais onne sait pasquoiencore.

–Qu’est-cequejedoisfairependantcetemps,Papa?

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– Appelle Giovanni et dis-lui de te rejoindre au cas où j’aie à luiparler.»

Ce coup de téléphone inattendu nous avait laissés très inquiets, enparticulierNicolás,quiavaitl’impressionquesonpèrevenaitdeluidireadieu.Cedernieravait l’airplutôtdétendu,mais çanevoulaitpasdiregrand-chose,puisqu’il restait calmeen toutes circonstances,mêmedanslespiresmoments.

Une heure plus tard, Roberto appela de nouveau. Cette fois-ci, jerépondis.

«JuanPablo,vacherchermesenfantsetpasse-les-moiautéléphone.Je pense qu’ils sont venus nous tuer, et je veux pouvoir leur dire aurevoir.

–Laisse-moiparleravecmonpère,Tonton.Quedois-jefaire?Jedoisappelerlapolice?»

Mon père me demanda de lui passer Giovanni qui venait justed’arriveràl’appartementdeNicolás.

«Giovanni»,dit-il,«envoiedesgensàOlayaetRionegropourvoirs’il y a des avions américains dans ces aéroports. Prépare tout. Aumoindreavionsuspect,attendsmonsignalpourledétruire.»

Les premières ombres de la nuit s’ébattaient déjà sur Medellín, etnousn’avionstoujoursaucuneidéedecequisepassait.Bientôt,Robertoappeladenouveau,etnousrestâmesencontactpermanentavec lui.Enparlant brièvement avecNicolás, Roberto nous fit le récit de ce qui setramait.L’arméeétaitarrivéeàlaporteprincipale,maislesgardesdelaprison, des hommes demon père, donc, leur avaient refusé l’entrée etavaientpointéleursarmessureuxcarilsempiétaientsurleterritoiredelaDirectionnationaledesservicespénitentiairesetviolaientlesaccordsofficiels du gouvernement déclarant que les militaires ne pouvaiententrerdanslepérimètre.

Peudetempsaprès,ilnousditquelasituationdevenaitcompliquée,et ils avaient peur qu’éclateun conflit arméavec les soldats.Monpère

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avait commandéà seshommesdepréparer toutes leurs armesetde sebarricaderdansdespositionsstratégiquespartoutdanslaprison.

Giovannifinitparconfirmerqu’aucunavionétrangern’avaitatterricejour-làdanslesaéroportsducoin.Ilassuraaussimonpèrequeplusieursdeseshommesétaientenalerteetjoignablespartéléphoneportable.

Pouressayerderésoudrelasituation,jedécidaidejouerunedenoscartes. JedemandaiàGiovannidem’accompagnerà lamaisonde JuanGómez Martínez, le gouverneur d’Antioquia, qui avait peut-être desrenseignementssurcequ’ilsepassaitàLaCatedral.Enchemin,Giovannim’appritquelquechoseque jenesavaispasàcemoment-là :monpèreavaitordonnéàseshommesdekidnapperGómezMartínezàl’époqueoùilétaitencorel’éditeurd’ElColombiano,maisils’étaitbarricadédanssamaison avec son revolver de calibre 38, et avait réussi à repousser lavingtained’hommesàsestrousses.

Cettehistoiremefitcraindrelepire,maisGiovannipensaitquel’onpourrait peut-être avoiruneaudience avec le gouverneur enprésentantunecartedepressedelastationradiodeMedellín.Leplanfonctionnaàmerveille et les policiers nous laissèrent passer immédiatement enarrivantàlarésidencedugouverneur.

Aprèsavoir sonnéplusieurs fois,GómezMartínez finitparouvrir laporte. Il était en robede chambre, àmoitié endormi et les cheveux enbataille. Giovanni prit la parole : « Monsieur le Gouverneur, je suisjournaliste,etjesuisvenujusqu’icipourvousvoircarilsepassequelquechoseàLaCatedral.Ilyauneactivitéinhabituelle,c’estpourquoijesuisiciavecJuanPablo,lefilsdePabloEscobar.

– Gouverneur, ils sont très inquiets là-haut. Le gouvernement apromisqu’ilsnetransféreraientpaslesprisonniers»,dis-je.

Gómez Martínez ne pouvait cacher sa surprise et sonmécontentementdemevoirdanssamaison,mais ilnousditd’attendreletempsqu’ilmènesapetiteenquête.Ilfermalaporteetlaverrouilla.Ilréapparut dix minutes plus tard. Il avait appelé la Casa de Nariño àBogotá,quiétait leQGde laQuatrièmeBrigadedeMedellín,ainsique

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plusieursgénérauxetpersonneneluidonnalamoindreinformation.Undes généraux lui avait cependant dit que le but de l’opération était deplacermonpèresoussurveillancemilitaire.

Ànotreretouràl’appartementdeNicolás,lesnouvellesn’étaientpastrès bonnes. L’armée avait encerclée la prison, et le vice-ministre de laJustice,EduardoMendoza,ainsique ledirecteurdesprisons, lecolonelHernando Navas Rubio, étaient venus de Bogotá pour annoncer que legouvernement voulait transférermon père dans une autre prison.Monpère avait autorisé les deux hommes à entrer dans la prison et refusacatégoriquementd’obtempéreraprèsavoirdiscutéaveceux.Lasituationdégénéra au point que Mendoza et Navas finirent ligotés pendantqu’Otto,PetitAngeetCrud les tenaienten joue.End’autres termes, ilsétaient pris enotage à l’intérieurde LaCatedral, que l’arméemenaçaitd’occuperparlaforce.MonpèreaffirmaitqueNavasetMendozaétaientcommeunesorted’assurance-vie.

Àcemoment-là,Dora, la femmedeRoberto,arrivaà l’appartementet réussit à avoir Roberto au téléphone. Ils parlèrent durant plusieursminutes,essuyèrentquelqueslarmesavantdesedireaurevoir.

UnedespersonnesprésentesàLaCatedralcesoir-làm’aditplustardque mon père rassurait ses hommes, visiblement nerveux, en disant :« Lesmecs, c’est pas encore lemoment de stresser. Vous pourrez vousinquiéterquandvousmeverreznouermessouliers.»

Etc’estexactementcequ’ilfitplustardcesoir-là,enplaçantsonpiedgauchecontrelemurpourpouvoir lacersachaussure,avantdefairedemême pour le pied droit. Tout semblait indiquer aux hommes demonpèrequ’ilenvisageaitdes’enfuirdeLaCatedral.

Monpèreétaittoujoursautéléphoneavecmoi.«Écoute,Gregory,tute souviens de la maison d’Alvaro ? », dit-il en faisant référence à lamaisondugardien.

«Biensûr,Papa.–Tuesbiensûrden’avoir jamaisemmenéquelqu’un là-bas?–J’ai

déjà emmené quelques personnes là-bas, Papa, mais je suis sûr que ça

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seraitunebonnecachettepourtoi.»–Alorsvalà-basetpréparetoutcequ’ilfaut.»Quelquesminutesaprèsavoirraccroché,àpartirdelasalleàmanger

du grand appartement de Nicolás, nous vîmes, sur les collinessurplombantMedellín,LaCatedraltoutàcoupsombrerdanslenoir.Surles instructions de mon père, qui venait d’atteindre la clôture dupérimètre avec les autres fugitifs, un garde avait coupé tout le systèmeélectriquedelaprison.

Unefoisplongésdanslenoir, leshommespercèrentuntroudanslemurdebriqueet seglissèrentà travers.Monpèreavaitcréécettevoiedesecoursdurantlaphasedeconstruction;cettepartiedumuravaitétécimentéeaumoyend’untrès faiblemélangedebéton,afinqu’onpuissel’ouvrirendeuxcoupsdepied.

N’ayant aucune nouvelle des fugitifs pendant un long moment,Nicolásetmoidécidâmesd’attendreàlamaisond’Alvaro.

Maismonpèren’arrivajamais.Ilétaitdéjàentraindenagerdanslapiscined’unefermeconnuesouslenomdeMemoTrinoElSalado,oùluiet les neuf hommes qui avaient fui, dont mon oncle Roberto, avaienttrouvé refuge. De là-bas, ils pouvaient entendre les explosions et levacarme créé par les soldats qui avaient pris la prison d’assaut pourcapturermonpère.

Illeurfallutdouzeheurespourconclurequ’ils’étaitéchappé.

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Inquietennouantmessouliers

Lasonnettesemblaplusfortequ’àl’accoutumée,etmamère,Manuelaetmoi bondîmes sur nos chaises de la salle à manger. Quelqu’un étaitarrivé, mais, étrangement, nos gardes ne nous avaient pas appelés àl’interphone.

Jecourus jusqu’à laporteblindéeetantibombeetm’assuraique lesverrousétaienttousbienenplace.

«Quiest-ce?»,demandai-jeparl’interphone,déguisantmavoix.« C’est moiiii », répondit la fausse voix de femme qui semblait

pourtantfamilière.En fait, c’étaitPopeye,quiétaitvenunousescorterà lacachettede

mon père. Nous étions sans nouvelles de lui depuis lemardi 21 juillet1992,lejouroùils’étaitéchappédeLaCatedral.

Nous préparâmes nos bagages pour plusieurs jours, et, commed’habitude, emportâmes des plats faits maison et des desserts que mamèreavait l’artdesavoirpréparerenseulementquelquesminutesdansdescirconstancescompliquées.

«C’estpourvotrepère», répondit-ellealorsque je luisignalaisquetoute cette nourriture ne rentrerait pas dans la petite Renault 4 quePopeye avait amenée. Ainsi nous partîmes, ma mère sur le siège dupassager, Manuela et moi sur la banquette arrière, entassés sous lesvalises et les plats préparés qui menaçaient de se renverser à chaquesecousse.

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Nous étions de nouveau des fugitifs, et aucun d’entre nous ne serendait compte qu’il n’y aurait pas de retour en arrière. En fuyant LaCatedral, mon père avait détruit le meilleur moyen de remettre del’ordre dans sa vie (et la nôtre), et d’arrêter sa campagne de terreurcontrelaNation.

Tandis que nous roulions en direction de la maison d’Alvaro, oùj’avais attendu en vainmon père après sa fuite, je demandai à Popeyepourquoicela leuravaitprisquatre jourspour refaire surface. Ilmeditquemonpèreavaitdécidéd’attendre jusqu’àcequemononcleRobertotrouveunendroitplussûrpoursecacher.

Après avoir effectuédemultiplesdétourspourdéjouerunepossiblefilature,nousarrivâmesenfinànotrenouvelabri.Monpèrecourutversnous et prit Manuela dans ses bras, avant deme faire un bisou sur lajoue. Il enlaça longuement ma mère et elle fondit en larmes. Commetoujours,Popeyefituneblaguepourdétendrel’atmosphère.

«Nevousenfaitespas,dameduboss,M.Dangerestlà»,commeilappelaitparfoismonpère,«ilvousprometdeneplusjamaisvousfairepleurerainsi».

Pendant que nousmangions la nourriture que l’on avait eu tant demal à acheminer, mon père raconta son évasion. En bonmachista, ilrâlaitdelaversiondel’arméerelayéeparlesmédiasdemonpèreselonlaquelle il était parvenu à s’échapper déguisé en femme. Il demandaensuite à Popeye d’appeler la radio RCN, car il planifiait decommuniqueravec legouvernementgrâceà lastationdesondirecteur,JuanGossain.

Il était onze heures du soir, mais en quelques minutes mon pèreparlaitdéjàavecGossain,parhasardenpleineréunionavecsescollèguesMaría Isabel Rueda, directrice du programme télévisé « QAP », etFrancesco Santos Calderón, coéditeur du journal El Tiempo. Les coudesallongéssurlatabledebillard,monpèreannonçaqu’ilvoulaitréfuterlesrenseignements fournis par l’armée à propos de son évasion de LaCatedral. Il faisait spécialement référence au compte rendu de la

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QuatrièmeBrigade,disantqu’ils’étaitéchappédelaprisonens’habillantenfemme.

Après avoir écouté ses exigences, Gossain et les deux autresjournalistescommencèrentàposerdenombreusesquestionsàmonpère,essayant de savoir s’il était désireux d’ouvrir une nouvelle négociationaveclegouvernementetleprocureurgénéralpourserendreànouveau.Cependant,monpèreréponditqueoui,maissouscertainesconditions:il voulait la garantie de ne pas être transféré, la promesse d’êtreincarcéré quelque part en Antioquia, et il voulait que la policen’intervienne à aucun moment dans le processus. Mon père et lesjournalistes parlèrent à plusieurs reprises cette nuit-là, jusqu’à quatreheures du matin, mais le gouvernement ne donna pas de réponsedéfinitive.Niàcemoment,nilesmoissuivants.

Mon père et moi veillions très tard la nuit et allions nous coucheraprès sixheuresdumatin. Il avait vécuainsipendant lamajeurepartiede sa vie, puisque la police faisait rarement des descentes après cetteheure-ci.Unenuit,alorsquenousregardionsMedellíndepuis lamaisond’Alvaro,j’entendismonpèreparleravecPopeyedestempsdifficilesquilesattendaients’ilsn’avaientd’autrechoixquederestercachéspendantlongtemps. Ils l’avaient déjà fait avant, mais cette fois-ci, ce seraitdifférent.

Mon père voulait garder Popeye près de lui, mais son expressionsuggérait qu’il n’était vraiment pas enthousiaste à l’idée de vivre unenouvellefoisenreclus.Ildevinttoutrougeetfinitparcraquer:«Boss,je déteste vraiment dire ça,mais je ne peux pas supporter l’idée d’êtreunenouvellefoisenfermé.Voussavezquejedeviensfouici.Jenepeuxalleravecvouscettefois-ci.»Ilfixait lesol,évitantleregardsilencieuxetpénétrantdemonpère.

«Ahahah,nemetuezpaspourça,boss,ahah»,continuaPopeye,plus pâle que jamais, sa voix tremblante et ses jambes contractéescommesiellesvoulaients’échapper.

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«Non,non.Relax,mec.Jecomprends.C’estdurd’êtreenfermé.Tuas déjà dû passer par là une fois », ditmon père. «Moi, je n’ai pas lechoix, donc je dois le faire. Par contre, j’ai besoin que tu sois patientquelques jours de plus pour que je puisse m’organiser et trouverquelqu’un d’autre pour m’aider à changer de cachette et changer devoiture.Aprèsça,tupourraspartir,sansproblème.»

« D’accord, boss, vous pouvez compter sur moi. Merci. Je veuxquitter le payspour quelque temps sousunnomd’emprunt et attendrequeleschosessecalmentunpeu,etensuitejerentreraipourêtreàvotreservice,boss.Toutcequevousvoudrez.»

Monpèreneditpasunmotdeplusetpartits’entretenirseulavecmamère.Jelesrejoignisquelquesminutesplustard.

«Hey,Papa, il aditquoi commeconnerie,Popeye?Tupensespasquec’estnazequ’iltelaissetombercommeça?»

«Ducalme, fils, toutvabien.Nousdevonsbien le traiterpourêtresûrqu’ilsoitheureuxenpartantd’ici.S’ilsneledescendentpasenpleinerue,ilfiniraparserendreplusvitequelechantducoq.»

Mon père choisit Petit Ange pour remplacer Popeye. Pendant quenousrestionscachésdans lamaisond’Alvaro, l’unitéde recherchede lapolice établit pour objectif principal d’appréhender mon père et sesassociés et procéda à des milliers de descentes à travers la ville deMedellín.Biensûr, ilsrecherchaientaussi leshommesdemonpère,quine cessaient jamaisdebougerde cachette en cachette.Au fil des jours,nombred’entreeux réalisèrentqu’ilsnepourraientêtreensûretéqu’enprison.

Alors,commemonpèrel’avaitprédit, lacourseeffrénéecommença.Popeye et Otto s’y plièrent à nouveau. Ainsi que mon oncle Roberto,aprèsavoirobtenu leconsentementdemonpère.Lachasse s’intensifia,etmonpèreperditencoredeuxautreshommes(TysonetPigeon)entreoctobreetnovembre.Lesmédiasannonçaientquemonpèren’avaitpluspersonne à ses côtés, mais ils avaient tort : il y avait encore des

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douzaines d’hommes prêts à faire n’importe quoi pour une liasse debillets.

Le 1er décembre 1992, nous célébrâmes discrètement le quarante-troisième anniversaire de mon père avec un repas, un gâteau et uneagréable conversation. L’atmosphère insouciante des jours anciens étaitmaintenant révolue. Nous n’avions plus de gigantesques équipes desécurité,descaravanesdevoitures,desdouzainesd’hommesarmés,etilétait maintenant impossible de réunir toute la famille en un seul lieu.Mêmesilacachetteétaitsécurisée,noussentionslebesoindemenerdesgardes alternées pour surveiller le périmètre. Toutes les quatre heures,Alvaro,PetitAnge,monpèreetmoinousrelayions.

Le 3 décembre, une voiture piégée explosa près du stade Atanasio-Girardot et tua plusieurs officiers de police. Convaincu que la violenceforcerait le gouvernement à lui accorder ses exigences judiciaires,monpèreavaitclairementdécidéd’intensifier laguerre.Durant lessemainesqui suivirent, des douzaines de voitures explosèrent à Medellín, et le« plan pistolet » contre la police secrète entraîna la mort d’environsoixanteagentsdepoliceenl’espacededeuxmois.

Dans cette atmosphère de plus en plus tendue et sinistre, nouscélébrâmes, le 7 décembre, le jour des Petites-Bougies, qui marquaitl’aubedel’ImmaculéeConception.Cettenuit-là,nousnousrassemblâmestouslesquatredanslepatioàl’arrièredelamaison,aveclesseulescinqbougies que nous avions pu trouver. Petit Ange avait choisi de resterdanssachambre,mêmesimamèrel’avaitinvitéàsejoindreànous,etAlvaro montait la garde. Alors que nous étions massés autour d’unepetite statue de la Vierge, proche de la corde à linge, ma mèrecommença à prier à voix haute. Mon père et moi suivions sonmouvementenbaissantlatêtependantqueManuelajouaitdanslepatio.Ensuitenousallumâmeslescinqbougies,unepourlaVierge,etunepourchaquemembredelafamille.

Je trouvai mon père étrangement silencieux, coincé quelque partentrel’incertitudeetlafoi.Sonsilencen’étaitpourtantpassiétonnant.Il

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avait toujours lutté avec ses croyances religieuses. Je ne lui avaisdemandéqu’uneseulefoiss’ilcroyaitenDieu.«Dieuestquelquechosede très personnel pour chaque individu », m’avait-il immédiatementrépondu.

Ma grand-mère Hermilda m’a dit une fois que enfant, Pablo avaitl’habitudedesefaufilersoussacouverturepourpriercariln’aimaitpasquelesautreslevoient.Jecomprisalorscequ’ilfaisaittoutescesfoisoùjetiraislacouettepourleréveiller,etquejeletrouvaislesyeuxgrandsouvertsaveclesmainscroiséescontresapoitrine.Ilpriait.

Àcausedenotreisolementetdesrumeursselonlesquelleslafamilledemamèrecouraitlerisqued’êtreattaquée,monpèresuggéraqu’ilsseséparentpendantquelquetemps.Nousacceptâmesà contrecœur,etmamère,Manuelaetmoinousrendîmesàl’immeubleAltostandisquemonpèremettaitlecapversuneautrecachette,dontilrefusadenousrévélerl’emplacement.

«Disàtesfrèresetsœursdedéménageroudequitterlepays;çavadevenirdeplusenpluscompliquépoureux»,conseilla-t-ilàmamèreenluidisantaurevoir.Etunefoisdeplus,ilavaitraison.Le18décembre,alors que nous récitions l’avènement de neuvaine dans les partiescommunes de l’immeuble Altos avec les Henao, un de nos gardes ducorps apparut soudain pour nous prévenir que des agents de l’unité derecherche étaient arrivés. Je me dirigeai alors vers l’arrière del’immeuble, en direction d’un petit chemin qui menait à un garage oùnousavionstoujoursunevoitureprêteàpartir.Mais,alorsquej’essayaisdem’échapper,plusieursfusilsapparurentdevantmoi.Lacélébrationdeneuvaine s’interrompit. Les hommes, les femmes et les enfants (à peuprèstrenteenfantsautotal)furentséparésenpetitsgroupes.Aprèsunefouille approfondie, ils nous demandèrent nos papiers d’identité, et jeprisladécisiondemedévoiler.

«Mon nom est Juan Pablo EscobarHenao. J’ai quinze ans, etmonpères’appellePabloEscobar.J’habitedanscetimmeuble,etmespapierssontlà-hautdansmachambre.»

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L’agent appela immédiatement son officier en chef, un colonel depolice,pourl’informerdemaprésence.Lecolonelmepritàpart,fitungeste en direction de ses hommes et dit : « Descendez-le au moindreclignement d’œil. » Il prit alors sa radio pour joindre l’école Carlos-Holguín, qui était le centre des opérations du Bloc de recherche, etannonçama capture et finit par ajouter qu’ilm’amenait pour passer uninterrogatoire.

Par chance, nos invités comptaient la présencede la femmeet d’undesfilsd’AlvaroVillegasMoreno,unanciengouverneurd’Antioquia,quivivait aussi dans l’immeuble. Quand il apprit ce qui se passait, ildescendit en pyjama et chaussons pour parler avec le colonel afin des’assurerque ladescente s’opérait enconcordanceavec la loi. Il yavaitdéjà deux heures qu’elle avait démarré, et les deux cents personnesélégamment habillées étaient encore sous la surveillance de l’unité derecherche.

La présence de l’ancien gouverneur rassurait les parents, qui seplaignaient de lamanière dont leurs enfants avaient été traités, et quiexigeaientqu’onleurdonneaumoinsquelquechoseàmanger.Lapoliceacceptamaisilsnedonnèrentrienauxhommes.J’étaisavecleshommes,malgrémesquinzeans.

«Cespetitsamisavecquitutraînaisilyaquelquesjoursvontvenirdemain»,ditl’officier,maisjen’avaisaucuneidéedecequ’ilracontait.

«Parici!Suivez-moi!»,cria-t-il.«Oùm’emmenez-vous,colonel?– Pas de questions. Je ne te dirai rien. Suis-moi ou je te traînerai

moi-même.Allez,enavant.»Les deux hommes quime tenaient en joueme poussèrent le ventre

avecleboutdeleurfusilpourm’inciteràavancer.Jen’oublierai jamaislesregardsanxieuxdemamèreetdesafamillesedemandantquelsortpouvaitbienm’attendre.

En arrivant dans l’entrée de l’immeuble, le colonel, qui marchaitdevant moi, m’ordonna d’arrêter. Au moins trente hommes cagoulés

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apparurentetpointèrentleursarmesdansmadirection.J’étaissûrqu’ilsallaientm’abattre.

« Deux pas vers l’avant. Tourne à droite, maintenant à gauche,maintenant tourne le dos.Donne tonnom, allez, parle ! », ordonnaunpetithommeavecunevoixrauque 1.

Ensuite, ilsmemirentde côté et l’hommeà la voix enrouée répétalesmêmesinstructionsàchaquehommequiparticipaità lafête.Seulesdeuxfemmesdurentsubirlemêmetraitement:mamèreetManuela.

Quelquesminutesplustard,lecoloneldonnal’ordredemetransféreràl’écoleCarlos-Holguín.Jeluidemandaipourquoi ilsm’arrêtaientalorsquejen’avaisrienfaitd’illégal.Ilmeréponditsimplementquel’unitéderechercheallaits’amuserunpeuavec le« filsdePablo»enrentrantauquartiergénéral.

Ilétaitmaintenanttroisheuresdumatin,etilsmeguidaientversunvéhicule de l’unité de recherche quand un représentant de l’inspecteurgénéralarriva.Illeurditqu’ilsn’avaientpasledroitd’arrêterunmineuretexigeaqu’ilsmeretirentmesmenottes.J’avaisvraimentbeaucoupdechancequ’ilsoitvenu.Aprèsunebonneengueuladeentrel’inspecteuretlechefdel’opération,l’unitéderecherchequittal’immeuble.

Il était septheuresdumatin le19décembre.Lapoliceétaitpartie,mais ma mère, Manuela et moi étions encore terrifiés. Nous étionsdevenuslesciblesprincipalesdesennemisdemonpère.

Le21décembre,undesgardesducorpsdemonpèrevintprendredenos nouvelles et nous faire part d’informations étonnantes. Mon pères’étaitpersonnellementengagédansplusieursactionsmilitaires. Il avaitdeux objectifs : démontrer qu’il n’était pas encore battu, et inspirer leshommes qui se battaient toujours pour lui. Selon le récit du garde ducorps, mon père avait emmené un groupe de cinquante hommes etinstallé deux points de contrôle sur l’autoroute Vía Las Palmas. Le butétait d’attirer le Bloc de recherche et de faire exploser ses camions enchargeantdesvéhiculesavecdeladynamiteetdelesgarersurlesdeuxcôtésdelaroute.Monpèreetseshommesportaientdesbrassardsdela

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DAS pour arrêter des douzaines de voitures qui venaient de l’aéroportJosé María Córdova. Ils examinaient leurs papiers d’identité et leslaissaient ensuite continuer leur route. Nous avons aussi appris que, àl’aubedu20décembre,monpèreavaitdirigéungroupearmépourfaireexploser unemaisondu quartier de LasAcacias, à partir de laquelle lecapitaine Fernando Posada Hoyos, directeur des services derenseignement deMedellín, dirigeait les opérations contre le cartel deMedellín.Selonungardeducorps,toutuncortègedevéhiculesencerclalademeure,etundeshommesdemonpèreplaçaunepuissantechargededynamiteàcôtédelachambreoùl’officierdormait.Aprèsl’explosion,ilsfouillèrentlesdécombrespours’assurerdesamort 2.

Le 23 décembre, mon père nous envoya un chauffeur pour nousinviter à passer Noël avec lui. Nous partîmes pour une ferme à Belén,située en bordure de Medellín, qui ressemblait à la maison dumajordome. Mon père avait commandé des feux d’artifice, Manuela etmoi jouions à relâcher des ballons d’hélium tandis que ma mèrepréparait des crèmes renversées et des beignets sur un feu de campimprovisé.

Nous passâmes des heures sur la passerelle de la maison, simplestructure rustique perchée au bord d’un ravin. Je remarquai sous nospieds une parcelle de terre fraîchement retournée, et je ne pusm’empêcherdedemanderàmonpèrecequis’ycachait.Ilrefusademerépondre malgré son sourire espiègle. J’appris plus tard qu’il avaitdemandéàPetitAngededéplacerlesexplosifsversunendroitplussûr.LEDÉBUTDEL’ANNÉE1993,DERNIÈREANNÉEdelaviedemonpère,démarra sur les chapeaux de roues. Elle fut extrêmement intense etviolente.AprèsavoirpasséleNouvelAnenfamille,nouspartîmespourunemagnifiquepropriété quemamèrem’avait donnéedans la ville deSanJerónimo,àdeuxheuresdeMedellín.Mamèrel’avaitfaitredécoreret il était douloureuxpournousdenepaspouvoir dire àmonpèrede

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nous rejoindre car elle n’était pas assez sûre. Nous étions dans cettemaison quand nous découvrîmes qu’il avait mis un de ses plans àexécution : il voulaitque legouvernement le traite commeuncriminelpolitique. Il contemplait cette possibilité depuis qu’il avait forgé uneamitié proche avec leM-19, en 1981.Monpère envoyaunmessage auprocureur général de Greiff annonçant la création d’un groupe arménommé Rebel Antioquia, condamnant du même coup la violence, lesmeurtres, et les tortures perpétrés par le Bloc de recherche. Sur ce, ilajoutaquelesarrestationsetlesdescentesdepolicechezsesavocatsneluilaissaient«d’autrechoixqued’abandonnersabataillejudiciaireetdes’enremettreàlaluttearméeorganisée».

Tandis que sa nouvelle tentative était hautement débattue dans lesmédias,lasœurdemamère,LuzMaria,etMarthaLigia,unevieilleamiede la famille et femmed’unbaronde ladroguedeMedellín, arrivèrentdemanièreimprévue.

Sous le choc, Luz nous raconta son histoire. Àmidi, elle était danssonmagasind’ElViveroencompagniedeMartha,quandCarlosCastañoapparut lourdement armé avec une douzaine d’hommes et plusieurscamions. Castaño, qui avait alors quitté le cartel de Medellín pourdevenir leader paramilitaire, avait l’intention de la kidnapper, maiss’arrêtaencoursderouteenapercevantMarthaLigia.Iln’eutpasd’autrechoixquededirebêtementbonjouretdepartir.

Selonmatante,quiétaittoujoursbouleversée,ilsvirentensuiteunecolonne de fumée s’élever non loin de là. Terrifiées, elles se ruèrentimmédiatement en direction de San Jerónimo. Elle découvrit plus tardquelafuméevenaitdesapropremaisond’ElDiamante:matanteetsesdeuxjeunesenfantsn’avaientplusd’emploinidemaison.

Avantdemettrelefeuàlamaison,leshommesdeCastañovolèrentune des œuvres d’art les plus précieuses de ma mère, qui avait étéentreposée chez Luz après l’attaque à l’immeubleMónaco : la peintureRockandRolldugénieespagnolSalvadorDalí.Cen’étaitpasunegrandepeinture, mais elle valait une fortune. C’était cette œuvre d’art que

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Castaño offrit de rendre àmamère après lamort demonpère, quandnousnégociâmeslapaixaveclesennemisdemonpère.

SurlesmursenruinedelamaisondematanteLuzMaria,onpouvaitencore voir les contours de plusieurs œuvres d’art n’ayant pas pu êtresauvéesdesflammes:unepeinturehorsdeprixdeClaudioBravoetdessculpturesdesmaîtresIgorMitoraj,FernandoBoteroetEdgarNegret.

« Je n’ai même pas pu sauver mes culottes », gémit-elle quandj’essayaidelacalmer.

«Faitesattention, cethommeest capablede tout »,prévintMarthaLigiaavantdedireaurevoiretderepartiràMedellín.

L’avenirsemblaitsombre.Nonseulementlafamilleétaitciblée,maisl’appareilmilitaire demon père avait beaucoup souffert de lamort deJuan Carlos Ospina, Socket, et Victor « les yeux bleus » Granada. Laguerrechauffait,etenguisederéponsemonpèreordonnaàseshommesde déclencher des voitures piégées dans trois différentes zones deBogotá. Ces attaques désastreuses eurent pour effet de galvaniser ungroupequiserévélafatalpourmonpère:LosPepes.

Créésen1993,LosPepesformaientungroupedejusticiersaffirmantavoir été « persécutés par Pablo Escobar ». Il était dirigé par d’anciensmembres du cartel deMedellín tels que Fidel etCarlosCastaño,Diego«DonBerna»Murillo,etrecevaituneaidefinancièreconsidérabledelapartducarteldeCali.Legroupefitsonentréedans ladanseavecdeuxattaquesayantpour intentiond’envoyerunmessageclair : la familledemonpère seraitmaintenant visée. Le31 janvier, le groupedynamita lamaison de campagne de ma grand-mère Hermilda à El Peñol et fitexploser des voitures devant les entrées des immeubles Abedules etArcos, où vivaient un grand nombre desmembres des familles EscobarGaviriaetHenao.

Cesattaquesnousobligèrentàfuirdenouveau,etmonpèrelocalisarapidementunenouvellecachettepournous.PetitAngenousemmenaàun appartement situé sur l’Avenida Playa, à deux rues de l’AvenidaOriental,danslecentredeMedellín.

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Mon père nous y attendait, et dès qu’il nous vit, il insista pour lapremièrefoisdesaviesurlanécessitépournousdequitterlepays.

Il suggéra de partir pour les États-Unis, avec Manuela, Marta, lafemme demon oncle, et leurs deux enfants. Ah, et Flocon de neige etBouledecoton–deuxcaniches françaisqueManuela refusaitde laisserenColombie. Ilmeditque jepouvaisemmenermapetitecopineaussi,maisquejedevraisd’abordenparleravecelleetsafamille.

«Demain soir, tu iras chercherAndrea, pour que je la rencontre etpuisse luiparler ici.Fais trèsattentionàcequepersonnenetesuive»,ditmonpère.

Accompagnéde PetitAnge, je courus chezAndrea sans en informerquiconque. Pour la première fois, j’arrivai devant chez Andrea avec unseulgardeducorpsetuneMazdaqu’ellenereconnutpas.Ellen’étaitpasinquiètequemonpèreveuilleluiparler,etjeluidemandaidefermerlesyeuxduranttoutletrajetjusqu’àl’arrivée.

«Qu’as-tu faitàma famille,petite?»,ditmonpèreàAndreapourrigoler,même si elle avait dumal à cacher la peur que lui provoquaitcettequestionplutôt inquiétante. «Aucundemesdeuxenfantsneveutpartir aux États-Unis à moins que tu ne viennes avec eux », ajouta-t-ilpourapaiserlatension.

Nousn’avionspasletempsdedébattreoudemûrirladécision,alorsje partis le soir même avec ma mère pour parler à Trinidad, la mèred’Andrea. Après une discussion de vingt minutes, il se révéla que mafuturebelle-mèrenevoyaitpasd’objectionàcevoyage.

Alorsqu’elleetAndreaprenaientdescheminsdifférents,samèreluiditàl’oreilleunmotprophétique:«Mafille,tuparspoursouffrir.»

L’après-midi du 18 février, toutes nos affaires étaient prêtes pournotre voyage versMiami, départ prévu pour le lendemain à dix heuresdu matin. Mon père nous conseilla d’arriver cinq heures avant le vol,mais cela posait deux questions de logistique : où allions-nous nouscacher durant tout ce temps à l’aéroport ? Et comment allions-nousatteindrel’aéroportsansêtrerepérés?

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Pour répondre au premier problème, nous décidâmes qu’un deshommesdemonpèreconduiselaMazdaquepersonnenereconnaissait,etdelalaissersuruneplacedeparking,oùelleresteraitjusqu’àcequ’ilsoittempsd’allernousenregistrer.Celaréglaitaussiunautreproblème:les bagages. Un contact demon père à l’aéroport accepta de récupérernosbagagesdans lavoitureetde lesentreposer jusqu’àcequ’onviennelesprendre.

Le second problème était une autre paire demanches. Il existait lerisquequeLosPepesnoussuiventettententquelquechosesurlaroute,mêmesinousavionsdesescortes.C’estpourquoinousdécidâmesd’uneautreapproche:Andreaetmoiappellerionsuntaxidanslaruequinousconduiraità l’entréede l’hôtelNutibaradans lecentredeMedellín,afinde prendre un car qui nous conduirait à l’aéroport en l’espace d’uneheure grâce à l’autoroute entreMedellín et Bogotá.Manuela, nos deuxcousins etMarta partiraient plus tard accompagnés par deux gardes ducorps.

C’était le plan que nous avions choisi. Une fois à l’hôtel, peu depassagers montèrent avec nous dans le car, mais j’eus l’estomac nouédurant tout le trajet car le chauffeur conduisait commeundingue, sansavoir l’air de se soucier de sa vie ou de celles de ses passagers. C’étaittrèsfrustrantcar jenepouvaisrienluidire,depeurd’attirer l’attentionsurmoi.Derrièrelecar,leNezetleJapnoussuivaientàbonnedistance.

Comme prévu, nous arrivâmes de bonne heure et partîmes tout desuiteversMazda,quinousattendaitdepuislaveille.Commeprécautionsupplémentaire, je donnai au Jap une liste de noms et de numéros detéléphone,dontceluidel’inspecteurgénéralrégional,desmédiaslocauxetnationaux,ainsiquelesnumérosdetéléphonepersonnelsdeplusieursjournalistescélèbres.Ilpourraitainsicontacterplusieurspersonnessileschosesdevenaient incontrôlables.On s’accordaaussi sur le faitqu’ilmesurveille en permanence et soit alerte à mon moindre signal. C’étaitnotreplanB.

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Andreaetmoiessayionsdetrouverlesommeil,maisiln’yavaitrienà faire. Bientôt trois heures passèrent, et il était maintenant tempsd’entrer dans l’aéroport. Après un étirement, nous sortîmes enfin de lavoiture.Jemesentisimmédiatementendanger.

«On est pris, on est pris ! », dis-je à Andrea, quime regarda avecincompréhension, incapable de comprendrema panique. Pour elle, quin’avait pas grandi entourée par la peur, ce n’était rien de plus qu’unematinéenormaleàl’aéroportRionegro.

Mais ce n’était pas que le fruit de mon imagination. Je voyais desmouvementsétranges,desgensquinesemblaientpasvraimententraind’attendreleursfamilles,ouquin’étaientpasà leurplace.Garésurunezonedestationnement interdit,àcôtédedeuxofficiersdepolice, jevisun pick-up Chevrolet blanc à double cabine que mon père avaitmentionnécommeétantassociéàLosPepes.

«Bébé,onvaentrertoutdesuite.Jen’aimepaslesgensquejevoisautourdenous.Onseradansunezoneplussécuriséeaprèsavoirpassélecontrôledespasseports.Vite!»,dis-jeàAndrea.

Nous renversâmes presque ceux qui faisaient la queue, et ilsprotestèrent quand nous arrivâmes devant le premier guichet decontrôle. L’agent de la DAS vérifia mon passeport page après page,examinaattentivementmasignatureetmesempreintes,scrutaplusieursfoismonvisatouristiquepourlesÉtats-Unis,ainsiquemonautorisationdequitterleterritoiredûmentsignéeetauthentifiéeplusieursjoursplustôt parmon père, qui avait enregistré sa signature auprès d’un notairepournepasdevoirsortirdesacachette.

L’agent d’immigration me regardait avec mépris. Il voulait trouveruneraisonpourm’empêcherdepasser,maisiln’yavaitrienqu’ilpuissefaireàpartserrerlesdentsettamponnernosdeuxpasseports.

Derrière les vitres teintées, je pouvais distinguer plusieurs hommeshabillésencivil,avecdescagoulesetarmésdefusilsetdemitraillettes,présentsdanslehalld’entrée.Ilspatrouillaientengroupesdesixcommes’ils faisaient partie des forces de sécurité. Je comptai plus de vingt

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hommes à travers toute la zone. Des voyageurs, des employés decompagnies aériennes, des restaurateurs et des employés deménage seregardaiententreeuxavecanxiété.Personnenesavaitqui ilsétaientetpourquoiilsétaientlà.Ilsn’avaientpasdepiècesd’identitéofficiellesetaucunagentdepolicen’osaitmêmes’approcherd’eux.Un lourd silencerégnaitdansl’aéroport.

Nospapiers en règle,nouspassâmespar ledétecteurdemétaux, lamachineàrayonsX, leschiensrenifleurs, lapatrouilledepoliceet toutletintouin.Masœur,noscousinsetmatanteétaiententraindefairelaqueue aussi. Ils avaient été retardés au début, et je réussis enfin àrespirerunefoistoutlemondepassé.

Mais, presque instantanément, plusieurs agentsde laBrigaded’éliteantiterroriste apparurent, suivis par plusieurs jeunes hommes quiportaientnosvalises,etcommencèrentàlesouvriruneparune.

« Non, non, non, mais qu’est-ce que vous faites, attendez ! »,m’exclamai-je, alarmé. « Attendez, s’il vous plaît, vous ne pouvez pasouvrirlesvalisesdemesprochescommeça.Jenevoisaucunproblèmeàce que vous les fouilliez, mais une à la fois, pour que je puisse voussurveiller.Jeprendsl’entièreresponsabilitéducontenudechaquevalise.Mais,s’ilvousplaît,faitesvite,l’avions’apprêteàpartir.»

Une foule de voyageurs assistait au spectacle, mais les agentsfaisaient exprès de prendre beaucoup de temps à fouiller chaque valiseencoreetencore.Ilsvoulaientsimplementnousfairemanquernotrevol.En réalisant ledestin funestequipouvaitnousattendre, je fis semblantdemegratterl’oreilletandisquejecherchaisleJapdanslafouledegenspresséecontrelavitreteintée.JevoulaisluidonnerlesignalpourpasserauplanB.Aprèsl’avoirenfintrouvé,jechangeaisubtilementlapositionde mon doigt pour imiter la forme d’un téléphone. Message reçu, ildisparutaussitôt.

Un des agentsme vit en train de faire passer le signal et balaya lafoule du regard pour essayer d’identifier un potentiel complice. Sans

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succès,heureusement,etilmeditsuruntonfuribond,«Eh,tuparlaisàqui,là?».

–Mais à personne, enfin,mon oreilleme grattait », répondis-je enmentant–lamentablement,ilfautl’avouer.

S’ensuivit alors une dispute avec les agents. Je leur dis que leurinterventionétaitdisproportionnée,etquenousavionsunvolàprendreet je leur montrai mon passeport avec l’autorisation de quitter leterritoire et le visa. L’officier en charge répondit qu’ils ne faisaient queleurtravail.

Maisleurtechniquederetardementavaitfonctionné.L’aviondécollasansnous,etaucunautrenepartaitcejour-là.Àcemomentprécis,jemesentistotalementseul,responsabledelaviedetroisjeunesfillesetd’unefemmeadulte.

Quelquesminutes plus tard, le directeur de la police aux frontièress’adressa à nous : « Je vais vous demander de quitter cette zonerapidement. Vous avez manqué votre vol, vous devez donc partirmaintenant.

–Jesuisdésolédedevoirvousdirecela,Monsieur,maisnousn’ironsnulle part. Vous avez fait exprès de nous faire manquer ce vol, et LosPepes nous attendent dehors pour nous enlever. Vous pouvez les voird’ici, n’est-ce pas ? » Je pointais mon doigt en direction d’un hommearméàl’extérieur.«Vousvoulezquenoussortionspourqu’ilsnoustuentjusqu’au dernier ? Je suis navré, mais je vous tiens responsable de lagarantie de notre sécurité et de la préservation de nos vies, et je vousferai répondre de vos agissements devantmon père si quoi que ce soitdevaitnousarriver.»

Ledirecteurétaitenétatdechoc.Toutàcoup,plusieursjournalistesarrivèrent;quelsoulagementdevoirleslumièresetlesflashesétincelerà travers la vitre teintée entre le hall principal et la zonede sécurité !Effrayésparlaprésencedesreporters,leshommescagoulésdisparurent.Maiscelanevoulaitpasdirequ’ilsétaientpartis.

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Aumilieuduchaos,unsauveurapparutdevantmoi :unhommedecinquante ans, que je n’avais jamais vu. Il s’appelait Dionisio, et iltravaillaitpourunecompagnieaériennelocale.«Monsieur,dit-il,jesaisque vous êtes dans une situation délicate. Si vous avez besoin de quoiquecesoit,vouspouvezcomptersurmoi.»

Jeréfléchisunmomentetluidemandaialorssecrètementdem’aideràaccéderàunbureauavecuntéléphoneetunannuaireàdisposition.

«D’accord,pasdeproblème,jevaischercherlesclés.Quandjevousferai signeà l’autreboutduhall, dites à lapoliceque vousdevez alleraux toilettes. Ils savent que vous n’allez pas partir d’ici de toutemanière.»

Le plan fonctionna comme sur des roulettes. Grâce au concours demon sauveur je me trouvai rapidement dans un bureau, sans avoiraucune idée de lamarche à suivre.Nous avions soigneusement planifiénotreentréedansl’aéroport,maispaslamanièred’ensortir.Enpremierlieu, je cherchai le numéro d’Aeroes, une compagnie aérienne quiappartenaitàmonpère.Ilspeuventenvoyerunhélicoptèredemonpère,medisais-je.Cen’estpasgravesi l’appareilest filméetque legouvernement leconfisqueensuite.L’importantestderesterenvie.Maisjenetrouvaipaslenumérodanslebottin.

J’étaisàdeuxdoigtsd’abandonnerquand,à traversunepetitevitre,je visunhélicoptèrede la compagnieHelicol atterrir. «Àquoi sert cethélico,celuientraind’atterrir,là?J’enaibesoin»,dis-jeàDionisio.

«Jeregrette,Monsieur,maisilestpourdesdirigeantsquil’attendentdepuis longtemps et qui ont déjà un plan de vol établi, donc c’estimpossible»,dit-il.

Je pris le bottin afin de composer le numéro deHelicol, et je priaiDionisiodedemanderleserviced’hélicoptèreàsonnom.Ilsacceptèrentd’envoyerunappareildèsquepossible.

Aprèsquelquesminutes,alorsque l’hélicoptères’apprêtaitàarriver,nouspartîmesverslasortieendirectiondeshélisurfaces.Lesagentsnousbloquèrent le chemin.Les chosesauraientunenouvelle foispudériver,

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maisunofficierdubureaudel’inspecteurgénéralapparut.LeJapl’avaitappelé.Ilsn’avaientd’autrechoixquedenouslaisserpartir.

Ilsemblaitquenousattendionssurlaplateformedepuisuneéternité.Nous avions dû laisser nos bagages derrière nous car ils étaient troplourds.Alorsquenousnousapprêtionsàembarqueràborddel’appareil,uncolonelappartenantapparemmentauBlocderecherchearriva.

«Nouscherchonsvotresaloparddepèrepourletuer.–Jevoussouhaitebonnechance,colonel.–Laprochaine fois, tune t’ensortiraspas.Etsi jevousvois, toiou

tonpère,encoreunefois,jevoustuerai»,répondit-il,serrantsonpoingderage.Ilétaitvisiblementtentédemecogner,maiss’arrêtaaprèsavoirvutouslescaméramenprésentsderrièrelesbarrièresdesécurité.

L’agentfinitparpartir,etAndrea,Catalina,Marcela,Marta,Manuelaetsanounou,Nubia,etmoiembarquâmesàborddel’appareilpouralleren direction de l’aéroport Olaya-Herrera de Medellín. Là-bas, nousattendait un employé du bureaude l’inspecteur général. Il fallut que jepaye sa note de taxi car il n’avait pas d’argent. Quelques instants plustard,unjournalisted’unechaînelocale,Teleantioquia,arriva.

Je dis à tout lemonde d’attendre, et je partis dans un bureau pourréfléchiràlasuitedesopérations.Letempsnousmanquait,etj’étaissûrqueLosPepesn’allaientpas tarderànouspourchasserànouveau.C’estalorsqu’unplanmevintàl’esprit.

« Voilà, je vous explique, dis-je aux journalistes. Ils étaient sur lepointdenoustueràl’aéroport,etmafamilleetmoiavonsréussiànouséchapper.Jevousprometsdedonnerune interview,mais j’aibesoindevotreaide.

–Toutcedonttuasbesoin»,répondirent-ils.« On va aller quelque part. Vous pouvez nous suivre avec votre

voiture,maisvousdeveznous filmerenpermanenceaucasoùquelquechosenousarrive.»

Ilsacceptèrent,ainsinousprîmeslarouteendirectiondel’immeubleAltosàtouteallure.Monplanpouvaitsemblerfoucarl’immeublevenait

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d’êtrel’objetd’unedescenteparleBlocderecherchedeuxmoisplustôtet nous étions là-bas des proies faciles. Mais j’avais besoin de lesconduire sur un territoire que je connaissais comme les doigts de mamain.

Unefoisquenousfûmesparvenusausous-soldel’immeubleAltos,jedonnaiunpourboiredeseptcentsdollarsauchauffeurdetaxiquiavaitréalisé le trajet à vitesse éclair depuis l’aéroport. J’acceptai alors deparler à un journaliste pour donner la toute première interview demavie. J’expliquai les événements qui venaient de se dérouler, et jecommentailaquestiondesavoirsimonpèreallaitserendreounon.Jerépondis aux questions du mieux que je pus, et ensuite je partis,remontant les escaliers en courant jusqu’à la piscine extérieure del’immeuble.Unpetitruisseaucouraitlelongd’unmurdelapropriété,etnousavions laisséun troudans labordurepourpouvoirnous échapperdans le jardinde l’immeubled’àcôtéoùnousavionsunappartementetgardions un véhicule dans le garage avec les clés sur le contact et leréservoirplein.C’estlàquej’avaisessayédemerendrequandleBlocderechercheavaitfaitunedescenteànotrefêtedeuxmoisauparavant.

Ma sœur et les autres étaient déjà dans l’immeuble d’à côté et ilsm’attendaientàcôtéd’unSUVMitsubishi.C’estainsiquenousparvînmesà nous échapper. Plus tard, on m’a raconté que cinq camions chargésd’hommescagoulésoccupèrent l’immeubleet ledévastèrentenessayantde nous trouver. Mais nous étions déjà à 00, où nous changeâmes devêtements pour repartir de plus belle, car nous savions que Los Pepesavaientcelieuenlignedemire.

Dans lesous-solde00,uneRenault4nousattendaitpourmettre lecap sur l’appartement de l’Avenida La Playa, d’où nous étions partis lematin même. Là-bas, nous trouvâmes notre mère, qui pleurait enécoutant lesnouvelles transmisesà la radiodenotrevoyageavortéauxÉtats-Unis.

Aprèsunlongcâlin,jeluiexpliquaiquel’appartementn’étaitplussûràprésent,carFlocondeneigeetBouledecotonavaientmaintenantété

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vusàlatélévisionetcen’étaitqu’unequestiondeminutesavantquelesvoisinsfassentlaconnexionetinformentlapolicequelafamilledePablovivaitlà.Jen’avaispasencorefinideparlerquandquelqu’unsonnaàlaporte.C’étaitPetitAnge.

«Bonjour,lebossm’envoievouschercher.Ilfautqu’onyaille;cetteplanquen’estplussûre.Juancho,lebossveuttedirequ’ilfautrécupérerl’argentcachéici.Nousenavonsfiniaveccetappartement.

– D’accord, viens m’aider. Nous avons besoin d’un tournevis pourl’ouvrir»,répondis-je,enpointantdudoigtleplacardoùilétaitcaché.

Pendant plusieursminutes, nous essayâmes de l’ouvrir en vain. Lesvisétaientcoincées.

– Ramón – c’était un autre surnom de Petit Ange –, nous allonsdevoirl’ouvrirdeforce.

–Tun’aspaspeurquel’onfassetropdebruit?–Jesuisplusinquietdelaissercetargentderrièrenousetdeperdre

trop de temps à le sortir de là. Le temps que les voisins se plaignent,nousseronsdéjàloin.»

Nous avons donné des coups de pied dans le meuble encore etencore, sans résultat sauf le bruit. Nous utilisâmes un marteau pourperceràtraverslebois.Àchaquecoup,nousavionslesentimentquelapolice faisait un pas de plus vers nous et risquait de débarquer à toutmoment.

Enfin, nous réussîmes à mettre l’argent dans la mallette et à nouséchapper. L’appartement de La Playa fut pris d’assaut par la policel’après-midimême.Lesautoritésnoustalonnaient.

Nousn’avonspasouvert lesyeuxdurant tout le trajet,etPetitAngefaisaitexprèsdeprendredesdétoursjusqu’ànotrenouvellecachettenonloindelà,unemaisonquej’imagineêtreprocheduthéâtrePablo-Tobón-UribedeMedellín.

Aprèsavoir fermé laportedugarage,nous fûmesautorisésàouvrirlesyeux,etc’estlàquenousvîmesmonpère.Manuelaseruaàsoncoupourl’embrassersurlajoue,etmamèrelesrejoignitpourlesenlacer.

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«Salut,Papa, jenepensaispasterevoirsivite.C’estbond’être ici.Tunepeuxpasimaginerlepétrindanslequelonétait.C’estunmiraclequel’onsoitici»,dis-jeenl’embrassant.

« Ne t’inquiète pas, fils, ce qui est important, c’est que vous allieztousbienetquevoussoyez iciavecmoi.J’aivucequ’ils’estpasséà latélévisionet j’ai écouté la radio.Tuas faitunexcellent travail aveccethélicoptère, tu as été plus malin qu’eux. » Il sourit et me caressa lescheveuxàplusieursreprises.

Andreaetmoipassâmes lanuitdansunechambrequin’avaitqu’unlitdouble.Àpartirdece journousdécidâmesdetoujoursdormir l’unàcôtédel’autre.

J’aipriédurantlongtempsavantd’alleraulit,pourmelaissergagnerpar lapaix et la tranquillité afindepouvoirdormir. Je laissaimapeurentrelesmainsdeDieu.

Aprèssixheuresdusoir,lesamedi20février1993,nousallumâmesla télévision installéedansunpetit repaire.Nousregardionsunechaînecâbléequis’appelaitUnivision,quandtoutàcoupunflashinfoannonçaque nos visas avaient été annulés par l’ambassadeur américain, MorrisBusby.

«Nevousenfaitespas,ilyapleind’autrespaysdanslemonde.Ilyal’Europe,l’Asie…L’Australieseraittrèsbienpourvous.Laissez-moigérerça.Vousverrez,jevousobtiendraicesvisas.Vouspouveztoutaussibienvoyager sous de fausses identités, et je vous rejoindrai par la suite. Jemonteraisurunbateauetjevousrejoindrailà-bas»,ditmonpèred’unevoix forte pour nous remonter lemoral. Il y eut un court silence, et ilévoqua une autre solution : « Sinon, il existe une autre option. Nouspouvons nous cacher ensemble. Vous resterez avec moi et nous ironsdans la junglependantquelque temps.Maintenant, grâceau soutiendugroupedeguérillaELN,jevaisretrouverbeaucoupdemonpouvoir.»

La conversation se termina sur ces mots. Ma mère resta dans sachambreàpleurersursonlit.Ellevoulaitaccompagnersonmaridansla

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jungle,maiscertainementpasmettrelaviedesesenfantsendanger.Lajungleneluisemblaitpasuneoptionviable.

Duranttoutecettesemaine,Andreaetmoiavonsportélesvêtementsdemonpèrecarnousn’avionsrienànousmettre.

« Attention à ce que personne ne vous confonde avec moi ! »,plaisantaitmonpèreennousvoyanthabillésainsi.

C’est donc habillé avec les vêtements de mon père que je célébraimonseizièmeanniversaire,le24février.Iln’yeutaucunephoto,aucunevidéo, simplementundessert faitmaison.Riendecomparableà la fêtede mon quinzième anniversaire à l’immeuble Altos, avec une centained’invités habillés en costumes chic, trois groupes, un buffet, une îleartificielledanslapiscineetbiend’autresextravagances.

Lelendemainsoir,aujournaldeseptheures,monpèreappritencorede mauvaises nouvelles : plus tôt dans la journée, Giovanni Lopera«Supermodel»s’étaitrenduaubureauduprocureurd’Antioquiasansenavertir quiconque. Mon père était sidéré, il venait de perdre lesuccesseurdePinina.

Les jours d’après, Los Pepes attaquèrent avec virulence ceux quiavaient fait alliance avec mon père sur le plan légal ou politique. Le27 février, ils détruisirent la maison Corona appartenant à DiegoLondoño White ; ils enlevèrent son frère Luis Guillermo le 1er mars ;assassinèrentHernánDarioHenao «HH» le2mars,dont les autoritésprétendaient qu’il faisait partie de la famille de ma mère (alors qu’ilsn’étaient pas du tout liés). Le 4mars, ils assassinèrent l’avocat demonpère,RaúlZapataVergara.

Les informations annoncèrent aussi lamort de Shooter. Cela s’étaitpassédanssonappartement,à l’immeubleBancoComercialAntioqueñodans le centre-ville de Medellín, où lui et mon père s’étaient vusseulement quelques jours auparavant. C’est ainsi que nous comprîmesquemonpèreétaitcondamnéàmort.

Àcesnouvelles,monpèreavaitdéjàuneidéeprécisedecequiavaitpusepasser:«JuanCacal’abalancé.Lapolicel’acapturéetl’atorturé,

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et il leur a donné les clés de l’appartement. C’est pour ça qu’ils ont euShooter si facilement. Il dormait paisiblement, pensant que Juan nerévéleraitjamaissaposition.Uneerreurquiluiacoûtélavie»,ditmonpère tandis que le programme télévisé montrait des images del’appartementd’undesesplus loyauxhommesdemain. Ilétait l’undesseuls qui appelait mon père par son prénom, qui ne l’avait pasabandonné ou qui ne s’était pas rendu. Shooter était un homme sanspeurquiprenaitbeaucoupdeplaisiràdéfierlaloi.

« Papa, qu’est-ce que tu vas faire,maintenant quepersonnen’est làpour teprotéger?Queva-t-il sepasser?Tuespratiquement toutseul,sanspersonne»,dis-jeavecanxiété.

«Onvavoir,fils»,répondit-il,pensif.«Papa,iln’yapluspersonnepourprendresoindetoi.Jepenseque

lemieuxàfaireestdenousséparer,avecleshommesdansunecachette,et les femmes dans une autre, pour leur sécurité. S’ils viennent techercheràn’importequelmomentetquelesfemmessontlà,tuimaginesunpeu le bain de sang ? Il faut qu’on les protège. Je resterai avec toi,quoi qu’il en coûte », dis-je, tremblant de peur. Il me regardait ensilence.

Ilacquiesça:«Jecroisquec’estcequ’ilyademieuxàfairepourlemoment,enattendantdevoircequ’ilsepasse.PetitAngeestplusutiledehors,àsebattre,maisilnepeutpaslefairetoutennousprotégeant.»

Pour la première fois, mon père avait accepté une de messuggestions. Le fait d’admettre qu’il avait besoin de moi à ses côtésmontrait clairement que nous étions en chute libre. Plus personne nepouvait nous aider. Petit Ange deviendrait alors le seul lien entremonpère et le monde extérieur, un énorme risque à prendre car il devaitpartir pendant de longues périodes et mon père ne pouvait avoir decontrôlesurlui.

PetitAngesepréparaitpourserendreàunrendez-vous,etmonpèrelui donna trois heures pour revenir. Cela semblait une éternité. C’étaitun gros risque de rester à la maison à l’attendre, mais également de

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changerd’endroitetdegrillerunebonnecachettesansraison.PetitAngevenaitdepartirquandmonpèresetournaversmoi.«Gregory,iltefautcombien de temps pour prendre une douche ? J’imagine que ça va teprendreuneheure, et jenepeuxpas attendreaussi longtemps. Faisonsun tour en voiture en attendant que Petit Ange revienne. Oublie ladoucheetviensavecmoi.Oubientupréfèresquej’yailleseul?

–Papa,jeteprometsquejeseraidouchéethabilléendixminutes,etensuite on pourra aller où tu voudras. Laisse-moi juste le temps demepréparer.

–Trèsbien,vas-yalors.»Quinze minutes plus tard, nous montions dans la Renault 4 restée

danslegarage.Monpèreportaitunpolo,unjean,unecasquettesombre,et portait une barbe très fournie. Suivant ses directives, je fermai lesyeux alors qu’il démarrait le moteur. J’étais consumé par l’angoisse,m’imaginantlesconséquencessiPetitAngesefaisaitarrêteretétaitforcédedonnerlacachettedemonpère.Mêmesijen’aijamaisapprouvé sesméthodes violentes, je n’ai jamais pensé à abandonner mon père.Pourtant,lefaitdequittertoutlerestedelafamillemebouleversait.

« Papa, t’es sûr que c’est une bonne chose de laisser les femmestoutesseules?»,luidemandai-jeavecincertitude.

«Ilfautquenouspassionsdutempsàl’extérieurdelamaison,pourdesraisonsdesécurité.Ne t’en faispas.Onva faireun tourenvilleenattendantleretourdePetitAnge.Ilvautmieuxcontinueràbouger.Jetepréviensdèsquetupeuxouvrirlesyeux.»

Faire un tour en ville ? Comment mon père pouvait sérieusementpenseràsortirconduiredansunevillegrouillantdepoliciersetdepointsde contrôle installés pour attraper l’homme le plus recherché de laplanète ? Je jouais clairement avec ma vie à sortir avec lui dans labanlieue nord-est de Medellín. Mais je ne pouvais pas m’empêcher depenser que c’était l’option la moins risquée. En ouvrant les yeux, lapremière chose que je vis était la station de bus La Milagrosa, parlaquellej’avaisl’habitudedepasserenallantàl’école.

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Monpèreconduisaitcalmement,respectant les feuxet lespanneauxde signalisation pour se fondre avec les autres conducteurs. Nouscontinuâmesà roulerainsipendantprèsdedeuxheuresetdemieavantqu’ilmeredemandedefermerlesyeuxpourrentreràlaplanque.

Pourmedétendre, ilme racontait cequ’il voyaitdans la rue :nousétionsprèsde laplanque, ilnevoyaitaucuneactivité inhabituelle, toutsemblait aller pour lemieux. Il disait qu’il allait faireun autre tourduquartieravantderentrerà lamaison.Nousfûmesenfinderetour,PetitAngeétaitrentré.Quelsoulagement…DORALBA, LA FEMME DE MÉNAGE DE NOTRE cachette, était uneexcellentecouturièreetfabriquaitsespropresvêtements.Les jeansNewManétaient lespréférésdemonpère,et ilsétaientusés,c’estpourquoielleoffritdeluienfabriquerdesimilairespourqu’ilenaitenréserve.Ilenadoraitl’idée.

« Ce serait super que vous nous aidiez pour les jeans. Et j’aimeraisaussivousdemanderquelquechose:est-cequevouspensezpouvoirmefabriquerquelquesuniformesdepolice ? »,demanda-t-il, élaborant sonprochainplan.

Deux jours plus tard, mon père annonça que les opérations derecherchedanslecentredelavilleleforçaientàchangerdecachette.Ilnousrejoindraitplustarddansnotrenouvellemaison.

PetitAngeemmenamonpèreloind’icietrevintdeuxjoursplustardpour nous prendre avec lui. La nouvelle cachette était formée de deuxpetites maisons situées a Belén Aguas Frias, et mon père les avaitsurnommées « Aburrilandia » (c’est-à-dire « Terre d’ennui »). On s’yennuyaàmourirpendanttoutelasemainedePâques,incapablesdefairequoiquecesoit,craignantd’êtredécouverts.

Notresituationétaitdéjàdifficile,maismonpèrenefaisaitrienpourl’arranger quand, le 15 avril, une voiture piégée explosa au coin de laCalle93etCarrera15àBogotá,tuantplusieurspersonnesetprovoquant

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de sérieux dégâts matériels. Au lieu de mettre le gouvernement àgenoux,commemonpère l’espérait, l’attaque incitasurtoutLosPepesàredoublerd’effortscontreluietleresteducartel.

En voyant à la télévision les images horribles des victimes et ladestruction entière d’un quartier commerçant, je finis par dire à monpère que je n’approuvais pas cette violence qui frappe au hasard etfauchelaviedegensinnocents.

« N’oublie pas que les premières victimes du prétendunarcoterrorismeenColombie sont tamère, ta petite sœur et toi quandilsontfaitexploserl’immeubleMónaco»,répondit-il.«Jen’inventerien.J’utilise la même arme qu’ils utilisent pour essayer de détruire ce quej’aimeleplus,c’est-à-direvoustrois.

– Eh bien, je n’aime pas la violence, Papa. Ça empire les choses etnouséloignedessolutions.Quipourraitnoussouteniraprèscesattaquesqui tuent des enfants innocents ? Je ne pense pas que la violence peutnoussortirdelà.Tudevraispenseràautrechose.

–Tunecroispasquetoiettasœurétiezdesenfantsinnocentsquandils ont fait exploser cette bombe ? Comment voudrais-tu que je nedéclarepaslaguerreàungouvernementaussiterroristequemoi,sinonplus ?Quedevrais-je faire pour combattre une police corrompue et ungouvernementalliéàLosPepes?Tun’aspasremarquéquejesuisleseulnarcoqu’ilspourchassent?Aumoins,moi,j’aichoisid’êtreunbandit,etc’estceque je suis.Pascommeeux,quiportentununiformede jouretenfilentunecagoulelanuit.

–Papa,personnenegagnedeguerres contre les institutions.Onnepeutqueperdre.»

Peu de temps après, mon père décida qu’il était temps de quitterAburrilandia et nous partîmes dans une ferme plus grande et plusconfortablenon loindeBelén.Situéeauboutde l’autoroute, lamaisonpossédaitunegrandevérandaoùmonpèrepassaitdenombreusesheuresàcontemplerlavueimpressionnantesurMedellín.

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À l’arrière de la ferme étaient construites des étables et une petiteporcherie.Legardien,que l’onsurnommait«Blondain»,communiquaitavec les voisins afin d’endormir leur méfiance. Il s’occupait aussi dequatrevachesquemonpèreavaitachetéespourcréeruneapparencedevie normale. Ces animaux nous apportaient beaucoup de plaisir. Monpère apportait du lait frais, et nous le buvions quand il était encorechaud.Danscesmoments,nousoubliionsnotreavenirincertainetnotresituationdésespérée.

Nousessayionsdenousdivertircommenouslepouvions.Unjour,onvoulutréparerunepetitecabanedélabréequemonpèresurnommait«laFosse».Elleétaitàquinzeminutesdemarchede lamaisonprincipale,inaccessible par la route. Petit Ange travailla pour réparer lesnombreuses fuites au niveau du toit, tandis que je m’occupais de larepeindreavecManuelaetmonpère.Plusieurs jourspassèrentainsi, etnousétionsheureuxsimplementdepouvoiroccupernotretemps.

Nous avions encore à résoudre le problème de l’électricité.L’alimentation était si faible dans lamaison que nous devions éteindretoutesleslumièrespourpouvoirregarderlesinformationssurunepetitetélévision.Jemesouviensd’unefoisoùlatélévisions’éteignitcarAndreaallaitauxtoilettes.

«Éteins la lumière,onregarde les infos !»Monpèreetmoiavionscriéàl’unisson.

« Pardon, pardon, j’ai oublié », répondit-elle. «Mon cœur, tu peuxm’amenerunelampetorches’ilteplaît?»

Une fois, Flocon de neige, notre petit chien, se perdit.Nous avionsfini par le retrouver de l’autre côté de la route, en train de faireconnaissanceaveclesautreschiensducoinetàsauterdanslesbuissons.MêmesiellesavaitqueFloconfiniraitparreveniràelle,mapetitesœurnepouvaitquel’attendredececôtédelaroute,àprierquepersonnenelevolecarellesavaitqu’ellenepourraitpaslesauver.

Même en fuite, mes parents étaient tous les deux capables decommuniquer avec la famille, les associés, et quelques amis grâce àun

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système coordonné qu’ils avaient développé. Petit Ange était chargé derecueillir les lettres du porteur de messages désigné par soncorrespondant,etAndreafaisaitdemêmepourmamère.Engénéral,ilsdescendaientàMedellínensemble,seséparaient,etseretrouvaientpourle voyage du retour à une heure convenue. Pas uneminute plus tôt niuneminuteplus tard.Uneponctualité impeccableétait essentiellepouréviter que l’un ou l’autre ne soit kidnappé et ne révèle la chaîne decorrespondancedemonpère.

Le25mai1993,mapetitesœurfêtasesneufans,etelle,AndreaetBlondaindécidèrentd’allerfaireuntouràcheval.Deuxhommeshabillésen employés de la ville de Medellín approchèrent Andrea pour luidemander si elleétait la femmedeFabioOchoaVásquez.Elle réponditnon et les trois se précipitèrent alors pour avertir mon père. Notreprésencedevenaitsuspecte.

« Prenez uniquement ce dont vous avez besoin, on part. La fêted’anniversaire est annulée. Nous allons mettre les chevaux en selle etcharger les valises dessus. Nous allons retourner à Aburrilandia par lamontagnequiestdel’autrecôtédecepic.Jeconnaislepetitcheminquimènelà-bas»,ditmonpère,enprenantgardequeManuelanel’entendepas.

« Ma chérie, je t’ai préparé une aventure surprise pour tonanniversaire.Nousallonsmonter à cheval etmarcherunpeupour voirlesfleursdesmontagnes.Jesuissûrquetuvasadorer»,improvisamonpère,essayantdetransformernotreéchappéeenexcursion.

BlondainetPetitAngechargèrentunchevalblancavecungrandsacde fruits et légumes et de l’argent dans une grandemallette avec troispistolets,troisAK-47etdesmunitionssupplémentaires.Mamèrevoulaitqu’on embarque le gâteaud’anniversaire que l’on avait eu beaucoupdemalàapporterjusqu’àlacachette,cequenousfîmeségalement.

Unedemi-heure après l’annonce demonpère, nous commencions àmonter la colline à pied. Il ne fallut pas longtemps pour que nousperdionsmonpèredevue,quiavaitditàBlondainqu’ilnousattendrait

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plus loin avec Manuela, Flocon et Boule de coton. Nous continuions àmarcherlelongdusentier,quidevenaitdeplusenplusglissantàcaused’unepluiediluvienne.

Ma mère marchait à quelques pas derrière le cheval ; venaientensuitemoi, puis Andrea. Soudain, nous entendîmes le bruit sourd dessabots gratter contre la pierre du bord de route. Le cheval blanc étaiteffrayé et ruait, et le poids de sa charge le fit basculer en arrière.Maintenant sur son dos, l’animal commença à glisser dans notredirection.

Andrea semit courir vers l’aval de lamontagne, je la suivis, etmamère me poussait et criait derrière moi. Le chemin possédait un bordsurélevéavecunebarrièreenbarbelés.Andreasepressacontre leborddetoutsonpossible.Dansunmomentdedésespoir,jemedisalors:«Siunepersonnerentre,pourquoipasdeux?»,et jememepressaiàcôtéd’elle alors qu’il n’y avait guère de place, en prenant garde d’éviter lesbarbelés. Ma mère pensa certainement aussi : « Si deux personnespeuvent entrer, pourquoi pas trois ? », et si elle n’avait pas sauté avecnousilyafortàparierquelechevall’auraitgravementblessée.

Cet incident derrière nous, nous reprîmes notre courage à deuxmainsetmarchâmesduranttoutelajournée.Àenvirondixminutesdelamaison, nous rattrapâmes mon père, qui était en train de jouerjoyeusementavecManuela.

«Onarrivequand,Papa?»,demandai-je,épuisé.« On y est presque. On a fait le plus dur, c’est-à-dire la montée.

Regarde,c’estcettepetitemaisonque l’onvoitenbas.Tuvois le toit?Tuvoislesvaches?»

En arrivant, à deux doigts de l’hypothermie, nous troquâmess nosvêtements pour une douche encore plus froide que la pluie. Une foisrhabillés,nouscommençâmesenfinànousréchauffer.Mamèrepréparaitquelque chose à manger pendant que nous luttions péniblement pourallumerunfeudehors.

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L’heurededormirarriva,et il fallaitnouscoucheràl’intérieurdelamaison encore en travaux, infestée de bestioles attirées par la lumièrequ’avait laissée Blondain. Il n’y avait aucunmoyen de s’en débarrasser.Andrea et moi ne pouvions pas dormir car le froid était trop intense.Malgré les doubles couches de vêtements que nous portions, nous nepouvions pas nous réchauffer. Nous avonsmême dû utiliser son sèche-cheveuxpourréchaufferlelit.

Considérant la détérioration flagrante de notre situation,mon pèrenousditun jourqu’il travaillait encore sur sa vieille idéede combattreauxcôtésdugroupedeguérillaELN.

« Je suis déjà en contact direct avec eux. Ils vont me donner lecommandementd’unfront.Jevaisl’acheterpourunmilliondedollars»,dit-il.«Personnenepourram’attraperdanslajungle.Jepeuxmecacherlà-bas quelque temps, travailler pour remonter mon affaire, reprendredes forces, et faire avancer le projet Rebel Antioquia. Je ne vois pasd’autre manière pour nous en sortir. Le gouvernement a déjà dit qu’ilrefusaitdenégocieravecmoi.Ilsveulentmamort.»

Je restai silencieux. Je ne savais pas comment répondre à cettechimère.Monpèreavaitprouvéqu’ilétaitcapabled’échapperàtouslesdangers, mais nous vivions dans une autre réalité désormais. Notreséjourdanscettecachetteétaitsipénibleetinconfortablequemonpèrefinit par suggérerque l’on retourneà laFosse.C’est avecune immensejoiequenousquittâmesAburrilandia.

Nousétionsle3juin1993,etc’étaitàmontourdemonterlagarde.J’allumai la radio et c’est alors que j’entendis l’annonce : mon oncleCarlosArturoHenaoétaitmort.

Très triste, je courus le dire à mon père et je le trouvai en traind’enlacermamère,quipleuraitdevantlatélévision.Pouratteindremonpère,LosPepesavaientassassinéundes frèresdemamère,unhommequin’avaitjamaisparticipédeprèsoudeloinàtoutecetteaffaireetquivendait des serpillières à Carthagène. Mais il avait fait l’erreur devoyager à Medellín pour rendre visite à sa femme et ses enfants à un

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momentoùLosPepescontrôlaientl’aéroportdeRionegro.Cettenuit-là,ma mère perdit son deuxième frère. Mario et Carlos avaient étéemportés par la violence, et Fernando serait plus tard emporté par lescigarettes,ladrogueetunchagrind’amour.MONPÈREÉTAITMAINTENANTPRESQUE totalement isolé dumondeextérieur.C’étaitd’ailleurspeut-êtrelaraisonpourlaquellenousn’avionspas repéré la présence des autorités qui nous surveillaient depuisplusieurs semaines. Mon père ne pouvait supporter de rester statiquependanttroplongtemps,etildécidaqu’ilfallaitchangerdelieu.

Nous changeâmes fréquemment de cachette lesmois suivants.Nousquittâmes la Fosse pour une cabane à La Cristalina, un endroitmagnifique à Magdalena Medio. De là-bas, nous partîmes pour unappartement situéprèsduquartier généralde laQuatrièmeBrigadedeMedellín, pour ensuite nous rendre au complexe Suramericana, prochedel’arèneLaMacarena.

Maintenantque jemesuisdonnépourmissiondemerappeleravecprécision les détails de nos vies à cette époque, il est difficile de direexactement combiende tempsnous restions à chaque endroit.Nousnecomptâmespas les jours, cetteannée-là. Ilnous importaitpeuqu’il soitdimanche,lundi,ouvendredi;celanefaisaitaucunedifférence.Nousnepensions qu’à notre sécurité. En revanche, nous avons appris que lameilleuretechniquepoursedéplacerdansuneautrecachetteétaitdelefairesouslapluie.

« La police n’aime pas semouiller. Donc lemeilleurmoment pourbougerestquand ilpleut. Iln’ya jamaisdepointsdecontrôlequand ilpleut»,disaitmonpère.

Notrerelationavec lapluieétaitdifférentedecelledesautresgens.Pour nous, la pluie était comme une couverture protectrice qui nouspermettaitdebougeràtraverslaville.Onvoyageaitplusfacilementsous

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lapluie.Souvent,quandilsemettaitàpleuvoir,c’étaitlesignequel’ondevaitpartir.

Nous arrivâmes donc au complexe Suramericana sous une pluiebattante. Il nous fallait passer par le sous-sol etmonter jusqu’au vingt-quatrième étage. L’appartement avait trois chambres, une pièce deservice dans laquelle dormait Petit Ange, et possédait une vuemagnifique sur toute la ville. Les gens qui s’occupaient de la cachettenous attendaient. Mon père m’expliqua qu’ils étaient un couplefraîchementmarié, avec un nouveau-né, qu’ils venaient de perdre leursemploisetqu’ilsn’avaientnullepartoùvivre.Ilsétaientfaceàunavenirpourlemoinsincertain.

Il continua : « Je leur ai promis de leur donner l’appartement et lavoiturequandnousn’enauronsplusbesoin.En fait, ils sontdéjàà leurnom.Ilssonttrèscontentsdecetteopération.Bienqu’ilsoitdurdevivredans la clandestinité, cela pourra leur permettre d’avoir un peud’argent.»

Lemeilleurendroitdel’appartementétaitunpetitbalconquioffraitunebonnevuesurlavilleetsurlesmouvementsduBlocderechercheetdesconvoismilitaires.Nousypassâmesdenombreusesheures.

Un soir, sur le balcon,mon père alluma un joint demarijuana.Mamère n’aimait pas ça et s’en alla en signe de désapprobation dans unechambreoùManueladormaitpaisiblement.Andreavitlascènedepuislesalon et resta silencieuse à feuilleter des magazines. J’étais assis entremonpèreetPetitAnge,quifumaitluiaussi.C’étaitlapremièrefoisquejevoyaismonpèrefumer,maiscelanemesurprenaitpas. Ilnem’avaitjamaismenti sur ce vice, et je ne le jugeais pas sévèrement pour ça. Ilm’avait une fois avoué que quand je le voyais partir se promener àNápoles,c’étaitparcequ’ilallaitfumerdelamarijuana.

Cette fois-là, il me donna un cours magistral sur les dangers de ladrogue,lesdifférencesentrecelles-ci, leurseffetsetledegréd’addictionqu’elles provoquaient. Il me dit que si je voulais en essayer une, jedevraisessayeravecluietnonavecmesamis.

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Danslaplupartdescachettes,Andreaetmamèrejouaientlerôledemaîtressesd’écolepourManuela.Mamères’étaitarrangéepourquesonécolenousenvoie lescours,etdoncManuelaavaitune routine scolairejournalière,quecesoitenvilleoudans la jungle.Celapermettaitausside passer le temps. L’ennui frappait rapidement quand nous restionscachés longtemps, il fallait donc trouver des manières d’occuper soncorpsetsonesprit.Ainsi,pournepasruinermadernièreannéedelycée,j’avaismoi aussi des devoirs à faire tirés desmanuels scolaires les plusexigeants. Pendant desmois, je les ait faits à contrecœur car j’avais dumalàmeconcentrer.

Pourcouronnerletableaudenotresituationprécaireaujourlejour,le célèbre astrologue Mauricio Puerta publia une prédiction selonlaquellemonpèremourraitcetteannée-là.«Ilsepourraitquedurantcetransit planétaire, Escobar rencontre la mort. » C’est ce qu’il avaitproclamé.

«Essayede trouver cemecpourqu’onpuisse savoir cequ’ildit surtoi, Tata », suggéra mon père à notre grande surprise, car il avaittoujoursétésceptiquesurl’astrologieetcegenredechoses.

Mamèreréussità joindrePuertaet luienvoya lesnomsetdatesdenaissancedetout lemonde.Ilnousdonnaenretourdescassettesaudioavec ses prédictions, qui nous stupéfièrent plus tard en raison de leurvéracité. Il a par exemple prédit que nous vivrions pendant des annéesdans une ville en bordure d’une des plus grandes rivières dumonde –sansspécifierlaquelle.NoussommeseffectivementallésvivreplustardàBuenosAires,unevilledontlesbergessontarroséesparlefleuveRíode la Plata. Il nous faudrait attendre la mort de mon père pourrencontrerPuertaenpersonneàBogotá.Quoiqu’ilensoit, ilatoujoursdonnédesprédictionsjustesconcernantnotrefamille.

Commetoujours,ilétaitunenouvellefoistempspournousdepartir.Nousattendîmes la tombéede lanuit, et, les yeux fermés, voyageâmesjusqu’àunevieillemaisoncitadine.Onappelacelle-ci«laPetiteMaisonde Blondain », en référence à un petit garçon de sept ans qui vivait là

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avec sesparents,quigardaientnotre cachette.Lamaisonpossédaitunepetitecouràcôtédelasalleàmangeretduséjour,etnouspouvionsvoirlecielàtraverslesbarrièresdesécuritédelamaison.C’estlàquenouscélébrâmes la fête des Pères. Chacun de nous écrivit une lettre àmonpère, comme il était coutume de faire dans ma famille pour pareilleoccasion.

Quelques joursplus tard,monpèreacceptade laissermamère,masœur,etAndreapasserquelquesjourschezunprofesseurdunomd’AlbaLía Londoño, pour que Manuela change un peu d’environnement, voied’autresgens,apprennedeschosessurl’art,etsurtoutpourluiremonterle moral. Je choisis de rester auprès de mon père. Vers environ cinqheuresdel’après-midi,alorsquelecoupledegardienss’apprêtaitàpartirfairelescourses,ilscomprirentquelapoliceétaitentraind’installerunpointdecontrôlesurlaroutejusteenfacedelamaison.

«Nousallonsdevoirremettrelescoursesàplustard,jusqu’àcequ’ilspartent. Ilnousfautrester icià l’abrietêtre leplussilencieuxpossible.N’allumezni les lumières,ni la télévision,ni laradio.PetitBlondainnedevrafaireaucunbruit–s’ilveutjouer,ilferaitmieuxd’alleràl’arrière,danslacuisine.Nefaitespasunbruitsansquejenevousl’autorise»,ditmon père au père de Petit Blondain, après avoir confirmé par un petittroudanslafenêtrequelapoliceétaitbeletbienentraind’installerunbarrage.«Cen’estpasmoiqu’ilscherchent,maisjeneveuxpasqu’ilsmetrouventiciparhasard.»

La situation était tendue. Mon père préférait que l’on donnel’impression que la maison n’était pas occupée, pour que la policel’ignore.Ilpassaitbeaucoupdetempsàlesépierparletroudelaported’entréeetilmedemandaitparfoisdegarderunœilsurlesmouvementsd’unofficierdepolicequisetenaitàseulementquelquesmètresdelà.Lasilhouette de l’officier était parfaitement visible, avec son fusil dans lesmains, lebarilletpointantvers lecieletsonchapeauvertdont l’undesbordsétaitreplié.

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Les jours passaient, et le barrage ne bougeait pas d’un pouce. Lesagents furent remplacés par des nouveaux. Nous n’avions plus denourriture, et tout ce qu’il restait à manger était une vieille soupe demondongo qu’il fallait rebouillir en ajoutant plus d’eau et un cube debouillondepoulet.Iln’yavaitplusriend’autre.

Plusieursjoursdurant,jemesentisaccabléparlapeur.Jepassaispardes périodes d’optimisme, d’acceptation, de déni, de désespoir et deterreurrienqu’enimaginantlapluiedeballesquinoustomberaitdessussilapoliceforçaitl’entréeetquemonpèreessayaitdel’enempêcher.

«Papa, et si ceshommes restaient ici pendantunmois ?Commentonvafairepourpartirs’ilspensentquelamaisonestvide?

– Ne t’inquiète pas, fils. Ils vont partir d’une minute à l’autremaintenant. Relax, c’est un super plan pour perdre un peu de poids »,dit-il,souriant,commesinousfaisionsuneexpéditioncamping.

Nouspassâmescesjours-cidansunprofondsilence,contraintsàunediscrétion totale pour éviter d’être pris. Nous parlions à peine. Parchance,mamère,Manuela,etAndrean’étaientpaslà–çaauraitpuêtrebienpire.

Nous avions un peu plus de deuxmillions de dollars en cash sur latable.Nousaurionspuacheter tout le supermarché sinous levoulions.Mais iln’yarienque l’onpût fairepuisquepersonnenepouvaitquitterlamaison.Notreimpuissanceétaitécrasante.

Enfin, huit jours après, alors que nous étions à bout de forces, lapoliceretiralebarrageettoutrevintàlanormale.

Lejourmême,lefrigoétaitremplidenouveau.Mamère,ManuelaetAndrearentrèrentàlamaison,maisnousnousabstînmesdeleurparlerdenotrehorribleexpérience.

Nous changions sans arrêt de lieu. C’était ensuite au tour de laMaisonbleue.MêmesiLosPepesmenaçaientlesavocatsdemonpèredeplusenplus,l’und’eux,RobertoUribe,acceptaderecevoirdesmessagesdemonpère envoyéspar PetitAnge. Le contenude ses lettres finissaitjusque-là entre les mains de n’importe qui. Maintenant, mon père

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envisageaitlapossibilitédenousenvoyerhorsdupays,maisilnefaisaitpasconfianceauprocureurgénéral.

« Ne t’inquiète pas, Ula », dit mon père. « Ula » était le nouveausurnom que mon père donnait à ma mère. C’était sa manière de semoquer gentiment d’elle car elle devait maintenant faire la cuisine,nettoyer, et repasser comme Eulalia, une ancienne femme de ménageque nous employions. Il ne nous était plus possible d’avoir une aidedomestique.«RobertoUribenousaideàvousfairepartirdupays.C’estunedemesconditionspourmareddition.LeprocureurgénéraldeGreiffa promis de vous trouver refuge dans un autre pays, et après j’iraimerendre.»

Manuelaetmoicommencionsàremarquerquenosparentspassaientde plus en plus de temps à parler de notre avenir. Leurs conversationsarrivaientrapidementàlaconclusionqu’ilfallaitscinderlafamille,pourlebiendetous.

« Je sais que rien ne vous arrivera quand vous serez en dehors dupays,meditmonpère. Ilsontdéjà fait lapromessedevous trouverunpaysoùvouspourrezpartir.Entre-temps,jevouscacheraidanslajungleavec le groupe ELN, et vous ne me verrez pas pendant un momentpendant que je préparerai ma reddition. Rien ne pourrait vous arrivernon plus si vous restiez dans la jungle avecmoi – c’est donc aussi uneoption–maisvousdevezalleràl’école,etçaneserapaspossiblelà-bas.Vousêtestouslesdeuxnotrepriorité,c’estdoncpourçaquej’aidécidéquelemeilleurchoixpourvousestderesteràl’immeubleAltossouslaprotectionduprocureurgénéral,bienquevotremèreaitdesdoutes.J’aiautorisé le CTI à déménager dans l’appartement 401 et organiser votrearrivée,maisvousn’avezpasbesoind’yaller sur-le-champ.Nous allonsfêterl’anniversairedevotremèreiciensemble,d’abord.»

Jeressentaiscetteéventuelleséparationcommeunseaud’eauglacéequ’onmelanceraitauvisage.Jepensaisàmonavenir,maisaussiàmonpère.Ilsétaienttouslesdeuxtrèsimportantspourmoi,etjemetrouvaislà à un carrefour majeur. J’étais sûr que sa deuxième reddition

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apporterait la paix en Colombie. J’avais confiance en lui pour qu’il negâche pas cette nouvelle opportunité. L’alliance avec les guérillerosd’ELNétaitunsautdanslevide.Laseulemanièrepourmoid’êtreloyalenvers mon père était de lui conseiller de se rendre sans autrerevendication.

Nous vivions des journées tristes et silencieuses. Nous étions demauvaise humeur et une angoisse permanente pesait sur nos vies. Le3 septembre 1993, ma mère fêtait ses trente-trois ans. Nous lecélébrâmesplusparhabitudecarpersonnen’avaitvraimentlegoûtdelafête,àcemoment-là.Pourlapremièrefoisdanslafamille,uneoccasionspéciale avait été célébrée sans agitation particulière, et la nourritureavaitlegoûtdel’incertitude.

Deuxjoursplustard,le5septembre,c’étaitl’occasiond’oubliernotretristesse l’espaced’un court instant. L’équipede foot deColombie avaitvaincu l’Argentine 5 à 0 sur notre pelouse lors du match final dequalificationpourlaCoupedumondeauxÉtats-Unisde1994.Là,danslerepairede laMaisonbleue, nous célébrâmes chaquebut. Jen’oublieraijamaiscejour.Passimplementàcausedumatch,maisparcequ’ilyavaitdesannéesquejen’avaispasvumonpèresiheureux.

Mais le temps n’arrête jamais sa course, et le jour de notre départarriva.C’étaitlapremièreetseulefoisdesaviequemonpèrem’autorisaà le voir pleurer. J’avais moi aussi envie de pleurer, mais je réussis àretenirmeslarmespourleconsolertandisqu’ilregardaitverslebas,lesyeuxbrillants.Nousétionsle18septembre1993.

Mêmesij’étaisaussitrèsémuparnotreséparation,j’étaismaintenantceluiquidevaitl’encourageràreleverlatêteetluiassurerquetoutallaitbien se passer. J’avais conscience de la difficulté, mais je n’ai jamaisdoutéde la capacitédemonpèreà trouverunmoyende se rendre.Lavienousforçaitàchoisirentreunemortcertainequelquepartaumilieudelajunglecolombienneettenteruncoupdepokerenpartantenexiletencapitulant.

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MonpèrefitunlongcâlinàManuela,puisàmamère.Andreafutladernière à dire au revoir, et il ne pouvait déjà plus parler à cause deslarmes.J’étaispourtanttoujourspleind’optimisme.

« Eh bien, malheureusement, nous devons y aller », dis-je la voixbrisée,avantdeluifaireunderniercâlinetundernierbaisersurlajoue.Unpeu remis,monpèreditqu’il continuaitdecroireque lesagentsdeprocureur général étaientdes « gensbien », et qu’ils tiendraient paroleen condamnant les actions de Los Pepes. Ses mots nous rassuraient,c’étaitlapremièrefoisqu’ilexprimaituneformedecroyanceenversuneinstitutiongouvernementale.

Celuienquiiln’avaitpasconfianceétaitsonfrèreRoberto.« Juancho, Tata, prenez bien soin de Manuela. Si quelque chose

m’arrive,Robertoatoujoursl’argent,ilpourravousaider,mais,s’ilnelefait pas, protégez Manuela. Il serait bien capable de la kidnapper, ditmonpère.Donnezauprocureurgénérallesinformationsquej’aisurLosPepes.Prenezcesadresses,etdonnez-les-lui.Ilsdisentqu’ilsnefontriencontre Los Pepes car ils ne possèdent pas d’informations fiables.Maintenant, ils en auront. Très bien, allez-y maintenant. Je vais voussuivre un peu pour m’assurer que tout va bien. N’oubliez pas de meprévenirenarrivant.»

Nous quittâmes la Maison bleue au volant d’une Chevrolet verteSprint en direction de l’immeuble Altos. Je ne pouvaism’empêcher deregarderdanslerétroviseur,etjevoyaismonpèreetPetitAngederrièrenousdansunautrevéhicule.

Je sentais que nous étions en sécurité, mais c’était incroyablementrisquépour luidenoussuivrequasiment jusqu’à laportede l’immeubleoùnousallionsvivre.Ilétaitpresqueonzeheuresdusoirquandjeprislevirageàgauchepourm’engagerversleportaildel’immeuble.Monpèreklaxonna deux fois et partit. Une fois à l’intérieur, nous montâmes autroisièmeétage,oùlesagentsdelaCTInousattendaient.Monpèrenousavait dit qu’ils arriveraient en petits groupes pour que personne ne

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comprenne qu’ils étaient là et qu’ils devaient protéger quelqu’un. Toutdevaitêtregéréavecdiscrétionpourdesraisonsdesécurité.

Je frappai plusieurs fois à la porte, mais personne ne répondit.J’actionnailasonnette,maisriennesepassaitnonplus.Jecommençaiàm’inquiéter quand soudain j’entendis une voix : «Qui est là ?Déclinezvotreidentité.

– Je suis Juan Pablo Escobar Henao, fils de Pablo Escobar. Noussommes là sur l’instruction de mon père pour être placés sous laprotectionduprocureurgénéral.Ouvrez laporte, s’il vousplaît, je suisavecmafamille.

–Êtes-vousarmés?–Armés?Pourquoionseraitarmés,mec?J’ycroispas…»Ilsouvrirentdoucementlaportesansdireunmot.Deuxagentsarmés

nousexaminèrentdespiedsàlatête,leursexpressionsmontraientqu’ilss’étaient attendus à affronter des bêtes féroces. À l’intérieur del’appartement, au bout du couloir, plusieurs hommes pointaient leursfusilsR-15etmitraillettesMP5dansnotredirection.

«Relax,lesmecs,cen’estquenous.Désolésdevousavoirréveillés.Allez vous coucher, nous parlerons demain. Nous allons à l’étage dansnotreappartement,numéro401pourydormir»,dis-je.

« Non, attendez, aumoins deux personnes doivent venir avec vouspour votre sécurité », dit Alpha, un des agents qui semblaient être enchargedesopérations.

«Ehbien,venezalors.Allonsvoiràquoiçaressemblelà-haut.Iln’yapasbeaucoupdemeublesdanscetappartement.»

En réalité, l’endroit était quasiment vide. Il n’y avait que troismatelasausoletriendanslacuisine,etplusoumoinsrienàboireetàmanger. Il nous faudrait attendre le lendemain pour régler cesproblèmes.Ilsefaisaittard.

Le lendemain, mamère parla avec un voisin, qui nous prêta de lavaisselle, quelques casseroles etpoêles, etmême sa femmedeménage,

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qui apparut quelques minutes plus tard avec un plateau rempli denourriture.

Deux jours plus tard, Juan Carlos Herrera Puerta, dit « le Nez »,arriva.C’étaitundemesamisd’enfancequiavec le tempsétaitdevenumongardeducorpspersonnel.Je luiavaisdemandéderesteravecmoicar j’avais le sentiment que nous avions besoin de protectionsupplémentaire.Ilavaitunfusilàpompeàhuitcoupsetuneattestationde port d’armes. Les agents de la CTI trouvaient sa présence suspecte,puisque les seules personnes autorisées à entrer en contact avec moiétaientAlphaetlesagentsconnussouslespseudos«A1»,«Empire»et«Panthère».

Alorsquenouscommencionsàpeineàenvisagernotrenouvellevieensemble,A1m’informaqueleNezallaitdevoirs’enaller.

« Écoute, A1. Si je comprends bien, vous veillez sur nous grâce àl’accord que mon père a passé avec le procureur général et legouvernement comme faisantpartiedes conditionsdenégociationpoursa reddition. Je n’ai pas à vous demander la permission pour inviterquelqu’un chezmoi. Si je nem’abuse, je suis sous votre protection, etnonassignéàrésidence.Est-cequej’aimalcompris?»

Le Nez resta avec nous. Grâce à l’intervention d’Empire, notrerelation avec A1 s’améliora les jours suivants, et nous commencionsmêmeàfairedespartiesdefootdanslesous-sol.

Ce moment de paix que nous vivions à l’immeuble Altos se brisasoudainement quand un soir, nous entendîmes des explosions quisonnaientcommedespétards.Avecprécaution,jem’aventuraiàjeterunregard par la fenêtre et je vis quatre véhicules stoppés au milieu del’intersection entre la Transversale inférieure et Loma del Campestre.Des hommes armés habillés en civil sortirent des véhicules, et ce quim’avait semblé être des jeunes gens en train de jouer avec des pétardsétaitenfaitunepluiedeballess’encastrantdanslafaçadedel’immeuble.

Nouspartîmesnouscacherdansledressing-roomdelagrandesuite,etleNez,quiavaitprisrefugederrièreunegrandeplante,nousditqu’il

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ne pouvait pas répondre aux tirs car son arme était de courte portée.Quelquesminutesplustard,A1etAlphaarrivèrent,nerveux,lesarmesàlamain.

« Écoute, A1, pourquoi tu n’irais pas pourchasser ces gens et lesattraper?Ilssontjusteenbasdanscecoinàtireràgaucheetàdroite»,luilançai-je,désespéré.

«Tuvoispasquec’estimpossible?Mamissionestdevousprotéger,pas de sortir pour arrêter des gens », répondit-il en essayant de sejustifier.

« Alors pourquoi y a-t-il plus de vingt agents pour nous protéger sivous n’essayez même pas de faire quelque chose quand on se faitattaquer?»

Lesvéhiculesfinirentparpartir.Cette attaque surprise empêcherait définitivement Manuela de

trouverlesommeilchaquenuitquisuivrait.Andreaavaitperdul’appétità cause du stress, et elle perdit connaissance quelques jours plus tard.Nousdûmesl’ameneràlaclinique,escortéeparleNezetquinzeagentsdelaCTI.

L’immeubleAltos se transforma peu à peu en forteresse. Les agentsplacèrentdesdouzainesdesacsdesablepourconstruiretroisbarricades,unesur le toitde l’immeubledevant lepostedesentinelle,oùunagentrestait là pour surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et deuxautresauxcoinsdel’immeublefaisantfaceà larue.Aumêmemoment,plus d’hommes de Bogotá et des agents de la CTI vinrent grossir nosrangs jusqu’à atteindre quarante soldats. Ils étaient armés de fusils, depistolets et de mitraillettes. Les agents patrouillaient constamment àl’intérieurdubâtiment,etilsinstallèrentunesirèneausondéchirantsurletoitdel’immeublepournousalerterencasdedanger.

Nous eûmes rapidement l’occasion d’en vérifier l’efficacité quandnousentendîmesdescoupsdefeu:ettoutlemondecourutsemettreenposition.Nousavionspourréflexedenouscacherdanslecoinéloignédudressing-room, et leNezmontait la gardepour quepersonnenepuisse

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entrer. Dix minutes passèrent, et cela nous sembla une éternité. Mamère,ma sœur, et Andrea priaient tandis que je parlais avec le Nez àtraverslesportes.

Une fois la situation calmée, un agent de la CTI appelé « Voiturepiégée » nous expliqua que trois hommes avaient sauté d’une voiturepour ouvrir le feu. L’un d’eux avait tiré une grenade à fusil et avaitatteintlafaçadeducinquièmeétage.

Panthère arriva quelques heures plus tard avec des nouvelles de lapartduprocureurgénéraldeBogotá:«DeGreiffveutquevoussachiezqu’ilrechercheunpayspouvanttousvousaccueillir.Ilneretardepasleschoses, c’est une tâche délicate qui demande à être gérée avec la plusgrande attention. C’est pourquoi les choses avancent si lentement. Ilvoudrait que votre père se rende pour qu’il puisse avoir confiance enlui.»

Voulantconstammenttenirmonpèreaucourantdecequisepassait,jecommençaiàenregistrertousnosévénementsavecunepetitecaméravidéo.Jepassaisdesheuressurlebalconàenregistrerlesvéhiculesquejetrouvaislouches.C’étaitunpeucommeunjournalvidéodetouteslesanormalités dont j’étais témoin, et de toutes les attaques que l’onsubissait.

Unjour,nousfûmesprisdefrayeurquandEmpirenousappritqueleBloc de recherche était alors en train de conduire une opération degrande ampleur contre mon père à Belén Aguas Frías, c’est-à-direAburrilandia. Ils l’auraient apparemment repéré par triangulation d’uneconversationradiotéléphoniqueentrenousdeux.Mais levéritablemotifdel’agentétaitenfaitd’observermaréactionpourconfirmerlapositiondemonpère.

Quelques jours plus tard, nous reçûmes une lettre de mon pèredécrivant lesdétailseffroyablesdesonévasionmiraculeuse. Ilditqu’envoyant la police arriver, il comprit que le radiotéléphone avait trahi saposition. Mais il avait un avantage car la montagne était très raide :alors, quand il vit la police, il courut le long du gouffre. Dans son

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échappée,ilperditsaradioetsalampetorche.Ilétaiteffrayéetpensaitmourir àmesure que son énergie le quittait sous le froid et la pluie. Ilfinit par atterrir dans une bourgade de Belén, où des gens ledévisageaientcar ilétait recouvertdeboue.Parchance,personnene lereconnutgrâceàsabarbe.Là,ilhélauntaxipouralleràlamaisondesacousine.

Les agents qui nous protégeaient ne comprenaient pas comment jetrouvais lemoyende garder un contact épistolaire avec lui,même s’ilsfouillaient chaque personne entrant et sortant de l’immeuble. Ils necomprenaientpascommentj’avaispupasserlesmessagesdeDeGreiffàmon père, car en plus de cela aucun d’entre nous ne quittait jamaisl’appartement.

Ilsn’avaientpascomprisque,justesousleurnez,plusieurspersonnesnousvenaientgénéreusementenaide.Parexemple,AliciaVásquez,unedes gérantes de l’immeuble, offrait de nous assister, même si cela luiétait difficile car nous ne pouvionsmême pas sortir sur le parking desvisiteurs. Les agents ne fouillaient jamais Alicia, c’est pour cette raisonqu’elle recevait les correspondancesdeplusieursmembresde la famillechez elle et les apportait ensuite dans l’immeuble. Une autre personnequi aidait à nous passer le courrier était Nubia Jiménez, la nounou deManuela. Elle allait chercher les lettres d’Alba Lía Londoño, notreprofesseur,quilesrecevaitdePetitAnge.

Après son échappée périlleuse d’Aburrilandia, je perdis encorecontactavecmonpèrejusqu’au6octobre1993,quandEmpiredébarquadans l’appartement en courant. « J’ai entendu qu’ils ont chopé un typeappelé PetitAnge.Tu le connais ?C’était qui ? Ilsm’ont dit que lui etsonfrèresontmortsdansunefusilladeaveclapoliceàMedellín.

– Je ne sais pas grand-chose sur lui. C’était pas un type trèsimportant, je l’ai vu traîner quelques fois à La Catedral mais rien deplus»,répondis-jeenretenantmeslarmes.Jesavaisquecelavoulaitdirequ’ilsétaienttrèsprochesd’attrapermonpère.

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C’estainsiquenouspassâmeslesoirdu31octobreàmasquernotrepeur, et à nous inquiéter pour le maquillage que nous avions sur levisage, appliquéparune femmequemamèreavait engagéepouraiderManuela avec son costume. Une petite fête avait été organisée dansl’immeuble pourHalloween rassemblant plusieurs voisins,mais rien desemblableaveccequ’onavaitpufairedanslepassé.LeNezseplaignaitde ne pas pouvoir voir à quoi ressemblait son fils dans son costumepuisqu’ilétaitentraindes’occuperdemoi.

Le secretdemacorrespondanceavecmonpèren’allaitpas tarderàêtredécouvert,etchaquecontributiondevenaitdeplusenplusrisquée.QuandleNezmedemandalapermissiondevoirsonfils, jeluisuggéraidequitterl’immeubleparlepetitruisseauàcôtédelapiscine,lamêmesortie par laquelle j’étais passé pour échapper à Los Pepes le jour denotretentativeéchouéededépartpourlesÉtats-Unis.

« Non, Juancho, ne m’oblige pas à mouiller mes chaussures enpassantparcettetranchée.LesgarsdelaCTIvontm’aider,jeleuraidéjàdemandé et ils m’ont dit qu’ils étaient d’accord. Ne t’en fais pas, jeprendraiuntaxi.Jenelesguideraipasjusqu’àmamaison.»

Ignorantma requête, leNezme dit deme détendre ; A1, Alpha etEmpire l’emmèneraient jusqu’à la route principale d’El Poblado avec lamême Chevrolet Sprint avec laquelle nous étions arrivés quelquessemainesauparavant.Quelquesjoursplustard,mespirescraintesfurentvérifiées. Le Nez devait revenir le samedi 7 novembre en fin d’après-midi.Maisilnerevintjamais,etpersonneneretrouvajamaissoncorps.LosPepesl’avaientfaitdisparaître.

Deuxjoursplustard,lemardi9novembre,deshommeslourdementarmés avec des cagoules se déployèrent dans le lotissement de LosAlmendros, forcèrent l’entrée d’une maison pour attraper notreprofesseur,Alba Lía Londoño. Là encore, personnen’eut plus jamais desesnouvelles.

En apprenant la mort d’Alba Lía, je savais que je devais passer uncoup de fil urgent pour sauver Nubia Jiménez, la nounou deManuela.

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Elle et Alba Lía étaient toutes deux des liens dans la chaîne decommunication familiale, et il était fort probable qu’elle soit désignéecomme laprochaine cible. Jemedépêchaid’allerdansunappartementvide et composai son numéro le plus vite possible. Le téléphona sonnaplusieursfois,etquandlefilsdeNubiafinitparrépondre,ilmeditquesamèrevenaitdepartirpourprendresontaxi.

«S’ilteplaît,coursaprèselle,nelalaissepasentrerdanscetaxi.Ilsvont la tuer. Cours, allez, allez, allez ! », criai-je, et le garçon laissatomberletéléphonepourcouriraprèselle.

J’étaistremblantetjepriais,letéléphonepressécontremonoreille,espérant qu’il réussisse à rejoindre sa mère à temps. J’attendais avecimpatience quand j’entendis une nouvelle fois les pas de l’enfants’approcher du combiné. Il prit le téléphone, trèsmécontent, etmeditque sa mère était déjà partie. On l’avait piégée, prétendant un fauxrendez-vousavecleprofesseur,qui,jelesavais,avaitdéjàdisparu.

Unenouvelleétapedelachasseavaitcommencé.LosPepessavaientquetracerchaqueliendecommunicationleurpermettraitprobablementderemonterjusqu’àPabloEscobar.Etcommec’étaitleurultimebut,lesautres vies ne comptaient plus. Tout comme la vie de bien des gensn’avaitpascomptépourmonpère.

J’essayaisdedéterminerquiNubiapouvait impliquersiLosPepeslatorturaient, et je suggérai à Andrea de dresser une liste. Bien que laplupartdespersonnesquinousétaientassociéesetqui étaient toujoursen vie fussent parties se cacher, nous découvrîmes qu’une d’entre elleshabitaitencoredanssarésidencehabituelled’Envigado:«Tribilín»,undeshommesdemaindemonpère.

Nous savions que Tribilín serait la prochaine victime puisqu’il étaitfacile à localiser. Nous ne savions pas exactement où il vivait, maisquelqu’undel’immeubleAltosnousfournitl’adresseetnouspermitainsid’envoyer une femme de ménage pour l’avertir du danger. Elle revintquaranteminutesplustardenpleurs.

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« J’étais presque arrivée quand tout à coup plusieurs voituresapparurentavecdeshommesarméset cagoulés »,dit-elle,bouleversée.Mais il n’y avait rien de plus à faire. Tribilín avait été blessé dans lafusillade en essayant de se défendre lui-même, et Los Pepes l’avaientachevé.

Aprèscettenuit-là,jenequittaisplusl’armequeleNezavaitlaisséedans notre appartement. Je savais qu’il n’y avait plus beaucoup depersonnes restantes sur la liste de Los Pepes. Presque tous ceux liés deprès ou de loin avec mon père étaient morts, et ceux qui restaientavaient fui ou pourrissaient en prison. Nous, la famille, étions lesdernièrespersonnesquemonpèreavaitdanssavie.Mamère,masœur,et les deux enfants du professeur qui étaient arrivés peu de tempsauparavant, dormirent sur des matelas dans le dressing-room. Andrea,quiétaitcourageuseetsolidaire,restaàmescôtésdansl’appartement.

Cefurentlesnuitslesplusangoissantesdemavie.Jefermaisunœilpour que l’autre puisse se reposer. La situation chaotique et lacommunication rompue avec mon père rendaient encore plus difficilenotre départ du pays, et le processus semblait au point mort. C’étaitd’autant plus clair quand Panthère nous apporta un message d’AnaMontes, ladirectricenationaledubureauduprocureurgénéral, etbrasdroit du procureur général de Greiff, exigeant que mon père se rendeavantqu’ilstrouventunpayspournousaccueillir.Celanelesintéressaitplusdenousaideràpartir.Ilsrecouraientmaintenantauchantage.Nousdormionslittéralementavecl’ennemi.DANSCETTEATMOSPHÈREHOSTILEETLAMENACEdemortlatente,nousdécidâmesdepartirpourl’Allemagnesansprévenirpersonne,grâceauconcoursd’unetiercepersonnequinousavaitachetélesbillets.Maisils’avéraquelegouvernementposaitsonœilpartoutetavaitdécouvertnotredestination:Francfort.

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Alorsquenousattendionslejourdenotredépart,AnaMontesmeditfroidement que le bureau du procureur général apportait deuxaccusationsàmonencontre:pourdesprétendusviolssurdiversesjeunesfemmesd’ElPobladoetpour le transportdebiens illégaux. Ilne faisaitaucundoutequ’ilsessayaientpar tous lesmoyensdenousempêcherdequitterlepays.

«Écoutez,Madame,dis-jeen laregardantdroitdans lesyeux,votreaccusation selon laquelle j’aurais violé des femmes est inconcevable. Jene ferais jamais une chose pareille. Excusez-moi, mais je préféreraisencorequecesoitellesquimeviolent,plutôtque l’inverse.Jeneveuxrienexagérer ici,mais ilm’arrivesouventdedevoir rejeter les femmes.Elles feraient n’importe quoi pour être avec le fils de Pablo Escobar.Alorsjen’aipasbesoindeviolerquiquecesoit,jevousl’assure.

–Ehbien,nousn’avonspas encore confirmé ces informations,maisplusieursfillesontparléetditqu’undesvioleursprétendaitêtrelefilsdePablo Escobar, et qu’il avait des cheveux blonds, alors nous avonssupposéqu’ils’agissaitbiendevous.Jevouscrois,maisqu’enest-ildelaboîte pleine de pistolets que vous avez rapportée dans cetappartement?»,medemanda-t-elle,sûredem’avoirpincé.

« Des pistolets ? Qui a vu des pistolets ? Je vais vous faire unesuggestion, Madame. Si vous voulez, je reste là pendant que vousenvoyezautantd’hommesqu’ilvousplairapourfouillerl’appartementdefondencomble.Vouspouvezmêmedémontertoutl’immeublesiçavouschante,pourquevous trouviez cetteboîtequi vous inquiète tant.Vousn’avezpasbesoind’unmandat,jevousdonnemapermission.

–D’accord,jevouscrois.Vousferiezmieuxdenepasmementir.Jeretourne à Bogotá pour continuer mon travail. Cela ne sert à rien defouiller l’immeuble.Mais dites à votre père de se rendre, et nous vousferonspartirdecepays.Oh,etdites-luidenepasprendretropdetempsà se décider. Nous allons devoir annuler votre protection dans lesprochains jours,etonvousoffrira lemêmeniveaudeprotectionque legouvernementcolombienoffreàtoussescitoyens.

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–Commentpouvez-vousfaireunetellechose?Pourquoi?»,s’écriamamère.

«MonDieu,mais comment pouvez-vous laissermes enfants etmoisansprotection?Vousn’avezpas ledroitdefaireça!Noussommesiciparcequec’estcequevousvouliez,parcequevousavezpromisdenousfairesortirdupaysetdenousoffrirunrefugeenéchangedelaredditionde mon mari. Et maintenant vous menacez de nous retirer notreprotection!»

Finalement,unmatinensoleillédefinnovembre,nouspartîmespourBogotáafindeprendreunvoldirectpourFrancfort.Mais,commenousl’avionsprévu,l’Allemagnenousrefusal’entréemêmesitousnospapiersétaientenrègle.IlsnousforcèrentàrentrerenColombiesurlademandedugouvernementetduprocureurgénéral.

Quand nous fûmes de retour en Colombie, le 29 novembre, desagents du procureur général nous attendaient à l’aéroport et nousinformèrent que le seul endroit où ils pouvaient garantir notre sécuritéétait laResidenciasTequendema,unhôtel particulierdans le centredeBogotá.Nouspassâmeslesheuressuivanteslà-bas,sansavoirlamoindreidéedelapositiongéographiquedemonpère.Nousespérionsseulementqu’ilnouscontacteraitbientôt.

Le 2 décembre, mon père se réveilla un peu plus tôt qu’à sonhabitude et alluma la radio qu’il utilisait pour avoir de nos nouvelles.Pendant ce temps, alors que nous étions toujours exténués par notrealler-retour en Europe en moins de quarante-huit heures, nous nousréveillâmes à sept heures dumatin. Je reçusun coupde fil où l’onmedemandadedonnerdesentretiensàplusieursmédias:deuxétaientdesmédias locaux,etd’autresfaisaientpartiedesplus importantsd’Europe,d’AsieetdesÉtats-Unis,etjeleurfistoussavoirquenousn’avionsrienàdéclarer.Laveille,j’avaisditquelquesmotsàlaradiopourfairesavoiràmon père, de ma propre voix, que nous allions bien et que nous luisouhaitionsunbonanniversaire.

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Versuneheurede l’après-midi, après avoir commandéàmanger auroom service, nous reçûmes un appel nous informant que quatregénéraux s’apprêtaient à venir pour parler avec la famille. Nous nepouvions pas refuser ce rendez-vous. Après avoir échangé quelquesamabilités, ils nous assurèrent qu’une centaine de soldats protégeaientl’immeubleetqu’ilsordonnaientl’évacuationduresteduvingt-neuvièmeétage.

Tandisquenousparlions,letéléphonesonna,etcommed’habitudejerépondis.C’étaitlaréceptionniste.

« Bonjour,Monsieur, j’ai monsieur Pablo Escobar sur la ligne, et ilvoudraitvousparler.

–Bonjour,Grand-Mère,commentçava?Net’enfaispas,onvabien,vraimenttoutestOK»,dis-jeàmonpère,sachantqu’ilcomprendraitqueje n’étais pas seul. Je raccrochai à contre-cœur, même si je mouraisd’enviedeluiparler.

Alors que nous continuions notre conversation avec les généraux,j’avaispeurquemonpèrenerappellepas,etpourtantletéléphonesonnaunenouvellefoiscinqminutesplustard.

«Grand-mère,s’ilteplaît,arrêted’appeler,onvatrèsbien»,répétai-je,maisilmeditdenepasraccrocheretdemepassermamère,quisedépêchadeprendrelalignedanslachambred’àcôté.

Aprèsavoirraccompagnélesgénérauxàlaporte,jeprévinsmamèrede ne pas rester trop longtemps au téléphone car l’appel étaitcertainementtracé.Elleacquiesçadelatêteetditaurevoiràmonpère:«Prendsbiensoindetoi,tusaisquenousavonstousbesoindetoi»,dit-elleensanglotant.

« Ne t’inquiète pas,mon amour,ma seulemotivation dansma vie,c’estdemebattrepourvoustous.Jesuisdansunecaveici.Jenecoursvraiment aucun risque. La phase la plus dure est derrière nousmaintenant.»

Avec un troisième coupde téléphone, je lui expliquai que la veille,nousavionsparléaveclejournalisteJorgeLesmesdumagazineSemana,

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qui nous avait offert d’envoyer une enveloppe avec plusieurs questionssur notre situation. Je dis à mon père que j’aimais l’idée car nouspouvions répondre aux questions avec du recul, alors que les autresjournalistesvoulaientdesinterviewsendirect.

« Dis-lui que tu es d’accord, et qu’il peut t’envoyer les questionsquandellesserontprêtes»,ditmonpère.

De manière surprenante, mon père semblait avoir abandonné sesvieilles précautions concernant la durée des appels. Sa protectionprincipaledurantpresquevingtansdecarrièredecriminelavaitétéderestreindre la durée des appels, mais maintenant, il semblait s’enmoquer.C’estcommes’ilsefoutaitqueleBlocderechercheetLosPepestracentlalocalisationdesonappel,commecelas’étaitpassérécemment.

« Papa, tu ne dois plus appeler. Ils vont te tuer », dis-je,nerveusement.

Maisilm’ignora.La liste de questions de Lesmes arriva vers deux heures de l’après-

midi.Quandmonpère rappela, je le lui fis savoiret ilmedemandadeles lui lire tandis que Lemon les écrivait sur un carnet. Il avait mis letéléphone sur haut-parleur. Je lus les cinq premières questions et ilm’interrompitenmedisantqu’ilmerappelleraitdansvingtminutes.

Il rappela pile à l’heure et je commençai à écrire les réponses qu’ilme dictait. J’aurais aimé avoir l’écriture d’un docteur pour écrire plusvite.

«Je terappelle toutdesuite»,ditmonpèrealorsqu’ilavait fait lamoitié.

Je feuilletaisnonchalammentunmagazinependantuncourt instant,etletéléphonesonnadenouveau.Jepensaisquec’étaitlui.

«JuanPablo,iciGloriaCongotede“QAP”.Lapoliceaconfirméquevotre père vient d’être abattu dans le centre commercial d’Obelisco deMedellín.»

Jerestai silencieux,abasourdi–cen’étaitpaspossible.Jevenaisdeluiparlerilyaseptminutes.

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Aucentrecommerciald’Obelisco?Quefaisaitmonpère là-bas?Çamesemblaitvraimentétrange.

«C’estconfirmé.»JedemandaiàAndread’allumer laradio,et ilsétaientdéjàentrain

de spéculer sur la possibilité que mon père avait péri lors d’uneopérationdepolice.Quandnouseûmeslaconfirmationdelanouvelleàlaradio, la journaliste,quiétaittoujoursenligne,medemandadefaireunedéclaration.Ellelanotaconsciencieusement,etjelaregretteencoreaujourd’hui : « Nous n’avons rien à dire pour le moment. Mais oui, jetueraicessalopardsmoi-même.Je les tueraidemespropresmains,cesbâtards.»

Je raccrochai le téléphoneet pleurai sansm’arrêter.Nouspleurionstous. Je me suis rapidement repris pour imaginer la manière dont jepourrais me venger. Mon désir de revanche était immense. Mais c’estalors que je fis l’expérience d’unmoment de réflexion qui changeamavie. Deux chemins s’offraient à moi : devenir une version encore plusmeurtrière demon père, oumettre sonmauvais exemple de côté pourtoujours. À cet instant, je me suis rappelé des nombreux moments dedépression et d’ennui dont nous avions fait l’expérience en vivant avecmon père en fugitifs. Je savais que je ne pouvais pas emprunter cecheminquej’avaistantcritiqué.

Jedécidaiderevenirsurmadéclaration.J’appelaiimmédiatementlejournalisteYamidAmat,directeurdel’émission«CM&»,etluiexpliquacequi s’étaitpasséavecGloriaCongote. Je luidis ceci : « Jeveuxêtretrès clair quand je dis que je ne recherche pas la vengeance. Je nevengerai pas la mort de mon père. La seule chose qui m’importemaintenant est l’avenir de ma famille, qui a tant souffert. Je vaistravailler dur pour que nous continuions à avancer, pour que nouspuissions poursuivre des études et devenir des gens respectables, et jeferai tout ce qui est enmon pouvoir pour promouvoir la paix dans cepays,quoiqu’ilencoûte.»

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LES ÉVÉNEMENTS QUI SUIVENT SONT MAINTENANT de l’histoireancienne.Mon père est décédé le 2 décembre 1993, à trois heures del’après-midi, et de nombreux aspects de sa vie, ainsi que de sa mort,continuentd’alimenterlesenquêtesetlesdébats.

Depuis plus de vingt ans, bien des théories ont été avancées surl’identité de la personne réellement responsable de la balle qui a tuémon père. Il existe quantité de versions, la dernière datant deseptembre2014,tandisquej’apportaisladernièremainaumanuscritdece livre. Dans son livre How We Killed the Boss, l’extradé ancien chefparamilitaire DiegoMurillo Bejarano, aussi connu sous le nom de DonBerna,déclaraitquesonfrèreRodolfo,connusouslenomde«Graine»,étaitl’hommequiavaittirélaballequiabattumonpère.

Qui l’a tué ? Cela n’a pas vraiment d’importance. Ce qui a del’importance, en revanche, et ce que j’aimerais souligner, c’est quel’examen médico-légal effectué à six heures du soir ce jeudi-là par lesmédecins légistes John Jariro Duque Alzate et Javier Martínez Medinaindiquequ’ilfuttouchéparballesàtroisreprises,dontuneluifutfatale.

Une balle venait d’un pistolet d’un calibre inconnu, tirée par unepersonne qui couvrait l’entrée arrière de la maison dans laquelle secachaitmonpère. Il avait grimpé sur le toit, et, en voyant que la zoneétait encerclée, avait essayé de retourner à l’intérieur,mais la balle letouchadansl’épauleetcontinuasacoursepourselogerdanslebasdesamâchoireentrelesdents35et36.

Lerapportmédico-légalmentionneunedeuxièmeballedanssacuissegaucheetayantlaisséuntroud’environunpoucedediamètre.Mais,surlesphotosprisesquelquesinstantsaprèssamort,iln’yapasdetracedesang sur son pantalon. Sur les photos de son corps nu sur la table enmétalpourréaliserl’autopsie,aucuneblessuren’estvisiblesursajambegauche.

Il ne fait aucun doute que, quandmon père reçut cette balle dansl’épaule, il tomba du toit et se blessa. La fuite était impossible. Et

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j’aimeraismeconcentrermaintenant sur le troisièmecoupde feu, celuiqui l’a tué instantanément. La balle l’a touché dans la « sectionsupérieuredelaconquedel’oreillettedroite,avecuneformedeblessurede sortie irrégulière, avec les bords retournés dans la région pré-auriculaire en bas à gauche. » La balle, dont le calibre n’est pasmentionnéparlerapport,estentréeparlecôtédroitetsortieparlecôtégauche.Loindemoil’idéededéclencherunenouvellecontroverse,maisje suis absolument certain que c’est mon père qui a tiré cette balle,exactement à l’endroit où il disait qu’il tirerait s’il se faisait capturer :dansl’oreilledroite.

Plusieursfois,durantsatraqueeffrénée,monpèrem’aditquelejouroù il serait face à ses ennemis, il ne tirerait que quatorze ou quinzecartouchesdesonpistoletSigSauer,afindegarderladernièrepourlui-même.Surlaphotoquimontrelecorpsdemonpèresurletoit,onpeutvoirque lepistoletGlockestdanssonétui,maissonBigSauer,unpeuplusloinsurlesol,avaitclairementétéutilisé.

Jeme souviens qu’une foismon père avaitmentionné la possibilitédedéciderlui-mêmedesaproprefin.Ilparlaitavecl’undeseshommesauradiotéléphonependantunedescente.Jen’oublierai jamaiscequ’iladit. Et je ne savais pas non plus que cette conversation avait étéenregistréepar leBlocde rechercheetque je l’entendraisunenouvellefoisaprèssamort:«Cesbâtardsnem’aurontjamaisenvie,bordel.»

1.Àlafindel’année1994,CarlosCastañorévélaàmamèrequ’ilétaitundeshommescagoulésàdescendreàl’immeubleAltoscesoir-là.Selonlui,lesautresétaientsonfrère,FidelCastaño,etd’autreshommesquideviendraientensuitedesmembresdeLosPepes.

2. Peu de temps après lamort du capitaine Posada, les ennemis demon père essayèrent dem’impliquerdansl’incident.Unprétendutémoinditauprocureurm’avoirvuencompagniedemonpèrecesoir-làdansunbard’Envigado,alorsmêmequelecrimeeutlieuloindelà.Jesuisallé au tribunal pour mineurs afin de donner ma version des faits et de soumettre desassignations à comparaître pour une douzaine de voisins et employés de l’immeuble Altosm’ayantvu là-bas toutau longde lanuit.Enplusdeça,quelquesheuresplus tôt, leBlocderecherche avaitmené une descente à l’immeuble Altos qui avait duré plus de dix heures. Cesupposétémoinenvoyaalorsunelettreàlacourdisantqu’ilavaitététorturé,pourm’accuser.

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Lapaixaveclescartels

Enmilieudejournée,le5décembre1993,àpeinequarante-huitheuresaprès les funérailles de mon père à Medellín, nous fûmes extirpés denotre tristesse et notre incertitude par l’annonce de l’arrivée de FabioOchoaRestrepo,amateurdechevaux,àlaResidenciasTequendama.

NousconnaissionsDonFabiodepuisledébutdesannées1980,aprèsavoir rencontré ses fils, les frèresOchoa, à la Coupe Renault de 1979.Alorsqu’ilentrait,nousfûmesépoustouflésdedécouvrirunemyriadederécipientsdetoutetaillepleinsdenourrituredetoutesorte,commes’ilavait entièrementvidé son restaurant : il y avaitquelque chose commecent cinquante bandejas paisas, la spécialité de la région d’Antioquia,assezdenourriturepournoustous,lessoldats,lesofficiersdepolice,lesdétectives de la DAS, et les agents de la CTI, DIJIN, SIJIN qui nousprotégeaient. L’intention était complètement exagérée, et fidèle à lacoutumedeMedellín.Nousaccueillîmesavecunplaisirnondissimulécefestin composé de haricots, d’arepas, de bœuf haché, de saucisses, decouenne de porc, d’œufs et de bananes plantains. Mais c’était bien laseulebonnenouvellequelevieilOchoaavaitapportéeaveclui.Àlafindesavisiteverscinqheuresdel’après-midi,ilnousditd’untoncalmeetsolennel qu’il avait entendu dire que Fidel Castaño, le leader de LosPepes,gardaittoujourspourciblesmamère,masœuretmoi.

« Fidel Castaño dit que Pablo Escobar était un guerrier, mais qu’ilavaitfaitl’erreurd’avoirunefamille.C’estpourçaqu’iln’enapas,pour

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quepersonnenepuisseluifairedumal»,ajoutaDonFabioOchoa.Cette information nous fit l’effet d’une sentence de mort. Nous ne

connaissions que trop bien l’immensité du pouvoir de Castaño, chef dugroupe qui avait pourchassé et abattu mon père. À partir de ce jourjusqu’à notre départ de Colombie, neuf mois plus tard, nous avonsmaintenu avec Fabio Ochoa Restrepo une relation plus proche encoreque celle qu’entretenait mon père quand il était encore en vie. Iln’arrêtaitpasdenousenvoyerdelanourrituredesonrestaurant,etmasœur Manuela lui rendait souvent visite pour monter ses meilleurschevaux.

AprèsavoirapprisqueCastañoétaittoujoursdéterminéànoustuer,nousdécidâmesdejouernotreultimeetdernièrecarte:nousenvoyâmesunmessage écrit par mamère, le suppliant d’épargner ses enfants, enajoutant qu’elle n’avait jamais été impliquée dans la guerre et qu’elleétaitprêteàfairelapaixaveclesennemisdemonpèredéfunt.Ilfutuntemps où Castaño était un ami proche de mon père, et ils avaient euquelques succès dans le trafic de la cocaïne ensemble. Ma mère étaitassez optimiste car elle se rappelait partager avec lui l’amour de l’art.CastañovoyageaitsouventenEurope,enparticulieràParis,oùondisaitqu’il possédait un luxueux appartement rempli d’œuvres d’art. Il aimaitvisiterlesmuséesetacheterdesœuvres.Unefois,mamèreluiamontrésacollectiondepeinturesetdesculptures,quiétaientdisperséessurlesdeux étages de notre duplex de mille cinq cents mètres carrés del’immeuble Mónaco. Il n’y avait pas un seul mur vide dans toutl’appartement.Elle fut très fièrequanduncélèbregaleristeaffirmaquesacollectionétaitlaplusvastedetoutel’Amériquelatine.

Fidel Castaño avait été impressionné par la qualité desœuvres quemamèreavaitacquisesd’artistescommeFernandoEdgarNegret,DaríoMorales, Enrique Grau, Francisco Antonio Cano, Alejandro Obregón,DéboraArango,ClaudioBravo,OswaldoGuayasamín,SalvadorDalí,IgorMitorajetAugusteRodin,enplusdesesprécieusesantiquitéstellesqueses vases chinois, et ses pièces précolombiennes réalisées en or et en

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terre cuite. Quelques semaines plus tard, Castaño avait invité mesparentsàdînerdanssongigantesquemanoir,Montecasino,quiétaitunevéritableforteresseentouréedemurstrèshauts,làmêmeoùilcréaplustardLosPepes,etoùlegroupeplanifiasesplusgroscrimes.

Lasoiréefutalorstrèstendue.Monpèresesentaitmalà l’aisechezCastaño. Il n’avait pas l’habitude de ces manières très guindées quiétaientcellesdesserveursetdeFidellui-même.Celui-cilesaccueillitencostumetrois-pièces,etlatableétaitdresséed’uneélégantevaisselleenargent, avec cinq fourchettes pour chaque personne. Aumoment de semettre à table, mon père demanda discrètement à ma mère commentouvrirlespincesdecrabesansavoirl’aird’unidiot.

Une fois le dîner terminé, Fidel leur montra la maison et sacollection de vins français, les informant du même coup qu’il avaitcommandéàsonstaffdepréparerunbaindevapeurturcetunJacuzzi.

«Pourquenouspuissionsnousdétendre,Pablo»,avait-ildit.Mon père luttait pour cacher son irritation et rejeta l’invitation,

prétextant qu’il avait un rendez-vous. J’ai toujours pensé que FidelCastañoavaitdesvuessurmamère,etc’estpourquoimonpèreétaitsicontrarié. En résumé, il était jaloux, et il interdit même à Castaño derendrevisiteàmamèreàl’immeubleMónaco.

Les maigres espoirs que nous avions en envoyant la lettre de mamère à Castaño se transforma en soulagement quand il nous réponditavec une lettre de trois paragraphes. Il y disait qu’il ne nous voulaitaucunmal et qu’il avait en fait commandé à Los Pepes de nous rendreplusieursœuvres d’art qu’ils nous avaient volées, dont la très précieusepeinturedeSalvadorDalí,RockandRoll.

NousavionspourlemomentécartélamenacedeFidelCastaño.Maisnous n’avions pas encore réalisé que la route était encore longue. Lesmois à venir, nous aurions à affronter les capos les plus puissants etdangereux, ainsi que les leaders paramilitaires du pays. Et ils étaientbienmoinscompréhensifs.

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Lesjourspassant,nouscommençâmesàrecevoirlavisitedesfemmeset petites amies des plus importants lieutenants de mon père, leshommesquis’étaientrendusauxautoritésaprèsleurévasiondelaprisonLa Catedral. Parmi eux figuraient Otoniel González, « Otto » ; CarlosMarioUrquijo, «Stud», etLuisCarlosAguilar, «Crud». Il était connuquemonpèreétaitgénéreuxavecseshommes, il lespayaitgrassementchaque fois qu’ils exécutaient pour lui une mission – enlèvement,meurtreouassassinat.

Cesfemmes,quiparfoisrestaientavecnouspendantplusieurs jours,délivraient des messages des capos qui s’étaient opposés à mon père,demandantdel’argentenguisedecompensationpourlaguerre.Angela,quiétaitlapetiteamiedePopeye,nousdemandad’alleràlaprisondeLaModelo afin de rencontrer le trafiquant de drogue Iván Urdinola car ilavait unmessage des capos du cartel de Cali. Le nom d’Urdinola nousétaitfamilier.Unmomentdonné,monpèrenousavaitmontréleslettresdanslesquellesUrdinolaluiassuraitqu’ilnes’étaitpasalliéaveclecarteldeCali, et exprimait sa solidarité avecmonpère.Même si lademanded’Urdinola, apportée spécialement par le concours de la petite amie dePopeye, semblait étrange, nous ne savions pas encore que nous allionsnousembarquerdansunedespériodeslesplusdifficilesdenotrevie,etencoreplusdangereusesquelespiresmomentsquenousavionspassésànous cacher avec mon père. Nous cherchions un accord de paixinconcevableavecplusieurscartelsdeladrogue.J’allaissurmesdix-septanset j’avaisassezpeurdedevenirunadulte.Jenepouvaisyéchappermais j’appréhendais cette majorité. En effet, j’étais le fils de PabloEscobar, et puisqu’il était mort, tous ses ennemis allaient tourner leurregardversmoi.

Alors que nous réfléchissions encore sur le fait de rencontrerUrdinola,mamèreetmoicommencionsàrendrevisiteauxhommesdemonpèreenprisonaveclapermissiondubureauduprocureurgénéral,qui en plus de nous protéger sécurisait les visites en prison. Même sinousavionsdesgardesdu corps,nous choisissionsde fairedesvoyages

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séparésentrechaqueprisonpouréviterdenousmettreendanger.Notreintention était de parler avec tous les hommes de mon père sur lapossibilité de négocier la paix avec les cartels. Il n’était pas dur de lespersuaderdemettredecôtéleurhostilitéàl’égarddesautrescartels,caraucund’euxn’avaitdepouvoirmilitaire,etrelancerlaguerrerelevaitdusuicide. Nombre d’entre eux s’étaient rendus d’eux-mêmes après ladescente à La Catedral sans avoir consulté mon père, car ils étaientfatiguéspartoutecetteviolence.

Unjour, jepartisà laprisonLaPicota,oùStud,TitietCrudétaientincarcérés.Deloin,jevisaussiLeonidasVargas,uncapolégendairedontle siège du pouvoir se situait à Caquetá, proche de la frontière avecl’Équateur.

Undeshommesdemonpères’approchademoietmeditqueVargasavaitunmessagepournous:nousdevionsluipayerunmilliondedollarsque mon père lui devait. Je doutais de lui, mais plusieurs prisonniersattestèrentde larelationprochequ’entretenaitmonpèreavecDonLeo.L’und’euxajouta:«Juancho,vousdeveztrouverunmoyendepayercethomme. Il est honnête,mais il est aussi brutal. Il vaudrait doncmieuxarrondirlesanglesavecluisivousnevoulezpasavoird’ennuis.»

La dette était bel et bien réelle, mais subsistait pourtant unproblème:nousn’avionspasd’argent.

Au même moment, nous avions entendu que le procureur généralavait enfin arrangé le retour d’un avion de mon père qui avait étéconfisquédixansauparavant.Selonl’expertise,ilvalaitprèsd’unmilliondedollars,soitlasommedueàVargas.Ilenobtintmêmeplus:dansunhangar abandonné de l’aéroport Olaya-Herrera de Medellín, noustrouvâmesdespiècesd’aviond’unevaleurdetroiscentmilledollarsquinepouvaients’adapterqu’àcetappareil spécifique.Nous luiavonsainsioffertl’avion,pluslespiècessupplémentairesencadeau.Ilacceptaaprèsquesespilotessefurentassurésquel’appareilétaitenbonétat.

Nous avions réglé une dette de plus et écarté un autre ennemipotentiel. Nous ne voulions pas d’une autre guerre, il nous fallait

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neutraliser toute possibilité de violence, et la seulemanière de le faireétaitavecl’argentoulesbiens.

Après avoir fait la tournée de quelques prisons, il était temps derendreunevisiteàIvánUrdinolaàLaModelo.Mamèreétaitdéjàpartielui parler,mais il avait insisté pour que je vienne aussi. J’étais pâle enquittant la Residencia Tequendama ce matin du début d’année 1994,comme pouvaient en témoigner les gardes du corps et le chauffeur quim’accompagnaient dans le SUVblindé du bureaudu procureur général.Enarrivantàlaprison,ensortantduvéhicule,lechauffeurattrapamonbras et me donna une petite chaîne de couleur blanc et or avec uneimagedel’enfantJésus.

«JuanPablo,jevoudraistedonnercetteimagepourteprotégercarje sais que tu traverses un des plus durs moments de ta vie », me ditl’homme. Je le regardai dans les yeux et le remerciai, profondémenttouché.

Je portais de grandes lunettes de soleil noires pour qu’aucun desprisonniers ne me reconnaisse tandis que les gardes m’amenaient à lasection de sécurité maximale. Otto et Popeye me dirent qu’Urdinolam’attendait. La cour était pleine d’hommes qui avaient autrefois servimon père, de vieilles connaissances comme José Fernando Posada etSergioAlfonsoOrtiz,connusouslenomde«l’Oiseau».

«Net’enfaispas,Juancho,DonIvánestunebonnepersonne.Ilnevarien t’arriver. C’est le parrain de mon fils », m’assura Popeye aprèsm’avoirbrosséunportraitélogieuxd’Urdinola.

J’entraidans la cellule, et je visUrdinolaavecdeuxhommesque jeneconnaissaispas.Cinqautreshommesarrivèrent,dontunspécialementgrandavecunairmystérieux.

«Ehbien,monfrère, tusaisquiagagnélaguerre,et tusaisquelenouveaucapoenchef,celuiquigèretoutmaintenant,c’estDonGilberto(Rodríguez Orejuela). Donc tu vas devoir aller à Cali pour régler tesproblèmes avec lui, mais avant ça nous avons besoin d’une preuve debonnefoi»,dit-il.

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Quefallait-ilquejefassepourobtenir leurgrâce?Jedevaisrevenirsur une déclaration que j’avais faite auprès du procureur général,accusantlescaposdeCalid’êtreresponsablesdel’attentatdel’immeubleMónaco le13 janvier1988.Mêmesi celaavait étéundesmoments lesplus terrifiants de ma vie, je savais que je n’avais pas d’autre choix.Urdinolameditqu’unavocatviendraitmevoirdanslesprochainsjours.Retirerunevieilleaccusationenéchangedemaviemesemblaitundealacceptable,maisenregardantUrdinoladanslesyeuxjenesentisquedelapeur.

«DonIván, jesuisvraimentdésolé,mais j’aivraimentpeurd’alleràCali.Personnedesensén’iraitsefairetuer.Celavaàl’encontredemoninstinctleplusnaturel.Jesaisquebeaucoupdepersonnessontalléeslà-basetensontrevenues,maiscen’estpasvraiment lamêmechosesi jereviensdansunsacmortuaire.Aprèstout,jesuislefilsdePablo.

– Tu te prends pour qui en disant ça ?, réponditUrdinola de façondésobligeante.Lesagentsquiteprotègentsontlesmêmesquisontprêtsà te tuer ; ils attendent juste qu’on les appelle et qu’on leur en donnel’ordre.Tupensesqueçaleurcoûteraitcherdetetuer?Tucroisquelestarifs des voyous sont élevés en ce moment ? Ça coûterait trois centsmillionsdepesospourtetuer,etsituveux,jepeuxappelerlesgarspourqu’ils le fassent maintenant. Allez, hors de ma vue, trou du cul », ditUrdinola tandis que sa femme, Lorena Henao, fit son entrée. « Je vaisbaisermafemme.»

Les mots d’Urdinola m’avaient laissé tout étourdi. Je sortis de sacelluleabasourdi, emplid’unmalaise indescriptible. J’avaisàpeinedix-sept ans, et la mort semblait me regarder fixement. Perdu dans mespensées,jefusalorssurprisdesentirdeuxpetitestapesamicalessurmonépaule. C’était le grand homme mystérieux que j’avais remarquéquelquesminutesavant. Ilme tira sur le côté etmeditde le suivre. Ilvoulaitmeparler.

« Juan Pablo, je sais que tu as peur d’aller à ce rendez-vous, et jecomprendstapeur.C’esttoutnaturel.Maisgardeentêtequelesgensde

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Cali sont fatigués de toute cette violence : tu devrais donc profiter decette opportunité pour résoudre tes problèmes une bonne fois pourtoutes.Urdinolavientdetedirequetamortestdéjàdécidée,doncsitun’yvaspas,ilstetuerontdetoutefaçon.Tun’aspasbeaucoupd’options,etceseraplusfaciledet’entirerenyallantetenmontranttonvisage»,dit-il.Cesmotsmeparaissaientsincères.

«J’apprécievosconseils,mais jenesaispasquivousêtes.Quelestvotrerôledanstoutça?»,luidemandai-je.

« Je suis JairoCorreaAlzate, et j’étais un des ennemis de ton pèredepuisl’époqueoùHenryPérezétaitàlatêtedugroupeparamilitairedeMagdalenaMedio.JesuispropriétairedudomaineElJáponàLaDorada,Caldas,etj’aieubeaucoupdeproblèmesavectonpère.Jesuisenprisonenattendantdesavoirsil’onvam’extraderauxÉtats-Unisounon.»

MabrèveconversationavecJairoCorream’ouvrit lesyeux.Enfin, jevoyaisunelumièreauboutdutunnel.Jecomprenaisqu’enmerendantàCaliilyavaitunelégèrepossibilitédesortirvivantdecefoutoir.

Popeye offrit de m’accompagner à la sortie, et tandis que nousmarchionslelongd’uncouloirétroitilmeditqu’ilavaitquelquechoseàmeconfier.

«Juancho,ilfautquetusachesqu’Ottom’aobligéàl’aideràvolerlapropriétéLaPesebreraàtafamille.Sijenel’avaispasfait,onseraitallésnourrirlesrats,luietmoi.»

Leshommesdemonpèrenenousvoyaientpascommelafamilledubossqui lesavaitrendusimmensémentriches,maiscommeunbutindeguerre.Detousleshommesencoreenvieaprèslamortdemonpère,jepeuxdireaveccertitudequ’unseuld’entreeuxestrestéloyal.Lesautresnemontraientquedel’ingratitudeetdelacupidité.

Comme nous l’avions convenu avec Urdinola, deux jours après mavisiteàLaModelo, je rencontraiunavocatdansune chambrevideà laRedicencias Tequendama, où les agents de la SIJIN et du procureurgénéralnepouvaientnousentendre.

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L’avocat ne passa pas par quatre chemins, et me demanda deconfirmer quemon pèrem’avait forcé à pointer du doigt les capos ducartel de Cali pour l’explosion de Mónaco en 1988, et que je n’avaisaucune preuve formelle montrant qu’ils étaient coupables. Quelquesminutes plus tard, le procureur de l’affaire et sa secrétaire arrivèrentpour prendre ma déclaration au premier étage pendant que l’avocatattendaitenhaut.Vu leursexpressions ilétaitclairque lesdeuxagentsdugouvernementcomprenaientquej’agissaissousunepressionénorme.Leurs visages reflétaient leur frustration de voir un des seuls dossierssolidescontrelescaposducarteldeCalis’effondrer.

Mais il n’y avait rien qu’ils puissent faire, et ils me donnèrent unecopie de ma déclaration que je m’empressai de donner à l’avocate quim’attendait en haut. Après avoir lu ma déclaration, elle sortit sontéléphone portable de son sac, composa un numéro, et dit : « Pasd’inquiétude,Monsieur,toutestréglé.»

Les conseils de Jairo Correa m’avaient tant aidé que je lui rendisvisiteenprisonpartroisfois,carjesentaisqu’ilétaithonnêteavecmoi.Nous passions des heures à parler de la vie, à réfléchir sur lesévénementspassésavecrespectetcordialité,etc’étaitaussipourmoilapossibilitédem’excuserauprèsdeluipourtoutlemalquemonpèreluiavaitcausé,ainsiqu’àsafamille.J’étaisétonnéquel’ons’entendesibienalors quemon père ne s’était jamais entendu avec lui, et j’exprimai leregret qu’ils n’aient jamais pu régler leurs différends de manièrediplomatique et vivre en paix. Il me répondit que mon père avaittoujoursétéconseilléparlesmauvaisespersonnes.

Lorsd’unedecesvisites,jevisUrdinola,trèsivre,encompagnied’unhommeitalienquiluivendaitdesappareilsindustriels.Quandilmevit,ilm’accueillitavecunlargesourire–probablementparcequ’ilétaitrondcomme une queue de pelle – et ouvrit une boîte contenant au moinscinquantemontreshautdegamme.

«Choisiscellequetuveux.

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–Non,DonIván,pourquoiferiez-vousça?Jevousenremercie,maiscen’estpasnécessaire»,luidis-jepartroisfois,alorsqu’ilinsistait.

«Prendscelle-ci.Ellem’acoûtécentmilledollars.»Ilm’obligeaàlamettremêmesimonpoignetétaittropgrospourlebracelet.C’étaitunemontrePhilippeCharriolavecuncadranendiamantetdesaiguillesenormassif.

Mes voyages à La Modelo avaient un but particulier : c’était unemanière d’avoir un contact direct avec les ennemis demon père. Toutcomme Urdinola l’avait exigé lors de notre première rencontre, nousarrangeâmes un premier rendez-vous avec le cartel de Cali. Angela (lapetite amie de Popeye), et Ismael Mancera (l’avocat de mon oncleRoberto Escobar) devaient rencontrer Miguel et Gilberto RodríguezOrejuela,lescaposdeCali.UrdinolaavaitapprisquePopeyen’étaitpasimportant dans le cartel, et il avait voulu que Vicky, la femme d’Otto,voyageàsaplaceàCali,maisVickyavaitpeur,donciln’avaitpasd’autrechoixqued’envoyerAngela.

Lesdeuxémissairesvoyagèrent jusqu’àMedellínetcommuniquèrentles intentions de ma famille et des hommes qui avaient participé àl’opérationcriminelledemonpère:cesserlaguerreunebonnefoispourtoutes et trouver une porte de sortie qui nous permettrait à tous derester en vie. À leur retour, Angela et IsmaelMancera nous dirent quemêmesilesfrèresRodríguezn’avaientpasditgrand-chose,ilssemblaientprêtsànégocier.

Le rendez-vous dut être une réussite, car quelques jours plus tard,nousreçûmesunappelvenantd’unhommebourruquinousdemandadelelaisserentrerdansnotreappartement;ilportaitunmessagedesfrèresRodríguez. C’est ainsi que nous avons fini par déjeuner avec un vieilennemidemonpère,dontjetairailenompourdesraisonsdesécurité.Il était sévère, même s’il montrait de la compassion par moments. LemessagedescaposdeCaliétaitclairetdirect :resterenvieallaitnouscoûter beaucoup d’argent. Ils voulaient récupérer celui qu’ils avaientinvestidanslaguerrecontremonpère,etplusencore.

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« Juan Pablo, j’ai dépensé plus de huit millions de dollars pourcombattre tonpère,et j’ai la ferme intentionderécupérercetargent»,dit-il. Iln’élevaitpas lavoix,mais iln’yavaitguèrededoutequ’ilétaitdéterminéàrécupérersondû.

Nous étions piégés, et nous le savions. Le personnel de sécuritédésigné pour nous « protéger » à la Residencias Tequendama n’avaitmêmepas fouillénotrevisiteur inattendu. Ilnefaisaitplusaucundoutequenotre surviedépendait entièrementdenotre capacité à léguer touslesbiensdemonpère.

Letourbillondemessages,demenacesetd’incertitudesatteignitsonparoxysme lors de la dernière semaine de janvier 1994, quand AlfredoAstado, un parent éloigné demamère, vint nous voir sans prévenir. IlvenaitderentrerdesÉtats-Unispournousparlerd’unsujettrèsurgent.Ilvivait auxÉtats-Unisdepuisplusieurs années, ayant émigrépour fuir laguerreetprotégersafamille,mêmes’iln’avaitjamaisétéimpliquédansdes affaires douteuses et n’avait jamais eu de problèmes avec la justicecolombienne.

Alfredonousditqu’il était chez luiquand ilavait reçuunappel sursontéléphoneportabledelapartdeMiguelRodríguezOrejuela,lecapoducarteldeCali.

«Alfredo, c’estMiguelRodríguez…NousvoulonsquevousveniezàCali.Ilfautquenousparlions»,avaitditlecaposansdirebonjour.

«Monsieur, j’aidesaffairesdont il fautque jem’occupe ici et jenepourraipasvenirenColombieavantdeuxoutroismois»,avaitréponduAlfredo.

«Jevousdonnequatrejours.Etsivoustentezdedisparaître,jevouspourchasserai,maisavecuneautreidéederrièrelatête.»

L’histoire d’Alfredo était inquiétante. Seules quelques personnesconnaissaient son numéro de téléphone, et il habitait dans une villeaméricaine de taille moyenne où il rencontrait rarement d’autresColombiens.Ilavaitvoyagéjusqu’àBogotápournousvoiravantd’alleràCali.

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Nousl’implorâmesdenepasserendreàcerendez-vous,maisAlfredorépondit qu’il n’avait pas le choix. Les frères Rodríguez l’avaient déjàlocaliséune fois. Ils seraient capablesde le traquern’importeoù sur laplanète.

LescaposdeCaliavaientvisiblementrejetélesouverturesproposéespar Ismael Mancera et Angela et avaient choisi de nous contacterdirectement. Alfredo partit immédiatement pour Cali et descendit àl’hôtel InterContinental. Un homme vint le chercher le lendemain et leconduisit dans une luxueuse maison au sud de Cali où les frèresRodríguez Orejuela et trois autres personnes qu’il n’avait jamais vuesattendaient.

«SeñorAstado,nousvousavonsexaminé;noussavonstoutdevous.Vous avez beaucoup de liens avec la famille Henao à Palmira, et vouspouvez régler un de nos problèmes. La guerre avec Pablo échappait àtout contrôle, et beaucoupde gens sontmorts.Nous voulons régler lescauses profondes de ce problème, c’est pourquoi nous avons besoin deparleraveclaveuvedePablo»,expliquaMiguelRodríguez,quijouaitlesporte-paroledugroupe.

Àcesmots,Alfredosedétendit, iln’étaitvisiblementpasendanger.Non seulement il offrit ses services en acceptant de faire tout ce qu’ilsvoulaient,maisilsuggéraenplusquemamèreetmoiallionsàCalipourlesrencontrer.

Cettefois-ci,laréponsedeGilbertoRodríguezétaitferme.«D’accord,nouslarencontreronselle,maispasJuanPabloEscobar.

Cegarçonmangecommeuncanard,marchecommeuncanard,faittoutcommeuncanard.IlestexactementcommePablo.C’estunpetitgarçonquiferaitmieuxdesecachersouslesjuponsdesamère.»

Malgré le message sévère des capos et leur haine viscérale enversmon père, Alfredo retourna à Bogotá plein d’assurance, déterminé àretournertoutdesuiteàCaliavecmamère.

Aucunautrechoixnes’offrantànous,nousn’avionspasletempsdedéterminer si cette idée servait vraiment nos intérêts. Au lieu de cela,

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nous élaborâmes un plan pour sortir de la Residencias Tequendama endouce sans que le bureau du procureur général soit au courant. Nousapprochâmes la psychologue qui nous prenait en thérapie toute lajournéeunefoisparsemaine,etilnefutpasdurdeluifairecomprendreladifficultédenotresituationetde lapersuaderdenousvenirenaide.Mamèrefitsemblantdes’enfermertoutelajournéeaveclapsychologue,déclarant qu’elle suivait un traitement spécial pour combattre ladépression. Aucun homme chargé de notre protection ne suspecta quoiquece soit.Mamèreemprunta lesescaliersde secoursetdescendit lesvingt-neufétagesjusqu’àlarueoùAlfredol’attendaitdansunvanloué.

Cefutunvoyagerelativementordinaire,maisempreintd’uneanxiétépalpableliéeaufaitquenousallionsrencontrerdespersonnesviolentesaux moyens économiques, politiques et militaires si puissants. Nousavions affaire aux chefs tout-puissants de la mafia colombienne, quipouvaientfairecequ’ilsvoulaientmaintenantqu’ilss’étaientdébarrassésdemonpère,leseulquilesavaitaffrontéspendantplusieursannées.

Une fois arrivé à Cali, Alfredo appela Miguel Rodríguez, qui étaitsurprisdelavitesseaveclaquelleétaitarrivéemamère.Lecapoleurditd’attendre dans un hôtel qu’il possédait dans le centre de Cali pendantqu’ilrassemblaittoutlemonde.

Vingt heures plus tard, ils n’en revenaient pas de voir MiguelRodríguez lui-mêmevenir leschercherpour lesemmenerà la fermedeCascajal,oùl’équipedefootballCali’sAmericas’entraînait.

Ma mère, habillée en deuil, et Alfredo entrèrent dans une grandechambreoùprèsdequarantepersonnesreprésentantlacrèmedesnarcoscolombienslesattendaient.

Ilsavaientlaisséunechaiselibrepourmamèreaucentredelatable,à la gauche de Miguel Rodríguez et dans la diagonale de GilbertoRodríguezquilaregardaitavecdédain.ÀtableétaientaussiprésentslescaposdeCaliHélmer«Pacho»HerreraetJosé«Chepe»Santacruz, leleader paramilitaire Carlos Castaño, et trois représentants des famillesde Gerardo « Kiko » Moncada et Ferando Galeano, qui avaient été

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assassinés sur les ordres demon père à la prison La Catedral. Alfredos’assit en bout de table. L’endroit était rempli de gardes du corpslourdementarmés,etl’atmosphèrefutextrêmementtenduedudébutàlafin.

«Ditescequevousavezàdire»,commençaGilbertopourouvrirlaréuniond’untonneutreetrécriminateur.

« Messieurs, écoutez. La guerre est finie. Nous sommes ici pourtrouveravecvousunaccorddanslebutdesauverlesviesdemesenfantset la mienne, la famille Escobar, nos avocats, et les gens de PabloEscobar en général », dit mamère en se cramponnant à une bouteilled’eauminérale.

Miguelselançaensuitedansunediatribecontremonpère,l’accusantde leur avoir volé une immense somme d’argent, précisant que cetteguerre leuravaitaumoins coûtéà tousdixmillionsdedollarsetqu’ilss’attendaientàrécupérercetargent.

« Et ne demandez rien pour les frères et sœurs de votre enculé demari », dit-il. « Certainement pas Roberto, ni Alba Marina, Argemiro,Gloria, ou sa connasse de mère, car ce sont eux qui ont envenimé lasituation. Nous avons écouté toutes les cassettes que nous avonsenregistrées pendant la guerre, et quasiment tous les Escobarréclamaientplusdeviolencecontrenous.»

Le capo déblatéra pendant dix minutes. Enfin, il expliqua que lamotivationpremièredecerendez-vousétaitdedéterminersiouiounonla famille Escobar était vraiment déterminée à vouloir la paix. Il laissaensuite laparoleauxautresparticipants. Ilsparlèrenttousdemonpèrede manière insultante, faisant une sorte d’inventaire de ce que nousdevrionspayerpourpouvoirresterenvie.

«Cesalopardatuédeuxdemesfrères.Combiença fait,enplusdel’argent que j’ai dépensé pour le tuer ? », dit l’un d’entre eux par pureprovocation.

«Ilm’akidnappé,etj’aidûpayerplusdedeuxmillionsdedollarsetluidonnercertainsdemesbiens immobiliersafinqu’ilme laissepartir.

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Et,commesiçanesuffisaitpas, j’aidûfuiravectoutemafamille»,ditunautre,visiblementfurieux.

« Il m’a brûlé un des bras et a essayé de me kidnapper, mais j’airéussiàm’enfuiret j’aidûquitter lepayspendantdesannées.Combienallez-vousmedonnerencompensation?»,ajoutaunautre.

Lalistedescomplaintesétaitsansfin.«Ilfautquejesache,jeveuxquevousrépondiezàcettequestion:si

c’était nos femmes assises ici à notre place, en compagnie de votrebâtard de mari, qu’est-ce qu’il leur ferait ? Des choses horribles, carc’était un homme affreux. Répondez-moi ! », exigeait l’un de ceux quiavaientétélesplustouchésparlaguerre.

«LesvoiesduSeigneursontimpénétrables,messieurs,etseulLuisaitpourquoic’estmoiquisuisassiseici,etnonvosfemmes»,réponditmamère.

Aprèsavoircrachétoutsonveninsurmonpère,CarlosCastañoditàmamère:«Madame,jeveuxquevousetManuelasachiezquenousvousavonscherchéesabsolumentpartout,carnousavionsl’intentiondevousdécouperentoutpetitsmorceauxetdelesenvoyeràPablodansunsacentoile.»

EtGilbertoRodríguezrepritlaparole,répétantcequ’ilavaitdéjàditàAlfredo:

« Écoutez, tout le monde ici est prêt à faire la paix avec tout lemonde,saufvotrefils.»

Ma mère éclata en sanglots et la colère finit par avoir le dessus :«Quoi?Unepaixsansmonfilsn’estpasunepaix.Jerépondraipoursesactionsà saplace, auprixdemaproprevie s’il faut. Jeprometsdenejamais le laisser prendre un mauvais chemin. Si vous voulez, nousquitteronslaColombiepourtoujours.Jevousgarantisqu’ilresterasurledroitchemin.

– Madame, vous devez comprendre notre inquiétude quant à lapossibilité que JuanPablo puisse avoir beaucoupd’argent, et finisse unjourpardevenir fou, et armerungroupeparamilitairepourmenerune

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guerre contre nous. C’est pourquoi nous ne laissons vivre que lesfemmes. Il y aura la paix, mais nous devrons tuer votre fils », insistaGilberto.

Pour adoucir légèrement les choses, Miguel Rodríguez expliquapourquoi ils avaient permis àmamère de les rencontrer : « Vous êtesassiseicicarnousavonsécoutévosconversations,etvousaveztoujoursessayé de résoudre les problèmes ; vous n’avez jamais dit à votremarid’intensifier la guerre ou d’essayer de nous tuer. En fait, vous luidemandiez toujoursd’essayerde faire lapaixavecnous.Mais commentavez-vous pu supporter cette brute de manière inconditionnelle ?Comment avez-vous pu écrire à ce salopard des lettres d’amour, enparticulieralorsqu’ilpassaitsontempsàvoustromper?Nousavonsfaitécouterànosfemmescequevousdisiezsurcescassettes,pourqu’ellesentendentcommentunefemmedevraitsoutenirsonmari.»

Enfin,ilvintdroitaubut:«NousvoulonsquevousparliezàRobertoEscobaretauxhommesenprisonpourqu’ilsnouspayent.Robertonousdoitdeuxoutroismillionsdedollars,etlesprisonniersenvironlamêmesomme. À vous tous, vous nous devez quelque chose comme centmillions de dollars, alors allez-y, commencez à penser comment vousalleznouslesrendre,maisçadoitêtreencash.Jevousdonnedixjours,après quoi j’attends de votre part une proposition concrète etacceptable.»

Unlongsilencerégnaitdanslapièce.MamèreetAlfredorepartirentimmédiatementpourBogotá.Durant

ce voyage de dix heures, elle pleura et fut inconsolable, incapable deprononcer le moindre mot. Elle était abattue et complètementdécouragée. Toute seule, elle devait faire face à cettemeute de loups,qui quelques semaines auparavant avaient descendu son mari etmenaçaientmaintenantdetuersonfilsetdesaisirtoutcequiluirestait.

Arrivée à Bogotá, elle retourna discrètement à la ResidenciasTequendama de la même manière qu’elle l’avait quitté, sans que

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personne ne remarque son absence. C’était au moins un problème enmoinsàrésoudre.

Une fois un peu reposés, Alfredo etmamèreme firent un rapportcompletdelaréunion,sansoublierladécisiondescaposmeconcernant.Aupassage,mamèreavaitremarquéquePachoHerrera,undescaposducarteldeCali,n’avaitpasétéimpolidurantlaséanceetn’avaitpasexigédecompensationfinancièrequitienne.

Les jours qui suivirent, nous concentrâmes nos efforts à dresser laliste des propriétés demon père et des quelquesœuvres d’art que l’onavait récupérées, leur condition légale et physique, et leur valeurapproximative. Ma mère et moi, ainsi que sept avocats et autresconseillers,passâmesdesheuresàréunircesinformations.Ilnousfallaitconsulter les prisonniers et quelques associés demon père car nous neconnaissions qu’environ 30 % de ses biens répartis dans le pays toutentier.Nousfîmesdesfeuillesdecalculquel’onenvoyaitàCalipourquechaquecapochoisisselebienqu’ilvoulaiten«compensation».

Lepointleplusdélicatàdireauxcaposétaitquenousnedisposionsd’aucuncash,carl’argentcachéavaitdisparu,etmononcleRobertoavaitvolétroismillionsdeplusquemonpèreluiavaitconfiés.

Le jour J, Alfredo et mamère retournèrent à Cali pour rencontrerunenouvellefoislescapos.Ilsn’insistèrentpassurlecashcarilsavaientpersonnellement passé des années à essayer d’affaiblir la mannefinancière de mon père, et connaissaient précisément l’état de sesfinances. Ils savaient aussi que mon père avait abandonné le trafic dedroguedepuisdesannéespuisquelaguerrel’avaitécartédesaffaires,etqu’il s’était dévoué entièrement au combat. Ils savaient que mon pèreavaitordonnétousceskidnappingsprécisémentparcequ’ilmanquaitdeliquiditéetavaitbesoindel’argentdelarançon.

Diego « Berna » Murillo Bejarano, dans son livre intitulé How WeKilledtheBosssortien2014,décritaumieuxlasituationdemonpèreàla finde savie : «Pabloétait seul, complètementdélaissé.De toute safortune etde sonpouvoir, il ne restait quasiment rien. L’hommequi, à

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unmoment,avaitété l’undeshommesplus richesdumonde,auraitpumaintenantdirigerl’Associationdesnarcosappauvris.»

Cette deuxième réunion à Cali fut bien plus longue, puisqu’ilspassèrent en revueun àun chaquebienquemamère avait fait figurersur sa liste. Les capos s’accordèrent pour accepter 50% de la dette enbiensconfisquésparlebureauduprocureurgénéral,etl’autremoitiéenpropriétésquin’étaientpasempêtréesdansdesprocéduresjudiciairesetpouvaientêtrefacilementliquidées.Ilsacceptaientaussiderecevoirdesproduits. Cela aurait pu sembler stupide, mais le combat contre monpèreavaitrassembléunemultitudedetrafiquantsdedrogue,d’agentsdugouvernement,desofficiersdehautrangdugouvernementcolombienetd’autres pays, qui avaient les connexions nécessaires pour acquérir«légalement»cesbiens;etpuiscespropriétésnenousauraientjamaisétérenduesdetoutefaçon.

Danslalonguelistedebiens,ilyavaituneparcelledeterredevingt-deuxacresquicoûtaitunefortuneetqueFidelCastañoréclamaitparlebiais de son frère Carlos. Elle était juste à côté de Montecasino, sonmanoir,etluipermettaitd’agrandirsondomainedéjàimmense.OnleurdonnaaussidesterrainsprécieuxàMedellínquiabritentaujourd’huideshôtelsetdescentrescommerciauxtrèslucratifs.

En plus des rencontres à Cali, ma mère avait eu plusieurs autresrendez-vousàBogotá.Elledonnadespeinturesréaliséespardesartistescomme Fernando Botero avec leurs certificats d’authenticité. Petit àpetit,ellepayalesennemisdesonmariaveclesbiensqu’elleavaittantchéris. Il ne restait à la fin que des œuvres ordinaires qui ne lesintéressaientpas.

L’appartement de Miravalle à El Poblado que mon père avait faitconstruire dans les années 1980 ne survit pas non plus à cet indécentdépouillement.Mêmesibeaucoupdenoslogementsavaientétévendus,nous en avions encore dix, dont le penthouse dans lequel vécut magrand-mèreHermildapendantdesannées.Ilyavaitaussiunefermedontjen’avaisjamaisentenduparlerdanslarégiond’Orinoquia.Quandjevis

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sur la listeàquelpointelleétaitvaste, jepensaiquec’étaituneerreurtypographique:250000acres.

Sur la liste, il y avait aussi des avions, des hélicoptères, et toutessortesdevéhicules:desMercedes-Benz,desBMW,desJaguar,d’anciensoudenouveauxmodèlesdesplusbellesmarquesdemotos,desbateauxetdesjet-skis.Onleurdonnatout.Maisvraimenttout.Nousnepouvionspasprendrelerisquedementiroudecachercertainsbiens.Noussavionsque Los Pepes avaient toutes ces informations car nombre d’entre euxavaientétéamisavecmonpèredanslepassé.

Même si nous leur avions donné beaucoup de propriétés, noussavions que ce n’était toujours pas suffisant pour couvrir la sommeexorbitante que nous demandaient les capos. Mais, de manièreinexplicable,CarlosCastañointervintpouraidermamère.

«Madame, j’ai enmapossession votre toile deDalí,Rock andRoll,d’unevaleursupérieureàtroismillionsdedollars.Jevaisvouslarendrepourquevouspuissiezremboursercesgens»,dit-il,certainementsurlesinstructionsdesonfrère,Fidel,quiluiavaitdéjàpromisderendrecetteœuvre.

« Non, Carlos, ne vous en donnez pas la peine. Gardez-la. Je vousferai envoyer le certificat d’authenticité », répondit ma mère sanshésitation, à la surprise des capos. Elle ne voulait pas nous enfoncerencoreplus.

La réunionavaituneautreatmosphèrecette fois-là.Lagrande tableressemblait à un bureau de notaire dans lequel les propriétaires –conseillésparleursavocats–choisissaientdespropriétéscommesiellesétaientdesfigurinesàcollectionner.

Troisheuresplustard,MiguelRodríguezfinitpardire:« Quoi qu’il arrive à présent, unmonstre tel que Pablo Escobar ne

naîtraplusjamaisenColombie.»Mamèrepleuraunenouvellefoistoutesleslarmesdesoncorpssur

lecheminduretour.Àmi-chemindeBogotá,AlfredoreçutuncoupdefildelapartdeMiguelRodríguez.

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« La veuve de Pablo n’est pas bête. Elle a remporté une grandevictoire aujourd’hui. Elle s’est mis Carlos Castaño dans la poche aveccettehistoiredeDalí.»

Ilyeutmoinsdecaposàlaréunionquisetintdixjoursplustard,carplusieursd’entreeuxavaient jugéqueleurdetteétaitréparéegrâceauxpropriétés qu’on leur avait données.Ce rendez-vouspermitde souleverunautreproblème:moi.

«Nevousenfaitespas,Madame,ceseralapaixaprèsça.Maisnousdevronstuervotrefils»,ditunefoisdeplusGilbertoRodríguez.

Même s’ils avaientdéjàpromisdeme tuer,mamère jura encore etencore qu’elle ferait tout le nécessaire pour que je ne poursuive pas laguerre de mon père. Finalement, les capos acceptèrent de la laisserm’emmener avec elle à la prochaine réunion. Là, mon avenir seraitdécidé.MAMÈRE,ANDREA,ETMOIAVIONSCOMMENCÉàaccepterl’idéequej’ailleàCaliàunmomentouunautre.Nousn’avionspasmismapetitesœurdanslaconfidenceetnousluidisionsquetoutallaitbien.

J’avais analysé la situation sous tous les angles. Devrais-je fuir etrisquer de mourir ? Je pourrais survivre en me cachant en Colombiependantunmoment,avantd’alleràl’étranger.Aprèstout,j’avaisobservémon père procéder ainsi durant dix ans. Pourtant, le fait d’éviter lerendez-vous pourrait mettre en péril ma mère et ma sœur. Los Pepesexerçaientunpouvoirimmenseetpouvaientmetraquerauxquatrecoinsduglobe.La fuitene feraitqueperpétueruneguerreque jen’avaispascommencée, ni guidée, mais dont j’avais souffert et que j’avais essayéd’éviter toute ma vie. En fin de compte, pour prendre ma décision, jem’enremisàmesémotions lesplusprofondesquimedisaientquesi jevoulaislavéritablepaix, ilfallaitquejelafasse,quejel’honore,etquejelagarantisse.Jedevaisserrerlamainauxennemisdemonpère.

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DanslafroidesolitudedubalcondenotreappartementlouédeSantaAna,danslequelnousavionsdéménagéaprèsnotreséjourdésagréableàlaResidenciasTequendama,jeréfléchisaufaitquej’avaispassétoutemavieàdevoirfuir.Depuisquejesuisenfant,onm’atraitécommesij’étaiscoupabledescrimesdemonpère.Dieuseulsaitquedansmesprièresjen’ai jamais demandé la mort, ou la prison, la ruine, la maladie, lapersécution, ou la revanche pour les ennemis que j’ai hérités de monpère–cequin’estpaspareilquedediremesennemis,carjenelesaipasmérités. Je n’ai fait que demander à Dieu de les garder occupés, qu’ilsaientautrechoseàfairequedepenseràmoi,plutôtqu’ilsnemevoientcommeunemenace,cequejenesuispas.

J’étaisencoreune foisàuncarrefourdemavie.Jedevaisallerà laréuniondeCali,etj’étaisterrifiécarj’étaissûrdenejamaisrevenir.

L’atmosphèreétaitsombredansl’appartementdeSantaAna,etnousétionstoussurlabrèche.Accabléparlasensationquemesjoursétaientcomptés,j’écrivismesdernièresvolontésetmontestamentdanslequeljelaissaisàAndreaetà lafamilledemamèrelesdeuxoutroisbiensquej’avaisréussiàconserver.

J’espérais qu’en me rendant volontairement, la vengeance de mesennemis tomberait seulement surmoi, épargnantManuela etmamère.Unepenséemelaissaenétatdechoctotal:allais-jefiniraveclesonglesretirés, mes dents et mes yeux arrachés et mon corps coupé enmorceaux,commecefutlesortdenombreuxamispendantcetteguerrevicieuseentrelescartels?

Àquatreheuresdumatin,tandisquelesgardesducorpsdormaient,mamèreetmoipartîmespourCaliavecmononcleFernandoHenao.Cefutunvoyagepaisible,etnouspassâmeslamajoritédutempsàdiscuterde la stratégie à adopter lors du meeting. Il n’y avait rien de plus àdiscuterpourmoi.J’imaginaisêtreunhommemort.

NousarrivâmesàunhôteldeCaliversenvironsixheuresdusoir,oùnousentrâmesparl’entréesouterrainepourensuitemonterauhuitièmeétage dans une grande chambre. Pas besoin de s’enregistrer à la

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réceptioncarl’hôtelappartenaitaucartel.Nousprîmeslaprécautiondenepashausserlavoixcarnouspensionsqueleschambrespouvaientêtremises surécoute.Commanderde lanourrituren’étaitpasnonplusuneoption car j’avais peur qu’ilsm’empoisonnent, et je nem’autorisai qu’àboirel’eaudurobinet.NOUS SAVIONS QU’IL NE SE PASSERAIT RIEN avant le lendemainmatin, c’est pourquoinous avionsdécidéde rendre visite àdesparentsdemamèreàPalmira.Nousmangeâmes là-bas, et aprèsdixheuresdusoir, ma mère reçut un appel de Pacho Herrera, qui lui demandad’arranger un meeting avec la famille de mon père pour parler del’héritageetdeladistributiondesbiens.

«DonPacho,réponditmamère,nevousenfaitespas.Pabloalaisséuntestament,dontnousallonsnousoccuperenfamille.NoussommesiciparcequeDonMiguelRodrígueznousaappeléspourparlerduretouràlapaix,et ilavaitbesoinquemonfils,JuanPablo,m’accompagnepourrésoudreceproblème.»

Cettenuit-là jemesuismisàgenouxetai longtempspriéetpleuré,demandantàDieudesauvermavie,d’adoucirlecœurdemesbourreauxetdemelaisserunechance.

Vers dix heures le lendemain matin, un homme arriva pour nousemmeneràborddesaRenault18auxvitresteintées.

Je m’étais réveillé à sept heures, un horaire inhabituel pour moipuisque,commemonpère,j’allaisnormalementmecoucherauleverdujour et commençaisma journée versmidi. Comme toujours, je pris unlong bain, plein d’appréhension. Je pris une profonde respiration, jem’éclaircislagorgeetmedisplusieursfoisàmoi-même:«Toutvafiniraujourd’hui.Jen’auraiplusàfuirdevantquiconqueouquoiquecesoit.»

Mamèrenonplusnepouvaitpas cacher sonanxiété.Elleétait trèssilencieuseetmononcleessayadelarassurersanssuccès.

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«Net’enfaispas,toutvabiensepasser»,répétait-il,maislui-mêmenesemblaitpasycroire.

Nousmontâmesdanslavoiture,etdixminutesplustard,lechauffeurentradans le sous-sol d’un immeubleprèsdesbureauxde la stationderadioCaracol. Personne ne le remarqua,mais à cemoment je fus saisid’une angoisse terrible, comme celle d’une personne qui avanceinexorablementvers lamort.Lechauffeurnousescorta jusqu’audernierétageetditqu’ilnousattendraitdansunechambreauboutducouloir.Jeremarquai avec surprise que personne n’était armé et que personne nem’avaitfouillé.

Enentrantdanslasalled’attente,quellenefutpasnotresurprised’ytrouver ma grand-mère Hermilda ; ma tante Luz María et son mari,Leonardo ; mon oncle Argemiro ; et mon cousin Nicolás. Les vitresteintées de la chambre donnaient à cette rencontre un air menaçant.Jusqu’à maintenant, nous avions imaginé que ma mère seule était encontactaveclesennemisdemonpère,etc’étaituniquementpourassurerlasécuritédetoutelafamille.

Comment étaient-ils arrivés là ?Qui les avait amenés ? Il était trèsétrangeetsuspectqu’ilsn’aientjamaismentionnélefaitqu’ilsétaientencontact direct avec les capos de Cali alors que nous les mettions aucourantdenoseffortspournégocier lapaix.C’était commeuncoupdepoignarddanslecœurdevoiràquelpointilssesentaientchezeux,surleterritoiredenosennemis.OnamêmevuNicolásprendrelibrementdelanourrituredanslefrigo.

Nos salutations furent froides et distantes, et nous n’échangeâmesguère durant notre attente. Sidéré, je n’arrivais pas à croire que lemeetingaucoursduquelj’aiétécondamnéàmortavaitétéretardé–surla demande dema grand-mère ! – pour parler de l’héritage de son filsPabloenpremier.

Un employé vêtu de noir nous accompagna dans une pièce plusgrande avec deux canapés, des fauteuils sur les côtés, et une table enverreaumilieu.

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NousétionsàpeineassisquandMiguelRodríguezfitsonentrée,suivide Pacho Herrera et José Santacruz Londoño. L’absence de GilbertoRodríguezétaitnotable.

Ma mère, oncle Fernando et moi nous assîmes sur le canapé, etquelques secondes plus tard les membres de ma famille paternellearrivèrentpours’asseoirsurl’autre.Ilsregardaienttouslesolpouréviternotre regard,car ils savaientquece jour-làmarquait la findenos liensaveceux.Ilnefaisaitplusaucundoutequ’ilsnousavaienttrahis.

Jemerappelaidelaremarquedemamèreàunmeetingprécédent,quand elle avait offert de payer pour sauver la famille de mon père ;MiguelRodríguez lui avait répondu : «Madame,nedépensezpas votreargentpourcesgenssansvaleur.C’estdugaspillage.Nevoyez-vouspasque ce sont euxqui vont vousdétruire, vous et votre famille ?Laissez-leur payer leur part, ils ont l’argent pour ça. Ils neméritent pas votregénérosité. Croyez-moi. » Il l’avait répété plusieurs fois à mamère, etjusqu’àce jour,niellenimoin’avions soupçonné ledouble jeudeceuxquipartageaientnotresang.

PachoHerreraétaitclairementducôtédelafamilledemonpère.MiguelRodríguezs’assitsurunedeschaisesàcôtédePachoHerrera

etChepeSantacruz.Ilavaitl’airtrèssolennel,mêmeunpeusévèreàenjugerparsessourcilsfroncés.

Ilpritenfinlaparole.«Nous allons parler de l’héritagedePablo », dit-il sans préambule.

« J’ai entendu les exigences de sa mère et de ses frères et sœurs, quidésirentquelesbiensqu’ilaléguésàsesenfantsquandilétaitencoreenviesoientinclusparmilesbiensdistribués.»

Ma grand-mère prit ensuite la parole. « Oui, Don Miguel, nousparlonsdesimmeublesMónaco,DallasetOvni.Pablolesamisauxnomsde Manuela et Juan Pablo pour éviter qu’ils ne soient saisis par lesautorités, mais ils lui appartenaient à lui, et non à ses enfants. C’estpourquoinousdemandonsàcequ’ilssoientinclusdansl’héritage.»

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J’étais frappépar l’absurditéde la situation :magrand-mèreetmesoncles et tantes étaient venus voir le cartel de Cali pour résoudre unproblème lié à la famille de leur pire ennemi. Mon père devait seretournerdanssatombeàentendrelamanièredontsamèreetsafratrieessayaientderuinersesenfants.

Cefutensuiteautourdemamère:«DoñaHermilda,autoutdébut,quandPabloaconstruitcesimmeubles,ilétaittrèsclairquec’étaitpoursesenfants. Il a laissébeaucoupd’autresbiensà la famille.Tu sais trèsbienquec’estlecas,mêmesitueslà,avectoutmonrespect,àdiredeschosesquinesontpasvraies.»

MiguelRodríguezintervint.«Écoutez,j’aimoi-mêmedessociétésaunomdemesenfants,etcessociétésontdesbiensdontj’aidécidé,vivant,qu’ilsreviennentàmesenfants.Pabloafaitexactementlamêmechose.Decettemanière,lesbiensqu’ilvoulaitquesesenfantsaientnesontpastouchés.Findediscussion.Lesbiensdemesenfants leurappartiennent,et les biens que Pablo a choisis pour ses enfants leur appartiennentégalement.Divisezleresteentrevousenaccordavecletestament.»

Un long silence suivit l’intervention deMiguel Rodríguez jusqu’à ceque finalement mon cousin Nicolás finisse par l’ouvrir, mettant enfinterme à ce meeting très étrange : « Attendez, et qu’en est-il des dixmillionsdedollarsquemononcledevaitàmonpère?NoussavonstousquemonpèreétaitceluiquifinançaitPablo.»

Àcesmots,lescaposducarteldeCaliseregardèrentetéclatèrentderire.Jen’avaispasd’autrechoixqued’intervenir.«Maisécoutezcemec!Personne ne va te croire, Nicolás. Selon toi les oiseaux tirent sur leschasseurs,maintenant?Commesitonpères’occupaitdemonpère?T’asperdulespédales…»

Toutsourire,MiguelRodríguez,PachoHerreraetChepeSantacruzselevèrentetsedirigèrentverslaportesansdireaurevoir.

Fébrilement, je fissigneàmamèrederevenirauvéritablemotifdenotrevisiteàCali.Mavieendépendait.Ellecompritimmédiatementet

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suivit les capos pour leur demander cinq minutes de leur temps. Ilsacceptèrentetmamèremefitsignedelessuivre.

Ilss’assirentdansuneautrepièce,lesbrascroisés,etjeréalisaiqu’ilétaittempspourmoidedonnertoutcequej’avais.

«Messieurs,jesuisvenuicicarjevoulaisvousdirequejen’aiaucuneintentiondevenger lamortdemonpère.Ceque je veux faire, commevous le savez, c’est de quitter le pays pour poursuivre mes études ettrouver des opportunités qui ne sont pas accessibles ici. Je ne souhaitepas rester en Colombie pour gêner qui que ce soit, mais je suis dansl’incapacitédepartir. Il n’y a aucune issue. Je comprends trèsbienquepourcontinueràvivre,jedoispartir.

–Petit,cequetudoissurtoutfairec’estdenejamaist’impliquerdansletraficdedrogueoulesgroupesparamilitaires,oucegenredetrucs.Jecomprends ce que tu dois ressentir, mais tu dois savoir, comme noustous,qu’unbanditcommetonpèreneverraplusjamaislejour»,meditSantacruz.

« Ne vous inquiétez pas, Monsieur, j’ai au moins appris une leçondanslavie.Letraficdedrogueestunemalédiction.

–Attendsune seconde, jeunehomme», rétorquaMiguelRodríguez,élevant la voix. «Que veux-tu dire parmalédiction ? Regarde, j’ai unebonne vie, ma famille vit bien, j’ai une grande maison, des courts detennis,jemepromènetouslesjours…

– Don Miguel, comprenez, s’il vous plaît, que la vie m’a montréquelque chosededifférent.À causedu traficdedrogue, j’aiperdumonpère, desmembres dema famille, des amis,ma paix etma liberté, ettous nos biens. Pardonnez-moi si je vous ai offensé, mais c’est mamanière de voir les choses. C’est pourquoi je veux saisir cetteopportunité pour vous dire que je ne causerai jamais de problèmes. Jeréaliseque lavengeancenemerendra jamaismonpère.S’ilvousplaît,aidez-nousàquitter lepays.Jemesens impuissantà trouveruneportedesortie.Jeneveuxpasquevouspensiezquejeneveuxpaspartir.Maislescompagniesaériennesneveulentpasmevendredebillets.»

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Emporté dans mon élan et bien plus détendu, je fis même unesuggestion:«Etsiaulieudechargercentkilosdecocaïnesurundevosavions,vousm’emmeniez–jepèselemêmepoids–pourm’envoyerhorsdupays?»

Ma confession dut les toucher car le ton de Miguel Rodríguezs’adoucitquand il répétaune foisdeplus sonverdict : «Madame,nousavonsdécidédedonnerunechanceàvotrefils.Nouscomprenonsquecen’estqu’ungamin,etqu’ildevraitcontinuersoncheminainsi.Àpartirdemaintenant,vousdevrezrépondredesesactionsauprixdevotreproprevie.Vousdeveznouspromettrequevousnele laisserezjamaiss’égarer.Nous vous laisserons les trois immeubles pour que vos enfants puissentenprofiter.Nous vous aiderons à les récupérer. Pour ça, il vous faudracontribuer financièrement aux campagnes présidentielles.Quel que soitlegagnant,nous luidemanderonsdenousaider, etnous luidironsquevousavezcontribuéàsacause.»

CefutensuiteautourdePachoHerreradeprendrelaparole,luiquiétaitrestéplutôtsilencieuxjusqu’àmaintenant:«Net’inquiètepas,mec,àpartirdumomentoùtunetelancespasdansletraficdedrogue,ilnet’arriverarien.Tun’as rienàcraindre.Nousvoulionsque tuviennes icipourêtresûrsquetesintentionssontbonnes.Laseulechosequenousnepuissions tepermettre estd’avoirbeaucoupd’argent,histoireque tunepètespasuneduriteetnedeviennespasincontrôlable.

–Tun’as plusd’inquiétudes à avoir, continuaMiguelRodríguez.Tupeuxmême rester ici et vivre à Cali si tu en as envie. Personne ne tetouchera jamais. Tiens, va faire un tour à la boutique de vêtements demafemme.Attendsdevoircequ’ilsepasseaveclenouveauprésident,etnoust’aiderons.»

Laconversationétaitfinie.Elleavaitdurévingtminutes.Je ne m’étais pas vraiment attardé sur la référence de Miguel

Rodríguez et ce « nouveau président » dont il parlait, mais nouscomprendrionsquelquessemainesplustard.

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Aprèsunaurevoirplutôtamical,Miguelappelalechauffeuretluiditde nous conduire au magasin de sa femme. En sortant, je me sentaisbouleversécomme jamaisauparavant. Ilme fallaitdigérerdeuxréalitésquivenaientdem’éclaterenpleinvisage:laconfirmationquelafamillede mon père nous trahissait, et la permission de continuer à vivreaccordéeparlescaposdeCali.Jem’étaistoujoursattenduaupirevenantd’eux,maismaintenant jemesentaisobligéde ressentirde lagratitudeenversDonMiguel etLosPepes,quiavaientaccordé lavieàmamère,masœuretmoi.

En quelques minutes nous étions à cette boutique du quartiercommerçant branchédeCali. Le chauffeur pointa dudoigt endirectiond’unmagasinetmamèreyentra.Jechoisisdemepromenerunpeudanslequartieretjem’arrêtaidevantunmagasindevêtementspourhommesquiproposaitenvitrineunhabitentissuéponge.Jedécidaidel’acheter.

Quelle sensationétrange, c’étaitdoncçad’êtreenvie? J’étaispartipour rencontrer la mort, et soudain je pouvais me promener sur leterritoire des tout-puissants parrains de lamafia de Cali etm’en sortirsansuneégratignure.

Deux heures plus tard, le chauffeur nous déposa à l’hôtel et nousretournâmesàBogotálesoirmême.

Pour la première fois depuis longtemps, je me sentais en paix. Jepouvais vivre. Durant les mois précédents, nous avions donné denombreuses propriétés aux capos de Cali et Los Pepes, mais d’autrescapos attendaient encore d’être payés. Le soir, pendant que je medéshabillai, Andreame demanda si j’avais lu lemot qu’elle avait laissédans la poche de mon pantalon. Dans ce mot, elle me rappelait sonamouretsonassurancequetoutallaitbiensepasserpourmonrendez-vousaveclamort.NOUSDEVIONSPRENDRELETAUREAUPARLEScornes.aussimamèrerencontra-t-elle rapidement Diego « Berna » Murillo Bejarano, sous

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l’insistancedeCarlosCastaño. Ilavaitarrangécette rencontredansunemaison de Los Balsos à Medellín. Le rendez-vous commença très mal.Bernainsultamamèreenluireprochantdes’êtremariéeàmonpère,etelle, fatiguéedesmenacesconstantes,des injuresetdesaccusationsdesmafieux,réponditavecvéhémence.

«Monsieur,jesuisunedame,etvousallezcesserdem’attaqueretdem’insulter de la sorte. Je n’ai pas à devoir supporter votre impolitessealorsquej’aigagnélerespectdurestedevosamis.S’ilvousplaît,faitesdonc l’effort d’être respectueux et non insolent et outrancier », ditfermementmamère.

Laréunions’arrêtanet.Castaño luipassaun coupde fil le soirmêmeet lui fit comprendre

trèsclairementqueBernaétaitextrêmementmécontentetqu’elleallaitdevoirl’apaiser.

«DoñaVictoria,cethommeestfurieux,ditCastaño.Jesaisqu’ilvousaprovoquée,maisvousdevezcomprendrequec’estunhommevraimenttrès dangereux, et vous allez devoir lui donner quelque chose en pluspourlecalmer.»

Cet incident se révéla très coûteux. Lors d’un autre rendez-vous,encoreunefoisorganiséparCastaño,mamèreduts’excuseretdonneràBerna un appartement luxueux. C’était la seule manière de pouvoircontinuerlanégociationdesautresbiens.

DurantnotreséjouràSantaAna, ilétaitdevenunormaldevoirdesgensarriverpouremmenermamèreàdesrencontresaveclescaposquivivaientoupassaientparBogotá. Il arrivaitparfoisqueces rendez-vousse tiennent dans des maisons voisines du quartier dans lequel nousavionsvécu.Lescaposinvitaientmamèreàboireunwhiskyaveceuxet,quand elle refusait, ils s’énervaient. Ils exploitaient le fait qu’elle soitseule,etenprofitaientpourdemanderplusd’argent,plusdetableauxetplusdebiens.Parchance,mononcleFernandon’étaitjamaisloinàcetteépoque,etintervenaitsagementpourévitertouteautreformed’abus.

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Unedesnégociations lespluscompliquées futcertainementcellede« Chaparro », un puissant chef de groupe paramilitaire à MagdalenaMedio,trafiquantdedrogue,etennemimorteldemonpère.

Aveclapermissionduprocureurgénéral,CarlosCastañoemmenamamèreàbordde saMercedes-Benzblindéepour la conduireà l’aéroportde Guayamaral au nord de Bogotá, où ils montèrent à bord d’unhélicoptèrepourvolerjusqu’àunepropriétésituéesurlafrontièreentrelesrégionsCaldasetAntioquia.

Durantlevoyage,Castañorévélacertainsdétailsàproposdelamortdemonpèrequenousnesavionspas.

«LosPepesétaientdéjàdémoralisés,dit-il.Nousavionstué99%desgensdePablodanslesrues,maisnousn’avionsjamaispumettrelamainsur lui. Nous avons failli jeter l’éponge car le mois de décembreapprochaitettoutesttoujourspluscompliquéàcettepériodedel’année.Certains membres importants de Los Pepes disaient même que s’ilsn’obtenaient pas bientôt des résultats, ils abandonneraient la traque endécembre. Et comme si ça ne suffisait pas, les colonels du Bloc derechercheavaientlancéunultimatumàLosPepes.»

MamèreécoutaitpatiemmentlerécitdeCastaño.«PourtrouverPablo,nousavonsdûmettrelamainsurlameilleure

technologie d’interception téléphonique venant de France, car celle desgringosn’étaitpassuffisante.

–QuiavraimenttuéPablo?»,finitpardemandermamère.« J’ai participé personnellement à l’opération finale. La police nous

envoyait toujours en avant durant les opérations. Cette fois-ci, ilsattendaientenretraitdanslecentrecommerciald’Obelisco.Aprèsavoirtué Pablo, nous les avons appelés. Pablo entendit le premier coup demasse que nous utilisions pour enfoncer la porte, et monta pieds nusjusqu’audeuxièmeétage.IltiraàplusieursreprisesavecsonpistoletSigSauer,dontdeuxtirsatterrirentdansmongiletpare-ballesetmefirenttomber à la renverse. À ce moment-là, Lemon était déjà mort dans lacourextérieure.Pabloprofitadecemomentoùpersonnene luicourait

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aprèspourouvrirunefenêtreetdescendreparuneéchelleenmétalqu’ilavaitdûinstallerplustôtpours’échapper.Ilréussitainsiàdescendresurletoitdelamaisond’àcôté.Maisiln’avaitpascomprisquecertainsdemeshommesétaientdéjà là.Quand ilessayadefairemarchearrière, ilprituneballedansl’épaule.Uneautreluidéchiralajambe.Letempsquej’atteignelafenêtreparlaquelleilvenaitdesortir,ilétaitdéjàmort.»

Mamèren’eutpasletempsdecommentercerécit,car l’hélicoptèreamorçait sa descente dans un champ où deux cents hommes armés defusils attendaient avec le commandant Chaparro, qui accueillitchaleureusementCastañoets’adressaainsiàmamère:

« Bonjour,Madame. Je suis le commandantChaparro, et voicimonfils.Votremariatuéunautredemesfilsetaessayédemetueràtreizereprises.Masurvierelèvedumiracle.

– Monsieur, répondit ma mère, je comprends le problème, maissachez je vous prie que je n’ai rien à voir avec la guerre. J’étaisuniquementlafemmedePabloetlamèredesesenfants.Dites-moi,quedois-jefairepourfairelapaixavecvous?»

Chaparroavaitluiaussiposébiendesproblèmesàmonpère.Jemesouviens que mon père riait quand ses hommes l'informaient qu’ilsavaient encoreune fois raté l’occasionde tuerChaparro. Pardeux fois,ils avaient fait exploser une voiture et un bateau avec des bombespuissantes, mais il ne mourait pas. Mon père, résigné, disait que cethommeavaitplusdeviesqu’unchat.

Chaparrovenaitd’une familledepaysans.Dans lesannées1970, luiet mon père s’étaient éloignés l’un de l’autre pour des raisons quej’ignore,etilfinitparrejoindreHenryPérez,undespremiersdirigeantsdugroupeparamilitairedeMagdalenaMedio.Monpèreavaitdéclarélaguerre à Pérez car il ne lui avait pas donné l’argent nécessaire pourfinancer son combat contre l’extradition, et Chaparro pour son allianceavecPérez.Cedernierfutassassinéparundeshommesdemonpère.

Aprèsplusieursheuresdenégociation,mamèreetChaparrofinirentpar trouver un accord et résoudre leurs différends. Nous lui cédions

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plusieursbiens,dontuneparcelledeterrededeuxmilleacresquenousutilisionspour l’extractiondemineraietpour l’élevage.Chaparrogardaaussi la centrale électrique de Nápoles qu’il avait saisie quelque tempsauparavantetquiétaitassezpuissantepouralimentertoutunvillageenélectricité. Ma mère lui dit qu’il pouvait prendre tout ce qu’il voulaitdans le domaine, car nous ne considérions plus que la maison nousappartenait.

Enguisedefaveur,mamèredemandaàCarlosCastañode localiserles corpsde cinqde ses employées, dont le professeur et la nounoudeManuela,queLosPepesavaient tuéet faitdisparaîtredans lesderniersinstants de la guerre. Il répondit que ce ne serait pas facile de lesretrouver.LosPepesavaientfaitdisparaîtredescentainesdepersonnes,etilnesavaitplustrèsbienoùilslesavaiententerrées.

À la fin de cette rencontre, mamère et Chaparro échangèrent unepoignéedemain,et il l’autorisaà reveniràNápolesquandellevoulait,puisque la propriété était toujours sous la protection du bureau duprocureurgénéral.

MamèreretournaàBogotáavecunennemidemoins,etnouspûmesenfinprofiterdequelquesjoursdepaix.

Parfois, nous avions la visite d’invités surprises, comme cet avocatquivintànotreappartementdeSantaAnasedisantenvoyéparlesfrèresRodríguezOrejuela.

Sonmessageétaitclair:lecarteldeCalinousavaitimpliqués–quenous le voulions ou non – dans un plan visant à obtenir des bénéficeslégauxpar la corruption. Ils exigeaient que l’on contribue à hauteur decinquantemilledollarsàleurpropreamendementpourunprojetdeloienvoyéauCongrèspourprotégerlesbiensdelamafiaencasd’audiencede confiscation. Le ton menaçant de l’avocat ne nous laissait d’autrechoixqued’empruntercetargent.

Maisleproblèmenes’arrêtaitpaslà.Enmai1994,nousreçûmesuneautre visite d’un entremetteur de Cali, qui n’était pas un avocat cettefois-là, mais un mafieux. Nous l’invitâmes à contrecœur, et il nous dit

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qu’un grand nombre de narcos du sud-ouest de la Colombie désiraientque l’on alloue une importante somme d’argent au financement de lacampagne présidentielle d’Ernesto Samper, avec dans l’idée que, nousaussi, puissions bénéficier d’une future aide gouvernementale, enretrouvant nos propriétés perdues et en trouvant refuge dans un autrepays. Tout à coup, nous comprenions que, dans une conversationprécédente, quand Miguel Rodríguez avait mentionné « la venue dunouveau président », il parlait d’avoir le nouveau président dans sapoche.

Nousnepouvionspasrefusercettefois-lànonplus,etfûmesobligésde donner cet argent sans véritablement savoir où il irait. Et, malgrénotre contribution, nous n’avons jamais récupéré nos biens et n’avonsjamaiseud’aidepourquitterlaColombie.End’autrestermes,c’étaitdel’argentgaspillé.

Lepireestque lamafianousvoyait toujourscommeunemachineàfric : nous recevions constamment des demandes d’argent, et pour lesraisons les plus improbables. Mais comment pouvions-nous refuser, vulescirconstances?Ilétait inutiledelesrapporterauprocureurgénéral,puisqu’àcetteépoquelarelationqu’ilentretenaitavec lescaposdeCaliétaitsiétroitequelecartelpossédaitmêmesonproprebureauaumêmeétage que le procureur général Gustavo de Greiff. Quiconque désiraitvoyager àCali pour résoudre un problème avec les capos savait que lebureau du procureur général était là pour l’aider. Je n’invente rien.C’était chose commune de voir Los Pepes aller et venir comme s’ilsvivaient là. Chaque fois que nous rendions visite au procureur en chef,nous devions demander si les gens de Cali étaient d’accord. Et nousn’avions même pas besoin de quitter l’immeuble pour obtenir cesrenseignements.

Le procureur général de Greiff connaissait tout des négociationssecrètes de ma mère. Même quand les agents de sécurité neremarquaient pas qu’elle partait,Cali prenait soinde le prévenir. Il estmêmearrivéquedeGreifffassedesblagueslà-dessusdevantnous.

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Àlami-août1994,nousacceptâmesl’offredeChaparroetdécidâmesde nous rendre à Nápoles accompagnés par deux agents du CTI dubureauduprocureur général, et un autrede la SIJIN. Il nousdit denepasnousinquiéter,qu’ilgarantissaitnotresécuritédanslarégion.C’étaitcommedepetitesvacances.Mamère,Andrea,Manuela,FernandoetmoipartîmesdeBogotáetuneautrepartiedelafamillequittaMedellínpourvenirnousvoir,dontmagrand-mèreNoranotamment.

Nous arrivâmes à la nuit tombée, et Octavio, notre intendant detoujours, nous attendait. Il avait préparé les lits dans quatre petitesdépendances.Même si elles possédaient des toilettes, une seule d’entreellesavaitl’airconditionné.OnappelaitcettepartiedeNápoles«l’autrecôté », car les seules choses qu’il y avait étaient une clinique, un blocopératoire, une pharmacie et El Tablazo, un bar où mon père abritaitunegrandecollectiond’albumsdemusiqueetdesouvenirs,unpeuà laHardRockCafé.

Maisnousnous sentionscommedesétrangersdurantnotre séjouràNápoles. Il y avait peut-être deux ans que nous n’étions pas venus, ettouteslesréjouissancesetobjetsdeluxequiavaientfaitlagloiredecetendroitdans lesannées1980,quand il yavait1700employés,avaientdisparu.Ennouspromenantautourde l’hacienda,nousétions tristesderemarquerquelajungleétaitentraind’engloutirlarésidenceprincipale,à tel point que nous ne voyions même pas les murs. Nous pouvionsapercevoirlesyeuxlasdeshippopotamesàlasurfacedeslacs.

Lors de notre deuxième nuit à Nápoles, je me réveillai en sursaut,étouffé par la chaleur. Je fus surpris d’apercevoir deux hommes armésavec des AK-47 devant la maisonnette. Comme ils n’avaient pas l’airhostiles, je sortis leur parler. Ils me dirent que Chaparro les avaitenvoyés pour nous protéger, car ils avaient subi une confrontationquelquesjoursplustôtaveclegroupedeguérillaELNdansunezonedeNápoles appeléePanadería, oùmonpèreavaitunede ses cachettes. Ilsme dirent de ne pas m’inquiéter car ils avaient quantité d’hommes entraindepatrouillerdanslazone.

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Ces derniers avaient soif et transpiraient à grosses gouttes, alors jeleurservisunverredeguarapo,uneboissonfaited’eau,desiropdesucredecanneetdecitron.Lavieestparfoisironique:toutecettehaineavaitdisparuaprèsuneconversationsincèreentremamèreetChaparro.

Vers la findumoisd’août1994,nousavionsétédépossédésdetouslesbiensdemonpèrehormislesimmeublesDallas,MónacoetOvni,quiselon les accords appartenaient à ma sœur et moi. Pourtant, il restaitencore quelques doutes quant à la possession d’un avion et d’unhélicoptère ayant appartenu à mon père ; ainsi les capos de Caliconvoquèrent-ils ma mère à un autre rendez-vous. Ils étaient presquetrente personnes au meeting, dont la plupart étaient déjà làprécédemment.Quand l’affaire fut réglée,MiguelRodríguezdemandaàmamère pourquoi elle ne les avait pas approchés plus tôt. Elle auraitpeut-êtrepuempêchercetteguerre.

« Je voulais le faire, dit-elle,mais Pablo nem’écoutait pas. Si vousvoussouvenezbien,Messieurs, j’aiune fois repéré lebeau-frèred’undemescousinsàPalmiraquitravaillaitpourvouscommegardeducorpsetlui avais demandé de solliciter pourmoi un entretien avec vous. Vousaviezditoui,alorsj’aiditàPabloquejecherchaisàprendrecontactaveclesgensdeCalidepuisunmoment,carjem’inquiétaispourmesenfantset que j’avais plus oumoins arrangé un entretien.Mais ilme réponditque j’étais folle, qu’il neme laisserait jamais aller à Cali. “Moi vivant,jamais !”, me disait-il, en ajoutant que j’étais naïve, bien trop gentille,quejenecomprenaispascommentmarchaitlemonde,quesesennemismerenverraientenveloppéedansdufilbarbelé.»

Finalement,mon père avait raison sur un point : il fallait qu’il soitmortpourquemamèrepuisseapprochersesennemisetcontinueàvivrepourpouvoirracontercettehistoire.

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ÉpilogueVingtansd’exil

Quitter laColombie était unequestionde vie oudemort.C’était aussisimplequeça.Manuela,mamèreetmoiavionsétérejetésparlaplupartdesreprésentationsdiplomatiquesdeBogotá:leCostaRica,l’Allemagne,Israël, l’Australie, l’Argentine, le Brésil, le Canada, le Venezuela, leSalvador,l’Italie,lePérou,l’Équateur,leChili,laFrance,l’AngleterreetlesÉtats-Unis.L’Églisecatholiquenousfermaitaussisesportes,alorsquenousavionsrencontrélenonceapostoliquePaoloRomeoetMonseigneurDaríoCastrillónpourleurdemanderd’intervenirennotrefaveurafindetrouverunendroitsurlaplanèteoùnouspuissionsvivre.

Nous tournâmes ensuite notre attention vers le comité de la Croix-Rouge et les Nations unies. Nous avons rencontré le médiateur del’époque,JaimeCórdova,et l’inspecteurgénéralCarlosGustavoArrieta.Nousavonsessayéde joindreRigobertaMenchú,qui venaitde recevoirleprixNobelde laPaix,mais ellenous réponditque cen’étaitpas sonproblème.

Désespérée et sans personne vers qui se tourner, ma mère appelal’ancien président Julio César Turbay, qui lui dit : « Souvenez-vous,MadameDiana.Voussaveztrèsbiencequ’afaitvotremari;voussavezqu’ilatuémafille.Jenepeuxpasvousaider.»Nousrépondîmesquecen’étaitpasjustedenousaccuserdecemeurtre.Nousétionspeut-êtrela

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familledePabloEscobar,maisnousn’étionspasdeskidnappeursoudestueurs.

Nousétionsà courtde solutionspourquitter lepays.Notreavocat,Francisco Fernández, élabora une stratégie invoquant une vieille loipermettant aux gens de corriger des erreurs sur les noms, ou biencarrément d’en changer par des papiers à présenter devant unfonctionnaire. Nous présentâmes le procédé lors d’une réunion avec leprocureurgénéraldeGreiff.Audébut, ilnevitaucuneobjection légale,maisilrefusapourtantdenousaider.Nousdemandionsseulementquelapaperasse soit signée par le bureau de protection des victimes et destémoinsafindegarantirquenosnouvellesidentitésdemeurentsecrètes.L’entrevuedevintdeplusenplustendue,etnotreavocatfinitpardire:«Monsieur le Procureur général, cette situation est intenable. Vous nepouvez pas protéger toute cette famille, et ils ne peuvent pas resterenfermés dans un appartement pour toujours. Deux mineurs sontimpliquésici.Touteslescinqminutesvousleurditesquevousallezleverleurprotection;sivousnelesaidezpasàobtenirdenouvellesviesetdenouvellesidentités,ilsn’aurontd’autrechoixqued’allervoirlapresseetderévélertoutcequ’ilssaventettoutcequ’ilsontvudanscebureau.Etvousetmoisavonsparfaitementqueçaneferapas lesaffairesdupays,ni les vôtres. Si vous continuez à les laisser dans l’incertitude, je leurconseilleraidediretoutcequ’ilssavent.Voussaveztrèsbiencequevouspouvez faire pour eux. Vous êtes le procureur général de cette nation.Vousnepouvezpasmedirequevousêtesimpuissantdanscetteaffaire.Vous avez tout fait pour qu’ils se fassent refuser l’entrée dans tous lespays,;aussisuis-jesûrquevouspouvezfairequelquechosepourqu’ilsysoientdésormaislesbienvenus.

–Calmez-vous, jevousprie.Jevaisvoirceque jepeuxfaire,ditdeGreiff.S’ilvousplaît,comprenezques’ilsnesontpasconsidéréscommedes victimes ou des témoins, cet organisme ne pourra leur fournir denouvelles identités.Mais je vais essayer de fairemon possible. Je vouslaisse une copie de la loi. Tout est légal – j’ai juste besoin de votre

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discrétion et de votre collaboration.Çane sert à rien de changer leursnomspourqu’ilssoientpubliésdanslapresselelendemain.Cettefamilleadéjàpayéunlourdtribut,etvouslesavez.»

En fin de compte, non seulement nous obtînmes de nouvellesidentités,maisgrâceàdeGreiffnous fîmesaussi la rencontred’Isabelleen février 1994. C’était une Française, grande femme blonde âgéed’environ soixante-cinq ans, tout de noir vêtue et arborant un chapeauextravagant orné de plumes d’autruche. On disait d’elle qu’elle étaitcomtesse. Isabelle était accompagnée par deux hommes d’origineafricaine en costume cravate, et qui affirmaient être des diplomates duMozambiquehabitantàNewYork.Ilsvenaientnousannoncerlanouvelleque nous attendions tant : après avoir entendu nos appels dans lesmédias, le président du Mozambique voulait nous offrir, en gestediplomatique, l’entrée dans son pays pour que nous puissionsreconstruirenosvies.Lacomtesse jouait le rôled’intermédiaireetnousditqu’elleavaitunefondationdontlebutétaitdevenirenaideauxpaysqui en ont le plus besoin. Si nous étions prêts à contribuer à sa cause,dit-elle, elle pourrait jouer de son influence pour que ce pays nousaccueille.Nousétionsravis.

Mais ce que nous ne savions pas, c’est que ce soi-disant présidentn’étaitenfaitqu’uncandidat.LeMozambiqueétaitunpaysagité,engagédans des négociations pour mettre fin à la guerre civile, qui avaitengendréprèsd’unmilliondemortsdepuisquinzeans.LescasquesbleusdesNationsuniesmaintenaient l’ordre,et lapopulationconnaissaitunefaminesansprécédent.

Seulement, pour nous, leur offre était tout de même synonyme deliberté.

DèsqueFranciscoFernándezeutventdecetteaffaire,ilrencontralesintermédiaires. Ildéclarad’emblée :«La familleest trèsreconnaissantede cette aide humanitaire que vous souhaitez leur apporter. En tantqu’avocat de la famille, je désire savoir combien leur coûtera cetteaide.»

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Ilsn’étaientpas très clairs, etaffirmaientqu’iln’étaitpasnécessairedeparlerdechiffrespourl’instant.Nevoulantpaslesmettremalàl’aise,jedemandaiàFernándezdenepastroplesbrusquer.NousnepouvionsrisquerdelaisseréchappernotreseuleoccasiondequitterlaColombie.

Les mois suivants, notre avocat resta en contact avec lesintermédiaires, qui finirent par nous demander une grosse sommed’argent pour aller dansunpays quenous étions incapablesd’identifiersurunecartedumonde.La familledemamèrenousdonnade l’argentpourquenouspuissionsfairedesversementssurlescomptesofficielsdugouvernement,afindefinalisernotreaccord.L’idéeétaitdefinaliser lesnégociationsunefoisarrivéssurleterritoireduMozambique,etdeleurdonneruneœuvred’artoudesbijouxcommecomplémentsdelasommerestante.

Luis Camilo Osorio, le registraire national à l’époque, nous délivraenfin les passeports, permis de conduire et cartes d’identité à nosnouveaux noms. Nous étions en novembre 1994, et nous planifiâmesnotredépartsansplustarder.

Monchangementdenomfutenregistrésurlefichier4673dubureaunotarial12àMedellín,le4juin1994,parMartaInésAlzatedeRestrepo,notaire du droit civil. Le certificat de naissance de Juan Pablo EscobarHenaoétaitmaintenantaunomdeJuanSebastiánMarroquínSantos.Deplus, ledocumentdemamère stipulait que, en tant que seule autoritéparentale et responsable légal, elle changeait aussi d’identité non paspourévitersesresponsabilitéscivilesoupénales,maispourpréserversapropre vie et celles de ses deux enfants, face auxmenacesdemort quipesaientsursafamille.Lebureaudeprotectiondestémoinsfabriquaunecartederéservistemilitaireàmonnouveaunompourempêcherl’arméedeconnaîtremanouvelle identité. Il encoûtavingtmillionsdepesosàmafamille.

Le14décembre1994arriva.Nousdevionsdireadieuàlafamilledemamère–lesseulespersonnesnousayantvraimentaidésaprèslamort

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de mon père. Il semblait maintenant que ma famille parternelle avaitd’autrespriorités.

La famille Henao Vallejo passa toute cette dernière semaine avecnousà l’appartementdeSantaAna.Nulne savaitoùnousallionsnineconnaissait nos nouvelles identités. Nous ne devions pas nous revoiravantdixans.Àcinqheuresquarante-cinqdumatin,toutétaitprêtpourledépart:lesvalisesétaientdanslevan,etnousétionstousdouchésethabillés. Nous nous rassemblâmes dans le salon pour la dernière foispour prendre une photo de cet instant. Pour cette dernière photo defamille,lamajoritéd’entrenousétaitenpyjamaetsemblaittrèstriste.

Il était temps de se dire au revoir. La dernière personne quej’embrassaifutmagrand-mèreNora.

«Abuelita,dis-moilavérité,toutvabiensepasser?–Oui,monange,jesaisquecettefois-citoutvabiensepasser,etil

net’arriverarien.Jenesensaucundangerpourvous.Aussi,vaenpaix,etnet’inquiètesurtoutpas,monange»,dit-ellepourm’encourager.

Nous quittâmes l’immeuble au volant du van d’Alfredo, et plus loindans lequartier je luidemandaid’arrêter levéhiculepourque jepuisseparler avec « Puma », un agent duCTI particulièrement doué qui nousavaitprotégésàl’immeubleAltos.

«Mon frère, je voudrais te remercier d’avoir veillé sur nous durantcette période difficile pour ma famille. Merci pour ton respect enversnous,etpouravoirtantdefoisrisquétavie,luidis-je.Ilesttempspourlafamilledetrouversonproprechemin.Jevaisdonctedemanderdeneplusnousprotéger.Nousquittonslepays.Jenepeuxpastedireoùnousallons pour des raisons de sécurité, j’espère que tu comprends ça. Nenoussuispas,s’ilteplaît.

–Mercidetraitersibientesgardesducorpsetdefairedetonmieuxpourquecesoitunplaisirdeteprotéger,répondit-il.Jesuisdésolépourtouteslesépreuvesquetuastraversées.Ilesttouchantquetumelibèresdemaresponsabilité:tun’espasenétatd’arrestation,tueslibred’alleroùtuveux.»

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La cordialitédePuma lui coûta son travail.DeGreiff fut furieuxdedécouvrir que Puma avait perdu notre trace et que nous étions partispour quitter le pays. L’officier répondit que nous n’étions pas desprisonniers,maiscelanechangearien.

Cevoyageétaitcommeunecoursecontrenotrepassésulfureux.Encheminverslafrontièreavecl’Équateur,nousn’avionspasencore

eutropletempsdenousentraîneravecnosnouveauxnoms.Il était prévu que nous traversions la frontière le troisième jour du

voyage, puisque nous devions prendre un vol en partance de Lima endirection de Buenos Aires. Mais, d’abord, il fallait que l’immigrationtamponne nos passeports sans examiner nos photos ou nos identités.AlfredodonnaunbilletàunagentdelaDASpourqu’ilnouslaisseenfinquitterlepays.

Pendant ce temps, Andrea se préparait à quitter le pays par un voldirect de Bogotá vers Buenos Aires. Personne ne savait qui elle était,aussin’yavait-ilguèrepourelledeproblèmeparticulier.

Le changement d’identité semblait fonctionner : nous réussîmes àsortir de l’Équateur et du Pérou et arrivâmes sans encombre enArgentine. Ils tamponnèrent nos passeports à Buenos Aires et nousdélivrèrent un visa touristique de trois mois. Durant nos vingt-quatreheuresdepauseavantdeprendre l’avionpour leMozambiqueà l’autreboutdumonde, je fus fascinéparBuenosAires.C’était l’été et les ruesétaient recouvertes d’un manteau vert et violet, aux couleurs desjacarandas.

« Ne joue pas les sentimentaux, Juanchito, ne fais pas ça – nousdevonsavancer.Nous sommes là seulementpourvingt-quatreheures »,me disait notre avocat, Fernández, qui nous accompagnait auMozambiqueavecsafemme.

Lelendemainmatin,BuenosAiresétaitencoreplusbelle,maisnotrecheminétaitdéjàtouttracé.

À l’aéroport d’Ezeiza, une altercation avec un officier me fit croireque je ne verrais plus jamais ma famille. Un agent m’arrêta, car il se

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demandaitcequ’unenfantdeseizeanspouvaitbienfaireaveclespochespleinesdebijoux.Onm’emmenadansunepetitesallepourmeforceràvider mes poches. L’officier argentin disait vouloir appeler le consulatcolombienpourfaireunrapportdelasituation.

« Écoute, peut-être que tu veux éviter tout ça et que tu préfèresprendretonvol,non?Faiscommetuveux.Sinontudevrasattendrequeleconsulatcolombienvienne jusqu’ici,etçavacompliquer leschoses…Alorsréfléchisbienàcequetuveuxfaire.»

J’étais à peu près sûr de comprendre où il voulait en venirmais jen’osaispasluifaireuneoffre.

«Bon,gamin,metstroiscentsdollarsdanslemagazinequetutiensentre les mains, fais semblant de l’oublier sur la table, et je te laissepasser.T’esOKpourtroiscents?»dit-il.

Je plaçai cinq cents dollars entre les pages du magazine et« l’oubliai » sur la table. Je repris mes bijoux et partis vers la zoned’embarquement.Toutlemondem’attendaitavecanxiété.

Letrajetjusqu’àJohannesburgenAfriqueduSudfuttrèsagréableetd’unbonstanding,maislesconditionssanitaires,lesodeursetl’inconfortdu voyage jusqu’à Maputo au Mozambique furent effroyables. Et cen’était que le début. L’avion atterrit dans un vieil aéroport figé dans lepassé,sansavionscommerciauxetseulementquatreavionsHerculesdesNations unies desquels on déchargeait des sacs de grains et de farineportant le logoUN.Des casquesbleusgardaient lanourriture,quiétaitenvoyéeparl’aidehumanitaire.

Les hommes que l’on avait vus en Colombie avec la comtesse nousattendaient à la sortie. Ils nous guidèrent vers le salon présidentiel del’aéroport, une salle qui semblait ne pas avoir été ouverte depuis deslustres. Il y avait une épaisse couchede poussière sur le tapis rouge etsurlefauteuilprésidentiel.

Tandis que nous quittions l’aéroport, la voiture qu’ils avaientcommandée pour venir nous chercher eut un accident avec un autrevéhicule. Les chauffeurs sortirent, évaluèrent les dégâts, firent un signe

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delamain,etretournèrentdansleursvéhiculescommesiderienn’était.Je demandai alors à notre chauffeur pourquoi il n’avait pas noté lenumérodeplaquedel’autrevéhiculepourlespapiersdel’assurance.

« Personne n’a d’assurance ici, m’expliqua-t-il. Ça n’existe pas,personnen’aassezd’argentpourréparerquoiquecesoit ici.Onne faitquesortirpourregarderlesdégâts,parcuriosité.»

Alorsquenousétionsencheminvers lamaisonqu’ilsavaient louéepournous,notrenouvelleviecommençaitàsedévoileràmesyeux,etjen’aimais pas ce que je voyais.Maputo était une ville àmoitié en ruineaprès la guerre civile. Il n’y avait pas de feux de signalisation, pas detrottoirs, de magasins, et nous pouvions voir les trous formés par lestanks et les missiles dans le mur des immeubles, que les famillesrecouvraientdemorceauxdeplastique.Commeparhasard, lacomtesseouleshommesquil’accompagnaientavaientomisdementionnertoutça.

Nous arrivâmes à notre nouvelle maison dans le quartier desdiplomates.C’étaitunemaisonsimpleavecquatrechambresàcoucheretunegrandesallede séjour.Mais lapuanteurdeségoutsétait très forte.Lesplacardsétaientpresquetousvides,etMarleny,lafemmedeménageque nous avions emmenée avec nous deColombie, devait aller acheterles produits essentiels. Une heure plus tard elle était de retour avecl’argentetlesmainsvides.

«L’argentn’aaucunevaleur ici.Lesupermarchéétaitouvertmais iln’yavaitpasdenourriture,d’eau,desodaoudefruits.Rien»,dit-elle.

Nous étions le21décembre1994, etdansquatre joursnousallionsfêter Noël dans un pays frappé par la pauvreté. Nous avions passépresque une semaine à voyager pour affronter une réalité écrasante.Mais, comme toujours, ma mère insistait pour que l’on ne voie pas leverre àmoitié vide. Elle trouva des patates et desœufs dans le garde-mangeretprépara le repas, répétantque toutallaitbiensepasser,quenouspourrionsétudieràlafaculté,etéchapperànotrenomdefamille.Nouspouvions apprendre l’anglais enAfriqueduSud,ou faire venirunprofesseursud-africainjusqu’icipournousl’enseigner.

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Nos bagages ayant été retardés, Andrea et moi dûmes nous rendredans un petit centre commercial.Mais tous lesmagasins étaient vides,sauf une boutique de souvenirs qui vendait uniquement des t-shirts demauvaise qualité floquésdumot «Maputo » – et chaque t-shirt coûtaitcentdollars!

Rien,vraimentrien,nenous indiquaitquenouspuissionsconstruireune vie ici. En fait, quand nous regardâmes un peu les universités, onnous informaque les seules bonnes formations ne concernaient que lescours demédecine dispensés à lamorgue. Il n’y avait pas de salles declasse, de bureaux ou de bibliothèques, et encoremoins de licence enpublicitéouendesignindustriel,lesétudesqu’Andreaetmoirêvionsdesuivre.

Quelquesheuresaprèsnotrearrivée,nousquittionslamaisonquelegouvernementnousavaitdonnéepouralleràl’hôteldenotreavocat,unmanoir spectaculaire où les invités étaient principalement des gardiensde la paix envoyés par les Nations unies. Même s’il y avait destélévisions,ellesn’étaientjamaisalluméescariln’yavaitpasdesignal.

Les heures passaient, et j’étais de plus en plus déprimé à chaqueminutequis’écoulait.

J’auraispréférévivreplanquédansunechambreàBogotá,mêmesijedevaisrisquermavietouslesjours.Dansunmomentdedésespoirtotal,jeprislalaisseduchienpourlamontreràmamèreendisant:«Sionnes’envapasd’ici,jevaismependreavecça.Jepréfèrequel’onmetueenColombie,Mamá.Jeneveuxpasdeça.Jemeurs,ici.»

Effrayéeparmesmots,mamèredemandaànotreavocat,Fernández,de regarder les vols en partanceduMozambique. La destinationn’étaitpasimportante.

« Le seul avion qui part du pays décolle dans deux heures. Leprochainestdansdeuxsemaines»,luidit-il.

En l’espace de quelques secondes, nous remballâmes toutes nosaffaires, même le jeanmouillé qui trempait dans le lavabo. Fernándezétaitfurieux.

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« Vous jetez à la poubelle un an et demi d’efforts ! C’estcomplètementirresponsable,c’estdelafolie.Vousnedevezpasécoutervotrefils,quiréagitcommeunpetitprince!

–C’estvraimenttrèssimplepourvousd’arriveràcetteconclusion,ditma mère. Votre propre fille n’est pas en train de dire qu’elle vacommettreunsuicide.C’est trop faciledenousdirede resteralorsquevouspartezdemainpasserNoëlàParisavectoutevotrefamille.S’ilvousplaît, aidez-nous à partir d’ici. Nous parcourrons le monde entier letempsqu’il faudra jusqu’à ceque l’on trouveunbonendroitpournotrefamille.»

Lesmembresofficielsdugouvernementn’avaientpasprévudenousrencontrer avant le début de l’année prochaine. Ils n’avaient jamaisimaginéquenousne resterions làque trois joursalorsquenousavionsprévud’yvivredixans.

Nous quittâmes Maputo pour Rio de Janeiro. Nous essayâmes devisiter la villemais la barrière de la langue et le trafic routier étaienttrop pour nous. Le Brésil ne nous convenait pas.Nous achetâmes alorsdes billets pour Buenos Aires, car nous avions adoré la ville et nousavionsdéjàunvisatouristiquedetroismoisapprouvéparl’État.

Une fois de plus, Alfredo Astado était là pour nous aider dans unmomentcritique.Nousavionsréussiàluienvoyerunmessaged’urgenceparunmoyensecret:nousétionsencheminpourBuenosAiresetnousavionsbesoinqu’ilsupervisetouslesdétailsdenotrearrivéepourévitertoutesurprisedésagréable.IlpartitpourBuenosAiresalorsqu’ilétaitenvacancesavecsafamille,etarrivale24décembrequelquesheuresavantnous.

BuenosAiresfutcommeuneavalanchedenouvellesexpériencespourmoi. J’appris à jouir des privilèges qu’offre l’anonymat. Je pris le buspourlapremièrefois.Pourtant,lefaitdevivrequotidiennementunevienormale réveillait enmoi unemyriade de peurs et d’appréhensions. Lesimple fait d’aller au comptoir d’un McDonald’s pour commander unhamburger était une épreuve terrifiante. J’avais toujours eu quelqu’un

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pours’occuperdemoi.Jeréalisaid’uncoupàquelpointj’avaisétéisolédurestedumonde.

Je trouvais difficile de faire confiance aux gens. Sans m’en rendrecompte,j’étaispassémaîtredansl’artdevivreenfugitif,etpendantdesmois je continuai à porter des lunettes de soleil pour que personne nepuisse me reconnaître. Ennuyées par mon comportement, ma mère etAndreamedisaientqu’iln’yavaitrienàcraindre;nousvivionsdansuneville de douze millions de personnes, et je ne devais pas penser quej’étais si célèbreaupointdedevoirvivrecachéderrièredes lunettesdesoleil.

Peut-être avaient-elles raison. J’ai accepté une fois de suivre leurrecommandation,enôtantmes lunettesde soleilpouralleracheterdesbilletsdeconcert.J’aiappeléuntaxidanslarue,maisavantmêmequelechauffeurmedemandemadestination,ilmedemanda:«Êtes-vouslefilsdePabloEscobar?

–N’importequoi,mec!Qu’est-cequeturacontes?IlssontencoreenColombie et ils n’ont pas le droit de quitter leur pays. Personne ne lesaccepte.»

Lechauffeurdetaxi,quin’étaitpasidiot,continuaàm’analyserdanslerétroviseurjusqu’àcequejeluienvoieunregardsévèreetluidisedem’emmener au centre commercial d’Alto Palermo. Je m’empressaid’acheter les billets et de revenir à l’appartement, comme si lemondeentierenavaitaprèsmoi.Jen’aipasététendreavecmamèreetAndrea,jeleurdisdenepasêtresinaïves,etquej’avaisétéencoreplusstupidequ’ellesenécoutantleurconseil.Jedéblatéraiencoreetencore.

AucontrairedeMaputo,BuenosAiresoffraittouteslesopportunitésscolairesdontnousrêvions.Deuxmoisaprèsnotrearrivée,nousavionsdéjà pris plusieurs cours d’informatique. Andrea étudia la publicité àl’université de Belgrano et obtint son diplôme avec les honneurs. Enmars, jem’inscrisàlaformationdedesignindustrielàl’Écoletechniqued’ORT. J’obtins, moi aussi, de bonnes notes avec une moyenne de

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8,8/10. Jeme jetaisà corpsperdudans lesétudes.Mesprofesseursmeproposèrentmêmeunposted’assistantpourgérerdeuxclasses.

Manuelaétaitau lycéemaintenant, etmamèrepassait son tempsàse promener dans Buenos Aires, à étudier les offres immobilières, carc’étaitvraimentsonpointfort.

À Buenos Aires, nous louions des appartements et changions derésidence ainsi que de numéros de téléphone tous les deux ans pouréviterd’êtrerepérés.Nousfaisionsaussitrèsattentionauxpersonnesquenousfréquentions,tantnouscraignionsquequelqu’unnenousretrouve.

Au début de l’année 1997, l’Argentine nous accorda un permis derésidence temporaire. Ma mère essaya de postuler pour un permis derésidence permanent en se présentant comme un investisseur avec ducapital.Elleengageaalorsuncomptable.C’estainsiqueCarlosZacaríasarrivadansnosvies.

Après avoir acheté une parcelle de terre près de PuertoMadero enguised’investissement,nouscommençâmesàcroirequeZacaríasn’étaitpeut-être pas digne de confiance. Nous avions le sentiment qu’il nousavait indiquéunprixplusélevépoursemettreunegrossesommedanslespoches.Unjour,uneoffresoudainedelapartdeShellfinitparruinersaréputation:lacompagnieoffraitplusdudoublepourlaterrequenousavionspayée. La venten’a jamais eu lieu,maisnous avions encoreunefoisfaitl’erreurdeluifaireconfiance.

Durant l’année1998, jecommençaià travaillerdans ledesign3Detla représentationvisuelleen3D.Lesalairepourmonposteen tantquedesignerstudio,lepremiersalairequej’aiejamaisgagnédemavie,étaitde mille dollars par mois. Quelques années auparavant je dépensaisautant d’argent en donnant deux fois des pourboires au restaurant, etmaintenant cet argent permettait de couvrir le loyer du mois et lescourses.

Maislavieétaitpleinedesurprises.Àgrandrenfortd’encartsdanslapresse, de panneaux d’affichage, de publicités sur les arrêts de bus,transports publics, et bien sûr à la télévision, la chaîne Discovery

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Channelfaisait lapromotiond’uneémissionspécialesur laviedePabloEscobarGaviria.Terrifiés,nousdécidâmesdequitterBuenosAirespourCariló,surlacôteargentine.

Zacarías, qui découvrit nos véritables identités en tombant sur unvieux numéro dumagazineCaras, réclama qu’on lui transfère les biensd’InversoraGalestar,SA,unesociétéuruguayennepossédantuneantenneàBuenosAiresquenousavionsacquisepourentrerdans lebusinessdel’immobilier. Il nous promit de les rendre une fois le remue-ménageautourdudocumentaireterminé.

Ses bonnes intentions furent éphémères. Il apparut quelques joursplustardànotrecachetteenexigeantquel’onaugmenteseshonorairesàcause des « risques » qu’il encourait à offrir ses services à une famillecommelanôtre.

«María Isabel, dit-il, s’adressant àmamère par son nouveau nom,pourquejetravaillepourvous,ilfaudraquevousmepayiezvingtmilledollarsparmois.

–Vingtmilledollars?MonDieu,Zacarías!Enaucunemanièrejenepourrais vous payer vingt mille dollars. J’aimerais moi-même posséderunetellesomme.Sivouspouveztenirvotrepromessedefairegagneràcettefamillesoixantemilledollarsparmois,jen’auraiaucunproblèmeàvousendonner vingt.Mais jenepeuxpas vouspayerune telle sommeavecrien.

–Non,María Isabel, l’argent n’est pas pourmoi. Je dois payermesassociésOscarLupiaetCarlosMarceloGilNovoapourprendre soindevoustous.»

La fièvre autourdudocumentaire retomba, et ainsi nousdécidâmesde retourner àBuenosAires afindepasserdes fêtesdeNoël au calme.Nous vivions dans l’appartement 17N de la Calle Jaramillo 2010, queZacaríasavaitlouépourmamèreetManuela.Andreaetmoiyvivionsdemanière temporaire tandis que Zacarías nous aidait à louer unappartementpournousdeux.

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Verslapremièresemainedefévrier1999,Zacaríasétaitintrouvable,et ma mère était de plus en plus méfiante. Toujours inquiète despossiblesretombéesdudocumentairedeDiscoveryChanneletprudenteàl’égarddesintentionsdeZacarías,nousdécidâmesdemettreenventelamaisonduclubdegolfeLasPraderasdeLuján.Nous l’avionsachetéequelquesmoisauparavantenguised’investissement.

Quelques joursplus tard,LuisDobniewski,unavocat respecté,nouscontactapourexprimersonintérêtpouracheterlamaison.MaisZacaríaspritcontactavecluietluifacturaundépôtdecentmilledollars.Jamaisilnenousdonnacetargent.

«MonDieu,ilestintrouvableetilatoutmonargent.Qu’est-cequ’onvafaire?»,selamentaitmamère.

Zacarías ne répondait pas au téléphone, ne rappelait pas et nerépondaitpasànosmessages.Mamèrepartitvoiràsonbureau,maisonlui dit qu’il était à l’hôpital à cause d’une chute de tension. Avant departir,elledemandad’utiliserletéléphonefixedubureaupourpasseruncoupdetéléphone.EllecomposalenumérodeportabledeZacarías,et,biensûr,ilrépondit.

« Oh, bonjour, Juan Carlos, on vient de me dire que vous êtes ensoins intensifs et que vous êtes aux portes de lamort. Où êtes-vous etquefaites-vous?

–Jeneveuxpasvousparler.Jecommuniqueraiavecvousseulementpar l’intermédiaire de Tomás Lichtmann », répondit Zacarías, faisantréférenceànotreancienavocat.

« Ça ne me pose aucun problème de communiquer avec vous parl’intermédiairedequivousvoulez,maisvousdevriezavoirhonte.Qu’est-ce que vousmijotez ? C’est vous qui avezmon argent ! Vous avezmapropriété!

–Non,vousm’avezpiégé!Vousnem’avezpasditquivousétiez!–Jenevousaipaspiégé !Monnométantcequ’ilest, jedois faire

attentionavecmonidentité.Maisnechangeonspasdesujet.Rendez-moi

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monargent.Vousditesquejevousaipiégé,maisc’estvousquiavezmonargent!»

Après la dispute, Zacarías promit de tout restituer, mais parl’intermédiaire de Lichtmann. Ma mère appela Lichtmann qui luirépondit qu’il n’avait pas l’intention de l’aider et qu’il ne voulait plusavoiraffaireànous.

« Je n’ai trompé personne, dit ma mère. Je ne pouvais dévoiler àpersonne ma véritable identité. C’est une question de vie ou de mortpourmoietmesenfants.Aidez-moi,s’ilvousplaît.Zacaríasestentraindemevoler,etvous,monavocat,mel’avezrecommandé.Aidez-moi,jevousenprie.»

Lichtmann ignora sa demande et Zacarías en profita d’autant pluspour nous escroquer : il utilisa les pouvoirs que lui avait octroyés mamère pour transférer la possession de son bout de terre, et des deuxappartements qu’elle avait acquis aux enchères pour un bon prix etqu’elle prévoyait de rénover pour les revendre. Il utilisa même undocumentdelabanquequemamèreavaitnaïvementsignépourréaliserunecessiondecomptesqu’ellen’avaitjamaisdemandée.

CependantZacaríasn’avait jamais imaginéquenous lecombattrionsavec la seulearmeennotrepossession : la loi.Ainsi, enoctobre1999,mamèreluiintentaunprocèsainsiqu’àsesdeuxcomplices,LupiaetGil.En réaction à ces poursuites, Zacaría embaucha Victor Stinfale, un desavocatslesplusréputésd’Argentineàl’époque,connupouravoirdéfenduCarlos Telledín, la première personne accusée d’avoir commis lesattentats d’AMIA en1994, un centre communautaire juif, et d’avoir tuéquatre-vingt-cinqpersonnes.

StinfaledemandaàTelledín,quiàl’époqueétaitincarcéré,derévélerà un journaliste que la famille de Pablo Escobar était en Argentine. Sinouscontinuionsàréclamercequinousrevenaitdedroit,leurplanétaitdenousfaireporterlechapeaupouruncrimeoudecacherdeladroguedans nos affaires – ce dont Stinfale avait lui-même menacé ma mèreplusieurs fois. Leur but était de nous forcer à quitter le pays et à leur

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abandonner lesbiensquenousavionsachetés en toute légalité.CequeStinfaleetZacaríasnesavaientpas,c’estquenousétionspassésmaîtresdans l’art de gérer les attaques et les situations stressantes. Maispourtant,lesmomentslesplusdifficilesétaientencoredevantnous.

Unjour,jerentraiplustôtdel’ORToùjedonnaisdescoursdusoir.Alors que je garaisma voiture, une Renault 19 avec quatre hommes àl’intérieur s’arrêta. Deux d’entre eux, en civil, avancèrent jusqu’à mafenêtre. En jetant un coup d’œil dans le rétroviseur, je remarquai quej’étaisbloquéparuncamionblancquin’étaitpasdelapolice.Jen’avaisaucuneidéedecequisepassait.

«Sorsdelavoiture!»Je saisis la bombe au poivre que j’emportais toujours avec moi et

m’exécutai.L’und’eux,visiblementivre,mehurladelesuivre.J’étaissurlepointd’utilisermabombeaupoivre,quandjevisqu’ilssedirigeaientvers l’entrée principale de l’immeuble. Sur le cheminde l’appartement,ils se présentèrent commedes agents de la police fédérale d’Argentine.Trois hommes attendaient devant la porte de l’appartement, et cinqautres avaient réussi à entrer après qu’Andrea leur eut demandé deglisser un mandat sous la porte. Elle leur avait fait savoir que deuxjeunes filles et une vieille femme se trouvaient dans l’appartement, etqu’ilsnepouvaientpastousentreretencoremoinsmontrerleursarmes.Ilsavaientobéi.

Jerestaidanslasalleàmanger,oùdeuxdesagentsgardaientunœilsur moi. Flocon, Boule de Coton, Beethoven et Da Vinci étaienthystériques et ne cessaient d’aboyer. Ma grand-mère Nora, qui nousrendaitvisiteàcemoment-là,pleurait.Àunmoment,Andrearemarquaqu’un agent était resté dans une des chambres avec Manuela et sacamarade de classe avec qui elle faisait ses devoirs, et qu’il essayaitmêmedelesinterroger.

Ma plus grande peur était qu’ils planquent de la drogue chez nous.Cette méthode de corruption était tristement commune en Argentine.C’étaitarrivéàGuillermoCópola,l’anciencoachdeDiegoMaradona,qui

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futarrêtéet jugéaprèsque lesautorités eurentdécouvertde ladroguedans sa maison qui avait en fait été placée là par la police. Il futinnocentéparlasuite.

Ces intrus fouillaient l’appartement sans conviction, et il était clairqu’ilsnesavaientpascequ’ilscherchaient.Andreasechargeaitpresquede leur indiquer les endroits où ils pouvaient chercher. Quand ils semirentàfouilleruntiroircontenantcertainsdocumentsdemamère,elleleur dit de ne pas regarder à l’intérieur car il contenait les papiersscolairesdeManuela.Ilslerefermèrentimmédiatement.

C’est à cemomentqueFloconentendit les pasdemamèredans lecouloir à l’extérieur de l’immeuble et courut en direction de la porte.Olga, la femmedeménage, réussit à ouvrir la porte pour lui dire d’ungeste de faire demi-tour, mais le chien lui courut après. Alors qu’elleavait quasiment atteint la porte d’entrée qui amenait sur la CalleCrisólogoLarralde,dixhommesarméshabillésencivilluibloquèrentlepassage.

«Pasungeste!Lâchezvotrearme!– Calmez-vous, Messieurs. Quelle arme ? C’est juste un petit chien

blanc»,réponditmamère.De retour à l’appartement, les agents ne purent faire asseoir ma

mère.Elle leurdit : «Allez-y, cetappartementestmamaison.Fouilleztant que vous voulez. » Elle prit une douche, changea de vêtements,réussitàglisserdespapiersdansuneenveloppeetàladissimulerdanslasalledebain,etdonnaquelquescoupsde filpouralerter lesavocatsetles notaires qui étaient au courant de l’arnaque de Zacarías. La policeavait peut-être le contrôle de l’appartement, mais c’est Andrea et mamèrequicontrôlaientlapolice.

Versenvirontroisheuresdumatin,JorgePalacios,lecommissairedela police fédérale, arriva pour annoncer que nous étions en étatd’arrestation.

Tandis qu’ils nous emmenaient au quartier général de l’unitéantiterroriste de la police fédérale, Channel 9 diffusait l’opération en

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direct lors de son émission «Memoria ». Le présentateur était Samuel«Chiche»Gelblung,unjournalistevétérandouéd’ungrandappétitpourlescandaleetlesensationnalisme.

Selon l’émission, nos supposés problèmes avec la loi avaientcommencé avec un rapport provenant d’un officier de police, RobertoOntivero. Ce dernier déclarait qu’il était dans une rue quelconque deBuenosAiresquandilvittoutàcoupunefemmeressemblantàlaveuvede Pablo Escobar au volant d’un pick-up Chrysler vert avec les vitresteintées.Ilaffirmaitl’avoirreconnueàpartirdephotosqu’ilavaitvuesàla surintendance des drogues dangereuses de la police fédérale, clichésqui dataient d’il y a vingt ans, et qui ne permettaient pas de lareconnaître – surtout à travers des vitres teintées, pendant le brefmoment où le feu rouge attendait de passer au vert. Son « sens de lajustice»l’avaitpousséàrecopierlaplaqued’immatriculationetàlancerlarecherche.

Lecamionpick-upétaitenregistrésousuncontratdelocation-vente,lespapiersétaientenrègleetaunomdeGalestar,SA,notrecompagnieimmobilière. Ces preuves étaient suffisantes pour le juge qui émit desmandats d’arrestation contre nous, nous accusant de blanchimentd’argentdeladrogue.

Lesmédiasétaientenébullition,nousfaisionslesgrostitrespartout:la « veuve de Pablo Escobar » avait été arrêtée en Argentine. Lelendemaindenotrearrestation,unconvoidelapolicefédéralevintnouschercher avec ma mère pour nous emmener au palais de justice surl’AvenidaComodoro Py, près de l’aéroport de Buenos Aires. Ils avaientrempli des formulaires pour nous enregistrer au service pénitentiairefédéral,mais,enremarquantqu’ilsavaientécrit«JuanPabloEscobar»,jeleurdisquecen’étaitpasmonnom.

«Tunousprendspourdesidiots?Nousconnaissonstonnom!Tunepeuxpasnousmentir!»,crièrent-ils.

Je savais que si je m’identifiais en tant que Juan Pablo devantn’importequelleautoritélégale,jeseraisaccuséd’avoirdefauxpapiers.

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«Je regrette,Messieurs,mais,quevousaimiezcelaounon,ouquevousmecriiezdessus,c’estbienmonnom.C’estcequiestécritsurmacarte d’identité, et c’est bienmonnom.Ce document est légal. Il n’y ariendedrôle.Pointfinal,findediscussion.

–Signe-le!C’estunordre!–Jesignerai,maismonnomestJuanSebastiánMarroquínSantos.Je

ne signerai pas sous le nom de Juan Pablo Escobar. » Finalement, ilsabandonnèrent. Ils nous enregistrèrent dans des cellules séparées, et, àpartir de là, je ne pus plus voirmamère, je ne savais pas s’ils avaientarrêté Andrea, je ne savais pas ce qu’il se passait dehors ou ce qu’il sepassaitpourmapetite sœuretmagrand-mère.Les cellules étaient trèspetites, environ un mètre cinquante de profondeur et soixante-quinzecentimètres de largeur, avec un petit banc en ciment. Il n’y avait pasassez de place pour s’allonger – on ne pouvait que s’asseoir ou resterdebout. J’ai passé trois jours en isolement là-dedans, sans manger, carj’avaispeurqu’ilsm’empoisonnent.

Le juge Gabriel Cavallo avait notre affaire entre lesmains. Célèbrepour avoir fait abolir la loi du point final et la loi sur le devoird’obéissance,ilétaitambitieuxetlorgnaitactuellementsurunposteàlaCour d’appel fédérale. Le fait d’avoir annulé ces lois lui avait donné laréputation d’un saint, et je pensais au début qu’il verrait notre cascommeuneflagrantemiseenscène.Enfait,j’avaistort.

Pendant quemamère etmoi attendions dans nos cellules, il tenaitdes conférences de presse dans lesquelles il annonça qu’après unerechercheméticuleuse,ilavaitréussiàcapturerlafamilledenarcos.Cequ’il évitait de dire, c’est que quand il lança une descente dans lesbureauxnotariauxdudroitcivil,iltrouvalapreuvepournousabsoudre.Mamèreavaitenregistréseptdéclarationsdansdesenveloppesscelléeschacunechezunnotairedifférent,endétaillantlestentativesd’extorsionet les menaces par le comptable Zacarías, son avocat, et ses autrescomplices. Tout était soigneusement documenté à travers nosdéclarations et les enregistrements des appels téléphoniques avec leurs

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menaces. Chaque enveloppe avait une date authentifiée, et chaquenotaire pouvait certifier le moment de leur enregistrement, dont lapremièredataitd’ilyavaitsixmois.

Maiscettepreuven’étaitpasimportante.Demanièreabsurde,lejugeavaitdécidéque j’avais commis l’horrible crimedevoyagerenUruguayet d’avoir dessiné un meuble. Oui, j’avais voyagé en Uruguay pour lesvacances en utilisant ma carte d’identité, et oui, j’avais dessiné unmeuble car c’est ce que j’avais étudié à l’école et que c’est ainsi que jegagnaismavie.Chacunedenosdéclarationsétaitaltéréeetréécritesouslaformed’uneconfession.Biensûrnousrefusâmesdelessigner.

Les procureurs Eduardo Freiler et Federico Delgado, qui étaienttombés sur notre affaire, ne présentèrent aucune accusation formelle.Leurs enquêtes avec les autorités colombiennes montraient clairementquenosnouvelles identitésétaient légitimesetavaientété fourniesparle département de la justice. Ils conclurent aussi que notre société,Galestar SA, avait été acquise légalement. Les autres biens – lamaisondePraderaset lesdeuxvoitures–avaientétéachetéshonnêtement.Enplusdeça,nous réalisionsdespaiementspour lepick-upChrysleret laMazda121quejeconduisais.

Même en l’absence d’accusation, et avec nos explications, avecl’évidencedelalégalitésurnosidentités,aveclapreuvedesmenacesetles tentatives d’extorsion dont nous faisions l’objet, le juge Cavallopoursuivittoutdemêmeleprocès.Ilconvainquitlepublicqu’ilsoutenaitfermement la déclaration (clairement fantasmatique) faite par l’officierde police qui travaillait pour Jorge Palacios. Et quand les procureursrefusèrent de présenter des accusations formelles, le juge se débrouillapourqu’ilssoientdessaisisdel’affaire.

Le quatrième jour de notre incarcération, ils nous envoyèrent àl’Unitédedétention28danslecentredeBuenosAires.Ilsm’autorisèrentàprendreunedoucheetàm’installer surunmatelascouvertd’urineetd’excréments. Même si je m’étais caché dans des espaces confinés

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plusieursfoisparlepassé,jedécouvrisvraimentdanscettecellulecequesignifiaitavoirsalibertévolée.

Nousattendionsleréquisitoiredubureauduprocureurgénéral,maisil n’arrivait pas. Cavallo devait décider où il devait nous emprisonnerpendant ce temps ; c’est pourquoi ma mère saisit l’opportunité de luiparlerdudangerquenouscourrionss’ilsnousenvoyaientdansuncentrededétentionstandard.

« Votre honneur, vous êtes responsable de ce qui peut m’arriver àmoi, à mon fils et au reste de ma famille. Tant que nous serons endétention, vous devrez répondre de cela, et vous devrez répondre augouvernementcolombien.»

CavallonousenvoyaàlaSurintendancedesdroguesdangereuses.Là-bas, nous pouvions recevoir des appels téléphoniques de Colombie etrecevoirdesvisitestouteslesaprès-midi.

Enfin,ZacaríasfutarrêtéetenvoyéaupénitencierDevoto.Selonsespropres déclarations lors du procès, les autres prisonniers, mécontentsqu’il ait essayédevoler la veuvedePabloEscobar, le lynchèrent à sonarrivée.Àcausedel’animositégénéraledesprisonniersenversZacarías,il fut transféré dans le même bâtiment que nous, mais un étage plushaut.

À la Surintendance des drogues dangereuses, ma mère et moipouvionsnousrendrevisitedansnoscellules,etnouspassionsbeaucoupde temps ensemble. Elle, qui avait toujours souffert de claustrophobie,inventaitn’importequelle excusepourpouvoir sortirde sa cellule.Elleproposa même au commissaire de repeindre toutes les cellules, lesbarreaux, et les portes du centre de détention. Après ça, elle offrit denettoyerlesbureauxetlestoilettestouslesjourspourresteractive.

Onordonnait aux gardes dene jamais éteindre la lumièredansnoscellules,alorsmamèresaisit l’opportunitéet lut toutcequ’ellepouvaittrouver.JelisaislaBibleetrécitaislePsaume91parlantdeDieucommed’un refuge, que j’avais appris par cœur à Medellín pendant la guerre.Grâce à notre comportement, les gardes devinrent de moins en moins

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hostiles à notre encontre. On peut dire que nous avions gagné leurrespect.

Pendantce temps-là, le jugeCavallodécidadeconfisquernosbiens.Il exigea que ma mère paye dix millions de dollars ; Andrea troismillions;moideuxmillions;etStinfale,quiétaitinclusdanslesactionslégales,troiscentcinquantemille.

Cavallofaisaitpressionsurmamère,eninsistanttoujourssurlefaitqu’en l’aidant, elle en tirerait plusieurs bénéfices. Si elle lui donnait lemotdepassed’undisquedurcryptétrouvédansnotreappartementlorsdeladescente,ilsmelibéreraient;siellefaisaitdesdéclarationscontrel’ancien président d’Argentine, le président Carlos Menem, ils lalibéreraient.Ilvoulaitquel’ondisequenousavionsnégociéavecCarlosMenempourvenirenArgentine.

En très peu de temps, sept procureurs différents furent placés surnotreaffaire,l’unaprèsl’autre,etaucund’entreeuxnetrouvaderaisonpour nous garder en détention : Freiler, Delgado, Stornelli, Recchini,Cearras, Panelo, et Aguilar. Dans un document, Aguilar demanda queCavallo soitmisenexamenpourmanquementàundevoirpublic,abusd’autorité et privation abusive de liberté : « Le juge, dans un abusd’autoritétrèsclair,ordonnel’arrêtdeMaríaIsabelSantosCaballero(lanouvelle identitédemamère) simplementpour être la veuvedePabloEscobar.»MONAMOURETMARECONNAISSANCEPOURAndreasontsanslimite.Ellea choisidemonterdansmonaviondont lesmoteurs tombaientenradeet alorsque j’avaisdemoins enmoinsd’essence.Celaavait été lepire moment de l’histoire de la famille Escobar Henao, elle avait toutrisquépourêtreavecmoi.Jepensaisàelleenpermanencequandj’étaisen prison. Pour être à mes côtés, elle avait abandonné ses études, safamille,sesamis,sonidentité,sonpays;elleavaittoutquittépourmoi.

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Durant ce premiermois demon incarcération, je décidai qu’il étaittempsdefaireunpasdeplus.Ilyavaitquelquetempsquejevoulaisluifairemademande,maisjen’avaisjamaistrouvéle«bonmoment».Dèsquejeluidisquejevoulaispasserlerestedemavieavecelle,Andreasemitàpleureretm’enlaça,submergéeparl’émotion.Aprèsavoirditoui,elle ajouta : « Mon amour, je sais que tout ira mieux bientôt. Noussommesdéjàtombéssibas,danslaboue,alorsjepensesincèrementquetoutvas’améliorermaintenant.Jet’aimedetoutmoncœur.»

Mamère, qui était avecnousdans la cellule, nous enlaça endisantquetoutallaitbiensepasser.Unjour,toutcequenousvivionsalorsneseraitqu’unmauvaisrêve.

Maisnousnevoulionspasnousmarierdansuneprison–alorsnousdécidâmesd’attendre.

Le29décembre1999,onnousemmena,mamèreetmoi,menottéset habillés de gilets pare-balles, assister à une nouvelle audition àComodoroPy.C’étaitledernierjourdeséancepourcettecour,avantlapause judiciaire de janvier. Tout à coup, je me rendis compte que legardeavait laissé lescléssurmesmenottes.Jenesavaispasquoifaire.Jepensaisque c’étaitunpiègepourvoir si j’allais essayerdem’évader.J’enconclusquemêmesij’avaisuneréelleopportunitédem’échapper,ilvalaitmieuxnepaslefaire.Jenevoulaispaspasserlerestedemavieàmecachercommemonpèrel’avaitfait.J’appelaiungarde.

«Regardez,vousavezoubliéceci.»Surprise,lafemmerepritlesclésetmeremercia.Ellemeditqueje

venaisdesauversonemploi.Une fois les procédures terminées, ils nous enfermèrent dans une

cellule du sous-sol de l’immeuble pour attendre un véhicule qui nousramènerait en prison. La nuit était en train de tomber, et nos avocatsRicardo Solomonoff et Ezequiel Klainer arrivèrent avec une bonnenouvelle : le juge Cavallo avait ordonné ma libération l’après-midimême,aveccependantplusieursrestrictions.Jenepouvaispasquitterlaville,etjedevaisvenirdeuxfoisparmoispointer.

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Au lieu de me montrer satisfait, je me sentis énormément triste àl’idéedelaissermamèreseuledanscetendroit.Monordredelibérationentre lesmains,nouspouvions commencer leprocessusde sortie.C’estce que j’étais en train de faire quand je vis soudain Zacarías dans unecellulevoisine.Jedécidaid’allerlevoir.

«Ilst’ontrelâché?–Oui.–T’esunbongamin,unebonnepersonne.Toutecettehistoiren’est

qu’une monumentale erreur, une méprise. Je n’ai pas dit toutes leschoses que tu penses que j’ai dites. Je n’ai jamaismenti. Stinfale est lapersonne responsable de toute cette embrouille. Regarde-moi, je suisaussienprison.

– Tu sais quoi, Juan Carlos, tu penses toujours que nous sommesstupides,maisjenemeseraisjamaisembrouilléavectoi.C’esttoiquiasenvenimécettesituationàcepointetquinousasfaitatterririci.

–Non, je le jure, jedis lavérité. Il yaeubeaucoupdeméprisesettant de mensonges, et le juge a fait des promesses qu’il n’a jamaistenues.»

Cette conversation avec Zacarías était inutile, et je retournai à macellule pour prier avecmamère et remercier Dieu car j’avais retrouvémalibertéetqueleschosesétaiententraindes’arranger.

«Soiscourageux,fils.Jesaisquetuvastebattrepourmesortird’ici.Ilsnepouvaientpasnousfairesortirtouslesdeux.Jesaisquetuneleslaisseraspasm’enfermericiunjourdeplus.»

Nous pleurâmes ensemble, et je m’agrippai à elle, incapable de luidireaurevoir.Lesgardesmedirent«Tupeuxyaller,maintenant»,etjerépondis:«Laissez-moiresterencoreunpeu,s’ilvousplaît.»Jesentaisune douleur indescriptible en laissantmamère ici, enfermée dans unecellule, sous le regard constant des caméras de sécurité, les lumièresartificielles fonctionnant vingt-quatre heures sur vingt-quatre – sachantqu’elleétaitinnocente.

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Mamèrem’accompagnajusqu’àl’ascenseur,etnousfîmesunderniercâlin. Même les gardes pleuraient. Je lui promis que je passerais mesjournées à me battre pour sa libération, que j’étais prêt à tout pour yarriver.

Sur une idée d’un de nos bons amis, l’auteur-compositeur Piero, jerencontrai Adolfo Pérez Esquivel, prix Nobel de la paix, pour luiexpliquernotrecas.

« Tout ce que tu me dis semble vrai, dit-il. Mais je ne peux pasrisquerd’intervenirdans l’affairepar leSERPAJ(Servicepour lapaixetla justice) avant qu’un avocat examine toute l’affaire et m’envoie unrapportdétailléd’unepossibleviolationdetesdroitshumainsetdeceuxdetafamille.Elletecontactera.»

Ce procédé semblait prendre une éternité, mais je reçus enfin unecopiedelalettrequePérezEsquivelavaitécriteaujugeCavallo:

LeSERPAJvousécritpourinformerVotreHonneurquenousavonsreçuànotrebureauunedéclarationdelafamilleMarroquínSantosconcernantune affaire à votre charge qui les poursuit devant la Cour, que nousconsidérons constituer un rapport véridique d’une possible violation desdroitsdel’homme.

Selonlerapportmentionnéci-dessus,desprocédureslégalesactuellementen cours sont fondées sur de sérieuses accusations – association illicite etblanchimentd’argent–dontlabasefondamentaleestleliendeparentéavecPabloEscobarGaviria.

Il est dans notre intention de nousmettre à la disposition de la Courpour clarifier les points référés comme étant une violation inaliénable desdroitshumains,motivésuniquementparunepolitiquedebonsofficesdontlebut est de sauvegarder la circonstance non négligeable qu’un étranger enArgentinepossèdelesmêmesdroitsquen’importequelcitoyen.

AdolfoPérezEsquivel

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Enfin, quelqu’un voyait au-delà de l’écran de fumée créé par cesforcesvoulantnousnuire.

Mais le harcèlement n’était pas terminé. Nous découvrîmes qu’unofficier de police avait essayé d’infiltrer la famille, en se faisant passerpour un ami dema sœur,Manuela, qui avait quinze ans à l’époque etpayaitencoreleprixfortpourlesméfaitsdenotrepère.ElleétudiaitaulycéeJean-Piagetquandun jour ledirecteurm’appelapourmedirequeles professeurs refusaient de l’avoir dans leurs classes à cause de sonhistoirefamiliale.

« J’apprécie votre franchise, répondis-je. Je la ferai changer d’écolecar celle-ci ne respecte pas ses étudiants. De toute façon, ma sœurn’apprendrariendelapartdepersonnesignorantes.»

ManueladutencoreendurerladiscriminationdansunautrelycéedeBuenosAiresaprèsqueleprésentateurTVChicheGelblungeutpubliésaphoto sans se soucier du fait qu’il transgressait la loi. De nombreuxparents d’élèves se plaignirent et certains élèves la persécutaient entaguantdesgraffitisàsonsujet.

De son côté, le juge Cavallo continuait toujours à garder mamèreenferméeen cellule. Ildéclaramêmeune foisque le simple fait qu’ellesoitcolombiennelarendaitpluscoupable.Sadétentionarbitrairen’étaitriend’autrequ’unkidnappingquiduraunanethuitmois.

Unefois,lorsdesonincarcération,mamèrefaillitperdrelavie.Unedouleur aiguë se déclara dans l’une de ses molaires, et les avocatsdemandèrentlapermissiondel’emmenerchezledentiste.Lejugerefusa.Ilsdemandèrentunenouvellefoiscarl’infectionempirait,etilrefusaunenouvelle fois.En luiprésentantunepétitionà la troisièmedemande, laréponse de Cavallo fut incroyable d’injustice et d’insensibilité : il luienvoyadestenaillespourqu’elles’enlèveelle-mêmeladent.

Cela ne désenflait toujours pas, et l’infection s’était déclarée depuismaintenantplusd’unesemaine.Cavallofinitparautoriserlavenued’undentiste quand on lui dit que la situation devenait dangereuse. Le

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diagnostic : ma mère avait frôlé un choc septique – c’est-à-dire uneinfectionduresteducorps.

Une fois cette frayeur passée, je décidai qu’il était temps pourmoid’être franc avec mes collègues de l’ORT, où je donnais des cours. Jevoulais leur donner ma version des faits, alors j’invitai tous lesprofesseurs à une réunion d’information. Dès que je commençai àprendrelaparole,l’und’euxm’interrompit.

« Attends, attends, Sebastián. Tu n’as pas à nous expliquer. On teconnaît depuis des années. Tu viens tous les jours et tu es l’un de nosmeilleursélèves.Tuesaussil’employéetlevoisind’Alan,notrecollègue.S’il est possible de blanchir de l’argent à trois heures dumatin, c’est-à-direquandtuasunpeudetempslibre,alors làoui,tunousdevrasdesexplications.Maisnousavonsdéjàparlédeçaiciavecl’administrationdel’ORTettoutlemondes’accordeàdirequel’onconnaîtdéjàtoutdetoi.Sers-toidecetteréunionpourparlerd’autrechosesituveux,maisnousn’avonspasbesoinquetunousexpliquesquoiquecesoit.Noussommesaucourantdutissudemensongesqu’ilst’ontmissurledos.»

En juillet ou août 2000 – la fin de l’hiver dans l’hémisphère Sud –,quantité d’affiches ornaient les rues, vantant l’Université de Palermo.J’avais été réembauché dans le studio de design où je travaillais déjàauparavant, avec la permission de travailler de chez moi pour que jepuissepoursuivre ladéfensedemamère. Jedisàcettedernièreque jevoulaisétudierl’architectureàl’université–laformationn’étaitpastrèschèreet jepouvaisprendreseulementquelquescoursafindem’occuperaussi de son cas. C’est ce que je fis, et tout se passa bien au début. Jevalidai laplupartdemesmatièresgrâceàmesconnaissancesendesign.Mais, entremon travail etmes études, je n’avais presque pas le tempsd’aidermamère.Verslemoisdemai2001,jedécidaidequitterl’école;sur le point de déposer ma lettre de démission au travail, je reçus uncoupde fil de Solomonoff, un de nos avocats, qui avait de très bonnesnouvelles:mamèreallaitêtrelibérée.

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Enfindecompte,lejugenetrouvaitplusd’excusespourlagarderendétention. Sa dernière tentative avait été de formuler une accusationinfondée pour complot criminel contre elle. Il prétendait quemamèreétaità la têted’uneorganisationcriminelle internationalecarelleavaitengagé deux avocats colombiens, Francisco Fernández et FranciscoSalazar, pour gérer ses affaires légales en Colombie. Sa nouvelleobsessionfinitpars’effondrer,maisquandnosavocatsseprésentèrentenappel, la juge fédérale Riva Aramayo – une amie de Cavallo – ne posapaslesquestionsfondamentalesettournaautourdupot.

C’était un jour essentiel pour les procédures, et nous allions enfinsavoirsimamèreallaitdevoirallerauprocèsenrestantendétentionouaprèsavoirétérelâchée.NousattendionsleverdictquandlejugeCavalloapparutentrombe,rougederage.Sonmécontentementétaitdûaufaitque lebureauduprocureurgénéralnetrouvaitplusguèredepreuvesàretenir contre ma mère, au-delà de son lien de parenté avec PabloEscobar.

Un de nos avocats arriva vers nous après que le juge nous eutannoncéqu’il fallaitpayerlacautionpourfinaliserlamiseenlibertédema mère. Nous n’avions pas d’argent, mais j’étais prêt à tenter unemprunt.MaisSolomonoffditvouloirpayerpourlacautiondemamère,le jourmêmeoùCavalloessayaencorede trouveruneautreaccusationpourlaconserverendétention.

«Jevoussuisprofondémentreconnaissant.Maisjedoisêtreclairsurunpoint:nonseulementjen’aipasl’argent,maisjenesaispasvraimentcomment et quand je pourrai vous rembourser. Vous savez mieux quequiconquequeZacaríasnousatoutpris»,dis-jeàSolomonoff.

« Non, Sebastián, ne t’inquiète pas, oublie ça. Ta mère doit êtrelibéréeaujourd’hui.Cavallodoitlalaisserpartir,iln’apluslechoix.»

Les heures suivantes furent mouvementées entre Cavallo et nosavocats concernant lemoyen de paiement de la caution. Enfin, CeciliaAmil, la secrétaire du juge, vint à la Banque nationale pour compterl’argent.

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Il était plus de dix heures du soir quand le juge Cavallo signa avecréticence l’ordre de libération, et nous pûmes aller chercher ma mèrepourlafairesortir.

Ellevoulaitquetoutrevienneàlanormale,maisellesombradanslesilencependantdesmois.Elleeutdumalàréintégrerlaviedetouslesjours,àretrouverdel’énergie,maisellefinitparretrouversonentrainetrepritdesétudesdansplusieursinstitutionsprestigieuses.J’étaissoulagédesavoirquenousétionstousdenouveauàlamaison.

Nous atteignions l’étape finale de ma procédure judiciaire, la Coursuprême de justice. Cette Cour demanda un examen complet de nosrapports, qui montraient que ce supposé blanchiment d’argent n’avaitjamais existé. Et l’enquête fut ainsi bouclée.Nous étions complètementinnocentésparleTribunalpénalfédéralno5.Lesmédiasn’endirentpasun mot, car cela contrastait sévèrement avec les gros titres qui nousavaientpoursuivispendanttoutescesannéesavant.

Notre plus gros cauchemar prenait fin et j’obtins mon diplôme enarchitecturedel’UniversitédePalermo.Jeprogressaispetitàpetitdansma branche et j’ouvris mon premier studio, Box ArquitecturaLatinoamericana. Je fis partie de l’équipe d’architectes – aux côtésd’AFRa,LGR,etFernándezPrieto–quigagnaleconcourspourconcevoirlemausolée de JuanDomingo et Eva Péron. J’ai également dessiné unimmeuble de quatorze étages et remporté d’autres concours dans larégion de Puerto Madero avec le président de la Central Society ofArchitects de l’époque, Daniel Silberfaden, et l’architecte renomméRobertoBoselli.

En décembre 2002, j’ai tenuma promesse et jeme suismarié avecAndrea. Nous voulions organiser la cérémonie dans un hôtel, maisl’Église catholique d’Argentine exigeait que les mariages aient lieu àl’intérieurdeséglises.Unefoisencore,mamèrearrivaengrandepompeetréussitl’impossible:l’évêquedeBuenosAires,JorgeMarioBergoglio,autorisalemariage.Contretouteattente,mamèreréussitàobteniruneauditionavecl’hommequideviendraitplustardlepapeFrançois.

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Entre-temps, j’aiaussiconçuetconstruitdeuxgrandesmaisonspourdes clients privés en Colombie. La première, une maison de vacances,était assez complexe à réaliser car je devais travailler à distance avecuniquement des plans, des photos et des vidéos. Le deuxième projet, àMedellín, fut salué pour la pureté de ses formes et la chaleur de sondesign.

Iln’apasété facilede trouvercegenredeprojets,puisque trèspeudepersonnesosentemployer lesservicesprofessionnelsdufilsdePabloEscobar. En 2005, je reçus un appel d’un réalisateur argentin nomméNicolásEntelquimeproposa–commebiend’autresavantlui–defaireundocumentairesurmonpère.Jeluidisquej’étaisintéresséàpartirdumoment où on ne ressasserait pas les mêmes choses que l’on voyaitdepuisdesannées.

Nous développâmes un concept général et partîmes filmer pendantquatre ans. Durant ce processus, j’écrivis une lettre aux fils despoliticiensLuisCarlosGalánetRodrigoLaraBonillapourleurdemanderpardonpourtoutlemalquemonpèreleuravait infligé.Nousavonspuengagerundialoguederéconciliation.

Début2009, je fus forcéd’interrompremomentanément l’expérienceenrichissante de ce documentaire pour déposer une plainte pénale àl’encontred’unodieuxAméricainpourursurpationd’identité.MononcleRobertoavaitélaborécettestratégiecarj’avaisrefuséàplusieursreprisesdeparticiperàunprojetavecdessociétésaméricainesintéresséesparlaréalisationd’un film sur l’histoiredemonpère.Mononcle avaitdécidédeclonersonneveuavec l’aidedeJoséPabloRodríguez,unhommedetrenteanspesant centquarantekilos,unAméricainoriginaireduCostaRicaquivivaitauNewJersey.

Sur les instructionsdemononcle, l’imposteurréussità trouvermonadressee-mailprofessionnelleetm’écrivitunmessageinsolent,déclarantqu’ilutilisait lenomdePabloEscobarJr.depuis2001.Ens’appropriantmon identité, il avait été approché par de gigantesques entreprisescommeNike,RedBullavecdescontratsvalantdesmillionsdedollars,et

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il disait aussi que des rappeurs commeNas et 50Cent l’avaient aidé àaccéderàlacélébrité.Sijecollaboraisavecluipourrendrecettefraudecrédible,nouspouvionsdevenirsmillionnaires,medit-il.

Indigné, je demandai à mes avocats de rédiger une longue plaintepour faire condamner cet homme. Dans le document, nous décrivîmestoute l’histoire de mes rapports avec cette personne. Dans monaccusation, j’avais aussi remarqué : « Jen’ai aucundoute qu’enplus deJosé PabloRodríguez,mon oncle Roberto de Jesús EscobarGaviria estaussi derrière ces menaces, car il a déjà, pour des raisons inconnues,essayéparlepassédemefairedumal,cherchantlacomplicitédesplusproches collaborateurs de mon père en faisant des déclarations contremoietenconcoctantunprocèspénalenColombieaveclavolontédemepriverdemaliberté.»

L’imposteur fut furieux de ma réponse à sa proposition. Dans unmessagedatantdu10mars2009et intitulé«Lettreàunclone», je luisuggéraidetrouversonproprechemin,commemoi,etjel’encourageaiàréfléchirsursasituation,essayantdeluifairecomprendrequ’ilneservaitàriendes’approprierunehistoirequin’étaitpaslasienne.

Je pensais qu’il accepterait mes arguments, mais il réagit avecviolence,menacesetinsultes:«Jevaistedireçaseulementunefois.J’aiessayé d’être sympa, mais tu m’as ignoré. Si tu veux que tes futursenfantsoulesmembresdetafamilleencoreenviepuissentvieilliretnerejoignentpastonpèreavantl’heure,tuferaismieuxdenepastemettreen travers de mon chemin. Crois-moi, on peut accélérer le processuspour se rencontrer. Il y a plein de gens qui seraient prêts à payerbeaucoup d’argent pour savoir où toi et ta famille vous cachez. Tu nepourrasjamaisdormirtranquille.»

Nous fûmes surpris de voir que l’imposteur continuait à donner desinterviews aux médias colombiens, en Amérique centrale et aux États-Unis, où il fit même une apparition avec Cristina Saralegui dans sonémission«TheCristinaShow».MononcleRobertoluipermitdemettredes vidéos sur YouTube dans lesquelles les deux apparaissaient comme

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s’ilsétaientmembresdelamêmefamille,etils’adressaitàluiendisant«monneveuPablo».

J’eus vent de cette histoire d’interview avec Cristina une semaineavantsadiffusionet,aprèsavoirprotesté,jeréussisàobtenirundroitderéponse. Imaginez la surprise de mon oncle, qui avait probablementinvité plein de gens à regarder le spectacle qu’il avait organisé. Dansl’émission, je révélai l’identité de l’imposteur et présentai les chargescontreluiafinqu’ilsoitbienclairauxyeuxdetousqu’ilétaitunescroc.

une fois cet incident exaspérant derrière nous, le documentaire LesPéchésdemonpèrefitenfinsapremièreauFestivalinternationaldufilmdeMardelPlata.Depuislors,ilestalléauxplusimportantsfestivalsdumonde, dont le Sundance aux États-Unis, mais aussi aux Pays-Bas, auJapon,àCuba,enÉquateur,enFrance,enPologne,Allemagne,Mexique,etd’autresencore.LesNationsunieslediffusèrenten2010pourcélébrerlaJournéeinternationaledelapaix,en2010.

Ce documentairem’a littéralement rouvert les portes dumonde enremportantseptprixetplusieursdistinctionsimportantes.Lespaysdanslesquels il fut diffusém’offraient des visasd’entrée, dont lesÉtats-Unis,qui me délivrèrent un visa valable pendant cinq ans. Mais, trois joursplus tard, je reçus un coup de fil de l’ambassade américaine où l’onm’informaqu’ilyavaiteuuneerreuraveclevisa.L’erreurétaitd’êtrelefilsdePabloEscobar.Levisafutannulé.

J’étaisstupéfait.JohnCohen, lechefde laDEAenArgentine,ditauconsulaméricainetàunreprésentantduDépartementd’Étataméricain:«LaDEAaenquêtésurSebastiándepuisdesannéesetn’atrouvéaucunerelationd’aucunesorteaveclesactivitésdesonpèreoulesdrogues.Cesfaitsadmis,laDEAnes’opposepasàsonentréeauxÉtats-Unis,carilnereprésenteplusunemenacepourlepays.»Ilyavaitvingt-deuxansqu’àcausedesactesdemonpère–etnondesmiens–ilm’avaitétédéfendud’entrerauxÉtats-Unis.

L’année suivante, j’ai fondé Escobar Henao, une compagnie devêtementsfabriquantdespiècesinspiréespardesdocumentsnonpubliés

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etdesimagesdelaviedemonpère,commesoncertificatdenaissance.Tous ces vêtements sont floqués d’unmessage de paix sans ambiguïté,exhortantlesgensànepasrépétersonhistoire.

Plusieurs personnes dénoncèrent l’idée, parmi lesquelles, hélas, lesénateur colombien JuanManuelGalán, qui considéra le projet comme«une insulte,uneagression ». Il ajouta : « Jene suispas contre le faitqu’ilsenfassentdessériesTVoudeslivres»,maisildéclaraqueleseulmessagequemonaffaireenvoyaitétait«uncultedelapersonnalitépouruncrimineletunmeurtrier».Certainsfabricantsrefusèrentdetravailleravecnous,etunebanquefermamêmenoscomptes.

Beaucoupdegenspensentquenousavonsvécusurl’héritagedemonpère pendant toutes ces années. Ce n’est pas vrai. Nous avons survécugrâceàl’aidedemafamillematernelle,àl’expertisedemamèredurantla négociation des objets d’art et des propriétés, et aux salaires de nosemplois.Personnenesaitmieuxquenousquel’argentsalen’apportequedestragédies,etnousn’avonsaucundésirderevivrelepassé.

Mafamilleetmoiavonsapprisàvivreetàtravaillerdansladignité,toujoursenaccordavec la loietgrâceànotreéducation.Nousavons ledroitdevivreenpaix,commenousl’avonstoujoursvoulu.

J’ai demandé pardon pour les événements qui se sont passés avantmanaissance,etjecontinueraiàpartagercemessagepourlerestedemavie.Maismafamilleetmoiméritonsd’avoir l’opportunitédevivresanslahaineet ledédain.L’histoiredemonpèrenousavolénosamis,nosfrèresetsœurs,noscousins,lamoitiédenotrefamille,etnotrepays.Enéchange, elle nous a laissé l’exil, avec le poids de la peur et de lapersécution.

J’aipassédesannéesà rejeter laperspectivededevenirpère,car jepensais irrationnelle et égoïste lamise aumonde d’un enfant et de luifaire porter un héritage qu’il ou elle porterait tout au long de sa vie.Aujourd’hui,j’aichangéd’avis.Jeveuxpouvoirmontreràmesenfantslavaleurdutravailhonnête,de l’engagement,de l’éducationetdurespectpourlavieetpourlaloi.Jeveuxavoirlachancedeleséleverpourqu’ils

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soientd’honnêtesgens.Lemeilleurhéritagequejepuisseleurlaisseraubout du compte est celui-ci : assurez-vous que chaque pas vous amèneverslapaix.

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Remerciements

Àmonpère,quim’amontréquelcheminnepasemprunter.

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