otino-tatouage et conception du corps aux marquises

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  TATOUAGE ET CONCEPTION DU CORPS AUX MARQUISES, POLYNÉSIE FRANÇAISE  Marie-Noëlle Ottino-Garanger érès | Journal français de psychiatrie 2006/1 - no 24 pages 13 à 16  ISSN 1260-5999 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-journal-francais-de-psychiatrie-2006-1-page-13.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Ottino-Garanger Marie-Noëlle, « Tatouage et conception du corps aux Marquises, Polynésie française », Journal français de psychiatrie , 2006/1 no 24, p. 13-16. DOI : 10.3917/jfp.024.16 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour érès.  © érès. Tous droits rés ervés pour tous pay s. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.    D   o   c   u   m   e   n    t    t    é    l    é   c    h   a   r   g    é    d   e   p   u    i   s   w   w   w  .   c   a    i   r   n  .    i   n    f   o          6    2  .    3    9  .    2    3    4  .    9    1      0    8    /    0    4    /    2    0    1    2    1    3    h    2    4  .    ©    é   r    è   s D m e é é g d s w c r n n o 6 3 2 9 0 0 2 1 © é è

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TATOUAGE ET CONCEPTION DU CORPS AUX MARQUISES,POLYNÉSIE FRANÇAISE Marie-Noëlle Ottino-Garanger érès | Journal français de psychiatrie 

2006/1 - no 24

pages 13 à 16

 

ISSN 1260-5999

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-journal-francais-de-psychiatrie-2006-1-page-13.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Ottino-Garanger Marie-Noëlle, «Tatouage et conception du corps aux Marquises, Polynésie française»,

Journal français de psychiatrie , 2006/1 no 24, p. 13-16. DOI : 10.3917/jfp.024.16

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Le tatouageLe Marquisien entra dans le discours euro-

péen du XIXe siècle comme une énigme. Il apparte-nait à l’une des « nations » les plus belles et les plusattirantes, mais était bien différent de l’image tradi-tionnelle, idéalisée, du Polynésien ; il était si « sau-vage » ! Il présentait des traits et comportementsadmirables mais faisait frémir. Il pratiquait la poly-andrie, il lui arrivait de consommer la chair de sessemblables et, qui plus est, il était outrageusement

tatoué : de la tête aux pieds !Les premiers Marquisiens que rencontrèrentles navigateurs du XVIIIe siècle étaient remarqua-blement tatoués. Les hommes l’étaient plus que lesfemmes. Parmi ces derniers, certains l’étaient telle-ment qu’ils en paraissaient entièrement bleus, noirsou même verts, lorsqu’ils s’enduisaient d’huile

 jaune orangée. Ce qui était encore vrai dans la pre-mière moitié du XIXe siècle alla cependant en s’es-tompant à mesure que les contacts avec lesOccidentaux s’intensifièrent. Dès 1830, le tatouagecommença lentement à se dévaloriser et s’éteindra,dans sa forme traditionnelle, à l’aube du XXe sièclepour renaître avec la quête identitaire des années1985. Il accompagne à présent un renouveau cultu-rel sensible dans la majeure partie du territoire, et

d’autres archipels polynésiens comme la Nouvelle-Zélande, où il manifeste, avec force, une volontéd’affirmer une appartenance ethnique. L’âme des

guerriers en est, à ce titre, une expression saisis-sante du jeune cinéma néo-zélandais.

Les Européens, pour leur part, n’en perçurentque ce que leur éducation, et leur ouverture aumonde, leur permettaient de voir et de comprendre.Selon les époques et les rencontres qu’ils firent, ilsen perçurent divers aspects appréciés, pour l’essen-tiel, sous l’angle esthétique ou moral. Dès 1856,Mgr Dordillon s’interrogeait sur la position théolo-gique à tenir. Tout au long duXIXe siècle la question

fut, dès lors, de savoir, pour les per-sonnes exerçant une autorité reli-gieuse, militaire ou civile auxMarquises s’il fallait tolérer, ou non,cet usage ; à cette question succédè-rent des réponses, tantôt affirmatives,tantôt négatives. Entre-temps certainsMarquisiens s’étaient lassés d’êtreregardés en « bêtes sauvages » puisles missionnaires y firent la guerre. Ils

s’étaient vite aperçus qu’il était eneffet intimement associé à l’idéal mar-quisien, ancien, dont trop de pansétaient opposés à l’idéal chrétien dutemps, plutôt puritain. Déjà le sens decet usage, clef d’intégration de l’indi-vidu dans la société, s’estompait aurythme des profondes transformationsque connaissait alors l’archipel. LesMarquisiens, très fiers, ressentaient dela gêne, dans les baies les plus fré-quentées par les Occidentaux et choi-sirent d’adopter les habitudes dupouvoir nouveau. Le petit nombre deceux qui survécurent à la dépopula-tion considérable des années de

misère morale qui marqua les vingtdernières années du XIXe siècle, etl’aube du XXe, le firent en rusant, par-fois, « épargnant » au peigne dutatoueur les parties laissées visiblespar les nouvelles tenues de règle, pluscouvrantes. Puis vinrent les interditsde l’Église ou de l’État. Les valeursles plus complexes, et profondes, dutatouage s’éteignirent ainsi avec les« anciens » pour ne plus rester qu’unemarque de beauté, et de prestige, pro-fondément ancrée dans les mémoiresdont celle des gestes. C’est ainsi qu’ilallait resurgir avec la quête de racines.

Karl von den Steinen1, qui

sauva de l’oubli les dernières mani-

festations de leur art, à la fin duXIXe siècle, écrivait : « Cela nesignifie pas que cette coutume n’apas d’histoire pour la simple raisonque celui qui le porte ne sait plusrien à son sujet. » À quoi correspon-dait le tatouage pour les Marqui-siens ? Pour y répondre, en quelqueslignes, nous remonterons à contre-courant de cette mémoire, du plus

superficiel vers ses enracinementsles plus profonds, en un survolrapide que l’on voudra bien nouspardonner.

Le tatouage était

un puissant élément

de séduction !Le maître tatoueur ne man-

quait pas de le rappeler à celui sur qui il opérait. C’était même l’un desthèmes principaux des chants que lesassistants entonnaient pour faire pas-ser les moments les plus pénibles. Le

tatouage était en effet unanimementconsidéré comme indispensable,aussi bien à l’homme qu’à la femme,pour capter et retenir l’attention del’autre. À la fin du XIXe siècle, deslèvres, des pieds ou des mains nontatoués étaient encore considéréscomme laids, même repoussants.Les traces de la vieillesse parais-saient plus discrètes sur des lèvresou des mains tatouées… Même chezles héros et les dieux, le tatouageétait un artifice efficace pour fairerevenir une bien-aimée ou attirer l’attention d’une belle. Signe debeauté, le tatouage était également

gage de jeunesse. Ainsi, aux Mar-

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1. Karl von den Steinen (1855-1929) médecin allemand se formaà Zurich, Strasbourg et Bonn.Spécialisé en psychiatrie, sacuriosité pour l’âme humaine leconduisit de Bonn à Vienne puis àparcourir le monde entre 1879 et1881. Il se rend à cette occasionen Océanie (Samoa, Tonga, Fidji,Nouvelle-Zélande, Australie et

Hawai’i) où il rencontre AdolphBastian, « père de l’ethnologiescientifique » en Allemagne.Grâce à lui il découvre l’intérêtdes Marquises. Il se pencheraauparavant en médecin,naturaliste, etc., sur le mondeamérindien et enseigne àl’Université de Berlin à partir de1889. Puis en 1897, il part enexpédition pour le Muséeethnographique du Canada à SanFrancisco, en passant par lesMarquises d’août 1897 à février 1898, « presque un demi-siècletrop tard » écrira-t-il. Il apprend lalangue, parcourt la plupart desvallées et y collectionne récits etobjets associés auprès de ceux quivoudront bien les lui vendre. Ilquittera l’Université de Berlinquelques années plus tard pour seconsacrer à l’étude des matériauxrapportés de cette expédition. LaPremière Guerre mondiale retardela parution de la sommeremarquable qui en découle,publiée entre 1925-1928 grâce àl’ethnoloque F. Boas, notamment.La traduction française desmythes ne se fera pas avant 1997,grâce aux efforts bénévoles d’unchercheur et des siens, d’unemaison d’édition locale et del’association culturelle

marquisienne.

Tatouage et conception du corpsaux Marquises,

Polynésie françaiseMarie-Noëlle Ottino-Garanger *

Tatouage et conception du corps aux Marquises

*Docteur en ethnologie.

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quises comme aux Samoa, un jeune homme, tantqu’il n’était pas tatoué, ne pouvait songer aumariage. « Il était constamment exposé à des raille-ries, à être tourné en ridicule, comme un individupauvre et de basse extraction n’ayant pas le droit deparler dans la société des hommes », comme le sou-ligne G. Turner.

Tatouage, fécondité

et maturité

Les idées d’attirance sexuelle, d’érotisme etde fécondité sont intimement liées. Or la valeur per-sonnelle, le pouvoir profond d’un être : sonmana,selon les conceptions des anciens Océaniens, rési-dait en deux parties du corps tenues pour éminem-ment tapu 2 : la tête et les organes génitaux ; lebas-ventre et les reins étaient considérés commesiège du pouvoir de procréation. Il faut souligner àce propos qu’une association très forte se faisait,dans le monde polynésien, entre les parties génitaleset la vaillance. Ceci explique que, dès la naissance,

celles-ci soient le centre d’attentions et de soinsmultiples. Un nom leur était attribué et pour lesfemmes de haut rang, il était de règle de recevoir untatouage les couvrant entièrement, tout spéciale-ment les reins. La continuité de la lignée en dépen-dait. Cette notion essentielle constitue du reste undes thèmes importants de l’iconographie : celui dela chaîne humaine.

Jusqu’aux prémices de la maturité sexuelle,l’enfant évoluait dans un univers en marge de celuides adultes. Il n’était pas intégré aux activitéssociales significatives ; c’était exactement la posi-tion dans laquelle demeuraient ceux, très rares, quine portaient aucun tatouage. Vers 15-16 ans, parfois10-12, deux grandes cérémonies permettaient au

 jeune homme, ainsi qu’à la jeune fille, de faire, en

groupe, leur entrée dans la vie du clan. Pour le gar-çon, il s’agissait de l’attribution du premier cache-sexe accompagné de la « superincision3 » puis despremiers rapports sexuels. Pour la jeune fille avaitlieu la reconnaissance de ses « qualités » de séduc-tion et de reproduction, accompagnée du percementdes oreilles. C’est à la suite de ces premières étapesque les jeunes, regroupés autour du fils et de la filledu chef, allaient prendre connaissance, sous la direc-tion de maîtres spécifiques, du savoir dans lequels’inscrirait, concrètement désormais, chacun deleurs gestes. Hors de ces temps de formation, ilsconstituaient une catégorie très particulière : ka’ioi

et pokoehu : « à qui tout était permis ». En contre-partie, il leur était demandé de divertir le clan et,pour les hommes, d’aller capturer les victimes

nécessaires aux grandes cérémonies. Ces jeunesentraient alors dans une période de « gestation » oùune très grande liberté leur était accordée ; elle abou-tissait à leur naissance sociale lors des cérémonies deprésentation des nouveaux tatoués. Pour cela, ilsallaient graduellement recevoir, à l’écart et par tranches de quelques semaines, regroupés autour d’un maître tatoueur, les premiers signes tangiblesde leur intégration. Les grandes lignes en étaient tra-cées par le biais de motifs voisins de ceux desenfants du chef auxquels ils se trouvaient associés.Elles définiraient la position et le rôle en tant quemembre d’une tribu, d’une famille, d’une lignée despécialistes, etc. Une fête se déroulant sur le grandcentre communautaire du clan, et durant trois jours,clôturait cette période. Un sacrifice humain y était de

règle ; c’est une des raisons qui menèrent le tatouage

à sa condamnation. Il avait été, dessiècles durant, preuve publique dematurité sociale ; il ne pouvait s’ac-quérir qu’à la suite de rigoureuxapprentissages. Avant que les motifsretenus soient imprimés, il leur fallaitêtre confirmés par des actes à leur tour 

sanctionnés par le groupe et approuvéspar un conseil des anciens. Letatouage était ainsi à la fois épreuve,preuve et repère social.

La peau contient l’être

autant qu’elle l’exprime

Dans ce monde d’oralité, lessignes, tangibles ou non, étaientomniprésents. Les Océaniens solenni-sèrent aussi bien des gestes que desinstants, d’apparence profane éven-tuellement pour nous, appartenant ausacré. Au cours de cérémonies, lors

d’échanges, ces circonstances furentmarquées, de façon plus ou moinsindélébile, sur les lieux, les partici-pants, la roche, le bois ou le sable…Le tatouage participe de cettedémarche en ce qu’il fait pénétrer dans la peau, à l’aide d’un peigne,d’un dard de raie ou une lame d’os, decoquillage ou d’écaille, une teinteobtenue le plus souvent, aux Mar-quises, à partir de la suie d’une noixservant à l’éclairage et signifiantlumière, ‘ama : la noix de bancoul – 

 Aleurites moluccana. Il est à rappro-cher, sur le plan symbolique, de l’im-pression de motifs sur diverses

matières comme la terre fraîche depoteries ou l’étoffe : tapa, obtenue,dans ces régions du Pacifique, à partir de la peau, ou liber , de certains végé-taux. Ce processus de marquage, ou,codification plus ou moins systéma-tique, répondait à une logique étroite-ment liée au raisonnement ana-logique. Il se caractérisait par un soucide respect des règles sociales et reli-gieuses, de localisation sur le corps dela place de l’individu dans la sociétéou de situation du vivant par rapport àson environnement et au mondedes ancêtres, dont celui où il vivaitétait le reflet plus ou moins « symé-

trique ».La peau identifiait ainsi, petit àpetit, l’individu dans la mesure où elle« donnait forme » au caractère mortelde l’Homme. Pour les habitants de ces

 îles, l’humain se distinguai t desesprits, notamment, par son incapacitéà changer de peau et donc d’aspect oude volume. Par contre, la peau assu-rait à l’être humain une protection,marquée toutefois de faiblesses auxouvertures du corps, aux articulations,ou lors de certains contacts, etc. Dessignes rigoureusement choisisvenaient alors la renforcer.

Le fonds iconographique sur 

lequel s’appuyait l’univers de ces

signes destinés à la peau se dis-tingue, en partie, de celui qui seretrouve sur la roche ou l’écaille,probablement pour cette dernièreraison, notamment. Il est issu,comme l’a très bien souligné K. vonden Steinen, de deux sources : les

motifs tirés des techniques du tres-sage et ceux qui sont dérivés de lareprésentation humaine. Les pre-miers sont, pour l’essentiel, géomé-triques tels les losanges ou chevronsimbriqués, ce qui n’exclut pas pour autant l’allusion au réel. Les Mar-quisiens maîtres en tatouage, interro-gés par cet auteur, identifièrentdivers groupes de damiers, en parti-culier, comme des représentationshumaines ; le plus aisément « recon-naissable » étant la figure composéede cinq carrés noirs. Le secondgroupe est issu de figures anthropo-morphes. Les formes les plus élé-

mentaires se rattachent en général àdes représentations de simpleshumains ; c’est le cas des « hommesbâtonnets » c’est-à-dire faits dequelques traits, ou parfois mêmed’un seul, comme ce fut indiqué àKarl von den Steinen. Ils peuvents’enchaîner, former une ronde oualterner entre de plus grands person-nages qui représentent un ancêtreimportant. Ils ressemblent parfois, às’y méprendre, au point de chaussonou d’épine de nos broderies et vont,dans les formes les plus humbles,

 jusqu’à ne former qu’une ligne endents-de-scie lorsque se simplifie à

l’extrême le thème de la successiondes générations. Les images les plusimportantes, ou complexes, sontquant à elles à rattacher le plus sou-vent au divin. Le corps de la divinité,souvent démembré, peut se répartir sur l’ensemble du corps, tout commeles rares motifs animaliers inspiréspar ceux dont l’allure, ou les habi-tudes, les associent au passage d’ununivers à l’autre. C’est le cas de latortue, par exemple, qui vit dans lamer et vient sur terre pour donner lavie, ou bien la raie qui semble voler dans l’eau et dont le nom mêmeévoque, pour certaines espèces, les

oiseaux. Le corps était rarementreprésenté dans son intégralité, nimême avec « équilibre », bien que lasymétrie d’ensemble soit recher-chée, souvent. La tête prédomine ettout spécialement le haut de celle-ci,avec le regard ou bien ce dernier associé à la cavité nasale et auxoreilles, toujours reliées aux yeuxlorsqu’elles figurent. Le corps estsouvent partagé avec, là encore, uneprédominance de la moitié supé-rieure, parfois acéphale. La partieinférieure du corps n’est cependantpas absente. Un tracé « en haricot »est même très répandu et couvre de

nombreux espaces entre de grandes

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2.Le tapu, ou tabou en français,

marque une interdiction religieuserépandue dans le monde océanien,tout particulièrement polynésien.Elle est appliquée à ce qui estconsidéré comme sacré ou impur ;sa transgression était perçuecomme devant entraîner unchâtiment surnaturel. Lesprincipaux tapu étaient dictés par des règles religieuses mais aussisociales compte-tenus des liensétroits qui les unissaient.Extrêment étendu aux Marquises,il était prononcé par le chef declan ou, pour des questionssecondaires, par le chef defamille. L’enfreindre entraînait lamort ou une maladie grave,

comme la cécité. Il y existaitdivers types d’interdits ; celuiréglant les restrictions d’usagealimentaire ou économique, visantà protéger les récoltes oul’exploitation d’une ressource,était appelé kahui.3. Superincision : « C’est uneincision longitudinale, en “oreillede chien”, dit Rollin (1929,p.181), pratiquée sur la facesupérieure du prépuce. Aprèsaccomplissement de cetteopération, le jeune homme […]peut prétrendre avoir des relationssexuelles avec les femmes quirepousseraient avec dégoût ungalant […] non superincisé. Lasuperincision est donc un rite quiarrache le jeune garçon à l’étatindifférencié de l’enfance et qui,affirmant sa sexualité, l’intègre àla société masculine. (Lasuperincision n’est qu’unepremière étape qui sera suivie decelle, beaucoup plus importante,du tatouage.) » H. Lavondès,1975, vol. I, p. 189-191. Dansl’analyse d’un récit légendaire cetauteur souligne à ce propos :« que […] le passage d’un étatinfra-culturel et infra-humainproche de l’animalité à l’étathumain se fait […] par le canal del’affirmation de l’opposition

sexuelle. »

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compositions, en particulier sur lebas-ventre de guerrier ; il s’agit del’image de la matrice, de la pochematernelle d’où surgit la vie. Lesmembres jouent dans ces composi-tions, stylisées à l’infini, un rôleimportant. Le thème le plus courant

où ils figurent est l’image de l’orant,ou personnage aux bras levés, puis cequi est appelé, à présent, la croixmarquisienne. Cette dernière s’appa-rente aux motifs rayonnants de lafamille du svastika. Les tracés rayon-nants sont présents sous des formesplus simples, tout particulièrementautour des yeux, ou autres orifices.

Le tatouage était

un privilège autant

qu’un repère socialMarquée de signes reconnus et

issus de la tradition, la peau reflétaitle passé et dévoilait les grandeslignes de la destinée assignée à l’in-dividu. Nombreux sont les témoi-gnages qui, tout en complétant lesaspects qui viennent d’être évoqués,soulignent les formes de distinctions.Un officier suédois, J. Graaner depassage en 1819, remarquait : « Ilsemble qu’il y ait certains types detatouages qui commandent un res-pect supplémentaire et le facteur déterminant sur ce point est l’achève-ment total du tatouage et le dévelop-pement qu’il atteint sur certainesparties, fort sensibles, de celui-ci. »

Tandis que plusieurs voyageursreprenaient l’idée du blason ou de« l’arbre généalogique » qui, au lieud’être conservé sur un parchemin,l’était sur la peau de sorte que leMarquisien « ne peut paraître nullepart sans que l’on sache immédiate-ment sa naissance ou sa valeur ! » Unmédecin, V. Lallour, notait du resteque : « le motif qui indique l’extrac-tion de la personne n’est permisqu’aux chefs ou à leurs premiers nés[…] par exemple, ou que celui quisert à retracer, ou immortaliser, desexploits est porté par les guerriers etles grands prêtres seulement… », etc.

Le père Delmas rappelle que si lesfigures variaient légèrement d’île à île : « il y en avait de propres auxchefs, aux prêtres […] et que l’on seserait moqué, peut-être en le chas-sant, d’un individu qui, privé dutatouage spécial à une catégorie depersonnes, aurait voulu se mêler àcelle-ci. » De là à considérer quechaque détail correspondait à un lan-gage codé serait erroné. Mais, enaccord avec la pensée marquisienne,l’application de motifs d’une valeur particulière à des régions du corpsreconnues pour leur puissance, ouautres qualités, manifestait ou confir-

mait, par des symboles propres, leur 

existence et surtout la maîtrise qu’enavait le jeune adulte.

En 1883 un visiteur de passageremarque que les hommes avaientl’habitude de laisser libre la moitiégauche de leur front jusqu’à ce qu’ilsdeviennent inaptes au travail. Le test

habituel était alors un échec dans lacollecte du fruit de l’arbre à pain4.Cette cueillette des fruits demandeune certaine force et acuité visuelle.Si le fruit n’est pas rattrapé au vol, ilest perdu pour sa conservation dansles silos de la collectivité. Par ce biaisanecdotique, on touche à l’un desliens inattendus du tatouage avec unaspect fondamental de la vie, de lasurvie dans ces archipels : la nourri-ture. Celle-ci reposait essentiellementsur l’apport d’origine végétale, etprincipalement de l’arbre à pain.L’apport et l’accès à la part carnéeétaient strictement codifiés ; le

tatouage tenait, sur ce point, un rôleessentiel. Le fait de ne pas être tatouéinterdisait formellement la consom-mation de chair humaine et l’une desrares occasions, pour les femmes, deconsommer de la nourriture carnée,de porc cette fois, était la fête donnéepar leur compagnon à l’occasion denouveaux tatouages qu’elles venaientde recevoir.

Lien entre le tatouage et

 l’accès à la nourriture

Selon une habitude que l’on

retrouve un peu partout dans le Paci-fique, les individus, en fonction deleur sexe, de leur âge, de leur clan etde leur catégorie hiérarchique, seretrouvaient entre eux, autour d’unrepas cuit par eux et, ou, pour eux.Ceci était particulièrement vrai lorsdes festins qui suivaient les grandesréunions communautaires et l’étaitencore plus en temps de disette, car on se devait alors aide et assistanceen fonction de motifs qui marquaientl’appartenance à tel ou tel groupe.Les premiers « écumeurs de grève »des Marquises, au tout débutXIXe siècle, Cabri et Robarts, l’appri-

rent très vite car l’archipel fut alorsaffligé d’une terrible sécheresse quientraîna une grande famine. Pour sur-vivre ils se virent contraints d’accep-ter certaines marques traduisant leur allégeance à un chef dont ils deve-naient les obligés. Dans plusieursarchipels, des Occidentaux, oumarins indigènes « occidentalisés »,naufragés, déserteurs ou « mar-ronnés », furent ainsi recherchés pour leurs connaissances nouvelles, sur-tout dans le maniement des armes,ce qui modifia considérablement, ence domaine et bien d’autres, les cul-tures locales, plus que des « édits ».

En période de disette, les chefs, per-

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 Marquée

 de signes

 reconnus

et issus

 de la tradition,la peau reflétait

le passé

et dévoilait

les grandes

lignes

 de la destinée

 assignée

 à l’individu

4. L’arbre à pain, Artocarpus

altilis, est l’un des biens les plusprécieux du Marquisien dans lamesure où il assure sa subsistanceet sa survie. Il en était planté un àchaque naissance et c’est dans cetarchipel que se trouvait le plusgrand nombre de variétés. Sacroissance suit à peu près le cycle

de vie d’un homme.

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sonnellement tenus pour responsables du bien-êtrede la tribu et de l’abondance des fruits de l’arbre àpain, se devaient d’assurer les conditions d’unretour à la normale. Pour cela ils devaient non seu-lement assurer la distribution de la pâte du fruit del’arbre à pain conservée dans des silos, mais encoretenir « table d’hôte » pour un grand nombre de

tatoueurs qui, à cette occasion, tatouaient les per-sonnes qui ne pouvaient s’offrir habituellementleurs services. Cette « offrande symbolique » dusang, aux ancêtres responsables du bien de tous,s’associait ainsi au « recrutement » de nouveauxtatoués qui, par la suite, participeraient aux grandesentreprises, constructions ou expéditions, lancéespar le chef.

Du caractère sacré du tatouage, il

y aurait beaucoup à dire…

La réflexion d’un vieux tatoueur, en 1920-19215, est à elle seule éloquente : « Dans l’ancientemps, les gens connaissaient les vraies images. Il y

avait des images pour la peau et des images pour lebois. Elles étaient différentes. C’est folie de placer sur un bol pour la nourriture des motifs destinés àorner le corps. Bien sûr les préceptes des anciensétaient mensongers, mais est-ce que vous voudriezrendre vos amis malades ? C’est très mauvais demanger dans des plats couverts avec des imagesdestinées à orner le corps. » Il faut se rappeler qu’aux temps anciens, et pratiquement partout dansle monde, l’image était porteuse de pouvoir. Elleétait mémoire transmise, garantie de pouvoirs sur-naturels et moyen d’enseignement. Le tatouageavait été transmis par les dieux et, avant touteséance, il fallait s’assurer leur bienveillance ainsique leur participation ; il fallait s’en montrer digneet s’y préparer physiquement et psychiquement.

Détourner cet art, et ses motifs, de leur destinationoriginelle à orner le corps des dieux et des hommes,c’était assurément provoquer leur courroux et attirer de grands malheurs.

Il se développa au fil du temps aux Mar-quises un souci, très remarquable, d’identificationsmultiples qui se reflète dans l’enfilade de noms por-tés par les individus, ou bien encore dans le frac-tionnement du corps en individualités qui nepouvaient êtres désolidarisées du tout sous peine demort pour le simple humain. Cette image s’appliqueaussi au corps social où l’individu, qui est une« suite » de l’histoire du groupe, lui est indispen-sable et ne peut en être soustrait sans souffrances, nidangers. Chaque maillon est détenteur d’un savoir,savoir-faire ou rôle dont il a été investi par et pour 

le groupe. L’union, la ruse, se trouvent fréquem-ment illustrées dans la tradition orale et iconogra-phique tout comme la recherche de l’équilibre entreles opposés, la complémentarité ou l’harmonie entreles différences et la force du nombre. Sans êtreexhaustive, cette énumération permet de pressentir quelques-uns des points essentiels sur lesquels s’appuyait cette société. Ceciest sensible aussi bien à travers les tra-cés que les noms, divers, qui leursfurent donnés. Ce corpus est un desplus riches destinés au corps ;quelques centaines d’éléments survé-curent au naufrage démographique etculturel de la fin du XIXe siècle. Letatouage de ces îles qui fascina très tôt

les Occidentaux en leur inspirant, au

gré des époques, dégoût ou admiration, loin d’êtreun « simple vêtement adapté aux pays chauds » ouun « caprice » esthétique, comme ce fut parfoisavancé, était intimement associé aux grandes étapesde la vie. Il marquait l’appartenance au monde desHommes, comme s’appellent eux-mêmes les habi-tants des îles Marquises. Il était à la fois droit d’en-

trée dans ce monde et barrière protectrice contre lesinfluences maléfiques. Il protégeait l’individu de lamaladie, de la perte de son énergie interne, sonmana, et proclamait son état, son identité. s

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16 

5. Willodean Handy, recueillaitalors pour la Bayard DominickExpedition du Bishop Museumd’Hawaii (septembre 1920 à juin1921), les derniers témoignagessur cet art alors qu’il était interdit

et tombait dans l’oubli.

n° 24

Tatouage et conception du corps aux Marquises

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