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COMMEDIA DU 12 MARS AU 9 AVRIL 2014 SAISON LES CAHIERS Numéro 91 Printemps 2014 DE PIERRE YVES LEMIEUX INSPIRéE DE LA VIE ET DE L’œUVRE DE GOLDONI MISE EN SCÈNE DE LUCE PELLETIER UNE PRODUCTION DU THéâTRE DE L’OPSIS EN PARTENARIAT AVEC LE THéâTRE DENISE-PELLETIER LE DERNIER JOUR D’UN CONDAMNé ALBUM DE FINISSANTS LES ZURBAINS 2014 Du 6 au 16 mai 2014 Mise en scène de Monique Gosselin Une production du Théâtre Le Clou en collaboration avec le Théâtre Denise-Pelletier et le Théâtre jeunesse Les Gros Becs à Québec Du 26 mars au 12 avril 2014 De Victor Hugo Adaptation et mise en scène d’éric J. St-Jean Une production de Bruit Public en codiffusion avec le Théâtre Denise- Pelletier Du 12 au 22 mars 2014 De Mathieu Arsenault Adaptation et mise en scène d’Anne Sophie Rouleau assistée de Michelle Parent Une coproduction de Pirata Théâtre et de Matériaux Composites, en codiffusion avec le Théâtre Denise-Pelletier

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COMMEDIA DU 12 MArs AU 9 AvrIl 2014

s A I s O nLes CahiersNuméro 91

Printemps 2014

DE PIErrE YvEs lEMIEUx

InspIréE DE la vIE Et DE l’œuvrE DE GOlDOnI

MIsE En sCÈnE DE lUCE PEllEtIEr

UnE PrODUCtIOn DU théâtrE DE l’OPsIs En partEnarIat avEC lE théâtrE DEnIsE-PEllEtIEr

lE DErnIEr JOUr D’Un COnDAMné

AlBUM DE FInIssAnts

lEs ZUrBAIns 2014

Du 6 au 16 mai 2014

Mise en scène de Monique Gosselinune production du théâtre le Clou en collaboration avec le théâtre Denise-Pelletier et le théâtre jeunesse les Gros Becs à Québec

Du 26 mars au 12 avril 2014

De victor hugo

adaptation et mise en scène d’éric J. st-Jeanune production de Bruit Public en codiffusion avec le théâtre Denise-Pelletier

Du 12 au 22 mars 2014

De Mathieu Arsenault

adaptation et mise en scène d’Anne sophie rouleau assistée de Michelle Parentune coproduction de Pirata théâtre et de Matériaux Composites, en codiffusion avec le théâtre Denise-Pelletier

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Découvrez la richesse et l’excellence d’un théâtre qui depuis 50 ans a su marquer l’imaginaire de millions de jeunes et moins jeunes.

Consultez les encarts historiques inclus dans chaque Cahier de la saison 2013-2014.

Joignez-nous sur et branchez-vous au www.denise-pelletier.qc.ca pour tout savoir. Nouvelles, capsules vidéo, photos, articles et beaucoup plus ! P

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© RobeRt etcheveRRy

Avoir à cœur lA pArole de nos Auteurs

Mot du directeur Artistique

Nous terminons cette 50e saison par une création, Commedia, de Pierre yves Lemieux. cette production marque la fin du cycle italien du théâtre de l’opsis et je tenais absolument à y associer le théâtre Denise-Pelletier, car la pièce est inspirée de la vie et de l’œuvre de carlo Goldoni, un auteur très présent dans l’histoire de notre compagnie et ce, dès les premières saisons.

Notre dramaturgie est encore très jeune. Même si des pièces ont été écrites ici avant le XXe siècle, on situe généralement la naissance du théâtre québécois en 1948 avec Tit-Coq de Gratien Gélinas. et si le mandat du théâtre Denise-Pelletier a toujours été de faire connaître les grands textes du répertoire occidental à la jeunesse québécoise, Gilles Pelletier a compris, dès 1969, que nous devions ouvrir notre programmation à nos auteurs afin de bâtir, nous aussi, notre propre répertoire.

Ainsi, au fil des inspirantes dernières années, le public de notre théâtre a pu découvrir les Gélinas, Dubé, tremblay, Sauvageau, barbeau, Laberge, Dussault, Dubois, Dalpé, Garneau, etc. ces auteurs, d’autres encore, ont trouvé leur place aux côtés des Molière, Shakespeare, Goldoni et autres grands dramaturges d’ailleurs et d’hier. et nous devons ajouter, pour un bilan plus complet, les chaurette, bienvenu, bourget, Lévy-beaulieu, Legault, beausoleil et autres à qui nous avons confié l’écriture de traductions et d’adaptations, dont Pierre yves Lemieux qui fait œuvre de création, de traduction et d’adaptation.

cette 50e saison s’est ouverte avec un de nos premiers textes, Zone, point d’ancrage de l’univers de Marcel Dubé, et elle se termine par la création

d’un texte d’un auteur d’ici qui, par le biais d’un auteur d’hier, nous invite à mieux comprendre le travail de l’auteur dramatique. Le théâtre Denise-Pelletier lève bien haut son chapeau à ces auteurs qui éveillent l’imaginaire et nous aident à comprendre le monde dans lequel nous vivons.

Pour ne pas être en reste, la Salle Fred-barry se met au diapason avec Album de finissants, adaptation théâtrale du récit de Mathieu Arsenault, un projet de médiation culturelle qui a réuni les énergies de jeunes professionnels et des élèves de cinq écoles secondaires. Je lève mon chapeau à leurs enseignants et j’en profite pour célébrer toutes celles et tous ceux qui, année après année, entraînent leurs étudiants chez nous.

L’adaptation par Éric J. St-Jean du texte de victor hugo portant sur la peine de mort, Le Dernier Jour d’un condamné, suivra dans une production de bruit Public. Finalement, place aux jeunes auteurs du milieu scolaire avec l’édition 2014 des Zurbains. Rappelons que le théâtre Denise-Pelletier a initié ce projet avec le créateur des Contes urbains, yvan bienvenu et sa compagnie Urbi et orbi, et que le théâtre Le clou a pris le relais à compter de la deuxième édition pour ainsi permettre la création de plus d’une soixantaine de contes écrits par les élèves au cours des dix-sept dernières années.

La parole d’ici est au cœur de cette fin de saison, et elle le mérite bien !

bons spectacles et à la saison prochaine !

Pierre Rousseau

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Hélène Beauchamp s’intéresse à l’évolution du théâtre professionnel au Québec et au canada français au XXe et au XXIe siècle. Auteure d’ouvrages sur l’histoire de ces théâtres, sur le théâtre jeune public et sur les pratiques en éducation artistique, elle a reçu le Prix de carrière de l’Association canadienne de la recherche théâtrale (2009). elle a enseigné à l’Université d’ottawa puis à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal qui lui a conféré le statut de professeure émérite. elle a récemment contribué à Architectures du spectacle au Québec sous la direction de l’architecte Jacques Plante (Les Publications du Québec, 2011) et à L’Absolu…un jour…Hommage à Françoise Loranger, sous la direction de brigitte Purkhardt (2013). À l’Université d’ottawa, elle est chercheure associée au projet « Parcours de formation en écriture dramatique dans le contexte de la minorité linguistique francophone » (cRSh) ainsi qu’aux travaux du « chantier ottawa : construction d’une mémoire française à ottawa » projet interdisciplinaire (cRSh). elle coordonne la rédaction des Cahiers du théâtre Denise-Pelletier depuis 2010.

Catherine Cyr est titulaire d’un doctorat en Études et pratiques des arts de l’UQÀM. Sa thèse porte sur les imaginaires du féminin chez l’auteure québécoise Dominick Parenteau-Lebeuf. en plus de collaborer à diverses revues savantes, elle est membre de la rédaction de JeU Revue de théâtre. À ce titre, elle a dirigé plusieurs dossiers thématiques : Paysages du corps (2007), Jouer autrement (2008), Subversion (2010), Théâtres de la folie (2011), Le spectateur en action (2013) et Corps atypiques (à paraître, 2014). Les figurations du corps dans la dramaturgie contemporaine, de même que les théories de la réception et de la représentation, constituent ses champs d’intérêt actuels. Depuis quelques

années, elle est rédactrice pour différentes compagnies théâtrales de même que pour le Festival transAmériques (FtA). elle enseigne aussi la dramaturgie contemporaine à l’École nationale de théâtre du canada.

Andréane Roy est finissante au baccalauréat en études théâtrales à l’École supérieure de théâtre de l’UQÀM. elle détient aussi une formation collégiale en chant et une mineure en littérature comparée. elle chante au sein de plusieurs projets de musique indépendants depuis 2006. De 2007 à 2008, un stage de théâtre en biélorussie lui a permis de s’initier à la langue russe et aux techniques de jeu de Stanislavski et de Meyerhold. elle s’intéresse particulièrement à la dramaturgie et au dialogue entre les pratiques artistiques telles que la musique, les arts visuels, la danse et le théâtre. À l’automne 2013, dans le cadre d’une production de l’ÉSt, elle a exercé la fonction de dramaturg auprès du metteur en scène christian Lapointe.

Frédéric Thibaud est cofondateur et codirecteur artistique des compagnies de théâtre orbite Gauche (2001-2009) et théâtre Kafala (1990-2000), transfuge de littérature et d’histoire de l’art, Frédéric thibaud s’intéresse depuis longtemps aux mystères de la mécanique théâtrale, aux zones limitrophes du texte dramatique et de la représentation, sujet de son mémoire de maîtrise (UQÀM, 2000). Depuis 1998, il est professeur de théâtre, de littérature et de cinéma au Département de lettres du collège de Maisonneuve (Montréal), spécialiste en création artistique. Spectateur assidu de la scène théâtrale montréalaise, Frédéric thibaud aime être décoiffé par la fougue de la jeunesse, observer les émois des spectateurs dans la pénombre d’une salle de théâtre et lire le programme d’une pièce après la représentation.

ÉQUIPE DE RÉDACTION

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LES CAHIERS / NUmÉRo 91 / pRiNTempS 2014

tAble des MAtières / Salle deNiSe-pelleTieR

Les Cahiers du théâtre Denise-Pelletier sont publiés sous la direction de Julie houle, avec le soutien d’Anaïs bonotaux-bouchard. La rédaction des Cahiers est coordonnée par hélène beauchamp. Nous remercions les équipes de production, auteurs et metteurs en scène qui ont facilité la réalisation de ce numéro des Cahiers.

conception graphique et infographie : Passerelle bleue / Impression : Imprimerie Maska inc. ISSN 1188-1461 / bIbLIothÈQUe NAtIoNALe DU cANADA / N.b. : Les opinions exprimées dans les articles de cette publication n’engagent que leurs auteurs

théâtre Denise-Pelletier4353, rue Sainte-catherine estMontréal (Québec) h1v 1y2Administration : 514 253-9095billetterie : 514 253-8974www.denise-pelletier.qc.ca

COMMEDIA

5 L’équipe du spectacle

6 Présentation et résumé

14 Acteurs et personnages

16 entretien avec Luce Pelletier, metteure en scène

DOSSIER  dU THÉÂTRe eT dU moNde

20 bas les masques ! Goldoni et la réforme du théâtre

26 Un monde à part. venise au XvIIIe siècle

33 Artistes contemporains de Goldoni

37 Le XvIIIe siècle : quelques repères

39 Pour en savoir plus…

40 Pour aller plus loin…

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50 ANS DU THÉâTRE DENISE-PELLETIER

42 Préserver l’accès des jeunes au théâtre et au répertoire

Le théâtre Denise-Pelletier (tDP) tient à remercier

Le tDP est membre des théâtres Associés inc. (tAI) et de l’Association des diffuseurs spécialisés en théâtre (ADSt). Il est aussi partenaire de Atuvu.ca.

tAble des MAtières / Salle fRed-baRRy

ALBUM DE FINISSANTS

48 L’équipe et les compagnies

49 entretien avec Anne Sophie Rouleau et Michelle Parent

LE DERNIER JOUR D’UN CONDAMNÉ

54 L’équipe et la compagnie

55 entretien avec Éric J. St-Jean, metteur en scène

LES ZURBAINS 2014

59 L’équipe et la compagnie

60 entretien avec Adriana De oliveira et Monique Gosselin

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Distribution (par ordre alphabétique)Luc Bourgeois ........................................... GoldoniSteve Gagnon................................................. carlo Martin Héroux ..................................M. Medebach, ............................................Giulio, père de Goldoni .......................................................... et autres rôlesCatherine Paquin-Béchard .......................Marina, ..............................autres amoureuses de Goldoni.......................................................... et autres rôlesMarie-Ève Pelletier .................... Mme Medebach, ................................. Margherita, mère de Goldoni .......................................................... et autres rôlesCarl Poliquin .............................................. Il Genio......................................................................D'Arbès .......................................................... et autres rôles

Concepteurs et collaborateurs artistiquesAssistance à la mise en scène et régie ...................................... Claire L’ Heureuxcostumes ............................................Julie BretonDécor ........................................Olivier LandrevilleÉclairages ......................................Jocelyn ProulxMusique...................................Catherine GadouasMaquillages ............................Suzanne TrépanierDirection de production et direction technique ...............Maryline Gagnon Assistant à la direction technique ............................................. Alexi RiouxAssitante aux costumes ........Marie-Noëlle Klisscoupeuse ...................................Francine Leboeufcouturières .....Monia Saoud et Kathy Robinson

Réalisation du décor .....Productions Yves Nicolchargé de projet .............................Patrick Perrin

Équipe du Théâtre de l’OpsisDirection générale et artistique .....................................Luce Pelletiercoordination générale ...................David TrottierDirectrice des communications ..........Marie-Claude Hamel

Équipe de production – Théâtre Denise-PelletierDirection de production ................Réjean PaquinDirection technique ......... Jean-François Landry Attachée de presse ........................Isabelle BleauPhotographe de production ......................Marie-Claude Hamel

Équipe de scène – Théâtre Denise-Pelletierchef machiniste .............................Pierre Léveilléchef électricien ........................Michel Chartrandchef sonorisateur ...............................Claude Cyrchef habilleuse ........................ Louise Desfosséschef cintrier ............................. Pierre Lachapelle

Pierre yves Lemieux remercie le conseil des arts et des lettres du Québec de son appui financier.

l'équipe du spectAcle

COMMEDIAtexte de Pierre Yves LemieuxInspiré de la vie et de l’œuvre de GoldoniMise en scène de Luce PelletierUne production du Théâtre de l’Opsis en partenariat avec le Théâtre Denise-Pelletier

Salle Denise-PelletierDu 12 mars au 9 avril 2014

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Avec la création de Commedia, le théâtre de l’opsis clôt son cycle italien amorcé en 2010 par la production d'Il Campiello de Goldoni qui a été présentée au théâtre Denise-Pelletier en 2011. c’est Luce Pelletier, directrice générale et artistique de la compagnie, qui assure la mise en scène de ce texte écrit par Pierre yves Lemieux, une œuvre qui oscille entre le sérieux et le ludique et qui, sous le vernis de la légèreté, soulève d’importantes questions sur la création artistique et sur les conditions, matérielles et culturelles, dans lesquelles celle-ci se déploie.

Commedia : une vision vertigineuse

Dans ses mémoires, l’auteur de théâtre carlo Goldoni écrit : « … tous les hommes possèdent dès leur enfance un Génie qui leur est propre, qui les pousse vers un genre de profession et d’étude plutôt que vers un autre […]. Moi, je me suis senti à coup sûr attiré comme par une force intérieure insurmontable vers les Études théâtrales dès ma

plus tendre jeunesse »1. Selon l’auteur, s’il advient, au fil du temps, qu’on ignore cette prédisposition quasi surnaturelle ou qu’on lui tourne le dos abruptement, alors rien ne va plus et tout s’effondre. or, au moment où débute Commedia, Goldoni, qui a triomphé pendant plusieurs années sur les scènes vénitiennes, se retrouve maintenant épuisé par d’innombrables querelles artistiques, lessivé, désenchanté. Il a choisi l’exil. À la veille de son départ pour la France, abattu et mélancolique, en proie à l’un de ses « vertiges noirs », il reçoit la visite de son infatigable génie. cette fois, il est réticent à le suivre.

GoldoniÀ combien de chagrins faudra-t-il que je m’expose cette fois ? Sans garantie de fortune, pour un bonheur éphémère et si vite oublié.

Il GenioIl n’y a d’éphémère que l’oubli. Quand on crée, quand on joue, ça n’existe plus l’oubli.on se remémore, on invente et alors basta l’éphémère !2

Aussi, par cette sombre nuit de 1762, l’auteur se laisse-t-il entraîner encore une fois par son génie, lequel, sous ses yeux, lui joue une ultime représentation à venise, une « vision » tourbillonnante, un « moment épiphanique où son passé et sa destinée se maelströment devant lui »3.

Découpée en une multitude de tableaux qui s’enchaînent de façon tournoyante et virevoltante, Commedia propose un voyage imaginaire au cœur de l’existence de Goldoni, une vie entièrement vouée à la création théâtrale, avec ses joies mais aussi avec ses nombreux aléas. Sans progression linéaire, mais avec des boucles et des allers-

1 Goldoni, c., cité par G. Luciani (1992). Carlo Goldoni ou l’honnête aventurier. Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble, p. 16.

2 Lemieux, P. y. (2014). Commedia, texte dramatique inédit, p. 6. 3 Id., p. 2.

présentAtion et résuMé

Carlo Goldoni par Alessandro Longhi, XVIIIe siècle.

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retours dans le temps, la pièce nous montre l’auteur à différentes étapes de sa vie, de sa petite enfance à la maturité, en passant par les intrépides années de jeunesse, fertiles en aventures. Si les lieux sont multiples – jardins, cours intérieures, places publiques, bateaux, salles et coulisses de théâtre… –, ils appartiennent tous à venise, dont ils rendent un portrait bigarré, entre somptuosité et beauté quelque peu usée. La ville, qu’on surnomme parfois la Sérénissime ou la Dominante est, dans Commedia, un quasi personnage, et plusieurs des enjeux de la pièce se rattachent à ses pratiques, à sa culture et à sa vie quotidienne4.

Au moment où débute la pièce, après que Goldoni ait consenti à suivre une fois de plus son génie, une lumière inonde une cour intérieure. c’est celle de la maison de son enfance. Devant l’auteur, se matérialisent sa mère et son parrain qui se querellent au sujet d’une pièce que le petit carlo a écrite. Le parrain croit que l’enfant a plagié alors que sa mère, puis son tuteur, le défendent. c’est là la première dispute à éclater autour des écrits de l’auteur. celles-ci seront nombreuses au cours de sa longue vie et il aura maintes fois à défendre ses textes et ses singulières postures esthétiques contre différents détracteurs, qu’il s’agisse de certains nobles ou d’auteurs contemporains rivaux tels chiari et Gozzi. À intervalles, Commedia lève le voile sur plusieurs de ces querelles à travers lesquelles se font jour quelques-uns des principes fondamentaux de la réforme théâtrale engagée par Goldoni. on voit, par exemple, combien une certaine partie de la noblesse était réfractaire à la représentation des « petites gens » à la scène, concevant cela comme une dépravation du plus mauvais goût.

Suivante de la ContessaGoldoni trouve ses personnages dans la rue, c’est là que ses pièces devraient être présentées.Pas dans les théâtres, mais dans la fange.

4 voir « Un monde à part. venise au XvIIIe siècle », infra.

Goldoni (s’enflammant)Mes personnages sont dignes de toutes les scènes d’Italie !Il y a aussi de la grandeur chez les petits !tout comme il y a de la petitesse chez certains grands !5

D’autres sujets de discorde rattachés aux visées artistiques de Goldoni émaillent Commedia : les acteurs peuvent-ils jouer sans masque ? est-il préférable de représenter la réalité quotidienne des habitants de venise ou bien de privilégier l’évasion dans le rêve, le fantastique ? peut-on bousculer l’ordre établi et accorder plus de place à une actrice de second rôle qu’à la « vedette » de la pièce ? Des plus fondamentales aux plus anodines, ces questions sont mises en actes dans la pièce de Pierre yves Lemieux, à travers les dialogues, certes, mais aussi à travers les nombreux extraits d’œuvres de Goldoni qui persillent Commedia.5 Lemieux, P. y., Op. cit., p. 17.

Palazzo Centani sur le Rio San Toma, maison natale de Goldoni, Didier Descouens, 2013.

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ce faisant, prend vie sous nos yeux un théâtre en pleine transformation et une pensée artistique en train de se construire.

Ainsi, la pièce nous montre « les combats et les désillusions d’un auteur qui passe par-dessus bien des difficultés pour continuer à écrire »6. Au fil de ce parcours résilient, qui s’attache aussi à explorer bien d’autres territoires, notamment les paysages 6 Lemieux, P. y., (2014). Entretien, n.p.

escarpés de la séduction et de l’amour, c’est donc toute une réflexion sur la création artistique qui est déployée. Une réflexion qui, parce qu’elle aborde des enjeux essentiels et intemporels, notamment quant aux conditions de création des artistes, n’a de cesse de faire écho à l’époque contemporaine et de nous interpeler. Catherine Cyr

présentAtion et résuMé

Pierre Yves Lemieux, auteur

entretien Avec pierre Yves leMieux, Auteur

À la fois épris des lettres et du monde de la scène, Pierre Yves Lemieux a étudié la littérature et l’interprétation théâtrale. Depuis de nombreuses années, ces deux passions s’additionnent ou s’amalgament au sein de plusieurs théâtres, en particulier au théâtre de l’opsis dont il est membre depuis les tout débuts. Auteur prolifique, il pose un regard aiguisé et sensible sur ses semblables de même que sur les travers de son époque. Son écriture, qui marie lucidité et humour fin, ne se cantonne pas à un genre en particulier : inassignable, elle vogue de la comédie au drame, du théâtre de recherche au spectacle multimédia, en passant par le théâtre jeune public. L’auteur est reconnu autant pour ses créations originales que pour ses singulières réécritures des grandes œuvres du répertoire. Au théâtre de l’opsis, il a notamment signé Monsieur Smytchkov, Le Bruit et la fureur, Comédie russe, A propos de Roméo et Juliette et La Sirène et le harpon. Parmi ses textes les plus récents, on retrouve Les Rois du ciel (2009), délicieuse et subversive pièce pour enfants, Pyramide (2011), drame existentiel nimbé d’humour noir, ainsi que La Belle et la Bête (2012), une audacieuse relecture du célèbre conte de fées portée à la scène par la compagnie multidisciplinaire Lemieux Pilon 4D Art. habitué du théâtre Denise-Pelletier, où ses pièces Les Trois Mousquetaires (2001) et Scaramouche (2006) ont vu le jour, il y revient aujourd’hui avec Commedia, un périple imaginaire et virevoltant dans la bourdonnante venise de Goldoni.

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Quelle a été la genèse de la pièce ?

J’ai reçu en cadeau un ouvrage sur le metteur en scène italien Giorgio Strehler. Dans un entretien, il confie qu’il a toujours voulu écrire une pièce sur la vie de Goldoni. or, il est mort avant de pouvoir réaliser ce rêve. Au moment où j’ai lu cet entretien, je cherchais depuis plusieurs mois un nouveau projet d’écriture pour le cycle italien du théâtre de l’opsis. Ça a été le déclic. Par contre, Commedia n’est pas une œuvre biographique. c’est une fiction à partir du personnage de Goldoni. ce personnage est bien différent de celui qui figure dans les Mémoires de l’auteur, un document amusant mais truffé d’erreurs et de fabulations. en faisant des recherches, en parcourant ses pièces, sa correspondance et plusieurs essais sur lui, c’est un tout autre Goldoni qui m’est peu à peu apparu. Au théâtre de l’opsis, où les créations sont souvent iconoclastes, mon travail d’écriture en est un de changement de vision et, cette fois, j’ai voulu poser un nouveau regard sur l’auteur. bien sûr, je ne fais pas le portrait du vrai Goldoni ! D’ailleurs, personne ne peut le faire car trop d’éléments à son sujet demeurent mystérieux. Aussi, même si les faits historiques que je relate sont justes, le personnage est fictif. Il est inventé. J’ai imaginé sa personnalité, en partie, en me servant de la mienne et en puisant dans ma propre expérience d’auteur. De cette façon, il m’est possible de parler de l’écriture aujourd’hui.

Pourquoi votre texte s’intitule-t-il commedia ?

Il s’intitule ainsi parce que, justement, il porte en son centre un profond questionnement sur

l’écriture. ce sont des interrogations qui touchent la comédie mais aussi l’écriture au sens large : Qu’est-ce qu’écrire au XvIIIe siècle à venise ? Qu’est-ce que ça représente aujourd’hui ? Quels sont les parallèles que l’on peut tracer entre les conditions d’écriture à cette période et celles que l’on rencontre à l’époque actuelle ? ces parallèles sont nombreux dans la pièce et nous permettent de constater que peu de choses ont changé depuis le temps de Goldoni. venise a créé l’industrialisation du théâtre et tout ce qu’on vit aujourd’hui découle de ce système : le vedettariat, la marchandisation de l’art et toutes les contraintes que connaissent les auteurs à l’égard du temps ou de l’argent. Goldoni subissait ces différentes pressions et elles l’affectaient, influençaient sa création. Il en allait de même aussi pour les différents artistes, peintres, acteurs et actrices que l’on rencontre dans la pièce.

Teatro San Luca, maintenant Teatro Goldoni, Venise.

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Ces derniers, souvent des personnages historiques, sont nombreux. Les avez-vous aussi « inventés » ?

Je pourrais dire que tout est inventé dans Commedia ! J’ai fait énormément de recherches historiques sur venise et ces recherches m’ont permis de nourrir la construction des personnages. Souvent, on sait peu de choses sur ces êtres qui ont réellement existé et ce sont ces données historiques, parfois surprenantes, qui permettent de comprendre et d’imaginer le contexte dans lequel évoluent les personnages. Par exemple, on retrouve dans la pièce une actrice, Madame Medebach, à propos de laquelle on en connaît bien peu, sinon qu’elle était sujette à d’étranges « vapeurs ». en effectuant mes recherches, j’ai découvert que venise était à l’époque une plaque tournante en europe pour la fabrication et la vente de terriaca, un médicament à base d’opium. celui-ci donnait quantité de « vapeurs » à ceux qui le prenaient ! Je ne sais pas si la vraie Madame Medebach en consommait (et sans doute n’en prenait-elle pas), mais, dans la pièce, ses états d’âmes sont tributaires de cette drogue, laquelle finit d’ailleurs par la tuer. Il n’est pas utile de savoir si ce fait est réel ou imaginé. celui-ci, comme mille autres qui parsèment le texte, me permettent de dessiner un contexte social et de donner vie à une multitude de personnages. Surtout, ils me permettent de livrer une vision des choses toute personnelle. Unique.

outre les acteurs et les actrices qui entourent Goldoni, on rencontre aussi des peintres, comme Tiepolo et Longhi, dans commedia. Une didascalie évoque même un ciel « délicieusement canalettain »…

c’est venise ! Ma pièce brosse en quelque sorte le portrait de la ville, alors on ne peut échapper à la représentation de cette intense activité artistique. De plus, c’est à travers les peintres et leurs combats

qu’il m’est possible d’aborder la question de l’image théâtrale. À la manière de Longhi, qui peint des tableaux réalistes, Goldoni souhaite développer un théâtre vraisemblable, proche de la réalité des gens. Lorsque tiepolo, qui privilégie le merveilleux et crée des fresques fantaisistes, se querelle avec Longhi sur la nature de l’image, c’est aussi tout le questionnement de Goldoni qui est mis au jour. Il est présent lors de l’altercation entre les deux peintres et il y trouve un écho avec le monde théâtral, lui-même tiraillé entre deux pôles : l’évasion dans le rêve ou la représentation du quotidien. cette opposition est encore présente aujourd’hui et source de bien des questionnements : doit-on privilégier un théâtre qui nous extirpe du réel et tend vers le merveilleux, le fantastique, ou doit-on, au contraire, proposer un théâtre réaliste, arrimé aux enjeux sociaux et politiques de notre époque ? La réponse n’est pas certaine. et entre ces deux pôles, d’autres voies sont aussi imaginables.

au-delà de cet important questionnement esthétique, est-ce que l’imaginaire des artistes a nourri l’écriture de la pièce ?

oui, énormément. Je me suis beaucoup imprégné de l’esprit de certains tableaux. Par exemple, il y a dans la pièce une scène qui se déroule lors de la fête de San Rocco et, visuellement, celle-ci est très proche d’un immense tableau de canaletto, « La Festa di San Rocco », d’ailleurs récemment présenté à l’exposition « Splendore a venezia » au Musée des beaux-arts de Montréal. Dans ce tableau, qui montre une scène extérieure croquée sur le vif, on voit une église entourée de grandes toiles tirées sous lesquelles défilent les gens. c’est une exposition en plein air dans une atmosphère festive. cette image, pleine de vie, représente parfaitement le cadre d’une des scènes de Commedia.

La musique n’est pas en reste dans la pièce. on entend Vivaldi…

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on le voit, aussi. Goldoni fait sa rencontre. chacun prend l’autre pour un fou, un illuminé, alors qu’au fond ils se ressemblent beaucoup. Ils étaient tous les deux très prolifiques, perpétuellement plongés dans un état de grande effervescence créatrice. Une effervescence anormale, créée par d’impitoyables conditions de création. À travers cette rencontre avec vivaldi, j’aborde l’un des grands thèmes de la pièce, soit la manière dont la société marchande pressure les artistes pour ensuite les jeter après usage. À l’époque baroque, comme aujourd’hui d’ailleurs, les œuvres avaient une durée de vie très brève et les artistes étaient vite oubliés. Pour exister, pour prendre part à la vie artistique de leur temps, ils devaient donc produire des œuvres massivement et celles-

ci étaient rapidement consommées. Les Quatre Saisons de vivaldi, ça a été à la mode un petit bout de temps puis on a relégué la pièce aux oubliettes. comme son créateur. vivaldi, à l’instar de Goldoni, a donné à travers ses œuvres une grande part de lui-même à venise, puis, mis à l’écart, il a choisi l’exil. ce phénomène de dévoration rapide des œuvres, mis en place au XvIIIe siècle, a perduré jusqu’à aujourd’hui. et les artistes, parfois bien malgré eux, participent toujours à ce système.

Vous avez effectué beaucoup de recherches à propos de Venise. Quelles ont été vos découvertes les plus frappantes ?

Canaletto, La Festa de San Rocco, vers 1735.

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ce qui m’a d’abord épaté, c’est l’importance du système policier qui régnait dans la ville à l’époque. venise, c’était Las vegas ! Une ville de plaisirs, de grands spectacles et de fêtes, une ville extrêmement libre, abritant des hammams, des maisons de jeu et des tripots. La ville était en ébullition jour et nuit et, pour prévenir tout débordement, il y avait là-bas un système répressif extrêmement rigoureux, difficile à imaginer aujourd’hui. on pouvait vite se retrouver « aux plombs », la prison du palais des Doges. c’était aussi une ville paranoïaque : le soupçon de complot, le mensonge et la délation y étaient omniprésents. casanova était emprisonné pour sorcellerie mais, en réalité, on le suspectait d’être un espion. D’ailleurs, Goldoni aussi a été soupçonné d’espionnage. cette paranoïa était également celle de l’aristocratie et de la noblesse qui voyaient leur pouvoir décliner et craignaient de disparaître. Dans la pièce, j’évoque ce phénomène à travers le personnage de la contessa. Dans une sorte de dédoublement de paranoïa, on voit Goldoni s’imaginant que cette aristocrate complote contre lui…

ce qui m’a beaucoup étonné, aussi, c’est la ville au quotidien avec ses mœurs et ses pratiques. L’image usuelle de venise, dorée, scintillante, avec ses jolis masques de carnaval, ça correspond peu à la réalité. La ville foisonnait de casinis où les gens s’adonnaient aux jeux de hasard ou rencontraient furtivement leurs amants et leurs maîtresses. ces rencontres avaient aussi lieu dans les hammams qui, à l’origine étaient un peu comme des spas où l’on pouvait se détendre et recevoir des soins de la peau. Avec le temps, ces lieux, d’essence orientale, se sont transformés en endroits un peu moins fréquentables.

J’ai aussi été surpris par la nature des évènements se déroulant sur les places publiques, notamment lors des fêtes de la mi-carême. c’était vraiment la foire : il y avait des combats de taureaux, des luttes à mains nues avec un chat ou une oie, et

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toutes sortes de jeux plus proches du Moyen Âge que de l’esprit baroque ! or, cette venise-là, Goldoni la connaissait aussi. en plaçant le personnage dans cet univers, je romps avec l’image habituelle qu’on se fait de l’auteur, dont les pièces montrent des univers proprets, lisses. De la même façon qu’il a osé, dans son temps, présenter des œuvres se déroulant dans des cafés ou des auberges, ce qui offusquait la noblesse, je choisis de déplacer le personnage de Goldoni dans un univers plus rugueux. Je livre ainsi une autre image de l’auteur. Ai-je le droit de le montrer sous ce jour ? bien sûr ! J’effectue ce travail de métamorphose depuis le tout début de ma carrière. Je l’ai fait, par exemple, avec les figures de Roméo et Juliette. ces personnages sont des icônes, des institutions, et il peut être extrêmement riche de changer le regard que l’on porte sur eux, de les questionner pour mieux les redécouvrir.

Y a-t-il des résonances entre la dramaturgie de Goldoni et votre propre imaginaire ?

Il y en a beaucoup. Nous utilisons tous les deux la langue de façon très souple. Lorsque j’écris une comédie qui porte sur mes contemporains, j’ai recours, comme Goldoni, à une langue qui est celle des gens ici et maintenant. Quand j’établis une réécriture d’une pièce classique, comme il l’a fait avec des textes de Molière et de tasso, la langue devient plus poétique ou littéraire. Il y a aussi, chez Goldoni, une importante part d’observation sociale, une façon particulière de donner vie à tout un groupe de gens pour construire un univers précis. c’est ce qu’il a fait, par exemple, dans La Villégiature. cette œuvre est proche, dans sa structure et dans ses thèmes, des Estivants de Gorki, une pièce que j’ai réécrite. c’est aussi le travail que je fais avec Commedia : plusieurs personnages forment un groupe et définissent, peu à peu, une société. en déployant de telles structures dramatiques, Goldoni annonce

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Pirandello de même que tchekhov, deux auteurs avec lesquels j’ai aussi beaucoup d’affinités. Par ailleurs, Goldoni écrivait avant tout pour des acteurs. c’est ce que je fais aussi. Je les connais bien, je sais quelles sont leurs forces, leurs particularités. Leur travail nourrit énormément mon écriture. et puis, je suis d’abord un acteur et mon écriture porte la conscience du jeu. enfin, je pense que Goldoni était un être curieux de tout. Je le suis aussi. Je partage avec lui un plaisir de la découverte et une certaine candeur. Dans Commedia, même à un âge avancé, le personnage a, au fond, toujours 20 ans. « Pourquoi suis-je incapable de vieillir ? » se demande-t-il ? Je pourrais me poser la même question. Mes scènes de théâtre les plus fortes, comme plusieurs des

Johann Gottfried Steffan, Le palais des Doges, XVIIIe ou XIXe siècle.

siennes, s’attachent à des amoureux candides, remplis de foi et de naïveté. Goldoni avait une façon toute particulière de passer à travers son temps et, malgré toutes les tempêtes qu’il a rencontrées, il a toujours continué à écrire des pièces lumineuses. Ça aussi, ça me ressemble.

Propos recueillis et mis en forme par Catherine Cyr

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LUC BOURGEOIS GOLDONIJe suis incapable de vieillir. Je pense, je goûte, je respire, je me vois comme à 20 ans. À chaque pièce mon sang est une lave en fusion. À chaque pièce je redeviens aussi idiot qu’un débutant. Pourquoi suis-je incapable de vieillir ?

STEVE GAGNON CARLO Ne tirez pas ! C’est une pièce de théâtre ! Ce n’est pas de l’argent ! Ce n’est qu’une pièce de théââââââtre ! Aaah ! Ne tirez pas ! Ne tirez pas !

MARTIN HÉROUX GIULIOTu veux un théâtre ? Je vais t’en construire un. Toute ville devrait avoir son théâtre.

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CATHERINE PAQUIN-BÉCHARDMARINA Il a onze ans! Onze ! ONZE !

MARIE-ÈVE PELLETIER MMe MeDeBACH16 pièces ! Cher auteur, vous allez me tuer !

CARL POLIQUIN IL GeNIO Il n’y a d’éphémère que l’oubli. Quand on crée, quand on joue, ça n’existe plus l’oubli. On se remémore, on invente et alors basta l’éphémère!

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Une des particularités du Théâtre de l’opsis est le travail par cycle. Comment cette structure s’est-elle mise en place ?

en 1998, nous avons perdu notre espace permanent, le théâtre de la bibliothèque1. c’était, pour nous, un important lieu de rencontre, un endroit qui bourdonnait d’activités et de réflexions en marche. Nous nous sommes alors demandé comment recréer, sans lieu fixe, un tel espace d’échange et d’ébullition théâtrale. c’est ainsi que, peu à peu, est née l’idée du travail par cycle, une approche qui nous permettrait de nous réunir autour d’un même thème pendant plusieurs années et, ainsi, de regrouper nos réflexions et nos expérimentations. 1 Qui se trouvait au 535, avenue viger est, dans l’ancien édifice de l’École

des hautes études commerciales devenu le centre d’archives de Montréal.

Dès le premier cycle, autour de tchekhov, nous avons formé une sorte de famille artistique en travaillant souvent, d’un spectacle à l’autre, avec les mêmes concepteurs et les mêmes acteurs. De cette façon, chaque spectacle venait enrichir le suivant, trouvait en lui des échos ; un univers théâtral se formait.

Consacrer quatre années à un même thème, ça permet aussi de l’explorer plus en profondeur…

oui, cette étendue de temps est beaucoup plus longue que la norme. c’est difficile d’approfondir une démarche quand, par exemple, on travaille sur une pièce de Marivaux et que, quelques semaines

entretien Avec luce pelletier, Metteure en scène

Grande amoureuse des mots, infatigable exploratrice des arcanes du jeu de l’acteur, Luce Pelletier, depuis ses tout débuts comme comédienne, s’investit dans plusieurs champs de la pratique théâtrale, de l’interprétation à l’écriture en passant par l’enseignement. or, c’est surtout en tant que metteure en scène qu’elle a fait sa marque dans le paysage du théâtre québécois. Depuis 1994, elle est à la barre du théâtre de l’opsis, une compagnie qu’elle a cofondée en 1984 et où, entourée de quelques complices, tels Serge Denoncourt ou Pierre yves Lemieux, elle poursuit différents cycles de recherche artistique. D’une durée de trois ou quatre ans, ces cycles s’attachent à explorer les mille et une facettes d’un même champ théâtral. Dans le premier cycle, consacré à tchekhov, elle monte avec bonheur les pièces L’Homme en lambeaux (1999), Monsieur Smytchkov (2000), Trois Sœurs (2001, codirigées avec Denis bernard) et La Poste populaire russe (2001). Suivent le Cycle Oreste, où elle met en scène, notamment, Elektra de von hofmannsthal (2004) et un magnifique Meurtres hors champ de Durif (2006) et le Cycle états-uniens, où elle signe, entre autres, les mises en scène de Under Construction de charles L. Mee et Anna Bella Emma de Lisa D’Amour. en 2010, elle lance le Cycle italien, passant de l’univers virevoltant de Goldoni aux inclassables écritures contemporaines, telles celles qui composent le collage de textes Resistenza (2013). À travers ce dernier cycle, elle poursuit un travail minutieux où « inventivité et plaisir du jeu se marient à la rigueur de la recherche »1.

1 Dictionnaire des artistes du théâtre québécois, Montréal, Édition Québec Amérique, 2008, p. 316.

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après, on est transporté complètement ailleurs ! Au théâtre de l’opsis, nous sommes beaucoup centrés sur la parole de l’auteur, la découverte d’univers dramaturgiques distincts. Alors, en quatre ans de recherche et de création, il est possible d’aller plus loin, de défricher davantage chacun de ces univers. Notre démarche est nourrie par de nombreux voyages à l’étranger, des lectures, des rencontres. Quand tout ça s’additionne, il se crée une sorte de « bulle » particulière autour de la création. Le cycle devient en quelque sorte un lieu, un espace unique où on a envie de retourner parce qu’il s’y développe des choses passionnantes.

dans les débuts de la compagnie, vous aviez une double volonté de faire redécouvrir au public les textes classiques et de lui faire connaître la dramaturgie contemporaine. Ce mandat s’est-il peu à peu transformé ?

L’exploration et la réinvention des textes classiques, c’était surtout le dada de Serge Denoncourt, qui est maintenant moins présent ici. Aussi, au fil du temps, mon propre penchant artistique, qui est la découverte d’auteurs contemporains, a-t-il pris plus de place. et puisque plusieurs compagnies, ou metteurs en scène, montent des auteurs d’ici, j’ai choisi d’aller explorer davantage

ce qui s’écrit ailleurs, à l’extérieur du pays. Mais qu’il s’agisse d’auteurs québécois ou étrangers, l’important pour moi est de mettre la parole au cœur du spectacle. À une époque où le théâtre se tourne de plus en plus vers l’image, je choisis de mettre les mots en lumière. ce sont les mots qui me permettent d’aborder l’histoire, de raconter, d’explorer l’humain.

La recherche dramaturgique vous anime.

oui, profondément.

Le décor conçu par Louise Campeau pour Il Campiello, petite place entourée de maisons humbles, avec sa fontaine et son auberge.

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Décor de Commedia par Olivier Landreville.

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Cet intérêt pour le texte ne signifie pas que le jeu de l’acteur est à l’arrière-plan. il y a au Théâtre de l’opsis une réflexion perpétuellement en marche autour de celui-ci. est-ce que chaque spectacle constitue une sorte de laboratoire pour repenser ou expérimenter le jeu ?

chaque pièce exige qu’on l’approche de façon unique. Lorsque j’amorce une création, j’aime m’entourer d’acteurs-créateurs avec lesquels, dans une grande liberté, il me sera possible d’expérimenter différentes méthodes (ou non-méthodes !) de jeu et avec lesquels je pourrai mettre à l’épreuve de nouvelles idées. Les acteurs qui reviennent souvent au théâtre de l’opsis, ceux qui m’interpellent le plus, ce sont ceux qui, en explorant leur propre créativité, en participant activement à la construction de leur personnage, me permettent d’aller plus loin dans ma démarche. Avec eux, chaque création devient une recherche sur le terrain, un véritable laboratoire théâtral. Il m’importe aussi de ne pas me répéter. ces dernières années, j’ai souvent privilégié le dénuement scénique, l’épure et l’adresse directe au spectateur, comme dans La Resistenza, le dernier spectacle du Cycle italien. Là, je sens qu’il me faut transporter le jeu ailleurs…

Vous avez amorcé le cycle italien en revisitant il campiello, déjà monté par le Théâtre de l’opsis en 1989 au Théâtre denise-Pelletier. Vous aviez d’ailleurs joué dans la pièce. Pourquoi avez-vous souhaité revenir à cette pièce en particulier pour lancer le cycle ?

L’idée a surgi en discutant avec Serge Denoncourt, qui adore monter Goldoni, et qui avait signé la mise en scène d’Il Campiello en 1989. Au moment d’amorcer le Cycle italien, comme il était libre, je l’ai invité à mettre en scène un nouveau Goldoni au théâtre de l’opsis. Nous avons donc épluché

plusieurs textes ensemble mais nos conversations nous ramenaient toujours à notre souvenir partagé de la création d’Il Campiello. Aussi, nous sommes-nous demandés ce que ça ferait de reprendre cette pièce près de 30 ans plus tard. comment l’aborder maintenant ? Qu’est-ce qui changerait ? Qu’est-ce qui demeurerait intact ? c’est donc avec beaucoup de bonheur que Serge a replongé dans l’univers d’Il Campiello. Étonnamment, il ne s’est pas creusé d’écart considérable entre la première production de la pièce et sa nouvelle mouture. La scénographie était plus élaborée cette fois-ci mais l’essence de la pièce, son rythme vif, son jeu pétillant, sont restés sensiblement les mêmes. Les propositions artistiques ont seulement été amenées un peu plus loin. De plus, Serge vit désormais en Italie une partie de l’année et sa mise en scène était teintée de cette expérience. elle portait aussi les traces de son grand bagage théâtral, développé au fil des ans. D’une certaine manière, Il Campiello fait partie du répertoire du théâtre de l’opsis. contrairement aux compagnies qui créent du théâtre pour enfants, et dont le répertoire circule beaucoup, nous n’avons pas souvent l’occasion de reprendre une œuvre, de la faire connaître à nouveau. Ça a été une belle expérience.

Le cycle italien commence et se termine avec Goldoni. Pourquoi faire cette boucle ?

J’ai un esprit assez systématique : j’aime les boucles ! et puis, comme le cycle a surtout été composé d’œuvres contemporaines, je trouvais que les textes classiques manquaient. J’ai alors relu plusieurs auteurs phare italiens, parcouru des pages et des pages de Pirandello, de Dario Fo, sans que jamais ne s’allume véritablement l’étincelle susceptible de mettre un projet de création en marche. Je ne souhaitais pas non plus monter un autre texte de Goldoni puisque le cycle en comportait déjà un. Aussi, lorsque Pierre yves Lemieux s’est proposé d’écrire une adaptation

entretien Avec luce pelletier, Metteure en scène

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théâtrale des Mémoires de Goldoni, en mettant de l’avant les difficultés qu’il a rencontrées dans son immense entreprise de réforme du théâtre, de même que toutes les batailles qu’il a livrées, cela m’a plu. J’ai trouvé qu’il y avait là un écho certain avec le théâtre actuel et ses propres tiraillements. Il y a aussi, dans Commedia, une réflexion sur la place de l’auteur qui a de fortes résonances avec notre époque. enfin, il m’importe beaucoup que la dernière année d’un cycle soit celle de la réappropriation : après avoir effectué plusieurs voyages en dramaturgie étrangère, il est bon de ramener la réflexion à notre réalité. Jeter un regard sur l’Autre, certes, mais pour mieux s’examiner soi-même. c’est ce que nous avions fait, par exemple, avec Les États-Unis vus par…, la pièce de clôture du Cycle états-uniens. c’est aussi ce que nous faisons avec Commedia.

Le cycle italien se rattache surtout à des auteurs dramatiques contemporains. Trouvez-vous des échos entre cette dramaturgie et celle de Goldoni ?

A priori, ils paraissent très éloignés. D’ailleurs, il n’y a pas une dramaturgie italienne mais plusieurs dramaturgies différentes, uniques. or, même si les formes sont très variées, ce qui relie ces écritures, c’est le désir d’interroger la grande histoire. Par exemple, beaucoup d’auteurs règlent

leurs comptes avec la Seconde Guerre mondiale, abordant des sujets que leurs parents, sans doute trop proches du traumatisme, n’ont pas su écrire. Plusieurs de ces auteurs sont aussi, comme Goldoni l’était, de grands observateurs de la réalité sociale. À travers une écriture parfois un peu pamphlétaire, ils réfléchissent sur la société italienne d’aujourd’hui. en l’interrogeant, en la mettant en scène, ils cherchent aussi à la faire avancer. ce qui est parfois bien difficile dans le contexte politique actuel ! on retrouve également chez eux le souci de raconter des histoires qui sont authentiques et qui sont proches du « vrai monde ». c’était le cas, par exemple, de la pièce Frères, que j’ai montée à l’hiver 2012. L’auteur, Francesco Silvestri, souhaitait parler du sida, une réalité qui, même à la fin des années 1990, était mal connue d’une partie de la population. Il fallait donc raconter une histoire susceptible de rejoindre les gens. D’ailleurs, dans le théâtre italien, il y a un fort courant narratif, appelé Narratione, où il s’agit, avant tout, de raconter. Dire des mots, simplement, comme lorsqu’on s’assoit autour d’un feu pour échanger des histoires. À travers celles-ci, les auteurs se donnent une mission, peut-être la même que celle de Goldoni : témoigner de la réalité de leur temps.

Propos recueillis et mis en forme par Catherine Cyr

Décor de Commedia par Olivier Landreville.

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Né à venise en 1707, carlo Goldoni semble prédestiné à la fête et au théâtre. Alors que son père, qui est médecin, est souvent absent, il grandit entre un grand-père entiché de spectacles et une mère éprise de carnavals. Dès l’âge de 3 ans, le petit carlo, qui a reçu en cadeau un castelet, se plaît à jouer des piécettes devant les yeux amusés de sa famille. À 10 ans, il a déjà une malle bien remplie de poèmes et de pièces qui, tout à la fois, étonnent et charment son entourage. or, son père ne voit pas d’un bon œil sa passion pour l’écriture et le spectacle. Il souhaite que son fils suive ses traces. cette voie n’est toutefois pas celle de Goldoni puisque la seule vue des malades le plonge dans l’effroi, lui donne des vertiges et des « vapeurs hypocondriaques »! À contrecœur, il embrasse une carrière d’avocat. celle-ci est de courte durée et, rattrapé par son amour du théâtre, il abandonne tout pour consacrer le reste de sa longue vie à l’écriture. Il est d’abord le poète attitré de la troupe de Medebach (1750) puis il joint les rangs du dynamique théâtre San Luca (1753). Jamais au repos, Goldoni signe de sa plume une quinzaine de tragi-comédies, de nombreux livrets d’opéra et plus d’une centaine de comédies. Il est l’auteur dramatique le plus prolifique de son époque. Surtout, il est celui qui, au fil du temps, opère une immense réforme du théâtre. celle-ci touche à la fois l’écriture, le jeu de l’acteur et le rapport au réel. ces trois dimensions sont finement entrelacées.

du cAnevAs Au texte

Dans la deuxième moitié du XvIIIe siècle, sous le vernis éclatant d’une incessante activité, le théâtre

vénitien s’essouffle. La commedia de l l ’ar te 1, qui a connu son heure de gloire au siècle précédent, s’émousse. bientôt, el le sombre dans la décadence. De spectacle en spectacle, les mêmes canevas usés sont repris. À l’étroit dans leurs masques figés, les capitaine, Pantalon et Arlequin s’échinent à faire rire un public devenu friand de grossièretés. Pour Goldoni, comme pour son prédécesseur Luigi Riccoboni, ce déclin du théâtre italien est désespérant. À ses yeux, la commedia dell’arte n’est désormais plus qu’une suite ininterrompue d’ « indécentes arlequinades »2, de farces licencieuses et de vulgarités de tout acabit. comment mettre fin à cette déchéance? 1 voir l’encadré « La commedia dell’arte », infra.2 Goldoni, c., cité par N. Jonard (2002). Histoire de la littérature italienne.

Paris : ellipses, p. 76.

dU THÉÂTRe eT dU moNde dossier

bas les masques ! goldoni et la réforme du théâtre

Maurice Sand, Masques et bouffon : Il Capitan

Maurice Sand, Masques et bouffons : Pantalone

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comment réinventer le théâtre sans, toutefois, faire table rase des acquis du passé? ces questions agitent Goldoni qui, patiemment, en habituant progressivement le public à divers changements, opère un profond bouleversement du théâtre italien. Le premier de ces changements consiste en une graduelle réintroduction du texte. Depuis longtemps, celui-ci, réduit à une peau de chagrin, consiste en une mince trame fatiguée aux ressorts éculés. c’est un canevas qui s’effrite, simple support pour l’improvisation, les acrobaties et les lazzis, c’est-à-dire des « contorsions, rictus, grimaces […], jeux de scènes interminables ».3 ces lazzis exécutés par les comédiens, autrefois des morceaux de bravoure très attendus du public, ne sont, souvent, désormais plus que des numéros salaces. et ils pullulent. en effet, la scène est le royaume des acteurs et le texte n’y a guère plus d’importance que les costumes. Alors que certains des contemporains de Goldoni voudraient remédier au problème en donnant un second souffle à la tragédie antique ou en imitant le théâtre français, il choisit de ne pas tourner le dos à la comédie. Plutôt, il vole à son secours en y réintroduisant le texte. Au début, cela se fait à petites doses. L’auteur ne souhaite pas choquer ou désemparer le public. Surtout, son entreprise ne se précise à ses propres yeux qu’au fur et à mesure qu’il l’expérimente. Le changement est donc lent. Goldoni construit d’abord de petits canevas, qui seront de plus en plus étoffés, où certains passages, tels les monologues, les lamentations et les déclarations d’amour sont entièrement écrits. Les acteurs sont tenus de jouer ces passages tels quels sans céder à l’élan de l’invention. Après quelques années de ce régime de création, l’auteur signe sa première pièce écrite du début à la fin, La Femme de bien (1743). Deux ans plus tard, il revisite un canevas très populaire qu’il pimente peu à peu de scènes entièrement dialoguées : Le Serviteur de deux maîtres (1745), qui met en scène un sautillant et fantasque Arlequin, est né. 3 Pavis, P. (2006). Dictionnaire du théâtre. Paris : Armand colin, p. 190.

À cette pièce, qui demeure aujourd’hui l’une des plus populaires de l’auteur, s’ajoutent bientôt La Serva amorosa (1752), La Locandiera (1753) et d’innombrables comédies pleinement écrites, portant les mots en leur centre.

Par ailleurs, bien que l’écriture soit au cœur de sa vie et de son entreprise de réforme théâtrale, Goldoni n’en reste pas moins un grand admirateur de l’art des acteurs (et des actrices!). ceux-ci, bien que leur inventivité soit moins sollicitée durant la représentation des pièces, demeurent l’âme vivante du spectacle. c’est donc souvent en fonction de leur personnalité, de leur talent et des « caractères » qu’ils incarnent (généralement les mêmes durant toute leur carrière), que l’auteur forge ses textes, invente les situations rocambolesques ou touchantes qui les mettront à l’honneur. Ainsi, conquis par les exploits scéniques de la jeune soubrette Maddalena Marliani, et sans doute aussi un peu épris de ses charmes, c’est pour elle qu’il invente la délicieuse Mirandolina, objet de toutes les quêtes amoureuses qui parsèment La Locandiera.

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c’est en travaillant auprès des acteurs que Goldoni met en place un autre aspect important de sa réforme théâtrale : l’abandon du jeu masqué. À l’instar de la réintroduction du texte théâtral, et allant de pair avec cette transformation, l’élimination des masques ne survient pas du jour au lendemain. c’est au fil de l’écriture et du jeu que le changement se dessine. Jouant de plus en plus souvent à visage découvert, les acteurs peuvent désormais s’extraire du moule extrêmement rigide auquel ils étaient jusqu’alors confinés. Sans leur faire perdre leur virtuosité, cette tombée des masques élargit grandement leur registre de jeu : grâce aux expressions du visage, ils peuvent apporter à leur personnage de l’étoffe et quelques nuances.

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Si certains ont vu dans cet abandon du jeu masqué mis en place par Goldoni la mort de la commedia dell’arte, il n’en est rien. Ironiquement, il a contribué par son écriture à préserver un art en train de s’étioler. et, même transformés, ou dépourvus de leur masque, les personnages-types de la commedia dell’arte ont longtemps perduré grâce à sa plume. Ainsi, dans les nouvelles « comédies de caractères » qu’échafaude l’auteur, persistent les traits déterminants de certains masques : Pantalon se devine chez le Père de famille autoritaire jusqu’au ridicule ou chez le Marchand et ses nombreux avatars, désormais plus avisés, voire avares, que libidineux; l’ombre d’Arlequin plane sur tous les serviteurs rusés, bienveillants ou mauvais, qui traversent l’ensemble de l’œuvre de l’auteur; enfin, plusieurs des intrigues amoureuses que tisse Goldoni mettent en scène des personnages chez qui se repèrent les traces de l’amoureux fougueux (innamorato) comme celles de l’amoureuse, que cette dernière soit ingénue ou, au contraire, envieuse et médisante (innamorata).

Des toutes premières comédies (Les Rustres) aux pièces de la maturité (La trilogie de la Villégiature), les personnages évoluent grandement. Peu à peu, à l’instar du chevalier de La Locandiera, transformé par l’amour, ils ne sont plus captifs d’une typologie rigide. Sur le visage démasqué des acteurs peut graduellement se lire une trajectoire du sentiment ou une lutte entre des désirs, des vices et des vertus opposés. en les éloignant de la caricature, Goldoni procède à une profonde humanisation des personnages. ce faisant, ces derniers rapprochent la comédie du réel : sur les planches du théâtre, ce ne sont plus de vertueuses abstractions ni des monstres de grossièreté qui se meuvent mais des êtres complexes et nuancés, à l’image des hommes et des femmes qu’ils représentent.

Montrer le réel

Inséparable de la réintroduction du texte au théâtre et de la tombée des masques, une nouvelle représentation du monde participe à la réforme théâtrale instaurée par Goldoni. À l’image de son ami le peintre Pietro Longhi, l’auteur cherche à montrer la réalité. Il s’intéresse à la vie quotidienne, scrute de près les mœurs de ses semblables, explore les multiples facettes de l’âme humaine, des plus lumineuses aux plus sombres. D’abord à gros traits, puis par petites touches de plus en plus subtiles, ses comédies mettent au jour les imperfections des hommes, émouvantes tout autant que risibles. toutes les couches sociales sont convoquées dans ses pièces, de la noblesse aux gens du peuple, en passant par la bourgeoisie. cette écriture nouée au réel, qui étonne et ravit un public nombreux, ne fait pourtant pas que des adeptes. elle rebute, entre autres, les auteurs de théâtre Pietro chiari et carlo Gozzi. ce dernier, comme le révèle l’univers fantaisiste de ses pièces (L’Amour des trois oranges, 1761; Turandot, 1762; L’Oiseau vert, 1765) prône plutôt un théâtre détaché de la réalité. Surtout, issu de l’ancienne noblesse vénitienne et attaché à ses valeurs, il critique la

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Nouveau Théâtre Italien par Riccoboni chez Coustelier en 1718. Riccoboni, avant Goldoni, préconise un théâtre du texte.

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Visite d’une bibliothèque, Pietro Longhi (1702-1785).

présence de gens de « basse extraction » au cœur de maintes comédies goldoniennes et vante « la souveraineté correctrice de la Noblesse sur le peuple ignorant et subordonné ».4 ces critiques heurtent Goldoni mais ne le détournent pas de son entreprise. Au tournant des années 1750, il entame une période faste, qui dure une douzaine d’années, où il écrit plusieurs pièces où se déploie une grande finesse psychologique, telles que La Serva amorosa (1752) et La Locandiera (1753). De même, les questions de société habitent son œuvre et l’auteur aborde avec perspicacité de nombreux thèmes liés à son époque agitée : l’enflure de la vanité sociale, l’endettement galopant de la bourgeoisie, les amours empêchées par des conventions sociales contraignantes, ou encore la mode des sigisbées, ces jeunes hommes oisifs vivant au crochet de femmes fortunées. or, bien que plusieurs de ces thèmes soient sérieux, ils sont abordés avec légèreté. chez Goldoni, en 4 Nardone, J.-L. et A. Perli (2002). Anthologie de la littérature italienne, 2,

XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. toulouse : Presses Universitaires du Mirail, p. 163.

effet, le comique valse toujours avec la gravité. Dans ses Mémoires, il écrit que la comédie « ne se refuse pas aux sentiments vertueux et pathétiques, pourvu qu’elle ne soit pas dépouillée de ces traits comiques et saillants qui forment la base fondamentale de son existence ».5 en opérant ce singulier mélange des tons, l’auteur, qui précède 5 Goldoni, c. cité par N. Jonard. Op. cit.

Pietro Longhi, Dames chez le couturier. Vers 1760.

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en cela Gorki et tchekhov, met au jour un tout nouveau type de comédie.

Au terme de cette intense période de productivité créatrice, et fatigué de la querelle qui perdure avec Gozzi, Goldoni s’exile à Paris, rêvant d’y poursuivre avec plus de liberté sa carrière théâtrale. Là-bas, il rejoint la comédie-Italienne, une troupe de théâtre logée à l’hôtel de bourgogne et qui, en alternance avec l’opéra-comique, propose des comédies au public parisien. or, ses illusions s’effritent rapidement : la plupart des spectateurs français comprenant mal l’italien, on le contraint à revenir à la comédie à canevas. Profondément désenchanté, il choisit tout de même de demeurer en France. Durant ce séjour, qui sera son dernier à l’étranger, il se fait professeur d’italien pour les princesses royales et écrit encore quelques pièces

qui connaissent un succès modeste. en 1771, il livre Le Bourru Bienfaisant à la comédie-Française tout en travaillant à ses Mémoires, lesquels sont publiés en 1787. Dans la tourmente de la Révolution française, il se retrouve, au soir de sa vie, privé d’une pension accordée par le roi. Il meurt dans la misère en 1793.

Catherine Cyr

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Paris, Théâtre Italien, vers 1840. Dessin d’Eugène Lami, gravure de C. Mottram.

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C’est au milieu du XVIe siècle, en Italie, qu’apparait la commedia dell’arte. Au siècle précédent, on jouait encore les comédies des auteurs latins Plaute et Térence ainsi qu’un répertoire de comédies « savantes » s’adressant à un public lettré. Héritière des formes populaires comme la farce et l’art des jongleurs et bouffons de la Renaissance, proche parente des fêtes carnavalesques, la commedia dell’arte s’implante rapidement en Italie. Son univers, tissé d’humour et de prouesses acrobatiques, séduit un public toujours plus large. Cette nouvelle forme de comédie prend la forme d’une création collective élaborée par des acteurs qui improvisent, verbalement ou gestuellement, à partir d’un mince canevas. Ce « texte » ne comporte que des indications sommaires et les acteurs improvisent leur partition selon les caractéristiques de leur personnage. Ce dernier relève d’un type précis, c’est-à-dire qu’il possède des traits physiques et moraux fixes, souvent représentatifs d’un état ou d’un travers (l’amoureux, l’avare). Il est identifiable grâce au masque porté par l’acteur. L’établissement de types permet au public de retrouver, d’un spectacle à l’autre, des personnages (et des acteurs) qui lui sont familiers.

Regroupés en troupes, perpétuant un savoir-faire familial, les acteurs, qui incarnent souvent un même personnage toute leur vie, parcourent l’Italie, puis l’Europe. Dans ce théâtre d’acteur, la dimension centrale est le langage corporel. La gestuelle remplace les longs discours et les improvisations, truffées de morceaux de bravoure (lazzis), rythmées par d’importantes prouesses physiques (pirouettes, contorsions, sauts vertigineux), font avancer une fable qui égrène les situations comiques et revirements inattendus. Avec les mêmes ingrédients dramaturgiques (quiproquos, travestissements, disparitions, amours contrariées, ruses de valets…), la commedia dell’arte fait varier les intrigues à l’infini et n’a de cesse de se réinventer. Elle connaît son heure de gloire au XVIIe siècle, avant de s’épuiser peu à peu. Vers le milieu du XVIIIe siècle, au moment où Goldoni entreprend sa réforme théâtrale, cet art montre certains signes de déliquescence : les mêmes vieux canevas sont repris sans grande inventivité et le ton des spectacles est de plus en

la commedia dell’arte

plus grivois. Au XIXe siècle, la commedia dell’arte s’éteint complètement. Pourtant, elle continue de fasciner et son esprit perdure, aujourd’hui, à travers diverses formes comiques, notamment dans le jeu clownesque et dans l’univers de la marionnette.

quelques types de la commedia dell’arte

LE ZANNI est un serviteur grossier et agressif. C’est l’ancêtre de tous les valets.

ARLEQUIN est le plus célèbre des zannis. C’est un valet agile et sautillant, parfois niais, souvent rusé. Il porte un demi-masque et une mentonnière noirs. Son front, très ridé, surmonte des sourcils étonnés.

PANTALON est un riche vieillard libidineux qui oscille entre le sérieux et le ridicule. Il porte un masque brun à nez busqué et proéminent.

LE CAPITAINE incarne un faux brave, ronflant et prétentieux. Son masque est couleur chair. Sous un nez protubérant, il porte des moustaches hérissées.

LE DOCTEUR est l’incarnation satirique du savant imposteur et pédant. Son langage est traversé de citations latines déformées. Son masque lui couvre le front et le nez et ses joues sont maculées de rouge.

LES AMOUREUX sont des personnages sérieux et non masqués. Ils s’expriment dans une langue recherchée. Ils sont souvent au centre des imbroglios et quiproquos de la pièce.

catherine cyr

Maurice Sand, Masques et bouffons : Arlequin

Maurice Sand, Masques et bouffons : Dottore

Maurice Sand, Masques et bouffons : Isabella

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Dans la pièce-manifeste de sa réforme théâtrale, Il Teatro comico (1750), et dans la préface qu’il signe, Goldoni affirme que son écriture se fonde sur la rencontre des deux grands « livres » du Monde et du théâtre : le premier lui donne les personnages et les sujets de ses pièces alors que le deuxième lui fait connaître « avec quelles couleurs on doit représenter les caractères, les passions, les évènements qu’on lit dans le livre du Monde »1. Mais quel est donc ce monde que Goldoni observe à la loupe et qu’il cherche, dans ses pièces, à rendre vivant avec le plus de véracité possible ? Si quelques œuvres se déroulent à l’extérieur de venise, à chioggia (Barouf à Chioggia, 1762), à la campagne (La Villégiature, 1761) ou dans une Perse imaginaire (L’Épouse persane, 1753), plusieurs des fables imaginées par l’auteur se déroulent dans la Sérénissime2. Nées du ventre de la ville, ces pièces révèlent les pratiques, les usages, et les étonnantes singularités de ceux qui y vivent. Ainsi, Goldoni « transforme la place, la rue, ou le carrefour, lieux génériques, traditionnels, de la comédie, en autant de «vues» vénitiennes, variant les angles d’observation à la manière d’un canaletto […], mais avec les sons, les corps – la vie – en plus »3 .

lA ville des plAisirs

Au XvIIIe siècle, venise se dresse à la charnière de deux visions contraires, comme « suspendue entre splendeur et engloutissement »4. Alors que, d’une part, est amorcé un inéluctable déclin économique et politique, d’autre part, la ville n’a de cesse de briller de tous ses feux, rayonnant de plaisirs, de musiques et de fêtes. ces dernières 1 Goldoni, c. cité par N. Jonard. Op. cit., p. 76.2 Surnom donné à la ville de venise.3 Decroisette, F. (1999). Venise au temps de Goldoni. Paris : hachette,

Littératures, p. 9.4 Id., p. 7.

sont innombrables et, religieuses ou profanes, elles rythment le calendrier dans une ville où le divertissement est roi et où, dit-on, on ne travaille que lorsque les loisirs le permettent. La quintessence de la fête s’incarne dans le carnaval, un moment où le temps est arrêté et l’ordre du monde inversé, où tout ce qui est excessif devient permis. Au XvIIIe siècle, la célébration inclut des bals, des chasses, des jeux d’adresse et des spectacles sur l’eau. La ville est animée jour et nuit :

tous les théâtres, tous les Ridotti sont ouverts. Les cafés, les auberges, les entrepôts à vin

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un monde à part. venise au xviiie siècle

Palais des Doges, détails du toit, Guerinf (mai 1986).

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regorgent de monde. Dans les rues et les campi, les masques improvisent des farces et des comédies ou se contentent de se promener, les uns pour voir, les autres pour se faire admirer. Pendant les derniers jours, les nobles ne détestent pas se mêler à la foule, complètement protégés par la grande cape noire (tabarro), le tricorne et le masque (bauta). […] Le masque est le protagoniste du carnaval. Son usage, très quotidien, tient un rôle essentiel, car il permet l’anonymat, il dissimule les traits aussi bien naturels que distinctifs. Le travestissement des habits, de la condition sociale, de l’âge, ouvre la porte à toutes les transgressions5.

Pour Goldoni, cependant, ce carnaval, pétri d’excès de toutes sortes, s’est quelque peu dénaturé. c’est pourquoi, dans ses pièces (ironiquement présentées en période carnavalesque), celui-ci est le plus souvent relégué aux coulisses, évoqué en creux dans les dialogues ou vivement critiqué par les personnages, notamment les femmes et les jeunes filles sages (Les Femmes 5 calabi, D. (1999). Venise au fil de son histoire. Paris : Éditions Liana Levi,

p. 104.

jalouses, 1752). Aux débordements du carnaval et aux divertissements officiels, l’auteur préfère la représentation des jeux, des chants, des fêtes

Pietro Longhi, Le gentilhomme indiscret. Vers 1740. Google Art Project.

Pietro Longhi, (Il ridotto) Le casino. XVIIIe siècle.

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et des rencontres quotidiennes qui se déroulent sur les nombreuses places publiques de la ville (Il Campiello, 1756).

or, la coupure n’est pas aussi nette entre le carnaval, débordant, et les plaisirs du quotidien. on observe une extension considérable du temps carnavalesque sur les autres jours du calendrier et son esprit de transgression, d’excès, imprègne bien des lieux et bien des pratiques. Parmi celles-ci, la plus répandue est celle du jeu. comme le souligne Françoise Decroisette, « [on] jouait gros jeu à venise »6. Dans plusieurs quartiers de la ville, voisinant les riches demeures comme les taudis et les tripots, se dressaient des casini (appartements privés) et des ridotti (lieux de rencontres et de divertissements plus ou moins licites) où les biens nantis comme les gens de condition plus modeste venaient tenter de faire ou de rétablir leur fortune. Lorsque la chance n’était pas de leur côté, ils avaient le loisir de se retirer dans la « chambre des soupirs », espace dédié à toutes les consolations. Dans ces lieux où étaient proposés d’innombrables parties de cartes et jeux de hasards, l’argent circulait de tous les côtés et les fortunes pouvaient rapidement passer d’une main à l’autre. Dans sa dramaturgie, à travers des personnages de joueurs impénitents ou malheureux, Goldoni rend bien compte de cette réalité.

Par ailleurs, l’auteur ne s’en tient pas qu’à ces aspects sombres. Dans ses pièces, le ludique occupe une grande place. Ainsi, outre les inévitables jeux de cartes, il met en scène différents jeux pratiqués chez soi, en famille ou entre amis, de même que plusieurs jeux de la rue, de la place, tels le Loto della venturina, permettant de gagner des beignets, ou le jeu de la semola, où il était possible de trouver des sous dissimulés dans de la farine. Avec la représentation de banquets et de repas festifs, la présence des jeux dans le théâtre de Goldoni, même avec leurs possibles 6 Decroisette, F. Op. cit., p. 141.

dérapages, le situe du côté de la quête des plaisirs et de la recherche du bonheur, si éphémère soit-il.

les trois ordres de lA société

Dans ses comédies, Goldoni fait souvent se rencontrer, voire s’entrechoquer, diverses couches sociales : nobles désargentés ou dissipés, marchands prospères, valets et soubrettes ingénieux, souvent mieux avisés que leurs maîtres. tout ce beau monde se croise sur les places publiques, dans les cafés, aux abords des puits, ou à l’extérieur de la ville lorsqu’une famille et sa suite part en villégiature. S’il est vrai que ces diverses strates sociales coexistent à venise et que le port du déguisement et du masque permet, temporairement, d’abolir les distinctions, ces dernières demeurent toutefois assez marquées. Ainsi, au sommet de la pyramide, la ville est gouvernée par le Doge, un noble élu « à vie » par les membres du Grand conseil, selon un processus complexe et tarabiscoté. Si, avec tous ses apparats, il fait figure de roi en son palais, sa fonction est plus symbolique que véritablement politique. Dans un système que l’on peut qualifier d’ « aristo-démocratie », ce sont plutôt des nobles influents, répartis en divers conseils, qui sont aux commandes de venise.

Les nobles constituent le « premier ordre » de la population. en effet, « au XvIIIe siècle, la population vénitienne se répartit en trois « ordres ». Les « gentilshommes » […] dits plus généralement « nobles » ou « patriciens », les cittadini, et les popolani »7. Alors que la noblesse accuse un déclin – les mariages et la natalité sont en chute, les richesses diminuent, parfois jusqu’à la misère – les cittadini sont ceux qui donnent à la ville son effervescence et son dynamisme. Il ne faut pas oublier que venise est avant tout une ville marchande et nombreux sont les cittadini, que

7 Id., p. 53.

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l’on peut apparenter aux bourgeois, qui exercent des métiers honorables ou tiennent commerce. enfin, au bas de la pyramide, et composant plus de 90% de la population vénitienne, se trouvent les popolani. ces derniers comprennent tous ceux qui, pour subsister, exercent de petits métiers et « qui n’ont aucun pouvoir dans la cité, c’est-à-dire tout le reste de la population – artisans, serviteurs, « pauvres» recueillis dans les Ospedali, mendiants, juifs et religieux » 8.

Dans son théâtre, Goldoni visite chacune de ces catégories sociales, n’hésitant pas à déplacer les valeurs et vertus traditionnellement accordées à l’une ou à l’autre. Ainsi, chez lui, sous le vernis de la drôlerie, dignité et beauté sont rendues au « petit peuple », et ses travers – gourmandise, jalousie, appât du gain – ne sont mis de l’avant que pour accorder aux personnages une plus grande part d’humanité. Souvent, les valets, servantes, ménagères, aubergistes et autres gens de « petits métiers » montrent de plus grandes qualités de cœur, et font preuve de plus d’esprit que bien des nobles (La Brillante Soubrette, 1754 ; Les Cuisinières, 1755 ; Il Campiello, 1756). ces derniers, sans être écorchés durement, sont parfois l’objet d’une certaine raillerie, et leurs ridicules n’échappent pas à l’œil avisé de l’auteur ni à sa plume vive. en particulier, les avares, ceux qui ont dissipé leur fortune et sont désormais réduits à l’état de pique-assiette ou ceux qui cherchent à tout prix à faire un mariage d’argent, sont des figures récurrentes de la comédie goldonienne (L’Avare jaloux, 1753 ; La Villégiature, 1761).

Par ailleurs, de nombreux types de personnages se retrouvent indifféremment dans toutes les catégories sociales, notamment le père aimant, un peu bonasse, ou la jeune fille vertueuse. Aussi, sans être niées, les différences entre les « ordres » de la population sont-elles, chez l’auteur, souvent atténuées ou bousculées. certes, il est attendu

8 Id., p. 54.

de chacun qu’il « tienne son rang » mais tous ont droit de parole et peuvent faire montre des pires défauts comme des plus belles qualités. enfin, un même espace social réunit souvent, pêle-mêle, ces diverses couches de population : sur les places publiques, à l’auberge, dans les cafés, fraient avec bonheur, mais non sans quelques frictions, des personnages appartenant à toutes les strates sociales, de même que de nombreux étrangers. Sans doute la réalité était-elle quelque peu différente et Goldoni force-t-il le trait de l’égalité, cédant, en cela, au mythe d’une venise libre, égalitaire et ouverte à tous. toutefois, qu’il soit altéré ou non, ce reflet d’une importante réalité sociale traverse toute l’œuvre de l’auteur, profondément imprégnée d’observations et de questionnements sur la manière dont vivaient, ensemble, ses contemporains.

lA société des FeMMes

Dans la venise du XvIIIe siècle, aux trois ordres de la population s’ajoute, selon Françoise Decroisette, un « quatrième ordre », celui des femmes. celles-ci composent en effet plus de la moitié de la population de la ville et leur place et les fonctions qu’elles occupent connaissent de grands bouleversements. Leur fonction symbolique traditionnelle, qui est d’exalter par leur beauté les merveilles et la toute-puissance de la ville, ne suffit plus. L’instrumentalisation de leurs charmes à des fins politiques ne répond plus à leurs aspirations :

Au siècle où partout en europe les femmes revendiquent un statut, dénoncent leur état de subordination, affirment leurs droits à accéder à la culture et à choisir leur sort, c’est trop peu, c’est même insupportable. venise […], cité-femme par excellence, ne peut échapper à cette vague de revendication. La fonction de représentation qu’on assigne aux femmes, en masquant leur état de dépendance vis-à-vis de l’autorité masculine, est ressentie comme

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un asservissement, une tyrannie même, et non plus comme une reconnaissance et un espace d’affirmation9.

cette prise de conscience, amorcée au siècle précédent, se décline à travers de nombreuses publications consacrées au statut des femmes, à leurs devoirs et à leurs droits. en plus de ces écrits, font rage de nombreux débats sur le mariage et sur l’éducation des petites filles. celles-ci doivent-elles, comme le veut la tradition, être gardées à la maison, loin des réalités du monde extérieur, où on leur enseignera le chant, la broderie et les bonnes manières, ou doivent-elles recevoir une éducation comme celle des garçons et s’instruire de sciences, de politique et de littérature ? Si les défenseurs de la tradition sont nombreux et s’offusquent de ce que de plus en plus de femmes accèdent dorénavant à des fonctions qui leur étaient jusque-là interdites, leurs opposants sont presque tout aussi nombreux, notamment chez les nobles et les cittadini. Ainsi, pour peu 9 Id., p. 202.

que leur père les y encourage, nombre de fillettes et de jeunes filles de bonne famille reçoivent une éducation riche, abordant tout à la fois les domaines de la géographie, des mathématiques, de la philosophie et de la poésie. Plus tard, plusieurs de ces jeunes femmes éclairées, telles caterina Dolfin tron ou Isabella Albrizzi, tiendront des salons littéraires dans leurs casini, écriront des ouvrages scientifiques ou poétiques, participeront à diverses activités d’édition. certaines, comme Rosalba carriera, deviendront artistes et auront un succès rayonnant.

Par ailleurs, toutes n’ont pas cette chance. L’éducation des jeunes filles de la classe populaire demeure limitée et, dans les couches supérieures, il est fréquent que le père de l’enfant ne voie pas d’un bon œil son émancipation intellectuelle. complètement soumises à l’autorité paternelle, nombre de jeunes femmes sont donc confinées à

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Pietro Longhi, La Sainte Famille. Vers 1752.

Pietro Longhi, La matinée des femmes de Venise. Vers 1741.

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la maison, dans l’attente docile du mariage ou de l’entrée au couvent. La prise du voile était souvent forcée, comme le raconte dans ses écrits acerbes sœur Arcangela tarabotti, contrainte par son père de se retirer dans un monastère. Même si ces lieux n’étaient pas aussi austères qu’on pourrait le croire – on relate de nombreuses fêtes données entre leurs murs et, dans certains, beaucoup de permissions de sortie étaient accordées –, ils représentaient, pour beaucoup, une prison. Le mariage, qui est « avant tout, affaire économique, non pas affaire de sentiments »10, est souvent tout aussi contraignant.

À l’exception de certains jeunes gens appartenant à la classe des popolani, qui peuvent se fréquenter puis se marier par amour, les vénitiens contractent des mariages de raison où fortune et réputation sont en jeu. Passant du joug paternel à l’autorité de son mari, la femme est investie de bien peu de liberté. Seul le veuvage paraît une issue enviable, les veuves ayant de l’honorabilité, on leur accorde la possibilité de gérer librement leurs affaires, notamment dans le domaine commercial. Par ailleurs, le tableau n’était évidemment pas tout noir : il existait bien des mariages heureux où, seule ou avec son mari, une femme pouvait s’engager dans une carrière. Les domaines de l’édition et du théâtre étaient particulièrement propices à cet épanouissement, malgré des conditions matérielles parfois difficiles. Par exemple, l’actrice Madame Medebach jouait dans la troupe de son mari (troupe pour laquelle Goldoni écrivait au début de sa carrière) et participait aux diverses décisions liées à celle-ci.

10 Id., p. 213.

Ainsi, entre, d’une part, l’épanouissement intellectuel, artistique et social et, d’autre part, un désir de liberté trop souvent entravé, le portrait de la condition féminine à venise au XvIIIe siècle est fort contrasté. et l’écriture de Goldoni joue de ce contraste. comme le remarque Élisabeth Ravoux-Rallo, son théâtre « donne un rôle privilégié aux femmes et en offre une image à la fois triomphante et dominante, même si c’est parfois avec une certaine ironie d’homme, une certaine réserve »11. Les femmes apparaissent nombreuses dans les comédies de l’auteur et leurs visages sont variés :

Des ménagères suspicieuses, inquiètes des manières indépendantes d’une veuve que leurs maris fréquentent trop assidûment à leur goût (Les Femmes jalouses) ; des femmes exclues de certaines réunions secrètes de leurs hommes, qui n’ont de cesse d’être éclaircies sur ce mystère (Les Femmes curieuses) ; des jeunes filles de bonne humeur qui décident,

11 Ravoux-Rallo, e. (1984). La femme à Venise au temps de Casanova. Paris : Éditions Stock, p. 43.

Teatro San Samuele, Venise, par Gabriel Bella 1730-1799.

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le temps d’un carnaval, de se divertir honnêtement en jouant un tour à un étranger (Les Femmes de bonne humeur) ; des servantes qui se coalisent contre leurs patrons mauvais payeurs (Les Cuisinières). et une belle aubergiste qui part en guerre contre les hommes en se mettant elle-même au défi de séduire un chevalier misogyne, comme une grande coquette sans scrupule pour qui la vraie liberté consiste d’abord à ne pas tomber amoureuse (La Locandiera)12.

À travers les personnages de femmes qu’il dessine, c’est, encore une fois, un regard lucide sur son époque que l’auteur propose. Adoptant une position ambiguë, prenant tantôt le parti des femmes désireuses de s’émanciper, faisant tantôt preuve d’un certain traditionalisme, Goldoni met au premier plan certaines réalités, notamment l’opportunisme des sigisbées13 qui n’en ont qu’après la fortune de leur dame, ou encore le fléau des mariages forcés qui broient bien des aspirations. La critique de l’entrée imposée au couvent se fait plus discrète (il n’est pas permis de l’évoquer sur scène) et, de loin en loin, un personnage est conduit en « retraite » -- c’est l’euphémisme choisi. Ainsi, oscillant entre la critique de certaines pratiques culturelles et l’adhésion à certaines autres, le théâtre de Goldoni se fait le miroir d’une société ambivalente à l’égard de la femme tout comme à l’endroit des nombreux 12 Decroisette, F. Op. cit., p. 199.13 chevalier servant qui accompagne officiellement et au grand jour une

femme mariée.

Monument à Carlo Goldoni par Antonio Dal Zòtto, Venise (1883).

bouleversements sociaux qui l’agitent. L’inscription soutenue de ces derniers dans chacune des comédies de l’auteur fait de celui-ci un artiste pleinement engagé dans les tribulations de son époque, un créateur au diapason de son temps.

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Une importante partie de la vie de Goldoni s’est déroulée à venise, une ville reconnue de tout temps pour son effervescence artistique. Au XvIIIe siècle, alors qu’un lent et inexorable déclin politique et économique ronge la Sérénissime, le monde des arts semble former un bastion de résistance : sept théâtres, très fréquentés, sont disséminés dans la ville et de nombreuses représentations se jouent en plein air. La musique, à toute heure, résonne dans les églises et les palais, et se fait entendre sur les places publiques. Les résidents de la ville, comme les visiteurs étrangers, sont nombreux à goûter les concerts et les spectacles, somptueux ou de fortune, souvent arrimés aux fêtes du carnaval. La peinture n’est pas en reste. elle connaît une période faste grâce à la sensibilité et au talent des artistes qui, tels canaletto, Francesco Lazzaro Guardi, Pietro Longhi, Giambattista tiepolo ou Rosalba carriera, font émerger des goûts et des styles nouveaux. Qu’ils réinventent l’art de la fresque, s’attachent à la miniature et au portrait ou cherchent à représenter la vie intime et le quotidien, ces peintres, souvent reconnus et appréciés à l’étranger, participent à l’ébullition de la vie artistique vénitienne.

Giambattista Tiepolo a vu le jour à venise en 1696. Dernier des six enfants d’un capitaine de la marine marchande, qui le fait orphelin à un an, il découvre très tôt l’art pictural et fréquente assidument le milieu bourdonnant des peintres vénitiens d’esprit baroque, notamment Giovanni battista Piazetta et les trois frères Guardi. Après son apprentissage à l’atelier de Gregorio Lazzarini, il met rapidement en place un style unique, marqué par l’expressivité exacerbée de la composition. « Fresquiste virtuose […], [il] allie aux somptueux effets de luminosité et de théâtralité des exubérances formelles qui

sont une apothéose de l’âge baroque. comme un livre d’images précieuses, sa peinture exalte les splendeurs d’un monde aristocratique »1. Dès le début des années 1720, il se lance dans l’exécution de fresques gigantesques, un domaine où il laissera sa marque. Deux aspects caractérisent son style : la netteté des personnages et l’extraordinaire luminosité des fonds de ciel, lesquels occupent une part immense du tableau. vibrante, chatoyante, la lumière domine la composition comme si elle était elle-même le personnage principal de la scène représentée. Dans les années qui suivent ses débuts prometteurs, la popularité de tiepolo va grandissant. À venise, les commandes ne cessent de pleuvoir. Apprécié des nobles et du pouvoir ecclésiastique, il orne de ses fresques les murs des palais et des églises. Séduit par les fastes de la ville et par la vie mondaine, il est de toutes les fêtes. cela ne l’empêche toutefois pas de poursuivre une très prolifique carrière artistique et de produire nombre de chefs-d’œuvre, parmi lesquels les fresques pour la Scuola Grande dei carmini (1740-1744) et les célèbres fresques d’Antoine et Cléopâtre au palais Labia. Durant la dernière partie de sa vie, il fait plusieurs séjours à l’étranger où sa peinture est également très prisée, notamment en Allemagne. en 1761, il part pour l’espagne où, pendant cinq ans, il décore trois des plafonds du palais royal de Madrid. Son style, bien que toujours empreint d’attention pour la luminosité, change : les compositions se font inquiètes, nimbées de mysticisme ou d’allusions à la mort. Il s’éteint à Madrid en 1770. Figure majeure de l’art du XvIIIe siècle, source d’inspiration de nombreux peintres, dont Goya, il laisse une œuvre où se marient admirablement maîtrise technique et sensibilité expressive. 1 www. Larousse. fr/encyclopedie

Artistes contemporains de goldoni

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Pietro Falca, dit Pietro Longhi est le plus célèbre peintre du courant baroque italien. Né à venise en 1701, il y reste presque toute sa vie, attachant sa carrière artistique aux battements de cœur de la Sérénissime. Alors que plusieurs de ses contemporains, comme canaletto (1697-1768), embrassent le « védutisme », un style qui traduit la beauté des monuments et des paysages urbains, Longhi se tourne vers la société des hommes. Il participe à un nouveau mouvement qui, dans les arts figuratifs, troque les sujets historiques ou religieux pour la représentation de la vie quotidienne. c’est au retour d’un séjour à bologne, dans l’atelier du peintre balestra, qu’il développe peu à peu son style propre. Après s’être adonné sans bonheur à la fresque et à la peinture décorative, il s’initie au portrait et à la scène de genre, inspiré notamment par les estampes délicieusement expressives du peintre anglais William hogarth. Dès lors, animé par le souci de représenter fidèlement son époque, à la manière d’un mémorialiste, il traduit en peinture, avec minutie, diverses réalités

quotidiennes. comme tiepolo, il accorde une grande attention à la lumière mais son regard est moins tourné vers le ciel que vers le ventre de la ville. contrairement aux védutistes, il sillonne les rues, entre dans les maisons, croque des scènes qu’il représentera ensuite sur la toile avec des traits délicats, étalant ses couleurs claires avec de petits pinceaux de miniaturiste. Les personnages qu’il peint appartiennent autant à l’univers des palais qu’à celui des maisons du peuple. Ses thèmes de prédilection sont les scènes familières, les concerts, les spectacles de rue, de même que les moments intimes qui rythment la journée : toilette des enfants ou conversation au salon.

À la manière de Goldoni, avec lequel il noue une longue amitié, il pose sur les hommes, en particulier les biens nantis, un regard teinté d’ironie, notamment « dans la description de personnages richement vêtus, dans leurs appartements, guindés dans leur vie de luxe et de farniente »2. or, contrairement à l’auteur de théâtre, qui n’épargne pas de ses satires cette société déliquescente, Longhi représente ses semblables avec une sorte de bienveillance. chez lui, la moquerie, comme dans les célèbres tableaux L’Arracheur de dents (1746) ou Le Rhinocéros (1751) n’est jamais lapidaire mais délicate, teintée de fraîcheur. Il meurt à venise en 1785, au terme d’une longue vie dédiée à la représentation fidèle de son époque.

Rosalba Carriera est née en 1675 à chiogga, ville où Goldoni a passé une partie de sa jeunesse. elle est l’une des premières miniaturistes européennes. elle exerce d’abord son art à venise à une époque qui, certes, accordait beaucoup de liberté aux femmes mais où peu d’entre elles étaient pleinement engagées dans une carrière de peintre. Sa trajectoire artistique, de même que l’immense succès remporté par ses tableaux, sont donc exceptionnels. elle abandonne très tôt l’art 2 www.italie-découverte.com

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Pietro Longhi

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de la miniature, où pourtant elle excelle, pour se consacrer quasi exclusivement à la pratique du portrait, caractérisé chez elle par le raffinement du trait et l’extrême attention portée au détail et à l’expressivité. Son style, quoique marqué par l’influence du rococo vénitien, notamment par la peinture de son beau-frère Gian Antonio Pellegrini, est unique : le trait est sûr, régulier, mais empreint de légèreté. Une sorte d’évanescence, due à l’usage exclusif du pastel, se dégage de chacun de ses tableaux. À ce style « appartiennent les couleurs claires et aérées, le sfumato des formes, comme effrangées, la sensibilité mondaine et souriante, mais très cordiale et humaine, la grâce poudrée des dames et des chevaliers »3.

Si, contrairement à Longhi, elle ne teinte pas d’ironie ses représentations d’hommes et de femmes du monde, elle partage avec ce dernier un souci pour le réalisme du rendu. Les visages affichent mille détails, et, les regards, malgré la légèreté et la clarté des couleurs, sont vifs, ou profonds, et révèlent la complexité du monde intérieur du personnage. Peignant directement

3 Laclotte, Michel et Jean-Pierre cuzin (Dir.), Dictionnaire de la peinture, Paris, Larousse, 2003, p. 158.

sur la toile, sans effectuer de dessin préalable, carriera lance la mode du pastel en europe, en particulier à Paris, où elle effectue un séjour en 1720. Là, du matin au soir, elle est accablée de demandes qu’elle peine à remplir : tous les mondains, toutes les belles dames de la Régence désirent obtenir leur portrait. elle exécute, entre autres, ceux du jeune roi Louis Xv, du Régent, des princesses de conti et de bien d’autres jeunes femmes dont l’histoire n’a pas conservé le nom. Son influence est grande, et durable, sur les portraitistes français. en 1723, elle se retrouve à la cour d’este à Modène, en Italie, et en 1730 à vienne. elle meurt à venise en 1757, laissant une œuvre toute en finesse, nimbée de sensibilité.

Antonio Lucio Vivaldi est né à venise en 1678. celui qu’on surnommait « le prêtre roux » à cause de sa chevelure flamboyante a créé une œuvre musicale foisonnante qui a profondément influencé ses contemporains et plusieurs compositeurs

Rosalba Carriera, auto-portrait, 1715

Portrait par François Morello de La Cave, 1723, d’un violoniste vénétien considéré comme étant Vivaldi.

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européens des générations suivantes, notamment bach et telemann. vivaldi était d’abord un violoniste virtuose. Aussi, bien qu’il ait écrit plusieurs concertos de soliste pour d’autres instruments (piccolo, hautbois, basson, mandoline, viole d’amour…), et bien qu’il ait composé des cantates, de la musique lyrique et de la musique sacrée, il s’est fait connaître avant tout grâce à ses pièces pour violon. très prisée en Italie, sa musique a aussi enchanté, plusieurs années durant, les mélomanes de toute l’europe, grâce au travail des copistes et des imprimeurs. Impresario du teatro San Angelo de venise pendant plusieurs années, vivaldi y fit jouer plusieurs de ses opéras. compositeur prolifique, il se targuait de pouvoir écrire un concerto plus rapidement que le copiste ne pouvait le transcrire ! en juillet 1741, au soir d’une vie entièrement consacrée à la musique, il s’éteint dans la misère, à vienne, et est enseveli le jour même dans le cimetière de l’hôpital. Sa dépouille est accompagnée par le « glas simple » réservé aux gens de modeste condition ou aux personnes seules et sans attaches. Il sombre rapidement dans l’oubli. L’époque baroque, en effet, « considère que l’œuvre d’art ne vaut que

dans l’instant et meurt avec son créateur »4. ce n’est qu’au XIXe siècle que le compositeur est redécouvert grâce à des retranscriptions réalisées à l’étranger. Son œuvre, immense, solaire, ne sort pleinement de l’obscurité qu’au siècle suivant. Ses Quatre Saisons comptent aujourd’hui parmi les pièces les plus jouées au monde.

S’il est vrai que la période baroque exalte l’instant présent et que nombre de créateurs, à l’instar de vivaldi et de Goldoni, disparaissent dans l’indifférence, l’art du XvIIIe siècle ne s’inscrit pas dans l’éphémère. Grâce au travail patient de ceux qui l’ont redécouvert, perpétué, ou réinventé, parvient aujourd’hui jusqu’à nous une sensibilité artistique qui, à travers ses multiples déclinaisons, à ouvert la voie à de nouvelles représentations du monde. Des représentations qui, s’éloignant de la figuration des mythes profanes et religieux, se sont attachées à montrer la réalité des hommes et des femmes de leur temps, révélant leur beauté de même que leurs failles et leurs fragilités.

Catherine Cyr

4 Patrick barbier, La Venise de Vivaldi. Musique et fêtes baroques. Paris, Grasset, 2002, p. 261.

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1673 Mort de Molière

1678 Naissance de vivaldi

1688 Naissance de Marivaux

1696 Naissance de tiepolo

1697 bannissement des acteurs italiens de France. Leur retour est autorisé en 1716

1701 Naissance de Longhi

1707 Naissance de Goldoni

1714 Les turcs déclarent la guerre à venise

1720 Naissance de Gozzi Inauguration du haymarket theatre Royal de Londres

1725 Naissance de casanova

1729 La Passion selon saint Matthieu de bach

1732 Naissance de beaumarchais

1732 Goldoni devient avocat au barreau de venise

1734 engagement au théâtre San Samuele

1736 venise devient port franc

1737-1741 Goldoni dirige le théâtre San Giovanni crisostomo

1738 Paix de vienne

1741 Le Messie de händel

1741-1743 Goldoni est consul de la République de Gênes à venise

1744 La Donna di garbo (La Brave Femme) : premier texte de Goldoni entièrement rédigé

1745 Goldoni à Pise comme avocat

1748 Goldoni signe un contrat avec Girolamo Medebach pour le théâtre Sant’Angelo

1749 Début de la rivalité Goldoni / chiari

1750 La Famiglia de il antiquario (La Famille de l’antiquaire) premier texte de Goldoni joué sans masques. Goldoni écrit seize comédies en un an pour le Sant’Angelo

1751 Publication en France des deux premiers volumes de l’Encyclopédie

le xviiie siècle : quelques repères

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1753 Goldoni signe un contrat avec les frères vendramin pour le théâtre San Lucacréation de La Locandiera

1756-1763 Guerre de sept ans entre l’Angleterre et la France

1757 Luttes Goldoni / Gozzi. Gozzi compose ses Fables théâtrales pour le théâtre San Samuele

1758 Lettre sur les spectacles de Rousseau

1759 ouverture du premier théâtre public en Russie

1761 L’Amour des trois oranges de Gozzi

1762 exil de Goldoni en France ; Fusion de la comédie-Italienne avec l’opéra-comique ;Le Roi Cerf et Turandot de Gozzi

1763 Mort de Marivaux

1764 construction du théâtre de Drottningholm à Stockholm

1765 L’Éventail de Goldoni triomphe au théâtre San Luca. Goldoni est à versailles, maître de langue de la princesse Adélaïde, fille de Louis Xv

1767 Naissance de Napoléon

1771 Présentation du Bourru bienfaisant à Paris, à la comédie-Française

1773 Le Paradoxe sur le comédien de Diderot

1776 Déclaration d’indépendance des colonies américaines

traduction française des œuvres de Shakespeare

1778 Inauguration du théâtre de la Scala à Milan

1783 Paix de versailles et naissance des États-Unis d’Amérique

1784 Goldoni commence à écrire ses Mémoires en français

1789 Déclenchement de la Révolution française. Lodovico Manin, 120e et dernier Doge

1793 Mort de Goldoni à Paris

1797 traité de campo Formio. L’Autriche reçoit venise et ses territoires en échange de la belgique et de la Lombardie. La France annexe corfou, zante et céphalonie

Sources : Françoise Decroisette, Venise au temps de Goldoni, hachette 1999 Nicola Mangini, Goldoni, Seghers 1969

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POUR EN SAVOIR PLUS...

sur carlo goldoni Les fourmillants Mémoires du dramaturge italien ont abreuvé, en partie, l’élaboration de Commedia. Dans cet ouvrage rédigé à la fin de sa vie, l’auteur raconte son long parcours d’homme de théâtre, depuis son enfance sous le signe du spectacle jusqu’aux succès et aux tumultes de sa longue carrière. cultivant la nostalgie de l’Italie, il en brosse aussi un portrait idéalisé. Il existe plusieurs éditions de l’ouvrage. À la Grande bibliothèque de Montréal, on peut trouver celle établie et annotée par Paul de Roux : Mémoires de M. Goldoni pour servir à l’histoire de sa vie et à celle de son théâtre, Paris : Mercure de France, 2003 (1988).

Gérard Luciani, professeur à l’Université Stendhal de Grenoble et spécialiste du théâtre vénitien est l’auteur d’une monographie à la fois accessible et très minutieuse portant sur la vie de Goldoni comme sur son théâtre. Le chercheur présente, notamment, le contexte artistique et socio-politique dans lequel a pris naissance la réforme théâtrale goldonienne. Il met en lumière plusieurs aspects de celle-ci avec de nombreux exemples tirés des pièces de l’auteur. L’ouvrage s’intitule Carlo Goldoni ou l’honnête aventurier. Il est publié aux Presses Universitaires de Grenoble (2002).

Un dossier de la revue JEU a été consacré à La Locandiera de Goldoni, monté au tNM par Martine beaulne. Dans ce dossier, on lira, en particulier, l’article de Giuseppina Santagostino, « carlo Goldoni et sa double réforme », p. 9-16. Les Cahiers de théâtre JEU, no 70, 1994.1.

Le Cahier no 80 (Automne 2011) du Théâtre Denise-Pelletier a été consacré à la production d’Il Campiello de Goldoni, production du théâtre de l’opsis et mise en scène de Serge Denoncourt.

sur venise au xviiie siècle Professeure de langue et de civilisation italiennes à l’université de Paris-vIII, Françoise Decroisette signe un ouvrage incontournable, richement documenté, sur la vie à venise au XvIIIe siècle. Spécialiste du théâtre et de l’opéra italiens, l’auteure allie, dans ce livre intitulé Venise au temps de Goldoni (Hachette, 1999), la mise en perspective historique et des citations tirées de l’œuvre du dramaturge et

de certains de ses contemporains. Les systèmes économique et socio-politique y sont abordés, de même que divers aspects de la pratique artistique et de la vie quotidienne.

Intéressée par la condition féminine à venise au XvIIIe siècle, elisabeth Ravoux-Rallo, qui enseigne la littérature comparée à l’université de Provence, a écrit La Femme à Venise au temps de Casanova (Stock, 1984), imposant ouvrage qui expose les ambitions, les luttes et les créations de nombreuses femmes, que celles-ci appartiennent à la classe populaire ou à la noblesse. Son étude est d’autant plus passionnante qu’elle fait une large place à des textes originaux et méconnus, écrits par les femmes elles-mêmes.

sur le théâtre Dirigé par Daniel couty et Alain Rey, l’ouvrage collectif Le théâtre (Bordas, 1995) comporte un chapitre intitulé « La commedia dell’arte : l’acteur au centre de la création ». cette étude présente la commedia dell’arte et ses spécificités, de son origine jusqu’à son déclin. en outre, ses pages sont magnifiquement illustrées par des dessins et reproductions de tableaux de l’époque.

Pour une recherche d’informations précises, qu’elles soient historiques, esthétiques ou terminologiques, on consultera le Dictionnaire du théâtre dirigé par Patrice Pavis et publié aux Éditions Armand colin.

Autres titres barbier, Patrick (2002), La Venise de Vivaldi. Musique et fêtes baroques. Paris, Grasset.

Jonard, N. (2002), Histoire de la littérature italienne. Paris, ellipses.

Laclotte, Michel et Jean-Pierre cuzin (Dir.) (2003), Dictionnaire de la peinture. Paris, Larousse.

Luciani, G. (1992), Carlo Goldoni ou l’honnête aventurier. Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble.

Nardone, J.-L. et A. Perli (2002), Anthologie de la littérature italienne, 2, XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. toulouse, Presses Universitaires du Mirail.

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POUR ALLER PLUS LOIN

en musique Le Musée des beaux-arts de Montréal a présenté du 12 octobre 2013 au 19 janvier 2014 une grande exposition intitulée Splendore a Venizia – Art et musique de la Renaissance au baroque à Venise. Plusieurs des artistes contemporains de Goldoni, des peintres comme des musiciens, y étaient à l’honneur. Pour accompagner l’exposition, un très beau disque compilation de quinze pièces de grands compositeurs a été produit. Sur celui-ci, on retrouve, notamment, des œuvres d’Antonio vivaldi, claudio Monteverdi, Giovanni Gabrieli et tomaso Albinoni. Le titre du disque est Splendore a Venezia et il est coproduit par la maison montréalaise Atma et le Musée des beaux-arts de Montréal.

Au cinéma bien des œuvres cinématographiques ont eu pour cadre, au fil du temps, les rues et les places de venise. Filmée sous tous ses angles, les plus somptueux comme les plus décadents, la Sérénissime a été à l’honneur dans des films de Federico Fellini (Casanova), Luchino visconti (Mort à Venise, Senso), Michelangelo Antonioni (Identification d’une femme) et, plus récemment, Woody Allen (Tout le monde dit I love you) et André Téchiné (Impardonnables).

sur le théâtre italien Le chercheur Stéphane Resche a fait paraître, récemment, un article portant sur la foisonnante dramaturgie italienne actuelle. L’auteur présente quelques écrivains phare et aborde les dimensions thématiques et esthétiques des pièces de même que certains aspects reliés à leur contexte de production. L’article s’intitule « Nouvelles énergies sud-italiennes ». Il est paru dans JEU Revue de théâtre, no. 149, 2014.1

détecter, lors de la représentation, les scènes …Les scènes à l’école. Goldoni est renvoyé de son collège. Il a le trac parce qu’il doit passer un méga examen.

Les scènes entre Goldoni et son père qui veut lui faire apprendre un métier qu’il n’aime pas.

Les scènes avec sa mère sur des femmes qu’il devrait épouser alors qu’il en aime d’autres.

… et les moments …De poésie…

De fureur et d’hypocondrie mais toujours branchés sur une souffrance morale (sentiment de rejet, de solitude, d’incompréhension)

De réflexions sur l’écriture qui sont orageuses et qui relèvent d’une guerre des générations.

… et les façons d’écrire.Les scènes sont extrêmement courtes, le rythme rapide, pour ne pas dire effréné.

La structure n’est pas linéaire ; c’est parfois comme surfer sur internet.

Les scènes «sérieuses» sont toujours placées entre deux scènes de jeunesse...

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MotsBasta ! : tant pis ! Ça suffit ! Au diable ! Un benêt : Un idiot.Bichonner : caresser, embrasser, chouchouter, prendre soin de… Un bigot : Quelqu’un de très religieux. Bougre, sodomite, Jésuite, Chevalier de la Manchette : homosexuel. Castelet : Petit théâtre de marionnette.Un censeur : Quelqu’un qui lit les pièces pour enlever des extraits qui ne conviennent pas aux règlements, lois, mœurs établis. Il peut aussi la faire interdire.Une charge : Un travail, une fonction effectuée pour la République. Lorsqu’un membre de la famille mourrait, il fallait payer pour permettre à un parent de prendre sa place.Une Donna : Une dame.Une dot : Montant d’argent que la femme (ou son père) donnait à son mari lors du mariage.Encorner, Se faire poser des cornes : Être cocu. c’est-a-dire être trompé (infidélité conjugale) par sa femme. Exécrable : Détestable. Mauvais. Fourbe : Malhonnête. Son génie : Son talent. Gondolier : Qui pilote une gondole. Petit bateau allongé, conduit à la rame.Hypocondriaques : Des gens qui imaginent qu’ils sont malades. Un lourdeau : Un maladroit, un idiot Médisances : Des propos méchants (sur quelqu’un d’autre), faux, des racontars. Minauder : Être affecté, jouer à la petite fille. Des missives : Des lettres. Des messages. Une muse : Qui inspire. Donne des idées. La muse souffle à l’oreille du poète ce qu’il doit écrire. Un prétendant : Un amoureux (qui prétend à la main d’une femme ou à son amour). Des pleutres : Des peureux.

Les Plombs : Prison de venise. Annexe au Palais des Doges. Un protecteur : Un mécène. Quelqu’un qui offre de l’argent à un artiste pour qu’il réalise une œuvre d’art. et qui à cette époque «défendait» l’artiste si celui-ci rencontrait des difficultés avec la censure ou la Justice. Un puceau : Un garçon qui n’a jamais fait l’amour. Une réforme : Un grand changement. Une rente : Montant d’argent versé de façon régulière. Satyre : Personnage lubrique, obscène, vicieux. Ne pas confondre avec une satire qui est une parodie, une imitation parfois méchante de quelqu’un ou quelque chose. Des sequins : ce sont des pièces de monnaie. De l’argent. Une soubrette : Une servante. Un personnage souvent amusant et gai. Peut être fourbe parfois.Suave : Doux.

expressionsAvoir grand souci : Faire grand cas de quelque chose. y accorder une grande importance. Brisons-là !: Mettre un terme à une discussion. Arrêter de parler de quelque chose. Donner une pièce : La jouer, la présenter. Faire la lippe : bouder.Je me suis échiné : J’ai travaillé très fort.La pièce est tombée : elle n’a pas eu de succès, on ne la présente plus. Mener grand train : vivre luxueusement.On n’y comprend goutte : Ne rien comprendre ! Quelqu’un de basse extraction : Qui n’est pas de la noblesse ou d’une grande famille. S’attirer les faveurs : Les bonnes grâces, l’affection, l’aide de quelqu’un. Un joli minois : Un joli visage.

Établi par Pierre Yves Lemieux, janvier 2014

PETIT LEXIQUE

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Lucrèce Borgia, 1996-1997, TDP,

Marie-France Lambert et Normand D’Amour

LES 50 ANS DU ThéâTre denise-PelleTier

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Edmond Dantès, 2003-2004, TDP, Gary Boudreault et François-Xavier Dufour

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50 aNS dU THÉÂTRe deNiSe-pelleTieR / page 43

pierre rousseAu rAconte…

Je connaissais bien la compagnie, qui se nommait encore Nouvelle compagnie théâtrale1, je côtoyais Jean-Luc bastien depuis fort longtemps et je trouvais très audacieuse la modernisation que brigitte haentjens avait apportée à la programmation. comme la mission de la compagnie est d’intéresser les jeunes au répertoire et, par conséquent, leurs enseignants, j’étais curieux de connaître leur intérêt pour le théâtre contemporain. J’ai constaté très tôt que les enseignants étaient peu enclins au théâtre de création, difficile d’accès à cause de l’absence de textes et d’études critiques. J’ai cependant gardé une belle ouverture dans nos saisons pour celles et ceux qui cherchent ce genre de dramaturgie actuelle, et j’ai vu que ce serait possible à la Salle Fred-barry.

Au théâtre Denise-Pelletier, on travaille à partir de 2 500 ans de répertoire : c’est notre mission. 1 La compagnie adopte le nom de Denise Pelletier, grande comédienne

québécoise, en 1997.

Des Grecs jusqu’à aujourd’hui, les pièces les plus représentatives de la dramaturgie occidentale retiennent notre attention. certaines n’ont plus d’intérêt aujourd’hui ou n’en ont pas pour un jeune de 15 ans. Auguste Strindberg, par exemple, est l’un de mes auteurs préférés, mais je ne programmerai pas Danse de mort ! Une grande partie de mon travail se fait avec les metteurs en scène, et je me montre toujours très ouvert à leurs propositions. c’est de discussion en discussion qu’on trouve la pièce qui convient et qui correspond à nos critères. Avec Denise Guilbault, par exemple, nous avons mis deux ans à fouiller la première moitié du XXe siècle pour nous entendre finalement sur La Reine morte de Montherlant. Au metteur en scène claude Poissant, j’avais proposé le texte d’un romantique allemand, mais il a plutôt suggéré Lucrèce Borgia de victor hugo. c’est clair que les propositions doivent rencontrer notre mandat et qu’il se crée une belle synergie avec ces artistes qui comprennent bien ce qu’on fait ici et qui ont envie d’y participer.

PRÉSERVER L’ACCÈS DES JEUNES AU THÉÂTRE ET AU RÉPERTOIRE

Après des études en interprétation et en mise en scène à l’École nationale de théâtre, Pierre Rousseau a œuvré pendant plusieurs années au Théâtre de Quartier. Il a aussi occupé le poste de conseiller culturel en théâtre au Conseil des Arts de Montréal avant de devenir directeur général du Conseil québécois du théâtre. Très engagé dans le milieu artistique, il est présentement président des conseils d’administration de Théâtres Associés inc. et de Diagramme, gestion culturelle en danse. Il a enseigné à l’École nationale de théâtre et il est chargé de cours à l’École supérieure de théâtre de l’UQÀM depuis plusieurs années. Il est directeur artistique du Théâtre Denise-Pelletier depuis 1995. ©

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Pierre Rousseau, 1995

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page 44 / 50 aNS dU THÉÂTRe deNiSe-pelleTieR

LES 50 ANS DU ThéâTre denise-PelleTier

MAis qui jouer, quoi jouer ?

certaines pièces présentent des difficultés de réception. Depuis 10 ans d’ailleurs, je constate qu’une frilosité s’est installée chez les enseignants, constat qui rejoint le débat actuel sur les balises dont ils ne disposent pas toujours pour appuyer leurs décisions. et comme ils veulent éviter les situations conflictuelles, il est normal que certains hésitent à choisir tel spectacle plutôt qu’un autre, tout dépendant de ce qui y est véhiculé.

Afin d’accompagner les enseignants, nous les invitons toujours à voir les spectacles à l’avance de façon à détecter leurs hésitations. est-ce que je monterais ici Le Marchand de Venise ? Dans Marie Tudor, joué en janvier dernier, un personnage se nomme Le Juif. Que faire ? Il n’est pas question de couper ni d’édulcorer. S’il s’agit d’un détail qui n’a pas d’impact sur la mise en scène et sur la valeur de la représentation, nous en discutons. Je suis prêt à l’occasion à faire un compromis, mais je respecte au final la décision du metteur en scène.

Si nous voulons mieux comprendre le présent, il ne faut pas réécrire l’histoire. Mon champ de possibilités en est cependant réduit d’autant. De plus, les enseignants subissent une réforme après l’autre dans notre système d’éducation.

Dans la grande région montréalaise, les enseignants se trouvent devant des élèves dont le niveau de compréhension du français est particulier. Ils parlent leur langue d’origine, l’anglais et puis, en troisième lieu, le français. Une pièce en alexandrin pose donc un niveau de difficulté élevé, dont Le Cid de corneille. on a peut-être tendance à sous-estimer la capacité de réception de ces élèves, mais c’est une réalité qui n’était pas présente il y a 30 ans.

Ce qu’il faut préserver, C’est l’aCCès des jeunes au théâtre et au répertoire.

Agir dAns le présent, sur le présent ?

Avec une pièce québécoise des années 1940 et 1950, nous donnons à un jeune de la diaspora mondiale installée ici un accès au Québec d’avant les années 1960 ! Nous faisons là œuvre d’éducation. Mettre en scène une pièce du répertoire, c’est immanquablement s’attarder à l’histoire, à la géographie, aux sciences. et il se trouve dans nos Cahiers une mine d’informations. c’est un gros atout. Mes rencontres dans les classes surviennent quand le spectacle est à la veille des représentations et je bénéficie alors d’une somme d’informations impressionnante, collée à la production comme telle. De plus, j’essaie toujours de tisser des liens avec l’actualité, la nôtre et l’internationale.

Le Menteur, 2002-2003, TDP, Roxanne Boulianne et Marie-Ève Des Roches

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une sAison en deux sAlles

Dans les années 1980, Fred-barry était la seule salle à géométrie variable à Montréal. très convenablement équipée, elle offrait beaucoup de possibilités aux jeunes compagnies. À la fin des années 1990, les lieux semblables se sont multipliés et tout à coup Fred-barry était… au bout du monde ! J’ai proposé au cA de prendre la direction des deux salles, de rendre le tout organique, de composer une seule saison en deux salles. et à Fred-barry, d’abord identifiée à la création dramatique, j’ai commencé à programmer des pièces pour les écoles, et puis j’ai décidé de tout ouvrir au choix des enseignants. ce travail incessant d’accompagnement fait partie de notre démarche. Je n’ai pas le choix de voir ma programmation à travers le prisme du milieu scolaire.

À Fred-barry, il y a des saisons qui n’offrent rien aux élèves du secondaire, où la création est majoritaire. Parfois aussi, les pièces sont tirées du répertoire, ce qui donne aux jeunes metteurs en scène de la relève l’occasion de travailler des classiques dans un tout autre contexte et aux jeunes spectateurs de côtoyer ces textes dans un cadre intime.

rénover / restAurer

Une des premières choses sur laquelle Rémi brousseau2 et moi sommes tombés d’accord à notre arrivée, c’était de refaire l’auditorium. Quand la Nct a transformé le lieu en 1975, la salle a été un peu négligée au profit de la scène. La pente des fauteuils est restée la même qu’à l’époque du Granada construit en 1930, et les dernières rangées de fauteuils étaient désavantagées.

on a commencé les études de reconstruction en 1997 et tout a été refait en 2007 pour un excellent rapport scène-salle et une adéquation technique très intéressante pour le théâtre. Nos architectes Saia barbarese topouzanov ont remporté deux prix dont le 1er Prix du jury, catégorie conservation et restau-ration, de l’ordre des architectes du Québec (2011).

et comme la politique du 1% s’appliquait3, nous avons commandé une œuvre selon nos critères : elle devait être ludique, placée à l’extérieur pour que les gens y aient accès et se l’approprient, une œuvre dont les éléments en trois dimensions 2 Directeur général du tDP, Rémi brousseau est arrivé en poste en même

temps que Pierre Rousseau.3 Politique d’intégration des arts à l’architecture qui consiste à allouer

environ 1 % du budget de construction d’un bâtiment à la réalisation d’œuvres d’art précisément conçues pour celui-ci.

Le Pantin de bois, 2002-2003, Marc Mauduit, production Tenon Mortaise

L’Insaisissable Mandarin, 2002-2003, Diane Loizelle, production Tenon Mortaise

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LES 50 ANS DU ThéâTre denise-PelleTier

respecteraient la fenestration importante du hall. La (les) leçon(s) plurielle(s) de la sculpteure Rose-Marie e. Goulet nous a touchés au cœur. et nous voyons continuellement des enfants, des adultes jouer avec les éléments au sol et en trois dimensions.

et MAintenAnt ?

Mes craintes sont du côté du système d’éducation. Les nouvelles cohortes d’enseignants viendront d’une génération qui n’a pas nécessairement le même fond culturel que les précédentes. Ils ont surtout été formés à la pédagogie et non au contenu. Le débat sur l’abolition des commissions scolaires est en cours et les sommes disponibles pour le transport lors des sorties culturelles des élèves sont les mêmes depuis 20 ans. et on est dans une baisse démographique jusqu’en 2017.

Du côté du financement des arts, la stagnation est importante : les montants n’ont pas bougé depuis 2002, alors que tout coûte plus cher. c’est ce qui entraîne pour nous les productions en partenariat et l’achat de spectacles plutôt que des productions maison, et ce n’est pas toujours évident de trouver des spectacles qui correspondent à la mission du tDP. on est dans un contexte très difficile.

à suivre…

Après Le Cid, de facture plutôt classique présenté à l’automne 2013 - afin que nos jeunes en aient vu au moins un pendant leur secondaire - nous accueillons l’automne prochain une Andromaque actualisée, qui met en évidence les enjeux politiques plutôt que les tiraillements du quatuor amoureux – oreste aime hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime encore le souvenir d’hector, son mari décédé. Le contexte est celui d’une guerre dont nous suivrons le déroulement sur les écrans de cNN, RDI, Al-Jazeera …

Décidément, l’histoire du tDP est à suivre pendant encore plusieurs décennies !

Propos recueillis et mis en forme par Hélène Beauchamp

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La Cerisaie, 2002-2003, Salle Fred-Barry, Martin Vaillancourt et Amélie Bonenfant, La Société Richard III

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Pierre Rousseau, 2013

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ALBUM DE FINISSANTS

LES ZURBAINS 2014

LE DERNIER JOUR D’UN CONDAMNÉ

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Interprètes Dany BoudreaultAlexandre LerouxXavier MaloMichelle ParentAnnie ValinUn chœur de 15 à 20 jeunes finissantes et finissants des écoles secondaires Léopold-Gravel et Armand corbeil de terrebonne, Leblanc de Laval, de la Pointe-aux-trembles et du collège de Montréal.

Concepteurs et collaborateurs artistiquesScénographie, décor et accessoires ................... Marie-Ève Fortiercostumes .................................... Marianne Thériaultconception sonore et direction technique ...................Samuel ThériaultÉclairages et régie ..............Andréanne Deschênesvidéo .................................................Josué BertolinoDirection de production .....................Magali LetarteRépétitrices auprès des jeunes.............. Marie-Ève Archambault, Rachèle Gemmeconseillère dramaturgique.................................. Marie-Hélène Larose-Truchon conseillère en voix et diction ............................. Marie-Claude Lefebvre Nous remercions le théâtre Denise-Pelletier pour son soutien à la communication avec les milieux scolaires

LES COMPAGNIES

Pirata ThéâtreFondé en 2009, Pirata théâtre rassemble dans la création et sur scène des professionnels du théâtre et des personnes issues de diverses communautés.

l’équipe et les coMpAgnie

ALBUM DE FINISSANTSUne création portée par Michelle Parent et Anne Sophie RouleauAdaptation et mise en scène de Anne Sophie RouleauD'après le texte de Mathieu Arsenault © Les Éditions Triptyque Une coproduction de Pirata Théâtre et Matériaux Composites, en codiffusion avec le Théâtre Denise-Pelletier

Salle Fred-BarryDu 12 au 22 mars 2014

confrontant différents matériaux, différents modes de vie ou cultures, ils cherchent autant à enrichir la création qu’à estomper les frontières entre les individus et les groupes. Provocant des rencontres improbables entre des univers éloignés pour mettre en scène un imaginaire collectif plus riche, ils veulent dépasser les barrières sociales, que ce soit celles de la communauté artistique ou du monde de la rue, ou encore celles des générations...

Au nombre de ses réalisations marquantes on compte La Maison, présentée en 2009 à la Salle Fred-barry du théâtre Denise-Pelletier après deux ans de recherche et création avec des jeunes femmes en difficulté rencontrées à la maison Passages. La production fut couronnée du prix de la pertinence sociale - le Noble cochon - au Gala des cochons d’or de cette même année.

https://fr-ca.facebook.com/pages/PIRAtA-th%c3%89%c3%82tRe/192023967513546

Matériaux CompositesActif depuis 2005, Matériaux composites poursuit une recherche esthétique audacieuse et compte plusieurs créations protéiformes, dont le spectacle Passages présenté à La chapelle (Montréal) en 2008. espace de liberté, d’invention, de rencontre, Mc rassemble des artistes issus de différentes disciplines (théâtre, danse et arts visuels) autour de projets qui bousculent les conventions et brouillent les frontières des genres. Favorisant le métissage des matériaux et des disciplines, Mc cherche à créer des liens sensibles, poétiques et souterrains entre des fragments épars, afin que le théâtre soit d’abord une expérience dédiée à tous nos sens.

http://compagniemateriauxcomposites.blogspot.ca/p/compagnie.html

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Comment vous y êtes vous prises pour adapter à la scène le monologue intérieur, une suite de courts fragments, écrit par l’auteur Mathieu Arsenault ?

Anne Sophie Rouleau : Album de finissants ne présente pas de récit à proprement parler, il n’y a pas de lien évident entre les différentes voix du texte et on n’y retrouve pas de personnages nettement définis. on traverse plutôt des états. Pour adapter cette œuvre fragmentaire, nous savions d’emblée que nous allions travailler par tableaux. La première étape a été la présélection de fragments avec Michelle Parent. Nous y sommes

allées avec nos coups de cœur. La seconde étape a été de les tester dans les écoles. Nous avons effectué 25 ateliers de présentation des fragments devant environ 800 jeunes de secondaire 4, issus de 4 écoles différentes. Lors de ce premier contact, Michelle lisait les textes choisis et les jeunes étaient invités à écrire tout ce que les extraits déclenchaient en eux. ces réactions ont constitué de précieux matériaux pour l’orientation du travail d’adaptation.

Par la suite, il y a eu tout un travail d’interprétation chorégraphique de l’œuvre. en cours de route, il a fallu déterminer une structure car, à défaut d’offrir

ENTRETIEN AVEC ANNE SOPHIE ROULEAU ET MICHELLE PARENT

Metteure en scène, Anne Sophie Rouleau est diplômée du bac (2004) et de la maîtrise en théâtre (2007) de l’UQÀM, où elle s’est vu décerner la bourse « Georges-Laoun du meilleur mémoire-création » pour Passages qui explore les notions de rythme et de choralité au théâtre. Directrice artistique de Matériaux composites, elle a présenté plusieurs créations sur la scène montréalaise, dont le laboratoire public Mirabilis (2010) et la série des Living Rooms (2012-2013), installations performatives au carrefour des arts visuels et du théâtre, dans différentes Maisons de la culture et festivals (zone homa, Art Souterrain, etc.). Parallèlement, Anne Sophie est conteuse pour les tout-petits et s’intéresse à la création petite enfance.

comédienne de formation (UQÀM, 2006), Michelle Parent a travaillé avec camera obscura et le tessri Dunya theater à Montréal ainsi qu’avec le teatro Da vertigem à Paris. en 2010, elle était de la distribution de Homo Faber présenté par la compagnie Parabolik Guerilla aux zécuries (Montréal). elle a écrit trois pièces dont Alice surexposée et Dommages collatéraux de la guerre des tuques. À la télévision, on l’a vue dans diverses publicités et dans Unité 9. en tant que fondatrice et directrice artistique de Pirata théâtre, Michelle agit à titre de metteure en scène et d’interprète. elle enseigne aussi le jeu et l’écriture dramatique à des personnes en difficulté notamment au centre Dollard-cormier, à l’organisme Passages et collabore avec l’organisme de théâtre d’intervention Mise au jeu.

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Michelle Parent.

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une histoire clairement définie, je souhaitais que le spectacle soit non pas un simple collage, mais une véritable traversée. Il est donc construit comme une journée d’école, ponctuée par les cloches et divisée en quatre périodes. Je me suis aussi inspirée des poèmes d’Émile Nelligan1, parce qu’ils sont cités et remaniés dans Album de finissants. Nous avons donc tissé le spectacle en effectuant des allers et retours entre le texte original, les ateliers de recherche-création avec les adolescents, le travail chorégraphique et les laboratoires avec les acteurs.

Et qu’en est-il de tout le matériel amassé autour de l’œuvre avec les jeunes ?

Michelle Parent : tout d’abord, nous avons sélectionné 4 écoles avec l’aide du service scolaire du théâtre Denise-Pelletier et nous avons filmé nos rencontres avec les jeunes. cela nous a permis d’observer l’évolution des postures physiques de 1 « Le vaisseau d’or » et « Soir d’hiver »

800 jeunes après 10 minutes, 20 minutes et 45 minutes d’écoute à leurs pupitres. ces vidéos nous ont beaucoup servis lors de la création de la partition chorégraphique.

A.S.R.: c’est aussi dans ce contexte-là que nous récoltions leurs réactions spontanées durant la lecture des textes.

M.P. : Nous avons donc amassé 800 copies de textes d’Album de finissants annotés par les jeunes. Pour chaque groupe, nous prenions un extrait différent. Nous avons ainsi constitué un répertoire de 25 extraits, chacun décliné en 25 réactions différentes !

A.S.R. : Nous avons reçu des dessins, des commentaires, des questions, des confessions et des poèmes. Nous avons aussi réalisé des vox-pop vidéographiques en lien avec les thématiques abordées dans Album de finissants. ensuite, nous avons fait quatre ateliers de recherche-création

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Laboratoire, août 2013.

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dans chaque école avec les jeunes intéressés à poursuivre le projet. Lors des ateliers, j’étais toujours accompagnée d’un acteur ; la plupart du temps c’était Michelle, mais tous les autres sont venus aussi. cela nous a permis d’établir les bases de l’interaction entre les comédiens et les jeunes, tant au niveau de la lecture des fragments, que de la coordination entre les gestes et les paroles. Nous avons travaillé sur l’écoute pour faire en sorte que le geste aide à mieux faire entendre le texte et vice-versa.

Le texte propose une réflexion parfois cynique sur la notion de performance à l’école…

A.S.R. : en interrogeant les adolescents, nous avons constaté qu’ils ne sont pas à l’abri d’un certain désenchantement à l’égard de la société, mais que d’un autre côté, ils ont aussi un cœur d’enfant : ils sont pleins d’espoir, de ludisme et d’énergie ! Ils n’ont pas encore expérimenté la vie sous toutes ses facettes et ils ont très envie de vivre ce monde-là. Nous travaillons à intégrer cet éclat, cet élan et cet enthousiasme dans notre adaptation. L’espoir réside aussi dans la manière dont l’auteur écrit, c’est-à-dire dans le rapport qu’il entretient avec l’imaginaire. Quand il se bat contre une règle de grammaire, il se bat contre le système et les clichés ; il les utilise, les détourne : il résiste. en rendant les jeunes conscients de cet

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Laboratoire, août 2013.

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aspect de l’œuvre, nous travaillons avec eux à mettre en lumière certains carcans pour qu’ils les transforment de manière créative. Notre adaptation n’est pas du tout une charge contre l’école ou la société. Il s’agit davantage d’un refus d’envisager le monde comme une fatalité.

Michelle, vous travaillez au sein de Pirata Théâtre à organiser des rencontres improbables entre des « acteurs d’un jour » et des acteurs professionnels. Comment s’opère ici la rencontre entre les jeunes et les acteurs ?

M.P. : Je travaille avec des gens qui sont capables de réagir promptement et de composer avec l’inattendu. Par exemple, dans Album de finissants, il y a des soirs où le nombre de jeunes n’est pas le même et les acteurs doivent s’y adapter. Pour les jeunes, les acteurs sont comme la locomotive qui tire tout vers l’avant. cette rencontre constitue pour eux une motivation de plus.

A.S.R. : Le contact avec les adolescents durant la phase de recherche-création est très stimulant pour les comédiens. Les jeunes ne sont pas accessoires, leur présence est la raison d’être d’Album de finissants. Scéniquement, ils sont une vingtaine autour des comédiens, donc répéter entre nous et répéter avec eux constituent deux expériences complètement différentes.

Est-ce que le fait d’être allés dans les écoles influence le travail avec les acteurs ?

M.P. : Depuis le début, nous travaillons en vases communicants. Durant l’été, nous avons introduit les postures des élèves dans le corps des acteurs, pour bâtir un langage essentiellement gestuel et chorégraphique, puis nous l’avons redonné aux jeunes. La chorégraphie s’est élaborée dans un processus de contamination et de transmission

entre les 80 jeunes et les acteurs. Le spectacle s’est construit par fragments, comme un immense casse-tête. Ainsi, quand nous réunissons les acteurs et les adolescents, après deux mois de répétitions, c’est jouissif pour tout le monde !

Anne Sophie, avec votre compagnie Matériaux Composites, vous vous intéressez au rythme et à la choralité.

A.S.R. : c’est le fondement du projet. La langue de l’auteur m’a attirée par sa musicalité intrinsèque et la dimension chorégraphique occupe une place centrale dans l’articulation du spectacle. La choralité est une question fondamentale pour les adolescents, notamment dans leur rapport à l’école et à la société. c’est lié à la notion de groupe, soit d’être avec les autres et d’être un parmi les autres. La place qu’occupe chacun au sein du groupe est fondamentale, et nous travaillons là-dessus. Une classe est un espace de solitude plurielle : chacun est isolé derrière son pupitre et en même temps, tout le monde se retrouve dans un même lieu, habillé de manière identique, à la vue les uns des autres, faisant la même chose en même temps, visant les mêmes objectifs et devant apprendre la même matière. Pour nous, les jeunes constituent un chœur dont les acteurs font aussi partie.

Comment s’élabore cette rencontre entre la partition textuelle et la partition chorégraphique ?

A.S.R. : L’auteur m’a confié que derrière chacun des fragments textuels, il imaginait une posture physique et que celle-ci influençait l’intensité ou l’état de son texte. Son travail sur la langue est un combat, un corps à corps avec la règle qui se traduit bien dans le jeu physique des acteurs et des adolescents.

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M.P. : Être à l’école, c’est aussi être un corps qui a appris à savoir marcher en rang, rester assis durant 8 heures, s’accouder, se lever au son de la cloche ou lever la main pour parler.

A.S.R. : La partition chorégraphique nous semblait donc inévitable. Nous nous inspirons des postures imposées par une structure, nous jouons et nous résistons avec elles pour voir comment il est possible de les investir d’une énergie qui est propre aux jeunes. Ainsi, la posture ne sert plus uniquement à contenir et à contraindre, elle est aussi un véhicule d’expression. La bataille avec la posture mène jusqu’à la danse, comme lorsque l’écriture de Mathieu conduit à la musicalité.

Comment abordez-vous la question de l’interprétation avec le chœur d’adolescents ?

A.S.R. : Nous travaillons à partir des formes de théâtre qui s’éloignent des références qu’ils possèdent déjà. Nous jouons dans un registre qui se distingue des représentations adolescentes que l’on retrouve souvent à la télévision.

M.P. : Avec Album de finissants, nous nous intéressons principalement à ce qui se passe lorsqu’ils sont en classe, tandis que dans les émissions généralement, on nous donne à voir uniquement ce qui se produit après l’école ou pendant les 15 minutes de pause à leur casier.

A.S.R. : c’était d’ailleurs l’intention fondatrice de Mathieu Arsenault : sortons de l’anecdote et entrons dans ce vrai moment d’école et de vie qu’on ne nous montre jamais. Dans Album de finissants, on nous convie à un grand voyage immobile. Nous imaginons les élèves très contraints physiquement et pourtant, l’intériorité surgit, s’anime, joue et finit par occuper tout l’espace scénique.

M.P. : cela requiert un jeu beaucoup plus sobre, une simple présence. on ne leur demande pas de jouer un personnage.

A.S.R. : tout le travail choral commande aussi une solidarité sur la scène. exister dans un chœur de 25 personnes demande à chacun de veiller à ne pas prendre toute la place. Nous travaillons une présence qui est tributaire de la qualité de l’écoute active entre les membres.

Avez-vous envisagé une suite pour Album de finissants ?

A.S.R. : oui, nous avons démarré le projet dans 4 écoles parce que nous ne voulions pas que ce soit un spectacle fermé sur un groupe de jeunes en particulier. Nous souhaitons donner une tribune au plus grand nombre d’adolescents possible. Après la création, nous aimerions partir en tournée, partager la scène avec d’autres jeunes, issus d’autres communautés. Nous serions dans une dynamique de recréation et de réflexion socio-artistique à chaque nouvelle rencontre.

Propos recueillis et mis en forme par Andréane Roy

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Interprète Ariel Ifergan Concepteurs et collaborateurs artistiquesAssistance à la mise en scène .....Sophie Martinenvironnement scénographique et conception vidéo ....................Christian JutrasMusique et environnement sonore .............................Jean-François Morasseconception d'éclairages ............... Steve Croteau

l’équipe et lA coMpAgnie

LE DERNIER JOUR D’UN CONDAMNÉDe Victor HugoAdaptation et mise en scène : Éric J. St-JeanUne production de Bruit Public en codiffusion avec le Théâtre Denise-Pelletier

Salle Fred-BarryDu 26 mars au 12 avril 2014

Bruit PublicLa compagnie de théâtre bruit Public a pour objectif premier d’initier des spectateurs au plaisir de la lecture du spectacle théâtral. Pour ce faire, l’équipe de créateurs conçoit l’acte théâtral davantage comme une proposition visuelle qu’une proposition scripturale. De notre point de vue, la scène théâtrale se compare à une immense toile blanche et le metteur en scène, tel un peintre, érige son discours à travers une composition visuelle. Nous privilégions ainsi l’exploration de plusieurs langages scéniques afin de créer des histoires en images et nous mettons l’emphase sur l’espace, la scénographie et le corps de l’acteur plutôt que sur les objectifs psychologiques du texte dramatique. Fondée en 2009, bruit Public est dirigé par Éric J. St-Jean (direction artistique), christian Jutras (direction générale) et Jean-François Morasse (direction technique).

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ENTRETIEN AVEC ÉRIC J. ST-JEAN, METTEUR EN SCÈNE

Quel est le mandat artistique de Bruit Public, votre compagnie fondée en 2009 ?

Notre mandat est de créer des ponts entre les textes des grands auteurs du répertoire théâtral et ce qui se passe maintenant. Prendre des classiques, les adapter et trouver leur résonnance dans l’actualité. Faire comprendre que les questions posées par ces auteurs aux époques passées reviennent dans le présent de façon cyclique, qu’elles sont encore pertinentes de nos jours. elles sont le fondement de l’humain ; elles touchent à l’ontologie humaine. en 2010, la première pièce produite par bruit Public, Jeux de massacre, coïncidait avec la fin de la crise de la grippe h1N1. ce texte d’eugène Ionesco abordait des questions très pertinentes, entre autres concernant la construction sociale autour d’une crise. c’est la même chose avec le texte de victor hugo qui aborde la question de la peine de mort au moment même où deux peines de mort sont contestées au États-Unis, où la prison de Guantánamo est toujours ouverte, etc.

Pourtant, tout semble éloigner l’un de l’autre Eugène Ionesco et Victor Hugo : ton, esthétique, époque…

ce sont deux grands humanistes. Ionesco ne cherche pas à se moquer de ses semblables, il n’est pas condescendant envers les êtres humains. c’est un observateur de la condition humaine qu’il exprime dans un langage et un rythme scénique différents. victor hugo, c’est un peu la même chose. Il pose un regard sur la condition humaine, il la dénonce. Pour moi, il y avait une suite logique : c’est encore un classique qu’on revisite, ce qui répond au mandat de la compagnie. Mais il y a aussi un filon thématique des différentes représentations sociales de la mort. Dans le cas du texte de hugo, on s’attarde à un individu et non plus à une population entière comme dans Jeux de massacre. on s’attarde à ce qui se passe dans sa tête, sur l’impact de la prise de conscience de la mort.

Jeux de massacre était un spectacle à huit comédiens alors que Le Dernier jour d’un condamné est joué par un seul. Qu’est-ce qui vous intéresse dans le monologue ?

Éric J. St-Jean a été stagiaire à la mise en scène au théâtre du Nouveau Monde (1995-1997) puis au théâtre Denise-Pelletier (1998) ; il a complété une maîtrise en mise en scène et s’est vu attribuer la bourse d’excellence Georges Laoun pour le meilleur mémoire-création de sa promotion (UQÀM 2004). en 2005-2006, il signe trois mises en scène pour la compagnie jeune public « L’Arsenal à musique » dont une en collaboration avec l’orchestre Symphonique de Montréal et de Québec. en octobre 2010, il signe Jeux de massacre d’Ionesco, présentée à la Salle Fred-barry, avec sa compagnie bruit Public. Il a enseigné le jeu, la mise en scène, l’histoire du théâtre et l’écriture dramatique durant plus de dix ans dans le réseau collégial. Avec ses étudiants, il a réalisé une vingtaine de mises en scène adaptées pour un public scolaire. en plus de diriger sa compagnie bruit Public, il occupe présentement les fonctions de conseiller pédagogique au collège Lionel-Groulx.

Éric J. Saint-Jean

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Au départ, l’idée n’a pas été de travailler avec un seul comédien. Mon collègue christian Jutras, qui a cofondé la compagnie et qui est scénographe de formation, est très axé sur le traitement vidéo. Il a une signature graphique personnelle qu’il réalise avec peu de choses, grâce à des logiciels assez basiques. Mais quel spectacle pourrait être un terrain fertile pour investir le discours de la vidéo ? Nous avons choisi Le Dernier jour d’un condamné, l’histoire d’un homme qui écrit son journal intime aux derniers jours de sa vie avant de mourir, alors qu’il est condamné par les hommes.

À qui écrit-il, cet homme enfermé ?

À tous ceux qui veulent le lire et qui se questionnent sur la légitimité de condamner quelqu’un à mort. et des effets engendrés. Ça le garde en vie. c’est son moyen de garder le contrôle sur sa vie. Au deuxième degré, c’est la voix de victor hugo qui prononce son « Plaidoyer contre la peine de mort » à l’Assemblée nationale constituante le 15 septembre 18581. on ne connait pas les raisons de la mise à mort de cet homme, mais indépendamment de ce que cet homme a fait, la question que pose hugo est la suivante : a-t-on le droit de laisser souffrir cet homme, de le laisser agoniser et de l’enfermer dans un cachot ? A-t-on le droit de le tuer de cette façon-là ? La moralité du texte est autant 1 http://fr.wikisource.org/wiki/Plaidoyer_contre_la_peine_de_mort_-_

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métaphysique que politique. Une autre dimension importante qu’hugo questionne, c’est la mise en spectacle de la condamnation : on passe des flyers, les enfants vont voir ça, etc.… c’est un texte qui dénonce, en prenant le parti d’un homme condamné, vu de l’intérieur de son cachot.

ce qu’on a voulu faire, christian et moi, c’est de mettre en scène l’acte d’écriture. De montrer comment l’homme crée. car c’est ce que hugo nous apprend : c’est lorsque l’homme écrit, qu’il est dans un geste de création, qu’il est libre. L’homme est en liberté quand il écrit. Les portes de son cachot s’ouvrent. La création ouvre la conscience, ouvre à une autre condition.

Lorsque vous abordez le travail de création, jusqu’à quel point le travail du scénographe contamine-t-il le travail de mise en scène et vice-versa ?

La mise en scène, pour moi, c’est mettre en espace un discours. Je ne suis pas le seul porteur du discours. Le scénographe l’est aussi. et l’auteur. Le discours, c’est l’amalgame de ces codes-là. Une fois qu’on a fait des coupures dans le texte, qu’on lui a donné une forme en le sculptant, on s’est créé des besoins parce que l’adaptation du texte de victor hugo ne se tient plus tout seul. La première mouture a résulté d’un travail comme pour un film, comme un story-board. on prévoyait les séquences où il se passerait des choses sur écran en parallèle avec l’acteur sur scène. Le discours de la scénographie fait partie intégrale du spectacle. on ne parle pas ici de contamination. on parle plutôt d’ériger du sens. La scénographie, c’est un acteur ; les projections parlent. Également, pendant que l’acteur interprète les différents personnages sur scène, la narration peut être projetée sur l’écran.

Est-ce un défi de synchroniser le travail de la vidéo et du comédien en salle de répétition ?

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en salle de répétition, nous avons constamment travaillé avec les différentes vidéos du spectacle. Ma plus grosse peur était d’inventer un objet théâtral trop serré qui ne permettait pas une certaine spontanéité. Il a fallu trouver des mécanismes pour favoriser le débit et le timing du texte. Ainsi, il n’y a pas de plan-séquence. Seulement des fragments de vidéo. on a travaillé en tournage réel mais en utilisant différentes techniques de traitement d’images, différents filtres pour modifier les images.

En ce sens, le choix de présenter le spectacle à Fred-Barry favorise l’impression d’enfermement du personnage.

oui. c’est une petite salle. L’espace sur scène est un plateau de 10 pieds X 10 pieds avec un écran de 12 pieds de hauteur. L’idée de la scénographie, c’est de représenter une feuille de papier qui se déploie devant les spectateurs et que l’on éclaire ou non selon les besoins de la vidéo. J’appelle ça de la scénographie numérique. ce n’est pas du multimédia ou de la machinerie comme tel. on projette des ambiances sur une toile numérique. Avec un personnage qui vient parler. cela présente une autre vision de l’œuvre de victor hugo où les mots sont importants.

Comment concevez-vous votre travail de metteur en scène à travers les collaborations avec les divers artisans de la production ?

J’ai le goût d’utiliser l’analogie de la théorie sur le changement de paradigme en enseignement. Le paradigme de l’enseignement, c’est le prof qui fait toutes les opérations dans la classe et qui demande aux étudiants d’imiter et d’apprendre par cœur versus le paradigme de l’apprentissage où le professeur est un coordonateur de la co-construction d’un savoir. Mon travail de metteur en scène en est un de co-construction avec tous

les artisans du spectacle. Je m’assure que tout le monde fait le même spectacle, celui que j’ai en tête. c’est mon seul travail. en ce sens, le travail du comédien, Ariel Ifergan, est aussi essentiel. Mettre en scène un monologue demande de la précision car personne d’autre ne peut venir arranger les choses.

Est-ce que le fait de monter un classique de la littérature comme Le Dernier jour d’un condamné vous effraie?

beaucoup. victor hugo, c’est un monument. Le Dernier jour d’un condamné est un texte très connu. Quand tu joues avec un texte canonique comme celui-là, l’horizon d’attente du spectateur averti est immense. Évidemment, il y a des coupures ; lu bout à bout, le texte dure cinq heures trente. ce n’est pas possible pour ce spectacle. J’ai donc dû faire des choix. L’idée, c’est de faire vivre à des

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jeunes un tel monologue de victor hugo. Mais la demande du public est là. Le potentiel pédagogique est là, tant au collégial qu’au secondaire. Ça fait deux ans que nous travaillons sur la proposition et ça fait encore plus longtemps qu’il traine dans ma tête. en ce moment, travailler avec Ariel et christian m’amène à découvrir d’autres aspects du texte. Mais je suis obsédé par l’objectif de faire un spectacle d’une heure et quart.

Une heure et quart pour questionner notre rapport à la mort à travers le théâtre…

La mort est toujours porteuse d’une théâtralité. tu ne peux pas la montrer directement, il faut la montrer par un autre biais. Il faut investir tous les

codes théâtraux. comme chez Shakespeare où il y a quelque chose qui est bien assumée. Dans Le Dernier jour d’un condamné, on est dans la tête du personnage et la théâtralité de ce texte-là nous permet de montrer par la vidéo des choses que le roman dit mais que le personnage sur scène ne dit pas. c’est un one man show, mais on n’a jamais l’impression que le personnage est seul sur scène. Grâce à la vidéo, il est accompagné en tout temps. Par l’entremise du médium vidéo, nos discours fusionnent à christian et à moi.

Propos recueillis et mis en forme par Frédéric Thibaud

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AuteursAuteur professionnel ............................. Luc Dumontet quatre jeunes auteurs sélectionnés à Montréal et à Québec parmi les nombreux étudiants qui ont participé au concours d’écriture.

Concepteurs et collaborateurs artistiquesAssistance et régie .........................Jacinthe Racineconception des décors .................... Laurence Gagnon Lefebvrecostumes ......................................... Sandrine BissonÉclairages ............................................Francis Hamelenvironnement sonore ........................... Alexi Rioux Direction technique ......................Jean Duchesneau

Théâtre Le ClouLa compagnie propose un théâtre de création et privilégie la rencontre avec le public adolescent. elle est codirigée par Monique Gosselin, Sylvain Scott et benoît vermeulen, un collectif de metteurs en scène qui mènent chacun une démarche personnelle, quoiqu’intimement liée. Les créateurs du théâtre Le clou mixtionnent les matières textuelles, formelles et plastiques. De cet exercice de liberté émergent des créations qui oscillent entre exigence et plaisir, provocation et engagement, beauté et chaos.

Le théâtre Le clou est le maître d’œuvre du projet Les Zurbains qui font l’objet chaque année d’une présentation sur scène chez les diffuseurs partenaires. Les Zurbains 15 ans a marqué l’anniversaire de ce projet unique d’écriture et de création. Les contes écrits par un auteur de métier et par des adolescents de divers horizons culturels et géographiques sont, encore cette année, produits par des artistes professionnels. Si les auteurs des contes zurbains ont les deux pieds dans le macadam, ils ont de l’imagination plein la tête et prennent la plume pour nous parler de ce qui les interpelle, sur fond de révolte et de tendresse : rejet, racisme, injustice, surconsommation, dictature, tout

l’équipe et lA coMpAgnie

LES ZURBAINS 2014Mise en scène : Monique GosselinUne production du Théâtre Le Clou présentée en collaboration avec le Théâtre Denise-Pelletier et le théâtre jeunesse Les Gros Becs à Québec.

Salle Fred-BarryDu 6 au 16 mai 2014

autant qu’amour et liberté... Une parole absolument nécessaire.

Les artistes qui favorisent cette écriture et la mettent en lumière sont très fiers de toutes ces années de création autour de paroles adolescentes. Les Zurbains 2014 sont encore l’occasion d’une grande rencontre des mots et des imaginaires adolescents de plusieurs origines, pour qui la langue française est un précieux outil de création. De plus, le théâtre Le clou a entrepris depuis quatre ans une collaboration avec le centre turbine et notre dossier en rend compte. c’est dans ce contexte de création stimulant que s’établit un dialogue artistique entre l’écrit et l’image, entre le texte et les arts visuels, entre le théâtre Le clou et le centre turbine. http://leclou.qc.ca/

Le Centre Turbine est un organisme à but non lucratif dédié à la création pédagogique interdisciplinaire fondé en 1999. Avec les jeunes issus des écoles ou des centres communautaires, il met sur pied des espaces d’expérimentation autour des pratiques artistiques actuelles qui permettent à des adolescents de s’initier à la pratique et aux œuvres d’un/e artiste professionnel/le. turbine encadre l’artiste invité afin de trouver des moyens et des structures pour réaliser des créations adaptées aux besoins et à l’imaginaire des jeunes. Le travail se fait donc sur deux fronts : d’une part, avec l’artiste à qui turbine fournit les outils et le soutien nécessaires pour partager son langage artistique et atteindre ses objectifs et, d’autre part, avec les jeunes, pour favoriser la découverte des nouveaux médiums et l’expérimentation d’un processus de création qui se rapproche de celui de l’artiste quand il travaille dans son atelier. cette expérience profite autant à l’artiste qu’aux jeunes. D’ailleurs, il n’est pas rare que l’artiste s’inspire de cette expérience de création pédagogique pour l’élaboration de ses nouvelles œuvres. http://centreturbine.org

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ENTRETIEN AVEC ADRIANA DE OLIVEIRA ET MONIQUE GOSSELIN

Comment est né ce projet entre Turbine et Les Zurbains ?

Adriana de Oliveira : Le théâtre Le clou nous a contactés en 2010. Monique Gosselin avait le désir de développer un volet qui toucherait aux arts visuels au sein du projet Les Zurbains. Il s’agissait de trouver un moyen d’orienter nos créations pédagogiques en s’inspirant des contes écrits par de jeunes Québécois. turbine a proposé de créer une rencontre inédite entre de jeunes nouveaux arrivants au Québec, les contes urbains écrits par des jeunes d’ici et des artistes professionnels en arts visuels. Il était important que les œuvres qui en découlent débordent du cadre illustratif. Le jeune auteur a donc la chance de voir un aspect de son conte prendre vie dans l’espace à travers une exposition et de constater jusqu’où le jeune créateur visuel et l’artiste se sont approprié un détail, un thème ou un personnage de son conte pour en faire l’objet de sa sensibilité artistique.

Quels artistes avez-vous invités au cours des quatre dernières années ?

A.O. : La première année, l’artiste invitée était Marcelle hudon, qui s’intéresse à l’interaction entre l’art de la marionnette, les nouvelles pratiques théâtrales et les arts interdisciplinaires. L’année suivante, ce fut Nathalie bujold dont la pratique comprend l’installation, la sculpture et un corpus d’œuvres vidéographiques. en 2013, l’artiste multidisciplinaire Manon Labrecque s’est jointe à l’aventure, avec ses performances, ses installations cinétiques et sonores. cette année, nous travaillons avec Magali babin, qui aborde l’art sonore pour des dialogues interdisciplinaires avec les contes des Zurbains.

Comment les contes des Zurbains sont-ils acheminés aux jeunes du projet Turbine ?

A.O. : Le projet démarre au moment où Le clou nous envoie les 12 contes écrits par des jeunes qui ont été retenus pour le stage dramaturgique. Avec l’artiste, nous identifions les extraits qui constituent de bons déclencheurs et qui ont le plus de chance de résonner avec le contexte de création pédagogique. Nous les envoyons ensuite à Pierre chagnon, l’enseignant de la classe d’accueil avec qui nous collaborons depuis 3 ans. Les ateliers de création se font en classe avec les 11 à 12 élèves allophones débutant en francisation à qui nous donnons cet espace d’expression qui transcende les barrières de la langue tout en favorisant un apprentissage du français.

Comment fonctionne le processus de création entre l’artiste et les jeunes ?

A.O. : Dès le début de janvier, l’artiste invité et l’accompagnateur de turbine donnent cinq ou six ateliers d’une demi-journée. Durant le processus, la convivialité est un facteur très important : c’est le plaisir et l’engagement qui sont au rendez-vous. Au tout début, l’artiste présente sa pratique et ses œuvres. bien souvent, il s’agit d’un médium

Ericka Muzzo et l’installation Turbine.

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avec lequel les jeunes ne sont pas familiers et il y a donc un travail préalable d’apprivoisement de la démarche. très tôt dans le processus, l’artiste invite les jeunes à plonger dans la création. c’est là que s’établit le dialogue, pour dépasser les limitations linguistiques. Il s’élabore donc une véritable « gymnastique pédagogico artistique intense » entre l’artiste, les contes zurbains, les jeunes, l’art et la langue !

Que faites-vous pour surmonter la barrière linguistique ?

Monique Gosselin : Il y a tout un travail sur le texte en amont avec les coordonnateurs de turbine et l’artiste invité. Nathalie bujold, par exemple, a effectué un travail de fond sur les mots qu’elle avait accrochés un peu partout dans l’espace. Manon Labrecque s’est concentrée sur la démystification de certaines expressions, comme « tomber en bas de sa chaise ».

A.O. : on s’attarde parfois davantage à un personnage, un paragraphe, un titre ou une

expression plus accessible et susceptible d’inspirer le processus de création. Au début du projet, Monique vient toujours lire quelques contes en classe, ce qui introduit bien les jeunes à l’oralité et à la théâtralité des textes.

En quoi les préoccupations des jeunes immigrants rejoignent-elles celles des Zurbains ?

M.G. : Il faut rappeler que les contes zurbains ne se limitent pas aux préoccupations présumées des jeunes. Il s’agit bien de donner une plateforme à la fantaisie, à l’imaginaire des adolescents. À travers l’exposition et l’interprétation visuelle des œuvres par turbine, on engage un dialogue sur cette base-là. De plus, les élèves qui participent au projet de turbine prennent connaissance de ce que les autres jeunes de leur âge vivent. et là, il n’y a aucune censure. on peut trouver dans le conte d’un jeune l’exclamation : « Ma crisse de mère est folle ! » Les jeunes allophones l’entendent et prennent conscience que le rapport aux parents et à l’école n’est pas le même.

Installation de Nathalie Bujold.

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A.O. : Les jeunes du volet visuel sont originaires d’un peu partout : Nunavut, cuba, chine, Mexique, Singapour, Russie, etc. Il arrive que le vocabulaire, le contenu et le rapport à l’autorité constituent des sujets éthiques sensibles pour les adolescents et leurs parents. Depuis la première édition, Pierre chagnon et le centre turbine préparent le terrain à cet effet, mais ce choc des imaginaires fait aussi partie de l’expérience.

Parlez-nous de la rencontre entre les jeunes auteurs et les jeunes artistes durant la fin de semaine dramaturgique.

M.G. : La rencontre entre les jeunes réunis par turbine et ceux dont les contes sont retenus pour Les Zurbains a lieu lors de la fin de semaine dramaturgique organisée par Le clou au théâtre Denise-Pelletier. Pour les jeunes auteurs, il s’agit d’un stage intensif d’écriture pendant lequel ils retravaillent leurs textes sous l’œil vigilant d’un

auteur professionnel et avec la complicité de comédiens professionnels.

Le vendredi soir, les artistes de turbine et les auteurs des Zurbains se présentent tour à tour. Nos auteurs donnent le titre de leur conte et montrent une image qui témoigne de leur perception de leur personnage. Les jeunes artistes se sentent interpellés lorsqu’il s’agit de contes à partir desquels ils ont travaillé.

A.O. : ceci étant dit, tous ces jeunes ne se mêlent pas si facilement ; il y a d’abord la timidité, puis la barrière linguistique et culturelle et le temps qui file toujours trop vite pour les jeunes auteurs qui travaillent très fort à la réécriture de leurs contes. Le dimanche, les deux univers de création se rencontrent et dialoguent.

M.G. : Le dimanche, il y a d’abord une lecture publique des contes en présence des parents, des professeurs et des jeunes de turbine. tout de suite après, c’est le vernissage. Les œuvres entrent en résonnance avec les contes et au moment de l’exposition, les visiteurs constatent la filiation entre les deux pans du projet. c’est stimulant pour les jeunes auteurs, qui ont la chance d’avoir leur texte lu par un comédien professionnel, en plus d’être librement adapté visuellement. on assiste donc à une double interprétation du même conte : l’une, théâtrale et l’autre, visuelle.

A.O. : Pendant la fin de semaine, les jeunes créateurs et l’artiste professionnel sont très actifs ; ils gèrent le matériel, font un retour sur les créations et travaillent au montage de l’exposition. Le vernissage leur donne l’occasion de parler du processus et de présenter les œuvres de manière informelle. La fin de semaine permet aussi aux familles et aux élèves de la classe d’accueil de découvrir le théâtre Denise-Pelletier. Ils voient les acteurs lire les contes, ils visitent les salles de répétition, le costumier et les loges. Ils sont alors ©

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sensibilisés à l’organisation et à l’effervescence d’un lieu théâtral d’ici.

Le stage dramaturgique s’est-il trouvé transformé par la présence de Turbine ?

M.G. : Avec l’adjonction des élèves de turbine, on baigne dans une atmosphère doublement créative et artistique ! Le lieu lui-même se trouve transformé. Une année, pour un des contes qui

cofondatrice et codirectrice artistique du théâtre Le clou, Monique Gosselin a joué et participé à plusieurs des créations de la compagnie. elle a créé et interprété la mère excentrique dans la production Romances et karaoké qui s’est mérité 3 Masques de l’Académie du théâtre. elle est directrice artistique du projet d’écriture Les Zurbains et signe la mise en scène des spectacles en 2000, 2003, et de toutes les éditions annuelles depuis 2006. elle prend la plume pour la première fois en signant Moummouth! un conte urbain présenté dans Les Zurbains 2001. À la scène, elle travaille sous la direction, entre autres, de benoît vermeulen, René Richard cyr, claude Poissant, brigitte haentjens, Alain zouvi ainsi que feux Robert Gravel et Jean-Pierre Ronfard. À la télévision, elle participe à plusieurs séries : Mensonge, Tu m’aimes-tu, Toute la vérité, Trauma

II-III, Les Invincibles, Fortier, Rumeurs, Les Bougon, c’est aussi ça la vie, etc. Au cinéma, elle travaille avec Podz, bernard Émond, yan Lanouette turgeon, Robert Ménard, Sébastien Rose, olivier Asselin, feu Gilles carle.

Adriana de Oliveira développe des créations pédagogiques en milieu scolaire, communautaire et culturel depuis plusieurs années. elle s’intéresse à la création pédagogique comme catalyseur d’expression, de questionnement et d’idées qui font appel à l’expérience et au savoir des acteurs impliqués. Ses projets portent principalement sur l’art actuel, les pratiques collaboratives et la pédagogie critique. De oliveira a mis sur pied et coordonné pendant 9 ans le secteur Apprendre au centre des arts actuels Skol. elle est chargée de projet au centre turbine et chargée de cours à l’École des arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal.

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racontait l’histoire d’un garçon qui faisait le tour de la terre à pied, les artistes avaient confectionné une route, constituée de petits bas tricotés, qui s’allongeait dans tout le hall du théâtre, traversait la vitrine et sortait dans la rue. Ça donne de la vie au lieu et ce, de manière tout à fait ludique !

Propos recueillis et mis en forme par Andréane Roy

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l’équipe du tHéÂtre denise-pelletier

Responsable de l’entretien Patrice Jolin Préposé à l’entretien Pierre Dubé Équipe des bénévoles Lucette Bernèche Gratia Dumas Aline Gauthier Andrée Hassel Carmen Lebrun Janine Limoges Nicole Poulin

CONSeIL D’ADMINISTRATION Président *Monsieur Pierre-Yves Desbiens cPA, cA, cF, MbA vice-président Finance et administration Institut NeoMeD vice-présidente *Lucie Houle, PhD Directrice principale ressources humaines opérations et bureau des initiatives stratégiques banque Nationale du canada trésorière *Madame Lisa Swiderski, cPA, cA, MbA vice-présidente opérations Investissements banque Nationale du canada Secrétaire Benoit Lestage, LLb, D. Fisc. Directeur principal Service de fiscalité internationale Mazars Administrateurs Thomas Asselin Président & Directeur de création 73DPI Nathalie Barthe Directrice, expérience-Utilisateur Autodesk Luc Bourgeois comédien *Rémi Brousseau Directeur général théâtre Denise-Pelletier Jean Leclerc comédien et metteur en scène *Pierre Rousseau Directeur artistique théâtre Denise-Pelletier

Président honoraire Gilles Pelletier Membre honoraire Françoise Graton * Membres du comité exécutif

Directeur général Rémi Brousseau Directeur artistique Pierre Rousseau Directrice administrative Manon Huot Directeur de production Réjean Paquin Directeur technique Jean-François Landry Responsable des infrastructures Guy Caron Directrice des communications Julie Houle Adjointe aux communications Anaïs Bonotaux-Bouchard Attachée de presse Isabelle Bleau Responsable des services scolaires Claudia Dupont Adjointe aux services scolaires Stéphanie Delaunay Gérant Marc-André Perrone Préposées au guichet Isabelle Durivage Geneviève Bédard chef machiniste Pierre Léveillé chef éclairagiste Michel Chartrand chef sonorisateur Claude Cyr chef habilleuse Louise Desfossés chef cintrier Pierre Lachapelle coordonnateur technique (Salle Fred-barry) Ghislain Dufour techniciens Sophie Boivin Raphaël Bussières Anthony Cantara Brigitte Deshusses Mathieu Dumont Martin Dussault Michel Dussault Martine Gagnon Alexandre Gohier Michel Harvey Louis Héon Martin Jannard Robin Kittel-Ouimet Marjorie Lefebvre Pier-emanuel Legault Louis Léveillé Michel Maher Serge Pelletier Carlos Diogo Pinto Étienne Prud’homme Martha Rodriguez Accueil Geneviève Bédard Ghislain Blouin Virginie Brosseau-Jamieson Émilie Carrier-Boileau Simon Faghel-Soubeyrand Sébastien Hébert Anne-Marie Jean Collette Lemay Thomas Mundinger Jolène Ruest Félix-Antoine St-Jacques

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