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Version de travail préliminaire Les Jourdain de la réflexivité : Du bon usage des incidents diplomatiques François Thoreau et Vinciane Despret 1 2 Résumé Dans cet article, nous proposons la mise en œuvre d’un dispositif d’enquête que nous qualifions de « diplomatique ». L’objet de cette enquête est la question de la réflexivité des scientifiques. Tout au long de l’article, nous explorons avec les scientifiques que nous avons rencontré différents modes sur lesquels peut se décliner cette « réflexivité ». Toutefois, chacun de ces modes nous invite à considérer plusieurs manières de partager ce problème et de le construire avec eux. Chemin faisant, il n’y a donc pas que la question de la réflexivité qui bifurque, mais également le sens même de l’approche 1 François Thoreau est Aspirant du F.R.S.-FNRS au centre de recherches Spiral de l’Université de Liège. Vinciane Despret est chef de travaux du département de Philosophie de l’Université de Liège. 2 Nous remercions pour leur lecture attentive et leurs commentaires sur les versions préliminaires de ce papier Pierre Delvenne, Catherine Fallon, Kim Hendrickx et Isabelle Stengers (et nous remercierons bien entendu tous ceux qui accepteront de prendre leur suite et avec d’autant plus de chaleur que cet article tend à s’allonger à chaque lecture). Une version préliminaire de cet article a été discutée lors du séminaire de méthodologie de l’enquête, organisé par le collectif de recherche FRUCTIS de l’Université de Liège, le 17 octobre 2012. Enfin, nous exprimons également notre gratitude aux scientifiques qui nous ont accueillis et se sont prêtés avec humour et patience à notre dispositif, et qui ont, abandon de la contrainte de l’anonymat oblige, bien voulu relire notre travail et en proposer des améliorations. 1

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Version de travail préliminaire

Les Jourdain de la réflexivité : Du bon usage des incidents diplomatiques

François Thoreau et Vinciane Despret1 2

Résumé

Dans cet article, nous proposons la mise en œuvre d’un dispositif d’enquête que nous qualifions de « diplomatique ». L’objet de cette enquête est la question de la réflexivité des scientifiques. Tout au long de l’article, nous explorons avec les scientifiques que nous avons rencontré différents modes sur lesquels peut se décliner cette « réflexivité ». Toutefois, chacun de ces modes nous invite à considérer plusieurs manières de partager ce problème et de le construire avec eux. Chemin faisant, il n’y a donc pas que la question de la réflexivité qui bifurque, mais également le sens même de l’approche diplomatique à laquelle nous nous étions assignés. C’est à cette exploration conjointe des significations de la réflexivité des scientifiques et des modalités de la diplomatie que nous convions le lecteur.

« [U]n diplomate athénien se présente chez les Spartiates pour leur présenter dans un discours très élaboré une

1 François Thoreau est Aspirant du F.R.S.-FNRS au centre de recherches Spiral de l’Université de Liège. Vinciane Despret est chef de travaux du département de Philosophie de l’Université de Liège.

2 Nous remercions pour leur lecture attentive et leurs commentaires sur les versions préliminaires de ce papier Pierre Delvenne, Catherine Fallon, Kim Hendrickx et Isabelle Stengers (et nous remercierons bien entendu tous ceux qui accepteront de prendre leur suite et avec d’autant plus de chaleur que cet article tend à s’allonger à chaque lecture). Une version préliminaire de cet article a été discutée lors du séminaire de méthodologie de l’enquête, organisé par le collectif de recherche FRUCTIS de l’Université de Liège, le 17 octobre 2012. Enfin, nous exprimons également notre gratitude aux scientifiques qui nous ont accueillis et se sont prêtés avec humour et patience à notre dispositif, et qui ont, abandon de la contrainte de l’anonymat oblige, bien voulu relire notre travail et en proposer des améliorations.

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proposition de paix; quand il a fini, les Anciens de Sparte secouent la tête: "nous ne pouvons pas répondre à ta proposition de paix parce que, à la fin de ton discours, nous avions oublié le début” ».

Peter Sloterdijk, in Bruno Latour et Pasquale Gagliardi, Les atmosphères de la politique, Paris : La Découverte, 2006, p. 108.

Incident diplomatique

Le point de départ de notre recherche s’est annoncé pour nous sous la forme d’un problème. Lorsque nous, chercheurs en sciences sociales, sommes mandatés auprès de nos collègues des sciences dites « dures », nous avons le sentiment que le fait de s’adresser à des collègues de disciplines scientifiques différentes présente quelque chose de spécifique : ce type de rencontre nous semble marqué par le renoncement à une certaine bienséance méthodologique. Et, même si notre mandat n’est pas toujours explicite, nous ne pouvons nous empêcher de penser qu’il n’est jamais, en la matière, très éloigné d’un rôle de donneur de leçons. Ainsi, au cours d’une recherche destinée à évaluer la réflexivité des chercheurs en sciences dites dures, il nous est apparu très rapidement que cette recherche se fondait sur un présupposé, jamais clairement avoué : celui selon lequel les sciences sociales ont pour mission d’apporter aux sciences dures le supplément de réflexivité qui leur manquerait. C’est, à tout le moins, un risque dont nous ne pouvions plus faire abstraction (Thoreau, 2011).

Ce présupposé repose sur un autre, tacitement admis : celui selon lequel la réflexivité relèverait du geste propre aux sciences dites humaines ou sociales. Marc Mormont nous rappelle, par exemple, que la conception de la réflexivité comme activité essentiellement cognitive, individuelle et rationnelle est en fait la conception occidentale, et que bien d’autres modes pourraient en faire varier la définition — Mormont évoque par exemple les réflexivités dans les cultures paysannes du Niger (Mormont, 2007). Si la mise en garde est utile (et l’expérience relatée riche et intéressante), il n’est peut-être nul besoin d’aller si loin. La diversité des modes susceptibles de faire varier la définition de la réflexivité, dans notre propre culture, ne pourrait-elle justement pas être lisible dans l’accusation de son absence ? En d’autres termes, l’absence de réflexivité dont sont implicitement accusés les scientifiques des sciences dites dures pourrait être la simple conséquence d’une capture de sa définition — et donc de l’exercice lié à cette définition— par les sciences humaines.

Ne nous fallait-il pas, d’entrée de jeu, remettre en cause cet arraisonnement de la réflexivité par les sciences sociales ? Fallait-il pour ce faire ouvrir à nos collègues des sciences dures un espace de contestation où ils auraient pu se joindre à cette critique que nous adressons à nos propres pratiques ? Nous savions que la question ne pouvait pas se poser aussi simplement. Car demander aux scientifiques de résister à la confiscation de la réflexivité, c’était leur proposer de résister à la confiscation de ce que nous définissons comme réflexivité, c’est-à-dire alors, implicitement, leur proposer de cautionner la définition que nous lui donnons — et donc les mettre dans une position d’entrée de jeu asymétrique puisqu’il s’agirait, encore et toujours, de quelque chose qui

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relève de nos pratiques, de nos usages, de nos « gestes » ou de nos modes d’expertise. Tout ce que nous pourrions alors espérer, et de manière bien prévisible, serait un consensus de pure forme (dont nous n’avons aucune peine à imaginer qu’en réalité il signifie : « que les sciences humaines causent toujours »).

Nous avons imaginé que la solution, si elle devait être construite, se devait d’en passer par le fait de partager, avec les scientifiques, ce qui constituait notre problème3, et de créer, avec eux, un doute sur le bien fondé de notre posture.

Nous avons envisagé d’abord que la rencontre devait assumer de définir son cadre propre : celui, inspiré des travaux d’Isabelle Stengers, d’une rencontre diplomatique. S’inscrire sous l’égide du métier de diplomate, c’est tout d’abord partir du postulat que les protagonistes de cette rencontre « vivent dans des univers radicalement différents, qu’ils vivent dans des mondes qui ont leurs propres conceptions et leurs règles » (Mormont, 2007, p. 169). Nous avons donc, délibérément, décidé de partir du postulat de l’incompréhension mutuelle, symptomatique d’une guerre des sciences toujours exacerbée. En inscrivant notre démarche sous l’égide des diplomates, nous nous attachions non seulement à respecter une mise en forme rigoureuse des interactions, mais également à prendre acte de deux conditions de la rencontre : les malentendus ne devraient pas être levés par une explicitation de nos normes et règles — ce qui, puisque c’était l’enjeu de cette recherche, constitue pour nous la « réflexivité »—, et l’offre de paix ne pouvait se faire qu’après avoir rendu explicites les conditions de conflits dans lesquels ce type de recherches sont souvent menées.

Comment être diplomate tout en explicitant activement les conditions de conflits, afin de commencer à penser les conditions de paix ? Tout le défi consiste à garder les possibilités de malentendus soigneusement ouvertes, de sorte à ne pas trop vite escamoter ceux-ci par une résolution unilatéralement consensuelle.

Si la forme diplomatique, parce qu’elle s’attache à respecter un protocole rigoureux, parce qu’elle « met des formes », nous semblait une voie aménageable, le maintien explicite des conditions de conflits et de malentendus, quant à lui, nous semblait exiger un détournement provisoire et stratégique, sous la forme d’une inversion : nous nous sommes présentés auprès de nos collègues des sciences dites « dures » en leur proposant un incident diplomatique. Et nous l’avons fait en le formulant de manière explicitement peu diplomatique, cette fois au sens courant du terme, mais très protocolaire.

Plus concrètement, nous avons décidé de leur faire une offre de « guerre » — au sens que lui donne Stengers d’une « multiplicité d’agencements polémiques » (2003 [1997], p. 370) — en ouvrant chaque interview par un « incident diplomatique », protocolairement établi. Au début de chaque rencontre, nous allions annoncer, sans ménagement, que le but de notre venue était de vérifier ce qui, implicitement circule dans notre communauté : que les scientifiques des sciences dites « dures » n’ont aucune forme de réflexivité. Cet incident diplomatique devait, si nos interlocuteurs acceptaient cette provocation — et comprenaient implicitement qu’en l’affirmant de manière aussi claire, nous tenions à nous en démarquer ou à tout le moins la mettre à l’épreuve— se transformer en une possibilité de pourparlers : l’incident diplomatique, si nos interlocuteurs en acceptaient le jeu, devait alors être compris et traduit en un «  incident 3 Voir à cet égard J. Dewey, et plus encore le commentaire que J. Zask a offert à son travail.

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à visée diplomatique » : une offre de guerre pour construire une proposition de paix. Il s’agit en d’autres termes, et comme le propose Latour, de passer d’une situation de guerre totale menée par des pacifistes absolus, à une situation de guerre ouverte qui offre des perspectives de paix véritable (Latour 2000, p. 7).

Si nous situons clairement notre tentative comme relevant des arts et de la culture diplomatiques, il nous faut cependant préciser que nous revendiquons le statut d’apprentis-diplomates plutôt que celui de diplomates. Apprentis, parce qu’il s’agissait d’expérimenter, de manière très bricolée, et d’apprendre, avec cet incident à visée diplomatique, et à partir de ce que nous espérions qu’il susciterait, à rejouer d’autres manières de nous présenter. Nous n’avons pas la prétention d’être aguerris. Diplomates toutefois, car nous sommes et continuons d’être, de par la manière dont nous nous présentons et nous « rapportons », constamment à la limite de la trahison.

« La pratique du diplomate, écrit en effet Stengers, a ceci de difficile et de très intéressant qu'elle l'expose souvent à l'accusation de trahison. La méfiance de ceux-là mêmes que le diplomate représente fait partie des risques et des contraintes du métier, et en constitue la véritable grandeur, car ce métier est né sous le signe d'une tension irréductible. D'une part, le diplomate est censé appartenir à la population, au groupe, au pays qu'il représente, il est censé en partager les espoirs et les doutes, les effrois et les rêves. Mais, d'autre part, le diplomate s'adresse à d'autres diplomates, et doit être pour eux un partenaire fiable, acceptant avec eux les règles du jeu diplomatique » (Stengers, 2003 [1997], p. 361). Elle précise quelques lignes plus loin : « Comme le diplomate, le praticien d'une science où les conditions de production de connaissance de l'un sont également, inévitablement, des productions d'existence pour l'autre, ne doit-il pas se situer lui-même à l'entre croisement des deux régimes d'obligation, l'obligation d'accepter que passent en lui les rêves de ceux qu'il étudie, leurs effrois, leurs doutes et leurs espoirs, et l'obligation de "rapporter" ce qu'il a appris à d'autres, de le transformer en ingrédients d'une histoire à construire ? » (ibid., p. 362).

Visées diplomatiques

L’incident diplomatique qui ouvrait protocolairement les entretiens avait donc pour visée de créer une sorte d’espace, un espace de surprise et de suspension, un espace qui ouvrait l’hésitation, puisqu’il pouvait tout autant traduire notre trahison possible (par rapport à nos collègues des sciences sociales) qu’une provocation quasi guerrière à saisir. Nous anticipions (si nos interlocuteurs ne nous jetaient pas d’emblée à la porte) qu’ils nous demanderaient, très poliment et surtout très diplomatiquement, ce que nous entendions par « réflexivité ». Nous avions convenu, toujours selon le protocole que nous avions établi, que si tel était le cas, nous ne répondrions pas à cette question. Car y répondre instruirait les termes d’une comparaison dont nous aurions alors donné, d’entrée de jeu, les codes et les normes. Soit exactement ce que nous voulions éviter. Il ne s’agissait pas pour nous d’établir les bases d’une anthropologie symétrique, mais de nous en tenir aux propositions d’Isabelle Stengers et de Bruno Latour d’une anthropologie diplomatique, une anthropologie dont la dimension diplomatique prend activement en compte l’hétérogénéité des mondes et des modes en présence. En donnant aux scientifiques nos propres versions de la réflexivité, l’exercice de comparaison auquel nous leur demanderions de contribuer se serait avéré, une fois

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encore, un exercice asymétrique : ils nous auraient sans doute proposé des versions qui se seraient alignées un peu trop facilement sur les nôtres, dans une sorte de recherche des équivalences placée sous le signe de la synonymie. Nous aurions dès lors imposé une comparaison selon nos termes en cherchant, chez les scientifiques, les modes de réflexivité susceptibles de s’y conformer — et que nous n’avons aucune peine à confisquer puisque nous en avons cultivé l’expertise. Or, ce que nous cherchions, ce n’est pas tant à mettre leurs modes de réflexivité en relations ou en comparaisons avec les nôtres, mais plutôt à créer les conditions de leurs mises en « rapports »4. Plus précisément encore, il s’est agi de mettre en rapports ce qui compte pour eux avec ce qui compte pour nous et qui relèverait, pour chacun des mondes ainsi mis en rapports, de gestes réflexifs.

Nous ne pouvions donc prétendre ignorer ce que signifie le terme « réflexivité ». En revanche, nous pouvions explicitement, et parfois avec la pointe d’humour qui rendait cette situation acceptable, leur demander de jouer le jeu et d’accepter que nous retardions, aussi longtemps qu’il était possible, de partager avec eux nos propres définitions. Nous leur demandions d’accepter l’exercice diplomatique préliminaire à tout pourparlers : celui de ne pas se comprendre. Et de ne pas s’en affoler. Si traduction il devait y avoir, elle devrait intervenir le plus tard possible dans le processus de comparaison.

Nous avons soumis notre offre de guerre, assortie de sa proposition de paix, à huit scientifiques, que nous avons rencontrés en octobre 2011. Dans la mesure où les protocoles d’entretiens se sont déroulés de manière relativement similaire, du moins tant que nous en restions à la phase la plus « protocolarisée », nous reproduisons ci-dessous les premiers moments de notre première interview in extenso, des minutes 1’12 à 5’30. Cet extrait nous parait témoigner fidèlement des effets produits par notre incident à visée diplomatique.

Lors de ce premier entretien, nous rencontrons Jacqueline Lecomte-Beckers5. Ingénieure civil physicienne, elle est directrice au service des Sciences des matériaux Métalliques à l’université de Liège, au sein du département LTAS (ingénierie aérospatiale et mécanique). Voici l’extrait brut, que nous prolongerons par une esquisse d’analyse.

Les apprentis diplomatesNous, ce qui nous intéresse en général et en particulier, ce sont les questions des rapports des scientifiques avec leurs propres pratiques, et avec les demandes sociales et l'accueil social de leurs pratiques. Et donc, on a une question... La première question et qui est notre question, en fait, centrale, et puis on va un petit peu la décliner sous toutes ses formes. Nous venons des sciences sociales. Et on a constaté que les sciences sociales, aujourd'hui particulièrement, sont extrêmement attentives à la question de la réflexivité. Les chercheurs doivent être réflexifs. Et dans tous les articles, il y a un moment donné où la question de la réflexivité, même si elle ne se dit pas explicitement, est abordée. Et puis quand on voit comment les sciences sociales envoient leurs chercheurs chez les scientifiques, on a un constat ; c'est que, finalement, ils disent — ou ils ne le disent pas aussi explicitement que ça,

4 Selon l’usage que propose Stengers de ce terme (Stengers 2011).

5 Nous avons tenu à ne pas sacrifier à la règle de l’anonymat qui guide encore souvent les recherches en sociologie. Nos interlocuteurs ont été tous d’accord avec la proposition en sachant que nous leur soumettions leurs propos avant publication et qu’ils pouvaient les amender à la relecture.

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mais c'est ça dont il est question — ils disent: « en fait, les scientifiques des sciences dures, ils ne sont pas réflexifs du tout ».

Jacqueline Lecomte-Beckers[Hésitation] Il faudrait peut-être définir ce que c'est que la « réflexivité ».

Les apprentis diplomates Alors, si on posait la question à un de vos collègues, si on posait la question à vos collègues en général, en leur disant aussi brutalement que ce que nous venons de faire: « vous savez, dans les sciences sociales en général, on considère que les scientifiques ne sont pas réflexifs », quelle serait la première question qu'ils nous poseraient?

Jacqueline Lecomte-Beckers« Qu'est-ce que c'est la réflexivité? »

Les apprentis diplomates Alors, oui, en effet, c'est la question qu'on pourrait attendre. Mais est-ce que alors on supposerait, si votre collègue nous répondait ça, ça voudrait dire que nous, en tant que sciences humaines... Alors, allons-y fond, d’accord?

Jacqueline Lecomte-BeckersOui, oui...

Les apprentis diplomates Nous supposons qu'en effet, les sciences sociales ont bien raison!

Jacqueline Lecomte-Beckers[hésitation] Peut-être qu'on le fait sans le savoir, puisque... Puisque l’on fait beaucoup de choses sans le savoir.

Les apprentis diplomates

On fait beaucoup de choses sans le savoir... Donc, alors, vous voyez bien que nous reportons la façon de vous répondre, et il y a une stratégie. La stratégie, elle est très simple, et là nous pouvons être tout à fait clairs et honnêtes; c'est que, si nous vous définissons la réflexivité, ça veut dire que nous allons vous imposer la définition des sciences sociales, en vous disant « pour nous, la réflexivité, c'est ça et ça... ». Et à aucun moment nous n’allons nous laisser la chance de savoir, « tiens, qu'est-ce que ce serait? ». Et c'est ça le début de notre recherche, c'est de se dire « mais peut-être que la définition de la réflexivité, elle n'est pas la même dans les science sociales et dans les sciences dures », et peut-être que c'est ça qui fait que les sciences sociales se disent que les scientifiques ne sont pas réflexifs. Nous, nous sommes convaincus que les scientifiques ont leur propres formes de réflexivité, mais on se dit que si on veut savoir comment les scientifiques sont réflexifs, il faut cesser, il faut arrêter, dans les sciences sociales, de leur dire: « voilà ce que c'est que la réflexivité ».

Jacqueline Lecomte-BeckersOui [hésitation]. En fait, comment est-ce que je vais aborder les choses? C'est un petit peu particulier, parce que je pense, effectivement, que dans les domaines que l'on a ici en sciences appliquées, on ne réfléchit pas nécessairement — et je ne sais pas si c'est ça la réflexivité — aux portées que peuvent avoir les recherches que l'on mène. En fait. En tous cas, « portées » en termes de responsabilité sociale, mais ça dépend des domaines. Il y a des domaines où c'est évident, si l'on parle de moyens de transport par exemple, cela doit avoir, cela a une connexion sociale. Les nanomatériaux ont une connexion sociale, parce qu'on sait bien que la manipulation des nanomatériaux, c'est dangereux, n’est-ce pas?! Donc, il y a toute une réflexion scientifique à ce niveau-là: comment établir des protocoles pour que cela ne soit pas un danger. Moi, je donne cours dans le master complémentaire en génie nucléaire, sur les matériaux utilisés dans le génie nucléaire. Donc, là, il y a toute une réflexion sur, je dirais, la sûreté des centrales qu’il faut assurer au maximum, etc. Mais ma réflexion, dans le cadre de mon travail, ne va pas jusqu'à la portée: faut-il ou pas le nucléaire? Cette réflexion sur

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l’intérêt du nucléaire relève plutôt du domaine personnel, alors, ce n'est pas dans mon travail. Donc, voilà un petit peu quelques réflexions... Ca ne définit pas la réflexivité…

Bien au contraire ! Nous en trouvons de multiples définitions.

Constatons d’abord, que d’entrée de jeu, nous avons proposé, comme annoncé, notre « incident à visée diplomatique » (IVD) en affirmant de but en blanc que les sciences sociales dénient aux scientifiques toute réflexivité, et nous lui avons demandé ce que ses collègues répondraient à une telle affirmation. C’est là, rappelons-le, le protocole qui aura guidé toutes nos interviews. Jacqueline Lecomte-Beckers nous a répondu (comme le feront presque tous nos interlocuteurs), ce que nous avions prévu : « Il faudrait peut-être définir ce que c’est que la réflexivité ». Nous avons donc rétorqué, en riant, et avec la mauvaise foi dont nous étions convenus, que ceci risquerait bien de conforter l’opinion des sciences sociales, puisque les scientifiques, avec cette question, avoueraient d’entrée de jeu ne pas savoir de quoi il s’agit.

Notre interlocutrice nous a répondu alors « Peut-être qu’on le fait sans le savoir ». Cette réponse appelle plusieurs interprétations.

D’une part, elle autorise de laisser la question ouverte à d’autres négociations, sans doute en attendant clarification. D’autre part, elle pourrait annoncer une dimension de la réflexivité, que nous retrouverons d’ailleurs chez nombre de ses collègues : l’utilisation du terme « faire » indique le régime implicite dans lequel s’exerce cette réflexivité — un peu pourrions-nous dire, si nous prenons la perspective des sciences sociales, sur le mode d’une réflexivité non réflexive : une réflexivité qui se « fait » plutôt qu’elle ne se dit. Si tel est le cas, ceci nous donnerait alors un indice des raisons pour lesquelles les sciences sociales ont tant de peine à trouver, chez leurs collègues des sciences dures, un type de réflexivité qu’ils peuvent reconnaître : la dimension « réflexive de la réflexivité » elle-même, c’est-à-dire son déploiement explicite, semble manquer. Les stratégies narratives de la réflexivité, en sciences sociales, en effet, demandent en quelque sorte un « effet d’annonce ».

En faveur de cette seconde interprétation, la scientifique continue en suggérant : « on fait beaucoup de choses sans le savoir ». Nous reprenons alors ses termes, pour préciser que nous cherchons délibérément à éviter de l’enfermer dans une définition.

La réponse qui suit va nous surprendre. Car elle manifeste alors clairement — au contraire de ce que laissait présager les premières interactions— que la scientifique a en fait une idée très précise de ce que les sciences sociales viennent chercher lorsqu’elles posent ce genre de questions. Elle nous donne deux versions possibles (et les plus fréquentes) du type de réflexivité que nous privilégions : d’une part, elle situe sa pratique parmi d’autres (en quelque sorte « c’est à partir de ce lieu que je parle »). Ensuite, elle cherche à l’inscrire dans la question de la responsabilité sociale. Toutefois, elle circonscrit cette dernière à la question de la dangerosité.

Terrains minés

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La question de la dangerosité, nous aurons l’occasion de le vérifier chez nombre des scientifiques que nous rencontrerons, est nettement moins simple qu’il n’y parait au premier abord. Elle requiert généralement la mise en œuvre de tout un système d’établissement de frontières très variables, dont les déclinaisons s’avèreront multiples. A la suite directe de la question de la dangerosité, la scientifique embraye sur le problème du nucléaire. Si la sûreté des centrales nucléaires est bien du ressort des scientifiques, nous dit-elle, en revanche la question du bienfondé du nucléaire reste une question personnelle : « ça n’est pas dans mon travail ». La responsabilité est annoncée pour être aussitôt restreinte.

A la suite de l’extrait cité, nous saisissons la balle au bond, pour souligner ce qui, dans ce qu’elle nous propose, relève de mouvements réflexifs très proches des nôtres : situer le propos et envisager la portée de ce que l’on fait. Nous sommes bien sur un terrain d’accord. Mais un troisième mode apparaît, qui, sur le moment, nous a partiellement échappé car il nous est moins spontanément familier. Il s’agit de la question des choix opérés dans le contexte de pratiques matérielles. Il nous apparaît, à la relecture, que Jacqueline Lecomte-Beckers articule de manière explicite les choix matériels à la question de la réflexivité : « Moi, je fabrique des choses, nous dira-t-elle. Donc, c’est vrai qu’il y a des choix qui sont importants au niveau matériel, effectivement ».

Elle reviendra par ailleurs sur ce qu’elle avait spontanément proposé en début de rencontre : la réflexivité des scientifiques aurait peut-être un caractère implicite, elle relève de ce qu’on fait, selon ses propres termes, « naturellement ». « Il y a, dit-elle, beaucoup de choses que l'on fait sans le savoir. (…) Ou des choses que l'on sent, sans vraiment bien... Ce sont des choses qu'on fait, mais sans le dire, et sans mettre des noms dessus. »

Si ce n’est l’insistance de la scientifique, nous aurions sans doute pu passer à côté ou considérer cette conception comme anecdotique. Le fait que nous n’y prêtions pas ou peu d’attention indique la spécificité des modes de réflexivité que nous privilégions dans les sciences sociales, et dont nous attendons, sans doute à tort, qu’ils soient partagés par les scientifiques. La réflexivité, dans nos conceptions habituelles, doit être explicite, porter la signature d’une sorte de retour sur soi de la réflexivité elle-même — je ne suis réflexif que si je m’énonce comme tel. La réflexivité doit être l’objet d’un effort et d’un effort d’explicitation. Nous y reviendrons.

Soulignons à présent que ce qui aurait pu constituer un malentendu au sens littéral (ce que nous ne pouvions entendre) donne un autre sens encore au terme de situation diplomatique. Notre ambition de départ, rappelons-le, était de créer un incident diplomatique afin d’entamer la possibilité d’un processus de paix, c’est-à-dire un processus par lequel nous rompons de manière explicite avec ce qui nous semble une tentation des sciences sociales de confisquer les usages de la réflexivité, et donc également sa définition, ses termes et ses normes. En envisageant que les scientifiques peuvent cultiver de tout autres sens de la réflexivité, voire des sens difficilement comparables — en sachant que s’ils le sont, ce n’est jamais qu’au au prix d’un alignement unilatéral des usages des scientifiques sur ceux des sciences humaines—, nous prolongeons non seulement le travail du diplomate stengersien, mais nous renouons également avec le sens que Merleau Ponty (reprenant Hegel) conférait à la situation diplomatique : « une situation où les mots veulent dire deux choses (au moins) et où les choses ne se laissent pas nommer d’un seul mot » (2002, p. 67). Une situation où les

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mots veulent dire deux ou plusieurs choses, c’est une situation d’homonymie ; une situation où les choses peuvent se traduire en plusieurs mots, c’est une situation de prolifération de synonymes.

Nous devons ici opérer un choix. Car la synonymie pourrait justement constituer le piège. Elle supposerait que la réalité de la réflexivité serait une réalité stable que chacun décrirait avec des mots différents. En revanche, nous pouvons faire le pari de situations très différentes qui déclineraient de multiples significations d’un même terme. C’est le choix de l’homonymie. Ce choix, et nous savons qu’il n’est pas sans poser problème, nous oblige à renoncer à toute définition unificatrice a priori. Certes, nous dira-t-on, comment pourrions nous alors nous entendre ? Mais nous prenons au sérieux le risque de nous entendre trop tôt, et trop vite, et donc de créer un consensus superficiel qui ne tient qu’à aplatir le dissensus possible. Concrètement, nous avons souvent entendu des chercheurs en sciences sociales s’inquiéter du fait que lorsque l’éthicien quitte le laboratoire, les choses reprennent exactement leur cours routinier — et que donc il faudrait un éthicien à demeure, comme on a des informaticiens à demeure, une sorte de directeur des ressources éthiques comme on a un directeur des ressources humaines6.

Ce qui veut dire que notre démarche s’astreint à activement enrôler, dans une offre de paix « à la Latour », des situations très éloignées en apparence de ce que nous considérons comme de la réflexivité, en ambitionnant non pas de rallier les scientifiques à nos propres démarches, mais d’activer des sens multiples, voire des problématisations, c’est-à-dire, en un mot comme en cent, de compliquer le problème que nous leur soumettons.

C’est le sens de la seconde provocation de l’incident à visée diplomatique. Renvoyer la question de nos interlocuteurs « c’est quoi la réflexivité ? », en refusant d’y répondre — et en affirmant que nos collègues des sciences humaines n’ont peut-être pas tort dans le fond, de suspecter qu’en effet, « ils ne savent pas » — constitue la véritable offre diplomatique: si nous vous donnons cette définition, nous compromettons peut-être la possibilité que vous puissiez nous en offrir des versions7 qui nous sont étrangères et auxquelles vous tenez. En d’autres termes, nous refusons d’entamer les pourparlers d’une comparaison qui s’instaurerait d’entrée de jeu dans nos normes, nos habitus, nos vocables et nos manières de penser (Stengers, 2011). Par là même, nous préservons la possibilité d’une diplomatie, au sens cette fois déployé par Latour dans son Enquête sur les modes d’existence (2012), qui préserve la capacité des diplomates à déployer leurs propres valeurs, indépendamment du mandat qui leur a été conféré. Ce refus de circonscrire trop vite les termes de la question réflexive est donc ce qui doit nous permettre de tenir un inventaire de ce à quoi tiennent les scientifiques que nous avons rencontrés, leurs propres matter of concern.

Ce qu’il nous reste alors à faire, au départ de ce que les scientifiques nous ont apporté, et que nous avions partiellement entrepris au cours des rencontres, c’est un travail de mise en rapports de situations qui n’ont pas grand chose de commun, si ce n’est le fait le fait que les scientifiques les proposent comme ce qui, pour eux, traduit leur pratique particulière de la réflexivité. Considérons, par exemple, à titre expérimental, que « faire

6 Comme le suggère avec humour notre collègue Frédéric Claisse.

7 Sur la notion des versions, qu’il s’agit de multiplier, voir Despret et Stengers (2011) ainsi que Despret (2012).

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des choix matériels » pourrait être une forme de réflexivité. Jusqu’où peut on aller dans les rapprochements et les comparaisons ? Devons-nous user, pour ce faire, du lapsus récurrent d’un de nos scientifiques8 qui ne cessait de nous parler de « réflexibilité » ?

Accords possibles

Certes, certaines situations exigent peu de travail de traduction et de passage d’un univers à l’autre. Avec elles, nous reconnaissons relativement aisément des modes de réflexivité qui sont familiers aux sciences sociales, voire leur définition même. Ainsi en va-t-il de cette proposition au tout début de l’entretien, lorsque une de nos interlocutrices, Germaine Zocchi, une chimiste qui a longtemps travaillé dans le privé : « c’est pour nous le fait de réfléchir constamment à ce qu’on fait, le but de ce qu’on fait, l’implication, la portée de ce qu’on fait ». Et elle ajoute : « Je pense que c’est faux de dire que les scientifiques manquent de réflexivité. (…) On discute énormément au labo. (…) Et on réfléchit énormément à la portée de ce que l’on fait ».

Aussi nous reconnaissons-nous encore lorsque des scientifiques, avant de parler, précisent le lieu d’où ils parlent, qu’il soit celui du domaine de recherches ou des usages de la pratique. Le mathématicien et physicien Jean-Pierre Gaspard entame sa réponse en nous précisant : « Je vais peut-être un peu situer mon domaine de recherche et ma façon de travailler, parce que ça interfère beaucoup ». Il souligne que s’il était bien un théoricien des mathématiques, à l’origine, il est devenu expérimentateur :

« Donc, je ne suis pas à l'origine expérimentateur du tout. Je sais à peu près dans quel sens il faut prendre un tournevis ; c'est par le manche, pas par le bout. Et donc, j'ai travaillé comme ça pendant une dizaine d'années, jusqu'en 85, et puis je me suis posé la question: "mais ce que je fais, théoriquement, est-ce que ça n'aurait pas une contrepartie expérimentale?" ».

Ou encore Jean-Paul Pirard, ingénieur civil chimiste qui situe son propos à la fois dans le temps et en rapport avec son domaine d’activités:

« Un premier commentaire, qui fait que ma réponse va peut-être être assez différente, c'est que — je ne sais pas comment j'étais à vingt-deux ans, j'en ai soixante-trois. Je m'aperçois que je ne suis absolument pas un dogmatique, mais un pragmatique. Et, donc, je fais mon métier de chercheur comme un ingénieur que je suis, et pas comme un savant dont le seul objectif est d'augmenter les connaissances. Donc, si je vois l'ensemble des travaux dont je m'occupe, ou que j'anime... je m'aperçois que ce sont des vrais problèmes qui

8 L’expression « nos scientifiques », dont nous ferons usage dans la suite du papier, circonscrit le collectif des scientifiques auquel nous nous sommes adressés et au nom duquel nous explorons différents modes de réflexivité qui sont propres à ce « nous ». Il ne s’agit donc pas d’opérer une quelconque distanciation, de les engager à un possessif affectueux qui n’exprimerait que condescendance. Au contraire, c’est ce «  nous » qui nous permet la mise en écologie que nous tentons, et qui proscrit toute systématisation des modes de réflexivité dont nous cherchons ici des pistes pour une exploration collective. Les réponses auraient sans doute été totalement différentes si nous nous étions intéressés à des biologistes, ou encore à des psychologues. Certaines de nos scientifiques ont eux-mêmes insisté sur cet aspect, nous allons le voir (et nous reconnaîtrons d’ailleurs dans cette insistance une forme de réflexivité qui nous est familière), en soulignant, par exemple, que leur travail relève de la recherche appliquée, ou expérimentale, et que cette pratique est bien différente d’une recherche fondamentale ou théorique. Nous remercions Antoine Janvier d’avoir attiré notre attention sur l’importance de cette expression, « nos scientifiques », tout au long du texte.

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demandent une solution concrète et, donc, tout mon effort est de conduire d'abord à une solution concrète ».

Une autre situation qui nous est également familière est celle au cours de laquelle nos interlocuteurs situent leur pratique dans une cartographie des rapports sciences société.

Celle-ci intervient notamment lorsque se pose la question, parfois spontanément, du sens et de la portée des recherches, comme en témoigne Germaine Zocchi :

« Il y a une chose dont on discute très souvent, avec les collègues. Et maintenant, vous m'y faites penser, parce que je pense aux pharmaceutiques. Il y a une chose dont on discute souvent (…) C'est que, dans la recherche scientifique, il y a certainement des choses plus intéressantes les unes que les autres, de faire, des domaines de recherche plus valorisants, etc. Mais ce qui nous chagrine un petit peu, on a cette formation-là, c'est que nous ne fassions pas, dans le cas qui nous occupe vraiment, une recherche qui soit réellement utile. Je ne dis pas que ce qu'on fait est inutile. Développer des surfaces antibactériennes, ça vise aussi à améliorer la qualité de vie des gens, à améliorer le niveau de santé général dans la société, etc. Je mettrais un bémol, c'est que les gens qui auront les moyens de se les payer, ce n'est peut-être pas ceux qui ont le plus de problèmes d'hygiène — je referme la parenthèse. Mais beaucoup de jeunes avec qui je discute pendant midi, ils aimeraient bien faire quelque chose de nécessaire, et tellement utile qu'on puisse se dire: "si je ne viens pas travailler lundi matin, ce sera grave" ».

Et elle ajoute, non sans humour, que si on oubliait certains chercheurs devant leur microscope pendant deux semaines, à la limite personne ne s’en rendrait compte. 

Notons en passant que la question qu’adresse Germaine Zocchi, celle de l’utilité, est fréquente chez les chercheuses et chercheurs que nous avons rencontrés. Toutefois, si chez la première, le sentiment d’utilité se définit eu égard à la collectivité, chez d’autres, elle s’oriente en quelque sorte vers une morale/économie utilitariste qui met en balance, selon des principe d’équité, l’utilisation des deniers publics et le travail mené. Le chercheur du centre spatial de Liège, Karl Fleury, nous dit quelque chose qui s’avère finalement très éloigné de la citation de Zocchi :

« une question que je me pose régulièrement, c'est: "est-ce qu'on exploite les fonds publics correctement?". La réflexion ne se fait pas nécessairement au niveau de la thématique, mais au niveau de "est-ce qu'on travaille assez de manière efficace?", "est-ce qu'on ne perd pas notre temps?". L'appréciation, elle est subjective. C'est peut-être un peu pour se donner bonne conscience, mais... »

Là où la chercheuse s’inquiétait de la pertinence de ce que Fleury appelle « thématique », lui porte la question sur une arithmétique des échanges qui semble, en apparence, relever d’une démarche plus simple. Mais celle-ci se complique aussitôt d’un autre type de réflexivité : peut-être ce calcul, souligne le chercheur, ne serait qu’une façon de se donner bonne conscience — philosophie du soupçon et mise en doute de la transparence du sujet à lui-même, nous voilà encore en terrain familier.

Le choix des objets, toutefois, reste bien au cœur de ce dont on se sent tenu de discuter, dans le cadre de la rencontre que nous proposons. Le choix des objets, c’est le choix des problèmes, et chaque objet vient avec les problèmes qui lui sont propres. Certes, le premier mouvement peut consister à dénier le fait qu’un objet puisse poser problème, avec notamment la stratégie de le mettre en contraste avec des objets clairement

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problématiques — et clairement « distants » de leurs propres objets, comme le fait Jean-Pierre Gaspard, dans une déclaration en deux temps et demi, dont le premier :

« Je suis persuadé que si je travaillais sur les OGM, je me poserais ce genre de questions directement. Parce que pour la société, les OGM c'est quelque chose d'utile ou quelque chose de dangereux. Est-ce qu'il faut arrêter éventuellement la recherche dans ce domaine-là, ou est-ce qu'on peut la continuer? Mais ici, dans ce que je fais, je me sens tellement loin de... toute application, que je ne me pose pas de questions à ce point de vue là ».

Et le second, plus loin dans l’entretien:

« Disons que ce que je fais en deux mots, pour le moment, c'est d'essayer de faire des mémoires d'ordinateurs qui sont plus efficaces, plus... Bon. Mais c'est un maillon microscopique d'une chaîne énorme. Et je ne me pose pas la question de savoir: "est-ce que c'est bien pour la société que les ordinateurs marchent plus vite?". Parce que je... je me sens dépassé par ce genre de problèmes. Est-ce que les ordinateurs sont une bonne chose pour la société, ou pas? Oui à certains points de vue, non à d'autres points de vue…

Avec, en conclusion :

… Donc, la finalité extrême de ma recherche, je ne me pose pas de questions à ce sujet-là. Ca peut être... ça peut être une politique de l'autruche, je ne sais pas comment vous jugerez ça, mais... je ne me sens pas capable d'aller jusque-là dans la réflexion ».

Ce que nous appelons une cartographie des rapports sciences société se complique dans ce dernier extrait puisque le mathématicien physicien situe sa propre recherche dans un maillage plus vaste qui le dépasse. « Il aurait pu en aller autrement », c’est ce que nous entendons dans ce qu’il nous dit dans le retour vers le passé et les origines. Ce «  il aurait pu en aller autrement », il nous est familier9. Il renvoie à l’arsenal critique élaboré par les constructivistes des techniques dont Hacking (1999) a souligné l’apport essentiel : ils ont montré la contingence intrinsèque des objets techniques. Soulignons-le, cette déconstruction en appelle aux mécanismes propres à la réflexivité des sciences sociales : il s’agit, dans un effort de lucidité, de s’émanciper des nécessités que semble imposer une certaine appréhension — ou représentation— de la réalité. Or, ce qui est en jeu dans ce qu’amorce Gaspard est d’un ordre sensiblement différent. Il implique un jugement normatif : c’est de la valeur des choix dont il est question. Ce questionnement sur la valeur pourrait alors engager : s’il aurait pu en être autrement, alors il pourrait en être autrement. En d’autres termes, s’il est possible que les ordinateurs, ou les ordinateurs très rapides n’aient pas été, alors il est possible que les ordinateurs ou les ordinateurs très rapides ne soient plus. Ce sens se rapproche alors plutôt du sens qu’ont donné à ce « possible antérieur » les activistes. Il appelle non à un effort de lucidité, à un « nous croyions mais à présent nous savons bien que », mais à un engagement.

Et c’est cet engagement que refuse Gaspard, de manière explicite, lorsqu’il considère impensable de reprendre en amont un trajet sous entendu comme scellé. Et en supposant, de notre part, un jugement possible eu égard à ce refus — un jugement qui nous rattacherait à la première version de la déconstruction. Remarquons en passant que cette séquence se termine sur un mode très semblable à celle avec Karl Fleury : le chercheur se suspecte lui-même de se voiler la face, interroge la possibilité que nous

9 Par exemple Pinch et Bijker, 1984.

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puissions le juger, et concède ses propres limites dans ce qu’il semble supposer que nous attendons de lui. Peut-être, mais nous y reviendrons, avons-nous en fait affaire à une forme très particulière de la réflexivité propre aux scientifiques : celle par laquelle ils intègrent activement les jugements virtuels de leurs collègues.

Dans un registre un peu différent, mais qui situe à nouveau le scientifique dans ses rapports avec la société, Philippe Thonart nous explique que nombre de ses inventions, dans le domaine des bio-carburants et de l’agro-alimentaire restent, comme il le dit, « bloquées » en attendant que se produise le « déclic social », c’est-à-dire le moment où les gens seront prêts à les accepter. Il précise « je crois que la société a le droit de mettre ses limites. Elle l'a fait avec le génie génétique, et elle l'a fait différemment aux États-Unis, en Europe et au Japon. » Il y aurait donc, continue-t-il, « une certaine forme de dialogue » à mettre en œuvre. Il ajoute aussi vite « nous, nous sommes là pour pousser, en termes de technologies. Nous sommes là pour faire le pas, toujours le pas, le plus vite possible, mais le plus raisonnablement possible, et la société elle accepte ou elle refuse ». Il continue : « Et c'est à nous, si elle refuse, de trouver un autre pas à faire, le plus vite possible. Mais c'est quand même nous qui proposons un certain nombre de choses, d'accord? » On ne peut s’empêcher de voir très rapidement les limites de cette relation « dialogique » : la société n’est habilitée à se prononcer que sur la recevabilité des inventions. Certes, il ajoute que la société peut, par moments exprimer le souhait d’un développement dans un domaine particulier, « dire : "on a besoin de ça" ». Il n’en reste toutefois pas là, et sa conclusion apporte une définition plus précise de ce que peut être un « dialogue » : « Quand elle [la société] commence à dire: je ne veux pas telle technologie, ça c'est un dialogue que... qui n'est pas bon. »

Hésitations

A ce stade, il nous faut ralentir. Il s’est passé quelque chose. Nous étions partis d’un repérage de la réflexivité qui nous semblait émerger dans les cartographies que dessinent les scientifiques pour définir les rapports de leurs recherches avec la société, et nous avons à présent, à la lecture de ces dernières lignes, la nette impression qu’il ne s’agit plus, tout d’un coup, de réflexivité. Et pourtant, le processus à l’œuvre semble ne pas avoir changé.

Nous n’avons aucun problème à reconnaître à Germaine Zocchi le mérite d’une démarche réflexive quand elle évoque la question de la portée de ses recherches et plus encore celle de ses destinataires. Et nous avons encore moins de problèmes lorsqu’elle insiste sur le fait que la finalité de la recherche fait objet de controverses qui doivent être débattues entre collègues, ou encore quand elle interroge explicitement le bien-fondé et la distribution de l’innovation. Les controverses obligent à ralentir, les questions font hésiter, rien ne va de soi, ou encore rien ne va sans dire. Pourquoi alors éprouvons quelque difficulté à considérer ce que nous rapporte Philippe Thonard comme exprimant une forme de réflexivité ? Et que penser de la manière dont Jean-Paul Gaspard, d’une part, scelle le destin de choix contemporains à celui de choix très antérieurs (en considérant que les premiers sont tenus par les seconds, qui ont déjà été résolus et sur lesquels toute prise est devenue difficile), tout en nous concédant, d’autre part, qu’il s’agit peut-être d’une politique de l’autruche qu’il soumet à notre jugement ?

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Tous trois énoncent explicitement le fait que leur travail est en rapport avec la société et envisagent cette énonciation comme traduisant une démarche réflexive. Tous trois réfléchissent à leur pratique dans le cadre des rapports avec les collectifs à qui ils s’adressent et dont ils dépendent. Ce qui diverge significativement, c’est le degré d’accountability qu’ils se sentent tenus d’assumer, cette obligation de rendre compte, d’être responsable de ses actes10. Il nous est, par exemple, difficile de reconnaître dans les propos de Philippe Thonard une forme de réflexivité acceptable pour les sciences humaines. C’est cette difficulté même que nous nous devons d’interroger. N’aurions-nous pas spontanément plus de réticences à reconnaître une démarche réflexive lorsque son degré d’accountability est faible ? En d’autres termes, cette difficulté ne serait-elle pas liée à un désaccord normatif sur ce que devrait être la responsabilité du scientifique ?

Cette difficulté qui nous ralentit et qui nous oblige à remettre nos propres modes de compréhension et de traduction en cause relève, on ne l’aura pas manqué, de nos propres pratiques réflexives. Mais ce ralentissement, en même temps, ne constitue pas un simple retour sur nous, mais ouvre une véritable hésitation quant aux autres ; aussi devons-nous y être attentifs, non pour nous questionner dans un but d’élucidation mais pour inventorier, voire susciter, de manière toute pragmatique, les conditions d’une possible mise en rapports des types de réflexivité, en veillant à ne pas exclure de manière précoce — et avant la fin de l’inventaire— les modes qui seraient propres aux scientifiques. A ceux qui pourraient nous reprocher notre manque de sens critique, nous répondrions alors qu’il est, provisoirement, fermé pour inventaire11.

Il est vrai que si nous pouvons ralentir a posteriori, ce sont des aspects de la question qui nous intéressent lorsque nous rencontrons les scientifiques. Et que nous pouvons relire certains passages de nos interviews comme autant de tentatives d’y conduire les chercheurs, en essayant d’évaluer jusqu’où nous pourrions les mener. Sans doute encore est-ce le lieu où nous sommes le plus prévisibles, car les scientifiques, très fréquemment, ont spontanément abordé la question sous cet angle. Revient le plus souvent le cas des utilisations militaires.

Dans ce cas, trois types d’arguments ressortent : le premier est celui d’une dilution de la responsabilité due au fait du morcellement des projets de recherches, de la multiplicité et de l’hétérogénéité des acteurs et des institutions — une variante de ce que Ulrich Beck appelle l’ « irresponsabilité organisée » (Beck, 2001 [1986], pp. 57-59) ; le second

10 Certains de nos collègues nous ont reproché d’aller un peu vite sur cette question. Certains praticiens des sciences sociales ne considèrent pas que la responsabilité soit une forme incontournable de la réflexivité, d’autres, en revanche, la situent au cœur même de sa définition (voir par exemple Voß, Bauknecht et Kemp, 2006). Nous ne prenons évidemment pas position sur cette question, puisqu’il ne s’agit pas de vérifier la conformité des modes de réflexivité avec les nôtres, mais nous sommes attentifs aux réflexes qui nous conduisent à parfois avoir la tentation de le faire, en départageant ce qui serait de l’authentique (bonne) réflexivité de ce qui n’en serait pas.

11 Cette volonté d’inventaire suppose la suspension du sens critique mais ne préjuge pas de la suite (critique) qui pourra être donnée à cette recherche. Que nous, ou d’autres, reprennent langue avec les scientifiques, ultérieurement, pour expliciter des désaccords possibles, des critiques, des reproches reste une possibilité ouverte et sans doute souhaitable. C’est bien le sens de la diplomatie également : créer les conditions d’un conflit praticable (Lemaire et Halleux, 2010). En outre, notre inventaire ne se résume pas à relever ce que les scientifiques disent de la réflexivité en réponse à notre question, mais s’efforce de repérer, dans l’ensemble de ce qu’ils partagent avec nous, des énoncés, des narrations, des manières d’agir qui pourraient en traduire une version.

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celui de la non-létalité des armes concernées ; le troisième insiste sur la qualité défensive des applications.

Jacqueline Lecomte-Beckers, à qui l’on demandait s’il lui arrivait que sa vision privée diffère de ce qu’elle pense en tant que scientifique, illustre la question de l’éparpillement des responsabilités, en nous répondant qu’un des projets de recherches a impliqué des matériaux composites dont certains étaient destinés à la fabrication d’obus : « au début, dit-elle, c'était un peu gênant de penser que l'application était une application militaire. Mais par la suite, on se concentre sur le matériau, et ce matériau, il aura d'autres applications que celle-là. » Plus tard dans l’interview, lorsque nous l’interrogeons sur le morcellement des projets et donc des responsabilités, elle affirme qu’elle-même ne fabriquera jamais d’obus tant qu’elle se concentre sur sa partie de recherches.

L’équipe du physicien Yvon Renotte a elle aussi été impliquée dans des recherches orientées vers la mise au point d’armes. Cette fois, l’argument est celui de leur non-létalité :

« Je dois vous avouer que j'ai été confronté à ce problème-là une seule fois dans ma carrière, et pas tout à fait de manière, disons, dramatique, comme ça peut être le cas pour quelqu'un qui... Mais j'ai eu le cas avec un de mes chercheurs qui, lui, se sentait très impliqué par ces questions humanitaires, et tout. Et il y a quelques années, en optique diffractive, nous avons été sollicités par l'université. Pas directement par une société, mais par l'université, pour travailler, avec plusieurs autres équipes, sur un projet développé par la FN Herstal — vous comprenez tout de suite où est le problème. Mais, sur ce qu'on appelle la "létalité réduite", les armes à létalité réduite, donc les armes qui, en principe, ne tuent pas. Qui peuvent agir d'une autre manière, le plus connu étant le fameux Taser utilisé par des tas de polices, qui donne une décharge électrique à haute tension qui tétanise les personnes qui la reçoivent. Et qui de temps en temps sont létales! Il y a quelques fois des cas, il suffit de tomber sur un cardiaque ou quelqu'un qui a un problème... Nous, le problème n'était pas là. La question qui nous était posée était en rapport avec ce que nous faisons, c'était de mettre au point une sorte, disons, d'arme non-létale, mais qui éblouirait les individus qu'on espère arrêter ou... en tous cas... [hésitation] calmer, ou quelque chose comme ça. C'était le but. Bien entendu, il n'était pas du tout question de tuer quelqu'un. Et, bon. Personnellement, comme il n'était pas question de tuer quelqu'un, le problème m'intéressait plutôt. »

Toutefois ajoute-t-il, un jeune chercheur avec qui il travaillait s’est montré « plus scrupuleux » selon les termes de Yvon Renotte — qui stipule que cela ne signifie pas que lui-même ne le soit pas— parce qu’il ne croyait pas à la létalité réduite. Il a finalement accepté de collaborer au projet après une série de réunions d’information avec le Ministère compétent de la Région Wallonne.

Quant au troisième type d’argument, qui prolonge la réflexion sur le bon usage des armements, nous le retrouvons chez le chercheur du centre spatial de Liège, Karl Fleury, lorsqu’il explique avoir travaillé sur une application permettant la détection d’explosifs. « Et encore, là, nous dit-il, c'est du positif. » Mais il ajoute : « Peut-être que je me borne inconsciemment, mais ici, je n'imagine pas de... Malheureusement, peut-être qu'on va prouver que je raconte des bêtises, mais... Pour l'instant, je n'en vois pas [d’application agressive], donc pour moi c'est tout... malheureusement peut-être pour votre exposé, c'est tout du bon ».

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Remarquons en passant, que les deux dernières phrases de cet énoncé font à la fois clairement appel à une forme de réflexivité explicite, proche des nôtres — la prise en compte de la possibilité du jugement que nous pourrions porter et la possibilité que l’avenir lui donne tort — et une allusion très claire à ce qu’il pense que nous attendons implicitement de lui, nous identifiant clairement, et sans doute avec raison au vu des habitudes de relations entre les sciences humaines et les sciences appliquées, dans un rôle de censeur moral.

La question de la dangerosité et de la responsabilité vis-à-vis des matériaux émerge chez presque tous nos interlocuteurs.

Bien sûr, on pourrait imaginer qu’elle émerge d’autant plus aisément qu’ils nous « situent » comme intéressés par cette dimension ; les envoyés des sciences humaines campant en quelque sorte dans le rôle du collectif ou de la société — ce qui s’alignerait à la séparation « nature » (dont ils seraient les porte-paroles) et « société » (dont nous serions les représentants). Si nous devons garder cette possibilité à l’esprit, ce n’est pas pour mettre en doute les intentions ou l’authenticité de ce que nos interlocuteurs nous proposent, mais pour rester vigilants quant à ce que nous, nous croirions proposer tout en imposant de facto. Cette question de la dangerosité émergerait-elle même du simple fait de la rencontre que cela ne la rendrait pas suspecte pour autant, bien au contraire  ! Ainsi, nous accueillons le fait que Germaine Zocchi nous dise, à un moment de l’entretien, « maintenant que vous m’y faites penser » comme traduisant la réussite de cette rencontre, qui « fait penser » à des choses qu’on n’envisageait pas avant (Despret et Porcher, 2007). De la même manière pouvons-nous nous réjouir si nous n’avons pas imposé purement et simplement ce qui nous importe, que cette préoccupation pour la dangerosité soit pour eux, et pour nous, une préoccupation qu’il soit possible de partager.

Cette question est d’autant plus intéressante qu’elle se décline de manière très variée chez chacun des scientifiques, traduisant des rapports à la fois à ce qu’ils font et au collectif très différents. Schématiquement, mais d’autres nuances s’avèreront nécessaires, les réponses à cette dangerosité se distribuent entre la nécessité de son contrôle et celle de s’atteler à l’invention de matériaux non toxiques ou écologiquement plus respectueux.

Le fait que nous en référions au « contrôle » nous est inspiré par le témoignage, assez exemplaire à cet égard, de Yvon Renotte, qui nous affirme avoir été guidé tout au long de sa carrière par le souci de travailler avec du « visible ». Le visible, dans cette perspective, c’est à la fois ce qu’on peut contrôler parce qu’on le voit, mais également, ce qui n’est pas invasif. Le chercheur fait très clairement la distinction entre les « lumières très dangereuses », qui tuent, et les lumières bénéfiques. Certes, il reconnaît que le laser avec lequel il travaille peut s’avérer létal, mais comme il nous l  ‘affirme, avec une simplicité à la limite de l’humour, « Mais [alors,] il faut le faire exprès. Vraiment exprès ! ».

« Dans notre domaine, la question [de la dangerosité] n'apparaît pas de manière évidente. Peut-être si on travaille dans le nucléaire, on se pose ce genre de questions. Nous autres, nous travaillons avec des outils non-invasifs, de la lumière. En général, la lumière, elle sert plus à guérir qu'à agresser. J'ai toujours évacué de nos travaux, justement, l'UV, par exemple, l'ultra-violet, qui est invasif et peut avoir des effets secondaires, ou même l'infrarouge lointain, qui brûle et peut avoir des effets. (…) La luminothérapie, c'est médical.

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L'interférométrie, toutes les applications que nous avons développées, vont plutôt dans le sens d'aider au développement... au développement industriel, et ça, ça me paraît positif. »

Le second cas de figure est clairement présent chez Cécile Vandeweerdt. En effet, toute sa recherche se définit avec l’ambition d’inventer des produits non seulement écologiquement responsables mais destinés à se substituer à d’autres qui s’avéraient plus toxiques. C’est le domaine de la biomimétique, qui consiste, selon ses termes, «  à imiter la nature pour faire les matériaux de demain ».

« Ca m'intéressait évidemment beaucoup plus, parce que derrière le mot ‘biomimétique’, il y avait beaucoup plus de choses que ça. Il y avait le fait d'utiliser, aussi, des procédés qui miment des procédés naturels, c'est-à-dire le fait de travailler dans des conditions douces, donc pas de consommation d'énergie, pas d'émissions de polluants, pas de... Enfin, du recyclage, faire des choses intelligentes au départ de matériaux simples... Mais toute l'approche qu'il y a derrière, elle me plaît beaucoup évidemment, par rapport à la société, la société que je voudrais pour mes enfants demain ou après-demain, la façon de concevoir des produits (...) Il y a plein de directions possibles, et à chaque fois, on va les canaliser pour essayer d'aller toujours vers des choses vertes, renouvelables, pas chères, facilement applicables. (…) Parmi tous les choix possibles, on ne choisit pas forcément le plus facile, mais on choisit celui qui correspond à l'éthique du projet, l'éthique qu'on a voulu donner au projet, qui est d'avoir quelque chose de vert. (…) Donc, moi je le fais, parce que j'ai toujours ressenti ça, et ça m'arrange bien de sentir toute cette pression autour, parce qu'ils n'auront plus le choix ! Mais nous, au moins, on a pris... on a pris quelques avances, à ce niveau-là, par rapport à quelques industriels. (…) Bon, par exemple, on a des matériaux qui sont assez efficace avec l'argent, mais l'argent, une fois que c'est largué dans la nature, même si ce sont de petites quantités, ce n'est absolument pas dans la philosophie du projet, on ne l'utilisera pas, on ne l'utilise pas. Point barre. Alors qu'il y a nettement moins de contraintes dessus, au niveau technique. On ne le fait pas. C'est un choix. »

Malentendus

Si nous avons choisi d’insister sur « on ne le fait pas », c’est parce que cette dimension de la réflexivité aurait pu nous échapper. Jacqueline Lecomte-Beckers nous avait mis la puce à l’oreille, en soulignant la dimension du « faire », qui nous a conduit à envisager que le « faire » peut être réflexif, que la réflexivité émerge dans des gestes et dans un rapport non-linguistique aux choses. Sans doute, devrions-nous dire, pour être plus clairs, que dans certaines circonstances, les scientifiques ne sont pas réflexifs, mais « font réflexifs », que la réflexivité passe ou se produit en actes12. Certes, Cécile Vandeweerdt

12 On notera, comme on a pu nous le faire remarquer, qu’en prêtant attention aux conséquences concrètes de nos propositions théoriques, et en montant un protocole particulier d’actions de type expérimental destiné à neutraliser le pouvoir de ces propositions, nous pourrions effectivement considérer que notre démarche se situe également dans le régime d’un « faire-réflexif » qui rapprocherait nos propres usages de ceux des scientifiques que nous interrogeons. Par ailleurs, notre insistance sur la dimension du faire ne se limite pas à répercuter l’insistance des scientifiques, mais tient à dépasser une limite inhérente à notre méthodologie fondée sur des entretiens (et donc sur du « dire » plutôt que du « faire »). Bruno Latour nous rend attentifs à cette limite lorsqu’il enjoint les philosophes des sciences à plutôt prêter attention à ce que les scientifiques font, plutôt qu’à ce qu’ils disent, et conseille une méthode d’anthropologie qui requiert de l’enquêteur de se mettre à la paillasse, comme il l’a fait lui-même. Mais Annemarie Mol indique une autre voie, dans son enquête sur les pratiques médicales. Certes, elle observe des gestes et des pratiques, notamment en assistant à des consultations, des opérations, des gestes techniques, mais sa

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nous dit son choix, et le fait de le dire relève de la réflexivité. Mais si nous ne l’avions pas interrogée, cette dimension— les hésitations qu’impliquent les choix, et le retour réflexif sur la pratique auquel ils se subordonnent— parce qu’elle reste dans le registre du faire, serait restée implicite, imperceptible.

Or, nous le découvrons au fur et à mesure de notre recherche, certains actes réflexifs sont hors-champs pour nous, et plus particulièrement quand ils ressortent de l’abstention. Si le scientifique s’abstient d’agir en le signalant, il pourra être crédité de réflexivité. Mais quid des cas d’absentions non revendiquées ?

Nous n’y sommes pas arrivés tout seuls, reconnaissons-le à nouveau. C’est en écoutant le témoignage de Germaine Zocchi que la dimension forcément toujours implicite (hors les cas d’interviews) de l’abstention nous est apparue. Précisons-le également, ce même témoignage nous avait d’abord intrigués pour d’autres raisons. Nous avions été étonnés que Germaine Zocchi ré-ouvre, de manière inattendue, le témoignage de Cécile Vandeweert. Elle introduisait, dans l’entretien, une autre façon d’envisager la dangerosité qui pouvait, d’une certaine manière, conduire à considérer la réponse de Cécile Vandeweert comme inachevée. Pourtant, qui pourrait ne pas être d’accord spontanément avec cette dernière ? Ne sommes-nous pas convaincus de l’importance de laisser un monde moins intoxiqué à nos enfants ?

Zocchi a repris cette réponse par un bout relativement inhabituel. Il n’est pas impossible que cette préoccupation soit liée à la manière dont elle a vécu l’expérience de l’industrie : aucune invention, aussi bien intentionnée soit-elle, nous signifie-t-elle, ne peut plaider l’innocence. L’éthique n’est peut-être pas seulement dans les projets verts, elle prend des dimensions concrètes, elle se niche dans les « détails » : il s’agit de suivre les matériaux dans toutes leur conséquences, jusqu’aux conséquences sociales les plus inattendues. Aussi Zocchi insiste-t-elle sur le fait qu’une invention s’inscrit dans une chaîne dont le scientifique ne contrôle pas toutes les étapes, ce qui a pu mener, par exemple, dans l’entreprise qui autrefois l’employait, à ne pas commercialiser un produit, en l’espèce une gamme de nettoyants de surfaces aux propriétés anti-allergènes :

« On s'est dit: "oui, mais minute, nous ne sommes pas une société dans le domaine introduit, dans le domaine pharmaceutique et médical, par contre nous jouons un petit peu les apprentis-sorciers en développant une gamme au positionnement plutôt médical-pharmaceutique". Et, si les gens nous suivent à 100 %, il se peut qu'il y ait des gens qui ont vraiment de très graves problèmes d'allergie et qui vont se dire "je vais utiliser ce produit miracle, et je vais peut-être arrêter de prendre mon médicament". Vous voyez? Donc, c'est quelque chose de très important. »

Cette réflexion est poursuivie dans le laboratoire universitaire, sachant que Germaine Zocchi travaille à présent dans l’équipe de Cécile Vandeweerdt.

recherche, qu’elle nomme « philosophie empirique » pour rendre compte du fait que les pratiques font advenir la réalité (2002, p. 4), s’attache particulièrement à ce que les malades qu’elle interview lui racontent : pour comprendre l’impact qu’une maladie peut avoir sur une personne, l’ethnographe peut la suivre dans sa vie quotidienne, et observer ce que cette personne malade arrive encore à faire et ce qu’elle ne peut plus, mais l’enquêtrice peut tout aussi bien écouter cette personne « comme si elle était elle-même son propre ethnographe », et donc lui laisser décrire elle-même ce qui aurait été observé, de l’extérieur, en la suivant, en l’occurrence comment le fait de vivre avec un corps handicapé est fait, en pratique (2002, p. 15).

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« On a souvent des discussions à cause de ça dans le labo, c'est que ce n'est pas quelque chose d'anodin. Pourquoi? Parce que si on fait cette recherche-là [à propos de surfaces aux propriétés antibactériennes], ça veut dire qu'on veut développer un produit fini, qui aura ces propriétés-là, et si on développe un produit fini, c'est, entre guillemets, pour "le vendre". Et qu'est-ce que la personne qui va revendre, au bout du compte, ce produit fini, va dire sur le produit? Mais c'est extrêmement important, ça peut avoir des conséquences très importantes. Par exemple, parfois on me dit: "ha est-ce qu'on pourrait dire que, voilà, vous avez un frigo dont l'intérieur est antibactérien, donc vous pouvez nettoyer votre frigo deux fois moins souvent?". Mais on ne dit pas des choses comme ça! Ca peut être dangereux pour la santé des gens! Vous comprenez? Parce que les conséquences de nos développements peuvent être graves, parce qu'on s'adresse à des personnes au bout de la chaîne, à qui on vend le produit, qui s'y connaissent moins que nous, et qui vont simplifier les situations. Et parfois, simplifier une situation, ça peut avoir des conséquences très graves. »

Germaine Zocchi resitue la pratique scientifique dans une chaîne de traductions relativement longue. Sa démarche est originale dans la mesure où elle refuse de se désintéresser de chacune des étapes de cette chaîne, sachant que la simplification, le saut d’étapes, c’est justement ce qui transforme de manière totalement incontrôlée. Chaque étape du parcours d’une invention, d’un matériau ou d’une découverte scientifique consiste à « faire de l’autre avec du même » comme le proposerait Bruno Latour, mais cette transformation ne modifie pas radicalement la nature de ce qui est transformé — il s’agit bien de traductions. La simplification et le fait de sauter les étapes est une tout autre opération : les « résidus » non traduits, les grumeaux de traduction trop rapides, parce que trop importants, deviennent dangereux et incontrôlables.

Nous avons rencontré chez d’autres scientifiques la possibilité de s’intéresser à des conséquences relativement indirectes de ce que nous pourrions appeler la « socialisation » d’un matériau ou d’un procédé. Aussi, Yvon Renotte projetait-il que l’une des applications de l’interférométrie — le repérage de défauts dans les rouleaux d’acier, actuellement pratiqué à l’œil nu — pourrait certes, à long terme, faciliter le travail des ouvriers, mais occasionnerait probablement la perte de l’emploi pour certains d’entre eux. Les effets de l’invention, du matériau, du procédé, une fois qu’ils sont libérés de l’espace confiné du laboratoire et qu’ils empruntent une trajectoire dans le collectif, sont donc pris en considération. Certes, en l’espèce, cela n’a pas modifié radicalement la trajectoire du projet de recherche d’Yvon Renotte. Mais, au cours de l’entretien, il consacrera un long moment à soupeser les avantages et les inconvénients de cette option, que ce soit en termes de santé des ouvriers « repéreurs » qui utilisent des talcs, de coûts engendrés par les erreurs, ou encore du degré de fiabilité des mécanismes de contrôle, etc.

Toutefois, entendons-nous bien sur ce que signifie la socialisation du matériau : cela ne correspond pas nécessairement (et d’ailleurs en fait peu souvent, nous y reviendrons) à la sortie du laboratoire. Bien au contraire. La socialisation commence dès les premières épreuves, et accompagne le matériau tout au long de son développement. D’abord, comme nous l’ont appris les sociologues des sciences, parce que le laboratoire est un lieu hautement socialisé, richement connecté à la société (Latour et Woolgar, 1979 ; Vinck, 2000) ; ensuite, parce que ce moment particulier des premières épreuves opère des formes de socialisation, qui se constituent entre les scientifiques et les matériaux. Ces épreuves au cours desquelles ceux-ci vont acquérir de nouvelles propriétés (ils seront

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capables de….) vont littéralement les socialiser, c’est-à-dire les doter de nouvelles connections sociales qui traduisent leurs propriétés.

Socialiser

Cette socialisation primordiale ne revêt cependant que faiblement le caractère de l’évidence, et ce d’autant moins que nombre de scientifiques s’emploient à créer une frontière étanche entre l’intérieur du laboratoire et le monde extérieur. Ainsi Philippe Thonart lorsqu’il nous dit : « nous sommes à l'intérieur d'un laboratoire, nous sommes dans un système protégé, donc nous devons pouvoir aller le plus loin possible. Mais ça ne veut pas dire que ce "plus loin possible" va être appliqué. Mais comme ça, nous voyons aussi les limites de notre théorie... »

Cette frontière est d’autant plus affirmée qu’ils envisagent une différence de danger selon les situations. Des métaphores assez étonnantes nous sont d’ailleurs proposées. Ainsi Germaine Zocchi nous dit « qu'à partir du moment où on veut faire sortir, entre guillemets, une "bête" du laboratoire, il faut se poser beaucoup plus de questions, beaucoup plus que si la bête reste dans le laboratoire! Et la bête, ça peut être diverses choses; ça peut être un produit de nettoyage, ça peut être un nouveau revêtement, ça peut être un médicament… Donc, moi je pense en effet qu'il faut être beaucoup plus scrupuleux. Tant qu'on fait des tests in vitro, dans des éprouvettes, on ne doit pas trop se tracasser. On doit juste se tracasser de sa propre santé. »

C’est donc « ce sur quoi on se tracasse » qui fait la frontière, le nombre d’êtres impliqués, ceux qui pourraient être affectés. Mais là encore, les choses sont loin d’être claires. La santé des collègues, celle des techniciens, celle des collègues du laboratoire d’à côté sont elles à l’intérieur ou à l’extérieur ? Le poumon du chercheur est-il, en d’autres termes, dans le laboratoire ou dans la société ?

Or, cette frontière nous semble créer un effet d’obscurcissement sur les processus de réflexivité. Elle occulte certains modes réflexifs qui se constituent au sein même du laboratoire, dans les phases expérimentales de la socialisation des matériaux, précisément parce que le matériau est considéré comme peu socialisé lors de cette étape. Que cette frontière s’estompe, et voilà que peut émerger un mode de réflexivité qui correspond à ce moment initial de la vie du matériau qui s’avère, dans ce cadre, très différent de ce que nous considérons usuellement comme un processus réflexif  : il est en acte.

Nous avons évoqué ce type particulier de réflexivité, notamment en suivant les scientifiques insistant sur la dimension du « faire » de leur pratique. L’abstention en serait une des figures, probablement une figure privilégiée dans la mesure où la prise de position par rapport à ce qu’on est en train de faire est radicale. L’abstention, toutefois, n’est perceptible que si le chercheur y fait distinctement référence et la mentionne soit dans une interview, ou encore lorsque un ou plusieurs scientifiques décident de rendre publique une prise de position, sous la forme d’un acte, comme le fait de renoncer à un projet13. C’est à ce type de réflexivité que nous rattacherions les choix d’abstention posés

13 Le cas d’école étant bien entendu celui de « la conférence d’Asilomar », organisée en 1975, au cours de laquelle des chercheurs ont décrété un moratoire sur les recherches en génomiques. Que cette décision ait

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par Germaine Zocchi. On remarquera d’ailleurs que cette réflexivité s’avère particulièrement perceptible dans les allusions aux hésitations vécues, à l’exigence de ralentir. Les choix sémantiques de cette interview les dénotent, que ce soient lorsque Germaine Zocchi annonce la remise en question de ce qu’elle faisait par un — oui, mais minute —, ou lorsqu’elle prend acte de ce qui a pu l’empêcher, à un moment donné, de dormir.

Ces démarches actives, ces hésitations, ces ralentissements ont pour la plupart, un trait commun : ils répondent à une ou plusieurs objections, réelle ou virtuelle, que la chercheuse ou le chercheur s’entende elle/lui-même objecter à ce qu’elle/il est en train de faire (oui, mais minute ; ou encore, peut-être est ce une façon de se donner bonne conscience, ou encore de pratiquer la politique de l’autruche), qu’elle/il imagine ce que ses collègues pourraient lui renvoyer, ou encore qu’elle/il soit activement impliqué/e dans des discussions avec eux (comme le racontent Cécile Vandeweerdt et Germaine Zocchi). Ce sont ces objections qui constituent, ou qui opèrent, le retour sur la pratique.

Or, à insister sur cette dimension discursive, on négligerait une caractéristique que nous avons déjà soulignée et qui nous semble correspondre à un mode privilégié chez certains scientifiques : celle d’une réflexivité en acte. Un des témoignages les plus intéressants de cette réflexivité en acte nous a été offert par Cécile Vandeweerdt. Alors que nous lui demandons si elle aurait remarqué d’autres modes de réflexivité que ceux que nous venons de repérer avec elle, dans sa pratique, et qui seraient en usage chez l’un/e ou l’autre de ses collègues, elle propose spontanément de nous faire rencontrer une des chercheuses travaillant sur son projet, et avec laquelle les points de désaccord, nous annonce-t-elle, sont relativement nombreux. Il serait « intéressant que vous l’écoutiez, elle ». Cette personne, pour laquelle Cécile Vandeweerdt nous dit avoir le plus grand respect — d’ailleurs réciproque— n’est autre que Germaine Zocchi. La rencontre, on a pu le lire dans ce qui précède, s’est de fait avérée très intéressante. Et, en effet, les points de désaccord sur le projet étaient nombreux ; chacune pouvait rendre compte des bonnes raisons qu’elles pouvaient avoir, l’une et l’autre, de privilégier telle ou telle stratégie.

Mais ce qui s’avère tout aussi intéressant, dans le cadre de notre recherche, tient à l’acte lui-même. Il est en quelque sorte la matérialisation d’une des formes de réflexivité propres aux scientifiques, celle, à laquelle Bruno Latour nous a rendus sensibles, de convoquer, sur le mode virtuel, ou réel, des objectants. Les collègues objecteurs potentiels sont sans cesse présents. Chaque scientifique confère en quelque sorte à ces collègues objectant un droit de regard sur ce qu’il est en train de proposer : ils font parler d’autres qu’eux-mêmes — là où notre propre définition de la réflexivité, en sciences sociales, renverrait plutôt à un devoir de regard dont nous serions seul responsable, un effort marqué par un retour intellectuel sur soi, et notamment accompagné par un geste introspectif de type rationnel, individuel et discursif14.

C’est ce que nous appellerons la réflexivité distribuée15, avec cette caractéristique particulière que celle-ci se traduit d’abord en acte, elle est en acte.

pu valoir, entre autres, des accusations de stratégies manipulatrices de la part des chercheurs n’a rien d’étonnant, et ne permet pas de juger de la sincérité des chercheurs.

14 Le prolongement de ce geste introspectif dans ses conséquences limites (l’abyme de la réflexivité) produit un effet de vis qui tourne sans fin (Latour 1988 ; Pinch 1993).

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Le type de réflexivité que nous découvrons chez nos interlocuteurs consiste, pour un chercheur, à faire exister, pour en prendre acte, les objections que pourraient lui opposer les pairs. Elle présente des similitudes dans ses effets avec ce que nous considérons comme tel dans la communauté des sciences humaines, c’est-à-dire le fait d’objecter, d’hésiter face à ces objections, de ralentir, de faire un retour sur la pratique : qu’est ce que je fais / qu’est ce que je fabrique ? Pour grossir le contraste à partir de ces similitudes, nous pourrions dire que le chercheur en sciences humaines, en d’autres termes, assume ce travail « critique » sur un mode un peu solipsiste, là où ses collègues des sciences dites dures convoquent un collectif virtuel venant proposer des objections. C’est ce qu’exprime on ne peut plus clairement l’ingénieur chimiste Jean-Paul Pirard, parlant des pratiques de publication : « collectivement, on regarde ce que les autres pensent de soi, c’est permanent ».

Réflexivité matérielle

Il est vrai que les pratiques de publication rendent très perceptible cette dimension de la réflexivité. Non seulement, chaque scientifique soumet son travail à ses collègues, mais il ne le fait qu’après avoir anticipé les critiques que ceux-ci ne manqueront pas de lui adresser et qui sont consignées dans le texte lui-même. Le système du peer-reviewing augmente la charge anticipative des barrages critiques, jouant pour ainsi dire un rôle d’exhausteur de réflexivité. Mais à partir du moment où nous reconnaissons le parfum de la réflexivité dans cette constitution des « objectants »-collègues virtuels, nous pouvons également faire figurer les pratiques expérimentales comme pratiques propices à l’émergence de la réflexivité : elles sont le lieu de confrontation et de mise à l’épreuve des objections16.

Nous en sommes d’autant plus conviés à en formuler l’hypothèse que les témoignages de nos scientifiques semblent aller dans ce sens. Nous avons pu, au cours de nos entretiens, repérer deux formes particulières de ces confrontations et de mises à l’épreuve. Le premier cas de figure, que l’on peut retrouver dans les travaux d’Isabelle Stengers, et qui lui vaut à l’origine le nom de réflexivité distribuée, consiste dans le fait qu’une fois les objections (virtuelles ou non) faites, le scientifique renvoie celles-ci, les distribue, à son dispositif. Il opère un retour sur son dispositif. Et c’est ce dernier qui prendra en charge la réponse aux objections. La réflexivité, dès lors, s’inscrit dans le régime matériel et en acte, comme lorsque Jean-Pierre Gaspard nous raconte :

[Pour] mon premier article scientifique, mon patron, à Paris, m'avait dit: "voilà, une courbe devrait être une courbe à deux bosses" — je simplifie. C'est un problème de semi-conducteurs, de transistors. Bon. “Vraisemblablement, on peut trouver deux bosses”. Et j'ai fait une simulation sur ordinateur — c'était une des premières à l'époque — et j'ai trouvé deux bosses. Et je suis allé le raconter à un congrès. Et au congrès, quelqu'un m'a dit: "combien de fois avez-vous fait la simulation?". J'ai dit: "une fois". "Refaites-là un peu?!". Et je l'ai refaite, et... comme il y avait très peu d'événements... C'était une fluctuation que j'avais observée. Comme c'était ce que je devais trouver, et que je le trouvais, je ne me suis pas posé de questions au-delà. Et après, heureusement, l'article n'a

15 Ce terme que nous retrouvons en fait chez Isabelle Stengers prend, lorsqu’elle l’utilise, une autre signification sur laquelle nous nous arrêterons plus loin.

16 Voir à cet égard Stengers (1993) et Latour (1991).

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pas été publié, parce que dans l'abstract j'avais mis "nous avons trouvé deux bosses", et après, dans ce qui a été publié au congrès, c'est "nous avons trouvé une bosse, pas deux".

Jean-Pierre Gaspard le montre clairement : les collègues sont venus à la rescousse du réel. Yvon Renotte, pour sa part, évoque le même thème : certains préfèrent ne pas tenter de reproduire une expérience qui a marché. « Ne pas tenter le diable ». Ce qui ne correspond pas à sa manière de procéder, précise-t-il aussitôt. La tentation « d’arranger » les résultats conformément à ce qu’on attend d’eux est souvent présente — la réflexivité distribuée, dans ce cas, s’avère offrir une ressource fiable contre ce que Jean-Pierre Gaspard nomme le « filtrage », le « j’ai envie de trouver ça, donc… ». Car ce filtrage constitue un risque avec lequel ils doivent apprendre à ruser.

Il arrive en revanche, et c’est le second cas de figure, que ce soit au réel lui-même qu’est distribuée la charge des objections. Quand le réel objecte, c’est avec lui qu’il faut composer. Apprendre à composer, c’est aussi apprendre à se laisser surprendre. Certes la surprise peut venir du fait que le réel, paradoxalement, n’objecte pas là où on s’attendait à davantage de résistance : « Après quarante ans de carrière, dit Yvon Renotte, on sait que... C'est peut-être une erreur de notre part, mais nous sommes quelques fois surpris que ça [une expérience] marche [rires]. Je veux dire... que ça marche du premier coup! Qu'on est arrivés très rapidement là où on l'espérait ».

La surprise peut également venir de la manière dont le réel répond. Pas là où on l’attend, et pas pour les raisons qu’on aurait pu imaginer. Yvon Renotte nous raconte qu’un de ses collègues s’est évertué à reproduire, en vain, une expérience que des chercheurs américains parvenaient à mener à bien : « Et il suffit quelque fois d'un iota pour que quelque chose bascule complètement, des choses stupides, quelques fois... Enfin, stupide?! Ce n'est jamais stupide! Mais, des choses qui ont l'air tellement futiles, comparées à l'expérience! » Le protocole d’expérience avait beau être exactement répété, les résultats divergeaient. Jusqu’à ce que ce chercheur se décide d’aller observer la manière dont l’expérience était conduite, outre-Atlantique, et qu’il finisse par constater que son collègue posait une planchette de bois sous l’agitateur thermique, afin d’éviter le contact de la chaleur.

Les « objectants » ne sont dès lors pas seulement, dans ce cadre, les collègues virtuellement convoqués au laboratoire, ce sont les phénomènes et les matériaux eux-mêmes qui semblent à même de créer le mouvement réflexif. Ce qui nous semble justifier l’usage du terme pour lequel nous avons opté pour décrire ces deux figures distribuées de la réflexivité : ce sont des modes de réflexivité matérielle.

Ainsi, Yvon Renotte, à nouveau :

Pour moi les événements sont surtout les expériences, et les résultats... que certains de mes collègues, qui travaillent plutôt de manière théorique et qui, eux, se posent peut-être moins rapidement, ou moins souvent, ce genre de questions, parce que, disons, une expérience, on la conçoit. Quand on peut, on la réalise. Et quand on la réalise, dans beaucoup de cas, ça ne se passe pas comme on l'avait conçu. Donc, souvent, on est amenés à se remettre en questions et à se demander, surtout, "pourquoi ça ne passe pas ? Comment? Qu'est-ce qui a foiré?". Mais pas au sens "qui a mal fonctionné", mais "où nous sommes-nous trompés?", "où avons-nous oublié un paramètre?", "où avons-nous mal manipulé?", "où avons-nous mal fait l'expérience?", "est-ce qu'on a vraiment fait ce qu'on pensait, ce qu'on croyait faire?". Et ça, ce sont des questions que, assez

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souvent, nous sommes amenés à nous poser. Mais le questionnement n'intervient peut-être pas toujours aussi rapidement dans le processus. Par exemple pour quelqu'un qui développe un processus théorique il se peut qu'il survienne plus tard, que [cette personne] soit confronté[e] à, disons, l'exactitude de son raisonnement plus tardivement. Ca n'apparaît pas toujours tout de suite. [Ces collègues-là] n'ont pas toujours l'occasion de se confronter aisément à la réalité du modèle échafaudé [Yvon Renotte fait référence par exemple à la cosmologie, à la relativité ou à certains aspects de la physique quantique]. Et c'est quelque fois beaucoup plus tard qu'ils sont amenés à se remettre... à remettre en question ce qu'ils ont conçu et imaginé. Comme, en plus, ce sont des hypothèses, on n'est pas toujours enclin à les remettre en question. Par contre, une expérience, in fine, elle fonctionne ou elle ne fonctionne pas. Elle fait ce qu'on espérait, ou elle ne le fait pas. Et si elle ne fonctionne pas, il faut se demander pourquoi, si elle ne fait pas ce... On n'arrive pas là où on espérait arriver... On doit se dire, logiquement, on doit se demander "pourquoi?", "où est l'erreur?", "Cherchez l'erreur!"

Les « objectants » peuvent donc être les phénomènes ou les matériaux qui objectent, qui résistent, qui ralentissent, qui font hésiter, et qui obligent à toujours revenir (ou à partir pour mieux revenir). Ce sont des termes dont nous pourrons retrouver le sens dans ce qui précède. Et ce n’est sans doute pas un hasard que ce soit Yvon Renotte qui, au tout début de notre entretien, alors qu’il tentait de nous conduire à définir la réflexivité, nous proposait « Ce n’est pas un terme que nous utilisons souvent. Nous utilisons “réflexion”, au sens physique, c’est-à-dire un phénomène qui revient sur ses pas ». Il n’hésite d’ailleurs pas à articuler clairement démarche expérimentale et réflexivité. Pour lui, c’est là qu’il nous faut la chercher.

Sans doute aurions-nous pu suivre son choix et parler de « réflexivité expérimentale ». Mais en optant pour « réflexivité matérielle » nous opérons un choix sémantique qui nous permet d’insister et de rappeler ce contraste : la réflexivité discursive des sciences humaines s’aligne sur leurs pratiques discursives et sur le fait que ce sont par les mots qu’elles ont un effet sur le monde, là où la réflexivité propre aux sciences dites dures accompagne la socialisation des matériaux, c’est-à-dire également les épreuves par lesquelles ils socialisent leurs chercheurs.

On nous objectera que « tout ça pour ça » : les scientifiques feraient œuvre de réflexivité en expérimentant. Et alors ? Nous voudrions souligner ici l’événement que constitue toujours, pour un scientifique, la capacité de se laisser surprendre par le réel et de se laisser contraindre par lui. Il n’est plus seulement question ici — presque banalement, si nous osions — de le « construire socialement », au sens très convenu que cette expression, cette quasi-injonction, a fini par prendre. Il est bien plutôt question de reconnaître des modes de réflexivité là où ne nous attendrions pas spontanément à en trouver, et qui pourtant importent pour les scientifiques qui les actionnent. Ils acceptent d’être obligés par le dispositif expérimental, de remettre entre ses mains le pouvoir d’accepter, ou de refuser, la proposition qu’ils lui formulent — et c’est en cela qu’ils agissent de manière réflexive. Ne pas le reconnaître reviendrait à formuler, à leur endroit, une insulte, et à rouvrir un conflit à l’égard duquel nos efforts cherchent à produire une proposition de paix. Celle-ci pourra être remise à l’épreuve mais, et c’est là le sens de notre projet prospectif, de manière un peu plus civilisée.

Conclusions

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« Quand les sociologues parlent de « réflexivité », ça consiste simplement, le plus souvent, à poser des questions complètement à côté de la plaque à des gens qui se posent d’autres questions auxquelles le chercheur n’a pas le plus petit début de commencement d’une réponse. »

Le Professeur, dans Latour Bruno (2006), Changer de société, refaire de la sociologie, Paris : La Découverte, p. 22017.

Notre incident à visée diplomatique nous a-t-il permis d’être poli ? Nous ne pouvons nous-mêmes répondre à cette question. Nous pouvons juste spéculer au départ du fait que les scientifiques que nous avons rencontrés ont été intéressés, et qu’ils ont accueilli notre abstention avec sérieux. Ils ont réussi à nous intéresser et à nous contraindre à les prendre au sérieux. Certes, telle était bien notre intention de départ. Mais les « prendre au sérieux » a progressivement signifié de ne pas nous en laisser conter, et surtout à ne pas accepter trop vite qu’ils se situent là où ils pensaient que nous les attendions. C’est paradoxal, pragmatiquement paradoxal. Nous nous trouvons, de ce fait, dans la situation créée et décrite par Antoine Hennion s’efforçant de « dé-sociologiser » les amateurs qu’il étudie avec passion : « paradoxalement, écrit-il, c’est le sociologue qui doit “dé-sociologiser” l’amateur pour qu’il reparle de son plaisir, de ce qui le tient, des techniques étonnantes qu’il développe pour parvenir, parfois, à la félicité. » (Hennion, 2005 :5).

Ne pas s’en laisser conter pour se rendre capable de faire attention à ce qui importe  : de ce fait, nous avons dû être attentifs aux réflexes qui nous poussent à nous attacher à la dimension exclusivement discursive des pratiques. C’est dans le rapport avec leurs matériaux que leur réflexivité se déploie de manière privilégiée, au moment où, précisément, ils semblent nous parler d’autre chose que de réflexivité, qu’ils situent leurs propos dans un pur faire. Que ce soit lors de l’expérimentation, que nous pourrions considérer comme l’ontogenèse de la socialisation des matériaux, lorsque ceux-ci acquièrent de nouvelles propriétés qui les connecteront, eux et leurs chercheurs, autrement au collectif ; ou que ce soit dans l’attention variablement soutenue et étendue qu’ils portent ou peuvent porter à ce que ces matériaux vont devenir dans les phases ultérieures de leur socialisation.

La dimension explicitement diplomatique que nous voulions donner à notre démarche s’est modifiée au cours du trajet de notre enquête. Cécile Vandeweert nous a surpris en nous offrant une réflexivité en acte à laquelle nous ne nous attendions pas. Elle nous invite à nous inscrire nous-mêmes dans cette forme de réflexivité distribuée qui est au cœur de sa pratique de chercheuse, en nous adressant à une de ses collègues, Germaine Zocchi, capable de lui « objecter ». Dans la prolongation de ce geste, vient l’idée d’ajouter une question à notre protocole, que nous poserons à cette dernière, et à tous les autres par la suite : « quelle serait selon vous la question que nous devrions adresser aux scientifiques et qui nous permettrait de comprendre ce qu’est la réflexivité pour eux ? ».

17 Cette citation est extraite d’un dialogue entre un étudiant et son Professeur, publié au titre d’interlude dans Changer de société, refaire de la sociologie. Le lecteur intéressé en trouvera toutefois une explicitation plus conventionnelle aux pages 49-50 du même ouvrage.

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Zocchi nous répondra qu’il nous faut éviter les questions générales. Elle précisera : « Demandez à la personne quel est le but final de ce qu'elle fait?! Quel est l'objectif final? Non pas de sa recherche spécialement à elle, son rail à elle, mais de l'ensemble du projet dans lequel elle se trouve. S'assurer qu'elle se rend bien compte de ce sur quoi elle travaille. Est-ce que chaque membre de l'équipe de recherche a bien conscience de l'objectif de l'équipe, et pas rien que ses objectifs à lui? »

Certes, cette question, nous ne pouvions l’adresser telle quelle aux scientifiques. Cela serait revenu à nous remettre dans le rôle de censeurs. Mais nous pouvions à la fois demander à nos interlocuteurs quelle serait la bonne question selon eux, et partager cette formulation que Zocchi nous proposait, non pas pour la leur adresser, mais pour leur demander de prendre position par rapport à elle. Ce que nous avons dès lors fait.

Certains ont toutefois tenté de répondre directement à cette question, soit pour en montrer les limites (par exemple, pour l’un les aspects financiers ou éthiques ne doivent pas concerner tout le monde, cautionnant la division du travail et la délégation de l’éthique à certains ; pour d’autres, tout dépend du fait que l’on se situe dans le domaine des sciences fondamentales ou expérimentales), soit pour la déplacer dans leur champs propre. Ainsi Karl Fleury insiste sur le fait qu’un des buts du projet de recherche biomédicale qu’il mène est de créer des connexions entre scientifiques de diverses régions : il s’agit de « créer une chaîne pour arriver à avoir une réalisation commune. Donc dans un sens, il y a la réalisation en soi [la recherche contre le cancer], et aussi l’établissement des relations de la chaîne ». Ceci n’est pas sans nous rappeler quelque chose que Cécile Vandeweerdt nous avait signalé : pour elle, la réussite véritable de son projet d’invention de matériaux biomimétiques tient au fait d’avoir réussi à rassembler autour de celui-ci, et obliger à s’entendre, des personnes venant d’horizons les plus différents— le monde industriel et universitaire.

La réflexivité, dans ce cadre, n’a plus la dimension de retour sur soi telle que nous avons l’habitude de le formuler. Elle se définit comme un retour sur les autres, un retour des autres. La dimension épistémologique se prolonge dans une dimension politique et collective. Ainsi, pouvons-nous traduire la question de Germaine Zocchi comme invitant à prendre acte de tous les êtres impliqués par les projets et sur lesquels les projets ont des conséquences. Les êtres qui font hésiter. Quant à Jean-Pierre Gaspard, il nous dira, en réponse à notre question de question : « Ce que vous m'avez dit tout à l'heure, "Est-ce que vous doutez ?", ça me semble être la meilleure question à poser à des scientifiques. Celui qui dit: "Non, je ne doute pas, je suis certain de ma voie, de ce que je recherche"… Je le trouve douteux. »

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