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LE TERRORISME ESTHÉTIQUE COMME ANTIDOTE Nathalie ROELENS INTRODUCTION Nous voudrions partir de ce paradoxe énoncé par Paul Ricœur : « Plus le lecteur s’irréalise dans la lecture, plus profonde et plus lointaine sera l’influence de l’œuvre sur la réalité sociale. N’est- ce pas la peinture la moins figurative qui a le plus de chance de changer notre vision du monde 1 Alain Robbe-Grillet, dans Pour un nouveau roman, avait déjà avancé l’impossibilité d’un engagement autre que littéraire, pour la simple raison que « La vie politique nous oblige sans cesse à supposer des significations connues : significations sociales, significations historiques, significations morales ». Mais c’est la phrase suivante qui retient notre attention : « L’art est plus modeste – ou plus ambitieux – : pour lui, rien n’est jamais connu d’avance.» 2 Ce qui frappe d’emblée, c’est que le « rien n’est jamais connu d’avance » de l’art recoupe l’imprévisible qui est un des traits majeurs du terrorisme, surtout après le 11 septembre, à en croire Jacques Derrida qui y voit une effraction d’un type nouveau : « Il y a traumatisme sans travail de deuil possible quand le mal vient de la possibilité à venir du pire . » 3 Aussi allons-nous d’abord procéder à une analytique de la terreur pour étudier ensuite l’aporie « infinivertie » (pour parler avec Henri Michaux en pleine exploration de la mescaline) de la langue, le motif du tourbillon (de l’ordre de l’élan formel), et enfin « l’explosivité 4 » de l’œuvre d’art, un éclat auquel nous devrions prêter attention, davantage qu’à toutes les techniques de captation d’attention dont l’extrémisme participe. 5 Notre hypothèse est la suivante : l’art, dès lors qu’il appartient à l’inchoatif et à l’inanticipable – « Il n’y a pas d’œuvre d’art qui ne fasse appel à un peuple qui n’existe pas encore », avançait Gilles Deleuze inspiré 1 P. Ricœur, Temps et récit III, Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 263. 2 A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1963, p. 120. 3 J. Derrida & J. Habermas, Le « concept du 11 septembre ». Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori (Philosophy in a time of terror, University of Chicago Press, 2003), Paris, Galilée, 2004, p. 14 9. 4 Nietzsche (relayé par Blanchot dans L’écriture du désastre) prétendait : « Il n’est d’explosion qu’un livre » : « ’Explosion’ un livre ; ce qui veut dire que le livre n’est pas le rassemblement laborieux d’une totalité enfin obtenue mais a pour être l’éclatement bruyant, silencieux, qui sans lui ne se produirait (ne s’affirmerait pas), tandis qu’appartenant lui-même à l’être éclaté, violemment débordé, mis hors être, il s’indique comme sa propre violence d’exclusion, le refus fulgurant du plausible : le dehors en son devenir d’éclat. » (M. Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, pp. 190-191). 5 Cf. Y. Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, La couleur des idées, 2014. 1

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LE TERRORISME ESTHÉTIQUE COMME ANTIDOTE Nathalie ROELENS

 

INTRODUCTION

Nous voudrions partir de ce paradoxe énoncé par Paul Ricœur : « Plus le lecteur s’irréalise dans la lecture, plus profonde et plus lointaine sera l’influence de l’œuvre sur la réalité sociale. N’est-ce pas la peinture la moins figurative qui a le plus de chance de changer notre vision du monde ?»1 Alain Robbe-Grillet, dans Pour un nouveau roman, avait déjà avancé l’impossibilité d’un engagement autre que littéraire, pour la simple raison que « La vie politique nous oblige sans cesse à supposer des significations connues : significations sociales, significations historiques, significations morales ». Mais c’est la phrase suivante qui retient notre attention : « L’art est plus modeste – ou plus ambitieux – : pour lui, rien n’est jamais connu d’avance.» 2 Ce qui frappe d’emblée, c’est que le « rien n’est jamais connu d’avance » de l’art recoupe l’imprévisible qui est un des traits majeurs du terrorisme, surtout après le 11 septembre, à en croire Jacques Derrida qui y voit une effraction d’un type nouveau : « Il y a traumatisme sans travail de deuil possible quand le mal vient de la possibilité à venir du pire. »3

Aussi allons-nous d’abord procéder à une analytique de la terreur pour étudier ensuite l’aporie « infinivertie » (pour parler avec Henri Michaux en pleine exploration de la mescaline) de la langue, le motif du tourbillon (de l’ordre de l’élan formel), et enfin « l’explosivité4 » de l’œuvre d’art, un éclat auquel nous devrions prêter attention, davantage qu’à toutes les techniques de captation d’attention dont l’extrémisme participe.5 Notre hypothèse est la suivante : l’art, dès lors qu’il appartient à l’inchoatif et à l’inanticipable – « Il n’y a pas d’œuvre d’art qui ne fasse appel à un peuple qui n’existe pas encore », avançait Gilles Deleuze inspiré par le « peuple qui manque » de Paul Klee6 – , aurait le pouvoir ou le devoir de sublimer (au sens physique de changer d’état, d’alléger, de rendre éthérée) la pulsion de mort (thanatos) de toute forme d’extrémisme, montrer que la déflagration peut contenir une pulsion de vie (eros), opposer à la barbarie arbitraire une violence poétique, instaurer un « état d’urgence culturel », contre la biopolitique de l’état d’exception légalisé. L’exercice consisterait alors à réaffecter à la culture une certaine force de combat.

Revenons à l’inanticipable que l’art partagerait avec le terrorisme. A en croire Derrida, dans sa petite plaquette de 1991 intitulée L’autre cap, cette hantise recouperait l’« inanticipable » constitutif de toute culture :

1 P. Ricœur, Temps et récit III, Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 263. 2 A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1963, p. 120.3 J. Derrida & J. Habermas, Le « concept du 11 septembre ». Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori (Philosophy in a time of terror, University of Chicago Press, 2003), Paris, Galilée, 2004, p. 149. 4 Nietzsche (relayé par Blanchot dans L’écriture du désastre) prétendait : « Il n’est d’explosion qu’un livre » : « ’Explosion’ un livre ; ce qui veut dire que le livre n’est pas le rassemblement laborieux d’une totalité enfin obtenue mais a pour être l’éclatement bruyant, silencieux, qui sans lui ne se produirait (ne s’affirmerait pas), tandis qu’appartenant lui-même à l’être éclaté, violemment débordé, mis hors être, il s’indique comme sa propre violence d’exclusion, le refus fulgurant du plausible : le dehors en son devenir d’éclat. » (M. Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, pp. 190-191).5 Cf. Y. Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, La couleur des idées, 2014.6 G. Deleuze, Qu’est-ce que l’acte de création ? Conférence donnée dans le cadre des mardis de la fondation Femis – 17/05/1987. http://www.webdeleuze.com/

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Comme toute histoire, l’histoire d’une culture suppose sans doute un cap identifiable, un telos, vers lequel le mouvement, la mémoire et la promesse, l’identité, fût-ce comme différence à soi, rêve de se rassembler : en prenant les devants dans l’anticipation (anticipatio, anticipare, antecapere). Mais l’histoire suppose aussi que le cap ne soit pas donné, identifiable d’avance et une fois pour toutes. 7

En pleine Guerre du Golfe (1990-1991), Derrida exhorte toutefois à la vigilance et vient en quelque sorte à désavouer son injonction à « l’hospitalité inconditionnelle »8, toujours dangereuse et risquée. Le nouveau pourrait mener au fantôme du pire : « Nous devons donc nous méfier de […] l’exposition amnésique à ce qui ne serait absolument plus identifiable. »9

Cette aporie doit rester à l’horizon de nos réflexions.

ANALYTIQUE DE LA TERREUR

D’autres traits distinctifs s’agrègent à l’inanticipable si l’on examine la constellation sémantique du terme « terrorisme », concept « insaisissable » et dès lors à déconstruire, à extraire de son « sommeil dogmatique »10  à savoir l’inimaginable, toujours selon Derrida : « Car les attentats à venir – comme cela se produirait en cas d’utilisation d’armes chimiques ou biologiques, ou d’une interruption majeure des communications numériques – pourraient être silencieux, invisibles et inimaginables en dernière analyse » 11 Rar sa violation des lois, rendant « obsolète la législation internationale 12», le terorisme instaure uen outre un « état d’exception », une « zone d’anomie » que Giorgio Agamben fait remonter à la dispensatio (la dispense, l’exception) juridique. Mais il constate aussi que « l’état d’exception est devenu la règle13 », le paradigme normal des sociétés contemporaines, gouvernées par un pouvoir biopolitique. Le terrorisme expliqué à nos enfants, Tahar Ben Jelloun, réitère l’imprévisible et l’invisible – « Le terrorisme consiste à répandre la terreur, […]. Oui, non seulement il sème la peur, mais il est terrifiant parce qu’il est imprévisible, je veux dire invisible, on en sait pas où et quand il va frapper » 14 – mais omet l’inimaginable et l’exceptionnel que nous devons inclure dans notre cartographie conceptuelle, car ils nous mènent sur la voie du sublime et de l’extrême en art :

7 J. Derrida, L’autre cap, Paris, Minuit, 1991, p.238 Voir A. Dufourmantelle, De l’Hospitalité (invite Jacques Derrida à répondre de, Paris, Calmann-Lévy, 1997, ainsi que R. Schérer, Zeus hospitalier. Eloge de l’hospitalité, Paris (La Table ronde, 200)5, qui prône l’hospitalité absolue, incommensurable au droit, inconditionnelle envers des « hôtes illogeables » (p. 241) : Voir aussi notre propre article « La question de l’hospitalité » dans Das Paradigma der Interkulturalität. (Jeanne Glesener, Nathalie Roelens, Heinz Sieburg (dir))), Transcript,“Interkulturalität“, Band 11, pp. 143-164.9 J. Derrida, L’autre cap, op.cit., p. 23-24.10 « J. Derrida & J. Habermas, Le « concept du 11 septembre », op.cit., pp. 12-13.11 J. Derrida, « Qu’est-ce que le terrorisme? » entretien avec G. Borradori, Le Monde diplomatique, février 2004, pp. 14-15.12 G. Borradori, préface cit., p. 11.13 Ibid., p. 116.14 T. Ben Jelloun, Le terrorisme expliqué à nos enfants, Paris, Seuil, 2016, p. 24.

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Le sémantisme du lexème « terrible » (du latin terribilis, de terrere, effrayer) – « Qui inspire de la terreur » – nous fraie en effet un chemin vers l’expérience esthétique du sublime et son sens familier – « qui sort de l’ordinaire, qui suscite l’admiration, l’étonnement : Il est arrivé avec une fille terrible » – exceptionnelle en somme. La « fureur » (du latin furor, -oris, délire) comme catachrèse (métaphore sédimentée), pourrait à son tour réaliser l’interface entre fanatisme, « fureur » littérale, « infernale » et « corruptrice » blâmée par Voltaire15 et passion du sublime, « fureur » au figuré ou violence impétueuse des éléments naturels, volcans, ouragans, etc. Edmund Burke, dans Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757) 16 évoque aussi la terreur ou l’effroi en rapport avec l’esthétique du sublime, comme instinct de conservation ou réflexe vital de la peur.17 Il faudra attendre Kant dans ses Observation sur les sentiments du Beau et du Sublime (1764), pour que cette peur, ce paroxysme de la sensibilité devienne une « crainte respectueuse » 18 maîtrisable, du moins par l’homme de culture formé moralement à même d’appréhender la juste mesure de l’immensité, la norme de l’é-norme et maintient une autonomie face à la tempête ou l’océan déchaîné, à l’inverse de l’homme de nature épouvanté et nullement enthousiasmé devant la menace dynamique du grandiose. Kant prend l’exemple du paysan savoyard qui comprend mal l’intérêt que trouve le premier alpiniste à vaincre le mont Blanc (Henri de Saussure en 1789) tandis que lui a tendance à se prosterner devant lui par idolâtrie : « la superstition ne fonde pas dans l’esprit la crainte respectueuse pour ce qui est sublime, mais seulement la peur et l’angoisse devant l’Etre tout-puissant » (§ 28-29)

Mais si nous nous trouvons en sécurité, le spectacle est d’autant plus attrayant qu’il est propre à susciter la peur, et nous nommons volontiers ces objets sublimes, parce qu’ils élèvent les forces de l’âme au-dessus de l’habituelle moyenne et nous font découvrir en nous un pouvoir de résistance d’un tout autre

15 Voltaire, « Fanatisme » (1764) dans Dictionnaire philosophique portatif, 16 E. Burke, A Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful  (1757) (Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, (traduction de E. Lagentie de Lavaïsse, Paris, J. Vrin, 1973.)17 In E. Kant, o.c., p.223.18 E. Kant, Critique de la faculté de juger, Section I, livre II, §28, p99).

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genre, qui nous donne le courage de nous mesurer avec l’apparente toute-puissance de la nature. 19

C’est cet être-à-l’abri que l’esthétique du sublime bafoue au 20 ième siècle. Ainsi le poète Henri Michaux s’empare-t-il de l’esthétique du sublime pour décrire l’éprouvé de la prise de la mescaline, Ainsi dans Connaissance par les gouffres :

La mescaline multiplie, affine, accélère, intensifie les prises intérieures, dont on voit, médusé, sans la comprendre, la crue extraordinaire. Les yeux fermés, on est en présence d’un immense monde... Rien n’y préparait. On ne le reconnaît pas20.

Renouant avec l’inimaginable de la terreur littérale, plus intrépide que le sujet de culture kantien, Michaux à cette limite sémiotique que Jacques Fontanille avait indiquée dans Sémiotique du visible à propos du dépassement d’un seuil d’intensité, à savoir la perte du sens : « le risque de l’esthésie, c’est la fusion irréversible, où la découverte immédiate de la plénitude du sens peut, à tout moment, pour peu que l’intensité dépasse le seuil de sensibilité du sujet, se transformer en effondrement complet du sens »21 ? La mescaline s’avère despotique : « j’étais et je n’étais pas, j’étais pris, j’étais perdu, j’étais dans la plus grande ubiquité. Les mille et mille bruissements étaient mes mille déchiquetages » (MM : 24). Les « Himalayas » démesurés « aux angles de plus en plus aigus jusqu’à l’extrême bord de l’espace »22 de Misérable miracle, voire sa « machine à himalayer » (MM : 22) ne sont qu’une présentation insuffisante de ces régions impraticables vers lesquelles la mescaline entraîne le sujet.

Si le corps est en effet à l’abri, l’esprit est entraîné dans une violence de montagnes russes, dépassant tout ententdement, inimaginable, renonçant à toute maîtrise cognitive :

tout à coup un couteau, tout à coup mille couteaux, tout à coup mille faux éclatantes de lumière, serties d’éclairs, immenses à couper des forêts entières, se jettent à trancher l’espace du haut en bas, à coups gigantesques, à coups miraculeusement rapides, que je dois accompagner, intérieurement, douloureusement, à la même insupportable vitesse, à ces mêmes hauteurs impossibles, et aussitôt après dans ces mêmes abyssales profondeurs, en écarts de plus en plus excessifs, disloquants, fous... et quand est-ce que ça va finir... si ça va jamais finir ?. (MM : 21) Dans l’illumination sublime, mystique ou droguée – car on est maintenant

en droit de les associer - on rejoint la phorie avant la catégorisation en euphorie ou dysphorie, ce que Michaux désigne par l’adverbe « extrêmement » :

« Extrêmement » serait son nom, son vrai nom [...] Le même « extrêmement » vous jette en impatience, en agitation, ou va, par la poussée de milliers de lignes ascendantes (ces folles de verticalité, ces folles d’ascension) élever en moins de rien des palais féeriques et rococo aux milliers de tours et de tourelles ou bien répandra en votre être des voluptés secrètes qui n’ont pas de nom et jamais n’ont même été pensées, ou des gênes rares et traîtresses dont on ne sait quoi attendre. » (IT : 197-198)

19 Ibid.20 H. Michaux, Connaissance par les gouffres, Paris, Gallimard, 1967 (dorénavant : CG) : pp.30-31.21 J. Fontanille, Sémiotique du visible. Des mondes de lumière, Paris, P.U.F., 1995, p.65.22 H. Michaux, Misérable miracle. La mescaline, (Monaco, Ed. du Rocher, 1956), Paris, Gallimard, 1972 (nouvelle édition augmentée) (dorénavant MM), pp.21-22.

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Il y a donc lieu de se demander si l’on peut franchir indemne le seuil d’intensité, d’hyperesthésie, comme dans la transe mystique. Au-delà des seuils de l’obscurité totale ou de la clarté éblouissante, « le monde redevient à la fois invisible et insignifiant. »23

Or la réception d’une œuvre a beau nous ébranler et nous faire sombrer dans un vertige herméneutique l’évènement est toujours à revivre dans l’expérience esthétique comme un menace dont nous sommes ontologiquement à l’abri (selon une hétérétopie existentielle). Nous ne baignons pas dans l’évènement mais nous sommes sur la berge,

Notre homologation théorique entre terrorisme et art vient toutefois à échouer sur un point crucial. Le terrorisme repose toujours sur du factitif. Autrement dit, le passage à l’acte est réel dans le cas de l’attentat suicide, voire le « suicide auto-immunitaire24 » de toute une nation, tandis que l’artiste « est suicidé », tel van Gogh qu’Antonin Artaud qualifia de « suicidé de la société » : « la conscience générale de la société, pour le punir de s’être arraché à elle, / le suicida » 25. Autrement dit l’art ne connaît pas de martyrs mais des « martyrisés » : « Van Gogh, le martyrisé». 26

Le passage à l’acte dans le terrorisme s’inscrit sur une syntaxe modale, pour parler en termes de sémiotique greimassienne. La compétence pragmatique est dotée de modalités virtualisantes (devoir-faire, vouloir-faire) et actualisantes (pouvoir-faire, savoir-faire27. Certains terroristes comme Salah Abdeslam, impliqué dans les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, n’accomplissent pas le parcours. Ils s’arrêtent à la « compétence » et ne passent pas à la « performance ». Le parcours syntaxique est interrompu par rapport à une suite syntagmatique prévisible. C’est l’intimidation, l’imminence (du bas-latin imminentia « imminence, proximité ; menace ») qui suffit dans les dispositifs terroristes actuels. Le pouvoir-faire et, en sémiotique aspectuelle, l’inchoatif est une épée de Damoclès qui perturbe tout un système car l’événement n’a pas pu être « archivé 28» n’a pas atteint le terminatif, il n’en demeure pas moins accompli mentalement et d’autant plus traumatisant : « Le traumatisme est produit par l’avenir, par la menace du pire à venir plutôt que par une agression passée et ‘finie’. »29 Ceux qui font l’amalgame entre la menace du terrorisme et la menace du flux d’immigrés sont empêtrés dans cette même logique d’un à venir menaçant non archivable mais postulé comme finitude dysphorique. L’eau ou la vague convoquées dans les caricatures des migrants vont ainsi être lues par les esprits hospitaliers comme la preuve de l’injustice qu’on fait au migrants (obstacle à franchir) et par les esprits hostiles comme la preuve d’un manque de fermeté (une vague à endiguer), pervertissant l’imaginaire de Bachelard pour qui la nage et la tempête incarnent un imaginaire dynamique, de défi et de combat, de colère et de volonté de puissance (Bachelard 1942).

Nous touchons ici à l’impossible de la praxis fictive ou artistique qui magnifie le pouvoir-faire et minorise le faire-être. Paul Valéry ne disait-il pas « ne pas être poète, pouvoir l’être. » ? Les expériences seront toujours feintes,

23 J. Fontanille, Sémiotique du visible, op.cit., p.74.24 « Un processus auto-immunitaire, c’est, on le sait, cet étrange comportement du vivant qui, de façon quasiment suicidaire, s’emploie à détruire ‘lui-même’ ses propres protections, à s’immuniser contre sa ‘propre’ immunité. » (J. Derrida & J. Habermas, Le « concept » du 11 septembre, op.cit. 145) a touché le capital (World Trade Center) et le Capitole, siège du Congrès (Pentagone) à savoir faire en sorte que le territoire qu’il menace détruise ses propres protections, s’immunise contre sa propre immunité. 25 A. Artaud,1947, p. 36.26 Ibid., p.92.27 Cf. A. J.Greimas, « Pour une théorie des modalités », Langages, 1976, vol.10, n°43, pp. 90-107, p. 10028 J. Derrida & J. Habermas, Le « concept du 11 septembre », op.cit., p. 149 note.29 Ibid., p. 149

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de papier, irréalisables, tant le bien que le mal jugulés par leur impossible réalisation. Barthes qualifie cet irréalisable d’impossibilia  : un auteur n’est jamais tenu de garantir son œuvre. »30 Dans l’art le passage à l’acte est purement symbolique mais c’est à la fois sa force : c’est par la résistance au réel que l’art a une vertu régénérante. Mais à la fois, et c’est là où la valeur de la culture se profile, l’art implique l’immersion du spectateur : il se sent ébranlé, déstabilisé, ému (dans son sens étymologique de « mouvoir »), l’art nous fait vivre les événements par procuration, mais non sans empathie, trouble. C’est cette double tension entre l’immersion dans l’œuvre et son retrait en deçà, « immersion critique » (selon Yves Citton) de celle-ci qui constitue la richesse de l’expérience esthétique. Pour en revenir aux modalités, ce sont les œuvres qui dérogent au devoir (obligation et probabilité) et donc aux règles de bienséance et de vraisemblance qui sont les plus troublantes et éclatantes : contraire aux bonnes mœurs, contraire à toute prévision raisonnable « infraction et accident »31. Dans l’« agir sans maxime » (« une conduite est incompréhensible, ou extravagante  lorsqu’aucune maxime reçue n’en peut rendre compte » (p. 75)), l’on retrouve donc l’inanticipable, et l’incompréhensible, l’indocilité qui sont les bouées de sauvetage de l’art dans un monde submergé par la pensée unique, le conformisme, le « grégarisme attentionnel »32 en termes de sémiotique tensive, l’éclat « l’intensité » de la violence poétique tranchent sur un monde atone.

LE DÉPASSEMENT DES LIMITES DANS LE LANGAGE.

Le langage, qu’il soit verbal ou iconique, possède cette faculté d’outrepasser ses propres limites, d’être tout-puissant mais bute sur les limites du logos et même du sens. Ce que Blanchot appelle la « défaillance 33 » du dire. Comme le sublime exigeait un minimum de contrôle, le langage doit se soumettre à certaines conventions pour véhiculer l’indicible. Le langage qui veut dire l’excès est toujours « tragique » tandis que le terrorisme ne connaît pas le tragique, anéantit son moyen dans ses fins. Dans ses cours à la Bauhaus, Paul Klee distingue dans le mouvement ascensionnel de la flèche une aspiration tragique car il nous renvoie à notre impuissance à dépasser nos limites :

Père de la flèche est la pensée : comment étendre ma portée vers là-bas ? par-delà ce fleuve, ce lac, cette montagne ? La contradiction entre notre impuissance physique et notre faculté d’embrasser à volonté par la pensée les domaines terrestre et supra-terrestre est l’origine même du tragique humain. Cette antinomie de puissance et d’impuissance est le déchirement de la condition humaine. Ni ailé, ni captif, tel est l’homme.34

Gilles Deleuze repère dans le Cratyle de Platon deux types de langage :

l’un désignant les arrêts et les repos qui recueillent, qui encaissent l’action de l’Idée, l’autre véhiculant des mouvements que Deleuze appelle « devenirs rebelles » [Platon, Cratyle, 437 sq.]  : « un pur devenir sans mesure, véritable devenir-fou qui ne s’arrête jamais »35 « C’est le langage qui fixe les limites (par exemple, le moment où commence le trop), mais c’est lui aussi qui outrepasse les limites » (p. 11) Blanchot emboîte le pas à Deleuze car il avance que c’est 30 R. Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971. p.10 », pp.140-141 ???.31 Gérard Genette, « Vraisemblable et motivation », dans Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 72.32 Y.Citton, op.cit., p. 5933 M. Blanchot, L’écriture du désastre, op.cit., p. 177.34 P. Klee, Esquisses pédagogiques, parues en 1925 dans la collection « Livres du Bauhaus », Munich, Langen, 1925, in Théorie de l’art moderne, Paris, Denoël, 1985, p.128.35 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 9.

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précisément en faisant le jeu de l’écriture qu’on peut déjouer celle-ci, la mettre en rapport avec son dehors, avec sa démesure, selon un « mouvement d’arrachement, de dérangement ou d’ex-termination qui est à l’œuvre dans la parole. »36

Contrairement à Nietzsche qui prétend que « nous n’aurions de mots que pour les états extrêmes » - joie, douleur, Blanchot avance le contraire : « nous n’avons pas de mots pour l’extrême » car « l’éblouissement, la douleur fait brûler tout vocable et le rend muet » (p. 165) Georges Didi-Huberman évoque la même aporie que les poètes s’emploient à « faire exploser » :

 Mais le pathos comme impasse du logos – rester sans voix, sans mots, sans phrases et sans pensée sous l’emprise de la passion – ne risque-t-il pas aussi de mettre le logos en aporie, en impasse avec lui-même ? […] L’aporie consiste peut-être dans la situation même où l’émotion, cette parole en suspens, ce langage empêché, est comme requise de se plier aux conditions « catégorielles » du pensable et du dicible. Ne revient-il pas aux poètes de faire exploser cette aporie, je veux dire de savoir entrer dans un usage « non catégoriel » de la langue ? Ne font-ils pas parler l’émotion au-delà des contraintes de leur propre langue.37

Gilles Deleuze et Félix Guattari avaient déjà repéré dans le style de Kafka un procédé qui fait que « le langage cesse d’être représentatif pour tendre vers ses extrêmes ou ses limites »38, à savoir l’actualisation intensive des variations inhérentes de la langue. En truffant l’allemand officiel de la force expressive et des outils intensifs du yiddish –, la multiplication et la succession des adverbes ; l’emploi des connotations dolorifères (par exemple des adverbes comme « très », sehr en allemand, qui dérive du moyen haut-allemand sêr signifiant « douloureux »), dérivé de « trans- », qui conserve l’idée de dépassement39, Kafka applique un procédé de minoration à la langue allemande hégémonique dans la Prague du début du siècle, faisant appel chez le lecteur à des forces affectives, ce que Deleuze appelle des « intensités désirantes ».

Dans L’infini turbulent Henri Michaux ressentait cette aporie entre toute-puissance et défaillance ou inadéquation du dire lorsqu’il s’agissait de mettre en mots (« bafouillement » (IT : 79) ou en image l’éprouvé de l’expérience mescalinienne :

On est envahi de superlatifs. On étouffe de superlatifs. On hurlerait des superlatifs. On est immense et rayonnant en superlatifs.

[…] L’imagination ne peut suivre la pression maximomaniaque. L’imagination défaille, reste en arrière. […] Cependant la poussée d’Infini toujours continue, en vous, sur vous, à travers vous, en tous sens infinifiant [...]. La mescaline, son mouvement tout de suite hors des bornes. Infinivertie, elle détranquillise. Et c’est atroce.40

Mais tandis que le discours doit encore s’embarrasser de tout un arsenal

de figures, le dessin peut se contenter d’être ligne, schéma, forme grêle et traduit ainsi, sans doute mieux que toute parole, l’extrême plasticité du sentiment intérieur, de l’esthésie. Le dessin halluciné semble perdre sa valeur mimétique, sa précision figurative (la mescaline « châtre l’image » (MM : 64) au profit d’une valeur symptomale, indiciaire, sorte d’empreinte sismographique 36 M. Blanchot, L’écriture du désastre, op.cit, pp. 164.37 G. Didi-Huberman, Peuples en larmes, peuples en armes, Paris, Minuit, 2016, pp.26-2738 G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 42.39 (cf. KLM, p. 42)40 H. Michaux, L’infini turbulent, Paris, Mercure de France, 1964 (dorénavant : IT), pp.17-19.

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d’un corps agi, en prise à des impulsions, des influx nerveux, des vibrations, ou encore « figure figurante : figure en suspens, en train de se faire, en train d’apparaître, proche sans doute de l’électroencéphalogramme, comme Michaux le suggère lui-même dans Connaissance par les gouffres (CG : 17). Les dessins mescaliniens, que Michaux appelle lui-même « cinématiques »41 (le sublime est « la présentation dans sa motion »42), communiquent cette vibration, dessins43

Les mots subissent le même phénomène d’étirement que les choses, se superlativisent, deviennent immensément longs, tels « martyrissiblement » (MM : 14)ou encore le mot « intolérable » qui entraîne avec lui irrésistiblement « l’irrémédiable, l’intarissable, l’impitoyable, l’increvable, l’indéfinissable, l’indéracinable, l’infatigable, l’incroyable, l’innombrable, l’irrévocable, l’inguérissable, l’impitoyable, l’impérissable, l’infranchissble, l’indomptable, sans compter, l’irrecevable, l’incompressible, l’’indomitable’ » (MM : 35-36). Aussi Michaux rêve-t-il d’un autre médium cinétique, continu, animé, énergétique -, au-delà du langage :

Comment dire cela ? Il aurait fallu une manière accidentée que je ne possède pas, faite de surprises, de coq-à-l’âne, d’aperçus en un instant, de rebondissements et d’incidences, un style instable, tobogganant ou babouin. (MM : 14)

Forts de ces considérations, nous nous proposons de scruter deux figures du terrorisme plastique qui assument cette violence sémiotique, deux motifs ou tropes au sens étymologique de « ce qui tourne, qui change de sens » figures dynamiques (dunamis en puissance vs energeia, en acte) appartenant à l’esthétique de l’élan ou du moins à un « imaginaire dynamique » Bachelard, à savoir le tourbillon et l’explosion. Nos deux figures, puisant dans les images de l’océan déchaîné, ne s’inscrivent pas seulement dans une estéhtique du jaillissement, de la dilatation ou tout simplement de l’élan, avec ses « promesses d’existence » et des « puissances d’action » (Marielle Macé), mais se voient fédérées par l’astrophysique actuelle : par exemple dans la galaxie du Tourbillon, qui conjugue le spiralé et la déflagration, le continu et le discontinu. Il nous faudra donc étudier l’instance créatrice et le vertige herméneutique que le tourbillon et l’explosion entraînent. Force centripète/centrifuge d’envisager comme antidote à toute forme d’extrémisme littéral, dans les deux acceptions de l’« extrême » : topologique (tout à fait au bout) et tensif (au plus haut degré)) Si seulement les extrémistes, en quête d’aventure, qui s’engagent souvent malgré eux, pouvaient canaliser l’énergie vers d’autres fins, artistiques par exemple, devenir créateurs.

L’ESTHÉTIQUE DE L’ELAN VITALQuoi de plus complexe qu’une vague, ce phénomène que Vitruve a eu tant de mal à faire entrer dans la pensée. 44

L’esthétique de « l’élan vital » --

Concept que Henri Bergson forge dans L’évolution créatrice, 1907 pour expliquer la force dynamique (l’énergie) qui anime l’évolution des organismes et

41« Dessin cinématique» (Henri Michaux, «Vitesse et tempo» dans Quadrum III, Bruxelles, 1957).42 J.-F. Lyotard, «L’offrande sublime», o.c., p.55.43 H. Michaux, Misérable miracle. La mescaline, Paris, Gallimard, 1972, p.13.44 Kenneth White, Le Plateau de l’Albatros. Introduction à la géopoétique, op.cit, p. 355.  

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de la vie psychique est déclinée par plusieurs artistes : (1) tourbillon centripète involution sensation  ; (2) déflagration centrifuge évolution sublimation Dans L’évolution créatrice (1907), Henri Bergson

l’élan vital meut la fourmi comme l’homme, et son énergie créatrice déborde en l’infinité des espèces qui se succèdent ou coexistent;

Si selon Bergson , ch Chaque individu est la concrétion de l’élan vital, cette unique force créatrice, riche et imprévisible, qui se divise dans sa poussée; chaque œuvre est pour nous le résultat de cette poussée interne solidifiée (se particularise) mais ranimée par le regard du spectatuer. Si la façon de surmonter l’a matière butes sans vile, l’bostacet dan sl’évolution est toujours imprévisible et multiple.

L’élan vital comporte trois tendances générales qui s’opposent et coexistent en chaque espèce: l’élan vital a mis l’accent sur la torpeur pour faire les plantes, sur l’instinct et l’intelligence pour faire les animaux et l’homme. Aucune n’est plus évoluée que les autres; elles diffèrent en nature, non pas en degré; la réflexion les distingue, la réalité les mêle.L’élan d’amour qui les ouvre au progrès est aussi une poussée créatrice de l’élan vital. Si l’on suit le raisonnement de Bergson

Contre les excès, nuisibles à la société, de l’intelligence, l’instinct crée la fabulation; de là, la mythologie, et une forme de religion qualifiée de statique, dont la fonction est le maintien du groupe. C’est toute l’utilité de la superstition, qui, comme un instinct obscur, freine les risques de dissolution de la communauté par l’ouverture de l’intelligence. À l’opposé, la religion dynamique préside à l’élargissement de la communauté; l’une et l’autre religion s’ancrent dans l’élan vital.C. La société ouverte et la religion dynamiqueC’est qu’en société close, mû par une morale close et une religion statique, l’homme ne serait que le plus évolué des animaux; nos sociétés seraient immuables si l’instinct régnait. De loin en loin, l’histoire sème de grandes âmes revenues aux sources de l’élan vital créateur, qui ouvrent les sociétés.Le héros mystique sait traverser la pellicule extérieure et sociale des hommes pour en appeler à la source originelle de l’élan vital en eux et, par communication d’une sensibilité devenant universelle, faire passer l’instinct de groupe du petit ou grand à l’incommensurable: c’est l’amour de l’humanité qui refait les sociétés humaines; il diffère en nature, non en degré, de l’amour de la famille ou de la patrie. Passer de l’amour d’un groupe numériquement défini à celui de tous les hommes, ce n’est pas aimer plus d’hommes, c’est aimer différemment.Deux forces s’exercent donc sur l’homme en société: la pression de la morale close, qui maintient la solidarité du groupe – la mécanique –, et l’aspiration de la morale ouverte, qui l’élargit – la mystique. La pression est la cristallisation d’une aspiration primitive dont on a perdu l’esprit: quand l’inspiration se dégrade en formules impératives, la pression n’est plus que la lettre dont l’aspiration était l’esprit; mécanique et mystique font les deux ressorts de l’histoire des hommes.D. La société mixte et le cours de l’histoireMorale close et morale ouverte, religion statique et religion dynamique, mécanique et mystique sont des éléments séparés en droit, que les sociétés de fait réunissent. Ces deux principes animent l’histoire des hommes selon deux lois: la loi de dichotomie et la loi de double frénésie. La première sépare et fait lutter les tenants d’une société close et ceux d’une société ouverte; la seconde fait que, chacune

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l’emportant à son tour, il suit sa pente propre jusqu’à l’asphyxie, appelant l’autre voie par ses excès.«Mais la lutte, dit Bergson, n’est que l’aspect superficiel du progrès.» Les lois mécaniques qui la régissent ne sont pas les lois de l’histoire, qui sont lois d’une vie plus profonde. La frénésie de la recherche du confort de vie, depuis la Renaissance, s’est appuyée, en s’y opposant, sur la frénésie de vie ascétique du Moyen Âge; c’est un exemple du progrès par oscillation qui régit l’histoire de l’humanité. «À elle de se demander, conclut Bergson, si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l’univers, qui est une machine à faire des dieux» (Les Deux sources de la morale et de la religion).

LE TOURBILLONQue ce soit la Grande Vague de Kanagawa de

Hokusai, La nuit étoilée de Van Gogh ou les portraits de Francis Bacon traduit par la sensation (spasme) cette morphogenèse créatrice de la spirale. « J’ai voulu peindre le cri plutôt que l’horreur »45 peindre la sensation plutôt que le sensationnel les flux agissant derrière les choses, la force d’un cri, les spasmes, torsions, convulsions des corps. Le corps fait effort sur soi-même pour devenir Figure. Toute la série des spasmes chez Bacon est de ce type, amour, vomissement, excrément, toujours le corps qui tente de s’échapper par un de ses organes, pour rejoindre l’aplat, la structure matérielle.46, corps sans organes qui se définit par la présence temporaire et provisoire des organes déterminés. Les dernières œuvres seront désertées par la figure : « pure Force sans objet, vague de tempête, jet d’eau et de vapeur, œil de cyclone, qui rappelle Turner dans un monde devenu paquebot »47,

Face au motif du tourbillon le spectateur est suscité par un désir de suivre ces lignes sinueuses aux pouvoirs de gestation

multiples.48 Contrairement à l’exploration purement visuelle qui permet d’embrasser simultanément tous les composants d’un objet,

l’exploration motrice/tactile s’inscrit dans le temps itinéraire des yeux est bien entendu le résidu du tracé, kinesthésie, trajectoire, ligne

agissante

la spirale plastique semble participer de l’esthétique de l’hélice développée par Paul Valéry. , saisit l’instant où la vague gigantesque menace d’engloutir les vulnérables embarcations l’existence éphémère est soumise au bon vouloir de la nature toute-puissante, 1830  1831  (Bnf), la première de sa fameuse série Trente-six vues du mont Fuji, (synthèse de l’estampe japonaise traditionnelle et de la « perspective » occidentale (format « panoramique »

45 Bacon cité par G. Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, Paris, La différence,1981, p. 29.46 Deleuze, G. (1981) Francis Bacon, Logique de la sensation. [23, pages de l’édition de 2002 seuil]47 Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, Paris, La Différence, 19…, p.25.48 Cette conception spinoziste de Deleuze qui considère l'unité d'un plan de nature valant aussi bien pour les inanimés que pour les animés, pour les artificiels et les naturels, un plan d'étalement, qui est plutôt comme la section de toutes les formes, la machine de toutes les fonctions, un plan d’immanence ou de consistance qui réunit tout ce qui diffère. C'est une conception qui remonte au naturaliste Geoffroy Saint-Hilaire, lequel "dépasse les organes et les fonctions vers des éléments abstraits qu'il appelle 'anatomiques', ou même vers des particules, purs matériaux qui entreront dans des combinaisons diverses, formeront tel organe et prendront telle fonction, d'après leur degré de vitesse et de lenteur. Plan fixe de la vie, où tout bouge, retarde ou précipite. Un seul Animal abstrait pour tous les agencements qui l'effectuent. Un seul et même plan de consistance ou de composition pour le céphalopode et le vertébré, puisqu'il suffirait au vertébré de se ployer assez vite en deux pour souder les éléments des moitiés de son dos, rapprocher son bassin de sa nuque, et rassembler ses membres à l'une des extrémités du corps, devenant ainsi Poulpe ou Seiche, tel 'un bateleur qui renverse ses épaules et sa tête en arrière pour marcher sur sa tête et ses mains.' " (MP : 311-312) Deleuze n’y voit aucun animisme mais un machinisme universel, un plan de consistance occupé par une immense machine abstraite aux agencements infinis.

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La scène représente trois barges prises dans une forte tempête. La mer est l’élément dominant de la composition qui s’articule autour de

la forme d’une vague, qui se déploie et domine toute la scène avant de s’abattre. La grande vague, en cet instant, réalise une spirale parfaite dont le centre passe au centre du dessin8. La vague s’abat en forme de main destructrice, sa crête en griffes d’écume. Doigts crochusdéferlement « Hokusai aratame Iitsu hitsu »5, « (peint) de la brosse de Hokusai changeant son nom en Iitsu »8. Enfant de très modeste origine, sans identité, puisque son premier pseudonyme, Katsushika, lui vient de la région agricole où il est né, Hokusai utilisera au moins cinquante-cinq autres noms tout au long de sa carrière ; (quatre signatures différentes pour la série). L’image est tissée de courbes : surface des eaux qui se creuse, rides s’incurvant à l’intérieur des vagues, dos des lames et pentes du Fuji. Les courbes de l’écume de la grande vague engendrent d’autres courbes qui se divisent à leur tour en une multitude de petites sous vagues répétant l’image de la vague mère. Cette décomposition en fractale peut être considérée comme une illustration de l’infiniun tsunami ou une vague scélérate ; vague monstrueuse et fantomatique, au squelette blanchâtre, menaçant les pêcheurs de ses « griffes » d’écume, rappelle que Hokusai est un des maîtres du fantastique japonais comme le montrent les fantômes qui hantent les carnets des Hokusai Manga.La silhouette de la vague évoque un dragon géant, dragon que Hokusai dessine souvent, notamment celui du Fuji. La Vague réduite aux deux formes symétriques emboîtées, qui s’opposent et se complètent comme le yin et le yang, serein et violent, couleurs complémentaires, rose et bleu de Prusse. L’homme impuissant se débat entre les deux.

L’esthétique de l’hélice mène Paul Valéry dans « L’homme et la coquille » (1937) à des considérations épistémologiques. L’hélice spiralée devient un motif fondamental qui induit le regard, « l’entraîne à je ne sais quel vertige réglé ». « Grâce tourbillonnante » « L’hélice, la spirale, vont à l’infini extrême » La coquille témoigne d’une nature « produisante », « vivante » d’« une Puissance génératrice », qui fait fi des séparation entre géométrie et physique, des dissensions entre Euclide et Einstein.

Une coquille émane d’un mollusque. » Emaner me semble le seul terme assez près du vrai, puisqu’il signifie proprement: laisser suinter. Une grotte émane ses stalactites ; un mollusque émane sa coquille.. A l’extérieur, la coquille s’exsude et se solidifie...

Ce « simple gastéropode » nous fait voir « la perfection dans l’art » dépassant tout ce qu’un potier pourrait façonner

La disposition des courbes qui, sillons ou rubans de couleur, suivent la forme, et celle des lignes qui les coupent, font songer à des « géodésiques », et suggèrent l’existence de je ne sais quel « champ de forces », que nous ne savons pas déceler, et dont l’action imprimerait à la croissance de la coquille l’irrésistible torsion et le progrès rythmique que nous observons dans le produit.

Henri Maldiney tente toujours de rendre raison du rythme en quelque sorte de l’intérieur. Maldiney, Art et Existence : « La formation d’une forme est une mutation de l’espace-temps : elle est rythme » « rythmesthétique 49» « une partie de notre plaisir de spectateurs est de se sentir gagnés par les rythmes et 49 P.Sauvanet , « La question du rythme dans l’œuvre d’Henri Maldiney : approche et discussion  », Rhuthmos, 28 octobre 2012 [en ligne]. http://rhuthmos.eu/spip.php?article736

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virtuellement dansant nous-mêmes »50 Frédéric Pouillaude rappelle à son tour que, dès lors que la danse canalise la dissipation, l’énergie, l’intensité, l’ivresse, la dépense motrice, l’effervescence, elle constitue la condition de possibilité de tous les arts : «  Telle est l’essence de la danse. Elle consiste en une certaine mise en forme de la dissipation ; elle ordonne la puissance surabondante et construit en rythmes et figures l’élan informe de notre force vitale ».51 « Moi spectateur, n’éprouve la sensation qu’en entrant dans le tableau, en accédant à l’unité du sentant et du senti. »52 Deleuze cite lui-même Valéry qui conçoit la sensation comme ce qui « se transmet directement en évitant le détour ou l’ennui d’une histoire à raconter ».53 Cette sensation est puissance, rythme vital,

54, après « écroulement de la figure du monde »55, c’est-à-dire que le figuratif doit disparaître au profit des formes, telle la « ruade solennelle d’un cheval » de Paolo Uccello ou des « tourbillons solaires »56 des Tournesols de Van Gogh, la Gestalt au profit de la Gestaltung. Maldiney distingue en effet le rythme (rhuthmos, forme , configuration mouvante, vague toujours en formation, « manière particulière de fluer »57 (cf. Benveniste) une rythmisation de la perception. Regard, parole, espace, « le rythme est en liaison directe avec le spectateur, et l’oblige en quelque sorte d’’entrer dans la danse’ »58. sa pulsation, sa fluence. Ceci corrobore notre hypothèse d’un sujet à l’abri sulla berge mais mu par la violence de l’oeuvre

Dans L’âme et la danse, 1923 Valéry fera de cette force toujbillonnant l’essentce de la danse,et , partant, le transcendantal de tout art. , la danseuse Athikté qui vibre et tourne devant eux, bondit hors de sa forme et se reforme, « dévorée de figures innombrables », semble vouloir atteindre l’amplitude de l’âme :

SOCRATEÔ Flamme !...

Voyez-vous... Elle tourne... Un corps, par sa simple force, et par son acte, est assez puissant pour altérer plus profondément la nature des choses que jamais l’esprit dans ses spéculations et dans ses songes n’y parvint !

Dialectique entre les contraintes du cadre (ici le corps) et l’ubiquité) Après avoir tourné indéfiniment, avec la violence d’une extrême félicité, Athikté répond à la question de Socrate qui lui demande d’où elle revient : « Asile, asile, ô mon asile, ô Tourbillon ! — J’étais en toi, ô mouvement, en dehors de toutes les choses »

Elan amoureux, désir, libido

50 Paul Valéry, Philosophie de la danse, 1936, Oeuvres, I, 140051 F. Pouillaude, Le désœuvrement chorégraphique – essai sur la notion d’œuvre en danse, Paris, Vrin, 2009, p. 36.52 G. Deleuze, Logique de la sensation, op.cit., p. 27.53 Paul Valéry, cité par Gilles Deleuze, ibid., p.28.54. Maldiney, Regard, Parole, Espace, Paris, Cerf, 2012, p. 154.55Ibid., p. 153.56Ibid., p. 154.57 « La notion de “rythme” dans son expression linguistique » in É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t.1, Paris, Gallimard, 1966, p. 327-335. 58 Henri Maldiney, Regard, parole, espace, op.cit, p. 229.. On trouve des convergences avec la logique de la sensation chez Deleuze : « La Figure […] agit immédiatement sur le système nerveux, qui est de la chair. Tandis que la Forme abstraite s’adresse au cerveau » Gilles Deleuze, Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1984, t.I, p. 27.

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Valéry nous fait participer à la genèse de la forme.

Comme disait Lyotard dans Discours, Figure « Regarder le tableau c’est y tracer des chemins, y co-tracer des chemins, du moins, puisqu’en le faisant le peintre a ménagé impérieusement (encore que latéralement) des chemins à suivre, et que son œuvre est ce bougé consigné entre quatre bois, qu’un œil va remettre en mouvement, en vie. »59 Les auteurs, pour peu qu’ils soient intéressés par la genèse des formes ou du langage, CalvinoQue les auteurs aient été fascinés par la natura naturans, Calvino nous le confirme. La spirale, d’Italo Calvino (Les Cosmicomics), la sécrétion du mollusque, pur désir de créer, mais aussi de plaire à la femelle. E ̂tre informe accroché à son rocher, encore sans coquille, on assiste à la transformation du futur gastéropode faisant advenir la merveilleuse spirale de son enveloppe calcaire colorée. « Et dans ce mode d’expression je mettais toutes les pensées que j’avais pour elle » (p.205) « ainsi se formaient de belles stries qui continuaient tout droit à travers les spirales […] mon portrait traduit dans un système rythmique de volumes et de stries et de couleurs et d’une matière dure » (p.206)

 Catherine Malabou qualifie de « cinéplastique de l’être » : « une puissance d’anéantissement se cache au cœur de la constitution même de l’identité »60, plasticité créatrice, plasticité destructrice, plasticage de la subjectivité, force d’anéantissement, hétéro-affection, hantise de l’autre en soi. En conséquence de graves traumatismes, parfois pour un rien, l’histoire du sujet bifurque et un personnage nouveau, sans précédent, cohabite avec l’ancien. Quelle ontologie peut en rendre compte, si l’ontologie est depuis toujours attachée à l’essentiel et reste aveugle à l’aléa des transformations ? Quelle histoire de l’être peut-elle expliquer le pouvoir plastique de la destruction, de la tendance explosive de l’existence qui menace secrètement chacun de nous ?

L’écriture d’Abdelkébir Khatibi, dès lors qu’elle relate le cheminement d’un stucateur imprégné de la calligraphie et de l’arabesque, devient un artefact hybride, résultat d’un entrelacs d’image et de texte, volutes, graphisme spiralé. Khatibi noue et dénoue l’écriture en arabesque, épouse les courbes de la calligraphie arabe. Outre la tresse de plusieurs fils narratifs sinueux (l’histoire du stucateur et de l’art ornemental, l’amour charnel pour une femme sensuelle, le pèlerinage, le ciel et l’ange, certains passages épousent le graphisme spiralé de la calligraphie avec ses boucles embrayages, et débrayages, espacement horizontal et vertical. Par exemple, lorsque le stucateur rentre à Fès après son pèlerinage arrive sur une place où un conteur est en train de raconter son histoire, le croyant mort. Sans relever le capuchon qui voilait son visage, il écouta, incognito, sa propre histoire :(Dragon change de forme et de nom, s’entortille autour de la tour de Babel.

- Le bateau de Raïssi, continua le conteur, a été jeté dans les airs par le tourbillon. Tourbillon de feu, lancé par le Dragon des Sept Mers. Il a tourné dans le ciel et la coque a été renversée. Le bateau continue sa route, dans cette position. Les poissons envahissent le bateau, sautent au cou des pèlerins, leur mangent les yeux, puis les ventres et les bas-ventres. Alors Raïssi prend une épée. Il assomme poissons, rats, goules phosphorescentes. Il voit une barcasse suspendue derrière lui. Il la détache, la pousse jusqu’à la sortie du bateau. La barcasse saute ente les vagues, le Dragon la poursuit. Il l’avale, lui et sa barcasse.

59 Jean François Lyotard, « Le parti pris du figural », in Discours, Figure, Paris, Klincksieck, 1971, pp.14-15.60 Catherine Malabou, Ontologie de l’accident, la plasticité destructrice, Paris, Léo Scheer, 2009, p.39

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» (pp. 205-207)61

Le naufrage s’avère ici la version islamique du Naufrage d’Ulysse dantestque olutes enlacements. Au troisième jour du pèlerinage au moment de la « lapidation de Satan, avec sept petits cailloux » Satan « qui change de forme et de nom, comme un serpent à plusieurs langues, s’entortillant autour de la Tour de Babel » (p.185 Chez Dante, Ulysse n’est pas coupable d’avoir rusé (cheval de Troie) mais de ‘partir en quête de l’horizon, abandonner la verticale et les hiérarchies, échapper aux conventions. Ulysse voulait en savoir plus et défaire la jointure entre le ciel et l’océan qui bornait son monde et le cantonnait dans une seule langue, le grec, que (...) Dante ne comprenati pas. » Ulysse, puni d’avoir voulu ‘étudier le monde », de s’être hasardé en une « course indocile » trop loin au-delà du détroit de Gibraltar Bertrand Westphal62

Ne vous ravissez pas ce bonheur de connaître Par delà le soleil un monde inhabité !

Au loin il croit apercevoir la tour de Babel (qui pourrait l’aider à explorer d’autres langues/savoirs) or c’est le Purgatoire

Mais notre courte joie en des larmes se change :Soudain du Nouveau-Monde un tourbillon étrangeS’élève et vient au flanc frapper notre vaisseau,

Trois fois le fait tourner en amoncelant l’onde, Puis soulève la poupe, et dans la mer profonde Fait descendre la proue au gré d’un bras jaloux,[6]

Jusqu’à ce que la mer se referme sur nous. »

Si le terrorisme risque de se diluer dans l’entropie (relayé par la prolongation de l’état de siège lui-même sujet à cette dilution, l’œuvre d’art garde cette fulgurance, une singularité immune à la dilution du réel (principe de Carnot)

LA DÉFLAGRATION COMME SUBLIMATIONLa beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas. (André Breton, L’Amour fou, Paris, Gallimard, 1937 “folio”, p.26

Une deuxième figure sous-jacente à l’elan vital est l’explosion. Les auteurs n’ont en l’occurrence plus la contrainte de faire entrer une force giratoire dans le quadrilatère de l’œuvre, mais de suspendre une diffusion de particules centrifuges. ’auteur Jean Portante, dans son roman L’architecture des temps présents, attentat de résistance contre les SS

61.. Le roman-essai l’ Amour bilingue, de 1983, opposera à ce « désir mortel » une « pensée-autre », « pensée de la différence » une conjonction d’amour, de rêve et de voyage, célébration, disponibilité désirante, la bi-langue. Abdelkébir Khatibi, Pèlerinage d’un artiste amoureux, Monaco, Du Rocher, 2003, Poche, Le Serpent à plumes, coll. Motifs, 2006, pp. 205-20762 B. Westphal, La cage aux méridiens, Paris, Minuit, 2016, p. 107

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en Italie en 1943. Représailles des Allemands pour un attentat de la résistance, prenant en otage 10 villageois :

Pendant longtemps, elle m’apparut dans les rêves, la maison dynamitée. Une boule de feu. Le toit qui était arraché et flottait dans le ciel, les tuiles rouges qui éclataient en mille morceaux, explosant chacun à son tour, formant un bouquet multicolore près des nuages sombres. Comme dans un feu d’artifice qui s’épanouissait dans toute sa splendeur et qui, soudain, se figeait. Et c’étaient des bouts de corps carbonisés qui retombaient, des bras, des mains, des jambes, des pieds, des têtes. Des têtes avec des bouches qui parlaient à voix basse en tombant. S’arrêtant à hauteur de mon visage en me chuchotant trois syllabes à peine audibles : assassin. Puis les murs s’envolaient. Et dans le ciel illuminé ils allaient se recoller au toit qui, malgré tout, était resté entier. Elle flottait là-haut la maison, et des mains se glissaient à travers des crevasses, agitant des bouts de papier sur lesquels étaient collées des lettres de l’alphabet découpées dans un journal. De toutes petites lettres qui comme des fourmis grouillaient sur le papier. L’effort que je faisais pour les déchiffrer me réveillait alors. Et me rappelait qu’il y avait beaucoup de raison, à San Demetrio, pour qu’on me haïsse. » (Jean Portante, 2015, p. 248)

Michelangelo Antonioni, dans la scène finale de Zabriskie Point (1970), parvient à sublimer la gravité de la contestation étudiante contre un Etat raciste et tyrannique, « - au sens presque scientifique du terme - qui fait passer la réalité à un autre état : onirique »63 s’échappe dans le fantasme pour des scènes d’une poésie visuelle hallucinée et hallucinante, un silence, la suspension, la lévitation « déréalisant soudainement l’événement »., Daria fantasme sa vengeance contre la société, scène hallucinée et hallucinante, épilogue apocalyptique, qui voit tous les symboles du consumérisme occidental exploser à leur tour – habits, frigidaires, télévisions, jusqu’aux livres – et être réduits en particules flottant dans les airs, saisies au ralenties, objets d’art sombres ou lumineux, colorés, qui composent un tableau contemporain, une poésie visuelle envoûtante, sur la musique planante des Pink Floyd. réalisation par l’art, par l’imagination, d’une libération qui semble impossible dans la réalité. Libération par la destruction ou par l’amour, ils sont une sublimation du réel, le seul lieu où la révolte et la libération sont possibles. balletic slow Dans ses Leçons américaines, Italo Calvino, (1985) prône la « légèreté », la soustraction de poids pour lutter contre la pesanteur de l’univers, (l’inéluctable « pesantezza, l’inerzia, l’opacità del mondo). Le vol dans les fables ou dans la mythologie (Pégase le cheval ailé qui naît du sang de la Gorgone). Lucrezio e Ovidio, Dante, Cavalcanti, Leopardi il "parlar leggero" è principio e fine dell’arte stessa. Même façon de requalifier par la poésie l’horreur du XIVème chant de l’Enfer où sont punis les Blasphémateurs ;

Sovra tutto ‘l sabbion, d’un cader lento,piovean di foco dilatate falde,come di neve in alpe sanza vento...Partout, sur le sable, lentement pleuvaient de larges flocons de feu, comme, d’un temps calme, la neige sur les Alpes. (trad. Lamennais,

Flammarion, 1910)

   Le même Calvino nous offre une allégorie de l’explosion dans une de ses nouvelles scientifiques Le Cosmicomiche, à savoir « Tout en un point » 63A.-V. Houcke « Entre rêve et réalité »  http://www.critikat.com/panorama/analyse/zabriskie-point.html

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désignant le point préalable à « la grande explosion » (p. 69) l’éclatement, au rayonnement, le mouvement centrifuge qui engendre l’univers, le point précédant le Big Bang, où toute la matière, tout l’être en puissance est concentré. Jusqu’à ce que le point éclabousse, éparpille dans un espace nouveau-né tous ces fragments d’existence qui forment le monde. Selon Perle Abbrugiati64, la forme radiale représente une forme de nostalgie. Calvino nous convie à une réécriture de la Genèse, mais une réécriture burlesque, l’explosion originelle, nous emporte dans l’expansion universelle, « dislocation hyperboliquement ubiquitaire » et décrit donc une forme radiale en devenir (l’infini sidéral) Qfwfq, narrateur-personnage protéiforme, minimaliste, est la voix d’une pure essence Ce conte philosophique par le biais de la promiscuité du vécu dans le point, « serrés comme des sardines » (p. 69), nous confronte à une petite communauté représentative de n’importe quelle HLM familière. Par exemple dans cette définition ineffable de l’immigré car personne ne pouvait revendiquer l’ancienneté d’avoir été avant l’autre dans le point : la famille immigrée Z’zu qui d’après leurs voisins exagèrent en voulant tendre un fil dans le point pour faire sécher leur linge, la concierge cancanière (on se demande ce qu’elle nettoie puisque, dans un point, même un grain de poussière ne peut entrer). La promiscuité se teinte d’érotisme avec le personnage féminin, Mme Ph(i)Nko. Si dans un point il y a un lit, tous ceux qui sont dans le point sont dans le lit. Évitant de justesse de menaçantes images d’orgie, Calvino parvient à métamorphoser en un sentiment de béatitude cet érotisme, qui de ce fait, en se poétisant, devient image d’un eros primordial, au sens mythique du mot :

Elle va faire naître l’univers à partir d’un désir, d’un élan de générosité et d’amour. Mas dans cette ubiquité engendrée, tout se perd. D’un point de vue épistémologique, allégorie de toute création, éloignement d’un point de départ, perte. Béatitude est bien le mot, car la signora Ph(i)Nko est divine, au sens démiurgique du terme, car c’est elle qui va provoquer le Big Bang par l’expression d’un souverain désir, va permettre la création du monde. A la fois, la Femme, la génitrice, la mère et la déesse, expression du féminin italien, elle va exprimer un désir tout italien de gourmandise et d’altruisme, autrement dit d’amour, puisqu’elle va faire naître le monde d’un désir de faire… des tagliatelle. Monde clos et mesquin

On était bien ainsi, tous ensemble, de cette façon ; mais il fallait que quelque chose d’extraordinaire arrivât. Il aura suffi qu’à un certain moment elle dise : “Mes enfants, si j’avais un peu de place, comme il me serait agréable de vous faire des tagliatelle.” A cet instant même, nous pensâmes tous à l’espace qu’occuperaient ses bras ronds en allant d’avant en arrière avec le rouleau sur la feuille de pâte, sa poitrine descendant sur le grand tas de farine et d’œufs qui encombraient le vaste plan de travail, cependant que ses bras la pétriraient toujours et encore, blancs et pommadés d’huile jusqu’au-dessus du coude ; nous pensâmes à l’espace qu’occuperaient la farine, et le blé pour faire la farine et les champs pour cultiver le blé, et les montagnes d’où descendrait l’eau pour irriguer les champs, et les pâturages pour les troupeaux de veaux qui fourniraient la viande pour la sauce ; à l’espace qu’il faudrait pour que le Soleil arrive à faire mûrir le blé, ; à l’espace pour qu’à partir des nuages de gaz stellaires, le Soleil se condense et s’enflamme ; à la quantité d’étoiles et de galaxies et d’ensembles

64 P. Abbrugiati, « Tutto in un punto. Un point, c’est tout » Italies, Revue d’études italiennes, n° 16, La plume et le crayon. Calvino, l’écriture, le dessin, l’image, 2012, Aix Marseille Université, CAER EA 854, 13090, Aix-en-Provence, France. 

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galaxiques en fuite dans l’espace qu’il faudrait pour maintenir sa place chaque galaxie, chaque nébuleuse, chaque soleil, chaque planète ; et dans le temps même où nous y pensions, cet espace, inépuisablement se formait ; dans le temps même où Mme PH(i)NKo prononçait ces paroles : « Des tagliatelles, hein, mes enfants ! », le point qui la contenait, elle te nous tous, ce point se dilatait en rayonnant sur des distances d’années-lumière, et nous voilà envoyés aux quatre coins de l’univers […]Mme PH(i)NKo, celle qui, au milieu de notre petit monde clos et mesquin, avait été capable d’un élan généreux, le premier de tous – « Mes enfants, quelles tagliatelles je vous ferais manger ! » –, un véritable élan d’amour général, donna au même instant naissance au concept d’espace, et à l’espace proprement dit, et au temps, et à la gravitation universelle, et à l’univers gravitant »65

Le désir crée la pensée, et la pensée crée le réel. Mais pour faire la farine, il faut du blé, pour faire du blé, il faut des champs, pour faire des champs, il faut du soleil, pour faire le soleil il faut l’univers. Au moment même où les personnages pensent l’espace, l’espace naît, et avec lui le monde. On retrouve ce que Heidegger désignait par das Geviert, l’uniquadrité, le fait que dans chaque chose (la cruche) s’attarde les quatre puissances élémentaires : le ciel, la terre, le divin et l’humain (Sein und Zeit, 1927)

Le monde éclate en mille fragments, qui brisent l’unité initiale, béate et indistincte. La création est un acte de séparation, et la naissance est un renoncement à l’unité fusionnelleDu point de vue stylistique, cette explosion inaugurale donne lieu à une phrase interminable qui traduit syntaxiquement l’idée d’expansion par reprises successives, on pourrait dire concentriques, des termes qui s’engendrent l’un l’autre, et par effacement des verbes car une seule action contient toutes les autres. Une phrase de presque deux pages, qu’on pourrait dire “radiale” parce qu’elle semble contenir un principe de parthénogénèse. Cette phrase contient cependant à la fois la création et la disparition. La longue, interminable phrase qui dit le mouvement radial vers l’infini se termine par l’expression d’une infinie nostalgie, nostalgie d’une unité perdue, que l’on porte en soi car on est un élément d’un tout disparu. Notre être comporte une disparition intrinsèque. Être et disparition se confondent presque.

Du point de vue épistémologique, il n’est pas inopportun de souligner toute création est éloignement du point de départ qui l’a motivée.

FIGURES HYBRIDES

Le cri d’Edvard Munch (1893, huile et pastel) conjugue le tourbillon, par ses sinuosités et lignes de fuite vertigineuses qui happent le spectateur dans le tableau, et l’explosion dans la mesure où le journal du peintre fait allusion à l’éruption du volcan indonésien en 1883 Krakatoa., où Edvard Munch les reproduit dix ans plus tard dans son célèbre tableau Le Cri. Le rouge flamboyant était vraisemblablement provoqué par les cendres émises lors de l’explosion du volcan Krakatoa en 1883. Munch écrivit dans son journal, le 22 janvier 1892 :

Je me promenais sur un sentier avec deux amis — le soleil se couchait — tout d’un coup le ciel devint rouge sang. Je m’arrêtai, fatigué, et m’appuyai sur une clôture — il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir de la ville — mes amis continuèrent, et j’y restai, tremblant d’anxiété — je sentais un cri infini qui se passait à travers l’univers et qui déchirait la nature. 

65 Pp. 74-76.

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L’œuvre épouse ainsi la force des éléments, le tsunami céleste, nuages noctulescents dans le ciel que l’on put observer jusqu’en Europe du Nord. Il n’est pas impossible que Munch se soit inspiré des lignes incurvées de Hokusai ou de Van Gogh, ce que des œuvres de matching proposent (Pisa Redbubble créé par Briocima)

Van Gogh réunit l’élan plastique du tourbillon et l’éclat de l’explosion. La Nuit étoilée  1889, après avoir été admis dans l’asile du monastère Saint-Paul-de-Mausole dû à une crise de nerfs qui a duré de mi-juillet jusqu’à fin août, il inclut cette Nuit étoilée dans une série de travaux qu’il envoie à son frère, Théo, à Paris. La partie centrale du tableau représente le village de Saint-Rémy-de-Provence vu depuis la chambre

Van Gogh, étudié par Antonin Artaud, suite à l’exposition van Gogh organisée au musée de en 194766 réunit l’élan plastique de la vague et du tourbillon. Gerbes, virgules, apostrophes, paysages convulsionnaires, force tournante, embrasement, bombardement, éclatement, regard comme la bombe d’un météore., à ses « pleines convulsions » (p. 41), « défilés giratoires » (p. 43) « paysages convulsionnaires » (p. 77)² « intempestive transmutation » (p. 43) « celui qui, durant sa vie, fit tournoyer tant de soleils ivres sur tant de meules en rupture de ban » (p.45) Quelques jours avant l’ouverture d’une rétrospective Van Gogh à Paris en 1947, le galeriste Pierre Loeb suggéra à Antonin Artaud (1896-1948) d’écrire un texte sur le peintre. 

« formidables ébullitions internes » (p. 55) « souffrance du pré-natal » (p. 65) qu’il a fait gicler en faisceaux sur ses toiles, en gerbes comme monumentales couleurs, le séculaire concassement d’éléments, l’épouvantable pression élémentaire d’apostrophes, de stries, de virgules, de barres dont on ne peut plus croire après lui que les aspects naturels ne soient faits » (p. 65) « dans cette représentation exclusive de la nature, faire jaillir une force tournante, un élément arraché en plein cœur » (p. 70)«  Je vois, à l’heure où j’écris ces lignes, le visage rouge sanglant du peintre venir à moi, dans une muraille de tournesols éventrés,

dans un formidable embrasement d’escarbilles d’hyacinthe opaque et d’herbage lapis-lazuli.

Tout cela, au milieu d’un bombardement comme météorique d’atomes qui se feraient voir grain à grain (pp. 70-71)« j’ai vu la figure de Van Gogh, rouge de sang dans l’éclatement de ses paysages, venir à moi » kohan/taver/tensur/purtandans un embrasementdans un bormbardementdans un éclatement, (p. 74)« la pointe du pinceau même vrillée à même la couleur, chahutée, et qui glcle en flammèches, que le peintre mate er rebrasse de tous les côtés. (p. 75-76La pure énigme de la fleur torturée, du paysage sabré, labouré, et pressé de otous les côtés par son pinceau en ébriété. (p. 76)« tout vrai paysage est comme en puissance dans le creuset où il va se recommencer » (p. 77) « il y avait du fulminate,Du volcan mûr,De la pierre de transe, » (p. 79)Méfiez-vous des beaux paysages de Van Gogh tourbillonnants et pacifiques, convulsés et pacifiés.C’est la santé entre deux reprises d’une insurrection de bonne santé. (p. 81)

66 A. Artaud, Van Gogh, Le suicidé de la société, Paris, Gallimard, 1974, 2001 « L’imaginaire ».

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par ses « feux grégeois » et autres « bombes atomiques » (p.27) Processus de déflagration généralisée, maelstrom de la touche, le regard torpille

L’œil de Van Gogh est d’un grand génie, mais à la façon dont je le vois me disséquer moi-même du fond de la toile où il a surgi, ce n’est plus le génie d’un peintre que je sens en ce moment vivre en lui, mais celui d’un certain philosophe par moi jamais rencontré dans la vie. […]

Le regard de Van Gogh est pendu, vissé, il est vitré derrière ses paupières rares, ses sourcils maigres et sans un pli. C’est un regard qui enfonce droit, il transperce dans cette figure taillée à la serpe comme un arbre bien équarri. Mais Van Gogh a saisi le moment où la prunelle va verser dans le vide, où

ce regard, parti contre nous comme la bombe d’un météore, prend la couleur atone du vide et de l’inerte qui le remplit. (Artaud, pp. 88-89)

Si l’on y regarde de plus près, même la vague explose en griffes fractales

CONCLUSION : ETAT D’URGENCE CULTUREL ?Tous ces exemples relèvent d’un arrêt sur image, d’une suspension d’une violence contenue dans les limites d’une œuvre. La question qu’on est en droit de se poser est celle de l’usage de cette force de gestation de l’art. Doit-on muer cette force en activisme afin de contrer orce de GESTATion de l’ARt . es lettrés chinois Les sectes des philosophes étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient le remède; car l'effet de la philosophie est de rendre l'âme tranquille, et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité

Expérience esthétique mène à une éthique : Dès lors que l’explosion et la spirale sont des figures du vivant, il y aurait aussi une application écologique (Brandt) contenant en germe une éthique : l’œuvre est un exercice de finitude dans un océan sémiotique infini » 5brands Cultiver: l’intensité que ous ressentons devant l’œuvre instaure une communauté esthétique qui fait fi de touut communautarismeConvivantc expérience de partage au-delà des frontières :Force de l’art qui fait force de loi. EthiqueMuer cette force en activismedevenir autre cinéplastique de l’êtresauf si l’on peut dire d’uun intellectuel qu’on n’(attend pas de praxis mais l’ébranlement d’une conscience, la crétqion de communautés critiques, surtout au sein des communautarismesL’art en éducant à entrer dans la danse, à devenir autre, peut prémunir contre le solipsime identitaire de tout extrémisme

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« Il faut s’en rapporter aux auteurs chinois sur l’antiquité de leur pays, ce n’est pas ànous autres celtes à juger la Chine du bord de notre océan occidental. » 10

Notons un troisième processus: Voltaire entre 1740 et 1770 varie à l’infini les typesde discours, de genres et d’interlocutions pour évoquer la Chine: lettres, articles, entre-10. V, 81.52 CHARLES COUTELtiens, « catéchismes », dialogues et théâtre. Rien n’est plus révélateur que la démarche parlaquelle, reprenant la traduction par le Père de Prémare du classique chinois La Maison del’orphelin de Tchao, Voltaire ne compile plus, mais innove. Il s’oblige ainsi à se décentrerpour s’identifier à ses personnages, enrichissant son identité narrative franco-chinoise 11.Voltaire y puise la même énergie en multipliant héroïquement sa propre vie. Cette piècefut un grand succès en France puis en Chine12 Variant les lieux poétiques et littéraires d’interlocution,Voltaire s’oblige à ne plus se contenter d’un discours rhétorique convenu, maisà rencontrer la Chine: Voltaire accepte de se laisser traduire tout entier par la Chine.Enfin, dernier processus, la « stratégie de débordement par les ailes » ; ce processusstratégique serait une combinaison des stratagèmes 30 et 35 du classiqueManuel secret de l’Art de la guerre :Trentième stratagème : « d’invité se transformer en maître de céans » (Fan KeWei Zhu) – réussir à s’emparer peu à peu des commandes.Trente-cinquième stratagème : « stratagème de l’ennemi enchaîné » (LianHuan Ji) – faire en sorte que l’ennemi puissant se ligote lui-même.Ces deux stratagèmes font du personnage de Gengis Khan un vainqueur quidevient vaincu : croyant soumettre la Chine, Gengis Khan est en fait conquis par saconquête. On lit à l’acte IV de la pièce de Voltaire :« Et, vainqueur, je voudrais égaler les vaincus ».Se tournant vers les personnages de Zamli et d’Islamé, Gengis poursuit :« Jouissez de l’honneur d’avoir pu me changer […]Je fus en conquérant, vous m’avez fait en roi. […]Enseignez la raison, la justice et les moeursQue les peuples vaincus gouvernent les vainqueursQue la sagesse règne et préside au courage ;Triomphez de la force elle vous doit hommage ;J’en donnerai l’exemple, et votre souverainSe soumet à vos lois, les armes à la main. » (Souligné par nous).Plusieurs fois, Voltaire revient sur ce retournement du faible en fort et du forten faible ! Il semble lui aussi revendiquer l’honneur d’être changé par la Chine. Dansl’article De la Chine du Dictionnaire philosophique, Voltaire précise :« [La Chine] [est] la seule constitution qui ait fait adopter ses lois à ses vainqueurs »Ces quatre processus expliquent pourquoi et comment l’article De la Chine duDictionnaire philosophique s’émancipe de l’ethnocentrisme méthodologique du modèlediscursif convenu et d’abord hérité. Voltaire rencontre vraiment la Chine en variantses points de vue, en autolimitant son dogmatisme réducteur, en retrouvant la portéeéthique de l’amplification et en se laissant déborder par l’universalité humaniste de laphilosophie chinoise.Mais le cadre général de cette révolution philosophique est le véritable compagnonnagequi s’instaure avec Confucius : de Cicéron, Voltaire passe à Confucius : ilrelit Cicéron avec Confucius, il arrive à Confucius par Cicéron et va de l’Occident àl’Extrême-Orient de soi. Confucius ou la « Route du Soi » de Voltaire.11. Dans une prochaine étude nous voudrions montrer comment, par ce même processus, Voltaire développeson identité narrative « romaine » dans ses pièces à l’antique, où il se met en scène et s’identifie à… Cicéron.12. En 1990-1991, à l’occasion d’une représentation, à Pékin, de cette pièce et d’une luxueuse édition, onparla officiellement d’un « véritable intermédiaire culturel » entre la Chine et la France. Cette collaboration sedéveloppe encore avec le réseau des Instituts Confucius à travers la France. L’université d’Artois a l’honneurd’être l’hôte d’un de ces Instituts.VOLTAIRE ET LA CHINE 53L’HOSPITALITÉ DE CONFUCIUSOn ne sait pas exactement quand Voltaire découvre, lit et médite l’oeuvre deConfucius. Les Entretiens de Confucius étaient disponibles depuis 1687 (traduits parle Père Couplet). Rappelons le succès de l’ouvrage de Louis Cousin et de Jean de laBrume, La morale de Confucius, paru en 1688. À partir du chapitre II de l’Essai sur lesmoeurs du Dictionnaire philosophique et jusqu’au chapitre XLI du Philosophe ignorant,les références à Confucius se multiplient et irradient la pensée de Voltaire qui tenait àse coiffer d’un bonnet à la Confucius et avait apposé le portrait du Maître au-dessusde sa table de travail avec le commentaire suivant :« Sans éblouir le monde, éclairant les espritsIl ne parla qu’en sage, et jamais en prophète ;Cependant on le crut, et même en son pays »Le portrait que fait Voltaire de Confucius récapitule et confirme les processusémancipateurs que nous venons de signaler. Voltaire place sa lecture de la Chine sous

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les vertus confucéennes d’unité, de modération, de tolérance, de critique de soi,d’amitié, d’humilité, d’humanité et d’hospitalité. Dans le Catéchisme chinois du Dictionnairephilosophique, Cu Su, un disciple de Confucius termine son propos par uneapologie de la vertu d’hospitalité :« vertu si sociale, ce lien sacré des hommes. »Avec cet éloge de l’hospitalité, nous sommes aux antipodes du simplisme ethnocentriquede la vulgate examinée auparavant qui faisait de la Chine une référenceobligée et convenue d’un discours tout fait. La Chine de décor devient École de décence.Avec Confucius et son hospitalité philosophique et éthique, il devient possible devraiment rencontrer l’autre homme comme ami critique de moi-même, au coeur d’unehumaine et confraternelle condition. Le détour par l’autre me fait passer du « je empirique» au « moi universel ». Car le mérite de Confucius est d’abord de n’imposeraucun système ni aucun dogme :« Confucius n’a point inventé un système de morale, comme on bâtit un système dephysique. Il l’a trouvé dans le coeur de tous les hommes. » 13

N’étant pas dogmatique, il ne sera pas sectaire ; il devient ainsi l’ambassadeurde l’universel ; on lit dans les Carnets :« Confucius : d’autant plus grand qu’il ne fut point prophète, car qui est envoyé deDieu doit l’être pour les deux hémisphères. »Il n’impose aucun dogme parce qu’il est occupé d’abord à se corriger luimême; dans l’Essai sur les moeurs on lit, dans l’Introduction :« Confucius ne recommande que la vertu; il ne prêche aucun mystère […] pourapprendre à gouverner il faut passer tous ses jours à se corriger. »Le chapitre IV précise :« Confucius commence par dire […] que quiconque est destiné à gouverner doit rectifierla raison qu’il a reçue du ciel, comme on essuie un miroir terni ; qu’il doit aussi serenouveler soi-même, pour renouveler le peuple par son exemple. »Par l’autre culture qui vient de loin mais pour rester tout près, j’accède à mapropre altérité par l’humanité de l’autre. On comprend mieux pourquoi dans un rap-13. Article Morale du Dictionnaire philosophique.54 CHARLES COUTELprochement saisissant, Voltaire tenait à unir Cicéron et Confucius, l’Occident etl’Orient de la République humaniste des lettres.On mesure le chemin parcouru entre 1740 et 1770 : Voltaire, d’épigone despropagandistes, devient un philosophe universaliste et humaniste, grâce à l’étudeattentive de Confucius, voire de Mencius.Le portrait de Confucius au chapitre XLI du Philosophe ignorant de 1766 est lameilleure conclusion de cet itinéraire chinois de Voltaire ; les lignes suivantes pourraientservir de porte-bonheur et d’intermédiaire philosophique entre Français et Chinois,au même titre que l’Orphelin de Chine, au moment où se fondent les InstitutsConfucius :Confucius nous invite :« à pardonner les injures et à ne se souvenir que des bienfaits. À veiller sans cesse sursoi-même. À corriger aujourd’hui les fautes d’hier. À réprimer ses passions, et à cultiverl’amitié […] il recommande toutes les vertus ».alqué sur le modèle du « seed bombing » (pratique de végétalisation sauvage des villes), Dans Ruines de Rome67 Pierre Senges invente un personnage de botaniste terroriste. l’histoire d’un employé du cadastre qui prépare une apocalypse végétale, un travail de sape botanique : « il sème un peu partout graines de plantes et mauvaises herbes qui , en s’épanouissant, percent le goudron, soulèvent le bitume, fissurent les murs » (quatrième de couverture), sa fronde ou sa mutinerie jardinière ayant pour fin de « lever les derniers pavés de la ville » (p.91) de parasiter l’architecture urbaine de créer un « paradis à l’échelle urbaine » (p.135) avec l’avancée de ses frondaisons. Ce lent travail de sape est en tout cas salutaire à l’imagination encombrée de béton. Car l’écriture est à son tour un dépassement du neutre, de la retraite comme « silence, repos, retrait », écrire est une praxis, « batailler, investir, planter » (Barthes, 2003 : 30), même et précisément au bord l’idiomatique, de la singularité, de la folie : « Je suis indéfectiblement moi-même, et c’est en cela que je suis fou : je suis fou parce que je consiste. » (Barthes, 1977 : 142) « Je suis fou : non que je sois original (ruse grossière de conformité), mais parce que je suis coupé de toute socialité. Si les autres hommes sont toujours, à des degrés divers, les militants

67 P. Senges, Ruines-de-Rome, Paris, Seuil, 2002 ;

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de quelque chose, je ne suis moi, soldat de rien, pas même de ma propre folie : je ne socialise pas (…) » ibid. : 143). Mais à la fois « est fou celui qui est pur de tout pouvoir » (ibid. : 142). Et nous imaginons bien Barthes comme ce vieux fou qui cueille en vain des fleurs pour Charlotte dans le Werther de Goethe, ou ce vieux moine occupé en pleine chaleur à faire sécher des champignons à qui l’on demande pourquoi il ne le fait pas faire par d’autres ? Sa réponse est délicieusement péremptoire « Un autre n’est pas moi, et je ne suis pas un autre » ( ibid.).

Noel Godin entartage ou attentat pâtissier est un acte consistant à lancer ou le plus souvent, à « écraser » une tarte à la crème (ou plus simplement, une assiette en carton remplie de crème fouettée) à la figure d’une personnalité lors d’un événement public, pour souligner, selon les auteurs, l’absurdité des propos ou des actions de la « victime ». Noël Godin, l’entarteur flibustier de prendre pour cible tout visage imbu de sa gloire. (Internationale pâtissière)

« Le désastre nous ôtant ce refuge qu’est la pensée de la mort, nous dissuadant du catastrophique ou du tragique, nous désintéressant de tout vouloir comme de tout mouvement intérieur, ne nous permet pas non plus de jouer avec cette question : qu’as-tu fait pour la connaissance du désastre ? » (Blanchot, 1980, p. 10)Culture, colere, cultiver mais aussi prendre soin de, entretenir, préserver.

Les médias nous submergent de contenus prévisibles, interdisent le singulier (extravagant) étayé par aucune norme ou maxime, l’inattendu, l’inanticipable. L’art doit abriter, donner une hospitalité à ces enclaves, niches d’expérience, vacuoles (œil du cyclone), inattendu, l’inchoatif le non terminatif. L’art extrême (: topologique (tout à fait au bout) et tensif (au plus haut degré) comme antidote à l’extrémisme, détourner l’attention des idées reçues de la pensée unique, esprit moutonnier, l’extrémisme des clichés, guérillas de l’attention, guérillas artistiques opposent une puissance poétique à toute présomption de référentialité, littéralité.Si l’extrémisme risque de se diluer dans l’entropie ou dans l’obsolescence, l’œuvre d’art garde la fulgurance et l’éclat.

Paolo Veronese réponse à l’Inquisition à propos de La Dernière Cène (qu’il a ensuite rebaptisée en Repas chez Lévy) qui lui reproche de peindre un soldat ivre qui se récure les dents  : « Nous autres peintres, nous prenons des licences que prennent les poètes et les fous ». Il nous incombe de trouver dans la littérature et les arts les ressources pour répondre sans violence à la violence.

VOLTAIRE ET LA CHINE Charles COUTEL Université d’Artois, Arras - Centre Éthique et Procédures – IEFR http://www.appep.net/mat/2013/03/EnsPhilo_59_4_Coutel_VoltaireChine.pdf

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