oracle

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La voix nouée de l'énigme *** Seuil « Le maître dont l’oracle est à Delphes ne dit ni ne cache, il indique. 1 » Les Grecs nous ont laissé quelques énigmes, comme des traces de leur sagesse. Elles disent les errances des hommes, leurs ruses, leurs déchirements. Elles disent aussi l’élan du poème, qui est d’ouvrir le sens vers son au-delà, où il se cherche. L’énigme, peut-être, n’existe pas 2 . En elle-même, elle est comme hors de l’être. Ce n’est pas un genre, c’est un tour, un geste, qui traverse tous les genres : il s’agit de chiffrer le sens, de plier mots et phrases sur eux- mêmes de sorte qu’ils voilent leur référence, et obligent à la chercher. Ailleurs. Ailleurs qu’elle n’est : « ambiguïté : approche » 3 . C’est une voix nouée, cryptée. Elle voile une autre voix. Celle-ci parle dans les bouches d’enfants, et au fond des sanctuaires. Dans un cas, devinette, rébus ou charade. Dans l’autre, oracle ou sentence fatale, frappant le sort des hommes. De l’un à l’autre, l’énigme dit l’errance, toute une vie balbutiée : rêves, effrois, maladresses, dangers du jeu, tragédies, pressentiments. Héraclite écrivait : « Marmot ! Ainsi, l'homme s'entend appeler par le démon, comme l'enfant par l'homme 4 ». Les mots résonnent clair, mais leur harmonie échappe. Alors, de la surface des mots, la formule fait saillir des possibles insoupçonnés, parfois horribles. Un sens nous dépasse, comme nos gestes nous agitent. Cette vérité arrive toujours par effraction : « de sa bouche folle, la sibylle dit, à travers le dieu, des choses sans rire, sans ornement et sans fard » (fr. 92). Devine… Ce sens-là (cet objet), dérobé à l’horizon, est la clé du mystère. Quelque part on la trouve : elle existe, est réelle. Mais justement, cherche- la. Au passage, il faudra hésiter, souffrir. Peut-être jusqu’au vertige : ce 1 Héraclite : fr. 93. 2 Wittgenstein a pu l’écrire (Tractatus, 6.5). Voir Pierre Hadot : Wittgenstein et les limites du langage, Vrin, 2004. 3 Fr. 122. Autres fragments grecs de même type : "discours... recherche" (Flavius Josephe ), "proposition énigmatique, recherche" (Hésychios) , "objets redoutables de recherche" (Denys le Thrace). Voir G. Colli : La sagesse grecque, t. 3, p. 361. 4 Fr. 79. Voir aussi Jakobson : Langage enfantin et aphasie. Héraclite écrit aussi : « jeux d’enfants les croyances humaines » (fr. 70). Sur le temps du destin, il écrit encore : « le temps est un enfant qui joue aux dés : royauté d'un enfant » (fr. 52). 1

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Oracle

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La voix noue de l'nigme

La voix noue de l'nigme

***

Seuil

Le matre dont loracle est Delphes ne dit ni ne cache, il indique. Les Grecs nous ont laiss quelques nigmes, comme des traces de leur sagesse. Elles disent les errances des hommes, leurs ruses, leurs dchirements. Elles disent aussi llan du pome, qui est douvrir le sens vers son au-del, o il se cherche.

Lnigme, peut-tre, nexiste pas. En elle-mme, elle est comme hors de ltre. Ce nest pas un genre, cest un tour, un geste, qui traverse tous les genres : il sagit de chiffrer le sens, de plier mots et phrases sur eux-mmes de sorte quils voilent leur rfrence, et obligent la chercher. Ailleurs. Ailleurs quelle nest: ambigut: approche.

Cest une voix noue, crypte. Elle voile une autre voix. Celle-ci parle dans les bouches denfants, et au fond des sanctuaires. Dans un cas, devinette, rbus ou charade. Dans lautre, oracle ou sentence fatale, frappant le sort des hommes. De lun lautre, lnigme dit lerrance, toute une vie balbutie: rves, effrois, maladresses, dangers du jeu, tragdies, pressentiments. Hraclite crivait : Marmot ! Ainsi, l'homme s'entend appeler par le dmon, comme l'enfant par l'homme.

Les mots rsonnent clair, mais leur harmonie chappe. Alors, de la surface des mots, la formule fait saillir des possibles insouponns, parfois horribles. Un sens nous dpasse, comme nos gestes nous agitent. Cette vrit arrive toujours par effraction : de sa bouche folle, la sibylle dit, travers le dieu, des choses sans rire, sans ornement et sans fard (fr. 92).

Devine Ce sens-l (cet objet), drob lhorizon, est la cl du mystre. Quelque parton la trouve : elle existe, est relle. Mais justement, cherche-la. Au passage, il faudra hsiter, souffrir. Peut-tre jusquau vertige: ce sens, est-il rel, attest dans les choses? Un mot aprs tout, est-ce rel, est-ce un tre, une chose?

Ainsi, tout nest pas dans les mots. Ou bien, ce qui revient au mme, le sens des mots est au-del deux-mmes. Au-del, quelque chose chappe, quon doit traquer, saisir, enserrer.

Pour Aristote, cette chappe est toute la posie: en gnral, disait-il, on peut tirer de bonnes mtaphores d'expressions nigmatiques bien faites ; car les mtaphores laissent entendre par nigmes (Rhtorique, 1405 b 3-5). Cest que les mtaphores, cest--dire les transpositions, frayent au sens un autre espace. Hraclite a crit : propre lme est le logos qui saugmente lui-mme (fr. 115). Lnigme inscrit lailleurs dans le langage.

Ddale

Mais dabord, est le seuil, il y a porte et serrure: lnigme ouvre ou ferme, selon sa clef. Pour entrer il faut le code, le mot de passe. Hostile est la formule. La serrure est un pige, repli en chicanes, mortel sil se clt. Cruel alors le chant de la Sphinge, lnigme qui rsonne des mchoires froces de la Vierge .

Dans les circuits du langage, la formule inscrit le labyrinthe de la Crte. Au fond, il y a peut-tre un monstre, un prcipice. Les Chaldaques prviennent: ne te penche pas en bas vers le monde aux sombres reflets; le sous-tend un abme ternel, informe, tnbreux, sordide, fantomatique, dnu d'Intellect, plein de prcipices et de voies tortueuses, sans cesse rouler une profondeur mutile

Abrupt est son ton, cest--dire sublime, pic: elle ouvre des gouffres au fond des consciences. Le sublime, dit Longin, est la cime la plus haute du logos . Car cest aussi lcho de la grandeur dme, quand le verbe, dans le rapt, linattendu, se fait irruption dchirante, clat et tonnerre. Do le fait que, mme sans voix, on admire parfois la pense toute nue, en elle-mme, par la seule grandeur de lme Le ton -pic est cette tension du langage devenu falaise, cirque rocheux. En lui, la pense se rflchit par rverbration, la voix qui la traverse lui parvient par cho.Hraclite : la foudre gouverne lunivers (fr. 64). Il a crit aussi : les frontires de l'me, tu ne saurais les trouver, tes pas puiseraient-ils toutes les routes, tant est profond son logos.

Le pige de lnigme impose la fracture: le sens y est dsaccord, il scinde profondeur et surface dans le double sens. Il noue les signes entre eux de sorte quils se clivent, sexcluent mutuellement, et renvoient au-del deux-mmes.

Cest pourquoi Aristote la dcrit comme un nud dans le sens : cest un pli de contradictions, un tressage dexclusions, qui pourtant enveloppe une solution relle, inexprime. Au-del du logique, lnigme exprime par mtaphore un objet rel. Mais cette clef ne ressort pas du seul langage: elle est trouver, deviner.

La nature de l'nigme est celle-ci : tout en disant des choses relles, y joindre des choses impossibles. Or on ne peut le faire quand on assemble des noms, mais c'est possible avec la mtaphore, par exemple : "j'ai vu un homme qui, avec du feu, collait du bronze sur un homme". (Potique 1458 a 26-30).

Lexclusion des termes, labsurdit logique, y croise la mtaphore, qui vise pour sa part un objet rel, par del lnonc. Ainsi, lexpression vise un ailleurs, au-del delle-mme. De la sorte, deux mouvements coexistent dans la formule: dun ple lautre, celle-ci oscille comme un pendule.

Tout dabord, elle impose une violence, une folie : possible et impossible saffrontent dans lnonc, puisquil profre une impossibilit rationnelle. Cest l son aspect de pige fascinant, mortel, o la pense torture sgare.

Mais au-del, rside la clef, la solution relle. On ne peut la saisir par raisonnement ou analyse. On la saisira seulement par mtaphore. Cest--dire par un transport, un saut. Ce passage de lme dans lintuition est dabord un transport o le langage sarrache de lui-mme: la plupart des mots d'esprit usent la mtaphore et se fondent sur la tromperie. Alors il est encore plus clair que lon apprend partir d'une situation d'opposition. L'esprit semble dire : "c'est la vrit, mais je m'tais tromp". Do le plaisir pris aux nigmes: elles contiennent un enseignement, et l'on prononce une mtaphore.

Trouver la clef est alors comme une transe: dans le miracle de la trouvaille, sonne le langage des dieux, ce langage situ hors du monde, qui pourrait juger le monde.

A eux seuls, dit Hraclite, les hommes ne savent pas comme le discordant saccorde avec soi-mme: accord de tensions inverses, comme dans larc et la lyre (fr. 51). Cest pourquoi, dit-il encore,une harmonie invisible est suprieure lharmonie visible .

Loracle, alors, inscrit dans le langage une tension surhumaine: cet accord de contraires qui se joue sur larc du Dieu. Au fond, seul le dieu sait laccord discordant, qui fait aussi sa parole biface et dangereuse: le nom de l'arc (bios) est vie, son oeuvre mort.

Lnigme, ainsi, chiffre les contraires. Elle intrique des termes qui sexcluent, des registres opposs. Cet entrelacs de ngations est bien dot dune solution, qui fait la clef de la formule, et ouvre la serrure. Mais ce terme, ce mot de lnigme, dpasse les termesde lnonc : situ au-del, saisi seulement dans lintuition, laccs ce rel nest plus logique, mais potique.

VoilesHraclite cite une nigme clbre: les hommes se trompent sur la connaissance du monde visible, un peu comme Homre qui fut pourtant le plus sage de tous les Grecs. Des enfants, occups tuer des poux, le tromprent en lui disant : ce que nous avons pris, nous le laissons, ce que nous n'avons pas pris, nous le portons (fr. 56).

A Ios, de jeunes pcheurs posrent la question Homre. Selon la lgende, celui-ci ne put la rsoudre et en serait mort de douleur. Si lon tient la clef, la phrase devient vidente. En effet, les poux que les enfants nont pas pris, ils les portent sur eux, et ceux quils ont saisis, il les laissent. Toute la ruse du tour, son et obscurit, vient du fait que les enfants sont des pcheurs, et quavant tout ils prennent des poissons: en pareil cas, mme Homre ne peut comprendre que lon puisse laisser ce quon a pris, et porter ce quon a manqu.

Hraclite en tire un enseignement gnral. A travers Homre, figure du Sage, il touche tous les hommes. Cest le deuxime sens de la parabole, qui touche la condition gnrale du sens.

Ce que nous avons pris, nous le laissons: nous ne pouvons rien saisir sans falsifier, nous saisissons dans linstant pour ensuite abandonner. Si on lassimile une saisie, lintuition est provisoire, et en puissance illusoire. Le soleil a la largeur dun pied dhomme (fr. 3), nous n'entrons jamais dans le mme fleuve (fr. 49). Durant des sicles, bien aprs Hraclite, les sages grecs sopposrent sur la question de la comprhension, de limpression comprhensive, cest--dire de la saisie spirituelle. Peut-on saisir en pense? Nos reprsentations comprennent-elles les choses? Cest--dire: peut-on saisir lessence par lesprit comme on peut saisir une chose? Comme la clef dune nigme?

Hraclite ne niait pas la saisie, mais il niait son maintienhors du prsent: le feu se repose en changeant (fr. 84). Au-del, dans le temps, tout nest que probable. Prsomption : maladie sacre. Vision : supercherie. (fr. 46). Cest que nature aime se cacher (fr. 123), le plus bel ordre du monde est comme un tas dordures rassembles au hasard (fr. 124). Surtout, Dieu est jour et nuit, hiver et t, guerre et paix, satit et faim; mais il change, comme le feu, quand on le mle daromates, est nomm selon le parfum de chacun deux (fr. 67).

En sens inverse, ce que nous n'avons pas pris, nous le portons. Cela veut dire quavant tout, la saisie nous libre. De nous et du monde. Sans elle, nous portons sur nous un invisible, qui vit de nous, notre insu. Un insut qui dterminera nos vies, comme un destin insaisissable. Ainsi les dieux vivent aussi de nous, sur nous: immortels, mortels ; mortels, immortels; notre vie est leur mort, et notre mort leur vie (fr. 62).

Ce qui nous est cach, nous devrons le porter: les hommes ignorent ce qu'ils font l'tat de veille, comme ils oublient ce qu'ils font en dormant (fr. 1);ils entendent sans comprendre et sont semblables des sourds. A eux s'applique le proverbe : prsents, ils sont absents (fr. 34).

Ainsi, les hommes rvent les yeux ouverts. Le caractre de lhomme est son propre dmon (fr. 119), cest le dmon cach qui fait leur vie consciente, cest pourquoi les dormeurs sont artisans et collaborateurs des vnements du monde (fr. 75). Et cest pourquoi, aussi, les mes flairent dans lHads: elles cherchent, et se cherchent elles-mmes, hors delles-mmes, dans un fond obscur, tnbreux. On sait les figures qui disent ce fond, cet outre-monde: le labyrinthe des poursuites mortelles, le miroir clat de Dionysos, do le visage et le nom ont disparu. Car Dionysos est lautre nom de lHads, de lau-del.

Dans les plis

Hraclite a crit : il ne vaudrait pas mieux pour les hommes quarrivt ce quils souhaitent (fr. 110). En ce sens, toute tragdie grecque dit le dploiement dune nigme, cest une progression vers lhorrible. Lnigme est tout simplement la formule du destin: son dvidement fait lintrigue du drame.

On connat le sort ddipe, qui sut rpondre la Sphynge, librer Thbes de son emprise. Cest sa propre sagesse, exerce sur la Sphynge, qui dans le drame se retourne contre lui. Tirsias le prvient: c'est prcisment ta chance qui te perd (v. 442). Elle le pousse chercher une vrit cache sur lui-mme: les conditions de sa naissance, la substitution des parents, lenfance Corinthe: comme on sait, une prophtie avait prvu pour lui linceste et le parricide. Une fois adulte, Oedipe apprend loracle Delphes, et pour le conjurer, senfuit de Corinthe. Cest sur la route de Thbes quil tue son pre, sans le savoir. Une fois tue la Sphynge, cest Thbes qu son insu dipe pousera sa mre.

Le nud tragique, son cruel paradoxe, cest que la fatalit seffectue par les voies de la libert. Cest la fuite ddipe, pour chapper loracle, qui accomplit la maldiction. Finalement, sa volont de savoir, qui exprime libert et sagesse, prcipite la prophtie. Do cette leon amre: les plus tristes malheurs sont ceux qu'on a voulus.

De la sorte, destin et libert deviennent indiscernables. Le caractre de lhomme est son propre dmon (fr. 119): la formule intrique plusieurs sens. En effet, on ne sait plus, et lon ne peut savoir, si cest sa libert ou le fatum qui conduit dipe la maldiction finale. Cest un fait que loracle de Delphes lui a prdit son sort. Mais on peut dire galement quil la provoqu, en suscitant contre lui lexil qui laccomplirait. N'ajoute pas au destin, disaient les Chaldaques (fr. 103).

Le destin ddipe souvre et se ferme comme les mchoires dun pige. De quelque ct quon tienne larticulation, on ne peut sen sortir: dans la machine infernale, le ressort est justement lhomme libre. Loracle delphique est lui-mme retors, linfini : sauf impit majeure, dipe ne pouvait faire autrement que de fuir Corinthe, et donc recroiser son destin Thbes. En fait, lnigme, comme la Sphynge, lattendait en chemin: le temps qui voit tout t'a trouv malgr toi (v. 1213).

Au fond, cest pour la mme raison qudipe rsout la question de la Sphynge et subit la maldiction quil voulait viter. Dans les deux cas, dipe est engag dans loracle: il est en personne la clef de lnigme. La parole pythique agit comme une provocation: dipe y engage une dcision de fuite. En linterpellant, le dieu lenjoint de rsoudre loracle, cest--dire de lassumer sur sa peau. Cest pour la mme raison qudipe parvient djouer le chant de la Sphynge: sa rponse la question est lhomme, cest--dire: lui-mme.Pour rsoudre une nigme, on doit sy engager, en prsence. Comme on insre une pice manquante. En sengageant dans loracle, dans les mchoires du pige, dipe parvient la rsoudre, parce quil en est lobjet. Mais bien sr le prix payer est vital: ce jour, dit Tirsias, va voir ta naissance et ta mort (v. 438). Si le destin ddipe a tress oracle et libert en un noeud inextricable, alors le dnouement est forcment fatal, et personnel. A linstant de vrit, dipe se crve les yeux, dans ce cri: ioh! tout deviendrait clair: lumire, c'est la dernire fois que je te vois. En termes thiques: la solution de lnigme, sa clef, ne peut tre quun sacrifice.Lau-del du symboleA linstant o tout bascule, dipe-Roi voit saffronter dipe et Tirsias, les deux visages de la vrit. Lun et lautre sont des sages, des devins. Mais lun sait ce que lautre ignore. Lun garde le silence, au nom des voies divines: que je les voile de silence, les faits viendront tous seuls (v. 341). Lautre exige expression assumable : s'ils doivent venir, il faut que tu me les dises (v. 342). Ce duel entre les sages, cet quilibre impossible montre un au-del o se tient la clef de tout, et lultime sagesse refuse aux hommes.

Cette sagesse ultime, Hraclite lappelait la pense. Il affirmait quelle ntait pas humaine: le caractre humain n'a pas de penses, le divin en a (fr. 78).

Que voulait dire Hraclite? Bien sr, il ne dniait pas la pense aux hommes. Il affirmait, au contraire: la pense est commune tous. Mais en un sens prcis: pour ceux qui sont veills, il n'est qu'un seul monde commun. Chacun de ceux qui s'endorment retourne son monde propre (fr. 89).

Justement, Hraclite contestait lvidence de lveil. Il nest pas donn, mais conquis dans la souffrance. Car mme le jour, les hommes rvent, ils rvent dans les plis du langage. Lhomme dans la nuit s'allume pour lui-mme une lumire, mort et vivant pourtant. Dormant, il touche au mort, les yeux teints ; veill, il touche au dormant.

Par suite, il contestait lhumanit de la pense commune. Celle-ci fait bien parler les hommes, mais se situe hors de leurs expressions possibles. De tous ceux que jai entendu discourir, personne narrive ce point: se rendre compte quil existe une sagesse spare de tout.

Il voulait dire par l que cette sagesse ne peut se saisir (se comprendre), parce que davance elle nous comprend. Quon ne saurait la prendre dans les filets du langage, nous y sommes pris en parlant.

Que par consquent, certaines expriences se rvlent inexprimables, et la parole pour toujours extrieure son objet. Directement, la sagesse ne peut se dire : l'unit, la sagesse unique, refuse et accepte le nom de Zeus (fr. 32). Elle ne se donne que par clats et fragments.

Alors lnigme rpond une fonction prcise: faire entendre cette voix inarticule, qui parcourt le langage. Et le libre parfois. Faire sonner en mme temps larc et la lyre. Trs clairement, Hraclite a pu dire, dans une formule abrupte: unions : entiers et non-entiers, convergence (fr. 10). Il prcisait sa pense : ce qui est taill en sens contraire s'assemble : de ce qui diffre nat la plus belle harmonie : tout devient par discorde (fr. 8).

Lnigme vise alors une concidence inassignable, ce point o les noms, les termes extrmes concident: sur la circonfrence dun cercle, le commencement et la fin se confondent (fr. 103), la route vers le haut et le bas est une et la mme (fr. 60).

Si la sagesse consiste en une seule chose : tre familier de la pense qui gouverne le tout par le moyen du tout (fr. 41), alors, le sens de lnigme est que cet accs lun et au divin suppose un passage par la contradiction et la discorde.

Cette sagesse est trouver: dialectiquement, par la lutte. Parce quelle englobe les hommes et leurs discours, elle se tient hors des voix personnelles. On ne pourra la trouver que par une torsion de tout le langage, qui vise cet au-del. Sils veulent sveiller, accder au monde commun, les hommes alors devront lutter, se battre, entre eux, mais surtout contre eux-mmes: il faut savoir que le conflit est communaut, la discorde justice, tout devient par discorde et par ncessit (fr. 80).

Cette phrase clbre sclaire alors par un appel : il faut que le peuple combatte pour sa loi comme pour ses murailles (fr. 44). Alors, la sagesse se ferait voir dans le bref clair de lacte.

Rayon sec lumineux: me la plus sage et la meilleure.

Quelques rfrences

Hraclite: Fragments, tr. A. Jeannire, Aubier Montaigne, 1977.

Sophocle: dipe roi; dipe Colonne, tr. fr. J. Grosjean, Plade-Gallimard, 1967.

Aristote: Potique, tr. fr. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil, 1980.

Aristote: Rhtorique, tr. fr. M. Dufour et A. Wartelle, Belles-Lettres, 1973.

Longin: Du sublime, tr. J. Pigeaud, Payot-Rivages, 1993.

Oracles Chaldaques, tr. fr. E. des Places, Belles Lettres, 1996.

Hegel: Esthtique. Lart symbolique, tr. fr. Aubier Montaigne, 1964.

Nietzsche: Lorigine de la tragdie (1872), tr. fr. M. Haar, P. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy, Gallimard, 1977.

Bouch-Leclercq: Histoire de la divination dans lAntiquit (1879-1882), rd. J. Millon, 2003.

Brochard: Les sceptiques grecs (1887), rd. Livre de Poche, 2002.

Freud: Linterprtation des rves (1900), tr. I. Meyerson, P.U.F., 1967.

Freud: Le mot d'esprit dans ses rapports l'inconscient (1905), tr. D. Messier, Gallimard, 1988.

Freud: Linquitante tranget (1912-1913), tr. B. Fron, Gallimard, 1985.Wittgenstein: Tractatus Logico-philosophicus, tr. fr. P. Klossowski, Gallimard, 1961.

Deleuze: Logique du sens, Minuit, 1969.

M. Dtienne et J.-P. Vernant: Les ruses de lintelligence. La mtis des Grecs, Flammarion, 1974.

G. Colli: La sapienza greca, Milano, Adelphi, 1977-1980; tr. fr. La sagesse grecque, LEclat, 1990-1991.

G. Colli: La nascita della filosofia, Milano, Adelphi, 1975; tr. fr. La naissance de la philosophie, LEclat, 2004.

P. Quignard: Rhtorique spculative, Calmann-Lvy, 1995.

Hraclite: fr. 93.

Wittgensteina pu lcrire (Tractatus, 6.5). Voir Pierre Hadot: Wittgenstein et les limites du langage, Vrin, 2004.

Fr. 122. Autres fragments grecs de mme type : "discours... recherche" (Flavius Josephe), "proposition nigmatique, recherche" (Hsychios) , "objets redoutables de recherche" (Denys le Thrace). Voir G. Colli: La sagesse grecque, t. 3, p. 361.

Fr. 79. Voir aussi Jakobson: Langage enfantin et aphasie. Hraclite crit aussi: jeux denfants les croyances humaines (fr. 70). Sur le temps du destin, il crit encore : le temps est un enfant qui joue aux ds : royaut d'un enfant (fr. 52).

Cest la question du Cratyle. Platon a construit sa thorie des ides, et des noms, pour rpondre ce mystre. Et pour rpondre Gorgias, qui affirmait: "le monde est sans ralit, s'il en avait une, nous ne la connatrions pas, et si nous pouvions la connatre, nous ne pourrions pas la dire". Hraclite aurait compris Gorgias, sans pour autant le suivre. En effet, selon lui, les mes flairent dans lHads (fr. 98). De l, ce mot trange sur le nant des choses: si toutes choses devenaient fume, on les discernerait avec les narines (fr. 7).

Wittgenstein: les limites de mon langage signifient les limites de mon univers (Tractatus, 5.6). Cest pourquoi il y a sans nul doute un inexprimable: il se montre; cest cela le mystique (Tractatus, 6.522). En effet: ce nest pas le comment du monde qui est le mystique, mais le fait quil soit (Tractatus, 6.44).

Le terme fait son apparition dans cet ancien vers de Pindare(fr. 177 d), qui rappelle le duel mort entre la Sphinge et le Sage, quand il dchiffra le chant de sagesse de la Sphinx froce, difficile comprendre, et quil tua le corps de celle qui chantait (Euripide, Les phniciennes, 48-50). De fait, toute nigme porte une terrible charge dhostilit: qui tombe dans le pige de lnigme est destin la ruine(G. Colli, La naissance de la philosophie, p. 49, 56).

Oracles Chaldaques, fr. 163 (tr. fr. E. des Places, Belles Lettres, 1996, p. 106). Apule, Mtamorphoses 11, 23 : jai touch aux confins de la mort, aprs avoir franchi le seuil de Proserpine j'ai t port travers tous les lments, et j'en suis revenu.

Longin: Du sublime, IX, 2, tr. J. Pigeaud, p. 64. Cf. aussi XXXVI, 3, p. 113: lhomme est fait par nature pour les discours; dans les statues on cherche la ressemblance avec lhomme; dans les discours, on cherche la ressemblance avec ce qui dpasse lhumain.

Fr. 45. Hraclite critaussi : je me suis cherch moi-mme (fr. 101). Sur le logos et les ddales de lme, Giorgio Colli associe le labyrinthe et ses mandres aux filets trompeurs de la formule : le conflit homme-dieu qui dans le visible est reprsent symboliquement par le labyrinthe, dans sa transposition intrieure et abstraite, trouve son symbole invisible dans lnigme (ibid. 29-30). Laffinit exprime la dualit mystique de la Grce : Apollon profre lnigme oraculaire, le labyrinthe dionysiaque dit la transe et la perdition dans linfini du sens possible.

Ce double sens de lnigme fonctionne la fois comme prsage, rvlation, et comme plaisanterie cruelle. Ce fut pour Freud la voie royale : dans le rve, le lapsus, le witz et le fantasme, la psychanalyse porte avant tout sur les lacunes, les pices manquantes, dans lnigme du dsir.

Sur le feu et lpreuve du feu, Hraclite crivait aussi : le feu est dou de pense et gouverne lunivers(fr. 65), ; tout sera jug et dvor par le feu qui vient (fr. 66).

Rhtorique, 1412 a 19-26. Toute la thorie freudienne du witz, et de sa vrit, provient de cette phrase.

Tractatus, 6.41: le sens du monde doit se trouver en dehors du monde.

Fr. 54. Et fr. 80: Il faut savoir que le conflit est communaut, la discorde justice, tout devient par discorde et par ncessit.

Fr. 48. Aussi : l'enseignement de la rhtorique, avec tous ses prceptes tendus vers ce but, est un brviaire d'escrime (fr. 81). A lorigine, arc et lyre sont un mme instrument. Cest aussi lemblme dHcate, desse archre, matresse des sorciers, qui tire au loin. G. Colli commente ainsi lambigut du dieu: larc dit lhostilit de loracle, et la lyre la bienveillance de lart, son pouvoir de mtamorphose. Ainsi, la sagesse grecque est une exgse de laction hostile dApollon (op. cit., 41).

Souvent, son rire mauvais entrechoque les mondes: une question abstraite, mtaphysique, elle oppose cruellement une solution dcevante, matrielle, ou triviale. Aristophane: toutefois je te parlerai par nigmes. N'as-tu jamais ressenti l'envie soudaine d'une soupe de haricots? (Les Grenouilles, v. 61-62).

Ainsi, une contradiction logique exprime pourtant un objet rel. Cest aussi la dfinition freudienne du ftiche, de limage fascinante. En effet, le ftiche propose une solution relle un conflit dans le jugement, qui menace le sujet de scission, de folie. Dans le rel, lobjet ftiche suture une double ngation: sur lexistence, comme sur le nant. Cet objet miraculeux fournit la solution un clivage intime, et par suite la clef du dsir: un tel ftiche, rattach aux deux opposs dont il provient, est naturellement particulirement solide (Ftichisme, in: uvres Compltes, t. XVII, Puf, 1994, p. 317).

De la comprhension, le Portique fit un dogme et le critre de la pense droite. Les Sceptiques la rejetrent comme illusoire.

Chaque fois, la saisie est aussi celle du moment, de linstant. Cela nempche pas quelle soit possible: cest pourquoi Hraclite naurait pas suivi les sophistes: si toutes choses devenaient fume, on les discernerait avec les narines (fr. 7).

Fr. 75. Cf. fr. 73: il ne faut pas agir et parler comme des dormeurs, car en dormant aussi nous croyons agir et parler

Fr. 98. Elles sy perdent aussi: il est dur de lutter contre son coeur, car ce qu'on dsire s'achte prix d'me. (fr. 115).

Fr. 15: Dionysos =Hads. Le fragment 21 le complte, en voquant cet au-del quotidien quest le sommeil, et le dchirement des hommes entre les mondes : mort, c'est ce que nous voyons veills, sommeil, ce que nous voyons en dormant. Le cycle circadien recoupe le clivage entre lhomme et son fond dmonique, son Hads ou labyrinthe: la veille voit la mort en face et peut sy opposer,le sommeil nous voile la mort mais aussi nous la fait traverser. Ces fragments font aussi allusion aux pratiques dincubation, Dodone, Epidaure, o le consultant dormait au fond du temple pour y recevoir un rve.

Corinthe, vieux palais qu'on disait paternel, quelle plaie mauvaise vous nourrissiez en moi sous la belle apparence !

dipe-Roi: v. 1230. Sur cette auto-maldiction, voir aussi les vers 819-820 (c'est moi et nul autre qui ai port contre moi ces imprcations-l) et 1415 ( "mes malheurs, il n'est que moi qui les puisse porter"). Aux vers 1378-1381, un double sens global fait rsonner la totalit de loracle et le fatum quil suscite : "je ne verrai plus jamais de mes yeux cette cit ni les remparts, ni les saintes effigies des dieux. Je m'en suis banni moi-mme, malheur!"

Nietzsche: lindividu doit alors endurer sur lui-mme la contradiction originaire qui est cache au fond des choses (Lorigine de la tragdie, p. 68). Chez Freud, la notion de complexe renvoie dabord ce clivage, cette pliure fatale.

dipe-Roi, v. 1308-1312 : Malheur moi ! o suis-je emport? malheur! o ma voix est-elle emporte? ioh ! mon destin, o m'as-tu jet? - Dans une horreur qu'on ne saurait voir ni entendre.

Dans son aspect fascinant, rflexif et intriqu, comme dans lenchanement biais des prophties, lnigme tragique est donc bien un lien apeirn, cercle lieuret lien circulaire, donc sans issue, o destin et libert schangent linfini. Cest la fois un noeud (un entrelacs, un pige) et un labyrinthe (un pli enveloppant l'infini). Ce type de lien, employ pour la chasse, la pche et la guerre, vaut aussi pour les formules de sorcellerie et les maldictions. Marcel Dtienne a ces mots: ce qui sinscrit dans lentrelacs des directions opposes (), cest, au sens propre, une nigme, que les Grecs appellent tantt anigma, tantt griphos, du mme nom quun filet de pche dune certaine espce. Car une nigme se tresse comme un panier ou une nasse (Dtienne et Vernant: La mtis des grecs, Flammarion, 1974, p. 290).

Wittgenstein: c'est pourquoi il ne peut pas non plus y avoir de propositions thiques. Des propositions ne sauraient exprimer quelque chose de plus lev. (Tractatus, 6.42). Il est clair que l'thique ne se peut exprimer. L'thique est transcendantale. (L'thique et l'esthtique sont une.) (Tractatus, 6.421). Cest le sens ddipe Colonne, o hommes et dieux rendent grce dipe de son propre malheur. Finalement, par lexcs mme de ses souffrances, il exerce autour de lui une action magique bienfaisante dont la force est telle que les effets sen font encore sentir aprs la mort (Nietzsche, Lorigine de la tragdie, p. 64).

Fr. 113. Cf aussi fr. 116: tous les hommes il est donn de connatre soi-mme et de penser juste.

Fr. 26. Cf. aussi fr. 21: Mort, c'est ce que nous voyons veills, sommeil, ce que nous voyons en dormant.

Fr. 108. Cf. aussi fr. 72: ce logos, avec qui ils sont dans le plus continuel contact, qui rgit toutes choses, ils sen sparent: alors les choses quils rencontrent tous les jours leur paraissent trangres.

Hraclite crivit aussi : A l'coute, non de moi-mme, mais du logos, il est sage de reconnatre que tout est un (fr. 50).

Voir aussi le fr. 23: on ne saurait mme pas le nom de la justice s'il n'y avait pas d'injustices.

Si la loi, c'est encore d'obir au vouloir de l'un (fr. 33), elle ne sobtient que par le conflit des volonts et des paroles: le conflit est pre de toutes choses et roi de toutes choses : dans les uns, il rvle des dieux, dans les autres des hommes, des uns il fait des esclaves, des autres des hommes libres (fr. 53). De la sorte, pour parler avec intelligence, il faut prendre ses forces dans ce qui est commun tout, comme une ville dans la loi, et bien plus fortement encore. Car toutes les lois humaines sont nourries de lunique loi du divin, elle domine tout autant quelle le veut, suffit en tout, et surpasse tout (fr.114).

Fr. 118.

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