olivier penot-lacassagne, friedrich kittler laurent de sutter ......renzo piano dans le quartier...

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Friedrich Kittler Gramophone, Film, Typewriter Les Presses du réel, 480 p., 32 euros Parue en 1986, cette somme histo- rique et théorique sur les inventions techniques des procédés d’enregis- trement a marqué une génération de théoriciens des médias. L’intro- duction d’Emmanuel Alloa situe par- faitement l’ouvrage dans son apport épistémologique sur l’histoire des techniques et leur influence sur notre rapport au réel, à l’écriture, au langage et aux images. Pas tout à fait héritier de l’école de Francfort ni du structu- ralisme, Friedrich Kittler est peut- être plus proche d’un Pierre Fran- castel, qui pensait, comme Kenneth Goldsmith aujourd’hui pour l’écriture numérique, que les techniques et les technologies façonnent notre pen- sée. Avec le phonographe, la «me- dia-technique » permet à la science « d’enregistrer pour la première fois des sons sans considération […] de leur signification». Kittler rappelle l’influence du gramophone dans le développement de la psychanalyse, de la connaissance du langage et de la communication à distance du sous- marin au téléphone. L’image de cou- verture est la fameuse « sphère écri- vante » utilisée par Nietzsche : elle ouvre l’histoire de l’écriture automa- tique, des sténo-dactylographes à Kafka, Derrida, Foucault et Carl Schmitt dans leur imaginaire et pra- tique de la machine à écrire. Le livre de Kittler présente aussi des traits littéraires remarquables et parfois étranges, en plus des informations capitales qu’il déploie avec érudition. On reconnaît aussi une veine para- noïaque proche d’un Thomas Pynchon (qu’il cite) quand il rappelle réguliè- rement les liens entre le progrès technique et le développement de technologies militaires : car l’enre- gistrement du son, de l’image et des écrits s’invente de pair avec la guerre. Cet ouvrage est un incontournable de l’archéologie des médias et de l’histoire culturelle de la modernité. Magali Nachtergael

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    s

    Laurent de SutterPost-tribunalB2, 96 p., 12 euros

    Une maison d’édition capable de pu-blier les pensées en matière d’archi-tecture du leader coréen Kim Jong-ilne peut être foncièrement mauvaise.Dernier en date des productions deséditions B2, Post-tribunal du discré-pant Laurent de Sutter est une ré-flexion en texte et images (plans,vues de chantier) sur la nouvelle Citéjudiciaire de Paris construite parRenzo Piano dans le quartier popu-laire des Batignolles, remplaçant letrop étroit Palais de justice de l’île dela Cité. Pensé comme un bâtimentde prestige – 104000 m2 prévus,dont 10000 de jardins suspendus,160 m de hauteur –, cette structurejudiciaire possède des proportions in-timidantes, mais se veut d’abord lieude soin, selon un modèle la rappro-chant davantage de l’hôpital que del’antichambre de la prison, lieu empa-thique de végétation et de verre, detransparence et de légèreté. Mais ilse pourrait bien, telle est la thèse del’auteur, que cette architecture mo-rale produise des monstres et que,sous la civitas affichée (les citoyensécoutés, le souci de chacun), ne ré-apparaisse plus durement encorel’implacable loi du tribunal (la sauve-garde de la cité d’abord et le soupçonenvers les indésirables). L’utopie dulieu de justice offrant asile masque-rait avant tout son désir d’ordre, avecportiques de sécurité comme seuleentrée, c’est-à-dire sélection descorps parmi la populace, quand leverre est une serre et qu’il isole plusqu’il ne s’ouvre à l’autre. Ce tribunaldu 21e siècle, cet hôpital à gérer, estainsi peut-être un leurre, dissimu-lant, sous le spectacle des bonnesintentions de la lumière révélatrice,l’inhospitalité d’une île fortifiée choi-sissant ses invités, quand juger vrai-ment consiste à se confronter àl’injugeable (Derrida), et quand ren-dre justice ne se réduit pas à simple-ment l’administrer.

    Fabien Ribery

    Friedrich KittlerGramophone, Film, TypewriterLes Presses du réel, 480 p., 32 euros

    Parue en 1986, cette somme histo-rique et théorique sur les inventionstechniques des procédés d’enregis-trement a marqué une générationde théoriciens des médias. L’intro-duction d’Emmanuel Alloa situe par-faitement l’ouvrage dans son apportépistémologique sur l’histoire destechniques et leur influence sur notrerapport au réel, à l’écriture, au langageet aux images. Pas tout à fait héritierde l’école de Francfort ni du structu-ralisme, Friedrich Kittler est peut-être plus proche d’un Pierre Fran-castel, qui pensait, comme KennethGoldsmith aujourd’hui pour l’écriturenumérique, que les techniques etles technologies façonnent notre pen-sée. Avec le phonographe, la «me-dia-technique» permet à la science«d’enregistrer pour la première foisdes sons sans considération […] deleur signification ». Kittler rappellel’influence du gramophone dans ledéveloppement de la psychanalyse,de la connaissance du langage et dela communication à distance du sous-marin au téléphone. L’image de cou-verture est la fameuse «sphère écri-vante» utilisée par Nietzsche : elleouvre l’histoire de l’écriture automa-tique, des sténo-dactylographes àKafka, Derrida, Foucault et CarlSchmitt dans leur imaginaire et pra-tique de la machine à écrire. Le livrede Kittler présente aussi des traitslittéraires remarquables et parfoisétranges, en plus des informationscapitales qu’il déploie avec érudition.On reconnaît aussi une veine para-noïaque proche d’un Thomas Pynchon(qu’il cite) quand il rappelle réguliè-rement les liens entre le progrèstechnique et le développement detechnologies militaires : car l’enre-gistrement du son, de l’image et desécrits s’invente de pair avec la guerre.Cet ouvrage est un incontournablede l’archéologie des médias et del’histoire culturelle de la modernité.

    Magali Nachtergael

    Peggy SastreComment l’amour empoisonne les femmesAnne Carrière, 145 p., 18 euros

    Peggy Sastre étant philosophe dessciences, les freudiens reprocherontpeut-être à cet essai ses argumentsessentiellement physiologiques et so-ciologiques. Il n’empêche. Outre quenos pulsions et autres constructionsimaginaires doivent bien emprunterdes vecteurs hormonaux (que l’au-teur nomme d’emblée, l’ocytocine etla vasopressine), le livre a le mérite des’attaquer à un dogme qui n’empoi-sonne pas seulement la vie desfemmes, mais aussi celle deshommes: la conception romantiquede l’amour. De ce « romantisme»,Sastre donne une origine bien plusancienne que la littérature du 19e siè-cle : dès les débuts de l’humanité,hommes et femmes se sont réunisen couples, les fameuses hormonespréservant leurs liens dans l’intérêtde la progéniture. C’est aussi cettenécessité de protéger les enfants, no-tamment des risques pathogènes,qui a rendu les femmes particulière-ment sensibles au dégoût et, donc,bien plus que les hommes, obsédéespar les tâches ménagères que plusd’un siècle de féminisme n’a pas en-core réussi à bien répartir entre lesdeux sexes. Trop de charges domes-tiques freinent l’épanouissement so-cial des femmes? S’appuyant sur desenquêtes, Sastre soupçonne qu’il y apeut-être là un cercle vicieux: et si lesfemmes encore trop souvent vic-times des inégalités professionnelles(salaire moindre, etc.) ne compen-saient pas cette entrave sociale parun surinvestissement du pouvoir do-mestique? Non sans humour, Sastreconclut en citant Simone de Beauvoir :droit de vote et métier ne suffisentpas à la libération des femmes. Quoide plus? Leur libération sexuelle. En-core faut-il que leur dégoût ataviquepour ce qui semble bas et sale dansles organes génitaux ne les conduisepas à une nouvelle sanctuarisation deleur propre corps…

    Catherine Millet

    Olivier Penot-Lacassagne,Gaëlle Théval (dir.)Poésie et PerformanceÉd. nouvelles Cécile Defaut, 310 p., 26,40 euros

    Enfin la poésie retrouve son étatpremier (sa Ur-form), la performance :il aura fallu du temps avant de revenirà une légitimité de l’oralité dans lapratique poétique, même si, et cetouvrage en témoigne magnifique-ment, elle n’a jamais cessé de seper former. Le collectif fait suite àplu sieurs journées d’études et annéesde travaux consacrés au renouveaude la scène poétique sonore enFrance, menés sous la houlette dedeux chercheurs spécialistes de lapoésie-performance et des avant-gardes. On retrouve les grands nomsde la poésie sonore, avec les incon-tournables figures historiques dadaet futuristes, mais surtout la généra-tion de la poésie-action d’après-guerredont Ghérasim Luca, Henri Chopinet, bien sûr, Bernard Heidsieck. L’his-toire de cette tradition poétique fran-çaise, qui va jusqu’au slam, révèleles nombreuses intersections entremouvements d’avant-garde. Elle évo-lue autour de revues animées parles poètes eux-mêmes (OU de Cho-pin, Doc(k)s de Julien Blaine) ou enmarge de groupes identi fiés: FrançoisDufrêne et les nouveaux réalistes,Robert Filliou, être à part de la sphèreFluxus, tandis que Michèle Métailse démarque d’un Oulipo très mas-culin. Il faut également rappeler –dans le sillage d’un autre livre collectif,Poésie et Médias (2012) – l’importancedes moyens techniques d’enregis-trement et de diffusion, certains uti-lisant ces techno logies directementcomme une extension de leur langagepoétique. Les contributions de spé-cialistes sont enrichies de textes deChopin, Charles Pennequin et JérômeMauche, ainsi que d’entretiens avecChristian Prigent et Julien Blaine qui,plus que des témoignages, font en-tendre la voix directe de ces perfor-meurs d’une poésie qui ne se lit passeulement, mais s’expérimente, s’en-tend, se voit, se vit.

    Magali Nachtergael

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