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Ordres et désordres biographiques

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DU MÊME AUTEUR

Des naturalistes en Révolution. Les procès verbaux de la Société d’Histoire naturelle de Paris (1790-1798), Paris, Éditions du CTHS, 2010.

La Société des Observateurs de l’homme (1799-1804). Des anthropologues sous Bonaparte, Paris, Société des études robespierristes, 2002.

Collectif :

(Avec Bernard Gainot, Guillaume Mazeau, Frédéric Régent et Pierre Serna), Pour quoi faire la révolution, Marseille, Agone, 2012.

(Avec Alain Cabantous, Renaud Morieux, Nathalie Richard et François Walter) (dir.), Mer et Montagne dans la culture européenne (XVIe-XIXe siècle), Rennes, PUR, 2011.

(Avec Bernard Gainot), Atlas de l’empire napoléonien 1799-1815. Ambitions et limites d’une nouvelle civilisation européenne, Préface de Jean-Paul Bertaud, Autrement, 2008.

(Avec Philippe Bourdin) (dir.), Réseaux et sociabilités littéraires en Révolution, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007.

Illustration de couverture :Honoré Daumier, Un dandy.

© 2013, CHAMP VALLON, 01420 SEYSSELwww.

CHAMP-VALLON. com

ISBN 978-2-87673-600-9

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JEAN-LUC CHAPPEY

Ordres et désordresbiographiques

DICTIONNAIRES, LISTES DE NOMS, RÉPUTATION

DES LUMIÈRES À WIKIPÉDIA

Champ Vallon

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REMERCIEMENTS

Cet ouvrage est issu d’un mémoire présenté dans le cadre d’une habilitation à diriger les recherches. Pour leurs conseils et leurs critiques, que soient particulièrement remerciés les professeurs Marie-Noëlle Bourguet, Bruno Belhoste, Philippe Bourdin, Philippe Boutry, Roger Chartier, Pietro Corsi, Hervé Leuwers et Pierre Serna. Vincent Denis, Bernard Gai-not, Antoine Lilti ont largement contribué à l’élaboration de cette réfl exion. Frédéric Régent, Boris Lyon-Caen, Guillaume Peureux ont su être présents au bon moment. Guillaume Ma-zeau et Virginie Martin ont été l’un et l’autre des soutiens sans faille. Cet ouvrage leur doit beaucoup. Complice dans cette réfl exion, Anne-Laure a toujours su m’apporter le soutien nécessaire. Colin a su ramener les choses à leur réelle importance.

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INTRODUCTION

Approches d’un corpus invisible

« Je possède un des plus curieux dictionnaires du monde : il s’intitule Manuel biographique ou Diction-naire historique abrégé des grands hommes depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours ; il date de 1825 et son éditeur n’est autre que Roret […]. Le diction-naire est en deux parties, totalisant 588 pages ; les 288 premières sont consacrées aux 5 premières lettres ; la deuxième partie (300 pages) aux 21 autres lettres de l’alphabet. Les 5 premières lettres ont droit chacune en moyenne à 58 pages, les 21 dernières à seulement 14 […]. Il serait intéressant d’aller voir de plus près comment cette iniquité a infl ué sur les notices : ont-elles été réduites, et comment ? Ont-elles été suppri-mées, et lesquelles, et pourquoi ? »1

L’origine de ce travail est double. Il tente d’abord de répondre à une question : comment se construisent et se diffusent les représentations du monde social et politique entre 1750 et 1830 ? Il repose ensuite sur l’intérêt porté à un corpus d’ouvrages et de textes : les dictionnaires historiques et, de manière plus large, les listes de noms propres. Au croisement de l’histoire culturelle, politique et sociale, cette enquête cherche à mettre au jour le rôle joué par ces productions dans les processus à partir desquels les contemporains ont, entre le XVIIIe et le xIXe siècle, cherché à lire la société et à en comprendre les muta-tions. Horizon de notre réfl exion, la dicomania qui caractérise depuis quelques années la vie éditoriale française et l’importance prise par des outils comme Wikipédia, peuvent renvoyer à des interrogations des décennies 1750-1830, qualifi ées de moment d’une « dictionnari-sation » généralisée. Comme l’ont déjà rappelé de nombreux travaux évoquant cet « âge des dictionnaires », le genre est alors conquérant dans le volume général des productions. Il s’étend progressivement

1. Georges Perec, Penser/Classer, Hachette, 1985, p. 170-171. Voir Béatrice Didier et Jacques Neefs (dir.), Penser, classer, écrire de Pascal à Pérec, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1990.

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INTRODUCTION

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à tous les domaines, des savoirs aux pratiques sociales, de la poli-tique à la religion, en passant même par les sentiments. Signe de cette « fureur » de la forme alphabétique, la publication, en 1758, d’une Table historique des dictionnaires, ouvrage dans lequel Jacques-Bernard Durey de Noinville présente un catalogue exhaustif de ces produc-tions. Il constate que l’« utilité des dictionnaires est connue depuis longtemps, mais ils sont aujourd’hui plus à la mode que jamais ; on les regarde comme une voie abrégée pour devenir savant en peu de temps et à peu de frais »1. Par les profi ts autant fi nanciers que symbo-liques qu’ils procurent à ceux qui les dirigent, par les équipes qu’ils mobilisent, ces dictionnaires occupent progressivement une place centrale dans le monde de l’imprimé et le phénomène dépasse lar-gement les frontières de la France2. Ce mouvement s’inscrit dans les différentes mutations de l’économie du livre et participe à la mise en place d’une nouvelle organisation du marché de l’imprimé. Pas-sant de l’in-folio au « portatif », ces dictionnaires, dans leur plus grande diversité, s’imposent comme des entreprises humaines, fi nancières et intellectuelles de plus en plus ambitieuses dont la fameuse « aventure de l’Encyclopédie » est l’exemple le plus abouti.

Les dictionnaires et l’écriture de l’histoire

À l’époque moderne, les dictionnaires historiques s’imposent comme des supports d’écriture de l’histoire. Ils s’inscrivent dans un héritage complexe qui puise autant à la Vie des hommes illustres de Plu-tarque qu’à celle des galeries, l’originalité étant de ranger ces Vies par l’ordre alphabétique qui renvoie à une nouvelle raison classifi catoire. Dès la fi n du XVIIe siècle, une distinction est établie entre trois types de dictionnaires dont les frontières restent néanmoins poreuses3 : le dictionnaire encyclopédique des sciences et arts, le dictionnaire de la langue française et le dictionnaire historique dont Jean Le Rond d’Alembert (1717-1783) rappelle la fonction dans l’article « Diction-naire » de l’Encyclopédie :

« Les dictionnaires de cette espèce sont ou généraux ou particuliers, et dans l’un et l’autre cas ils ne sont proprement qu’une histoire générale ou particulière, dont les matières sont distribuées par ordre alpha-

1. Jacques-Bernard Durey de Noinville, Table alphabétique des dictionnaires en toutes sortes de langues et sur toutes sortes de sciences et d’arts, Paris, H. Chaubert, 1758, IV-90 p.

2. Marie Leca-Tsiomis (dir.), « Dictionnaires en Europe », Dix-huitième Siècle, Paris, Garnier, 26, 2006.

3. Cf. Bernard Quemada, Les Dictionnaires du Français moderne 1539-1863. Étude sur leur histoire, leurs types et leurs méthodes, Paris, Didier, 1968.

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INTRODUCTION

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bétique. Ces sortes d’ouvrages sont extrêmement commodes, parce qu’on y trouve, quand ils sont bien faits, plus aisément même que dans une histoire suivie, les choses dont on veut s’instruire. Nous ne parlerons ici que des dictionnaires généraux, c’est-à-dire qui ont pour objet l’histoire universelle ; ce que nous en dirons, s’appliquera faci-lement aux dictionnaires particuliers qui se bornent à un objet limité. Ces dictionnaires renferment en général trois grands objets ; l’Histoire proprement dite, c’est-à-dire le récit des événements ; la Chronolo-gie, qui marque le temps où ils sont arrivés ; et la Géographie, qui en indique le lieu »1.

Au XVIIIe siècle, ces dictionnaires sont composés de notices biogra-phiques classées par ordre alphabétique2. Avec les « chronologies » qui permettent de mettre en perspective les principaux événements, ces notices doivent servir de matériaux à l’histoire des différents peuples et sociétés. Dans le même texte, d’Alembert distingue en effet les dic-tionnaires construits autour de l’histoire des peuples et ceux construits à partir des biographies des « princes, les grands, les hommes célèbres par leurs talents et par leurs actions »3. Par le biais des notices bio-graphiques, les dictionnaires offrent ainsi une écriture de l’histoire centrée sur la biographie des individus qui l’ont vécue. Ces notices, qui oscillent toujours entre le singulier et le type, rappellent d’autres écrits comme les éloges ou les oraisons funèbres4. Il s’agit, dans tous les cas, de privilégier le « particulier » ou la « particularité », c’est-à-dire l’histoire individuelle, voire anecdotique, sur le « général », c’est-à-dire l’histoire des peuples ou des nations. Si l’écriture de ces « vies particu-lières » concerne à l’origine les personnages illustres (les rois, les géné-raux ou les prélats), elle s’étend progressivement à des « particuliers » dont la renommée s’est construite par d’autres voies.

Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, la catégorie « dictionnaire historique » est donc utilisée pour qualifi er certaines productions et certains auteurs à partir desquels se construit une histoire cano-nique et linéaire du genre. C’est là un des enjeux majeurs des pré-faces et avant-propos des différents dictionnaires historiques publiés entre 1750 et 1830. Derrière le caractère stéréotypé et répétitif de ces textes, se dessine une généalogie canonique à partir de laquelle

1. Jean Le Rond D’Alembert, Article « Dictionnaire », Encyclopédie…, consultable en ligne : http://artfl .uchicago.edu/cgi-bin/philologic31/getobject.pl?c.30:382:2.ency-clopedie1108 .

2. Rappelons que les éditions de 1718, 1740 et 1762 du Dictionnaire de l’Académie fran-çaise abandonnent le classement thématique proposé en 1694 au profi t de l’ordre alphabé-tique.

3. Jean Le Rond D’Alembert, « Dictionnaire », consultable en ligne, op. cit.4. Dinah Ribard, Raconter, vivre, penser. Histoire(s) de philosophes 1650-1766, Paris, Vrin/

Éditions de l’EHESS, 2003, p. 41 et suiv.

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INTRODUCTION

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se formalisent les frontières du genre. À la croisée de plusieurs tra-ditions (érudition humaniste, tradition des « bibliothèques » savantes et de « l’histoire littéraire » des ordres religieux…), les dictionnaires historiques s’imposent dès lors comme l’un des genres majeurs de l’écriture de l’histoire au XVIIIe siècle, une position qui se renforce au début du XIXe siècle et dont nos bibliothèques, aujourd’hui encore, conservent quasi religieusement le souvenir. Ce succès justifi e en large partie les critiques dont ces productions ne vont dès lors cesser d’être l’objet. En 1767, les rédacteurs du Dictionnaire historique des auteurs ecclésiastiques dénoncent les effets pernicieux qu’exercerait la lecture des dictionnaires sur les esprits, voire sur les mœurs : « La res-source si commode et si nécessaire des Dictionnaires, est aujourd’hui entièrement décriée. On a donné quelques mauvaises alphabétiques [sic], et cette ivraie a fait tort au bon grain. Quelques déclamateurs, qui ne jugent que par le petit nombre de livres qu’ils ont lus, ont voulu proscrire presque tous les ouvrages de ce genre ; mais le public à qui ils sont utiles et agréables s’obstine à demander ceux qui nous manquent »1. Ces attaques deviennent centrales dans les luttes poli-tiques et intellectuelles au tournant des XVIIIe et XIXe siècles.

Des outils de recherches devenus invisibles

Contrairement aux dictionnaires encyclopédiques et aux diction-naires de langues2, les dictionnaires historiques, à l’exception sans doute de ceux de Louis Moréri (Grand dictionnaire ou mélange curieux de l’histoire sacrée et profane, 1674) et de Pierre Bayle (Dictionnaire his-torique et critique, 1697) qui en forgeraient les modèles, ne suscitent qu’un intérêt mitigé. Il apparaît en effet que les nombreux diction-naires historiques du XVIIIe et de la première moitié du XIXe siècle, leurs rédacteurs, leur organisation et les modalités de leur rédaction n’ont jamais fait l’objet d’étude et restent méconnus. Cette constatation peut paraître d’autant plus étonnante au regard de la place occupée par ces ouvrages dans les bibliothèques universitaires et dans les pratiques quasi quotidiennes des chercheurs, amateurs ou professionnels. Ces productions, outils essentiels du métier d’historien, sont en quelque sorte devenues invisibles, chacun venant y puiser des matériaux de savoir sans jamais qu’il soit question d’interroger l’origine et les mo-dalités de production, de publication et de diffusion de ce savoir.

1. Dictionnaire historique des auteurs ecclésiastiques, renfermant la vie des Pères et des Docteurs de l’Église…, Lyon, Vve Bessiat, 1767, tome I, Préface.

2. Jean-Claude Waquet, La Conjuration des dictionnaires. Vérités des mots et vérités de la politique dans la France moderne, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2000.

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INTRODUCTION

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Cette invisibilité des dictionnaires est renforcée encore aujourd’hui du fait du « lissage » opéré par le recours aux ressources numérisées : on accède aux matériaux biographiques contenus dans les notices biographiques sans se soucier des modalités et les conditions d’écri-ture de ces matériaux. À bien des égards, cette méconnaissance peut apparaître comme le signe du succès remporté par les auteurs de ces dictionnaires. Ces derniers seraient en effet parvenus à faire triom-pher l’idée selon laquelle le degré d’exactitude et d’universalité d’un travail érudit et impartial, guidé par la volonté d’échapper aux aléas du temps, aux partis pris et aux opinions particulières, est suffi sam-ment établi pour en garantir une réception immédiate et intempo-relle. Les nombreuses stratégies narratives consistant à masquer le contexte de leur production, les modalités de leur rédaction, voire la position et les intérêts de leurs auteurs, ne doivent pourtant pas nous tromper sur la nature de ces dictionnaires qui, loin de pouvoir être lus sans discernement, doivent au contraire faire l’objet de questionne-ments. Pourquoi faire en effet confi ance aux dictionnaires ? L’analyse suivie a donc pour objet de mettre en question l’apparente neutralité et évidence de ces dictionnaires trop souvent réduits au statut d’ins-truments auxiliaires de l’historien.

Une histoire sociale et politique des dictionnaires historiques

Il ne s’agit pas ici d’écrire une histoire du genre à la manière de l’étude menée par Damien Zanone sur les Mémoires1. Il ne s’agit pas non plus, dans la perspective choisie par Dinah Ribard dans son étude sur l’évolution du statut des philosophes, de considérer unique-ment ces dictionnaires comme des cadres privilégiés pour étudier la construction de l’identité d’un groupe social. L’objet de cette étude est de réfl échir aux usages et aux enjeux liés à la publication des noms propres en saisissant les débats qui sont lancés dans et autour de ces dictionnaires. Il s’agit ainsi d’interroger les effets de ces dictionnaires sur les dynamiques intellectuelles, voire politiques, de la période. Un dictionnaire historique a, par le jeu des nombreuses rééditions, une vie particulièrement longue qui peut produire des formes de répétition et de « revenances » de l’histoire2. On compte de 1674 à 1759, vingt-quatre éditions du Grand Dictionnaire de Moréri ; de 1697 à 1741, neuf édi-

1. Damien Zanone, Écrire son temps : les mémoires en France de 1815 à 1848, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2006. Voir également Natalie Petiteau, Écrire la mémoire. Les mémoria-listes de la Révolution et de l’Empire, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2012.

2. Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris, Les Éditions de Minuit, 2006.

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tions du Dictionnaire historique et critique de Bayle ; plus encore, certains dictionnaires du XVIIIe siècle (Chaudon ou Feller) sont encore publiés dans les premières décennies du XIXe siècle ! Il convient donc de réfl é-chir aux différents effets de ces entreprises sur un temps long, en pre-nant en considération les enjeux des réécritures ou des remplois d’un même texte dans des contextes et des régimes d’historicité différents.

Comme l’a récemment montré Pauline Schmitt-Pantel au sujet des Vies des Hommes illustres de Plutarque, ces récits ne cessent de publier des identités et des hiérarchies1 ; ils trient, masquent, font tomber dans l’oubli un ensemble d’acteurs, de pratiques, de produc-tion, ces récits étant toujours écrits par des « vainqueurs », nouveaux gardiens du temple qui rendent ainsi invisibles les acteurs, les pra-tiques ou les savoirs jugés illégitimes2. Supports d’une écriture immé-diate de l’histoire, les dictionnaires historiques sont donc également (surtout ?) des cadres à partir desquels se construit une sémiologie du corps politique et social. Se présentant implicitement ou explici-tement comme des instances précédant le verdict de la postérité, les auteurs des dictionnaires créent une illusion d’historicité à partir de laquelle le présent est transformé en « une antiquité à venir »3. Entre-prises de fi xation des identités individuelles et collectives, ces dic-tionnaires sont des instruments essentiels des luttes de classifi cation autour desquelles se joue le contrôle des modes de domination poli-tique, sociale ou culturelle. Par le jeu des différentes notices biogra-phiques, les dictionnaires historiques s’imposent comme des lieux de canonisation des réputations individuelles, sortes de Who’s who avant l’heure. Le dictionnaire répond à une entreprise de mise en ordre d’une réalité qui peut paraître fl uctuante et inquiétante. Il impose – par son économie interne – un « ordre du monde » en construisant un ensemble de symboles, de repères et de « sens ».

Écrire l’histoire par le jeu des notices biographiques, c’est toujours opérer un tri, effectuer un choix, les auteurs s’érigeant en instance de jugement et de publication des réputations. Or, qui doit entrer dans un dictionnaire historique ? Qui mérite de voir son nom acco-ler à ceux des plus « illustres » et sur quels critères doivent reposer ces choix ? « Entrer » ou « sortir » de ces publications, contrôler « sa » notice biographique deviennent des conditions essentielles de mise en valeur ou, à l’inverse, de diffamation. Dès le XVIIIe siècle, ces logiques

1. Pauline Schmitt-Pantel, Hommes illustres. Mœurs et pratiques politiques à Athènes au Ve

siècle, Paris, Aubier, 2009. 2. Cf. Hervé Fayat et Nathalie Bayon, « Le “Robert et Cougny” et l’invention des parle-

mentaires », Rh 19, n° 33, 2006/2, p. 55-78.3. Loïc Chotard, « Les grands hommes du jour », Romantisme, 1998, vol. 28, n° 100,

p. 105-114.

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INTRODUCTION

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sont mises en œuvre et justifi ent les débats et querelles portant autour de la présence de tel ou tel nom dans les dictionnaires historiques. L’ordre alphabétique peut en effet être considéré comme subversif car il met en cause l’ordre des préséances dues à certains auteurs consacrés. Purement conventionnel, l’ordre des lettres est arbitraire et ne renvoie à aucun agencement systématique, contrairement à toutes les formes de hiérarchisation symbolique qui saturent la so-ciété d’Ancien Régime. Il peut ainsi laisser la place aux rencontres les plus incongrues, d’autant plus lorsqu’il s’agit de noms propres ! Il permet surtout de ranger les matériaux de manière illimitée puisque de nouveaux noms peuvent toujours venir s’intercaler, à l’infi ni, entre les notices biographiques déjà existantes. 1789 semble, dans ces pers-pectives, promouvoir l’ordre alphabétique comme instrument de la nouvelle égalité entre les citoyens. L’alphabet s’impose comme un des fondements du nouveau régime politique. Aux « entrées royales » qui mettaient en scène la société d’ordre succèdent ainsi certaines fêtes révolutionnaires dans lesquelles l’agencement des individus est désor-mais distribué par l’ordre alphabétique. Dès lors, la question du nom devient aussi celle de la réputation individuelle d’où l’importance que se voient assigner les lieux et les supports de la visibilité du nom.

Les dictionnaires et la question des réputations :du nom au renom

Les dictionnaires historiques et autres listes de noms enregistrent la renommée individuelle et inscrivent celle-ci dans le temps, parti-cipant autant à l’affi rmation de l’individu qu’à ce phénomène géné-ral d’invasion des « grands hommes » dont le culte participerait à la construction d’une identité commune et à la valorisation du senti-ment patriotique dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Longtemps réservé aux « hommes illustres » (princes, militaires…), le dictionnaire s’ouvre progressivement aux savants et gens de Lettres et s’impose ainsi comme un espace de consécration et de reconnaissance. Plus que de savoir, en écho au débat entre David Bell et Jean-Claude Bonnet, si le culte des grands hommes participe, ou non, à l’affai-blissement du pouvoir royal, il s’agira plutôt de s’interroger sur les transformations des instances de distribution des honneurs et, plus précisément, de gestion de la réputation1. Il semble d’ailleurs que les

1. David A. Bell, « Le caractère national et l’imaginaire républicain au XVIIIe siècle », Annales Histoire, Sciences sociales, 2002, n° 4, p. 867-888 ; The Cult of the Nation in France : Inventing Nationalism 1680-1800, Cambridge, Harvard University Press, 2001 ; Jean-Claude Bonnet, La Naissance du Panthéon, Paris, Fayard, 1998.

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auteurs de ces dictionnaires ne sont pas dupes du caractère parfois éphémère et fragile d’une réputation individuelle : « Il faut attendre que l’enthousiasme des spectateurs soit refroidi pour mettre leurs portraits à leur juste mesure. Ainsi le même homme auquel nous accordons six pages en 1770, n’en aurait eu que deux, si nous avions travaillé en 1800 »1.

Peut-on considérer qu’à partir de 1750 une notice biographique publiée dans un dictionnaire est le signe d’une vie « réussie » ? Com-ment justifi er ces sélections qui peuvent aboutir à augmenter les entrées ou, à l’inverse, provoquer des oublis ou des disparitions au sein des dictionnaires2 ? Sur quoi reposent ces choix ? Ces questions renvoient ainsi à une interrogation plus générale sur l’évolution des régimes de réputation appréhendés par le biais de ces instances de publication des noms propres. Le dictionnaire répond à une entre-prise de mise en ordre d’une réalité qui peut paraître fl uctuante et inquiétante3. Il impose – par son économie interne – un « ordre du monde » en construisant un ensemble de symboles, de repères et de « sens »4. Entreprises commerciales visant à conquérir un public plus large, ces productions publient tout au long du XVIIIe siècle des notices de plus en plus nombreuses, se transformant progressivement en de véritables annuaires. Or, ces mutations éditoriales participent à des évolutions plus profondes. En faisant entrer dans les dictionnaires de plus en plus d’individus, leurs auteurs opèrent un déplacement de l’homme « illustre » à l’homme « célèbre », participant au renversement de l’histoire « exemplaire » (ou Historia magistra)5 et répétitive de l’his-toire conçue comme processus6.

1. Nouveau dictionnaire historique ou Histoire abrégée de tous les hommes qui se sont fait un nom par des talents et des vertus, des forfaits, des erreurs etc. depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours. Ouvrage dans lequel on expose sans fl atterie et sans amertume ce que les écrivains les plus impartiaux ont pensé sur le génie, le caractère et les mœurs des hommes célèbres dans tous les genres […] par une Société de gens de lettres (renfermant les additions, corrections, améliorations de l’édition de Paris 1772 en 6 volumes et servant de supplément aux éditions d’Avignon, 1766 et 1771, et à celles de Rouen (1769) et de Lyon (1770), toutes publiées sous le titre d’Amsterdam), Paris, chez Le Jay, Caen, chez Le Roy, Tome Cinquième, 1778.

2. Voir les réfl exions de R. Gillet, « Vérité et idéologie dans les notices biographiques et critiques : l’exemple de La Fontaine », L’Écriture du savoir. Actes du colloque de Bagnoles-de-l’Orne, Cahiers Diderot, 1991, n° 3, p. 13-24.

3. Patricia Falguières, « Les raisons du catalogue », Du catalogue. Les cahiers du Musée national d’art moderne, 56/57, 1996, p. 12.

4. Peter L. Berger et Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité, Paris, Klincksieck, 1986.

5. Reinhart Kosseleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, [1979], Paris, Éditions de l’EHESS, 2005.

6. François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003, p. 116-117 ; Louis Hincker, « L’ordre bio-graphique du XIXe siècle », introduction à la Journée d’étude, Réfl exions sur les sources écrites de la « Biographie politique ». Le cas du XIXe siècle, Paris, Université Paris I/CNRS, 1999, p. 5-12.

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INTRODUCTION

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À travers cette question, il s’agit de comprendre comment se construisent et se diffusent les représentations du monde social et po-litique entre 1750 et 1830. Ces productions enregistrent la renommée individuelle et inscrivent celle-ci dans le temps, participant autant à l’affi rmation de l’individu, voire de l’individuation, qu’au phéno-mène général d’invasion des Grands hommes dont le culte participe-rait à la construction d’une identité commune et à la valorisation du sentiment patriotique dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle1. Les « batailles » de dictionnaires peuvent ainsi être considérées comme des luttes pour le contrôle des formes légitimes des divisions du monde social2. Penser les confl its entre les dictionnaires, mais aussi s’interro-ger sur le rôle joué par ces dictionnaires dans une confi guration plus vaste de publications (listes, almanachs…), c’est se situer au cœur des luttes de catégorisations ayant pour objet le contrôle des lieux de l’écriture biographique et des usages des noms propres3. Ces publi-cations s’imposent comme les espaces de formation du renom. Or, si tout le monde a un nom, tout le monde n’a pas accès au renom dont la construction biographique est une des clés. Si l’on considère les dictionnaires comme des instances de légitimation des réputations, il faut ainsi regarder de plus près les formes voisines ou concurrentes de publication du nom propre et donc replacer ceux-ci dans un vaste corpus de productions souvent hybrides, parfois diffi cilement clas-sables, mais qu’il est possible de réunir sous la rubrique de « listes de noms » : annuaires, almanachs, répertoires ou autres recueils de noms4.

Prenant ainsi le contre-pied d’une tendance à se réapproprier, au risque de la réifi cation, les catégories construites par les acteurs eux-mêmes pour en faire l’étude, il convient, comme l’invite Pierre Bour-dieu pour la compréhension des logiques de canonisation à l’œuvre dans l’histoire littéraire, d’être plus attentif à « l’histoire du proces-sus de constitution des listes d’auteurs […], c’est-à-dire le procès de canonisation et de hiérarchisation qui conduit à délimiter ce qu’est à un moment donné du temps la population des écrivains consacrés »5.

1. David A. Bell, The Cult of the Nation in France. op. cit. Voir particulièrement le cha-pitre : « National Memory and the Canon of Great Frenchmen ». Également, sur le rôle joué par les productions artistiques dans cette problématique : Thomas-W. Gaehtgens et Gregor Wedekind (éd.), Le Culte des grands hommes 1750-1850, Paris, Éditions de la Msh, 2010.

2. Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de recherches en sciences sociales, 1986, vol. 62, p. 71.

3. Saul A. Kripke, La Logique des noms propres, Paris, Éditions de Minuit, 1982.4. David Bell, qui signale l’essor du genre des biographies collectives au XVIIIe siècle,

constate qu’aucune étude ne prend pour objet ces productions hétérogènes. Il y aurait eu près de 40 biographies collectives publiées entre 1697 et 1792. Cf. David A. Bell, The Cult of the Nation in France, op. cit., p. 113. Voir aussi Martin Papenheim, Erinnerung und Unsterblich-keit : semantische Studien zum Totenkult in Frankreich, 1715-1794, Stuttgart, Klett-Cotta, 1992.

5. Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 66.

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Étudier ces dictionnaires et en mesurer les effets, c’est donc s’interro-ger sur un certain type de mise en ordre de l’espace politique, social et culturel. Parler d’ordre du dictionnaire, c’est parler encore des en-jeux de l’organisation interne de l’ouvrage (en particulier des enjeux de l’ordre alphabétique qui trace une cohérence et une unité) et de ses effets dans l’espace politique, social et intellectuel. En prenant en considération, sur la longue durée, les différents usages et effets de ces dictionnaires resitués dans une confi guration plus large de supports et de stratégies de publication du nom, il est possible de s’interroger sur les modalités et les formes des procédures de qualifi cation et de dis-qualifi cation, d’inclusion et d’exclusion, à la croisée des espaces poli-tiques et intellectuels. Il s’agit par là de rompre avec une certaine his-toire du livre et des idées qui consiste à réduire les livres au statut de réceptacles de phénomènes ou de théories construits en dehors d’eux. Selon cette perspective traditionnelle, les dictionnaires historiques té-moigneraient alternativement des progrès de la pensée classifi catoire au XVIIIe siècle ou des tentatives pour construire un Panthéon natio-nal, monarchique, révolutionnaire ou impérial1. S’il faut prendre en compte ces interprétations, notre approche tend à remettre le livre au cœur de l’histoire sociale en s’interrogeant, non sur les phénomènes que ces dictionnaires mettraient au jour, mais sur leurs différents usages et sur les effets, c’est-à-dire sur leur rôle dans la construction de catégories de lecture et d’instruments d’interprétation du monde2.

Les étapes de l’enquête : des hommes illustres à Wikipédia…

S’il existe un âge d’or des dictionnaires historiques entre 1750 et 1830, c’est sans doute parce que, durant cette période, ils sont au cœur des actions et des luttes d’écriture par le biais desquelles se joue le contrôle de l’espace politique, social et culturel. Ayant privilégié une démarche chronologique régressive, l’ouvrage s’ouvre par une interro-gation sur les différents enjeux qui se cristallisent autour de la publi-cation du « monument » éditorial du début du XIXe siècle, la Biographie universelle des frères Michaud, une entreprise qui participe à la mise en ordre postrévolutionnaire et à l’entrée dans la « modernité » du XIXe siècle. Les deux chapitres suivants portent sur les mutations matérielles et éditoriales des dictionnaires historiques au cours du XVIIIe siècle. À partir des années 1750, les dictionnaires historiques connaissent en effet de profondes mutations tant dans leur forme matérielle (for-

1. Patrick Tort, La Raison classifi catoire, Paris, Aubier, 1989.2. Cf. Bernard Fradin, Louis Quéré et Jean Widmer (dir.), L’Enquête sur les catégories : de

Durkheim à Sacks, Paris, Éditions de l’EHESS, 1994.

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mat…), dans leur organisation éditoriale que dans leur fonction. Pro-duites désormais par un travail collectif, ces entreprises mobilisent un capital humain et fi nancier de plus en plus important, censé répondre à de nouvelles fonctions et attentes. Alors que leur format se réduit, le nombre des volumes s’accroît répondant à l’essor quantitatif des notices biographiques qu’ils doivent désormais contenir. Avec ceux de Ladvocat, mais surtout de Chaudon, les dictionnaires historiques s’adaptent ainsi aux transformations culturelles de la seconde moi-tié du XVIIIe siècle (en particulier aux attentes d’un nouveau public) et jouent un rôle dans les débats sur les formes de représentation et de domination sociale. S’ils conservent leur rôle d’écriture de l’His-toire et de publication des généalogies, ces ouvrages cessent d’être les supports exclusifs d’une histoire princière et aristocratique et tendent, aux côtés des hommes « illustres » et des héros, à faire une place plus grande aux hommes « célèbres ». Dès lors, leurs auteurs ne s’adressent plus seulement à un public restreint et choisi (le roi, les nobles ou les érudits) mais cherchent à gagner un lectorat plus large et participent activement à la légitimation et à la diffusion de nouveaux fondements de la célébrité et de la réputation. On interrogera donc plus précisé-ment les effets des transformations des fonctions et du rôle spécifi que des dictionnaires historiques sur la crise politique et sociale des der-nières décennies de l’Ancien Régime. De Palissot à Rivarol, la dénon-ciation du désordre des réputations s’impose comme un des thèmes majeurs de cette critique des Lumières, publiée sous la forme de dic-tionnaires. Dès lors, l’enjeu n’est plus seulement intellectuel mais poli-tique. Pour ceux qui en sont les auteurs, ces productions permettent de s’arroger le contrôle des réputations et le monopole sur la désigna-tion des hommes « célèbres ». Ce qui est en jeu, c’est bien la question de l’instance de distribution des honneurs dans la société française : le brouillage des ordres, des genres et des réputations semble faire naître une véritable inquiétude qui participe à la crise politique de la monarchie absolue, incapable, en dépit des efforts menés par le roi pour reprendre la main, de s’imposer comme l’instance exclusive des réputations. Dans une société caractérisée par l’essor et l’accélération des mobilités géographiques et sociales, cet impératif de désignation et de qualifi cation ou de la disqualifi cation s’impose comme un aspect essentiel du « bon » gouvernement susceptible d’assurer l’équilibre et l’harmonie du corps social. La publication par Rivarol en 1788 du Petit dictionnaire marque sans conteste l’échec de la Monarchie à réta-blir l’ordre et à imposer une lisibilité du corps social.

Les chapitres IV et V sont consacrés à l’analyse des dynamiques croisées entre, d’un côté, les diverses formes de récits biographiques et de publication du nom propre et, de l’autre, les logiques politiques

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pendant la période révolutionnaire et impériale. Il s’agit plus préci-sément de réfl échir au rôle joué par ces diverses productions dans les processus de radicalisation politique ou, à l’inverse, de remise en ordre et de normalisation qui caractérise cette période. La tension qui émerge pendant la période 1789-1810 est en partie le résultat de l’impossibilité de publier un dictionnaire : face aux instances « offi -cielles » (Assemblées, administrations, institutions intellectuelles…) qui cherchent à imposer des listes canoniques des individus, des groupes ou des instances concurrents (clubs ; sociétés…) contestent cette volonté de normalisation et de domination en publiant des listes qui se répondent et s’affrontent. Ces confl its peuvent toucher aussi bien à des luttes électorales, des oppositions intellectuelles qu’à des batailles concernant le contrôle de la « mémoire » et de l’histoire de la Révolution : face à la volonté de construire un Panthéon (c’est-à-dire imposer une liste d’hommes célèbres à la Nation), des modèles concurrents sont opposés par l’intermédiaire de la publication de corpus de noms. Dans ce processus, les dictionnaires historiques ne disparaissent pas tout à fait, mais semblent constituer un horizon vers lequel tendent les auteurs des listes de noms propres. Devant l’incer-titude que fait naître un présent que l’événement vient toujours re-mettre en cause, le dictionnaire historique – ou les procédés qu’il mo-bilise – peut apparaître comme un recours pour ceux qui souhaitent « terminer la Révolution » et faire émerger de nouveaux repères stables et fi xes. Cet itinéraire permettra de mieux comprendre le « retour » du dictionnaire historique au cours de l’Empire et, surtout, la place cen-trale occupé par ce genre de production dans les batailles politiques des premières décennies du XIXe siècle.

Le dernier chapitre permettra de mettre au jour les enjeux actuels des mutations des dictionnaires historiques face aux nouveaux sup-ports de publications électroniques par le biais des débats dont fait l’objet l’encyclopédie en ligne Wikipédia. Il n’est pas question d’ériger ces dictionnaires en « miroirs » susceptibles de refl éter des transforma-tions ou de faire apparaître des phénomènes autrement inaccessibles. En analysant ces matériaux, il s’agit plutôt de « partir du livre pour saisir une réalité sociale qui est aussi faite de livres – c’est-à-dire sai-sir ce que font les livres dans le monde et les rendre ainsi à l’histoire sociopolitique »1. L’analyse des instances de contrôle du langage sur le social, les luttes pour la domination des formes de représentation constituent donc les horizons de ce travail.

1. Dinah Ribard et Nicolas Schapira (dir.), « Histoire du livre, histoire par le livre », Re-vue de synthèse, 2007, n° 1-2, tome 128, p. 20.