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Muriel LEVET Objets chamaniques et leurs pouvoirs Tous les objets protecteurs et guérisseurs des chamanes du monde entier

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Muriel LEVET

Objets chamaniques

et leurs pouvoirsTous les objets protecteurs et guérisseurs

des chamanes du monde entier

Avant-propos

Le propos de cet ouvrage est très simplement de présenter les différents objets utilisés par les chamanes dans le monde afin de permettre au lecteur de les comprendre, de découvrir leur puissance significative, leur fonction et leur mode d’utilisation, ainsi que leur richesse artistique.

Mais un premier problème se pose : qu’est-ce qu’un chamane ? Il existe autant de définitions du chamanisme qu’il y a d’auteurs…

Le chamane

Stricto sensu, le terme chamane ne s’applique qu’à une catégorie de personnes ayant rempli une fonction particulière chez les peuples de chas-seurs de langues toungouses en Sibérie. Le mot « chamane » est d’ailleurs emprunté aux langues toungouses saman, qui signifie soit « celui qui s’agi-te, bondit », soit « celui qui sait »1. La parenté avec le chamanisme tel qu’il est pratiqué de nos jours en Corée ou dans les communautés mapuches du Chili et de l’Argentine peut sembler de prime abord très éloignée.

Il convient donc de relever les points communs, de définir des critères d’ordre général qui permettent de donner une définition plus large du cha-mane. Ces définitions « larges » diffèrent beaucoup selon les auteurs. En nous basant principalement sur les travaux de Mircea Eliade2 et de Roberte Hamayon3, nous retiendrons les critères suivants :

Le chamane est un homme qui a été élu, choisi par un esprit que * l’on dit « électeur » (et non par les membres de sa communauté)

1 Hell, Bertrand, Possession et chamanisme : Les Maîtres du désordre, Champs Flammarion, Paris, 19992 Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase [2e édition revue et augmentée, 1968], Payot, Paris,

19783 La Chasse à l’âme, Société d’ethnologie, Nanterre, 1990

2 • Objets chamaniques et leurs pouvoirs

pour servir de médiateur entre le monde des esprits et le monde des hommes.

Il a pour fonction principale de protéger sa communauté.*

Pour remplir cette fonction, il organise ce que l’on appelle des * « séances chamaniques ».

Au cours de ces séances, le chamane, par le biais de procédés divers, * entre en transe. On parle alors d’« ensauvagement ». Il s’agit en fait d’une sorte de possession qui se manifeste par différents symptô-mes : tremblements, mouvements désordonnés… L’esprit électeur du chamane s’unit à son âme.

Le chamane atteint alors ce que l’on appelle l’« extase ». Souvent, il * tombe, inanimé, comme mort. Son âme, incarnée dans celle de son esprit électeur, quitte son corps, parfois accompagnée d’esprits auxi-liaires qui le guideront. On parle alors de « vol magique ». L’âme du chamane, qui a pris la forme de son esprit électeur, voyage dans la surnature.

Au cours de son voyage dans la surnature, le chamane communique * avec les esprits : il leur demande conseil, négocie avec eux pour le bien de sa communauté…

L’âme retourne au corps du chamane qui revient à un état de * conscience « normal ». Il agit alors en fonction de ce qu’il a appris dans la surnature.

Les chamanes dans le monde

Ces critères nous permettent tout d’abord de distinguer les chamanes des sorciers et des medecine-men, avec lesquels ils sont souvent confon-dus. Les sorciers n’ont pas nécessairement pour fonction de protéger leur communauté, les sorciers et les medecine-men n’atteignent pas nécessai-rement l’extase, les medecine-men ne sont pas nécessairement choisis par un esprit électeur. Quoi qu’il en soit, ils ne remplissent pas l’ensemble des critères exposés ci-dessus.

Ces critères nous permettent aussi de délimiter les zones géographiques où le chamanisme est ou a été pratiqué. Globalement, on peut dire qu’il s’agit de :

Avant-propos • 3

L’Asie : la Sibérie, bien sûr, ainsi que la Mongolie, où le chama-* nisme a été pratiqué jusqu’à très récemment, mais aussi le Népal, la Corée et certaines régions de Chine, du Japon, de Thaïlande, où le chamanisme est encore pratiqué.

Les régions polaires : le chamanisme a bien sûr été pratiqué au nord * de la Sibérie, mais aussi par les peuples inuit et yupiks de part et d’autre du détroit de Béring, ainsi que par le peuple Saami, au nord de la Scandinavie.

L’Amérique : jusqu’à une période assez récente, le chamanisme a * été pratiqué par divers peuples d’Amérique du Nord, en particulier sur les côtes nord-est et nord-ouest, où les chamanes, dans leur rôle de guérisseurs, cohabitaient parfois avec les medecine-men et les herboristes. En Amérique Centrale et en Amérique du Sud, il sem-blerait qu’il ait été pratiqué par les membres de civilisations préco-lombiennes et est encore très vivant de nos jours4.

Recenser tous les objets ayant été ou étant utilisés par les chamanes de tous ces peuples serait bien sûr une tâche complexe et fastidieuse. Nous avons donc choisi de limiter nos études à certaines zones géographiques. Ce choix a été guidé par le nombre de sources disponibles mais aussi par des goûts personnels.

Bien que le chamanisme connaisse un regain d’intérêt dans le monde occidental, il s’agit d’un mode de pensée en déclin, voire disparu, chez beaucoup des peuples qui le pratiquaient traditionnellement. En Sibérie, dans les régions polaires et en Amérique du Nord, les derniers chamanes n’ont pas trouvé de successeurs après leur mort. En Asie, néanmoins, il reste très vivant au Népal, en Corée du Sud et dans quelques autres régions. Il est également toujours très présent en Amérique Centrale et en Amérique du Sud.

Nous avons donc choisi d’étudier ici certains objets utilisés par les cha-manes d’antan et conservés dans divers musées. Il s’agit :

D’objets ayant été utilisés par les chamanes de différents peuples de * Sibérie, étant donné que l’on peut considérer la Sibérie, en quelque sorte, comme le « foyer » du chamanisme.

4 Le chamanisme est ou a également été pratiqué dans d’autres zones du monde, plus éparses : la Grèce antique, certaines îles de l’Océanie…

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D’objets ayant été utilisés par les chamanes yupiks et inuits, en par-* ticulier les masques, qui sont assez bien documentés.

D’objets ayant été utilisés par les chamanes d’Amérique du Nord, et * surtout du nord-ouest, ces objets étant assez bien documentés et très intéressants d’un point de vue artistique.

D’objets provenant de civilisations précolombiennes, où le chama-* nisme était manifestement pratiqué, certains d’entre eux présentant également un véritable intérêt artistique.

Nous étudierons également les objets que les chamanes utilisent de nos jours et les comparerons avec les objets utilisés par les chamanes d’antan. Les objets étudiés proviendront principalement :

De divers peuples du Népal et de la Corée du Sud, où le chamanisme * est encore très pratiqué de nos jours. Les objets utilisés par les cha-manes de ces régions, en général très esthétiques, mêlent souvent les caractéristiques de l’iconographie chamaniste et de l’iconogra-phie bouddhiste.

De divers peuples d’Amérique Centrale et d’Amérique du Sud, où le * chamanisme est encore pratiqué de nos jours et assez vivant, malgré quelques dérives commerciales.

Chamanes et objets

Ces objets, provenant de différentes époques, de différentes civilisations, de différents peuples ont bien sûr de très nombreux points communs.

Outre le costume et les accessoires, on peut dire que globalement, les objets utilisés par les chamanes remplissent deux fonctions principales :

Aider le chamane à entrer en transe* : cette catégorie peut elle-même se subdiviser en deux :

Les instruments de musique :• Partout dans le monde, les chama-nes parviennent à l’état de transe par le biais d’instruments de musique, en particulier de percussions. Les instruments les plus représentés sont le tambour en Asie et dans les régions polaires et le hochet en Amérique. A de rares exceptions près, l’un ou l’autre de ces instruments est toujours présent au cours des séances cha-

Avant-propos • 5

maniques, même si le son du tambour ou du hochet peut être ac-compagné de celui d’autres instruments à percussion, notamment en Corée, et par une très grande variété d’instruments, en particu-lier d’instruments à vent en Amérique du Sud, entre autres.

Les objets liés à la consommation de plantes enthogènes * : En Amé-rique du Sud, en plus de la musique, les chamanes utilisent très souvent des substances psychotropes, considérées elles-mêmes comme sacrées et divines (d’où le terme enthogène, « qui contient une déité », plutôt qu’hallucinogène, « qui provoque des hallucina-tions »). Ainsi, c’est souvent plus la plante que l’objet qui permet de la consommer qui revêt un caractère sacré. C’est particulière-ment vrai pour le tabac, même si dans certaines régions, les pipes sont considérées comme des supports d’esprits. Les objets liés aux autres substances psychotropes, souvent beaucoup plus richement décorés, sont parfois également considérés comme des supports d’esprits..

Aider le chamane à protéger sa communauté* : cette catégorie peut elle-même se subdiviser en trois : Influencerl’aléatoire:• il s’agit principalement de tout faire pour que les membres de la communauté mangent à leur faim. Pour les peuples de chasse, cela signifie faire en sorte que la chasse soit fructueuse. Pour les peuples de cultivateurs, il s’agit davantage d’influencer le climat pour que les récoltes soient bonnes, c’est-à-dire de faire en sorte qu’il y ait de la pluie en cas de sècheresse ou inversement, de demander le retour du beau temps.Prédire l’avenir :• cette tâche peut être mise en relation avec la précédente dans un cadre collectif. Le chamane peut prédire si le gibier sera ou non fructueux ou si les récoltes seront ou non bonnes. Il peut également prédire des éventuelles invasions, épi-démies ou autres malheurs, ce qui permet aux membres de la communauté de se préparer et de réagir en conséquence. Moins fréquemment, le chamane peut également prédire l’avenir à titre individuel, pour un membre de la communauté.Guérir les maux du corps et de l’esprit :• pour protéger sa commu-nauté, le chamane est également très souvent appelé à intervenir pour soigner les maladies des membres de sa communauté, que celles-ci soient d’ordre physique ou mentale. Il arrive parfois que l’on fasse appel au chamane quand le médecin traditionnel (her-boriste) n’a pas réussi à guérir la maladie. Mais le chamane peut également être le premier convoqué et, après avoir pris conseil

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auprès des esprits, joué lui-même le rôle de médecin et trouver les plantes nécessaires au soin du malade. Cela étant, certaines ma-ladies, celles dont la cause est d’origine surnaturelle, ne peuvent être traitées à l’aide de plantes, et dans ce cas, le chamane utilisera des procédés différents.

Les objets dont se sert le chamane pour protéger sa communauté * (bâtons, armes, flèches, plumes, feuilles, éventails et objets spécifi-ques à certaines cultures) peuvent être spécifiquement utilisés pour l’une des trois tâches présentées ci-dessus, mais le plus souvent, ces objets sont polyvalents et ont des fonctions multiples. Ils peuvent même également aider le chamane à entrer en transe.

Objets et esprits

Car ces objets sont souvent considérés comme le réceptacle d’un, ou plus souvent encore, de plusieurs esprits.

Certains objets sont ou étaient acquis par le chamane au fur et à mesure de son initiation ou de sa carrière ; en fait, à chaque fois qu’il acquérait un nouvel esprit auxiliaire. Or, chaque esprit auxiliaire est spécialisé dans une fonction (prédire l’avenir, influencer l’aléatoire…). Ainsi, plus le chamane possédait d’objets où venaient se fixer des esprits auxiliaires (notamment des accessoires du costume), plus il était puissant.

Comme les esprits prennent le plus souvent la forme d’animaux, beau-coup d’objets sont fabriqués à partir d’éléments d’origine animale (peau, fourrure, plumes, os, coquillages…) ou représentent des animaux (mas-ques, broderies, joaillerie, sculptures sur les amulettes ou les bâtons…). Les objets sont aussi très souvent fabriqués à partir d’éléments d’origine végétale, en particulier le bois, rappel de l’Arbre Cosmique. Plus rarement, ces objets peuvent représenter des esprits anthropomorphes (masques, joaillerie, sculptures).

Les objets relatifs au costume, plus que tous les autres, tendent à évo-quer ou à représenter le ou les esprits qui les habitent. Lorsqu’il revêt son costume, le chamane opère en lui une forme de transformation physique : en endossant son manteau, il acquiert des ailes d’oiseau ; en plaçant sur son visage un masque représentant un personnage mythique, il revêt l’ap-parence de ce personnage ; en retroussant son nez à l’aide d’un ornement, il prend l’aspect d’une chauve-souris.

Avant-propos • 7

Cette transformation physique n’est pas exclusivement symbolique : comme l’esprit de l’oiseau habite son manteau, le chamane, au cours de la transe, qui correspond à l’union de l’âme avec l’esprit électeur, va en quel-que sorte s’« incarner » dans cet esprit venu se fixer sur son manteau. Ce sera tout du moins la forme d’un oiseau que son âme revêtira pour pouvoir voyager dans la surnature.

La transformation physique que permettent le costume et les accessoi-res est symbolique de la fusion de l’âme du chamane avec son esprit élec-teur, mais elle « déborde » en quelque sorte sur le corps du chamane, qui semble également se métamorphoser. L’idée d’incarnation, de fusion entre le corps du chamane et l’objet est ainsi très présente (masques qui adhèrent au visage sans la moindre attache, vêtements cousus dans la peau d’un animal entier). D’autres objets (masques, broderies, joaillerie, gravures sur des amulettes…) représentent également la transformation en cours, le processus de transformation, dans des représentations de type anthro-pozoomorphe, mêlant les traits du chamane et celui de l’animal dont son esprit électeur prend la forme.

Objets et art

De très nombreux objets exposés dans ce livre présentent également un grand intérêt d’un point de vue artistique. L’iconographie chamanique parvient souvent à transmettre une vision du monde particulière, un enche-vêtrement de mythes et de légendes, des scènes étranges et fantastiques qui nous éclairent sur l’univers des chamanes.

Les matériaux et les techniques utilisés varient en fonction des objets et des cultures. Le procédé le plus couramment utilisé est sans doute la sculpture, sur bois ou sur os, certaines d’entre elles étant remarquables de finesse. Il faut également évoquer le travail de l’or des civilisations préco-lombiennes, les subtiles broderies des vêtements des Haidas, la beauté des masques yupiks et tlingits…

Sur ce sujet, les illustrations de ce livre parleront d’elles-mêmes.

***

Se transformer physiquement : Costumes et « accessoires »

Les vêtements et autres « accessoires » que portent les chamanes durant les rituels n’ont rien d’objets folkloriques, comme leur originalité pourrait à première vue laisser penser. Le costume du chamane lui permet bien sûr de se distinguer des autres membres de la communauté, mais il ne s’agit pas là de sa fonction principale.

Il ne faut pas oublier que quasiment tous les objets du chamane remplis-sent une, voire plusieurs fonctions particulières parce que chaque objet est le réceptacle d’un ou de plusieurs esprits. Et il faut également rappeler que, le plus souvent, ces esprits prennent la forme d’animaux.

Or, les objets relatifs au costume, plus que tous les autres, tendent ou à évoquer ou à représenter le ou les esprits qui les habitent. C’est pour cette raison que le costume et les accessoires du chamane sont, dans la très grande majorité des cas, composés d’éléments d’origine animale (plumes, peau, fourrure, coquillages, griffes, cornes…) et que l’on trouve également un très grand nombre de représentations zoomorphes, réalistes ou stylisées, souvent exécutées avec beaucoup de goût et de finesse (masques, brode-ries, joaillerie, gravures sur des amulettes…).

Bien sûr, ces esprits peuvent également être ceux d’ancêtres ou de per-sonnages mythiques et on trouve également parfois des représentations an-thropomorphes, notamment sur des masques ou sur des amulettes.

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Lorsqu’il revêt son costume, le chamane opère en lui une forme de transformation physique : en endossant son manteau, il acquiert des ailes d’oiseau ; en plaçant sur son visage un masque représentant un personnage mythique, il revêt l’apparence de ce personnage ; en retroussant son nez à l’aide d’un ornement, il prend l’aspect d’une chauve-souris.

Cette transformation physique n’est pas exclusivement symbolique : comme l’esprit de l’oiseau habite son manteau, le chamane, au cours de la transe, qui correspond à l’union de l’âme avec l’esprit électeur, va en quel-que sorte s’« incarner » dans cet esprit venu se fixer sur son manteau. Ce sera tout du moins la forme d’un oiseau que son âme revêtira pour pouvoir voyager dans la surnature.

La transformation physique que permettent le costume et les accessoi-res est donc symbolique de la fusion de l’âme du chamane avec son esprit électeur, mais elle « déborde » en quelque sorte sur le corps du chamane, qui semble également se métamorphoser. L’idée d’incarnation, de fusion entre le corps du chamane et l’objet est ainsi très présente (masques qui adhèrent au visage sans la moindre attache, vêtements cousus dans la peau d’un animal entier). D’autres objets (masques, broderies, joaillerie, gra-vures sur des amulettes…) représentent également la transformation en cours, le processus de transformation, dans des représentations de type an-thropozoomorphes, mêlant les traits du chamane et celui de l’animal dont son esprit électeur prend la forme.

Beaucoup d’objets sont ainsi le support de l’esprit électeur du chamane, mais de très nombreux autres sont le support de ses esprits auxiliaires. Il s’agit généralement d’« accessoires » accrochés au costume ou de bijoux. Ces objets sont généralement acquis au fur et à mesure de l’initiation du chamane, voire de sa carrière, et sont fabriqués par les membres de la com-munauté ou par le chamane lui-même à chaque fois que ce dernier acquiert un nouvel esprit auxiliaire. Ainsi, plus le chamane possède d’« accessoi-res », plus il possède d’esprits électeurs, plus il est puissant.

Mais lorsque le chamane danse, ces « accessoires », en s’entrechoquant entre eux, jouent également un rôle similaire à celui des percussions : ils aident le chamane à entrer en transe. Et en tant que supports d’esprits, les objets composant le costume et les « accessoires » peuvent acquérir des fonctions thérapeutiques ou divinatoires. Il arrivait parfois aux chamanes d’Amérique du Nord, par exemple, de retirer leur couronne pour en ef-fleurer un patient malade ou de retirer une amulette de leur collier pour l’accrocher au cou d’un malade.

Se transformer physiquement : Costumes et « accessoires » • 11

Coiffes et couronnes

La coiffe, qui prend généralement la forme d’une couronne, est l’un des accessoires les plus universellement représentés dans le monde du chama-nisme. Elle fait partie intégrante du costume du chamane sibérien, et on la retrouve également en Corée, au Népal et en Amérique. Malgré toutes ces différences géographiques, les coiffes de chamanes gardent de nombreuses caractéristiques similaires.

La coiffe est bien sûr un symbole de puissance et d’autorité. En la revê-tant, le chamane se distingue du commun des mortels.

Mais sa fonction ne s’arrête évidemment pas là. Comme la plupart des objets du chamane, la coiffe est le support des esprits de la nature. Il s’agit d’un accessoire dans lequel vont venir se fixer les esprits, ce qui permet au chamane de « s’incarner » en eux. Les esprits de la nature, comme on l’a déjà mentionné, prennent le plus souvent la forme d’animaux. C’est pour cela que les coiffes sont généralement fabriquées à partir d’éléments d’ori-gine animale ou d’éléments symbolisant des animaux :

Représentations de bois de cerf en Sibérie et Corée et ramures en * Amérique du Nord,

Représentations d’oiseaux en Sibérie, d’ailes d’oiseaux en Corée, et * plumes d’oiseaux en Sibérie, au Népal, en Amazonie et en Améri-que du nord-ouest, où l’on trouve parfois aussi des becs d’oiseau.

Bien que les cervidés et les oiseaux soient les plus représentés, d’autres animaux peuvent être majoritairement présents dans les coiffes :

Griffes d’ours ou représentations de griffes d’ours en Amérique du * nord ouest,

Piquants de porcs-épics au Népal.*

Ou présents, mais de façon minoritaire, plus anecdotique :

Fourrure et peaux d’animaux en Sibérie et Amérique du Nord,* Coquillages au Népal et en Amérique du Nord.*

Il faut également noter que la plupart des ces éléments d’origine ani-male sont orientés vers la haut. Nous entendons par là que la plupart de ces éléments (bois de cerfs et représentations, plumes, piquants de porcs-épics,

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griffes et dents) tendent à pointer vers le ciel, et non vers l’arrière ou vers les côtés, formant le plus souvent une structure de couronne (plus que de coiffe de « chef indien » telle que l’on pourrait se l’imaginer de prime abord). Il s’agit bien sûr d’un symbole d’ascension spirituelle, représentatif du vol magique du chamane.

Sur la coiffe, viennent donc se fixer des esprits qui permettront à l’âme du chamane de quitter son corps et de voyager dans le monde des esprits.

Le cerf, le premier guide du chamane

En Sibérie, où le chamanisme prend ses racines, les coiffes étaient le plus souvent fabriquées en fer. Très simples, elles étaient constituées d’une sorte de bandeau que le chamane positionnait autour de son front. Ce ban-deau était généralement assorti de deux arceaux, qui formaient une croix sur le sommet du crâne du chamane. Les espaces laissés vides sur le som-met du crâne étaient parfois cousus de tissus (on parle alors plus volontiers de « calottes »), et parfois laissés vides (on parle alors de « couronnes »).

Bois de cervidés (Sibérie), sans doute conservés pour leurs diverses vertus. Le cerf est le premier guide du chamane dans son vol magique.

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Le plus souvent, ces coiffes étaient surmontées de deux représentations de bois de cervidés, forgées dans le fer, qui pointaient vers le haut. Ce qui nous amène à parler d’un animal clef du chamanisme : le cerf.

Le cerf est un animal déterminant dans le chamanisme. Pour les peuples nomades de Sibérie, il s’agissait bien sûr d’un animal que l’on chassait pour sa chair, source de nourriture. Sans doute du fait de cette importance vitale, le cerf est devenu un animal mythique et magique. D’où les représentations dans les couronnes de sa caractéristique la plus distinctive : les ramures.

Notons pour commencer que le cerf est associé à la course du soleil dans le ciel. Certaines légendes sibériennes parlent d’un esprit en forme de cerf qui tiendrait le soleil entre ses bois. D’autres prétendent que ce serait un cerf aux ramures d’or qui, chaque jour, ferait passer le soleil de l’est à l’ouest. On dit également que le cerf serait à l’origine des éclipses : il ap-porterait le soleil sous terre entre ses rameaux1.

Tout comme l’oiseau, le cerf est donc un animal céleste. Et tout comme l’oiseau, il tend à accompagner le chamane dans son voyage dans l’au-delà. L’esprit auxiliaire du cerf, qui vient se fixer sur la coiffe où il est symbolisé par ses ramures qui pointent vers le ciel, a donc pour fonction principale d’aider l’âme du chamane à sortir de son corps et à voyager. Le cerf est le guide du chamane dans le monde des esprits. Au cours de ses « voyages », selon les récits sibériens, c’est d’ailleurs la forme d’un cerf que l’âme du chamane revêt le plus souvent2.

Les anciennes couronnes du royaume de Silla

Les chamanes coréennes ne portent de nos jours pas ou plus de couron-nes, mais plus volontiers de petits chapeaux ronds de couleurs variées ser-tis de plumes, ou bien des sortes de cornettes pointant vers le ciel, chaque coiffe étant associée à un esprit particulier3.

Mais il peut être intéressant d’établir une comparaison entre les couron-nes des chamanes sibériens et des couronnes récemment découvertes dans des tombes, au Sud-est de la Corée, dans l’ancien royaume de Silla.

Du ier siècle avant J.-C. au viie siècle après J.-C., la Corée était divisée en trois principaux royaumes : Koguryö, au nord (qui donnera son nom

1 Covell, Alan Carter, Ecstasy: Shamanism in Korea, Hollym, Seoul, 19832 Hamayon, Roberte, La Chasse à l’âme, Société d’ethnologie, Nanterre, 19903 Covell, Alan Carter, Folk Art and Magic : Shamanism in Korea, Hollym, Seoul, 1993

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à la Corée), Paekche, au Sud-ouest, et Silla, au Sud-est. Or, il se trouve qu’à l’époque de la fondation de Silla (parfois appelé « Shilla »), les Trois Royaumes avaient pour principale religion le chamanisme (qui allait très rapidement être concurrencé par le bouddhisme et le taoïsme). Et il sem-blerait que les premiers souverains de Silla aient été des rois-chamanes, ou tout du moins fortement influencés par le chamanisme.

Or, dans les tombes de ces rois, à Kyŏngju, ont été découverts bon nom-bre de trésors, dont des couronnes d’or ou dorées, qui tendent à évoquer autant le pouvoir du roi que celui du chamane.

Les couronnes des rois-chamanes coréens, contrairement aux couron-nes des chamanes sibériens, sont richement sculptées. Mais elles présen-tent une analogie notoire avec les couronnes sibériennes : la plupart d’entre elles sont surmontées, de chaque côté, de représentations de bois de cerf.

En leur centre ou sur les côtés, on trouve le plus souvent la représenta-tion d’un autre élément déterminant du chamanisme : l’Arbre Cosmique.

L’Arbre Cosmique

L’Arbre Cosmique est un concept clef du chamanisme. Partout dans le monde, les chamanes parlent de grimper dans cet arbre symbolique pour atteindre le monde supérieur ou communiquer avec l’inframonde.

Dans la cosmogonie chamanique (comme dans bon nombre de cos-mogonies) l’arbre est le pilier central de l’univers. Il prend ses racines dans l’Enfer, son tronc pousse dans le monde intermédiaire et ses branches s’étendent dans le Paradis4. Pour le chamane, le monde est donc divisé en trois parties distinctes, chacune remplissant une fonction particulière :

Le Paradis ou monde supérieur * est le monde des divinités qui rè-gnent sur la Terre, avec lesquelles le chamane, lors de son « voya-ge », pourra communiquer et à qui il pourra demander d’intercéder pour qu’il puisse protéger sa communauté en accomplissant ses dif-férentes missions : prédire l’avenir, influencer l’aléatoire ou guérir les maux du corps et de l’esprit.

4 eliade, Mircea, Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase [2e édition revue et augmentée, 1968], Payot, Paris, 1978

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La Terre ou le monde intermédiaire * est le monde des hommes mais aussi de tous les « êtres » de matière : animaux, végétaux et minéraux.

L’Enfer ou inframonde* est parfois considéré comme le monde des âmes des défunts ou le monde oû se trouvent les âmes des person-nes malades et les esprits malfaisants. En Amérique du Nord, ce « monde souterrain » est plus volontiers associé au fond des océans, endroits où se trouvent les dieux des animaux marins. Le chamane, lors de son « voyage », peut y descendre pour prendre conseil auprès des esprits des anciens, chasser les mauvais esprits, aller chercher l’âme perdue d’un malade ou entrer en contact avec les divinités des animaux marins.

Mais si chaque monde est bien défini par les différents niveaux de l’arbre, des interpénétrations sont évidemment possibles. Car dans la conception cha-manique du monde, tout est bien sûr unité. L’arbre, malgré ses trois niveaux, forme un tout. Ainsi, les esprits des morts et les esprits de la nature ne sont pas « cloisonnés » dans leurs mondes respectifs. Ils peuvent se manifester dans les trois niveaux de l’Arbre, et notamment dans le monde intermédiaire.

L’Arbre de Vie est donc l’« échelle » symbolique qui permet au cha-mane d’accéder aux mondes des esprits. Il est donc représentatif de l’ex-tase du chamane. Mais l’arbre est aussi le centre de l’univers, l’axis mundi, autour duquel tout s’articule. On retrouve ces deux symboles dans les dif-férents types de bâtons utilisés par les chamanes, dans l’échelle sacrée des Mapuches, mais aussi dans tous les objets chamaniques réalisés en bois. On peut bien sûr également établir un parallèle entre les « bois » de cerf et l’Arbre Cosmique.

L’oiseau, ses ailes et ses plumes

Si le cerf est l’animal le plus couramment « évoqué » dans les coiffes des anciens chamanes, l’oiseau est sans doute l’animal le plus présent dans les coiffes des chamanes qui pratiquent encore de nos jours. Mais il faut néan-moins constater que l’on trouve parfois des représentations d’oiseaux ou des plumes sur les couronnes sibériennes5, de même que l’on trouve parfois des représentations d’ailes d’oiseaux sur les couronnes des rois-chamanes coréens6.

5 Beffa, Marie-Lise, delaBy, Laurence, Festins d’âmes et robes d’esprits : Les Objets chamaniques sibériens du Musée de l’Homme, Publications scientifiques du muséum, Paris, 1999

6 Covell, Ecstasy: Shamanism in Korea, op. cit.

16 • Objets chamaniques et leurs pouvoirs

Au Népal et en Amazonie, les coiffes prennent aussi très souvent la forme de couronnes. Elles sont généralement composées d’un bandeau de tissu (très coloré en Amazonie et souvent orné de cristaux ou de petits coquillages cauris au Népal), très simple ou formant une sorte de turban (Népal)7. Il arrive parfois que le bandeau se suffise à lui-même, mais le plus souvent, des plumes sont disposées de façon verticale tout autour de la bande de tissu. On peut également trouver une unique « touffe » de plumes sur le devant de la coiffe (Népal). A noter également que les chapeaux des chamanes coréennes d’aujourd’hui sont souvent ornés de petites plumes colorées et que les couronnes des Amérindiens de la côte nord-ouest sont quelques fois serties de plumes ou de becs d’oiseau.

L’oiseau est un animal d’une grande importance pour les chamanes. Au cours de son voyage, le chamane peut être guidé par un cerf ou un autre animal, mais c’est le plus souvent la figure de l’oiseau qu’il retient. Ce qui est parfaitement compréhensible. Pour accéder au monde des esprits (Pa-radis ou Enfer), l’âme du chamane, après s’être détachée de son corps suite à la transe, doit nécessairement voler (vers le haut ou vers le bas). On parle d’ailleurs de « vol magique » du chamane.

L’oiseau est bien sûr un animal tout particulièrement adapté pour repré-senter ce vol. Les plumes ou représentations d’ailes ou d’oiseaux présentes sur la coiffe symbolisent un esprit électeur ou auxiliaire, qui guidera le chamane dans son vol. Il existe d’ailleurs des représentations coréennes de chamanes volant dans les cieux sur le dos d’une oie. Mais l’âme du chamane peut aussi prendre directement la forme d’un oiseau pour voler dans le monde supérieur, comme on peut le lire dans de nombreux ré-cits et le « voir » dans de nombreux objets, le thème de l’homme oiseau, c’est-à-dire du chamane se transformant en oiseau étant un sujet récurrent (cf. : « Lanières, amulettes, bijoux et autres « accessoires » » / « L’homme oiseau »).

Griffes d’ours et piquants de porcs-épics

La couronne du chamane népalais est souvent sertie de plumes, mais elle peut aussi être ornée de piquants de porcs-épics, pointant vers le ciel. On peut bien sûr y voir un symbolisme agressif et défensif, que l’on re-trouve dans les couronnes sibériennes munies de bois de cerf8. Le chamane doit défendre sa communauté contre les mauvais esprits et assurer sa survie et son bien-être. Mais ces piquants, pointant vers le haut, remplissent aussi

7 Il semblerait d’ailleurs que les néo-chamanes sibériens portent ce type de couronnes.8 Beffa et delaBy, op. cit.

Se transformer physiquement : Costumes et « accessoires » • 17

sans doute une fonction similaire à celle des plumes : symboliser l’ascen-sion du chamane, son vol magique. D’après certains récits, ces piquants auraient d’ailleurs pour fonction d’« allumer l’air au-dessus [de la tête du chamane] comme des étincelles de feu »9.

Les couronnes des Amérindiens de la côte nord-ouest, sont, quant à elles, composées de griffes d’ours ou d’objets représentants des griffes d’ours (griffes de lynx, cornes de chèvres ou de moutons sauvages, dents de castor, bois, ramures, coquillages). Ces éléments sont attachés sur un bandeau de tissu ou de cuir, sur lequel peuvent également se trouver des figurines représentants des esprits, des coquillages et des plumes ou des becs d’oiseaux10.

L’ours est un animal très important en Amérique du Nord, en particulier parce que sa fourrure, utilisée sous forme de vêtements ou de couvertures, permet de se protéger du froid. Les peuples de la côte nord-ouest considè-rent les ours comme des êtres sages et d’excellents guides lors du voyage chamanique.

Mais la plupart des peuples autochtones d’Amérique du Nord prête éga-lement de puissantes vertus médicinales aux objets rattachés aux ours. Pour guérir les malades, lors des rituels, les chamanes du nord-ouest retirent par-fois leurs couronnes, avec laquelle ils touchent la partie du corps qui est infectée11. La couronne a donc également une fonction thérapeutique.

Enfin, il faut également noter que les griffes d’ours, juchées sur la cou-ronne, s’entrechoquent et émettent un cliquettement lorsque le chamane danse. La couronne joue donc aussi un rôle similaire à celui du tambour et du hochet12 : aider le chamane à entrer en transe et convoquer les esprits dont il a besoin pour accomplir son œuvre.

***

9 mumford, Stan Royal, Himalayan Dialogue : Tibetan Lamas and Gurung Shamans in Nepal, University of Wisconsin Press, Madison, 1989

10 WardWell, Allen, Tangible Visions : Northwest Coast Indian Shamanism and Its Art, Monacelli, New York, 1996

11 Ibid. 12 Ibid.

18 • Objets chamaniques et leurs pouvoirs

Masques

Il existe très peu de masques chamaniques sibériens conservés dans des musées. Leur usage, aujourd’hui disparu, semble avoir été assez rare dans cette région du monde13. Pour une raison indéterminée, l’utilisation de masques chamaniques paraît néanmoins avoir été plus courante de l’autre côté du détroit de Béring, où elle a été pratiquée par les Yupiks et certains Amérindiens de la côte nord-ouest (Tlingits), de même que dans certaines civilisations précolombiennes, et, encore aujourd’hui, chez certains peu-ples d’Amazonie.

Les masques des chamanes peuvent être anthropomorphes et/ou zoo-morphes. Ils représentent presque toujours un ou des esprits, qu’il s’agisse de celui d’un défunt, d’un concept (esprit de l’eau, du vent…) ou d’un animal. Ils peuvent également représenter le visage du chamane lui-même, souvent décoré de représentations de ses esprits auxiliaires, ou en train de s’incarner dans son esprit électeur.

L’esprit d’Avgaldaj et d’Apqarat

Les masques chamaniques sibériens, le plus souvent fabriqués dans des feuilles de cuivre, fer ou laiton, sont tous anthropomorphes : ils représen-tent, parfois avec beaucoup de réalisme, un visage humain, celui d’un es-prit nommé Avgaldaj, auquel on rendait un culte14.

D’après la légende, Avgaldaj, le fils d’un chamane, s’était marié avec Xeterxen, la sœur de la deuxième épouse d’un prince. Mais Avgaldaj trom-pa sa femme avec sa belle-sœur, l’épouse du prince. Pour échapper à l’in-famie, Avgaldaj, Xeterxen et plusieurs autres décidèrent de s’enfuir. Sur le fleuve Angara, Xeterxen coupa la tête de son époux et la jeta à l’eau. Mais les esprits du fleuve réprouvèrent cet acte et réagirent en envoyant des ma-ladies à Xeterxen et à ceux qui l’accompagnaient. La tête d’Avgaldaj reprit alors vie et on se mit à lui rendre un culte, car elle avait acquis le pouvoir de chasser les mauvais esprits15.

De l’autre côté du détroit de Béring, les Yupiks utilisaient également des masques anthropomorphes16. Il arrivait en effet que les chamanes re-

13 Beffa et delaBy, op. cit.14 Ibid.15 Ibid.16 Nous avons choisi de n’évoquer ici que les masques de types nepcetat, qui ne pouvaient être portés que par

des chamanes. Il existe également un autre type de masques, dont les exemples sont encore aujourd’hui, beaucoup

Se transformer physiquement : Costumes et « accessoires » • 19

vêtent un certain type de masques, appelé nepcetat (d’une racine, nepete, signifiant « adhérer », « coller »). Mais tous les chamanes n’en possédaient pas. Les nepcetat étaient en quelque sorte le signe d’un pouvoir exception-nel. On disait que les chamanes qui en possédaient étaient si puissants que le masque adhérait à leur visage, sans qu’il n’ait besoin d’attaches17.

Les nepcetat sont toujours composés de deux parties : un arrière plan en forme de fraise, qui représente sans doute le Paradis, le monde supérieur, et au milieu duquel se trouve un cercle en forme de visage. Sur l’arrière plan, autour du visage, se trouvent toujours quatre ou cinq trous : les passages par lesquels les esprits de la nature entrent dans le monde des vivants18. Ces masques étaient surmontés de plumes pointant vers le ciel, rappelant les couronnes chamaniques et leur signification (le vol magique que le cha-mane accomplit dans le monde des esprits).

Le portrait placé au centre du masque représentait très certainement un esprit nommé Apqarat. D’après certains témoignages, c’est tout du moins avec lui que le chamane communiquait lorsqu’il revêtait son masque :

Je regardais [le chamane] et il a mis un masque […]. Il l’a ajusté, a appuyé dessus, et ensuite, il ne pouvait plus le décoller. On appelait ces masques nepcetat. On disait qu’ils fusionnaient avec le visage. […]

Il s’est mis à faire des bruits. Alors, c’était comme si quelque chose était entré de sous le bâtiment. Ils disaient que la chose était en train de poser des questions, mais nous ne pouvions pas comprendre. C’est pour cela que j’avais si peur. Quand la chose posait une question, il répon-dait. […] Mais il était le seul à comprendre les réponses de la chose. Les gens, comme moi, qui n’avaient pas de masques, ne pouvaient pas comprendre la chose. Ils appelaient la chose qui faisait des bruits sous le qasgiq (« masque ») Apqarat (« paroles brèves »)19.

Les masques d’Avgaldaj et d’Apqarat étaient donc très certainement le support de ces esprits. Lorsqu’ils les revêtaient, les chamanes s’incarnaient en eux et pouvaient parler en leur nom.

plus nombreux : ceux qui étaient fabriqués sur instruction du chamane et portés par des danseurs, notamment lors de la fête d’Agayurarak. Ces masques présentent également beaucoup d’intérêt d’un point de vue historique et artistique, mais comme ils n’étaient pas nécessairement portés par les chamanes, nous avons choisi de ne pas les étudier.

17 fienup-riordan, Ann, The Living Tradition of Yup’ik Masks : Agayuliyararput Our Way of Making Prayer, University of Washington Press, Seattle, 1996

18 Ibid. 19 fienup-riordan, Ann, Agayuliyararput : kegginaqut, kangiit-llu = Our Way of Making Prayer : Yup’ik Mas-

ks and the Stories They Tell, Anchorage Museum of History and Art in association with the University of Washington Press, Seattle, 1996

20 • Objets chamaniques et leurs pouvoirs

S’incarner dans les esprits

On retrouve cette volonté de représenter les esprits dans les masques de certaines civilisations précolombiennes et les masques tlingits. En Amérique du Sud, il semble en effet que les masques chamaniques aient été utilisés au moins par la civilisation llama (Colombie, 800 à 100 avant J.-C.), dont on sait, malheureusement, très peu de choses, ainsi que par les Indiens Muiscas (Colombie, vie-xvie siècle). En Amérique du Nord, de tous les chamanes de la côte nord-ouest, les Tlingits étaient les seuls à utiliser des masques20. Fabriqués en bois peint, ces objets, d’une grande beauté et diversité, représentent un réel intérêt d’un point de vue artistique.

Les masques étaient un élément déterminant pour les chamanes tlingits. Tous les chamanes en possédaient plusieurs, et les plus puissants pouvaient en avoir jusqu’à huit. Pendant les séances de transe, il arrivait que le cha-mane revête tous ses masques successivement, pour montrer l’étendue de ses pouvoirs, c’est-à-dire ses capacités à communiquer avec les esprits des morts et les esprits de la nature21.

A chaque fois qu’il changeait de masque, le chamane tlingit s’incarnait dans un nouvel esprit et agissait comme cet esprit (appelé yèk) :

Le chamane tournait autour du feuSon esprit auxiliaire, son yèk s’approchait, son yèk bougeait.Son pouvoir arrivait.Le yèk parlait en lui une langue que personne ne comprenait.Le chamane parlait comme le yèk.Il portait le masque du yèk.Il agissait comme le yèk.Il sautait tout autour du feu. Il criait comme le yèk.Quand le yèk s’en allait, le chamane disait ce qu’il avait vu,Il disait ce qui était venu en lui22

L’idée d’incarnation, de symbiose, était telle, que, comme chez les Yu-piks, on disait que les chamanes n’avaient pas besoin d’attaches pour por-ter leurs masques : ils adhéraient tout seuls à leur visage, ils leur collaient littéralement à la peau, les esprits se fondaient en eux.

20 WardWell, op. cit. On retrouve des masques chez d’autres ethnies de la côte nord-ouest, mais ils ne sont pas utilisés par les chamanes.

21 emmons, George T., The Tlingit Indians [1906], laguna Frederica de (éd.), University of Washington Press, 1991

22 In laguna, Frederica de, Under Mount Saint Elias : The History and Culture of the Yukat Tlingit, Smithso-nian institution press, Washington, 1972

Table des matières

Avant-propos 1Le chamane 1Les chamanes dans le monde 2Chamanes et objets 4Objets et esprits 6Objets et art 7

Se transformer physiquement : Costumes et« accessoires » 9Coiffes et couronnes 11Le cerf, le premier guide du chamane 12Les anciennes couronnes du royaume de Silla 13L’Arbre Cosmique 14L’oiseau, ses ailes et ses plumes 15Griffes d’ours et piquants de porcs-épics 16

Masques 18L’esprit d’Avgaldaj et d’Apqarat 18S’incarner dans les esprits 20Les esprits de la mort 21Les esprits de la nature 21

Vêtements de cérémonie 23Dans la peau d’un animal 23Broderies d’esprits 24Le style squelettique 25Influences locales et historiques 25

134 • Objets chamaniques et leurs pouvoirs

Plastrons, armures et autres ornements de poitrine 27S’armer contre les mauvais esprits 27Le cœur et les esprits électeurs 28Les pectoraux des chamanes précolombiens 28L’homme chauve-souris et l’homme-jaguar 29

Lanières, amulettes, bijoux et autres « accessoires » 31Le miroir, le premier support des esprits 31L’homme oiseau 32Éléments d’origine animale 33Figurines zoomorphes et anthropomorphes 35L’esprit mammouth 36Les amulettes d’Amérique du Nord 37Les pendentifs d’Amérique du Sud 38La transformation de l’homme chauve-souris 39Sonnailles 40

Entrer dans la transe I : Tambours, hochet et autres « instruments de musique » 43Tambours 45L’Arbre et le cerf 45L’animation du tambour 47Musique et transe 48Représentation du monde et bouclier contre les mauvais esprits 49L’épouse du chamane 50

Hochets 52Le hochet en Amérique 52La maraca, un microcosme de l’univers 53Rattles et esprits auxiliaires 54Hochet, transe et guérison 55

Table des matières • 135

Autres « instruments de musique » 57Les percussions coréennes 57La chacapa des Yaguas 58Flûtes tubulaires, trompes et cornes 58Autres instruments d’Amérique latine 60

Entrer dans la transe II : Pipes sacrées, récipients et instruments liés à la consommation de plantes enthogènes 63Pipes, supports de cigares et autres instruments liés à la consommation de tabac 65Les différents modes de consommation du tabac 66Pipes 66Supports de cigares 68Tubes à priser 68L’enivrement et la mort 69La voix des esprits et les yeux du jaguar 70Chasser les maladies et les mauvais esprits 71

Récipients et instruments liés à la consommation de plantes psychotropes 73Les principales plantes psychotropes 73Jícaras et récipients à ayahuasca 74La calebasse 75Poporos 76Plateaux à yopo et autres poudres hallucinogènes 77Tubes à priser 78

Influencer l’aléatoire, prédire l’avenir et guérir les maux du corps et de l’esprit : Étude de quelques objets rituels 79Bâtons, battoirs et cannes 81Bâton de pouvoir 81Bâton à sonnailles, cannes chevalines et bâton de danse 83Battoir de tambour et bâton de divination 84Bâton de guérison 85Bâton de pluie 86

136 • Objets chamaniques et leurs pouvoirs

Armes rituelles 88Des armes contre les mauvais esprits 88Des armes contre les maux du corps et de l’esprit 89Le phurbu : une arme pour représenter le monde 91Les épées sacrées :des armes pour prédire l’avenir 93La danse des couteaux : des armes pour affirmer son pouvoir surnaturel 94

Flèches 96Des flèches pour deviner la cause des maladies 96Des flèches pour lutter contre les mauvais esprits 97La perte de l’âme 98Des flèches pour retrouver les âmes 99Des flèches pour faire tomber la pluie 100

Feuilles, plumes et éventails 101Branches et bouquets de feuilles 101Crin de cheval 102Plumes et éventails de plumes 103Eventails et danses chamaniques 104

Pièges à âmes 106Les âmes perdues 106Un outil pour soigner 107Un objet délicatement ciselé 108Le Sisiutl et le canoë 109

Echelles chamaniques 111Le rewe 111Cérémonie d’initiation 112Arbre Cosmique et échelle 113Axis mundi et autel 114Protéger la communauté 114

Lexique 117

Bibliographie 125