numéro 6 printemps 2015 - wordpress.comla marée haute noie de son eau. là, dans des trous de...

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Glaz! Les Iles Yeu / Ré / Cuba / Sein / Ouessant & Ailleurs... Numéro 6 Printemps 2015

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Page 1: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

Glaz

Les Iles

Yeu Reacute Cuba Sein Ouessant amp Ailleurs

Numeacutero 6Printemps 2015

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Merci agrave tous ceux qui ont participeacute agrave ce numeacutero(un clic sur les noms pour ecirctre renvoyeacutes vers les

sitesblogs des uns et des autres )

Table des matiegraveres

Entre immuable et eacutepheacutemegravere 4Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu 8Les icircles de Jean Grenier 13Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein 14Lrsquoicircle du Point Neacutemo 20Dans lrsquoicircle de Reacute 21Louis Calaferte 26Leacuteonardo Padura 30Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura 31Les Nouvelles 36Le Bel Air 37Troisiegraveme caillou apregraves Neptune 41

Bernard LagnyCaroline ConstantMarie Boiseaubert

Yves MabonMarc DompnierAntonin Crenn

Anthony Boulanger

Un grand merci eacutegalement agrave Yves-Marie Peacuteronamp

agrave Solegravene Perrono des eacuteditions du Cherche-Midi

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Dans la litteacuterature lrsquoicircle est synonyme de mystegravere de solitude et de deacutepaysement Habiteacutee par drsquoeacutetranges creacuteatures recelant en son cœur un treacutesor ou bien exposant lrsquoimprudent qui srsquoy est eacutechoueacute agrave drsquoinfinis dangers elle repreacutesente ce bout de terre ougrave tout srsquoarrecircte et ougrave tout recom-mence Elle est sur les cartes cette pastille verte cerneacutee drsquoeau qui oblige lrsquohumain agrave se con-fronter agrave lui-mecircme et agrave lrsquooubli des siens Elle est cet espace entre ciel et mer ougrave les cœurs vont se perdre et les esprits se ressourcer Elle est la nature loin de toute humaniteacute Havre de paix ou prison exotique lrsquoicircle nrsquoen finit pas de nourrir notre imagination et de recueillir en ses grottes profondes nos recircves les plus fousEn ces temps incertains nous avons sans doute besoin drsquoune icircle bien agrave nous ougrave nous reacutefugier nous abriter nous cacher Alors embarquez avec nous pour ce voyage vers des icircles reacuteelles et des icircles recircveacutees Un voyage baigneacute de cou-leurs oceacuteanes et de grand vent qui pour un temps vous fera oublier la grisaille quotidienne le printemps qui tarde et lrsquoincertain demain

Gwenaeumllle Peacuteron

Edito

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Entre immuable et eacutepheacutemegravere

Rencontre avec Yves-Marie Peacuteron

Conerto acrylique sur toile 2005

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Lrsquoicircle comme source ineacutepuisable drsquoinspira-tion Crsquoest ainsi que Ouessant lrsquoicircle du deacutebut du monde a pris une place preacutepondeacuterante dans la vie drsquoYves-Marie Peacuteron peintre con-temporain dont toute lrsquoœuvre est marqueacutee par la mer et son environnement changeant

Grande admiratrice de son travail je souhai-tais rencontrer lrsquohomme depuis longtemps et ce thegraveme des icircles mrsquoen a donneacute lrsquooccasion Avec une grande gentillesse Yves-Marie Peacuteron mrsquoa accueillie dans lrsquoappartement qui lui sert durant lrsquohiver drsquoatelier agrave Brest agrave deux pas du pont de Recouvrance en face du chacircteau Lagrave le peintre peut laisser son regard voguer sur les courants qui agitent la rade ou bien parmi les nuages qursquoun fort vent drsquoouest pousse toujours plus loin Il observe les ba-teaux qui prennent la mer ou en reviennent Dans le calme et la lumiegravere cette ldquomaritimiteacuterdquo qui lrsquoimpregravegne tout entier jaillit au fil des jours sur le papier ou sur la toile

Fils du peintre de Marine Pierre Peacuteron ancien eacutelegraveve des Arts Appliqueacutes Yves-Marie Peacuteron a drsquoabord eacuteteacute influenceacute par Matisse et Bonnard Crsquoest la rencontre avec Ouessant qui va lui permettre de glisser du figuratif vers lrsquoabstrac-tion Sur lrsquoicircle qursquoil deacutecouvre avec Franccediloise

sa jeune eacutepouse en 1967 il parcourt lrsquoestran cet espace que la mareacutee basse deacutecouvre et que la mareacutee haute noie de son eau Lagrave dans des trous de sable ou de rochers ougrave un peu de mer clapote encore le peintre deacutecouvre tout un monde de mouvement de couleurs de reflets qursquoil peint sur le motif

Ouessant que le couple deacutecouvre agrave Pacircques agit en quelque sorte comme un deacuteclencheur Il nrsquoy a que peu de touristes toutes les icircliennes portent encore la coiffe Situeacutee sur cette ligne imaginaire qui unit Manche et Atlantique lrsquoicircle srsquooffre alors comme un immense espace de liberteacute On est ailleurs dit Yves-Marie quand on arrive agrave Ouessant mecircme si on nrsquoy reste qursquoune journeacutee Le couple a un veacuteritable coup de foudre pour ce caillou poseacute au milieu drsquoun des passages les plus difficiles pour le trafic maritime Ils y font des seacutejours reacuteguliers et finissent par y acheter une maison ougrave ils pas-sent leurs vacances en famille Cerneacute par la nature le ciel et la mer Yves-Marie Peacuteron se laisse impreacutegner par lrsquoesprit de lrsquoicircle par sa beauteacute rugueuse ses reliefs eacutetonnants et ses couleurs franches

Soucieux de son indeacutependance le peintre a durant plusieurs anneacutees peint et vendu des foulards pour avoir une source de revenus reacuteguliegravere Il srsquoest alors senti libre de suivre la direction qui lui plaisait en peinture Pendant longtemps il nrsquoa pas chercheacute agrave exposer Il ne

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voulait pas deacutependre drsquoune galerie ni mecircme signer ses tableaux La rencontre avec Nane Stern qui posseacutedait agrave Paris une galerie reacuteputeacutee va modifier le cours de son existence Encour-ageacute par la galeriste agrave aller vers une peinture plus gestuelle Yves-Marie Peacuteron deacutebride sur la surface immaculeacutee sa singulariteacute Naissent alors de grandes toiles qui ceacutelegravebrent la lu-

miegravere et les eacuteleacutements le fracas des eaux qui se rencontrent des icircles impreacutecises hautes en couleurs cerneacutees de houles deacutechaineacutees Les critiques qualifient ses œuvres drsquoabstraction lyrique mais le peintre nrsquoaime guegravere les eacuteti-quettes Si Yves-Marie Peacuteron respecte les regravegles de la composition qui eacutequilibrent le dessin il le

Impossible Silence acrylique sur toile 2000 Collection particuliegravere

Toutes les photos sont extraites du livre ldquoNous sortirons par lrsquohorizonrdquo

eacutecrit par Franccediloise et Yves-Marie Peacuteron chez Coopbreizh

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fait sans sacrifier au mouvement Regarder ses œuvres crsquoest ecirctre entraicircneacute par les flots deacutesorienteacute par les brumes souleveacute au som-met des roches que la mer attaque Entre im-muable et eacutepheacutemegravere la vie est sur la toile et se donne dans un eacutelan faussement chaotique Au delagrave de la beauteacute crsquoest une force puissante qui se reacutevegravele et happe le regard du spectateur Ce que lrsquoon ressent alors se rapproche de la jubilation que chacun peut eacuteprouver devant la beauteacute du spectacle des eacuteleacutements deacutechaineacutes

A partir de ce moment le succegraves est au ren-dez-vous Drsquoabord lors drsquoexpositions agrave la gal-erie Stern puis agrave la FIAC (Foire Internationale drsquoArt Contemporain) ougrave Yves-Marie Peacuteron expose plusieurs fois Le peintre qui nrsquoaurait jamais imagineacute cela lors de ses deacutebuts a veacutecu ces anneacutees comme une conseacutecration A la fin des anneacutees 90 il a aussi participeacute en Bretagne agrave lrsquoArt dans les chapelles Cette manifestation a pour but de permettre agrave tous drsquoapprocher la creacuteation contemporaine dans un cadre plus in-formel que celui des galeries car ce sont de petites chapelles peu connues qui servent de lieux drsquoexposition durant lrsquoeacuteteacute A Notre-Dame du Moustoir Yves-Marie Peacuteron a reacutealiseacute une grande toile de huit megravetre sur deux un Chemin de mer dont la musicaliteacute oceacuteanique con-trastait harmonieusement avec le silence du lieu ougrave il eacutetait exposeacute (photo ci-dessus)

Un deuxiegraveme tournant dans lrsquoœuvre du pein-tre a lieu lorsque celui-ci deacutecouvre le recueil de Victor Segalen intituleacute Peintures Dans ce dernier lrsquoauteur deacutecrit des toiles imaginaires auxquelles Yves-Marie Peacuteron va donner forme

dans plusieurs livres drsquoartiste Lrsquoun drsquoeux est composeacute de 173 pages en hauteur ougrave le tex-te de Seacutegalen et les illustrations de Peacuteron se reacutepondent Lrsquoassemblage de ces pages a donneacute forme agrave deux longues bandes de neuf megravetres de long plieacutees en accordeacuteon Un travail ex-traordinaire qui a eacuteteacute exposeacute plusieurs fois notamment lors de lrsquoinauguration de la faculteacute Victor Segalen agrave Brest Jrsquoai eu la chance de pouvoir regarder le magnifique travail reacuteal-iseacute mais ces œuvres sont rarement exposeacutees deacutesormais

Aujourdrsquohui le travail drsquoYves-Marie Peacuteron tend de plus en plus vers lrsquoeacutepure Le pein-tre est sensible agrave ces zones blanches comme des flaques de silence sur la toile qui cer-nent de leur fragiliteacute lrsquoinstabiliteacute du monde A la maniegravere des peintres chinois il eacutevoque la beauteacute fascinante de ldquolrsquounique trait de pin-ceaurdquo A de jeunes artistes il conseillerait drsquoabord drsquoavoir confiance en ce qursquoils font ensuite drsquoecirctre dans cette jubilation qui permet de se reacutejouir chaque jour du travail accompli que celui-ci paraisse bon ou moins bon Apregraves toutes ces anneacutees consacreacutees agrave la peinture la creacuteation demeure un mystegravere dit Yves-Marie Peacuteron et crsquoest ce qui la rend si belle

Lrsquoimportant dit-il est de savoir srsquoarrecircter Drsquoune certaine faccedilon la creacuteation commence quand le peintre termine sa toile A partir de cet instant elle ne lui appartient deacutejagrave plus A celui qui la reccediloit ensuite de lrsquointerpreacuteter selon son propre sentiment drsquoen prolonger le souf-fle

GP

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Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeuPar Bernard Lagny

Passionneacute par les bateaux et la photographie Bernard Lagny a drsquoabord eacuteteacute directeur artistique avant de creacuteer une entreprise fabricant des demi-coques pour les grands chantiers navals Aujourdrsquohui retraiteacute il parcourt la Bretagne avec son appareil pho-to organise des expositions avec drsquoautres artistes et plasticiens et publie de petits livres appeleacutes ldquoCarreacutes de curiositeacutesrdquo Un tour sur son site srsquoimpose

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Je me retrouvais tous les ans agrave Yeu de deacutebut juillet agrave deacutebut septembre deux mois de deacutecouverte de la totaliteacute de lrsquoicircle et degraves que jrsquoeus le veacutelo trop petit de mon fregravere Claude je commenccedilais alors mes vireacutees vers le port de la Meule Jrsquoallais eacutecouter les anciens faire mes classes agrave la godille essayer drsquoaider les pecirccheurs et reacuteussir agrave me faire embarquer agrave leurs bords pour aller de tregraves bonne heure le matin relever les casiers

Je me levais vers 4 heures du matin un bon petit deacutejeuner et jrsquoallais rejoindre le pegravere La Butte qui avait pris ses Invalides1 Emile Viaud avait fait construire son dundeacutee thonier La Butte ID 7383 aux Sables qui fut mis agrave lrsquoeau le 20 juillet 1932 Le navire mesurait 20 megravetres avait un bau de 630 et 280 megravetres de tirant drsquoeau on lui avait installeacute un moteur Baudoin DB 6 de 72 cv en 1953 En novembre 1959 La Butte est vendu agrave la plaisance

Avec le pegravere La Butte nous chargions la boeumltte dans son tricycle Motobeacutecane 125 cm3 et route la Meule Le canot eacutetait petit pas plus de 5 megravetres il eacutetait peint en bleu clair et vert eacutemeraude eacutequipeacute drsquoun petit moteur diesel qui deacutemarrait sans batterie apregraves brucirclage drsquoune megraveche et en faisant tourner un gros et lourd volant

Nous partions passant Tecircte Jaune en direction de la Tranche relever les casiers agrave chevrettes2 changer la boeumltte remouiller allant de lrsquoun agrave lrsquoautre dans la peacutenombre du soleil levant Apregraves les casiers nous relevions les treacutemails qui barraient lrsquoanse des Sous de pointe en pointe Puis suivant lrsquoeacutetat de la mer lrsquohumeur du patron apregraves qursquoil eut coupeacute un bout de chique qursquoil sortait de sa casquette nous allions agrave la traicircne chercher loubines3 lieus et autres maquereaux agrave tirer des bords de la pointe des Corbeaux au Vieux Chacircteau

De retour agrave la Meule les prises trouvaient place dans le tricycle au frais sous un sac agrave patates mouilleacute Un petit arrecirct chez Lecomte4 et nous rejoignions le mareyeur qui se trouvait agrave cocircteacute du bar de la Marine agrave Port-Joinville pour livrer chevrettes loubines et lieus Il eacutetait entre onze heures et demie et midi lrsquoheure de rentrer agrave la maison

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Un matin ougrave la mer eacutetait trouble les vents faibles de sudsudndashouest preacutesageant du ringue le poisson donnait agrave plein bars et lieus remplissaient le canot tout agrave coup je dis agrave La Butte - Jrsquoai crocheacute une roche- Non il y a trop de fond ici remonte ta ligne

Je remonte avec de plus en plus drsquoefforts et de mal la trentaine de brasses de la ligne qui vibre et arrive bientocirct agrave la verticale quand La Butte me dit- Laisse filer doucement sinon y va srsquodeacutecrocherLa ligne file partant vers lrsquoavant puis vers le fond je lui redonne une dizaine de brasses la tension diminue- Hale dessus et monte doucement Apregraves quelques brasses agrave bord on voit apparaicirctre agrave quelques megravetres une grosse masse bleue qui replonge en voyant le bateau- Tiens bon laisse filer tu lrsquoauras au prochain coup crsquoest un Tazar5 un prsquotit thon de cocircte- Allez remonte le dit-il en prenant la gaffe

Avec effort je hissais de nouveau ma prise et approchais le tazar du bord du canot Le pegravere La Butte donnait un coup de gaffe preacutecis crochait dans le tazar et le basculait agrave lrsquointeacuterieur du canot un coup de picou6 sur le dessus du crane arrecirctais enfin les mouvements saccadeacutes du poisson sur le pont- Bravo garccedilon il fait bien ses dix livres tes parents vont ecirctre contents TON poisson est beau

Chez Lecomte le pegravere La Butte partagea la fillette7 de rouge avec ses connais-sances mrsquooffrant mdash crsquoeacutetait la premiegravere fois mdash une consommation Jrsquooptais mal-greacute mon jeune acircge pour un trsquopunch mdash mon premier lui aussi mdash histoire de faire comme les grands que jrsquoavais presque eacutegaleacute pendant quelques instants

Je rentrais fier et un peu eacutemeacutecheacute tenant le tazar par la queue au grand eacutetonne-ment de ma maisonneacutee

Il y avait aussi Auguste Chauviteau dit Potiron les gros pouces Il eacutetait petit racircbleacute fort comme un Turc avec des mains eacutenormes et de tregraves gros pouces Son

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canot faisait quatre bons megravetres lourd avec une quille profonde Un Qui-mperleacute8 en reacuteduction conccedilu pour marcher agrave la voile mais depuis quelques anneacutees Potiron avait deacutebarqueacute le moteur hors bord le macirct et la voile

Son plaisir eacutetait de nager debout lentement face agrave lrsquoavant pour aller jusqursquoagrave La Tranche relever quelques casiers agrave crustaceacutes et un treacutemail La pecircche du jour faisait son ordinaire le poisson noble en surplus eacutetait hisseacute en haut du vrsquoniou9 pour seacutecher apregraves salage Le reste partait au saloir pour faire la boeumltte Potiron me racontant tout en nageant des eacutepisodes de la guerre 1418 qursquoil avait veacutecu du cocircteacute des Dardanelles

Agrave la Meule il y avait aussi les jours de carburant deacutetaxeacute ou les marins ve-naient avec leurs bidons agrave la cabane de la douane chercher de lrsquoessence ou du gazole Agrave proximiteacute se trouvait un toit reposant sur trois murs garnis de bancs agrave lrsquointeacuterieur ougrave les anciens eacutetaient rassembleacutes proteacutegeacutes du soleil de lrsquoapregraves-midi Lagrave ils parlaient en patois de la mer des bateaux des poissons des crustaceacutes du temps qui se couvre batias loubines chancrajhe le temps se mitoune le tout mecircleacute aux nouvelles des bateaux entendues lematin mecircme sur radio Conquet

De La Meule remonte encore le souvenir de deux forts sloups lrsquoun tregraves large de couleur bleu drapeau Serge ID 7322 construit chez Beacuteneacuteteau peut-ecirctre dans les anneacutees trente Le patron en eacutetait Serge Maingourd lrsquoeacutequipage de trois ou quatre hommes Il faisait les casiers marchait agrave la voile mecircme sicelle-ci avait eacuteteacute reacuteduite apregraves que lrsquoon eu bien coupeacute le macirct

Lrsquoautre avait coque blanche avec pavois vert crsquoeacutetait Aveacute ID 7136 agrave lrsquoAmeacutericain Il y avait aussi aligneacutes le long du quai les casiers agrave crustaceacutes en ormeau ceux agrave crevettes passeacutes au coaltar

Les cabanes et les gueacuterites ougrave eacutetaient rangeacutes les outils cordagesengins et apparaux de pecircche Dans leur milieu se trouvait le Q de Gabrielle qui provenait de la coque du Grand Gabriel agrave monsieur Cousin une connaissance de mon pegravere Il avait tenu pension agrave Port-Joinville du cocircteacute de la Tourette Gabriel avait eacuteteacute inscrit agrave la plaisance et mon-sieur Cousin employait un marin agrave lrsquoanneacutee sur le Petit Gabriel

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La coque du Grand Gabriel a eacuteteacute acheteacutee par un nommeacute Martin de la Meule en 1930 coupeacutee en deux au niveau du maicirctre-bau pour en faire une cabane par Raphaeumll charpentier de marine le fregravere de Roger Naud Son arriegravere avait eacuteteacute dresseacute debout et lrsquoavant deacutetruit

1 Appellation agrave lrsquoeacutepoque de la retraite des marins creacuteeacute par Colbert 2 nom en patois descrevettes roses ou bouquets 3 agrave Yeu nom donneacute au Bar Dicentrarchus labrax 4 Cafeacute-restau-rant au ras du port ougrave les marins en fin de matineacutee se retrouvaient pour eacutetancher leur soif 5 thon rayeacute ou bonite espagnole 6 pointe en meacutetal ronde emmancheacutee et aiguiseacutee que lrsquoon plante dans la tecircte des poissons pour les tuer 7 nom donneacutee agrave une carafe en verre de 33 cl remplie de vin rouge ou blanc 8 type de grand canot de 5 agrave 7 megravetres originaire des Sables drsquoOlonne 9 perche en haut de laquelle on hisse une roue de bicyclette munie drsquohameccedilons ougrave sont accrocheacutes les poissons qui sont ainsi agrave lrsquoabri des mouches

Carte et cartes postales

1 Port de La Meule circa 19001920 les quatre gros bateaux sont des sloups dont un greacuteeacute avec un tape-cul

remarquer la hauteur des macircts sur lesquels pouvait ecirctre greacuteeacute un flegraveche En arriegravere plan deux chaloupes noires Les deux canots sur le fond agrave droite ressemblent agrave des Quimperleacutes2 Port de La Meule vers 1950 Au premier plan Serge ID

7322 en dernier Aveacute ID 71363 Port de La Meule vers 1955 Carte postale en noir et

blanc coloriseacutee Serge est accosteacute au quai Aveacute est agrave la sortie du port

4 Le Q de Gabrielle le bateau drsquoorigine srsquoappelait Le Grand Gabriel coupeacute en deux le nom srsquoest feacuteminiseacute

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par Caroline Constant

Je deacutecouvre Les icircles de Jean Grenier Le titre est trompeur Lrsquohistoire du chat Mouloud et de sa mort cruelle de la maladie drsquoun boucher des voyages des doutes et du videhellip Qursquoest-ce que ce titre a avoir avec les icircles Est-il recevable A bien y reacutefleacutechir et au fil des pages et des mots de cette poeacutesie silencieuse qui sourd des questionnements humains Les icircles me sont apparues comme une invitation pour un voyage inteacuterieur Que sont donc ces icircles dont nous parle lrsquoau-teur sinon nos errances poeacutetiques agrave deacutecou-vrir qui nous sommes ce que nous faisons et devenons Nous sommes des icircles agrave part entiegravere lorsque nous faisons le vide autour de nous cette claustration neacutecessaire pour comprendre le monde se poser eacutecouter son propre corps au contact du temps faire vibrer ces eacutelans mystiques ces petits riens qui se reacutevegravelent par la beauteacute des choses des fleurs ou la lumiegravere drsquoun paysage Tomber dans le vide srsquoy perdre parfois voir ses deacutesirs se reacutealiser ou mieux jouir de lrsquoinstant laquo ougrave le deacutesir est pregraves drsquoecirctre satisfait raquo (p29 Editions Imaginaire Gallimard)

Il me revient en meacutemoire dans La Presqursquoicircle de Julien Gracq ce moment deacutelicieux de lrsquoat-tente de deacutecouvrir la mer le plaisir infini qui se reacuteveille en soi Petit agrave petit comme un leacuteger frisson lrsquoadreacutenaline avant lrsquoapotheacuteose Quant agrave lrsquoapregraves certains pourront se morfondre dans le neacuteant alors qursquoil suffit (pour se com-plaire encore dans lrsquoinstant magique de lrsquoat-tente) de garder au fond de soi ces souvenirs du point de rencontre cet instant T la vision du paradis terrestre ce que Grenier appelle laquo le don le geacutenie et la gracircce quelque chose de naturel et drsquoirreacutesistible raquo Ne pas chercher plus loin ce qui se trouve devant soi Nos icircles sont ici-mecircmes devant nos yeux et en nous-mecircmes A lire sans modeacuteration

Les icircles de Jean Grenier Editions Imaginaire Gallimard reacuteeacutedition du 14 mai 2003 avec preacuteface par Albert Camus et postface par lrsquoauteur lui-mecircme (1959) Ce livre a paru en 1933 pour la premiegravere fois

Les icircles de Jean Grenier

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Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein

par Marie Boiseaubert

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A la recherche de paysages rudes et arides en Finistegravere je suis arriveacutee sur lrsquoIle de

Sein en octobre 2013Depuis la fin de mes eacutetudes de peinture je re-cherche comme source drsquoinspiration non pas de grands paysages harmonieux et coloreacutes mais plutocirct ce qui est moins eacutevident comme la multitudes drsquoeacuteleacutements se trouvant au sol les deacutetails lrsquoinvisible ce qui est craqueleacute fis-sureacute abimeacute fatigueacute le deacutesordre lrsquoabandonneacute les empreintes les traces les empilements de choses oublieacutees Depuis longtemps fascineacutee par lrsquooceacutean jrsquoai trouveacute sur lrsquoIle de Sein un lieu ideacuteal de para-doxes qui met en place une tension creacuteatrice Crsquoest un point fixe au cœur du mouvement un refuge vulneacuterable face aux eacuteleacutements un lieu de silence au milieu du vacarme constant de

lrsquooceacutean Jrsquoy reacutealise un exercice de transcrip-tion du paysage dans son aspect le plus eacuteleacute-mentaire Ce microcosme insulaire embleacutema-tique repreacutesente un laboratoire incomparable pour mettre en œuvre une estheacutetique poeacutetique et picturale des gregraveves des galets des lichen des algues Agrave lrsquoencre de chine faire corps avec cette nature agrave lrsquoextreacutemiteacute du monde ob-server les eacuteleacutements dans leur diversiteacute et leur eacutevolution au fil des saisons Lrsquoicircle de Sein est situeacutee agrave 8 kilomegravetres au large de la pointe du raz Elle mesure environ 2000 megravetres de long pour une superficie de 56 hect-ares et une altitude moyenne de 150 megravetresElle fait partie drsquoune arecircte granitique dont la partie immergeacutee se prolonge sur 25 kilomegravetres vers le large et forme la barriegravere de reacutecifs ap-peleacutee la chausseacutee de Sein

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Un magnifique diamant de Lady MacRae vient drsquoecirctre deacuterobeacute Martial Canterel dandy richissime ex-amant de Lady MacRae flan-queacute de lrsquoincomparable Miss Sherrington puis son ami Holmes pas Sherlock lrsquoun de ses descendants accompagneacute de son majordome Grimod de la Reynaudiegravere partent agrave sa recher-che Le voleur est sans doute lrsquoinsaisissable Enjambeur Nocirc que recherche eacutegalement Lit-terbag le policier irascible et opiniacirctre qui suit le groupe lrsquoaide et le sauve parfois de sit-uations embarrassantes Tout ce petit monde part dans des aventures rocambolesques in-croyables et jubilatoires

Que voilagrave un roman drsquoaventures foisonnant et encore je ne vous ai pas tout dit Dans mon reacutesumeacute volontairement succinct je ne vous ai pas parleacute de Monsieur Wang directeur drsquoune usine de liseuses eacutelectroniques un pervers ni de Charlotte et Fabrice deux de ses em-ployeacutes jrsquoai eacutegalement omis de vous parler drsquoAr-

naud lrsquoancien proprieacutetaire de cette usine qui de son temps aideacute par sa bien-aimeacutee Dulcie atteinte drsquoune eacutetrange maladie sorte de comas dont elle ne sort pas fabriquait des cigares comme agrave Cuba ougrave existait dans de telles fabri-ques des lectures agrave haute voix pendant le tra-vail et il me manque Dieumercie impuissant dont la femme Carmen tente par tous les moy-ens de reacuteveiller son sexe endormi Tous ses personnages divers et varieacutes sont dans ce livre absolument passionnant Il est un hommage aux grands romans drsquoaventures de Jules Verne

de H Melville RL Stevenson et bien drsquoautres Agatha Christie ou Conan Doyle eacutevidemment avec lrsquoemprunt du nom Holmes voire mecircme M Leblanc jrsquoai trouveacute que M Canterel avait des petits airs drsquoArsegravene LupinJM Blas de Roblegraves a une imagination deacutebor-dante dans tous les domaines pour nous em-mener loin tregraves loin et quand on y est il en rajoute encore un peu pour nous eacuteloigner plus jusqursquoagrave lrsquoicircle du Point Neacutemo lieu absolument extraordinaire que je vous laisse deacutecouvrir par vous-mecircmes Il regorge drsquoideacutees pour mettre ses personnages dans des situations eacuteton-nantes risqueacutees agrave chaque fois une peacuteripeacutetie en amegravene une autre tout aussi folle Crsquoest un vrai plaisir que de retrouver lrsquoambiance de mes lectures adolescentes Mais lagrave ougrave lrsquoau-teur est malin crsquoest que son roman nrsquoest pas qursquoune aventure un reacutecit pour jeunes hommes et jeunes filles crsquoest aussi un ouvrage plein de questionnements et de reacuteflexion - sur la litteacuterature la lecture sur lrsquoavenir du livre- sur la philosophie la meacutedecine et la science qui nrsquoen finissent pas de chercher et de trouver des solutions pour tel ou tel souci qui repous-sent ainsi les limites de lrsquohumaniteacute et posent des questions eacutethiques- sur lrsquoeacutecologie et la maniegravere dont nous trai-tons la Terre certains jusqursquoau-boutistes pen-sant qursquoelle se reacutegeacutenegraverera seule- sur la politique mondiale cette course agrave la croissance dont on ne sait pas jusqursquoau bord de quel gouffre elle nous megravenera

Ajoutez agrave cela une eacutecriture particuliegraverement riche flamboyante et vous tenez lagrave un grand roman de ceux qursquoon nrsquooublie pas qui mar-quent agrave jamais le lecteur

Lrsquoicircle du Point NeacutemoPar Yves Mabon

Lrsquoicircle du Point Neacutemo Jean-Marie Blas de Roblegraves Zulma 2014

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 2: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Merci agrave tous ceux qui ont participeacute agrave ce numeacutero(un clic sur les noms pour ecirctre renvoyeacutes vers les

sitesblogs des uns et des autres )

Table des matiegraveres

Entre immuable et eacutepheacutemegravere 4Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu 8Les icircles de Jean Grenier 13Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein 14Lrsquoicircle du Point Neacutemo 20Dans lrsquoicircle de Reacute 21Louis Calaferte 26Leacuteonardo Padura 30Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura 31Les Nouvelles 36Le Bel Air 37Troisiegraveme caillou apregraves Neptune 41

Bernard LagnyCaroline ConstantMarie Boiseaubert

Yves MabonMarc DompnierAntonin Crenn

Anthony Boulanger

Un grand merci eacutegalement agrave Yves-Marie Peacuteronamp

agrave Solegravene Perrono des eacuteditions du Cherche-Midi

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Dans la litteacuterature lrsquoicircle est synonyme de mystegravere de solitude et de deacutepaysement Habiteacutee par drsquoeacutetranges creacuteatures recelant en son cœur un treacutesor ou bien exposant lrsquoimprudent qui srsquoy est eacutechoueacute agrave drsquoinfinis dangers elle repreacutesente ce bout de terre ougrave tout srsquoarrecircte et ougrave tout recom-mence Elle est sur les cartes cette pastille verte cerneacutee drsquoeau qui oblige lrsquohumain agrave se con-fronter agrave lui-mecircme et agrave lrsquooubli des siens Elle est cet espace entre ciel et mer ougrave les cœurs vont se perdre et les esprits se ressourcer Elle est la nature loin de toute humaniteacute Havre de paix ou prison exotique lrsquoicircle nrsquoen finit pas de nourrir notre imagination et de recueillir en ses grottes profondes nos recircves les plus fousEn ces temps incertains nous avons sans doute besoin drsquoune icircle bien agrave nous ougrave nous reacutefugier nous abriter nous cacher Alors embarquez avec nous pour ce voyage vers des icircles reacuteelles et des icircles recircveacutees Un voyage baigneacute de cou-leurs oceacuteanes et de grand vent qui pour un temps vous fera oublier la grisaille quotidienne le printemps qui tarde et lrsquoincertain demain

Gwenaeumllle Peacuteron

Edito

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Entre immuable et eacutepheacutemegravere

Rencontre avec Yves-Marie Peacuteron

Conerto acrylique sur toile 2005

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Lrsquoicircle comme source ineacutepuisable drsquoinspira-tion Crsquoest ainsi que Ouessant lrsquoicircle du deacutebut du monde a pris une place preacutepondeacuterante dans la vie drsquoYves-Marie Peacuteron peintre con-temporain dont toute lrsquoœuvre est marqueacutee par la mer et son environnement changeant

Grande admiratrice de son travail je souhai-tais rencontrer lrsquohomme depuis longtemps et ce thegraveme des icircles mrsquoen a donneacute lrsquooccasion Avec une grande gentillesse Yves-Marie Peacuteron mrsquoa accueillie dans lrsquoappartement qui lui sert durant lrsquohiver drsquoatelier agrave Brest agrave deux pas du pont de Recouvrance en face du chacircteau Lagrave le peintre peut laisser son regard voguer sur les courants qui agitent la rade ou bien parmi les nuages qursquoun fort vent drsquoouest pousse toujours plus loin Il observe les ba-teaux qui prennent la mer ou en reviennent Dans le calme et la lumiegravere cette ldquomaritimiteacuterdquo qui lrsquoimpregravegne tout entier jaillit au fil des jours sur le papier ou sur la toile

Fils du peintre de Marine Pierre Peacuteron ancien eacutelegraveve des Arts Appliqueacutes Yves-Marie Peacuteron a drsquoabord eacuteteacute influenceacute par Matisse et Bonnard Crsquoest la rencontre avec Ouessant qui va lui permettre de glisser du figuratif vers lrsquoabstrac-tion Sur lrsquoicircle qursquoil deacutecouvre avec Franccediloise

sa jeune eacutepouse en 1967 il parcourt lrsquoestran cet espace que la mareacutee basse deacutecouvre et que la mareacutee haute noie de son eau Lagrave dans des trous de sable ou de rochers ougrave un peu de mer clapote encore le peintre deacutecouvre tout un monde de mouvement de couleurs de reflets qursquoil peint sur le motif

Ouessant que le couple deacutecouvre agrave Pacircques agit en quelque sorte comme un deacuteclencheur Il nrsquoy a que peu de touristes toutes les icircliennes portent encore la coiffe Situeacutee sur cette ligne imaginaire qui unit Manche et Atlantique lrsquoicircle srsquooffre alors comme un immense espace de liberteacute On est ailleurs dit Yves-Marie quand on arrive agrave Ouessant mecircme si on nrsquoy reste qursquoune journeacutee Le couple a un veacuteritable coup de foudre pour ce caillou poseacute au milieu drsquoun des passages les plus difficiles pour le trafic maritime Ils y font des seacutejours reacuteguliers et finissent par y acheter une maison ougrave ils pas-sent leurs vacances en famille Cerneacute par la nature le ciel et la mer Yves-Marie Peacuteron se laisse impreacutegner par lrsquoesprit de lrsquoicircle par sa beauteacute rugueuse ses reliefs eacutetonnants et ses couleurs franches

Soucieux de son indeacutependance le peintre a durant plusieurs anneacutees peint et vendu des foulards pour avoir une source de revenus reacuteguliegravere Il srsquoest alors senti libre de suivre la direction qui lui plaisait en peinture Pendant longtemps il nrsquoa pas chercheacute agrave exposer Il ne

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voulait pas deacutependre drsquoune galerie ni mecircme signer ses tableaux La rencontre avec Nane Stern qui posseacutedait agrave Paris une galerie reacuteputeacutee va modifier le cours de son existence Encour-ageacute par la galeriste agrave aller vers une peinture plus gestuelle Yves-Marie Peacuteron deacutebride sur la surface immaculeacutee sa singulariteacute Naissent alors de grandes toiles qui ceacutelegravebrent la lu-

miegravere et les eacuteleacutements le fracas des eaux qui se rencontrent des icircles impreacutecises hautes en couleurs cerneacutees de houles deacutechaineacutees Les critiques qualifient ses œuvres drsquoabstraction lyrique mais le peintre nrsquoaime guegravere les eacuteti-quettes Si Yves-Marie Peacuteron respecte les regravegles de la composition qui eacutequilibrent le dessin il le

Impossible Silence acrylique sur toile 2000 Collection particuliegravere

Toutes les photos sont extraites du livre ldquoNous sortirons par lrsquohorizonrdquo

eacutecrit par Franccediloise et Yves-Marie Peacuteron chez Coopbreizh

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fait sans sacrifier au mouvement Regarder ses œuvres crsquoest ecirctre entraicircneacute par les flots deacutesorienteacute par les brumes souleveacute au som-met des roches que la mer attaque Entre im-muable et eacutepheacutemegravere la vie est sur la toile et se donne dans un eacutelan faussement chaotique Au delagrave de la beauteacute crsquoest une force puissante qui se reacutevegravele et happe le regard du spectateur Ce que lrsquoon ressent alors se rapproche de la jubilation que chacun peut eacuteprouver devant la beauteacute du spectacle des eacuteleacutements deacutechaineacutes

A partir de ce moment le succegraves est au ren-dez-vous Drsquoabord lors drsquoexpositions agrave la gal-erie Stern puis agrave la FIAC (Foire Internationale drsquoArt Contemporain) ougrave Yves-Marie Peacuteron expose plusieurs fois Le peintre qui nrsquoaurait jamais imagineacute cela lors de ses deacutebuts a veacutecu ces anneacutees comme une conseacutecration A la fin des anneacutees 90 il a aussi participeacute en Bretagne agrave lrsquoArt dans les chapelles Cette manifestation a pour but de permettre agrave tous drsquoapprocher la creacuteation contemporaine dans un cadre plus in-formel que celui des galeries car ce sont de petites chapelles peu connues qui servent de lieux drsquoexposition durant lrsquoeacuteteacute A Notre-Dame du Moustoir Yves-Marie Peacuteron a reacutealiseacute une grande toile de huit megravetre sur deux un Chemin de mer dont la musicaliteacute oceacuteanique con-trastait harmonieusement avec le silence du lieu ougrave il eacutetait exposeacute (photo ci-dessus)

Un deuxiegraveme tournant dans lrsquoœuvre du pein-tre a lieu lorsque celui-ci deacutecouvre le recueil de Victor Segalen intituleacute Peintures Dans ce dernier lrsquoauteur deacutecrit des toiles imaginaires auxquelles Yves-Marie Peacuteron va donner forme

dans plusieurs livres drsquoartiste Lrsquoun drsquoeux est composeacute de 173 pages en hauteur ougrave le tex-te de Seacutegalen et les illustrations de Peacuteron se reacutepondent Lrsquoassemblage de ces pages a donneacute forme agrave deux longues bandes de neuf megravetres de long plieacutees en accordeacuteon Un travail ex-traordinaire qui a eacuteteacute exposeacute plusieurs fois notamment lors de lrsquoinauguration de la faculteacute Victor Segalen agrave Brest Jrsquoai eu la chance de pouvoir regarder le magnifique travail reacuteal-iseacute mais ces œuvres sont rarement exposeacutees deacutesormais

Aujourdrsquohui le travail drsquoYves-Marie Peacuteron tend de plus en plus vers lrsquoeacutepure Le pein-tre est sensible agrave ces zones blanches comme des flaques de silence sur la toile qui cer-nent de leur fragiliteacute lrsquoinstabiliteacute du monde A la maniegravere des peintres chinois il eacutevoque la beauteacute fascinante de ldquolrsquounique trait de pin-ceaurdquo A de jeunes artistes il conseillerait drsquoabord drsquoavoir confiance en ce qursquoils font ensuite drsquoecirctre dans cette jubilation qui permet de se reacutejouir chaque jour du travail accompli que celui-ci paraisse bon ou moins bon Apregraves toutes ces anneacutees consacreacutees agrave la peinture la creacuteation demeure un mystegravere dit Yves-Marie Peacuteron et crsquoest ce qui la rend si belle

Lrsquoimportant dit-il est de savoir srsquoarrecircter Drsquoune certaine faccedilon la creacuteation commence quand le peintre termine sa toile A partir de cet instant elle ne lui appartient deacutejagrave plus A celui qui la reccediloit ensuite de lrsquointerpreacuteter selon son propre sentiment drsquoen prolonger le souf-fle

GP

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Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeuPar Bernard Lagny

Passionneacute par les bateaux et la photographie Bernard Lagny a drsquoabord eacuteteacute directeur artistique avant de creacuteer une entreprise fabricant des demi-coques pour les grands chantiers navals Aujourdrsquohui retraiteacute il parcourt la Bretagne avec son appareil pho-to organise des expositions avec drsquoautres artistes et plasticiens et publie de petits livres appeleacutes ldquoCarreacutes de curiositeacutesrdquo Un tour sur son site srsquoimpose

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Je me retrouvais tous les ans agrave Yeu de deacutebut juillet agrave deacutebut septembre deux mois de deacutecouverte de la totaliteacute de lrsquoicircle et degraves que jrsquoeus le veacutelo trop petit de mon fregravere Claude je commenccedilais alors mes vireacutees vers le port de la Meule Jrsquoallais eacutecouter les anciens faire mes classes agrave la godille essayer drsquoaider les pecirccheurs et reacuteussir agrave me faire embarquer agrave leurs bords pour aller de tregraves bonne heure le matin relever les casiers

Je me levais vers 4 heures du matin un bon petit deacutejeuner et jrsquoallais rejoindre le pegravere La Butte qui avait pris ses Invalides1 Emile Viaud avait fait construire son dundeacutee thonier La Butte ID 7383 aux Sables qui fut mis agrave lrsquoeau le 20 juillet 1932 Le navire mesurait 20 megravetres avait un bau de 630 et 280 megravetres de tirant drsquoeau on lui avait installeacute un moteur Baudoin DB 6 de 72 cv en 1953 En novembre 1959 La Butte est vendu agrave la plaisance

Avec le pegravere La Butte nous chargions la boeumltte dans son tricycle Motobeacutecane 125 cm3 et route la Meule Le canot eacutetait petit pas plus de 5 megravetres il eacutetait peint en bleu clair et vert eacutemeraude eacutequipeacute drsquoun petit moteur diesel qui deacutemarrait sans batterie apregraves brucirclage drsquoune megraveche et en faisant tourner un gros et lourd volant

Nous partions passant Tecircte Jaune en direction de la Tranche relever les casiers agrave chevrettes2 changer la boeumltte remouiller allant de lrsquoun agrave lrsquoautre dans la peacutenombre du soleil levant Apregraves les casiers nous relevions les treacutemails qui barraient lrsquoanse des Sous de pointe en pointe Puis suivant lrsquoeacutetat de la mer lrsquohumeur du patron apregraves qursquoil eut coupeacute un bout de chique qursquoil sortait de sa casquette nous allions agrave la traicircne chercher loubines3 lieus et autres maquereaux agrave tirer des bords de la pointe des Corbeaux au Vieux Chacircteau

De retour agrave la Meule les prises trouvaient place dans le tricycle au frais sous un sac agrave patates mouilleacute Un petit arrecirct chez Lecomte4 et nous rejoignions le mareyeur qui se trouvait agrave cocircteacute du bar de la Marine agrave Port-Joinville pour livrer chevrettes loubines et lieus Il eacutetait entre onze heures et demie et midi lrsquoheure de rentrer agrave la maison

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Un matin ougrave la mer eacutetait trouble les vents faibles de sudsudndashouest preacutesageant du ringue le poisson donnait agrave plein bars et lieus remplissaient le canot tout agrave coup je dis agrave La Butte - Jrsquoai crocheacute une roche- Non il y a trop de fond ici remonte ta ligne

Je remonte avec de plus en plus drsquoefforts et de mal la trentaine de brasses de la ligne qui vibre et arrive bientocirct agrave la verticale quand La Butte me dit- Laisse filer doucement sinon y va srsquodeacutecrocherLa ligne file partant vers lrsquoavant puis vers le fond je lui redonne une dizaine de brasses la tension diminue- Hale dessus et monte doucement Apregraves quelques brasses agrave bord on voit apparaicirctre agrave quelques megravetres une grosse masse bleue qui replonge en voyant le bateau- Tiens bon laisse filer tu lrsquoauras au prochain coup crsquoest un Tazar5 un prsquotit thon de cocircte- Allez remonte le dit-il en prenant la gaffe

Avec effort je hissais de nouveau ma prise et approchais le tazar du bord du canot Le pegravere La Butte donnait un coup de gaffe preacutecis crochait dans le tazar et le basculait agrave lrsquointeacuterieur du canot un coup de picou6 sur le dessus du crane arrecirctais enfin les mouvements saccadeacutes du poisson sur le pont- Bravo garccedilon il fait bien ses dix livres tes parents vont ecirctre contents TON poisson est beau

Chez Lecomte le pegravere La Butte partagea la fillette7 de rouge avec ses connais-sances mrsquooffrant mdash crsquoeacutetait la premiegravere fois mdash une consommation Jrsquooptais mal-greacute mon jeune acircge pour un trsquopunch mdash mon premier lui aussi mdash histoire de faire comme les grands que jrsquoavais presque eacutegaleacute pendant quelques instants

Je rentrais fier et un peu eacutemeacutecheacute tenant le tazar par la queue au grand eacutetonne-ment de ma maisonneacutee

Il y avait aussi Auguste Chauviteau dit Potiron les gros pouces Il eacutetait petit racircbleacute fort comme un Turc avec des mains eacutenormes et de tregraves gros pouces Son

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canot faisait quatre bons megravetres lourd avec une quille profonde Un Qui-mperleacute8 en reacuteduction conccedilu pour marcher agrave la voile mais depuis quelques anneacutees Potiron avait deacutebarqueacute le moteur hors bord le macirct et la voile

Son plaisir eacutetait de nager debout lentement face agrave lrsquoavant pour aller jusqursquoagrave La Tranche relever quelques casiers agrave crustaceacutes et un treacutemail La pecircche du jour faisait son ordinaire le poisson noble en surplus eacutetait hisseacute en haut du vrsquoniou9 pour seacutecher apregraves salage Le reste partait au saloir pour faire la boeumltte Potiron me racontant tout en nageant des eacutepisodes de la guerre 1418 qursquoil avait veacutecu du cocircteacute des Dardanelles

Agrave la Meule il y avait aussi les jours de carburant deacutetaxeacute ou les marins ve-naient avec leurs bidons agrave la cabane de la douane chercher de lrsquoessence ou du gazole Agrave proximiteacute se trouvait un toit reposant sur trois murs garnis de bancs agrave lrsquointeacuterieur ougrave les anciens eacutetaient rassembleacutes proteacutegeacutes du soleil de lrsquoapregraves-midi Lagrave ils parlaient en patois de la mer des bateaux des poissons des crustaceacutes du temps qui se couvre batias loubines chancrajhe le temps se mitoune le tout mecircleacute aux nouvelles des bateaux entendues lematin mecircme sur radio Conquet

De La Meule remonte encore le souvenir de deux forts sloups lrsquoun tregraves large de couleur bleu drapeau Serge ID 7322 construit chez Beacuteneacuteteau peut-ecirctre dans les anneacutees trente Le patron en eacutetait Serge Maingourd lrsquoeacutequipage de trois ou quatre hommes Il faisait les casiers marchait agrave la voile mecircme sicelle-ci avait eacuteteacute reacuteduite apregraves que lrsquoon eu bien coupeacute le macirct

Lrsquoautre avait coque blanche avec pavois vert crsquoeacutetait Aveacute ID 7136 agrave lrsquoAmeacutericain Il y avait aussi aligneacutes le long du quai les casiers agrave crustaceacutes en ormeau ceux agrave crevettes passeacutes au coaltar

Les cabanes et les gueacuterites ougrave eacutetaient rangeacutes les outils cordagesengins et apparaux de pecircche Dans leur milieu se trouvait le Q de Gabrielle qui provenait de la coque du Grand Gabriel agrave monsieur Cousin une connaissance de mon pegravere Il avait tenu pension agrave Port-Joinville du cocircteacute de la Tourette Gabriel avait eacuteteacute inscrit agrave la plaisance et mon-sieur Cousin employait un marin agrave lrsquoanneacutee sur le Petit Gabriel

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La coque du Grand Gabriel a eacuteteacute acheteacutee par un nommeacute Martin de la Meule en 1930 coupeacutee en deux au niveau du maicirctre-bau pour en faire une cabane par Raphaeumll charpentier de marine le fregravere de Roger Naud Son arriegravere avait eacuteteacute dresseacute debout et lrsquoavant deacutetruit

1 Appellation agrave lrsquoeacutepoque de la retraite des marins creacuteeacute par Colbert 2 nom en patois descrevettes roses ou bouquets 3 agrave Yeu nom donneacute au Bar Dicentrarchus labrax 4 Cafeacute-restau-rant au ras du port ougrave les marins en fin de matineacutee se retrouvaient pour eacutetancher leur soif 5 thon rayeacute ou bonite espagnole 6 pointe en meacutetal ronde emmancheacutee et aiguiseacutee que lrsquoon plante dans la tecircte des poissons pour les tuer 7 nom donneacutee agrave une carafe en verre de 33 cl remplie de vin rouge ou blanc 8 type de grand canot de 5 agrave 7 megravetres originaire des Sables drsquoOlonne 9 perche en haut de laquelle on hisse une roue de bicyclette munie drsquohameccedilons ougrave sont accrocheacutes les poissons qui sont ainsi agrave lrsquoabri des mouches

Carte et cartes postales

1 Port de La Meule circa 19001920 les quatre gros bateaux sont des sloups dont un greacuteeacute avec un tape-cul

remarquer la hauteur des macircts sur lesquels pouvait ecirctre greacuteeacute un flegraveche En arriegravere plan deux chaloupes noires Les deux canots sur le fond agrave droite ressemblent agrave des Quimperleacutes2 Port de La Meule vers 1950 Au premier plan Serge ID

7322 en dernier Aveacute ID 71363 Port de La Meule vers 1955 Carte postale en noir et

blanc coloriseacutee Serge est accosteacute au quai Aveacute est agrave la sortie du port

4 Le Q de Gabrielle le bateau drsquoorigine srsquoappelait Le Grand Gabriel coupeacute en deux le nom srsquoest feacuteminiseacute

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par Caroline Constant

Je deacutecouvre Les icircles de Jean Grenier Le titre est trompeur Lrsquohistoire du chat Mouloud et de sa mort cruelle de la maladie drsquoun boucher des voyages des doutes et du videhellip Qursquoest-ce que ce titre a avoir avec les icircles Est-il recevable A bien y reacutefleacutechir et au fil des pages et des mots de cette poeacutesie silencieuse qui sourd des questionnements humains Les icircles me sont apparues comme une invitation pour un voyage inteacuterieur Que sont donc ces icircles dont nous parle lrsquoau-teur sinon nos errances poeacutetiques agrave deacutecou-vrir qui nous sommes ce que nous faisons et devenons Nous sommes des icircles agrave part entiegravere lorsque nous faisons le vide autour de nous cette claustration neacutecessaire pour comprendre le monde se poser eacutecouter son propre corps au contact du temps faire vibrer ces eacutelans mystiques ces petits riens qui se reacutevegravelent par la beauteacute des choses des fleurs ou la lumiegravere drsquoun paysage Tomber dans le vide srsquoy perdre parfois voir ses deacutesirs se reacutealiser ou mieux jouir de lrsquoinstant laquo ougrave le deacutesir est pregraves drsquoecirctre satisfait raquo (p29 Editions Imaginaire Gallimard)

Il me revient en meacutemoire dans La Presqursquoicircle de Julien Gracq ce moment deacutelicieux de lrsquoat-tente de deacutecouvrir la mer le plaisir infini qui se reacuteveille en soi Petit agrave petit comme un leacuteger frisson lrsquoadreacutenaline avant lrsquoapotheacuteose Quant agrave lrsquoapregraves certains pourront se morfondre dans le neacuteant alors qursquoil suffit (pour se com-plaire encore dans lrsquoinstant magique de lrsquoat-tente) de garder au fond de soi ces souvenirs du point de rencontre cet instant T la vision du paradis terrestre ce que Grenier appelle laquo le don le geacutenie et la gracircce quelque chose de naturel et drsquoirreacutesistible raquo Ne pas chercher plus loin ce qui se trouve devant soi Nos icircles sont ici-mecircmes devant nos yeux et en nous-mecircmes A lire sans modeacuteration

Les icircles de Jean Grenier Editions Imaginaire Gallimard reacuteeacutedition du 14 mai 2003 avec preacuteface par Albert Camus et postface par lrsquoauteur lui-mecircme (1959) Ce livre a paru en 1933 pour la premiegravere fois

Les icircles de Jean Grenier

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Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein

par Marie Boiseaubert

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A la recherche de paysages rudes et arides en Finistegravere je suis arriveacutee sur lrsquoIle de

Sein en octobre 2013Depuis la fin de mes eacutetudes de peinture je re-cherche comme source drsquoinspiration non pas de grands paysages harmonieux et coloreacutes mais plutocirct ce qui est moins eacutevident comme la multitudes drsquoeacuteleacutements se trouvant au sol les deacutetails lrsquoinvisible ce qui est craqueleacute fis-sureacute abimeacute fatigueacute le deacutesordre lrsquoabandonneacute les empreintes les traces les empilements de choses oublieacutees Depuis longtemps fascineacutee par lrsquooceacutean jrsquoai trouveacute sur lrsquoIle de Sein un lieu ideacuteal de para-doxes qui met en place une tension creacuteatrice Crsquoest un point fixe au cœur du mouvement un refuge vulneacuterable face aux eacuteleacutements un lieu de silence au milieu du vacarme constant de

lrsquooceacutean Jrsquoy reacutealise un exercice de transcrip-tion du paysage dans son aspect le plus eacuteleacute-mentaire Ce microcosme insulaire embleacutema-tique repreacutesente un laboratoire incomparable pour mettre en œuvre une estheacutetique poeacutetique et picturale des gregraveves des galets des lichen des algues Agrave lrsquoencre de chine faire corps avec cette nature agrave lrsquoextreacutemiteacute du monde ob-server les eacuteleacutements dans leur diversiteacute et leur eacutevolution au fil des saisons Lrsquoicircle de Sein est situeacutee agrave 8 kilomegravetres au large de la pointe du raz Elle mesure environ 2000 megravetres de long pour une superficie de 56 hect-ares et une altitude moyenne de 150 megravetresElle fait partie drsquoune arecircte granitique dont la partie immergeacutee se prolonge sur 25 kilomegravetres vers le large et forme la barriegravere de reacutecifs ap-peleacutee la chausseacutee de Sein

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Un magnifique diamant de Lady MacRae vient drsquoecirctre deacuterobeacute Martial Canterel dandy richissime ex-amant de Lady MacRae flan-queacute de lrsquoincomparable Miss Sherrington puis son ami Holmes pas Sherlock lrsquoun de ses descendants accompagneacute de son majordome Grimod de la Reynaudiegravere partent agrave sa recher-che Le voleur est sans doute lrsquoinsaisissable Enjambeur Nocirc que recherche eacutegalement Lit-terbag le policier irascible et opiniacirctre qui suit le groupe lrsquoaide et le sauve parfois de sit-uations embarrassantes Tout ce petit monde part dans des aventures rocambolesques in-croyables et jubilatoires

Que voilagrave un roman drsquoaventures foisonnant et encore je ne vous ai pas tout dit Dans mon reacutesumeacute volontairement succinct je ne vous ai pas parleacute de Monsieur Wang directeur drsquoune usine de liseuses eacutelectroniques un pervers ni de Charlotte et Fabrice deux de ses em-ployeacutes jrsquoai eacutegalement omis de vous parler drsquoAr-

naud lrsquoancien proprieacutetaire de cette usine qui de son temps aideacute par sa bien-aimeacutee Dulcie atteinte drsquoune eacutetrange maladie sorte de comas dont elle ne sort pas fabriquait des cigares comme agrave Cuba ougrave existait dans de telles fabri-ques des lectures agrave haute voix pendant le tra-vail et il me manque Dieumercie impuissant dont la femme Carmen tente par tous les moy-ens de reacuteveiller son sexe endormi Tous ses personnages divers et varieacutes sont dans ce livre absolument passionnant Il est un hommage aux grands romans drsquoaventures de Jules Verne

de H Melville RL Stevenson et bien drsquoautres Agatha Christie ou Conan Doyle eacutevidemment avec lrsquoemprunt du nom Holmes voire mecircme M Leblanc jrsquoai trouveacute que M Canterel avait des petits airs drsquoArsegravene LupinJM Blas de Roblegraves a une imagination deacutebor-dante dans tous les domaines pour nous em-mener loin tregraves loin et quand on y est il en rajoute encore un peu pour nous eacuteloigner plus jusqursquoagrave lrsquoicircle du Point Neacutemo lieu absolument extraordinaire que je vous laisse deacutecouvrir par vous-mecircmes Il regorge drsquoideacutees pour mettre ses personnages dans des situations eacuteton-nantes risqueacutees agrave chaque fois une peacuteripeacutetie en amegravene une autre tout aussi folle Crsquoest un vrai plaisir que de retrouver lrsquoambiance de mes lectures adolescentes Mais lagrave ougrave lrsquoau-teur est malin crsquoest que son roman nrsquoest pas qursquoune aventure un reacutecit pour jeunes hommes et jeunes filles crsquoest aussi un ouvrage plein de questionnements et de reacuteflexion - sur la litteacuterature la lecture sur lrsquoavenir du livre- sur la philosophie la meacutedecine et la science qui nrsquoen finissent pas de chercher et de trouver des solutions pour tel ou tel souci qui repous-sent ainsi les limites de lrsquohumaniteacute et posent des questions eacutethiques- sur lrsquoeacutecologie et la maniegravere dont nous trai-tons la Terre certains jusqursquoau-boutistes pen-sant qursquoelle se reacutegeacutenegraverera seule- sur la politique mondiale cette course agrave la croissance dont on ne sait pas jusqursquoau bord de quel gouffre elle nous megravenera

Ajoutez agrave cela une eacutecriture particuliegraverement riche flamboyante et vous tenez lagrave un grand roman de ceux qursquoon nrsquooublie pas qui mar-quent agrave jamais le lecteur

Lrsquoicircle du Point NeacutemoPar Yves Mabon

Lrsquoicircle du Point Neacutemo Jean-Marie Blas de Roblegraves Zulma 2014

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
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  • Dans lrsquoicircle de Reacute
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  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
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Page 3: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Dans la litteacuterature lrsquoicircle est synonyme de mystegravere de solitude et de deacutepaysement Habiteacutee par drsquoeacutetranges creacuteatures recelant en son cœur un treacutesor ou bien exposant lrsquoimprudent qui srsquoy est eacutechoueacute agrave drsquoinfinis dangers elle repreacutesente ce bout de terre ougrave tout srsquoarrecircte et ougrave tout recom-mence Elle est sur les cartes cette pastille verte cerneacutee drsquoeau qui oblige lrsquohumain agrave se con-fronter agrave lui-mecircme et agrave lrsquooubli des siens Elle est cet espace entre ciel et mer ougrave les cœurs vont se perdre et les esprits se ressourcer Elle est la nature loin de toute humaniteacute Havre de paix ou prison exotique lrsquoicircle nrsquoen finit pas de nourrir notre imagination et de recueillir en ses grottes profondes nos recircves les plus fousEn ces temps incertains nous avons sans doute besoin drsquoune icircle bien agrave nous ougrave nous reacutefugier nous abriter nous cacher Alors embarquez avec nous pour ce voyage vers des icircles reacuteelles et des icircles recircveacutees Un voyage baigneacute de cou-leurs oceacuteanes et de grand vent qui pour un temps vous fera oublier la grisaille quotidienne le printemps qui tarde et lrsquoincertain demain

Gwenaeumllle Peacuteron

Edito

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Entre immuable et eacutepheacutemegravere

Rencontre avec Yves-Marie Peacuteron

Conerto acrylique sur toile 2005

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Lrsquoicircle comme source ineacutepuisable drsquoinspira-tion Crsquoest ainsi que Ouessant lrsquoicircle du deacutebut du monde a pris une place preacutepondeacuterante dans la vie drsquoYves-Marie Peacuteron peintre con-temporain dont toute lrsquoœuvre est marqueacutee par la mer et son environnement changeant

Grande admiratrice de son travail je souhai-tais rencontrer lrsquohomme depuis longtemps et ce thegraveme des icircles mrsquoen a donneacute lrsquooccasion Avec une grande gentillesse Yves-Marie Peacuteron mrsquoa accueillie dans lrsquoappartement qui lui sert durant lrsquohiver drsquoatelier agrave Brest agrave deux pas du pont de Recouvrance en face du chacircteau Lagrave le peintre peut laisser son regard voguer sur les courants qui agitent la rade ou bien parmi les nuages qursquoun fort vent drsquoouest pousse toujours plus loin Il observe les ba-teaux qui prennent la mer ou en reviennent Dans le calme et la lumiegravere cette ldquomaritimiteacuterdquo qui lrsquoimpregravegne tout entier jaillit au fil des jours sur le papier ou sur la toile

Fils du peintre de Marine Pierre Peacuteron ancien eacutelegraveve des Arts Appliqueacutes Yves-Marie Peacuteron a drsquoabord eacuteteacute influenceacute par Matisse et Bonnard Crsquoest la rencontre avec Ouessant qui va lui permettre de glisser du figuratif vers lrsquoabstrac-tion Sur lrsquoicircle qursquoil deacutecouvre avec Franccediloise

sa jeune eacutepouse en 1967 il parcourt lrsquoestran cet espace que la mareacutee basse deacutecouvre et que la mareacutee haute noie de son eau Lagrave dans des trous de sable ou de rochers ougrave un peu de mer clapote encore le peintre deacutecouvre tout un monde de mouvement de couleurs de reflets qursquoil peint sur le motif

Ouessant que le couple deacutecouvre agrave Pacircques agit en quelque sorte comme un deacuteclencheur Il nrsquoy a que peu de touristes toutes les icircliennes portent encore la coiffe Situeacutee sur cette ligne imaginaire qui unit Manche et Atlantique lrsquoicircle srsquooffre alors comme un immense espace de liberteacute On est ailleurs dit Yves-Marie quand on arrive agrave Ouessant mecircme si on nrsquoy reste qursquoune journeacutee Le couple a un veacuteritable coup de foudre pour ce caillou poseacute au milieu drsquoun des passages les plus difficiles pour le trafic maritime Ils y font des seacutejours reacuteguliers et finissent par y acheter une maison ougrave ils pas-sent leurs vacances en famille Cerneacute par la nature le ciel et la mer Yves-Marie Peacuteron se laisse impreacutegner par lrsquoesprit de lrsquoicircle par sa beauteacute rugueuse ses reliefs eacutetonnants et ses couleurs franches

Soucieux de son indeacutependance le peintre a durant plusieurs anneacutees peint et vendu des foulards pour avoir une source de revenus reacuteguliegravere Il srsquoest alors senti libre de suivre la direction qui lui plaisait en peinture Pendant longtemps il nrsquoa pas chercheacute agrave exposer Il ne

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voulait pas deacutependre drsquoune galerie ni mecircme signer ses tableaux La rencontre avec Nane Stern qui posseacutedait agrave Paris une galerie reacuteputeacutee va modifier le cours de son existence Encour-ageacute par la galeriste agrave aller vers une peinture plus gestuelle Yves-Marie Peacuteron deacutebride sur la surface immaculeacutee sa singulariteacute Naissent alors de grandes toiles qui ceacutelegravebrent la lu-

miegravere et les eacuteleacutements le fracas des eaux qui se rencontrent des icircles impreacutecises hautes en couleurs cerneacutees de houles deacutechaineacutees Les critiques qualifient ses œuvres drsquoabstraction lyrique mais le peintre nrsquoaime guegravere les eacuteti-quettes Si Yves-Marie Peacuteron respecte les regravegles de la composition qui eacutequilibrent le dessin il le

Impossible Silence acrylique sur toile 2000 Collection particuliegravere

Toutes les photos sont extraites du livre ldquoNous sortirons par lrsquohorizonrdquo

eacutecrit par Franccediloise et Yves-Marie Peacuteron chez Coopbreizh

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fait sans sacrifier au mouvement Regarder ses œuvres crsquoest ecirctre entraicircneacute par les flots deacutesorienteacute par les brumes souleveacute au som-met des roches que la mer attaque Entre im-muable et eacutepheacutemegravere la vie est sur la toile et se donne dans un eacutelan faussement chaotique Au delagrave de la beauteacute crsquoest une force puissante qui se reacutevegravele et happe le regard du spectateur Ce que lrsquoon ressent alors se rapproche de la jubilation que chacun peut eacuteprouver devant la beauteacute du spectacle des eacuteleacutements deacutechaineacutes

A partir de ce moment le succegraves est au ren-dez-vous Drsquoabord lors drsquoexpositions agrave la gal-erie Stern puis agrave la FIAC (Foire Internationale drsquoArt Contemporain) ougrave Yves-Marie Peacuteron expose plusieurs fois Le peintre qui nrsquoaurait jamais imagineacute cela lors de ses deacutebuts a veacutecu ces anneacutees comme une conseacutecration A la fin des anneacutees 90 il a aussi participeacute en Bretagne agrave lrsquoArt dans les chapelles Cette manifestation a pour but de permettre agrave tous drsquoapprocher la creacuteation contemporaine dans un cadre plus in-formel que celui des galeries car ce sont de petites chapelles peu connues qui servent de lieux drsquoexposition durant lrsquoeacuteteacute A Notre-Dame du Moustoir Yves-Marie Peacuteron a reacutealiseacute une grande toile de huit megravetre sur deux un Chemin de mer dont la musicaliteacute oceacuteanique con-trastait harmonieusement avec le silence du lieu ougrave il eacutetait exposeacute (photo ci-dessus)

Un deuxiegraveme tournant dans lrsquoœuvre du pein-tre a lieu lorsque celui-ci deacutecouvre le recueil de Victor Segalen intituleacute Peintures Dans ce dernier lrsquoauteur deacutecrit des toiles imaginaires auxquelles Yves-Marie Peacuteron va donner forme

dans plusieurs livres drsquoartiste Lrsquoun drsquoeux est composeacute de 173 pages en hauteur ougrave le tex-te de Seacutegalen et les illustrations de Peacuteron se reacutepondent Lrsquoassemblage de ces pages a donneacute forme agrave deux longues bandes de neuf megravetres de long plieacutees en accordeacuteon Un travail ex-traordinaire qui a eacuteteacute exposeacute plusieurs fois notamment lors de lrsquoinauguration de la faculteacute Victor Segalen agrave Brest Jrsquoai eu la chance de pouvoir regarder le magnifique travail reacuteal-iseacute mais ces œuvres sont rarement exposeacutees deacutesormais

Aujourdrsquohui le travail drsquoYves-Marie Peacuteron tend de plus en plus vers lrsquoeacutepure Le pein-tre est sensible agrave ces zones blanches comme des flaques de silence sur la toile qui cer-nent de leur fragiliteacute lrsquoinstabiliteacute du monde A la maniegravere des peintres chinois il eacutevoque la beauteacute fascinante de ldquolrsquounique trait de pin-ceaurdquo A de jeunes artistes il conseillerait drsquoabord drsquoavoir confiance en ce qursquoils font ensuite drsquoecirctre dans cette jubilation qui permet de se reacutejouir chaque jour du travail accompli que celui-ci paraisse bon ou moins bon Apregraves toutes ces anneacutees consacreacutees agrave la peinture la creacuteation demeure un mystegravere dit Yves-Marie Peacuteron et crsquoest ce qui la rend si belle

Lrsquoimportant dit-il est de savoir srsquoarrecircter Drsquoune certaine faccedilon la creacuteation commence quand le peintre termine sa toile A partir de cet instant elle ne lui appartient deacutejagrave plus A celui qui la reccediloit ensuite de lrsquointerpreacuteter selon son propre sentiment drsquoen prolonger le souf-fle

GP

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Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeuPar Bernard Lagny

Passionneacute par les bateaux et la photographie Bernard Lagny a drsquoabord eacuteteacute directeur artistique avant de creacuteer une entreprise fabricant des demi-coques pour les grands chantiers navals Aujourdrsquohui retraiteacute il parcourt la Bretagne avec son appareil pho-to organise des expositions avec drsquoautres artistes et plasticiens et publie de petits livres appeleacutes ldquoCarreacutes de curiositeacutesrdquo Un tour sur son site srsquoimpose

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Je me retrouvais tous les ans agrave Yeu de deacutebut juillet agrave deacutebut septembre deux mois de deacutecouverte de la totaliteacute de lrsquoicircle et degraves que jrsquoeus le veacutelo trop petit de mon fregravere Claude je commenccedilais alors mes vireacutees vers le port de la Meule Jrsquoallais eacutecouter les anciens faire mes classes agrave la godille essayer drsquoaider les pecirccheurs et reacuteussir agrave me faire embarquer agrave leurs bords pour aller de tregraves bonne heure le matin relever les casiers

Je me levais vers 4 heures du matin un bon petit deacutejeuner et jrsquoallais rejoindre le pegravere La Butte qui avait pris ses Invalides1 Emile Viaud avait fait construire son dundeacutee thonier La Butte ID 7383 aux Sables qui fut mis agrave lrsquoeau le 20 juillet 1932 Le navire mesurait 20 megravetres avait un bau de 630 et 280 megravetres de tirant drsquoeau on lui avait installeacute un moteur Baudoin DB 6 de 72 cv en 1953 En novembre 1959 La Butte est vendu agrave la plaisance

Avec le pegravere La Butte nous chargions la boeumltte dans son tricycle Motobeacutecane 125 cm3 et route la Meule Le canot eacutetait petit pas plus de 5 megravetres il eacutetait peint en bleu clair et vert eacutemeraude eacutequipeacute drsquoun petit moteur diesel qui deacutemarrait sans batterie apregraves brucirclage drsquoune megraveche et en faisant tourner un gros et lourd volant

Nous partions passant Tecircte Jaune en direction de la Tranche relever les casiers agrave chevrettes2 changer la boeumltte remouiller allant de lrsquoun agrave lrsquoautre dans la peacutenombre du soleil levant Apregraves les casiers nous relevions les treacutemails qui barraient lrsquoanse des Sous de pointe en pointe Puis suivant lrsquoeacutetat de la mer lrsquohumeur du patron apregraves qursquoil eut coupeacute un bout de chique qursquoil sortait de sa casquette nous allions agrave la traicircne chercher loubines3 lieus et autres maquereaux agrave tirer des bords de la pointe des Corbeaux au Vieux Chacircteau

De retour agrave la Meule les prises trouvaient place dans le tricycle au frais sous un sac agrave patates mouilleacute Un petit arrecirct chez Lecomte4 et nous rejoignions le mareyeur qui se trouvait agrave cocircteacute du bar de la Marine agrave Port-Joinville pour livrer chevrettes loubines et lieus Il eacutetait entre onze heures et demie et midi lrsquoheure de rentrer agrave la maison

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Un matin ougrave la mer eacutetait trouble les vents faibles de sudsudndashouest preacutesageant du ringue le poisson donnait agrave plein bars et lieus remplissaient le canot tout agrave coup je dis agrave La Butte - Jrsquoai crocheacute une roche- Non il y a trop de fond ici remonte ta ligne

Je remonte avec de plus en plus drsquoefforts et de mal la trentaine de brasses de la ligne qui vibre et arrive bientocirct agrave la verticale quand La Butte me dit- Laisse filer doucement sinon y va srsquodeacutecrocherLa ligne file partant vers lrsquoavant puis vers le fond je lui redonne une dizaine de brasses la tension diminue- Hale dessus et monte doucement Apregraves quelques brasses agrave bord on voit apparaicirctre agrave quelques megravetres une grosse masse bleue qui replonge en voyant le bateau- Tiens bon laisse filer tu lrsquoauras au prochain coup crsquoest un Tazar5 un prsquotit thon de cocircte- Allez remonte le dit-il en prenant la gaffe

Avec effort je hissais de nouveau ma prise et approchais le tazar du bord du canot Le pegravere La Butte donnait un coup de gaffe preacutecis crochait dans le tazar et le basculait agrave lrsquointeacuterieur du canot un coup de picou6 sur le dessus du crane arrecirctais enfin les mouvements saccadeacutes du poisson sur le pont- Bravo garccedilon il fait bien ses dix livres tes parents vont ecirctre contents TON poisson est beau

Chez Lecomte le pegravere La Butte partagea la fillette7 de rouge avec ses connais-sances mrsquooffrant mdash crsquoeacutetait la premiegravere fois mdash une consommation Jrsquooptais mal-greacute mon jeune acircge pour un trsquopunch mdash mon premier lui aussi mdash histoire de faire comme les grands que jrsquoavais presque eacutegaleacute pendant quelques instants

Je rentrais fier et un peu eacutemeacutecheacute tenant le tazar par la queue au grand eacutetonne-ment de ma maisonneacutee

Il y avait aussi Auguste Chauviteau dit Potiron les gros pouces Il eacutetait petit racircbleacute fort comme un Turc avec des mains eacutenormes et de tregraves gros pouces Son

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canot faisait quatre bons megravetres lourd avec une quille profonde Un Qui-mperleacute8 en reacuteduction conccedilu pour marcher agrave la voile mais depuis quelques anneacutees Potiron avait deacutebarqueacute le moteur hors bord le macirct et la voile

Son plaisir eacutetait de nager debout lentement face agrave lrsquoavant pour aller jusqursquoagrave La Tranche relever quelques casiers agrave crustaceacutes et un treacutemail La pecircche du jour faisait son ordinaire le poisson noble en surplus eacutetait hisseacute en haut du vrsquoniou9 pour seacutecher apregraves salage Le reste partait au saloir pour faire la boeumltte Potiron me racontant tout en nageant des eacutepisodes de la guerre 1418 qursquoil avait veacutecu du cocircteacute des Dardanelles

Agrave la Meule il y avait aussi les jours de carburant deacutetaxeacute ou les marins ve-naient avec leurs bidons agrave la cabane de la douane chercher de lrsquoessence ou du gazole Agrave proximiteacute se trouvait un toit reposant sur trois murs garnis de bancs agrave lrsquointeacuterieur ougrave les anciens eacutetaient rassembleacutes proteacutegeacutes du soleil de lrsquoapregraves-midi Lagrave ils parlaient en patois de la mer des bateaux des poissons des crustaceacutes du temps qui se couvre batias loubines chancrajhe le temps se mitoune le tout mecircleacute aux nouvelles des bateaux entendues lematin mecircme sur radio Conquet

De La Meule remonte encore le souvenir de deux forts sloups lrsquoun tregraves large de couleur bleu drapeau Serge ID 7322 construit chez Beacuteneacuteteau peut-ecirctre dans les anneacutees trente Le patron en eacutetait Serge Maingourd lrsquoeacutequipage de trois ou quatre hommes Il faisait les casiers marchait agrave la voile mecircme sicelle-ci avait eacuteteacute reacuteduite apregraves que lrsquoon eu bien coupeacute le macirct

Lrsquoautre avait coque blanche avec pavois vert crsquoeacutetait Aveacute ID 7136 agrave lrsquoAmeacutericain Il y avait aussi aligneacutes le long du quai les casiers agrave crustaceacutes en ormeau ceux agrave crevettes passeacutes au coaltar

Les cabanes et les gueacuterites ougrave eacutetaient rangeacutes les outils cordagesengins et apparaux de pecircche Dans leur milieu se trouvait le Q de Gabrielle qui provenait de la coque du Grand Gabriel agrave monsieur Cousin une connaissance de mon pegravere Il avait tenu pension agrave Port-Joinville du cocircteacute de la Tourette Gabriel avait eacuteteacute inscrit agrave la plaisance et mon-sieur Cousin employait un marin agrave lrsquoanneacutee sur le Petit Gabriel

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La coque du Grand Gabriel a eacuteteacute acheteacutee par un nommeacute Martin de la Meule en 1930 coupeacutee en deux au niveau du maicirctre-bau pour en faire une cabane par Raphaeumll charpentier de marine le fregravere de Roger Naud Son arriegravere avait eacuteteacute dresseacute debout et lrsquoavant deacutetruit

1 Appellation agrave lrsquoeacutepoque de la retraite des marins creacuteeacute par Colbert 2 nom en patois descrevettes roses ou bouquets 3 agrave Yeu nom donneacute au Bar Dicentrarchus labrax 4 Cafeacute-restau-rant au ras du port ougrave les marins en fin de matineacutee se retrouvaient pour eacutetancher leur soif 5 thon rayeacute ou bonite espagnole 6 pointe en meacutetal ronde emmancheacutee et aiguiseacutee que lrsquoon plante dans la tecircte des poissons pour les tuer 7 nom donneacutee agrave une carafe en verre de 33 cl remplie de vin rouge ou blanc 8 type de grand canot de 5 agrave 7 megravetres originaire des Sables drsquoOlonne 9 perche en haut de laquelle on hisse une roue de bicyclette munie drsquohameccedilons ougrave sont accrocheacutes les poissons qui sont ainsi agrave lrsquoabri des mouches

Carte et cartes postales

1 Port de La Meule circa 19001920 les quatre gros bateaux sont des sloups dont un greacuteeacute avec un tape-cul

remarquer la hauteur des macircts sur lesquels pouvait ecirctre greacuteeacute un flegraveche En arriegravere plan deux chaloupes noires Les deux canots sur le fond agrave droite ressemblent agrave des Quimperleacutes2 Port de La Meule vers 1950 Au premier plan Serge ID

7322 en dernier Aveacute ID 71363 Port de La Meule vers 1955 Carte postale en noir et

blanc coloriseacutee Serge est accosteacute au quai Aveacute est agrave la sortie du port

4 Le Q de Gabrielle le bateau drsquoorigine srsquoappelait Le Grand Gabriel coupeacute en deux le nom srsquoest feacuteminiseacute

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par Caroline Constant

Je deacutecouvre Les icircles de Jean Grenier Le titre est trompeur Lrsquohistoire du chat Mouloud et de sa mort cruelle de la maladie drsquoun boucher des voyages des doutes et du videhellip Qursquoest-ce que ce titre a avoir avec les icircles Est-il recevable A bien y reacutefleacutechir et au fil des pages et des mots de cette poeacutesie silencieuse qui sourd des questionnements humains Les icircles me sont apparues comme une invitation pour un voyage inteacuterieur Que sont donc ces icircles dont nous parle lrsquoau-teur sinon nos errances poeacutetiques agrave deacutecou-vrir qui nous sommes ce que nous faisons et devenons Nous sommes des icircles agrave part entiegravere lorsque nous faisons le vide autour de nous cette claustration neacutecessaire pour comprendre le monde se poser eacutecouter son propre corps au contact du temps faire vibrer ces eacutelans mystiques ces petits riens qui se reacutevegravelent par la beauteacute des choses des fleurs ou la lumiegravere drsquoun paysage Tomber dans le vide srsquoy perdre parfois voir ses deacutesirs se reacutealiser ou mieux jouir de lrsquoinstant laquo ougrave le deacutesir est pregraves drsquoecirctre satisfait raquo (p29 Editions Imaginaire Gallimard)

Il me revient en meacutemoire dans La Presqursquoicircle de Julien Gracq ce moment deacutelicieux de lrsquoat-tente de deacutecouvrir la mer le plaisir infini qui se reacuteveille en soi Petit agrave petit comme un leacuteger frisson lrsquoadreacutenaline avant lrsquoapotheacuteose Quant agrave lrsquoapregraves certains pourront se morfondre dans le neacuteant alors qursquoil suffit (pour se com-plaire encore dans lrsquoinstant magique de lrsquoat-tente) de garder au fond de soi ces souvenirs du point de rencontre cet instant T la vision du paradis terrestre ce que Grenier appelle laquo le don le geacutenie et la gracircce quelque chose de naturel et drsquoirreacutesistible raquo Ne pas chercher plus loin ce qui se trouve devant soi Nos icircles sont ici-mecircmes devant nos yeux et en nous-mecircmes A lire sans modeacuteration

Les icircles de Jean Grenier Editions Imaginaire Gallimard reacuteeacutedition du 14 mai 2003 avec preacuteface par Albert Camus et postface par lrsquoauteur lui-mecircme (1959) Ce livre a paru en 1933 pour la premiegravere fois

Les icircles de Jean Grenier

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Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein

par Marie Boiseaubert

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A la recherche de paysages rudes et arides en Finistegravere je suis arriveacutee sur lrsquoIle de

Sein en octobre 2013Depuis la fin de mes eacutetudes de peinture je re-cherche comme source drsquoinspiration non pas de grands paysages harmonieux et coloreacutes mais plutocirct ce qui est moins eacutevident comme la multitudes drsquoeacuteleacutements se trouvant au sol les deacutetails lrsquoinvisible ce qui est craqueleacute fis-sureacute abimeacute fatigueacute le deacutesordre lrsquoabandonneacute les empreintes les traces les empilements de choses oublieacutees Depuis longtemps fascineacutee par lrsquooceacutean jrsquoai trouveacute sur lrsquoIle de Sein un lieu ideacuteal de para-doxes qui met en place une tension creacuteatrice Crsquoest un point fixe au cœur du mouvement un refuge vulneacuterable face aux eacuteleacutements un lieu de silence au milieu du vacarme constant de

lrsquooceacutean Jrsquoy reacutealise un exercice de transcrip-tion du paysage dans son aspect le plus eacuteleacute-mentaire Ce microcosme insulaire embleacutema-tique repreacutesente un laboratoire incomparable pour mettre en œuvre une estheacutetique poeacutetique et picturale des gregraveves des galets des lichen des algues Agrave lrsquoencre de chine faire corps avec cette nature agrave lrsquoextreacutemiteacute du monde ob-server les eacuteleacutements dans leur diversiteacute et leur eacutevolution au fil des saisons Lrsquoicircle de Sein est situeacutee agrave 8 kilomegravetres au large de la pointe du raz Elle mesure environ 2000 megravetres de long pour une superficie de 56 hect-ares et une altitude moyenne de 150 megravetresElle fait partie drsquoune arecircte granitique dont la partie immergeacutee se prolonge sur 25 kilomegravetres vers le large et forme la barriegravere de reacutecifs ap-peleacutee la chausseacutee de Sein

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Un magnifique diamant de Lady MacRae vient drsquoecirctre deacuterobeacute Martial Canterel dandy richissime ex-amant de Lady MacRae flan-queacute de lrsquoincomparable Miss Sherrington puis son ami Holmes pas Sherlock lrsquoun de ses descendants accompagneacute de son majordome Grimod de la Reynaudiegravere partent agrave sa recher-che Le voleur est sans doute lrsquoinsaisissable Enjambeur Nocirc que recherche eacutegalement Lit-terbag le policier irascible et opiniacirctre qui suit le groupe lrsquoaide et le sauve parfois de sit-uations embarrassantes Tout ce petit monde part dans des aventures rocambolesques in-croyables et jubilatoires

Que voilagrave un roman drsquoaventures foisonnant et encore je ne vous ai pas tout dit Dans mon reacutesumeacute volontairement succinct je ne vous ai pas parleacute de Monsieur Wang directeur drsquoune usine de liseuses eacutelectroniques un pervers ni de Charlotte et Fabrice deux de ses em-ployeacutes jrsquoai eacutegalement omis de vous parler drsquoAr-

naud lrsquoancien proprieacutetaire de cette usine qui de son temps aideacute par sa bien-aimeacutee Dulcie atteinte drsquoune eacutetrange maladie sorte de comas dont elle ne sort pas fabriquait des cigares comme agrave Cuba ougrave existait dans de telles fabri-ques des lectures agrave haute voix pendant le tra-vail et il me manque Dieumercie impuissant dont la femme Carmen tente par tous les moy-ens de reacuteveiller son sexe endormi Tous ses personnages divers et varieacutes sont dans ce livre absolument passionnant Il est un hommage aux grands romans drsquoaventures de Jules Verne

de H Melville RL Stevenson et bien drsquoautres Agatha Christie ou Conan Doyle eacutevidemment avec lrsquoemprunt du nom Holmes voire mecircme M Leblanc jrsquoai trouveacute que M Canterel avait des petits airs drsquoArsegravene LupinJM Blas de Roblegraves a une imagination deacutebor-dante dans tous les domaines pour nous em-mener loin tregraves loin et quand on y est il en rajoute encore un peu pour nous eacuteloigner plus jusqursquoagrave lrsquoicircle du Point Neacutemo lieu absolument extraordinaire que je vous laisse deacutecouvrir par vous-mecircmes Il regorge drsquoideacutees pour mettre ses personnages dans des situations eacuteton-nantes risqueacutees agrave chaque fois une peacuteripeacutetie en amegravene une autre tout aussi folle Crsquoest un vrai plaisir que de retrouver lrsquoambiance de mes lectures adolescentes Mais lagrave ougrave lrsquoau-teur est malin crsquoest que son roman nrsquoest pas qursquoune aventure un reacutecit pour jeunes hommes et jeunes filles crsquoest aussi un ouvrage plein de questionnements et de reacuteflexion - sur la litteacuterature la lecture sur lrsquoavenir du livre- sur la philosophie la meacutedecine et la science qui nrsquoen finissent pas de chercher et de trouver des solutions pour tel ou tel souci qui repous-sent ainsi les limites de lrsquohumaniteacute et posent des questions eacutethiques- sur lrsquoeacutecologie et la maniegravere dont nous trai-tons la Terre certains jusqursquoau-boutistes pen-sant qursquoelle se reacutegeacutenegraverera seule- sur la politique mondiale cette course agrave la croissance dont on ne sait pas jusqursquoau bord de quel gouffre elle nous megravenera

Ajoutez agrave cela une eacutecriture particuliegraverement riche flamboyante et vous tenez lagrave un grand roman de ceux qursquoon nrsquooublie pas qui mar-quent agrave jamais le lecteur

Lrsquoicircle du Point NeacutemoPar Yves Mabon

Lrsquoicircle du Point Neacutemo Jean-Marie Blas de Roblegraves Zulma 2014

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 4: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Entre immuable et eacutepheacutemegravere

Rencontre avec Yves-Marie Peacuteron

Conerto acrylique sur toile 2005

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Lrsquoicircle comme source ineacutepuisable drsquoinspira-tion Crsquoest ainsi que Ouessant lrsquoicircle du deacutebut du monde a pris une place preacutepondeacuterante dans la vie drsquoYves-Marie Peacuteron peintre con-temporain dont toute lrsquoœuvre est marqueacutee par la mer et son environnement changeant

Grande admiratrice de son travail je souhai-tais rencontrer lrsquohomme depuis longtemps et ce thegraveme des icircles mrsquoen a donneacute lrsquooccasion Avec une grande gentillesse Yves-Marie Peacuteron mrsquoa accueillie dans lrsquoappartement qui lui sert durant lrsquohiver drsquoatelier agrave Brest agrave deux pas du pont de Recouvrance en face du chacircteau Lagrave le peintre peut laisser son regard voguer sur les courants qui agitent la rade ou bien parmi les nuages qursquoun fort vent drsquoouest pousse toujours plus loin Il observe les ba-teaux qui prennent la mer ou en reviennent Dans le calme et la lumiegravere cette ldquomaritimiteacuterdquo qui lrsquoimpregravegne tout entier jaillit au fil des jours sur le papier ou sur la toile

Fils du peintre de Marine Pierre Peacuteron ancien eacutelegraveve des Arts Appliqueacutes Yves-Marie Peacuteron a drsquoabord eacuteteacute influenceacute par Matisse et Bonnard Crsquoest la rencontre avec Ouessant qui va lui permettre de glisser du figuratif vers lrsquoabstrac-tion Sur lrsquoicircle qursquoil deacutecouvre avec Franccediloise

sa jeune eacutepouse en 1967 il parcourt lrsquoestran cet espace que la mareacutee basse deacutecouvre et que la mareacutee haute noie de son eau Lagrave dans des trous de sable ou de rochers ougrave un peu de mer clapote encore le peintre deacutecouvre tout un monde de mouvement de couleurs de reflets qursquoil peint sur le motif

Ouessant que le couple deacutecouvre agrave Pacircques agit en quelque sorte comme un deacuteclencheur Il nrsquoy a que peu de touristes toutes les icircliennes portent encore la coiffe Situeacutee sur cette ligne imaginaire qui unit Manche et Atlantique lrsquoicircle srsquooffre alors comme un immense espace de liberteacute On est ailleurs dit Yves-Marie quand on arrive agrave Ouessant mecircme si on nrsquoy reste qursquoune journeacutee Le couple a un veacuteritable coup de foudre pour ce caillou poseacute au milieu drsquoun des passages les plus difficiles pour le trafic maritime Ils y font des seacutejours reacuteguliers et finissent par y acheter une maison ougrave ils pas-sent leurs vacances en famille Cerneacute par la nature le ciel et la mer Yves-Marie Peacuteron se laisse impreacutegner par lrsquoesprit de lrsquoicircle par sa beauteacute rugueuse ses reliefs eacutetonnants et ses couleurs franches

Soucieux de son indeacutependance le peintre a durant plusieurs anneacutees peint et vendu des foulards pour avoir une source de revenus reacuteguliegravere Il srsquoest alors senti libre de suivre la direction qui lui plaisait en peinture Pendant longtemps il nrsquoa pas chercheacute agrave exposer Il ne

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voulait pas deacutependre drsquoune galerie ni mecircme signer ses tableaux La rencontre avec Nane Stern qui posseacutedait agrave Paris une galerie reacuteputeacutee va modifier le cours de son existence Encour-ageacute par la galeriste agrave aller vers une peinture plus gestuelle Yves-Marie Peacuteron deacutebride sur la surface immaculeacutee sa singulariteacute Naissent alors de grandes toiles qui ceacutelegravebrent la lu-

miegravere et les eacuteleacutements le fracas des eaux qui se rencontrent des icircles impreacutecises hautes en couleurs cerneacutees de houles deacutechaineacutees Les critiques qualifient ses œuvres drsquoabstraction lyrique mais le peintre nrsquoaime guegravere les eacuteti-quettes Si Yves-Marie Peacuteron respecte les regravegles de la composition qui eacutequilibrent le dessin il le

Impossible Silence acrylique sur toile 2000 Collection particuliegravere

Toutes les photos sont extraites du livre ldquoNous sortirons par lrsquohorizonrdquo

eacutecrit par Franccediloise et Yves-Marie Peacuteron chez Coopbreizh

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fait sans sacrifier au mouvement Regarder ses œuvres crsquoest ecirctre entraicircneacute par les flots deacutesorienteacute par les brumes souleveacute au som-met des roches que la mer attaque Entre im-muable et eacutepheacutemegravere la vie est sur la toile et se donne dans un eacutelan faussement chaotique Au delagrave de la beauteacute crsquoest une force puissante qui se reacutevegravele et happe le regard du spectateur Ce que lrsquoon ressent alors se rapproche de la jubilation que chacun peut eacuteprouver devant la beauteacute du spectacle des eacuteleacutements deacutechaineacutes

A partir de ce moment le succegraves est au ren-dez-vous Drsquoabord lors drsquoexpositions agrave la gal-erie Stern puis agrave la FIAC (Foire Internationale drsquoArt Contemporain) ougrave Yves-Marie Peacuteron expose plusieurs fois Le peintre qui nrsquoaurait jamais imagineacute cela lors de ses deacutebuts a veacutecu ces anneacutees comme une conseacutecration A la fin des anneacutees 90 il a aussi participeacute en Bretagne agrave lrsquoArt dans les chapelles Cette manifestation a pour but de permettre agrave tous drsquoapprocher la creacuteation contemporaine dans un cadre plus in-formel que celui des galeries car ce sont de petites chapelles peu connues qui servent de lieux drsquoexposition durant lrsquoeacuteteacute A Notre-Dame du Moustoir Yves-Marie Peacuteron a reacutealiseacute une grande toile de huit megravetre sur deux un Chemin de mer dont la musicaliteacute oceacuteanique con-trastait harmonieusement avec le silence du lieu ougrave il eacutetait exposeacute (photo ci-dessus)

Un deuxiegraveme tournant dans lrsquoœuvre du pein-tre a lieu lorsque celui-ci deacutecouvre le recueil de Victor Segalen intituleacute Peintures Dans ce dernier lrsquoauteur deacutecrit des toiles imaginaires auxquelles Yves-Marie Peacuteron va donner forme

dans plusieurs livres drsquoartiste Lrsquoun drsquoeux est composeacute de 173 pages en hauteur ougrave le tex-te de Seacutegalen et les illustrations de Peacuteron se reacutepondent Lrsquoassemblage de ces pages a donneacute forme agrave deux longues bandes de neuf megravetres de long plieacutees en accordeacuteon Un travail ex-traordinaire qui a eacuteteacute exposeacute plusieurs fois notamment lors de lrsquoinauguration de la faculteacute Victor Segalen agrave Brest Jrsquoai eu la chance de pouvoir regarder le magnifique travail reacuteal-iseacute mais ces œuvres sont rarement exposeacutees deacutesormais

Aujourdrsquohui le travail drsquoYves-Marie Peacuteron tend de plus en plus vers lrsquoeacutepure Le pein-tre est sensible agrave ces zones blanches comme des flaques de silence sur la toile qui cer-nent de leur fragiliteacute lrsquoinstabiliteacute du monde A la maniegravere des peintres chinois il eacutevoque la beauteacute fascinante de ldquolrsquounique trait de pin-ceaurdquo A de jeunes artistes il conseillerait drsquoabord drsquoavoir confiance en ce qursquoils font ensuite drsquoecirctre dans cette jubilation qui permet de se reacutejouir chaque jour du travail accompli que celui-ci paraisse bon ou moins bon Apregraves toutes ces anneacutees consacreacutees agrave la peinture la creacuteation demeure un mystegravere dit Yves-Marie Peacuteron et crsquoest ce qui la rend si belle

Lrsquoimportant dit-il est de savoir srsquoarrecircter Drsquoune certaine faccedilon la creacuteation commence quand le peintre termine sa toile A partir de cet instant elle ne lui appartient deacutejagrave plus A celui qui la reccediloit ensuite de lrsquointerpreacuteter selon son propre sentiment drsquoen prolonger le souf-fle

GP

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Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeuPar Bernard Lagny

Passionneacute par les bateaux et la photographie Bernard Lagny a drsquoabord eacuteteacute directeur artistique avant de creacuteer une entreprise fabricant des demi-coques pour les grands chantiers navals Aujourdrsquohui retraiteacute il parcourt la Bretagne avec son appareil pho-to organise des expositions avec drsquoautres artistes et plasticiens et publie de petits livres appeleacutes ldquoCarreacutes de curiositeacutesrdquo Un tour sur son site srsquoimpose

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Je me retrouvais tous les ans agrave Yeu de deacutebut juillet agrave deacutebut septembre deux mois de deacutecouverte de la totaliteacute de lrsquoicircle et degraves que jrsquoeus le veacutelo trop petit de mon fregravere Claude je commenccedilais alors mes vireacutees vers le port de la Meule Jrsquoallais eacutecouter les anciens faire mes classes agrave la godille essayer drsquoaider les pecirccheurs et reacuteussir agrave me faire embarquer agrave leurs bords pour aller de tregraves bonne heure le matin relever les casiers

Je me levais vers 4 heures du matin un bon petit deacutejeuner et jrsquoallais rejoindre le pegravere La Butte qui avait pris ses Invalides1 Emile Viaud avait fait construire son dundeacutee thonier La Butte ID 7383 aux Sables qui fut mis agrave lrsquoeau le 20 juillet 1932 Le navire mesurait 20 megravetres avait un bau de 630 et 280 megravetres de tirant drsquoeau on lui avait installeacute un moteur Baudoin DB 6 de 72 cv en 1953 En novembre 1959 La Butte est vendu agrave la plaisance

Avec le pegravere La Butte nous chargions la boeumltte dans son tricycle Motobeacutecane 125 cm3 et route la Meule Le canot eacutetait petit pas plus de 5 megravetres il eacutetait peint en bleu clair et vert eacutemeraude eacutequipeacute drsquoun petit moteur diesel qui deacutemarrait sans batterie apregraves brucirclage drsquoune megraveche et en faisant tourner un gros et lourd volant

Nous partions passant Tecircte Jaune en direction de la Tranche relever les casiers agrave chevrettes2 changer la boeumltte remouiller allant de lrsquoun agrave lrsquoautre dans la peacutenombre du soleil levant Apregraves les casiers nous relevions les treacutemails qui barraient lrsquoanse des Sous de pointe en pointe Puis suivant lrsquoeacutetat de la mer lrsquohumeur du patron apregraves qursquoil eut coupeacute un bout de chique qursquoil sortait de sa casquette nous allions agrave la traicircne chercher loubines3 lieus et autres maquereaux agrave tirer des bords de la pointe des Corbeaux au Vieux Chacircteau

De retour agrave la Meule les prises trouvaient place dans le tricycle au frais sous un sac agrave patates mouilleacute Un petit arrecirct chez Lecomte4 et nous rejoignions le mareyeur qui se trouvait agrave cocircteacute du bar de la Marine agrave Port-Joinville pour livrer chevrettes loubines et lieus Il eacutetait entre onze heures et demie et midi lrsquoheure de rentrer agrave la maison

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Un matin ougrave la mer eacutetait trouble les vents faibles de sudsudndashouest preacutesageant du ringue le poisson donnait agrave plein bars et lieus remplissaient le canot tout agrave coup je dis agrave La Butte - Jrsquoai crocheacute une roche- Non il y a trop de fond ici remonte ta ligne

Je remonte avec de plus en plus drsquoefforts et de mal la trentaine de brasses de la ligne qui vibre et arrive bientocirct agrave la verticale quand La Butte me dit- Laisse filer doucement sinon y va srsquodeacutecrocherLa ligne file partant vers lrsquoavant puis vers le fond je lui redonne une dizaine de brasses la tension diminue- Hale dessus et monte doucement Apregraves quelques brasses agrave bord on voit apparaicirctre agrave quelques megravetres une grosse masse bleue qui replonge en voyant le bateau- Tiens bon laisse filer tu lrsquoauras au prochain coup crsquoest un Tazar5 un prsquotit thon de cocircte- Allez remonte le dit-il en prenant la gaffe

Avec effort je hissais de nouveau ma prise et approchais le tazar du bord du canot Le pegravere La Butte donnait un coup de gaffe preacutecis crochait dans le tazar et le basculait agrave lrsquointeacuterieur du canot un coup de picou6 sur le dessus du crane arrecirctais enfin les mouvements saccadeacutes du poisson sur le pont- Bravo garccedilon il fait bien ses dix livres tes parents vont ecirctre contents TON poisson est beau

Chez Lecomte le pegravere La Butte partagea la fillette7 de rouge avec ses connais-sances mrsquooffrant mdash crsquoeacutetait la premiegravere fois mdash une consommation Jrsquooptais mal-greacute mon jeune acircge pour un trsquopunch mdash mon premier lui aussi mdash histoire de faire comme les grands que jrsquoavais presque eacutegaleacute pendant quelques instants

Je rentrais fier et un peu eacutemeacutecheacute tenant le tazar par la queue au grand eacutetonne-ment de ma maisonneacutee

Il y avait aussi Auguste Chauviteau dit Potiron les gros pouces Il eacutetait petit racircbleacute fort comme un Turc avec des mains eacutenormes et de tregraves gros pouces Son

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canot faisait quatre bons megravetres lourd avec une quille profonde Un Qui-mperleacute8 en reacuteduction conccedilu pour marcher agrave la voile mais depuis quelques anneacutees Potiron avait deacutebarqueacute le moteur hors bord le macirct et la voile

Son plaisir eacutetait de nager debout lentement face agrave lrsquoavant pour aller jusqursquoagrave La Tranche relever quelques casiers agrave crustaceacutes et un treacutemail La pecircche du jour faisait son ordinaire le poisson noble en surplus eacutetait hisseacute en haut du vrsquoniou9 pour seacutecher apregraves salage Le reste partait au saloir pour faire la boeumltte Potiron me racontant tout en nageant des eacutepisodes de la guerre 1418 qursquoil avait veacutecu du cocircteacute des Dardanelles

Agrave la Meule il y avait aussi les jours de carburant deacutetaxeacute ou les marins ve-naient avec leurs bidons agrave la cabane de la douane chercher de lrsquoessence ou du gazole Agrave proximiteacute se trouvait un toit reposant sur trois murs garnis de bancs agrave lrsquointeacuterieur ougrave les anciens eacutetaient rassembleacutes proteacutegeacutes du soleil de lrsquoapregraves-midi Lagrave ils parlaient en patois de la mer des bateaux des poissons des crustaceacutes du temps qui se couvre batias loubines chancrajhe le temps se mitoune le tout mecircleacute aux nouvelles des bateaux entendues lematin mecircme sur radio Conquet

De La Meule remonte encore le souvenir de deux forts sloups lrsquoun tregraves large de couleur bleu drapeau Serge ID 7322 construit chez Beacuteneacuteteau peut-ecirctre dans les anneacutees trente Le patron en eacutetait Serge Maingourd lrsquoeacutequipage de trois ou quatre hommes Il faisait les casiers marchait agrave la voile mecircme sicelle-ci avait eacuteteacute reacuteduite apregraves que lrsquoon eu bien coupeacute le macirct

Lrsquoautre avait coque blanche avec pavois vert crsquoeacutetait Aveacute ID 7136 agrave lrsquoAmeacutericain Il y avait aussi aligneacutes le long du quai les casiers agrave crustaceacutes en ormeau ceux agrave crevettes passeacutes au coaltar

Les cabanes et les gueacuterites ougrave eacutetaient rangeacutes les outils cordagesengins et apparaux de pecircche Dans leur milieu se trouvait le Q de Gabrielle qui provenait de la coque du Grand Gabriel agrave monsieur Cousin une connaissance de mon pegravere Il avait tenu pension agrave Port-Joinville du cocircteacute de la Tourette Gabriel avait eacuteteacute inscrit agrave la plaisance et mon-sieur Cousin employait un marin agrave lrsquoanneacutee sur le Petit Gabriel

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La coque du Grand Gabriel a eacuteteacute acheteacutee par un nommeacute Martin de la Meule en 1930 coupeacutee en deux au niveau du maicirctre-bau pour en faire une cabane par Raphaeumll charpentier de marine le fregravere de Roger Naud Son arriegravere avait eacuteteacute dresseacute debout et lrsquoavant deacutetruit

1 Appellation agrave lrsquoeacutepoque de la retraite des marins creacuteeacute par Colbert 2 nom en patois descrevettes roses ou bouquets 3 agrave Yeu nom donneacute au Bar Dicentrarchus labrax 4 Cafeacute-restau-rant au ras du port ougrave les marins en fin de matineacutee se retrouvaient pour eacutetancher leur soif 5 thon rayeacute ou bonite espagnole 6 pointe en meacutetal ronde emmancheacutee et aiguiseacutee que lrsquoon plante dans la tecircte des poissons pour les tuer 7 nom donneacutee agrave une carafe en verre de 33 cl remplie de vin rouge ou blanc 8 type de grand canot de 5 agrave 7 megravetres originaire des Sables drsquoOlonne 9 perche en haut de laquelle on hisse une roue de bicyclette munie drsquohameccedilons ougrave sont accrocheacutes les poissons qui sont ainsi agrave lrsquoabri des mouches

Carte et cartes postales

1 Port de La Meule circa 19001920 les quatre gros bateaux sont des sloups dont un greacuteeacute avec un tape-cul

remarquer la hauteur des macircts sur lesquels pouvait ecirctre greacuteeacute un flegraveche En arriegravere plan deux chaloupes noires Les deux canots sur le fond agrave droite ressemblent agrave des Quimperleacutes2 Port de La Meule vers 1950 Au premier plan Serge ID

7322 en dernier Aveacute ID 71363 Port de La Meule vers 1955 Carte postale en noir et

blanc coloriseacutee Serge est accosteacute au quai Aveacute est agrave la sortie du port

4 Le Q de Gabrielle le bateau drsquoorigine srsquoappelait Le Grand Gabriel coupeacute en deux le nom srsquoest feacuteminiseacute

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par Caroline Constant

Je deacutecouvre Les icircles de Jean Grenier Le titre est trompeur Lrsquohistoire du chat Mouloud et de sa mort cruelle de la maladie drsquoun boucher des voyages des doutes et du videhellip Qursquoest-ce que ce titre a avoir avec les icircles Est-il recevable A bien y reacutefleacutechir et au fil des pages et des mots de cette poeacutesie silencieuse qui sourd des questionnements humains Les icircles me sont apparues comme une invitation pour un voyage inteacuterieur Que sont donc ces icircles dont nous parle lrsquoau-teur sinon nos errances poeacutetiques agrave deacutecou-vrir qui nous sommes ce que nous faisons et devenons Nous sommes des icircles agrave part entiegravere lorsque nous faisons le vide autour de nous cette claustration neacutecessaire pour comprendre le monde se poser eacutecouter son propre corps au contact du temps faire vibrer ces eacutelans mystiques ces petits riens qui se reacutevegravelent par la beauteacute des choses des fleurs ou la lumiegravere drsquoun paysage Tomber dans le vide srsquoy perdre parfois voir ses deacutesirs se reacutealiser ou mieux jouir de lrsquoinstant laquo ougrave le deacutesir est pregraves drsquoecirctre satisfait raquo (p29 Editions Imaginaire Gallimard)

Il me revient en meacutemoire dans La Presqursquoicircle de Julien Gracq ce moment deacutelicieux de lrsquoat-tente de deacutecouvrir la mer le plaisir infini qui se reacuteveille en soi Petit agrave petit comme un leacuteger frisson lrsquoadreacutenaline avant lrsquoapotheacuteose Quant agrave lrsquoapregraves certains pourront se morfondre dans le neacuteant alors qursquoil suffit (pour se com-plaire encore dans lrsquoinstant magique de lrsquoat-tente) de garder au fond de soi ces souvenirs du point de rencontre cet instant T la vision du paradis terrestre ce que Grenier appelle laquo le don le geacutenie et la gracircce quelque chose de naturel et drsquoirreacutesistible raquo Ne pas chercher plus loin ce qui se trouve devant soi Nos icircles sont ici-mecircmes devant nos yeux et en nous-mecircmes A lire sans modeacuteration

Les icircles de Jean Grenier Editions Imaginaire Gallimard reacuteeacutedition du 14 mai 2003 avec preacuteface par Albert Camus et postface par lrsquoauteur lui-mecircme (1959) Ce livre a paru en 1933 pour la premiegravere fois

Les icircles de Jean Grenier

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Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein

par Marie Boiseaubert

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A la recherche de paysages rudes et arides en Finistegravere je suis arriveacutee sur lrsquoIle de

Sein en octobre 2013Depuis la fin de mes eacutetudes de peinture je re-cherche comme source drsquoinspiration non pas de grands paysages harmonieux et coloreacutes mais plutocirct ce qui est moins eacutevident comme la multitudes drsquoeacuteleacutements se trouvant au sol les deacutetails lrsquoinvisible ce qui est craqueleacute fis-sureacute abimeacute fatigueacute le deacutesordre lrsquoabandonneacute les empreintes les traces les empilements de choses oublieacutees Depuis longtemps fascineacutee par lrsquooceacutean jrsquoai trouveacute sur lrsquoIle de Sein un lieu ideacuteal de para-doxes qui met en place une tension creacuteatrice Crsquoest un point fixe au cœur du mouvement un refuge vulneacuterable face aux eacuteleacutements un lieu de silence au milieu du vacarme constant de

lrsquooceacutean Jrsquoy reacutealise un exercice de transcrip-tion du paysage dans son aspect le plus eacuteleacute-mentaire Ce microcosme insulaire embleacutema-tique repreacutesente un laboratoire incomparable pour mettre en œuvre une estheacutetique poeacutetique et picturale des gregraveves des galets des lichen des algues Agrave lrsquoencre de chine faire corps avec cette nature agrave lrsquoextreacutemiteacute du monde ob-server les eacuteleacutements dans leur diversiteacute et leur eacutevolution au fil des saisons Lrsquoicircle de Sein est situeacutee agrave 8 kilomegravetres au large de la pointe du raz Elle mesure environ 2000 megravetres de long pour une superficie de 56 hect-ares et une altitude moyenne de 150 megravetresElle fait partie drsquoune arecircte granitique dont la partie immergeacutee se prolonge sur 25 kilomegravetres vers le large et forme la barriegravere de reacutecifs ap-peleacutee la chausseacutee de Sein

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Un magnifique diamant de Lady MacRae vient drsquoecirctre deacuterobeacute Martial Canterel dandy richissime ex-amant de Lady MacRae flan-queacute de lrsquoincomparable Miss Sherrington puis son ami Holmes pas Sherlock lrsquoun de ses descendants accompagneacute de son majordome Grimod de la Reynaudiegravere partent agrave sa recher-che Le voleur est sans doute lrsquoinsaisissable Enjambeur Nocirc que recherche eacutegalement Lit-terbag le policier irascible et opiniacirctre qui suit le groupe lrsquoaide et le sauve parfois de sit-uations embarrassantes Tout ce petit monde part dans des aventures rocambolesques in-croyables et jubilatoires

Que voilagrave un roman drsquoaventures foisonnant et encore je ne vous ai pas tout dit Dans mon reacutesumeacute volontairement succinct je ne vous ai pas parleacute de Monsieur Wang directeur drsquoune usine de liseuses eacutelectroniques un pervers ni de Charlotte et Fabrice deux de ses em-ployeacutes jrsquoai eacutegalement omis de vous parler drsquoAr-

naud lrsquoancien proprieacutetaire de cette usine qui de son temps aideacute par sa bien-aimeacutee Dulcie atteinte drsquoune eacutetrange maladie sorte de comas dont elle ne sort pas fabriquait des cigares comme agrave Cuba ougrave existait dans de telles fabri-ques des lectures agrave haute voix pendant le tra-vail et il me manque Dieumercie impuissant dont la femme Carmen tente par tous les moy-ens de reacuteveiller son sexe endormi Tous ses personnages divers et varieacutes sont dans ce livre absolument passionnant Il est un hommage aux grands romans drsquoaventures de Jules Verne

de H Melville RL Stevenson et bien drsquoautres Agatha Christie ou Conan Doyle eacutevidemment avec lrsquoemprunt du nom Holmes voire mecircme M Leblanc jrsquoai trouveacute que M Canterel avait des petits airs drsquoArsegravene LupinJM Blas de Roblegraves a une imagination deacutebor-dante dans tous les domaines pour nous em-mener loin tregraves loin et quand on y est il en rajoute encore un peu pour nous eacuteloigner plus jusqursquoagrave lrsquoicircle du Point Neacutemo lieu absolument extraordinaire que je vous laisse deacutecouvrir par vous-mecircmes Il regorge drsquoideacutees pour mettre ses personnages dans des situations eacuteton-nantes risqueacutees agrave chaque fois une peacuteripeacutetie en amegravene une autre tout aussi folle Crsquoest un vrai plaisir que de retrouver lrsquoambiance de mes lectures adolescentes Mais lagrave ougrave lrsquoau-teur est malin crsquoest que son roman nrsquoest pas qursquoune aventure un reacutecit pour jeunes hommes et jeunes filles crsquoest aussi un ouvrage plein de questionnements et de reacuteflexion - sur la litteacuterature la lecture sur lrsquoavenir du livre- sur la philosophie la meacutedecine et la science qui nrsquoen finissent pas de chercher et de trouver des solutions pour tel ou tel souci qui repous-sent ainsi les limites de lrsquohumaniteacute et posent des questions eacutethiques- sur lrsquoeacutecologie et la maniegravere dont nous trai-tons la Terre certains jusqursquoau-boutistes pen-sant qursquoelle se reacutegeacutenegraverera seule- sur la politique mondiale cette course agrave la croissance dont on ne sait pas jusqursquoau bord de quel gouffre elle nous megravenera

Ajoutez agrave cela une eacutecriture particuliegraverement riche flamboyante et vous tenez lagrave un grand roman de ceux qursquoon nrsquooublie pas qui mar-quent agrave jamais le lecteur

Lrsquoicircle du Point NeacutemoPar Yves Mabon

Lrsquoicircle du Point Neacutemo Jean-Marie Blas de Roblegraves Zulma 2014

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

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  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
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  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
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  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
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  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 5: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Lrsquoicircle comme source ineacutepuisable drsquoinspira-tion Crsquoest ainsi que Ouessant lrsquoicircle du deacutebut du monde a pris une place preacutepondeacuterante dans la vie drsquoYves-Marie Peacuteron peintre con-temporain dont toute lrsquoœuvre est marqueacutee par la mer et son environnement changeant

Grande admiratrice de son travail je souhai-tais rencontrer lrsquohomme depuis longtemps et ce thegraveme des icircles mrsquoen a donneacute lrsquooccasion Avec une grande gentillesse Yves-Marie Peacuteron mrsquoa accueillie dans lrsquoappartement qui lui sert durant lrsquohiver drsquoatelier agrave Brest agrave deux pas du pont de Recouvrance en face du chacircteau Lagrave le peintre peut laisser son regard voguer sur les courants qui agitent la rade ou bien parmi les nuages qursquoun fort vent drsquoouest pousse toujours plus loin Il observe les ba-teaux qui prennent la mer ou en reviennent Dans le calme et la lumiegravere cette ldquomaritimiteacuterdquo qui lrsquoimpregravegne tout entier jaillit au fil des jours sur le papier ou sur la toile

Fils du peintre de Marine Pierre Peacuteron ancien eacutelegraveve des Arts Appliqueacutes Yves-Marie Peacuteron a drsquoabord eacuteteacute influenceacute par Matisse et Bonnard Crsquoest la rencontre avec Ouessant qui va lui permettre de glisser du figuratif vers lrsquoabstrac-tion Sur lrsquoicircle qursquoil deacutecouvre avec Franccediloise

sa jeune eacutepouse en 1967 il parcourt lrsquoestran cet espace que la mareacutee basse deacutecouvre et que la mareacutee haute noie de son eau Lagrave dans des trous de sable ou de rochers ougrave un peu de mer clapote encore le peintre deacutecouvre tout un monde de mouvement de couleurs de reflets qursquoil peint sur le motif

Ouessant que le couple deacutecouvre agrave Pacircques agit en quelque sorte comme un deacuteclencheur Il nrsquoy a que peu de touristes toutes les icircliennes portent encore la coiffe Situeacutee sur cette ligne imaginaire qui unit Manche et Atlantique lrsquoicircle srsquooffre alors comme un immense espace de liberteacute On est ailleurs dit Yves-Marie quand on arrive agrave Ouessant mecircme si on nrsquoy reste qursquoune journeacutee Le couple a un veacuteritable coup de foudre pour ce caillou poseacute au milieu drsquoun des passages les plus difficiles pour le trafic maritime Ils y font des seacutejours reacuteguliers et finissent par y acheter une maison ougrave ils pas-sent leurs vacances en famille Cerneacute par la nature le ciel et la mer Yves-Marie Peacuteron se laisse impreacutegner par lrsquoesprit de lrsquoicircle par sa beauteacute rugueuse ses reliefs eacutetonnants et ses couleurs franches

Soucieux de son indeacutependance le peintre a durant plusieurs anneacutees peint et vendu des foulards pour avoir une source de revenus reacuteguliegravere Il srsquoest alors senti libre de suivre la direction qui lui plaisait en peinture Pendant longtemps il nrsquoa pas chercheacute agrave exposer Il ne

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voulait pas deacutependre drsquoune galerie ni mecircme signer ses tableaux La rencontre avec Nane Stern qui posseacutedait agrave Paris une galerie reacuteputeacutee va modifier le cours de son existence Encour-ageacute par la galeriste agrave aller vers une peinture plus gestuelle Yves-Marie Peacuteron deacutebride sur la surface immaculeacutee sa singulariteacute Naissent alors de grandes toiles qui ceacutelegravebrent la lu-

miegravere et les eacuteleacutements le fracas des eaux qui se rencontrent des icircles impreacutecises hautes en couleurs cerneacutees de houles deacutechaineacutees Les critiques qualifient ses œuvres drsquoabstraction lyrique mais le peintre nrsquoaime guegravere les eacuteti-quettes Si Yves-Marie Peacuteron respecte les regravegles de la composition qui eacutequilibrent le dessin il le

Impossible Silence acrylique sur toile 2000 Collection particuliegravere

Toutes les photos sont extraites du livre ldquoNous sortirons par lrsquohorizonrdquo

eacutecrit par Franccediloise et Yves-Marie Peacuteron chez Coopbreizh

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fait sans sacrifier au mouvement Regarder ses œuvres crsquoest ecirctre entraicircneacute par les flots deacutesorienteacute par les brumes souleveacute au som-met des roches que la mer attaque Entre im-muable et eacutepheacutemegravere la vie est sur la toile et se donne dans un eacutelan faussement chaotique Au delagrave de la beauteacute crsquoest une force puissante qui se reacutevegravele et happe le regard du spectateur Ce que lrsquoon ressent alors se rapproche de la jubilation que chacun peut eacuteprouver devant la beauteacute du spectacle des eacuteleacutements deacutechaineacutes

A partir de ce moment le succegraves est au ren-dez-vous Drsquoabord lors drsquoexpositions agrave la gal-erie Stern puis agrave la FIAC (Foire Internationale drsquoArt Contemporain) ougrave Yves-Marie Peacuteron expose plusieurs fois Le peintre qui nrsquoaurait jamais imagineacute cela lors de ses deacutebuts a veacutecu ces anneacutees comme une conseacutecration A la fin des anneacutees 90 il a aussi participeacute en Bretagne agrave lrsquoArt dans les chapelles Cette manifestation a pour but de permettre agrave tous drsquoapprocher la creacuteation contemporaine dans un cadre plus in-formel que celui des galeries car ce sont de petites chapelles peu connues qui servent de lieux drsquoexposition durant lrsquoeacuteteacute A Notre-Dame du Moustoir Yves-Marie Peacuteron a reacutealiseacute une grande toile de huit megravetre sur deux un Chemin de mer dont la musicaliteacute oceacuteanique con-trastait harmonieusement avec le silence du lieu ougrave il eacutetait exposeacute (photo ci-dessus)

Un deuxiegraveme tournant dans lrsquoœuvre du pein-tre a lieu lorsque celui-ci deacutecouvre le recueil de Victor Segalen intituleacute Peintures Dans ce dernier lrsquoauteur deacutecrit des toiles imaginaires auxquelles Yves-Marie Peacuteron va donner forme

dans plusieurs livres drsquoartiste Lrsquoun drsquoeux est composeacute de 173 pages en hauteur ougrave le tex-te de Seacutegalen et les illustrations de Peacuteron se reacutepondent Lrsquoassemblage de ces pages a donneacute forme agrave deux longues bandes de neuf megravetres de long plieacutees en accordeacuteon Un travail ex-traordinaire qui a eacuteteacute exposeacute plusieurs fois notamment lors de lrsquoinauguration de la faculteacute Victor Segalen agrave Brest Jrsquoai eu la chance de pouvoir regarder le magnifique travail reacuteal-iseacute mais ces œuvres sont rarement exposeacutees deacutesormais

Aujourdrsquohui le travail drsquoYves-Marie Peacuteron tend de plus en plus vers lrsquoeacutepure Le pein-tre est sensible agrave ces zones blanches comme des flaques de silence sur la toile qui cer-nent de leur fragiliteacute lrsquoinstabiliteacute du monde A la maniegravere des peintres chinois il eacutevoque la beauteacute fascinante de ldquolrsquounique trait de pin-ceaurdquo A de jeunes artistes il conseillerait drsquoabord drsquoavoir confiance en ce qursquoils font ensuite drsquoecirctre dans cette jubilation qui permet de se reacutejouir chaque jour du travail accompli que celui-ci paraisse bon ou moins bon Apregraves toutes ces anneacutees consacreacutees agrave la peinture la creacuteation demeure un mystegravere dit Yves-Marie Peacuteron et crsquoest ce qui la rend si belle

Lrsquoimportant dit-il est de savoir srsquoarrecircter Drsquoune certaine faccedilon la creacuteation commence quand le peintre termine sa toile A partir de cet instant elle ne lui appartient deacutejagrave plus A celui qui la reccediloit ensuite de lrsquointerpreacuteter selon son propre sentiment drsquoen prolonger le souf-fle

GP

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Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeuPar Bernard Lagny

Passionneacute par les bateaux et la photographie Bernard Lagny a drsquoabord eacuteteacute directeur artistique avant de creacuteer une entreprise fabricant des demi-coques pour les grands chantiers navals Aujourdrsquohui retraiteacute il parcourt la Bretagne avec son appareil pho-to organise des expositions avec drsquoautres artistes et plasticiens et publie de petits livres appeleacutes ldquoCarreacutes de curiositeacutesrdquo Un tour sur son site srsquoimpose

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Je me retrouvais tous les ans agrave Yeu de deacutebut juillet agrave deacutebut septembre deux mois de deacutecouverte de la totaliteacute de lrsquoicircle et degraves que jrsquoeus le veacutelo trop petit de mon fregravere Claude je commenccedilais alors mes vireacutees vers le port de la Meule Jrsquoallais eacutecouter les anciens faire mes classes agrave la godille essayer drsquoaider les pecirccheurs et reacuteussir agrave me faire embarquer agrave leurs bords pour aller de tregraves bonne heure le matin relever les casiers

Je me levais vers 4 heures du matin un bon petit deacutejeuner et jrsquoallais rejoindre le pegravere La Butte qui avait pris ses Invalides1 Emile Viaud avait fait construire son dundeacutee thonier La Butte ID 7383 aux Sables qui fut mis agrave lrsquoeau le 20 juillet 1932 Le navire mesurait 20 megravetres avait un bau de 630 et 280 megravetres de tirant drsquoeau on lui avait installeacute un moteur Baudoin DB 6 de 72 cv en 1953 En novembre 1959 La Butte est vendu agrave la plaisance

Avec le pegravere La Butte nous chargions la boeumltte dans son tricycle Motobeacutecane 125 cm3 et route la Meule Le canot eacutetait petit pas plus de 5 megravetres il eacutetait peint en bleu clair et vert eacutemeraude eacutequipeacute drsquoun petit moteur diesel qui deacutemarrait sans batterie apregraves brucirclage drsquoune megraveche et en faisant tourner un gros et lourd volant

Nous partions passant Tecircte Jaune en direction de la Tranche relever les casiers agrave chevrettes2 changer la boeumltte remouiller allant de lrsquoun agrave lrsquoautre dans la peacutenombre du soleil levant Apregraves les casiers nous relevions les treacutemails qui barraient lrsquoanse des Sous de pointe en pointe Puis suivant lrsquoeacutetat de la mer lrsquohumeur du patron apregraves qursquoil eut coupeacute un bout de chique qursquoil sortait de sa casquette nous allions agrave la traicircne chercher loubines3 lieus et autres maquereaux agrave tirer des bords de la pointe des Corbeaux au Vieux Chacircteau

De retour agrave la Meule les prises trouvaient place dans le tricycle au frais sous un sac agrave patates mouilleacute Un petit arrecirct chez Lecomte4 et nous rejoignions le mareyeur qui se trouvait agrave cocircteacute du bar de la Marine agrave Port-Joinville pour livrer chevrettes loubines et lieus Il eacutetait entre onze heures et demie et midi lrsquoheure de rentrer agrave la maison

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Un matin ougrave la mer eacutetait trouble les vents faibles de sudsudndashouest preacutesageant du ringue le poisson donnait agrave plein bars et lieus remplissaient le canot tout agrave coup je dis agrave La Butte - Jrsquoai crocheacute une roche- Non il y a trop de fond ici remonte ta ligne

Je remonte avec de plus en plus drsquoefforts et de mal la trentaine de brasses de la ligne qui vibre et arrive bientocirct agrave la verticale quand La Butte me dit- Laisse filer doucement sinon y va srsquodeacutecrocherLa ligne file partant vers lrsquoavant puis vers le fond je lui redonne une dizaine de brasses la tension diminue- Hale dessus et monte doucement Apregraves quelques brasses agrave bord on voit apparaicirctre agrave quelques megravetres une grosse masse bleue qui replonge en voyant le bateau- Tiens bon laisse filer tu lrsquoauras au prochain coup crsquoest un Tazar5 un prsquotit thon de cocircte- Allez remonte le dit-il en prenant la gaffe

Avec effort je hissais de nouveau ma prise et approchais le tazar du bord du canot Le pegravere La Butte donnait un coup de gaffe preacutecis crochait dans le tazar et le basculait agrave lrsquointeacuterieur du canot un coup de picou6 sur le dessus du crane arrecirctais enfin les mouvements saccadeacutes du poisson sur le pont- Bravo garccedilon il fait bien ses dix livres tes parents vont ecirctre contents TON poisson est beau

Chez Lecomte le pegravere La Butte partagea la fillette7 de rouge avec ses connais-sances mrsquooffrant mdash crsquoeacutetait la premiegravere fois mdash une consommation Jrsquooptais mal-greacute mon jeune acircge pour un trsquopunch mdash mon premier lui aussi mdash histoire de faire comme les grands que jrsquoavais presque eacutegaleacute pendant quelques instants

Je rentrais fier et un peu eacutemeacutecheacute tenant le tazar par la queue au grand eacutetonne-ment de ma maisonneacutee

Il y avait aussi Auguste Chauviteau dit Potiron les gros pouces Il eacutetait petit racircbleacute fort comme un Turc avec des mains eacutenormes et de tregraves gros pouces Son

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canot faisait quatre bons megravetres lourd avec une quille profonde Un Qui-mperleacute8 en reacuteduction conccedilu pour marcher agrave la voile mais depuis quelques anneacutees Potiron avait deacutebarqueacute le moteur hors bord le macirct et la voile

Son plaisir eacutetait de nager debout lentement face agrave lrsquoavant pour aller jusqursquoagrave La Tranche relever quelques casiers agrave crustaceacutes et un treacutemail La pecircche du jour faisait son ordinaire le poisson noble en surplus eacutetait hisseacute en haut du vrsquoniou9 pour seacutecher apregraves salage Le reste partait au saloir pour faire la boeumltte Potiron me racontant tout en nageant des eacutepisodes de la guerre 1418 qursquoil avait veacutecu du cocircteacute des Dardanelles

Agrave la Meule il y avait aussi les jours de carburant deacutetaxeacute ou les marins ve-naient avec leurs bidons agrave la cabane de la douane chercher de lrsquoessence ou du gazole Agrave proximiteacute se trouvait un toit reposant sur trois murs garnis de bancs agrave lrsquointeacuterieur ougrave les anciens eacutetaient rassembleacutes proteacutegeacutes du soleil de lrsquoapregraves-midi Lagrave ils parlaient en patois de la mer des bateaux des poissons des crustaceacutes du temps qui se couvre batias loubines chancrajhe le temps se mitoune le tout mecircleacute aux nouvelles des bateaux entendues lematin mecircme sur radio Conquet

De La Meule remonte encore le souvenir de deux forts sloups lrsquoun tregraves large de couleur bleu drapeau Serge ID 7322 construit chez Beacuteneacuteteau peut-ecirctre dans les anneacutees trente Le patron en eacutetait Serge Maingourd lrsquoeacutequipage de trois ou quatre hommes Il faisait les casiers marchait agrave la voile mecircme sicelle-ci avait eacuteteacute reacuteduite apregraves que lrsquoon eu bien coupeacute le macirct

Lrsquoautre avait coque blanche avec pavois vert crsquoeacutetait Aveacute ID 7136 agrave lrsquoAmeacutericain Il y avait aussi aligneacutes le long du quai les casiers agrave crustaceacutes en ormeau ceux agrave crevettes passeacutes au coaltar

Les cabanes et les gueacuterites ougrave eacutetaient rangeacutes les outils cordagesengins et apparaux de pecircche Dans leur milieu se trouvait le Q de Gabrielle qui provenait de la coque du Grand Gabriel agrave monsieur Cousin une connaissance de mon pegravere Il avait tenu pension agrave Port-Joinville du cocircteacute de la Tourette Gabriel avait eacuteteacute inscrit agrave la plaisance et mon-sieur Cousin employait un marin agrave lrsquoanneacutee sur le Petit Gabriel

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La coque du Grand Gabriel a eacuteteacute acheteacutee par un nommeacute Martin de la Meule en 1930 coupeacutee en deux au niveau du maicirctre-bau pour en faire une cabane par Raphaeumll charpentier de marine le fregravere de Roger Naud Son arriegravere avait eacuteteacute dresseacute debout et lrsquoavant deacutetruit

1 Appellation agrave lrsquoeacutepoque de la retraite des marins creacuteeacute par Colbert 2 nom en patois descrevettes roses ou bouquets 3 agrave Yeu nom donneacute au Bar Dicentrarchus labrax 4 Cafeacute-restau-rant au ras du port ougrave les marins en fin de matineacutee se retrouvaient pour eacutetancher leur soif 5 thon rayeacute ou bonite espagnole 6 pointe en meacutetal ronde emmancheacutee et aiguiseacutee que lrsquoon plante dans la tecircte des poissons pour les tuer 7 nom donneacutee agrave une carafe en verre de 33 cl remplie de vin rouge ou blanc 8 type de grand canot de 5 agrave 7 megravetres originaire des Sables drsquoOlonne 9 perche en haut de laquelle on hisse une roue de bicyclette munie drsquohameccedilons ougrave sont accrocheacutes les poissons qui sont ainsi agrave lrsquoabri des mouches

Carte et cartes postales

1 Port de La Meule circa 19001920 les quatre gros bateaux sont des sloups dont un greacuteeacute avec un tape-cul

remarquer la hauteur des macircts sur lesquels pouvait ecirctre greacuteeacute un flegraveche En arriegravere plan deux chaloupes noires Les deux canots sur le fond agrave droite ressemblent agrave des Quimperleacutes2 Port de La Meule vers 1950 Au premier plan Serge ID

7322 en dernier Aveacute ID 71363 Port de La Meule vers 1955 Carte postale en noir et

blanc coloriseacutee Serge est accosteacute au quai Aveacute est agrave la sortie du port

4 Le Q de Gabrielle le bateau drsquoorigine srsquoappelait Le Grand Gabriel coupeacute en deux le nom srsquoest feacuteminiseacute

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par Caroline Constant

Je deacutecouvre Les icircles de Jean Grenier Le titre est trompeur Lrsquohistoire du chat Mouloud et de sa mort cruelle de la maladie drsquoun boucher des voyages des doutes et du videhellip Qursquoest-ce que ce titre a avoir avec les icircles Est-il recevable A bien y reacutefleacutechir et au fil des pages et des mots de cette poeacutesie silencieuse qui sourd des questionnements humains Les icircles me sont apparues comme une invitation pour un voyage inteacuterieur Que sont donc ces icircles dont nous parle lrsquoau-teur sinon nos errances poeacutetiques agrave deacutecou-vrir qui nous sommes ce que nous faisons et devenons Nous sommes des icircles agrave part entiegravere lorsque nous faisons le vide autour de nous cette claustration neacutecessaire pour comprendre le monde se poser eacutecouter son propre corps au contact du temps faire vibrer ces eacutelans mystiques ces petits riens qui se reacutevegravelent par la beauteacute des choses des fleurs ou la lumiegravere drsquoun paysage Tomber dans le vide srsquoy perdre parfois voir ses deacutesirs se reacutealiser ou mieux jouir de lrsquoinstant laquo ougrave le deacutesir est pregraves drsquoecirctre satisfait raquo (p29 Editions Imaginaire Gallimard)

Il me revient en meacutemoire dans La Presqursquoicircle de Julien Gracq ce moment deacutelicieux de lrsquoat-tente de deacutecouvrir la mer le plaisir infini qui se reacuteveille en soi Petit agrave petit comme un leacuteger frisson lrsquoadreacutenaline avant lrsquoapotheacuteose Quant agrave lrsquoapregraves certains pourront se morfondre dans le neacuteant alors qursquoil suffit (pour se com-plaire encore dans lrsquoinstant magique de lrsquoat-tente) de garder au fond de soi ces souvenirs du point de rencontre cet instant T la vision du paradis terrestre ce que Grenier appelle laquo le don le geacutenie et la gracircce quelque chose de naturel et drsquoirreacutesistible raquo Ne pas chercher plus loin ce qui se trouve devant soi Nos icircles sont ici-mecircmes devant nos yeux et en nous-mecircmes A lire sans modeacuteration

Les icircles de Jean Grenier Editions Imaginaire Gallimard reacuteeacutedition du 14 mai 2003 avec preacuteface par Albert Camus et postface par lrsquoauteur lui-mecircme (1959) Ce livre a paru en 1933 pour la premiegravere fois

Les icircles de Jean Grenier

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Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein

par Marie Boiseaubert

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A la recherche de paysages rudes et arides en Finistegravere je suis arriveacutee sur lrsquoIle de

Sein en octobre 2013Depuis la fin de mes eacutetudes de peinture je re-cherche comme source drsquoinspiration non pas de grands paysages harmonieux et coloreacutes mais plutocirct ce qui est moins eacutevident comme la multitudes drsquoeacuteleacutements se trouvant au sol les deacutetails lrsquoinvisible ce qui est craqueleacute fis-sureacute abimeacute fatigueacute le deacutesordre lrsquoabandonneacute les empreintes les traces les empilements de choses oublieacutees Depuis longtemps fascineacutee par lrsquooceacutean jrsquoai trouveacute sur lrsquoIle de Sein un lieu ideacuteal de para-doxes qui met en place une tension creacuteatrice Crsquoest un point fixe au cœur du mouvement un refuge vulneacuterable face aux eacuteleacutements un lieu de silence au milieu du vacarme constant de

lrsquooceacutean Jrsquoy reacutealise un exercice de transcrip-tion du paysage dans son aspect le plus eacuteleacute-mentaire Ce microcosme insulaire embleacutema-tique repreacutesente un laboratoire incomparable pour mettre en œuvre une estheacutetique poeacutetique et picturale des gregraveves des galets des lichen des algues Agrave lrsquoencre de chine faire corps avec cette nature agrave lrsquoextreacutemiteacute du monde ob-server les eacuteleacutements dans leur diversiteacute et leur eacutevolution au fil des saisons Lrsquoicircle de Sein est situeacutee agrave 8 kilomegravetres au large de la pointe du raz Elle mesure environ 2000 megravetres de long pour une superficie de 56 hect-ares et une altitude moyenne de 150 megravetresElle fait partie drsquoune arecircte granitique dont la partie immergeacutee se prolonge sur 25 kilomegravetres vers le large et forme la barriegravere de reacutecifs ap-peleacutee la chausseacutee de Sein

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Un magnifique diamant de Lady MacRae vient drsquoecirctre deacuterobeacute Martial Canterel dandy richissime ex-amant de Lady MacRae flan-queacute de lrsquoincomparable Miss Sherrington puis son ami Holmes pas Sherlock lrsquoun de ses descendants accompagneacute de son majordome Grimod de la Reynaudiegravere partent agrave sa recher-che Le voleur est sans doute lrsquoinsaisissable Enjambeur Nocirc que recherche eacutegalement Lit-terbag le policier irascible et opiniacirctre qui suit le groupe lrsquoaide et le sauve parfois de sit-uations embarrassantes Tout ce petit monde part dans des aventures rocambolesques in-croyables et jubilatoires

Que voilagrave un roman drsquoaventures foisonnant et encore je ne vous ai pas tout dit Dans mon reacutesumeacute volontairement succinct je ne vous ai pas parleacute de Monsieur Wang directeur drsquoune usine de liseuses eacutelectroniques un pervers ni de Charlotte et Fabrice deux de ses em-ployeacutes jrsquoai eacutegalement omis de vous parler drsquoAr-

naud lrsquoancien proprieacutetaire de cette usine qui de son temps aideacute par sa bien-aimeacutee Dulcie atteinte drsquoune eacutetrange maladie sorte de comas dont elle ne sort pas fabriquait des cigares comme agrave Cuba ougrave existait dans de telles fabri-ques des lectures agrave haute voix pendant le tra-vail et il me manque Dieumercie impuissant dont la femme Carmen tente par tous les moy-ens de reacuteveiller son sexe endormi Tous ses personnages divers et varieacutes sont dans ce livre absolument passionnant Il est un hommage aux grands romans drsquoaventures de Jules Verne

de H Melville RL Stevenson et bien drsquoautres Agatha Christie ou Conan Doyle eacutevidemment avec lrsquoemprunt du nom Holmes voire mecircme M Leblanc jrsquoai trouveacute que M Canterel avait des petits airs drsquoArsegravene LupinJM Blas de Roblegraves a une imagination deacutebor-dante dans tous les domaines pour nous em-mener loin tregraves loin et quand on y est il en rajoute encore un peu pour nous eacuteloigner plus jusqursquoagrave lrsquoicircle du Point Neacutemo lieu absolument extraordinaire que je vous laisse deacutecouvrir par vous-mecircmes Il regorge drsquoideacutees pour mettre ses personnages dans des situations eacuteton-nantes risqueacutees agrave chaque fois une peacuteripeacutetie en amegravene une autre tout aussi folle Crsquoest un vrai plaisir que de retrouver lrsquoambiance de mes lectures adolescentes Mais lagrave ougrave lrsquoau-teur est malin crsquoest que son roman nrsquoest pas qursquoune aventure un reacutecit pour jeunes hommes et jeunes filles crsquoest aussi un ouvrage plein de questionnements et de reacuteflexion - sur la litteacuterature la lecture sur lrsquoavenir du livre- sur la philosophie la meacutedecine et la science qui nrsquoen finissent pas de chercher et de trouver des solutions pour tel ou tel souci qui repous-sent ainsi les limites de lrsquohumaniteacute et posent des questions eacutethiques- sur lrsquoeacutecologie et la maniegravere dont nous trai-tons la Terre certains jusqursquoau-boutistes pen-sant qursquoelle se reacutegeacutenegraverera seule- sur la politique mondiale cette course agrave la croissance dont on ne sait pas jusqursquoau bord de quel gouffre elle nous megravenera

Ajoutez agrave cela une eacutecriture particuliegraverement riche flamboyante et vous tenez lagrave un grand roman de ceux qursquoon nrsquooublie pas qui mar-quent agrave jamais le lecteur

Lrsquoicircle du Point NeacutemoPar Yves Mabon

Lrsquoicircle du Point Neacutemo Jean-Marie Blas de Roblegraves Zulma 2014

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

29

Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 6: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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voulait pas deacutependre drsquoune galerie ni mecircme signer ses tableaux La rencontre avec Nane Stern qui posseacutedait agrave Paris une galerie reacuteputeacutee va modifier le cours de son existence Encour-ageacute par la galeriste agrave aller vers une peinture plus gestuelle Yves-Marie Peacuteron deacutebride sur la surface immaculeacutee sa singulariteacute Naissent alors de grandes toiles qui ceacutelegravebrent la lu-

miegravere et les eacuteleacutements le fracas des eaux qui se rencontrent des icircles impreacutecises hautes en couleurs cerneacutees de houles deacutechaineacutees Les critiques qualifient ses œuvres drsquoabstraction lyrique mais le peintre nrsquoaime guegravere les eacuteti-quettes Si Yves-Marie Peacuteron respecte les regravegles de la composition qui eacutequilibrent le dessin il le

Impossible Silence acrylique sur toile 2000 Collection particuliegravere

Toutes les photos sont extraites du livre ldquoNous sortirons par lrsquohorizonrdquo

eacutecrit par Franccediloise et Yves-Marie Peacuteron chez Coopbreizh

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fait sans sacrifier au mouvement Regarder ses œuvres crsquoest ecirctre entraicircneacute par les flots deacutesorienteacute par les brumes souleveacute au som-met des roches que la mer attaque Entre im-muable et eacutepheacutemegravere la vie est sur la toile et se donne dans un eacutelan faussement chaotique Au delagrave de la beauteacute crsquoest une force puissante qui se reacutevegravele et happe le regard du spectateur Ce que lrsquoon ressent alors se rapproche de la jubilation que chacun peut eacuteprouver devant la beauteacute du spectacle des eacuteleacutements deacutechaineacutes

A partir de ce moment le succegraves est au ren-dez-vous Drsquoabord lors drsquoexpositions agrave la gal-erie Stern puis agrave la FIAC (Foire Internationale drsquoArt Contemporain) ougrave Yves-Marie Peacuteron expose plusieurs fois Le peintre qui nrsquoaurait jamais imagineacute cela lors de ses deacutebuts a veacutecu ces anneacutees comme une conseacutecration A la fin des anneacutees 90 il a aussi participeacute en Bretagne agrave lrsquoArt dans les chapelles Cette manifestation a pour but de permettre agrave tous drsquoapprocher la creacuteation contemporaine dans un cadre plus in-formel que celui des galeries car ce sont de petites chapelles peu connues qui servent de lieux drsquoexposition durant lrsquoeacuteteacute A Notre-Dame du Moustoir Yves-Marie Peacuteron a reacutealiseacute une grande toile de huit megravetre sur deux un Chemin de mer dont la musicaliteacute oceacuteanique con-trastait harmonieusement avec le silence du lieu ougrave il eacutetait exposeacute (photo ci-dessus)

Un deuxiegraveme tournant dans lrsquoœuvre du pein-tre a lieu lorsque celui-ci deacutecouvre le recueil de Victor Segalen intituleacute Peintures Dans ce dernier lrsquoauteur deacutecrit des toiles imaginaires auxquelles Yves-Marie Peacuteron va donner forme

dans plusieurs livres drsquoartiste Lrsquoun drsquoeux est composeacute de 173 pages en hauteur ougrave le tex-te de Seacutegalen et les illustrations de Peacuteron se reacutepondent Lrsquoassemblage de ces pages a donneacute forme agrave deux longues bandes de neuf megravetres de long plieacutees en accordeacuteon Un travail ex-traordinaire qui a eacuteteacute exposeacute plusieurs fois notamment lors de lrsquoinauguration de la faculteacute Victor Segalen agrave Brest Jrsquoai eu la chance de pouvoir regarder le magnifique travail reacuteal-iseacute mais ces œuvres sont rarement exposeacutees deacutesormais

Aujourdrsquohui le travail drsquoYves-Marie Peacuteron tend de plus en plus vers lrsquoeacutepure Le pein-tre est sensible agrave ces zones blanches comme des flaques de silence sur la toile qui cer-nent de leur fragiliteacute lrsquoinstabiliteacute du monde A la maniegravere des peintres chinois il eacutevoque la beauteacute fascinante de ldquolrsquounique trait de pin-ceaurdquo A de jeunes artistes il conseillerait drsquoabord drsquoavoir confiance en ce qursquoils font ensuite drsquoecirctre dans cette jubilation qui permet de se reacutejouir chaque jour du travail accompli que celui-ci paraisse bon ou moins bon Apregraves toutes ces anneacutees consacreacutees agrave la peinture la creacuteation demeure un mystegravere dit Yves-Marie Peacuteron et crsquoest ce qui la rend si belle

Lrsquoimportant dit-il est de savoir srsquoarrecircter Drsquoune certaine faccedilon la creacuteation commence quand le peintre termine sa toile A partir de cet instant elle ne lui appartient deacutejagrave plus A celui qui la reccediloit ensuite de lrsquointerpreacuteter selon son propre sentiment drsquoen prolonger le souf-fle

GP

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Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeuPar Bernard Lagny

Passionneacute par les bateaux et la photographie Bernard Lagny a drsquoabord eacuteteacute directeur artistique avant de creacuteer une entreprise fabricant des demi-coques pour les grands chantiers navals Aujourdrsquohui retraiteacute il parcourt la Bretagne avec son appareil pho-to organise des expositions avec drsquoautres artistes et plasticiens et publie de petits livres appeleacutes ldquoCarreacutes de curiositeacutesrdquo Un tour sur son site srsquoimpose

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Je me retrouvais tous les ans agrave Yeu de deacutebut juillet agrave deacutebut septembre deux mois de deacutecouverte de la totaliteacute de lrsquoicircle et degraves que jrsquoeus le veacutelo trop petit de mon fregravere Claude je commenccedilais alors mes vireacutees vers le port de la Meule Jrsquoallais eacutecouter les anciens faire mes classes agrave la godille essayer drsquoaider les pecirccheurs et reacuteussir agrave me faire embarquer agrave leurs bords pour aller de tregraves bonne heure le matin relever les casiers

Je me levais vers 4 heures du matin un bon petit deacutejeuner et jrsquoallais rejoindre le pegravere La Butte qui avait pris ses Invalides1 Emile Viaud avait fait construire son dundeacutee thonier La Butte ID 7383 aux Sables qui fut mis agrave lrsquoeau le 20 juillet 1932 Le navire mesurait 20 megravetres avait un bau de 630 et 280 megravetres de tirant drsquoeau on lui avait installeacute un moteur Baudoin DB 6 de 72 cv en 1953 En novembre 1959 La Butte est vendu agrave la plaisance

Avec le pegravere La Butte nous chargions la boeumltte dans son tricycle Motobeacutecane 125 cm3 et route la Meule Le canot eacutetait petit pas plus de 5 megravetres il eacutetait peint en bleu clair et vert eacutemeraude eacutequipeacute drsquoun petit moteur diesel qui deacutemarrait sans batterie apregraves brucirclage drsquoune megraveche et en faisant tourner un gros et lourd volant

Nous partions passant Tecircte Jaune en direction de la Tranche relever les casiers agrave chevrettes2 changer la boeumltte remouiller allant de lrsquoun agrave lrsquoautre dans la peacutenombre du soleil levant Apregraves les casiers nous relevions les treacutemails qui barraient lrsquoanse des Sous de pointe en pointe Puis suivant lrsquoeacutetat de la mer lrsquohumeur du patron apregraves qursquoil eut coupeacute un bout de chique qursquoil sortait de sa casquette nous allions agrave la traicircne chercher loubines3 lieus et autres maquereaux agrave tirer des bords de la pointe des Corbeaux au Vieux Chacircteau

De retour agrave la Meule les prises trouvaient place dans le tricycle au frais sous un sac agrave patates mouilleacute Un petit arrecirct chez Lecomte4 et nous rejoignions le mareyeur qui se trouvait agrave cocircteacute du bar de la Marine agrave Port-Joinville pour livrer chevrettes loubines et lieus Il eacutetait entre onze heures et demie et midi lrsquoheure de rentrer agrave la maison

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Un matin ougrave la mer eacutetait trouble les vents faibles de sudsudndashouest preacutesageant du ringue le poisson donnait agrave plein bars et lieus remplissaient le canot tout agrave coup je dis agrave La Butte - Jrsquoai crocheacute une roche- Non il y a trop de fond ici remonte ta ligne

Je remonte avec de plus en plus drsquoefforts et de mal la trentaine de brasses de la ligne qui vibre et arrive bientocirct agrave la verticale quand La Butte me dit- Laisse filer doucement sinon y va srsquodeacutecrocherLa ligne file partant vers lrsquoavant puis vers le fond je lui redonne une dizaine de brasses la tension diminue- Hale dessus et monte doucement Apregraves quelques brasses agrave bord on voit apparaicirctre agrave quelques megravetres une grosse masse bleue qui replonge en voyant le bateau- Tiens bon laisse filer tu lrsquoauras au prochain coup crsquoest un Tazar5 un prsquotit thon de cocircte- Allez remonte le dit-il en prenant la gaffe

Avec effort je hissais de nouveau ma prise et approchais le tazar du bord du canot Le pegravere La Butte donnait un coup de gaffe preacutecis crochait dans le tazar et le basculait agrave lrsquointeacuterieur du canot un coup de picou6 sur le dessus du crane arrecirctais enfin les mouvements saccadeacutes du poisson sur le pont- Bravo garccedilon il fait bien ses dix livres tes parents vont ecirctre contents TON poisson est beau

Chez Lecomte le pegravere La Butte partagea la fillette7 de rouge avec ses connais-sances mrsquooffrant mdash crsquoeacutetait la premiegravere fois mdash une consommation Jrsquooptais mal-greacute mon jeune acircge pour un trsquopunch mdash mon premier lui aussi mdash histoire de faire comme les grands que jrsquoavais presque eacutegaleacute pendant quelques instants

Je rentrais fier et un peu eacutemeacutecheacute tenant le tazar par la queue au grand eacutetonne-ment de ma maisonneacutee

Il y avait aussi Auguste Chauviteau dit Potiron les gros pouces Il eacutetait petit racircbleacute fort comme un Turc avec des mains eacutenormes et de tregraves gros pouces Son

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canot faisait quatre bons megravetres lourd avec une quille profonde Un Qui-mperleacute8 en reacuteduction conccedilu pour marcher agrave la voile mais depuis quelques anneacutees Potiron avait deacutebarqueacute le moteur hors bord le macirct et la voile

Son plaisir eacutetait de nager debout lentement face agrave lrsquoavant pour aller jusqursquoagrave La Tranche relever quelques casiers agrave crustaceacutes et un treacutemail La pecircche du jour faisait son ordinaire le poisson noble en surplus eacutetait hisseacute en haut du vrsquoniou9 pour seacutecher apregraves salage Le reste partait au saloir pour faire la boeumltte Potiron me racontant tout en nageant des eacutepisodes de la guerre 1418 qursquoil avait veacutecu du cocircteacute des Dardanelles

Agrave la Meule il y avait aussi les jours de carburant deacutetaxeacute ou les marins ve-naient avec leurs bidons agrave la cabane de la douane chercher de lrsquoessence ou du gazole Agrave proximiteacute se trouvait un toit reposant sur trois murs garnis de bancs agrave lrsquointeacuterieur ougrave les anciens eacutetaient rassembleacutes proteacutegeacutes du soleil de lrsquoapregraves-midi Lagrave ils parlaient en patois de la mer des bateaux des poissons des crustaceacutes du temps qui se couvre batias loubines chancrajhe le temps se mitoune le tout mecircleacute aux nouvelles des bateaux entendues lematin mecircme sur radio Conquet

De La Meule remonte encore le souvenir de deux forts sloups lrsquoun tregraves large de couleur bleu drapeau Serge ID 7322 construit chez Beacuteneacuteteau peut-ecirctre dans les anneacutees trente Le patron en eacutetait Serge Maingourd lrsquoeacutequipage de trois ou quatre hommes Il faisait les casiers marchait agrave la voile mecircme sicelle-ci avait eacuteteacute reacuteduite apregraves que lrsquoon eu bien coupeacute le macirct

Lrsquoautre avait coque blanche avec pavois vert crsquoeacutetait Aveacute ID 7136 agrave lrsquoAmeacutericain Il y avait aussi aligneacutes le long du quai les casiers agrave crustaceacutes en ormeau ceux agrave crevettes passeacutes au coaltar

Les cabanes et les gueacuterites ougrave eacutetaient rangeacutes les outils cordagesengins et apparaux de pecircche Dans leur milieu se trouvait le Q de Gabrielle qui provenait de la coque du Grand Gabriel agrave monsieur Cousin une connaissance de mon pegravere Il avait tenu pension agrave Port-Joinville du cocircteacute de la Tourette Gabriel avait eacuteteacute inscrit agrave la plaisance et mon-sieur Cousin employait un marin agrave lrsquoanneacutee sur le Petit Gabriel

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La coque du Grand Gabriel a eacuteteacute acheteacutee par un nommeacute Martin de la Meule en 1930 coupeacutee en deux au niveau du maicirctre-bau pour en faire une cabane par Raphaeumll charpentier de marine le fregravere de Roger Naud Son arriegravere avait eacuteteacute dresseacute debout et lrsquoavant deacutetruit

1 Appellation agrave lrsquoeacutepoque de la retraite des marins creacuteeacute par Colbert 2 nom en patois descrevettes roses ou bouquets 3 agrave Yeu nom donneacute au Bar Dicentrarchus labrax 4 Cafeacute-restau-rant au ras du port ougrave les marins en fin de matineacutee se retrouvaient pour eacutetancher leur soif 5 thon rayeacute ou bonite espagnole 6 pointe en meacutetal ronde emmancheacutee et aiguiseacutee que lrsquoon plante dans la tecircte des poissons pour les tuer 7 nom donneacutee agrave une carafe en verre de 33 cl remplie de vin rouge ou blanc 8 type de grand canot de 5 agrave 7 megravetres originaire des Sables drsquoOlonne 9 perche en haut de laquelle on hisse une roue de bicyclette munie drsquohameccedilons ougrave sont accrocheacutes les poissons qui sont ainsi agrave lrsquoabri des mouches

Carte et cartes postales

1 Port de La Meule circa 19001920 les quatre gros bateaux sont des sloups dont un greacuteeacute avec un tape-cul

remarquer la hauteur des macircts sur lesquels pouvait ecirctre greacuteeacute un flegraveche En arriegravere plan deux chaloupes noires Les deux canots sur le fond agrave droite ressemblent agrave des Quimperleacutes2 Port de La Meule vers 1950 Au premier plan Serge ID

7322 en dernier Aveacute ID 71363 Port de La Meule vers 1955 Carte postale en noir et

blanc coloriseacutee Serge est accosteacute au quai Aveacute est agrave la sortie du port

4 Le Q de Gabrielle le bateau drsquoorigine srsquoappelait Le Grand Gabriel coupeacute en deux le nom srsquoest feacuteminiseacute

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par Caroline Constant

Je deacutecouvre Les icircles de Jean Grenier Le titre est trompeur Lrsquohistoire du chat Mouloud et de sa mort cruelle de la maladie drsquoun boucher des voyages des doutes et du videhellip Qursquoest-ce que ce titre a avoir avec les icircles Est-il recevable A bien y reacutefleacutechir et au fil des pages et des mots de cette poeacutesie silencieuse qui sourd des questionnements humains Les icircles me sont apparues comme une invitation pour un voyage inteacuterieur Que sont donc ces icircles dont nous parle lrsquoau-teur sinon nos errances poeacutetiques agrave deacutecou-vrir qui nous sommes ce que nous faisons et devenons Nous sommes des icircles agrave part entiegravere lorsque nous faisons le vide autour de nous cette claustration neacutecessaire pour comprendre le monde se poser eacutecouter son propre corps au contact du temps faire vibrer ces eacutelans mystiques ces petits riens qui se reacutevegravelent par la beauteacute des choses des fleurs ou la lumiegravere drsquoun paysage Tomber dans le vide srsquoy perdre parfois voir ses deacutesirs se reacutealiser ou mieux jouir de lrsquoinstant laquo ougrave le deacutesir est pregraves drsquoecirctre satisfait raquo (p29 Editions Imaginaire Gallimard)

Il me revient en meacutemoire dans La Presqursquoicircle de Julien Gracq ce moment deacutelicieux de lrsquoat-tente de deacutecouvrir la mer le plaisir infini qui se reacuteveille en soi Petit agrave petit comme un leacuteger frisson lrsquoadreacutenaline avant lrsquoapotheacuteose Quant agrave lrsquoapregraves certains pourront se morfondre dans le neacuteant alors qursquoil suffit (pour se com-plaire encore dans lrsquoinstant magique de lrsquoat-tente) de garder au fond de soi ces souvenirs du point de rencontre cet instant T la vision du paradis terrestre ce que Grenier appelle laquo le don le geacutenie et la gracircce quelque chose de naturel et drsquoirreacutesistible raquo Ne pas chercher plus loin ce qui se trouve devant soi Nos icircles sont ici-mecircmes devant nos yeux et en nous-mecircmes A lire sans modeacuteration

Les icircles de Jean Grenier Editions Imaginaire Gallimard reacuteeacutedition du 14 mai 2003 avec preacuteface par Albert Camus et postface par lrsquoauteur lui-mecircme (1959) Ce livre a paru en 1933 pour la premiegravere fois

Les icircles de Jean Grenier

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Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein

par Marie Boiseaubert

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A la recherche de paysages rudes et arides en Finistegravere je suis arriveacutee sur lrsquoIle de

Sein en octobre 2013Depuis la fin de mes eacutetudes de peinture je re-cherche comme source drsquoinspiration non pas de grands paysages harmonieux et coloreacutes mais plutocirct ce qui est moins eacutevident comme la multitudes drsquoeacuteleacutements se trouvant au sol les deacutetails lrsquoinvisible ce qui est craqueleacute fis-sureacute abimeacute fatigueacute le deacutesordre lrsquoabandonneacute les empreintes les traces les empilements de choses oublieacutees Depuis longtemps fascineacutee par lrsquooceacutean jrsquoai trouveacute sur lrsquoIle de Sein un lieu ideacuteal de para-doxes qui met en place une tension creacuteatrice Crsquoest un point fixe au cœur du mouvement un refuge vulneacuterable face aux eacuteleacutements un lieu de silence au milieu du vacarme constant de

lrsquooceacutean Jrsquoy reacutealise un exercice de transcrip-tion du paysage dans son aspect le plus eacuteleacute-mentaire Ce microcosme insulaire embleacutema-tique repreacutesente un laboratoire incomparable pour mettre en œuvre une estheacutetique poeacutetique et picturale des gregraveves des galets des lichen des algues Agrave lrsquoencre de chine faire corps avec cette nature agrave lrsquoextreacutemiteacute du monde ob-server les eacuteleacutements dans leur diversiteacute et leur eacutevolution au fil des saisons Lrsquoicircle de Sein est situeacutee agrave 8 kilomegravetres au large de la pointe du raz Elle mesure environ 2000 megravetres de long pour une superficie de 56 hect-ares et une altitude moyenne de 150 megravetresElle fait partie drsquoune arecircte granitique dont la partie immergeacutee se prolonge sur 25 kilomegravetres vers le large et forme la barriegravere de reacutecifs ap-peleacutee la chausseacutee de Sein

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Un magnifique diamant de Lady MacRae vient drsquoecirctre deacuterobeacute Martial Canterel dandy richissime ex-amant de Lady MacRae flan-queacute de lrsquoincomparable Miss Sherrington puis son ami Holmes pas Sherlock lrsquoun de ses descendants accompagneacute de son majordome Grimod de la Reynaudiegravere partent agrave sa recher-che Le voleur est sans doute lrsquoinsaisissable Enjambeur Nocirc que recherche eacutegalement Lit-terbag le policier irascible et opiniacirctre qui suit le groupe lrsquoaide et le sauve parfois de sit-uations embarrassantes Tout ce petit monde part dans des aventures rocambolesques in-croyables et jubilatoires

Que voilagrave un roman drsquoaventures foisonnant et encore je ne vous ai pas tout dit Dans mon reacutesumeacute volontairement succinct je ne vous ai pas parleacute de Monsieur Wang directeur drsquoune usine de liseuses eacutelectroniques un pervers ni de Charlotte et Fabrice deux de ses em-ployeacutes jrsquoai eacutegalement omis de vous parler drsquoAr-

naud lrsquoancien proprieacutetaire de cette usine qui de son temps aideacute par sa bien-aimeacutee Dulcie atteinte drsquoune eacutetrange maladie sorte de comas dont elle ne sort pas fabriquait des cigares comme agrave Cuba ougrave existait dans de telles fabri-ques des lectures agrave haute voix pendant le tra-vail et il me manque Dieumercie impuissant dont la femme Carmen tente par tous les moy-ens de reacuteveiller son sexe endormi Tous ses personnages divers et varieacutes sont dans ce livre absolument passionnant Il est un hommage aux grands romans drsquoaventures de Jules Verne

de H Melville RL Stevenson et bien drsquoautres Agatha Christie ou Conan Doyle eacutevidemment avec lrsquoemprunt du nom Holmes voire mecircme M Leblanc jrsquoai trouveacute que M Canterel avait des petits airs drsquoArsegravene LupinJM Blas de Roblegraves a une imagination deacutebor-dante dans tous les domaines pour nous em-mener loin tregraves loin et quand on y est il en rajoute encore un peu pour nous eacuteloigner plus jusqursquoagrave lrsquoicircle du Point Neacutemo lieu absolument extraordinaire que je vous laisse deacutecouvrir par vous-mecircmes Il regorge drsquoideacutees pour mettre ses personnages dans des situations eacuteton-nantes risqueacutees agrave chaque fois une peacuteripeacutetie en amegravene une autre tout aussi folle Crsquoest un vrai plaisir que de retrouver lrsquoambiance de mes lectures adolescentes Mais lagrave ougrave lrsquoau-teur est malin crsquoest que son roman nrsquoest pas qursquoune aventure un reacutecit pour jeunes hommes et jeunes filles crsquoest aussi un ouvrage plein de questionnements et de reacuteflexion - sur la litteacuterature la lecture sur lrsquoavenir du livre- sur la philosophie la meacutedecine et la science qui nrsquoen finissent pas de chercher et de trouver des solutions pour tel ou tel souci qui repous-sent ainsi les limites de lrsquohumaniteacute et posent des questions eacutethiques- sur lrsquoeacutecologie et la maniegravere dont nous trai-tons la Terre certains jusqursquoau-boutistes pen-sant qursquoelle se reacutegeacutenegraverera seule- sur la politique mondiale cette course agrave la croissance dont on ne sait pas jusqursquoau bord de quel gouffre elle nous megravenera

Ajoutez agrave cela une eacutecriture particuliegraverement riche flamboyante et vous tenez lagrave un grand roman de ceux qursquoon nrsquooublie pas qui mar-quent agrave jamais le lecteur

Lrsquoicircle du Point NeacutemoPar Yves Mabon

Lrsquoicircle du Point Neacutemo Jean-Marie Blas de Roblegraves Zulma 2014

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 7: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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fait sans sacrifier au mouvement Regarder ses œuvres crsquoest ecirctre entraicircneacute par les flots deacutesorienteacute par les brumes souleveacute au som-met des roches que la mer attaque Entre im-muable et eacutepheacutemegravere la vie est sur la toile et se donne dans un eacutelan faussement chaotique Au delagrave de la beauteacute crsquoest une force puissante qui se reacutevegravele et happe le regard du spectateur Ce que lrsquoon ressent alors se rapproche de la jubilation que chacun peut eacuteprouver devant la beauteacute du spectacle des eacuteleacutements deacutechaineacutes

A partir de ce moment le succegraves est au ren-dez-vous Drsquoabord lors drsquoexpositions agrave la gal-erie Stern puis agrave la FIAC (Foire Internationale drsquoArt Contemporain) ougrave Yves-Marie Peacuteron expose plusieurs fois Le peintre qui nrsquoaurait jamais imagineacute cela lors de ses deacutebuts a veacutecu ces anneacutees comme une conseacutecration A la fin des anneacutees 90 il a aussi participeacute en Bretagne agrave lrsquoArt dans les chapelles Cette manifestation a pour but de permettre agrave tous drsquoapprocher la creacuteation contemporaine dans un cadre plus in-formel que celui des galeries car ce sont de petites chapelles peu connues qui servent de lieux drsquoexposition durant lrsquoeacuteteacute A Notre-Dame du Moustoir Yves-Marie Peacuteron a reacutealiseacute une grande toile de huit megravetre sur deux un Chemin de mer dont la musicaliteacute oceacuteanique con-trastait harmonieusement avec le silence du lieu ougrave il eacutetait exposeacute (photo ci-dessus)

Un deuxiegraveme tournant dans lrsquoœuvre du pein-tre a lieu lorsque celui-ci deacutecouvre le recueil de Victor Segalen intituleacute Peintures Dans ce dernier lrsquoauteur deacutecrit des toiles imaginaires auxquelles Yves-Marie Peacuteron va donner forme

dans plusieurs livres drsquoartiste Lrsquoun drsquoeux est composeacute de 173 pages en hauteur ougrave le tex-te de Seacutegalen et les illustrations de Peacuteron se reacutepondent Lrsquoassemblage de ces pages a donneacute forme agrave deux longues bandes de neuf megravetres de long plieacutees en accordeacuteon Un travail ex-traordinaire qui a eacuteteacute exposeacute plusieurs fois notamment lors de lrsquoinauguration de la faculteacute Victor Segalen agrave Brest Jrsquoai eu la chance de pouvoir regarder le magnifique travail reacuteal-iseacute mais ces œuvres sont rarement exposeacutees deacutesormais

Aujourdrsquohui le travail drsquoYves-Marie Peacuteron tend de plus en plus vers lrsquoeacutepure Le pein-tre est sensible agrave ces zones blanches comme des flaques de silence sur la toile qui cer-nent de leur fragiliteacute lrsquoinstabiliteacute du monde A la maniegravere des peintres chinois il eacutevoque la beauteacute fascinante de ldquolrsquounique trait de pin-ceaurdquo A de jeunes artistes il conseillerait drsquoabord drsquoavoir confiance en ce qursquoils font ensuite drsquoecirctre dans cette jubilation qui permet de se reacutejouir chaque jour du travail accompli que celui-ci paraisse bon ou moins bon Apregraves toutes ces anneacutees consacreacutees agrave la peinture la creacuteation demeure un mystegravere dit Yves-Marie Peacuteron et crsquoest ce qui la rend si belle

Lrsquoimportant dit-il est de savoir srsquoarrecircter Drsquoune certaine faccedilon la creacuteation commence quand le peintre termine sa toile A partir de cet instant elle ne lui appartient deacutejagrave plus A celui qui la reccediloit ensuite de lrsquointerpreacuteter selon son propre sentiment drsquoen prolonger le souf-fle

GP

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Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeuPar Bernard Lagny

Passionneacute par les bateaux et la photographie Bernard Lagny a drsquoabord eacuteteacute directeur artistique avant de creacuteer une entreprise fabricant des demi-coques pour les grands chantiers navals Aujourdrsquohui retraiteacute il parcourt la Bretagne avec son appareil pho-to organise des expositions avec drsquoautres artistes et plasticiens et publie de petits livres appeleacutes ldquoCarreacutes de curiositeacutesrdquo Un tour sur son site srsquoimpose

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Je me retrouvais tous les ans agrave Yeu de deacutebut juillet agrave deacutebut septembre deux mois de deacutecouverte de la totaliteacute de lrsquoicircle et degraves que jrsquoeus le veacutelo trop petit de mon fregravere Claude je commenccedilais alors mes vireacutees vers le port de la Meule Jrsquoallais eacutecouter les anciens faire mes classes agrave la godille essayer drsquoaider les pecirccheurs et reacuteussir agrave me faire embarquer agrave leurs bords pour aller de tregraves bonne heure le matin relever les casiers

Je me levais vers 4 heures du matin un bon petit deacutejeuner et jrsquoallais rejoindre le pegravere La Butte qui avait pris ses Invalides1 Emile Viaud avait fait construire son dundeacutee thonier La Butte ID 7383 aux Sables qui fut mis agrave lrsquoeau le 20 juillet 1932 Le navire mesurait 20 megravetres avait un bau de 630 et 280 megravetres de tirant drsquoeau on lui avait installeacute un moteur Baudoin DB 6 de 72 cv en 1953 En novembre 1959 La Butte est vendu agrave la plaisance

Avec le pegravere La Butte nous chargions la boeumltte dans son tricycle Motobeacutecane 125 cm3 et route la Meule Le canot eacutetait petit pas plus de 5 megravetres il eacutetait peint en bleu clair et vert eacutemeraude eacutequipeacute drsquoun petit moteur diesel qui deacutemarrait sans batterie apregraves brucirclage drsquoune megraveche et en faisant tourner un gros et lourd volant

Nous partions passant Tecircte Jaune en direction de la Tranche relever les casiers agrave chevrettes2 changer la boeumltte remouiller allant de lrsquoun agrave lrsquoautre dans la peacutenombre du soleil levant Apregraves les casiers nous relevions les treacutemails qui barraient lrsquoanse des Sous de pointe en pointe Puis suivant lrsquoeacutetat de la mer lrsquohumeur du patron apregraves qursquoil eut coupeacute un bout de chique qursquoil sortait de sa casquette nous allions agrave la traicircne chercher loubines3 lieus et autres maquereaux agrave tirer des bords de la pointe des Corbeaux au Vieux Chacircteau

De retour agrave la Meule les prises trouvaient place dans le tricycle au frais sous un sac agrave patates mouilleacute Un petit arrecirct chez Lecomte4 et nous rejoignions le mareyeur qui se trouvait agrave cocircteacute du bar de la Marine agrave Port-Joinville pour livrer chevrettes loubines et lieus Il eacutetait entre onze heures et demie et midi lrsquoheure de rentrer agrave la maison

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Un matin ougrave la mer eacutetait trouble les vents faibles de sudsudndashouest preacutesageant du ringue le poisson donnait agrave plein bars et lieus remplissaient le canot tout agrave coup je dis agrave La Butte - Jrsquoai crocheacute une roche- Non il y a trop de fond ici remonte ta ligne

Je remonte avec de plus en plus drsquoefforts et de mal la trentaine de brasses de la ligne qui vibre et arrive bientocirct agrave la verticale quand La Butte me dit- Laisse filer doucement sinon y va srsquodeacutecrocherLa ligne file partant vers lrsquoavant puis vers le fond je lui redonne une dizaine de brasses la tension diminue- Hale dessus et monte doucement Apregraves quelques brasses agrave bord on voit apparaicirctre agrave quelques megravetres une grosse masse bleue qui replonge en voyant le bateau- Tiens bon laisse filer tu lrsquoauras au prochain coup crsquoest un Tazar5 un prsquotit thon de cocircte- Allez remonte le dit-il en prenant la gaffe

Avec effort je hissais de nouveau ma prise et approchais le tazar du bord du canot Le pegravere La Butte donnait un coup de gaffe preacutecis crochait dans le tazar et le basculait agrave lrsquointeacuterieur du canot un coup de picou6 sur le dessus du crane arrecirctais enfin les mouvements saccadeacutes du poisson sur le pont- Bravo garccedilon il fait bien ses dix livres tes parents vont ecirctre contents TON poisson est beau

Chez Lecomte le pegravere La Butte partagea la fillette7 de rouge avec ses connais-sances mrsquooffrant mdash crsquoeacutetait la premiegravere fois mdash une consommation Jrsquooptais mal-greacute mon jeune acircge pour un trsquopunch mdash mon premier lui aussi mdash histoire de faire comme les grands que jrsquoavais presque eacutegaleacute pendant quelques instants

Je rentrais fier et un peu eacutemeacutecheacute tenant le tazar par la queue au grand eacutetonne-ment de ma maisonneacutee

Il y avait aussi Auguste Chauviteau dit Potiron les gros pouces Il eacutetait petit racircbleacute fort comme un Turc avec des mains eacutenormes et de tregraves gros pouces Son

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canot faisait quatre bons megravetres lourd avec une quille profonde Un Qui-mperleacute8 en reacuteduction conccedilu pour marcher agrave la voile mais depuis quelques anneacutees Potiron avait deacutebarqueacute le moteur hors bord le macirct et la voile

Son plaisir eacutetait de nager debout lentement face agrave lrsquoavant pour aller jusqursquoagrave La Tranche relever quelques casiers agrave crustaceacutes et un treacutemail La pecircche du jour faisait son ordinaire le poisson noble en surplus eacutetait hisseacute en haut du vrsquoniou9 pour seacutecher apregraves salage Le reste partait au saloir pour faire la boeumltte Potiron me racontant tout en nageant des eacutepisodes de la guerre 1418 qursquoil avait veacutecu du cocircteacute des Dardanelles

Agrave la Meule il y avait aussi les jours de carburant deacutetaxeacute ou les marins ve-naient avec leurs bidons agrave la cabane de la douane chercher de lrsquoessence ou du gazole Agrave proximiteacute se trouvait un toit reposant sur trois murs garnis de bancs agrave lrsquointeacuterieur ougrave les anciens eacutetaient rassembleacutes proteacutegeacutes du soleil de lrsquoapregraves-midi Lagrave ils parlaient en patois de la mer des bateaux des poissons des crustaceacutes du temps qui se couvre batias loubines chancrajhe le temps se mitoune le tout mecircleacute aux nouvelles des bateaux entendues lematin mecircme sur radio Conquet

De La Meule remonte encore le souvenir de deux forts sloups lrsquoun tregraves large de couleur bleu drapeau Serge ID 7322 construit chez Beacuteneacuteteau peut-ecirctre dans les anneacutees trente Le patron en eacutetait Serge Maingourd lrsquoeacutequipage de trois ou quatre hommes Il faisait les casiers marchait agrave la voile mecircme sicelle-ci avait eacuteteacute reacuteduite apregraves que lrsquoon eu bien coupeacute le macirct

Lrsquoautre avait coque blanche avec pavois vert crsquoeacutetait Aveacute ID 7136 agrave lrsquoAmeacutericain Il y avait aussi aligneacutes le long du quai les casiers agrave crustaceacutes en ormeau ceux agrave crevettes passeacutes au coaltar

Les cabanes et les gueacuterites ougrave eacutetaient rangeacutes les outils cordagesengins et apparaux de pecircche Dans leur milieu se trouvait le Q de Gabrielle qui provenait de la coque du Grand Gabriel agrave monsieur Cousin une connaissance de mon pegravere Il avait tenu pension agrave Port-Joinville du cocircteacute de la Tourette Gabriel avait eacuteteacute inscrit agrave la plaisance et mon-sieur Cousin employait un marin agrave lrsquoanneacutee sur le Petit Gabriel

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La coque du Grand Gabriel a eacuteteacute acheteacutee par un nommeacute Martin de la Meule en 1930 coupeacutee en deux au niveau du maicirctre-bau pour en faire une cabane par Raphaeumll charpentier de marine le fregravere de Roger Naud Son arriegravere avait eacuteteacute dresseacute debout et lrsquoavant deacutetruit

1 Appellation agrave lrsquoeacutepoque de la retraite des marins creacuteeacute par Colbert 2 nom en patois descrevettes roses ou bouquets 3 agrave Yeu nom donneacute au Bar Dicentrarchus labrax 4 Cafeacute-restau-rant au ras du port ougrave les marins en fin de matineacutee se retrouvaient pour eacutetancher leur soif 5 thon rayeacute ou bonite espagnole 6 pointe en meacutetal ronde emmancheacutee et aiguiseacutee que lrsquoon plante dans la tecircte des poissons pour les tuer 7 nom donneacutee agrave une carafe en verre de 33 cl remplie de vin rouge ou blanc 8 type de grand canot de 5 agrave 7 megravetres originaire des Sables drsquoOlonne 9 perche en haut de laquelle on hisse une roue de bicyclette munie drsquohameccedilons ougrave sont accrocheacutes les poissons qui sont ainsi agrave lrsquoabri des mouches

Carte et cartes postales

1 Port de La Meule circa 19001920 les quatre gros bateaux sont des sloups dont un greacuteeacute avec un tape-cul

remarquer la hauteur des macircts sur lesquels pouvait ecirctre greacuteeacute un flegraveche En arriegravere plan deux chaloupes noires Les deux canots sur le fond agrave droite ressemblent agrave des Quimperleacutes2 Port de La Meule vers 1950 Au premier plan Serge ID

7322 en dernier Aveacute ID 71363 Port de La Meule vers 1955 Carte postale en noir et

blanc coloriseacutee Serge est accosteacute au quai Aveacute est agrave la sortie du port

4 Le Q de Gabrielle le bateau drsquoorigine srsquoappelait Le Grand Gabriel coupeacute en deux le nom srsquoest feacuteminiseacute

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par Caroline Constant

Je deacutecouvre Les icircles de Jean Grenier Le titre est trompeur Lrsquohistoire du chat Mouloud et de sa mort cruelle de la maladie drsquoun boucher des voyages des doutes et du videhellip Qursquoest-ce que ce titre a avoir avec les icircles Est-il recevable A bien y reacutefleacutechir et au fil des pages et des mots de cette poeacutesie silencieuse qui sourd des questionnements humains Les icircles me sont apparues comme une invitation pour un voyage inteacuterieur Que sont donc ces icircles dont nous parle lrsquoau-teur sinon nos errances poeacutetiques agrave deacutecou-vrir qui nous sommes ce que nous faisons et devenons Nous sommes des icircles agrave part entiegravere lorsque nous faisons le vide autour de nous cette claustration neacutecessaire pour comprendre le monde se poser eacutecouter son propre corps au contact du temps faire vibrer ces eacutelans mystiques ces petits riens qui se reacutevegravelent par la beauteacute des choses des fleurs ou la lumiegravere drsquoun paysage Tomber dans le vide srsquoy perdre parfois voir ses deacutesirs se reacutealiser ou mieux jouir de lrsquoinstant laquo ougrave le deacutesir est pregraves drsquoecirctre satisfait raquo (p29 Editions Imaginaire Gallimard)

Il me revient en meacutemoire dans La Presqursquoicircle de Julien Gracq ce moment deacutelicieux de lrsquoat-tente de deacutecouvrir la mer le plaisir infini qui se reacuteveille en soi Petit agrave petit comme un leacuteger frisson lrsquoadreacutenaline avant lrsquoapotheacuteose Quant agrave lrsquoapregraves certains pourront se morfondre dans le neacuteant alors qursquoil suffit (pour se com-plaire encore dans lrsquoinstant magique de lrsquoat-tente) de garder au fond de soi ces souvenirs du point de rencontre cet instant T la vision du paradis terrestre ce que Grenier appelle laquo le don le geacutenie et la gracircce quelque chose de naturel et drsquoirreacutesistible raquo Ne pas chercher plus loin ce qui se trouve devant soi Nos icircles sont ici-mecircmes devant nos yeux et en nous-mecircmes A lire sans modeacuteration

Les icircles de Jean Grenier Editions Imaginaire Gallimard reacuteeacutedition du 14 mai 2003 avec preacuteface par Albert Camus et postface par lrsquoauteur lui-mecircme (1959) Ce livre a paru en 1933 pour la premiegravere fois

Les icircles de Jean Grenier

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Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein

par Marie Boiseaubert

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A la recherche de paysages rudes et arides en Finistegravere je suis arriveacutee sur lrsquoIle de

Sein en octobre 2013Depuis la fin de mes eacutetudes de peinture je re-cherche comme source drsquoinspiration non pas de grands paysages harmonieux et coloreacutes mais plutocirct ce qui est moins eacutevident comme la multitudes drsquoeacuteleacutements se trouvant au sol les deacutetails lrsquoinvisible ce qui est craqueleacute fis-sureacute abimeacute fatigueacute le deacutesordre lrsquoabandonneacute les empreintes les traces les empilements de choses oublieacutees Depuis longtemps fascineacutee par lrsquooceacutean jrsquoai trouveacute sur lrsquoIle de Sein un lieu ideacuteal de para-doxes qui met en place une tension creacuteatrice Crsquoest un point fixe au cœur du mouvement un refuge vulneacuterable face aux eacuteleacutements un lieu de silence au milieu du vacarme constant de

lrsquooceacutean Jrsquoy reacutealise un exercice de transcrip-tion du paysage dans son aspect le plus eacuteleacute-mentaire Ce microcosme insulaire embleacutema-tique repreacutesente un laboratoire incomparable pour mettre en œuvre une estheacutetique poeacutetique et picturale des gregraveves des galets des lichen des algues Agrave lrsquoencre de chine faire corps avec cette nature agrave lrsquoextreacutemiteacute du monde ob-server les eacuteleacutements dans leur diversiteacute et leur eacutevolution au fil des saisons Lrsquoicircle de Sein est situeacutee agrave 8 kilomegravetres au large de la pointe du raz Elle mesure environ 2000 megravetres de long pour une superficie de 56 hect-ares et une altitude moyenne de 150 megravetresElle fait partie drsquoune arecircte granitique dont la partie immergeacutee se prolonge sur 25 kilomegravetres vers le large et forme la barriegravere de reacutecifs ap-peleacutee la chausseacutee de Sein

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Un magnifique diamant de Lady MacRae vient drsquoecirctre deacuterobeacute Martial Canterel dandy richissime ex-amant de Lady MacRae flan-queacute de lrsquoincomparable Miss Sherrington puis son ami Holmes pas Sherlock lrsquoun de ses descendants accompagneacute de son majordome Grimod de la Reynaudiegravere partent agrave sa recher-che Le voleur est sans doute lrsquoinsaisissable Enjambeur Nocirc que recherche eacutegalement Lit-terbag le policier irascible et opiniacirctre qui suit le groupe lrsquoaide et le sauve parfois de sit-uations embarrassantes Tout ce petit monde part dans des aventures rocambolesques in-croyables et jubilatoires

Que voilagrave un roman drsquoaventures foisonnant et encore je ne vous ai pas tout dit Dans mon reacutesumeacute volontairement succinct je ne vous ai pas parleacute de Monsieur Wang directeur drsquoune usine de liseuses eacutelectroniques un pervers ni de Charlotte et Fabrice deux de ses em-ployeacutes jrsquoai eacutegalement omis de vous parler drsquoAr-

naud lrsquoancien proprieacutetaire de cette usine qui de son temps aideacute par sa bien-aimeacutee Dulcie atteinte drsquoune eacutetrange maladie sorte de comas dont elle ne sort pas fabriquait des cigares comme agrave Cuba ougrave existait dans de telles fabri-ques des lectures agrave haute voix pendant le tra-vail et il me manque Dieumercie impuissant dont la femme Carmen tente par tous les moy-ens de reacuteveiller son sexe endormi Tous ses personnages divers et varieacutes sont dans ce livre absolument passionnant Il est un hommage aux grands romans drsquoaventures de Jules Verne

de H Melville RL Stevenson et bien drsquoautres Agatha Christie ou Conan Doyle eacutevidemment avec lrsquoemprunt du nom Holmes voire mecircme M Leblanc jrsquoai trouveacute que M Canterel avait des petits airs drsquoArsegravene LupinJM Blas de Roblegraves a une imagination deacutebor-dante dans tous les domaines pour nous em-mener loin tregraves loin et quand on y est il en rajoute encore un peu pour nous eacuteloigner plus jusqursquoagrave lrsquoicircle du Point Neacutemo lieu absolument extraordinaire que je vous laisse deacutecouvrir par vous-mecircmes Il regorge drsquoideacutees pour mettre ses personnages dans des situations eacuteton-nantes risqueacutees agrave chaque fois une peacuteripeacutetie en amegravene une autre tout aussi folle Crsquoest un vrai plaisir que de retrouver lrsquoambiance de mes lectures adolescentes Mais lagrave ougrave lrsquoau-teur est malin crsquoest que son roman nrsquoest pas qursquoune aventure un reacutecit pour jeunes hommes et jeunes filles crsquoest aussi un ouvrage plein de questionnements et de reacuteflexion - sur la litteacuterature la lecture sur lrsquoavenir du livre- sur la philosophie la meacutedecine et la science qui nrsquoen finissent pas de chercher et de trouver des solutions pour tel ou tel souci qui repous-sent ainsi les limites de lrsquohumaniteacute et posent des questions eacutethiques- sur lrsquoeacutecologie et la maniegravere dont nous trai-tons la Terre certains jusqursquoau-boutistes pen-sant qursquoelle se reacutegeacutenegraverera seule- sur la politique mondiale cette course agrave la croissance dont on ne sait pas jusqursquoau bord de quel gouffre elle nous megravenera

Ajoutez agrave cela une eacutecriture particuliegraverement riche flamboyante et vous tenez lagrave un grand roman de ceux qursquoon nrsquooublie pas qui mar-quent agrave jamais le lecteur

Lrsquoicircle du Point NeacutemoPar Yves Mabon

Lrsquoicircle du Point Neacutemo Jean-Marie Blas de Roblegraves Zulma 2014

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

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Page 8: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeuPar Bernard Lagny

Passionneacute par les bateaux et la photographie Bernard Lagny a drsquoabord eacuteteacute directeur artistique avant de creacuteer une entreprise fabricant des demi-coques pour les grands chantiers navals Aujourdrsquohui retraiteacute il parcourt la Bretagne avec son appareil pho-to organise des expositions avec drsquoautres artistes et plasticiens et publie de petits livres appeleacutes ldquoCarreacutes de curiositeacutesrdquo Un tour sur son site srsquoimpose

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Je me retrouvais tous les ans agrave Yeu de deacutebut juillet agrave deacutebut septembre deux mois de deacutecouverte de la totaliteacute de lrsquoicircle et degraves que jrsquoeus le veacutelo trop petit de mon fregravere Claude je commenccedilais alors mes vireacutees vers le port de la Meule Jrsquoallais eacutecouter les anciens faire mes classes agrave la godille essayer drsquoaider les pecirccheurs et reacuteussir agrave me faire embarquer agrave leurs bords pour aller de tregraves bonne heure le matin relever les casiers

Je me levais vers 4 heures du matin un bon petit deacutejeuner et jrsquoallais rejoindre le pegravere La Butte qui avait pris ses Invalides1 Emile Viaud avait fait construire son dundeacutee thonier La Butte ID 7383 aux Sables qui fut mis agrave lrsquoeau le 20 juillet 1932 Le navire mesurait 20 megravetres avait un bau de 630 et 280 megravetres de tirant drsquoeau on lui avait installeacute un moteur Baudoin DB 6 de 72 cv en 1953 En novembre 1959 La Butte est vendu agrave la plaisance

Avec le pegravere La Butte nous chargions la boeumltte dans son tricycle Motobeacutecane 125 cm3 et route la Meule Le canot eacutetait petit pas plus de 5 megravetres il eacutetait peint en bleu clair et vert eacutemeraude eacutequipeacute drsquoun petit moteur diesel qui deacutemarrait sans batterie apregraves brucirclage drsquoune megraveche et en faisant tourner un gros et lourd volant

Nous partions passant Tecircte Jaune en direction de la Tranche relever les casiers agrave chevrettes2 changer la boeumltte remouiller allant de lrsquoun agrave lrsquoautre dans la peacutenombre du soleil levant Apregraves les casiers nous relevions les treacutemails qui barraient lrsquoanse des Sous de pointe en pointe Puis suivant lrsquoeacutetat de la mer lrsquohumeur du patron apregraves qursquoil eut coupeacute un bout de chique qursquoil sortait de sa casquette nous allions agrave la traicircne chercher loubines3 lieus et autres maquereaux agrave tirer des bords de la pointe des Corbeaux au Vieux Chacircteau

De retour agrave la Meule les prises trouvaient place dans le tricycle au frais sous un sac agrave patates mouilleacute Un petit arrecirct chez Lecomte4 et nous rejoignions le mareyeur qui se trouvait agrave cocircteacute du bar de la Marine agrave Port-Joinville pour livrer chevrettes loubines et lieus Il eacutetait entre onze heures et demie et midi lrsquoheure de rentrer agrave la maison

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Un matin ougrave la mer eacutetait trouble les vents faibles de sudsudndashouest preacutesageant du ringue le poisson donnait agrave plein bars et lieus remplissaient le canot tout agrave coup je dis agrave La Butte - Jrsquoai crocheacute une roche- Non il y a trop de fond ici remonte ta ligne

Je remonte avec de plus en plus drsquoefforts et de mal la trentaine de brasses de la ligne qui vibre et arrive bientocirct agrave la verticale quand La Butte me dit- Laisse filer doucement sinon y va srsquodeacutecrocherLa ligne file partant vers lrsquoavant puis vers le fond je lui redonne une dizaine de brasses la tension diminue- Hale dessus et monte doucement Apregraves quelques brasses agrave bord on voit apparaicirctre agrave quelques megravetres une grosse masse bleue qui replonge en voyant le bateau- Tiens bon laisse filer tu lrsquoauras au prochain coup crsquoest un Tazar5 un prsquotit thon de cocircte- Allez remonte le dit-il en prenant la gaffe

Avec effort je hissais de nouveau ma prise et approchais le tazar du bord du canot Le pegravere La Butte donnait un coup de gaffe preacutecis crochait dans le tazar et le basculait agrave lrsquointeacuterieur du canot un coup de picou6 sur le dessus du crane arrecirctais enfin les mouvements saccadeacutes du poisson sur le pont- Bravo garccedilon il fait bien ses dix livres tes parents vont ecirctre contents TON poisson est beau

Chez Lecomte le pegravere La Butte partagea la fillette7 de rouge avec ses connais-sances mrsquooffrant mdash crsquoeacutetait la premiegravere fois mdash une consommation Jrsquooptais mal-greacute mon jeune acircge pour un trsquopunch mdash mon premier lui aussi mdash histoire de faire comme les grands que jrsquoavais presque eacutegaleacute pendant quelques instants

Je rentrais fier et un peu eacutemeacutecheacute tenant le tazar par la queue au grand eacutetonne-ment de ma maisonneacutee

Il y avait aussi Auguste Chauviteau dit Potiron les gros pouces Il eacutetait petit racircbleacute fort comme un Turc avec des mains eacutenormes et de tregraves gros pouces Son

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canot faisait quatre bons megravetres lourd avec une quille profonde Un Qui-mperleacute8 en reacuteduction conccedilu pour marcher agrave la voile mais depuis quelques anneacutees Potiron avait deacutebarqueacute le moteur hors bord le macirct et la voile

Son plaisir eacutetait de nager debout lentement face agrave lrsquoavant pour aller jusqursquoagrave La Tranche relever quelques casiers agrave crustaceacutes et un treacutemail La pecircche du jour faisait son ordinaire le poisson noble en surplus eacutetait hisseacute en haut du vrsquoniou9 pour seacutecher apregraves salage Le reste partait au saloir pour faire la boeumltte Potiron me racontant tout en nageant des eacutepisodes de la guerre 1418 qursquoil avait veacutecu du cocircteacute des Dardanelles

Agrave la Meule il y avait aussi les jours de carburant deacutetaxeacute ou les marins ve-naient avec leurs bidons agrave la cabane de la douane chercher de lrsquoessence ou du gazole Agrave proximiteacute se trouvait un toit reposant sur trois murs garnis de bancs agrave lrsquointeacuterieur ougrave les anciens eacutetaient rassembleacutes proteacutegeacutes du soleil de lrsquoapregraves-midi Lagrave ils parlaient en patois de la mer des bateaux des poissons des crustaceacutes du temps qui se couvre batias loubines chancrajhe le temps se mitoune le tout mecircleacute aux nouvelles des bateaux entendues lematin mecircme sur radio Conquet

De La Meule remonte encore le souvenir de deux forts sloups lrsquoun tregraves large de couleur bleu drapeau Serge ID 7322 construit chez Beacuteneacuteteau peut-ecirctre dans les anneacutees trente Le patron en eacutetait Serge Maingourd lrsquoeacutequipage de trois ou quatre hommes Il faisait les casiers marchait agrave la voile mecircme sicelle-ci avait eacuteteacute reacuteduite apregraves que lrsquoon eu bien coupeacute le macirct

Lrsquoautre avait coque blanche avec pavois vert crsquoeacutetait Aveacute ID 7136 agrave lrsquoAmeacutericain Il y avait aussi aligneacutes le long du quai les casiers agrave crustaceacutes en ormeau ceux agrave crevettes passeacutes au coaltar

Les cabanes et les gueacuterites ougrave eacutetaient rangeacutes les outils cordagesengins et apparaux de pecircche Dans leur milieu se trouvait le Q de Gabrielle qui provenait de la coque du Grand Gabriel agrave monsieur Cousin une connaissance de mon pegravere Il avait tenu pension agrave Port-Joinville du cocircteacute de la Tourette Gabriel avait eacuteteacute inscrit agrave la plaisance et mon-sieur Cousin employait un marin agrave lrsquoanneacutee sur le Petit Gabriel

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La coque du Grand Gabriel a eacuteteacute acheteacutee par un nommeacute Martin de la Meule en 1930 coupeacutee en deux au niveau du maicirctre-bau pour en faire une cabane par Raphaeumll charpentier de marine le fregravere de Roger Naud Son arriegravere avait eacuteteacute dresseacute debout et lrsquoavant deacutetruit

1 Appellation agrave lrsquoeacutepoque de la retraite des marins creacuteeacute par Colbert 2 nom en patois descrevettes roses ou bouquets 3 agrave Yeu nom donneacute au Bar Dicentrarchus labrax 4 Cafeacute-restau-rant au ras du port ougrave les marins en fin de matineacutee se retrouvaient pour eacutetancher leur soif 5 thon rayeacute ou bonite espagnole 6 pointe en meacutetal ronde emmancheacutee et aiguiseacutee que lrsquoon plante dans la tecircte des poissons pour les tuer 7 nom donneacutee agrave une carafe en verre de 33 cl remplie de vin rouge ou blanc 8 type de grand canot de 5 agrave 7 megravetres originaire des Sables drsquoOlonne 9 perche en haut de laquelle on hisse une roue de bicyclette munie drsquohameccedilons ougrave sont accrocheacutes les poissons qui sont ainsi agrave lrsquoabri des mouches

Carte et cartes postales

1 Port de La Meule circa 19001920 les quatre gros bateaux sont des sloups dont un greacuteeacute avec un tape-cul

remarquer la hauteur des macircts sur lesquels pouvait ecirctre greacuteeacute un flegraveche En arriegravere plan deux chaloupes noires Les deux canots sur le fond agrave droite ressemblent agrave des Quimperleacutes2 Port de La Meule vers 1950 Au premier plan Serge ID

7322 en dernier Aveacute ID 71363 Port de La Meule vers 1955 Carte postale en noir et

blanc coloriseacutee Serge est accosteacute au quai Aveacute est agrave la sortie du port

4 Le Q de Gabrielle le bateau drsquoorigine srsquoappelait Le Grand Gabriel coupeacute en deux le nom srsquoest feacuteminiseacute

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par Caroline Constant

Je deacutecouvre Les icircles de Jean Grenier Le titre est trompeur Lrsquohistoire du chat Mouloud et de sa mort cruelle de la maladie drsquoun boucher des voyages des doutes et du videhellip Qursquoest-ce que ce titre a avoir avec les icircles Est-il recevable A bien y reacutefleacutechir et au fil des pages et des mots de cette poeacutesie silencieuse qui sourd des questionnements humains Les icircles me sont apparues comme une invitation pour un voyage inteacuterieur Que sont donc ces icircles dont nous parle lrsquoau-teur sinon nos errances poeacutetiques agrave deacutecou-vrir qui nous sommes ce que nous faisons et devenons Nous sommes des icircles agrave part entiegravere lorsque nous faisons le vide autour de nous cette claustration neacutecessaire pour comprendre le monde se poser eacutecouter son propre corps au contact du temps faire vibrer ces eacutelans mystiques ces petits riens qui se reacutevegravelent par la beauteacute des choses des fleurs ou la lumiegravere drsquoun paysage Tomber dans le vide srsquoy perdre parfois voir ses deacutesirs se reacutealiser ou mieux jouir de lrsquoinstant laquo ougrave le deacutesir est pregraves drsquoecirctre satisfait raquo (p29 Editions Imaginaire Gallimard)

Il me revient en meacutemoire dans La Presqursquoicircle de Julien Gracq ce moment deacutelicieux de lrsquoat-tente de deacutecouvrir la mer le plaisir infini qui se reacuteveille en soi Petit agrave petit comme un leacuteger frisson lrsquoadreacutenaline avant lrsquoapotheacuteose Quant agrave lrsquoapregraves certains pourront se morfondre dans le neacuteant alors qursquoil suffit (pour se com-plaire encore dans lrsquoinstant magique de lrsquoat-tente) de garder au fond de soi ces souvenirs du point de rencontre cet instant T la vision du paradis terrestre ce que Grenier appelle laquo le don le geacutenie et la gracircce quelque chose de naturel et drsquoirreacutesistible raquo Ne pas chercher plus loin ce qui se trouve devant soi Nos icircles sont ici-mecircmes devant nos yeux et en nous-mecircmes A lire sans modeacuteration

Les icircles de Jean Grenier Editions Imaginaire Gallimard reacuteeacutedition du 14 mai 2003 avec preacuteface par Albert Camus et postface par lrsquoauteur lui-mecircme (1959) Ce livre a paru en 1933 pour la premiegravere fois

Les icircles de Jean Grenier

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Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein

par Marie Boiseaubert

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A la recherche de paysages rudes et arides en Finistegravere je suis arriveacutee sur lrsquoIle de

Sein en octobre 2013Depuis la fin de mes eacutetudes de peinture je re-cherche comme source drsquoinspiration non pas de grands paysages harmonieux et coloreacutes mais plutocirct ce qui est moins eacutevident comme la multitudes drsquoeacuteleacutements se trouvant au sol les deacutetails lrsquoinvisible ce qui est craqueleacute fis-sureacute abimeacute fatigueacute le deacutesordre lrsquoabandonneacute les empreintes les traces les empilements de choses oublieacutees Depuis longtemps fascineacutee par lrsquooceacutean jrsquoai trouveacute sur lrsquoIle de Sein un lieu ideacuteal de para-doxes qui met en place une tension creacuteatrice Crsquoest un point fixe au cœur du mouvement un refuge vulneacuterable face aux eacuteleacutements un lieu de silence au milieu du vacarme constant de

lrsquooceacutean Jrsquoy reacutealise un exercice de transcrip-tion du paysage dans son aspect le plus eacuteleacute-mentaire Ce microcosme insulaire embleacutema-tique repreacutesente un laboratoire incomparable pour mettre en œuvre une estheacutetique poeacutetique et picturale des gregraveves des galets des lichen des algues Agrave lrsquoencre de chine faire corps avec cette nature agrave lrsquoextreacutemiteacute du monde ob-server les eacuteleacutements dans leur diversiteacute et leur eacutevolution au fil des saisons Lrsquoicircle de Sein est situeacutee agrave 8 kilomegravetres au large de la pointe du raz Elle mesure environ 2000 megravetres de long pour une superficie de 56 hect-ares et une altitude moyenne de 150 megravetresElle fait partie drsquoune arecircte granitique dont la partie immergeacutee se prolonge sur 25 kilomegravetres vers le large et forme la barriegravere de reacutecifs ap-peleacutee la chausseacutee de Sein

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Un magnifique diamant de Lady MacRae vient drsquoecirctre deacuterobeacute Martial Canterel dandy richissime ex-amant de Lady MacRae flan-queacute de lrsquoincomparable Miss Sherrington puis son ami Holmes pas Sherlock lrsquoun de ses descendants accompagneacute de son majordome Grimod de la Reynaudiegravere partent agrave sa recher-che Le voleur est sans doute lrsquoinsaisissable Enjambeur Nocirc que recherche eacutegalement Lit-terbag le policier irascible et opiniacirctre qui suit le groupe lrsquoaide et le sauve parfois de sit-uations embarrassantes Tout ce petit monde part dans des aventures rocambolesques in-croyables et jubilatoires

Que voilagrave un roman drsquoaventures foisonnant et encore je ne vous ai pas tout dit Dans mon reacutesumeacute volontairement succinct je ne vous ai pas parleacute de Monsieur Wang directeur drsquoune usine de liseuses eacutelectroniques un pervers ni de Charlotte et Fabrice deux de ses em-ployeacutes jrsquoai eacutegalement omis de vous parler drsquoAr-

naud lrsquoancien proprieacutetaire de cette usine qui de son temps aideacute par sa bien-aimeacutee Dulcie atteinte drsquoune eacutetrange maladie sorte de comas dont elle ne sort pas fabriquait des cigares comme agrave Cuba ougrave existait dans de telles fabri-ques des lectures agrave haute voix pendant le tra-vail et il me manque Dieumercie impuissant dont la femme Carmen tente par tous les moy-ens de reacuteveiller son sexe endormi Tous ses personnages divers et varieacutes sont dans ce livre absolument passionnant Il est un hommage aux grands romans drsquoaventures de Jules Verne

de H Melville RL Stevenson et bien drsquoautres Agatha Christie ou Conan Doyle eacutevidemment avec lrsquoemprunt du nom Holmes voire mecircme M Leblanc jrsquoai trouveacute que M Canterel avait des petits airs drsquoArsegravene LupinJM Blas de Roblegraves a une imagination deacutebor-dante dans tous les domaines pour nous em-mener loin tregraves loin et quand on y est il en rajoute encore un peu pour nous eacuteloigner plus jusqursquoagrave lrsquoicircle du Point Neacutemo lieu absolument extraordinaire que je vous laisse deacutecouvrir par vous-mecircmes Il regorge drsquoideacutees pour mettre ses personnages dans des situations eacuteton-nantes risqueacutees agrave chaque fois une peacuteripeacutetie en amegravene une autre tout aussi folle Crsquoest un vrai plaisir que de retrouver lrsquoambiance de mes lectures adolescentes Mais lagrave ougrave lrsquoau-teur est malin crsquoest que son roman nrsquoest pas qursquoune aventure un reacutecit pour jeunes hommes et jeunes filles crsquoest aussi un ouvrage plein de questionnements et de reacuteflexion - sur la litteacuterature la lecture sur lrsquoavenir du livre- sur la philosophie la meacutedecine et la science qui nrsquoen finissent pas de chercher et de trouver des solutions pour tel ou tel souci qui repous-sent ainsi les limites de lrsquohumaniteacute et posent des questions eacutethiques- sur lrsquoeacutecologie et la maniegravere dont nous trai-tons la Terre certains jusqursquoau-boutistes pen-sant qursquoelle se reacutegeacutenegraverera seule- sur la politique mondiale cette course agrave la croissance dont on ne sait pas jusqursquoau bord de quel gouffre elle nous megravenera

Ajoutez agrave cela une eacutecriture particuliegraverement riche flamboyante et vous tenez lagrave un grand roman de ceux qursquoon nrsquooublie pas qui mar-quent agrave jamais le lecteur

Lrsquoicircle du Point NeacutemoPar Yves Mabon

Lrsquoicircle du Point Neacutemo Jean-Marie Blas de Roblegraves Zulma 2014

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
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  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 9: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Je me retrouvais tous les ans agrave Yeu de deacutebut juillet agrave deacutebut septembre deux mois de deacutecouverte de la totaliteacute de lrsquoicircle et degraves que jrsquoeus le veacutelo trop petit de mon fregravere Claude je commenccedilais alors mes vireacutees vers le port de la Meule Jrsquoallais eacutecouter les anciens faire mes classes agrave la godille essayer drsquoaider les pecirccheurs et reacuteussir agrave me faire embarquer agrave leurs bords pour aller de tregraves bonne heure le matin relever les casiers

Je me levais vers 4 heures du matin un bon petit deacutejeuner et jrsquoallais rejoindre le pegravere La Butte qui avait pris ses Invalides1 Emile Viaud avait fait construire son dundeacutee thonier La Butte ID 7383 aux Sables qui fut mis agrave lrsquoeau le 20 juillet 1932 Le navire mesurait 20 megravetres avait un bau de 630 et 280 megravetres de tirant drsquoeau on lui avait installeacute un moteur Baudoin DB 6 de 72 cv en 1953 En novembre 1959 La Butte est vendu agrave la plaisance

Avec le pegravere La Butte nous chargions la boeumltte dans son tricycle Motobeacutecane 125 cm3 et route la Meule Le canot eacutetait petit pas plus de 5 megravetres il eacutetait peint en bleu clair et vert eacutemeraude eacutequipeacute drsquoun petit moteur diesel qui deacutemarrait sans batterie apregraves brucirclage drsquoune megraveche et en faisant tourner un gros et lourd volant

Nous partions passant Tecircte Jaune en direction de la Tranche relever les casiers agrave chevrettes2 changer la boeumltte remouiller allant de lrsquoun agrave lrsquoautre dans la peacutenombre du soleil levant Apregraves les casiers nous relevions les treacutemails qui barraient lrsquoanse des Sous de pointe en pointe Puis suivant lrsquoeacutetat de la mer lrsquohumeur du patron apregraves qursquoil eut coupeacute un bout de chique qursquoil sortait de sa casquette nous allions agrave la traicircne chercher loubines3 lieus et autres maquereaux agrave tirer des bords de la pointe des Corbeaux au Vieux Chacircteau

De retour agrave la Meule les prises trouvaient place dans le tricycle au frais sous un sac agrave patates mouilleacute Un petit arrecirct chez Lecomte4 et nous rejoignions le mareyeur qui se trouvait agrave cocircteacute du bar de la Marine agrave Port-Joinville pour livrer chevrettes loubines et lieus Il eacutetait entre onze heures et demie et midi lrsquoheure de rentrer agrave la maison

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Un matin ougrave la mer eacutetait trouble les vents faibles de sudsudndashouest preacutesageant du ringue le poisson donnait agrave plein bars et lieus remplissaient le canot tout agrave coup je dis agrave La Butte - Jrsquoai crocheacute une roche- Non il y a trop de fond ici remonte ta ligne

Je remonte avec de plus en plus drsquoefforts et de mal la trentaine de brasses de la ligne qui vibre et arrive bientocirct agrave la verticale quand La Butte me dit- Laisse filer doucement sinon y va srsquodeacutecrocherLa ligne file partant vers lrsquoavant puis vers le fond je lui redonne une dizaine de brasses la tension diminue- Hale dessus et monte doucement Apregraves quelques brasses agrave bord on voit apparaicirctre agrave quelques megravetres une grosse masse bleue qui replonge en voyant le bateau- Tiens bon laisse filer tu lrsquoauras au prochain coup crsquoest un Tazar5 un prsquotit thon de cocircte- Allez remonte le dit-il en prenant la gaffe

Avec effort je hissais de nouveau ma prise et approchais le tazar du bord du canot Le pegravere La Butte donnait un coup de gaffe preacutecis crochait dans le tazar et le basculait agrave lrsquointeacuterieur du canot un coup de picou6 sur le dessus du crane arrecirctais enfin les mouvements saccadeacutes du poisson sur le pont- Bravo garccedilon il fait bien ses dix livres tes parents vont ecirctre contents TON poisson est beau

Chez Lecomte le pegravere La Butte partagea la fillette7 de rouge avec ses connais-sances mrsquooffrant mdash crsquoeacutetait la premiegravere fois mdash une consommation Jrsquooptais mal-greacute mon jeune acircge pour un trsquopunch mdash mon premier lui aussi mdash histoire de faire comme les grands que jrsquoavais presque eacutegaleacute pendant quelques instants

Je rentrais fier et un peu eacutemeacutecheacute tenant le tazar par la queue au grand eacutetonne-ment de ma maisonneacutee

Il y avait aussi Auguste Chauviteau dit Potiron les gros pouces Il eacutetait petit racircbleacute fort comme un Turc avec des mains eacutenormes et de tregraves gros pouces Son

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canot faisait quatre bons megravetres lourd avec une quille profonde Un Qui-mperleacute8 en reacuteduction conccedilu pour marcher agrave la voile mais depuis quelques anneacutees Potiron avait deacutebarqueacute le moteur hors bord le macirct et la voile

Son plaisir eacutetait de nager debout lentement face agrave lrsquoavant pour aller jusqursquoagrave La Tranche relever quelques casiers agrave crustaceacutes et un treacutemail La pecircche du jour faisait son ordinaire le poisson noble en surplus eacutetait hisseacute en haut du vrsquoniou9 pour seacutecher apregraves salage Le reste partait au saloir pour faire la boeumltte Potiron me racontant tout en nageant des eacutepisodes de la guerre 1418 qursquoil avait veacutecu du cocircteacute des Dardanelles

Agrave la Meule il y avait aussi les jours de carburant deacutetaxeacute ou les marins ve-naient avec leurs bidons agrave la cabane de la douane chercher de lrsquoessence ou du gazole Agrave proximiteacute se trouvait un toit reposant sur trois murs garnis de bancs agrave lrsquointeacuterieur ougrave les anciens eacutetaient rassembleacutes proteacutegeacutes du soleil de lrsquoapregraves-midi Lagrave ils parlaient en patois de la mer des bateaux des poissons des crustaceacutes du temps qui se couvre batias loubines chancrajhe le temps se mitoune le tout mecircleacute aux nouvelles des bateaux entendues lematin mecircme sur radio Conquet

De La Meule remonte encore le souvenir de deux forts sloups lrsquoun tregraves large de couleur bleu drapeau Serge ID 7322 construit chez Beacuteneacuteteau peut-ecirctre dans les anneacutees trente Le patron en eacutetait Serge Maingourd lrsquoeacutequipage de trois ou quatre hommes Il faisait les casiers marchait agrave la voile mecircme sicelle-ci avait eacuteteacute reacuteduite apregraves que lrsquoon eu bien coupeacute le macirct

Lrsquoautre avait coque blanche avec pavois vert crsquoeacutetait Aveacute ID 7136 agrave lrsquoAmeacutericain Il y avait aussi aligneacutes le long du quai les casiers agrave crustaceacutes en ormeau ceux agrave crevettes passeacutes au coaltar

Les cabanes et les gueacuterites ougrave eacutetaient rangeacutes les outils cordagesengins et apparaux de pecircche Dans leur milieu se trouvait le Q de Gabrielle qui provenait de la coque du Grand Gabriel agrave monsieur Cousin une connaissance de mon pegravere Il avait tenu pension agrave Port-Joinville du cocircteacute de la Tourette Gabriel avait eacuteteacute inscrit agrave la plaisance et mon-sieur Cousin employait un marin agrave lrsquoanneacutee sur le Petit Gabriel

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La coque du Grand Gabriel a eacuteteacute acheteacutee par un nommeacute Martin de la Meule en 1930 coupeacutee en deux au niveau du maicirctre-bau pour en faire une cabane par Raphaeumll charpentier de marine le fregravere de Roger Naud Son arriegravere avait eacuteteacute dresseacute debout et lrsquoavant deacutetruit

1 Appellation agrave lrsquoeacutepoque de la retraite des marins creacuteeacute par Colbert 2 nom en patois descrevettes roses ou bouquets 3 agrave Yeu nom donneacute au Bar Dicentrarchus labrax 4 Cafeacute-restau-rant au ras du port ougrave les marins en fin de matineacutee se retrouvaient pour eacutetancher leur soif 5 thon rayeacute ou bonite espagnole 6 pointe en meacutetal ronde emmancheacutee et aiguiseacutee que lrsquoon plante dans la tecircte des poissons pour les tuer 7 nom donneacutee agrave une carafe en verre de 33 cl remplie de vin rouge ou blanc 8 type de grand canot de 5 agrave 7 megravetres originaire des Sables drsquoOlonne 9 perche en haut de laquelle on hisse une roue de bicyclette munie drsquohameccedilons ougrave sont accrocheacutes les poissons qui sont ainsi agrave lrsquoabri des mouches

Carte et cartes postales

1 Port de La Meule circa 19001920 les quatre gros bateaux sont des sloups dont un greacuteeacute avec un tape-cul

remarquer la hauteur des macircts sur lesquels pouvait ecirctre greacuteeacute un flegraveche En arriegravere plan deux chaloupes noires Les deux canots sur le fond agrave droite ressemblent agrave des Quimperleacutes2 Port de La Meule vers 1950 Au premier plan Serge ID

7322 en dernier Aveacute ID 71363 Port de La Meule vers 1955 Carte postale en noir et

blanc coloriseacutee Serge est accosteacute au quai Aveacute est agrave la sortie du port

4 Le Q de Gabrielle le bateau drsquoorigine srsquoappelait Le Grand Gabriel coupeacute en deux le nom srsquoest feacuteminiseacute

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par Caroline Constant

Je deacutecouvre Les icircles de Jean Grenier Le titre est trompeur Lrsquohistoire du chat Mouloud et de sa mort cruelle de la maladie drsquoun boucher des voyages des doutes et du videhellip Qursquoest-ce que ce titre a avoir avec les icircles Est-il recevable A bien y reacutefleacutechir et au fil des pages et des mots de cette poeacutesie silencieuse qui sourd des questionnements humains Les icircles me sont apparues comme une invitation pour un voyage inteacuterieur Que sont donc ces icircles dont nous parle lrsquoau-teur sinon nos errances poeacutetiques agrave deacutecou-vrir qui nous sommes ce que nous faisons et devenons Nous sommes des icircles agrave part entiegravere lorsque nous faisons le vide autour de nous cette claustration neacutecessaire pour comprendre le monde se poser eacutecouter son propre corps au contact du temps faire vibrer ces eacutelans mystiques ces petits riens qui se reacutevegravelent par la beauteacute des choses des fleurs ou la lumiegravere drsquoun paysage Tomber dans le vide srsquoy perdre parfois voir ses deacutesirs se reacutealiser ou mieux jouir de lrsquoinstant laquo ougrave le deacutesir est pregraves drsquoecirctre satisfait raquo (p29 Editions Imaginaire Gallimard)

Il me revient en meacutemoire dans La Presqursquoicircle de Julien Gracq ce moment deacutelicieux de lrsquoat-tente de deacutecouvrir la mer le plaisir infini qui se reacuteveille en soi Petit agrave petit comme un leacuteger frisson lrsquoadreacutenaline avant lrsquoapotheacuteose Quant agrave lrsquoapregraves certains pourront se morfondre dans le neacuteant alors qursquoil suffit (pour se com-plaire encore dans lrsquoinstant magique de lrsquoat-tente) de garder au fond de soi ces souvenirs du point de rencontre cet instant T la vision du paradis terrestre ce que Grenier appelle laquo le don le geacutenie et la gracircce quelque chose de naturel et drsquoirreacutesistible raquo Ne pas chercher plus loin ce qui se trouve devant soi Nos icircles sont ici-mecircmes devant nos yeux et en nous-mecircmes A lire sans modeacuteration

Les icircles de Jean Grenier Editions Imaginaire Gallimard reacuteeacutedition du 14 mai 2003 avec preacuteface par Albert Camus et postface par lrsquoauteur lui-mecircme (1959) Ce livre a paru en 1933 pour la premiegravere fois

Les icircles de Jean Grenier

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Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein

par Marie Boiseaubert

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A la recherche de paysages rudes et arides en Finistegravere je suis arriveacutee sur lrsquoIle de

Sein en octobre 2013Depuis la fin de mes eacutetudes de peinture je re-cherche comme source drsquoinspiration non pas de grands paysages harmonieux et coloreacutes mais plutocirct ce qui est moins eacutevident comme la multitudes drsquoeacuteleacutements se trouvant au sol les deacutetails lrsquoinvisible ce qui est craqueleacute fis-sureacute abimeacute fatigueacute le deacutesordre lrsquoabandonneacute les empreintes les traces les empilements de choses oublieacutees Depuis longtemps fascineacutee par lrsquooceacutean jrsquoai trouveacute sur lrsquoIle de Sein un lieu ideacuteal de para-doxes qui met en place une tension creacuteatrice Crsquoest un point fixe au cœur du mouvement un refuge vulneacuterable face aux eacuteleacutements un lieu de silence au milieu du vacarme constant de

lrsquooceacutean Jrsquoy reacutealise un exercice de transcrip-tion du paysage dans son aspect le plus eacuteleacute-mentaire Ce microcosme insulaire embleacutema-tique repreacutesente un laboratoire incomparable pour mettre en œuvre une estheacutetique poeacutetique et picturale des gregraveves des galets des lichen des algues Agrave lrsquoencre de chine faire corps avec cette nature agrave lrsquoextreacutemiteacute du monde ob-server les eacuteleacutements dans leur diversiteacute et leur eacutevolution au fil des saisons Lrsquoicircle de Sein est situeacutee agrave 8 kilomegravetres au large de la pointe du raz Elle mesure environ 2000 megravetres de long pour une superficie de 56 hect-ares et une altitude moyenne de 150 megravetresElle fait partie drsquoune arecircte granitique dont la partie immergeacutee se prolonge sur 25 kilomegravetres vers le large et forme la barriegravere de reacutecifs ap-peleacutee la chausseacutee de Sein

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Un magnifique diamant de Lady MacRae vient drsquoecirctre deacuterobeacute Martial Canterel dandy richissime ex-amant de Lady MacRae flan-queacute de lrsquoincomparable Miss Sherrington puis son ami Holmes pas Sherlock lrsquoun de ses descendants accompagneacute de son majordome Grimod de la Reynaudiegravere partent agrave sa recher-che Le voleur est sans doute lrsquoinsaisissable Enjambeur Nocirc que recherche eacutegalement Lit-terbag le policier irascible et opiniacirctre qui suit le groupe lrsquoaide et le sauve parfois de sit-uations embarrassantes Tout ce petit monde part dans des aventures rocambolesques in-croyables et jubilatoires

Que voilagrave un roman drsquoaventures foisonnant et encore je ne vous ai pas tout dit Dans mon reacutesumeacute volontairement succinct je ne vous ai pas parleacute de Monsieur Wang directeur drsquoune usine de liseuses eacutelectroniques un pervers ni de Charlotte et Fabrice deux de ses em-ployeacutes jrsquoai eacutegalement omis de vous parler drsquoAr-

naud lrsquoancien proprieacutetaire de cette usine qui de son temps aideacute par sa bien-aimeacutee Dulcie atteinte drsquoune eacutetrange maladie sorte de comas dont elle ne sort pas fabriquait des cigares comme agrave Cuba ougrave existait dans de telles fabri-ques des lectures agrave haute voix pendant le tra-vail et il me manque Dieumercie impuissant dont la femme Carmen tente par tous les moy-ens de reacuteveiller son sexe endormi Tous ses personnages divers et varieacutes sont dans ce livre absolument passionnant Il est un hommage aux grands romans drsquoaventures de Jules Verne

de H Melville RL Stevenson et bien drsquoautres Agatha Christie ou Conan Doyle eacutevidemment avec lrsquoemprunt du nom Holmes voire mecircme M Leblanc jrsquoai trouveacute que M Canterel avait des petits airs drsquoArsegravene LupinJM Blas de Roblegraves a une imagination deacutebor-dante dans tous les domaines pour nous em-mener loin tregraves loin et quand on y est il en rajoute encore un peu pour nous eacuteloigner plus jusqursquoagrave lrsquoicircle du Point Neacutemo lieu absolument extraordinaire que je vous laisse deacutecouvrir par vous-mecircmes Il regorge drsquoideacutees pour mettre ses personnages dans des situations eacuteton-nantes risqueacutees agrave chaque fois une peacuteripeacutetie en amegravene une autre tout aussi folle Crsquoest un vrai plaisir que de retrouver lrsquoambiance de mes lectures adolescentes Mais lagrave ougrave lrsquoau-teur est malin crsquoest que son roman nrsquoest pas qursquoune aventure un reacutecit pour jeunes hommes et jeunes filles crsquoest aussi un ouvrage plein de questionnements et de reacuteflexion - sur la litteacuterature la lecture sur lrsquoavenir du livre- sur la philosophie la meacutedecine et la science qui nrsquoen finissent pas de chercher et de trouver des solutions pour tel ou tel souci qui repous-sent ainsi les limites de lrsquohumaniteacute et posent des questions eacutethiques- sur lrsquoeacutecologie et la maniegravere dont nous trai-tons la Terre certains jusqursquoau-boutistes pen-sant qursquoelle se reacutegeacutenegraverera seule- sur la politique mondiale cette course agrave la croissance dont on ne sait pas jusqursquoau bord de quel gouffre elle nous megravenera

Ajoutez agrave cela une eacutecriture particuliegraverement riche flamboyante et vous tenez lagrave un grand roman de ceux qursquoon nrsquooublie pas qui mar-quent agrave jamais le lecteur

Lrsquoicircle du Point NeacutemoPar Yves Mabon

Lrsquoicircle du Point Neacutemo Jean-Marie Blas de Roblegraves Zulma 2014

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
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  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
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Page 10: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Un matin ougrave la mer eacutetait trouble les vents faibles de sudsudndashouest preacutesageant du ringue le poisson donnait agrave plein bars et lieus remplissaient le canot tout agrave coup je dis agrave La Butte - Jrsquoai crocheacute une roche- Non il y a trop de fond ici remonte ta ligne

Je remonte avec de plus en plus drsquoefforts et de mal la trentaine de brasses de la ligne qui vibre et arrive bientocirct agrave la verticale quand La Butte me dit- Laisse filer doucement sinon y va srsquodeacutecrocherLa ligne file partant vers lrsquoavant puis vers le fond je lui redonne une dizaine de brasses la tension diminue- Hale dessus et monte doucement Apregraves quelques brasses agrave bord on voit apparaicirctre agrave quelques megravetres une grosse masse bleue qui replonge en voyant le bateau- Tiens bon laisse filer tu lrsquoauras au prochain coup crsquoest un Tazar5 un prsquotit thon de cocircte- Allez remonte le dit-il en prenant la gaffe

Avec effort je hissais de nouveau ma prise et approchais le tazar du bord du canot Le pegravere La Butte donnait un coup de gaffe preacutecis crochait dans le tazar et le basculait agrave lrsquointeacuterieur du canot un coup de picou6 sur le dessus du crane arrecirctais enfin les mouvements saccadeacutes du poisson sur le pont- Bravo garccedilon il fait bien ses dix livres tes parents vont ecirctre contents TON poisson est beau

Chez Lecomte le pegravere La Butte partagea la fillette7 de rouge avec ses connais-sances mrsquooffrant mdash crsquoeacutetait la premiegravere fois mdash une consommation Jrsquooptais mal-greacute mon jeune acircge pour un trsquopunch mdash mon premier lui aussi mdash histoire de faire comme les grands que jrsquoavais presque eacutegaleacute pendant quelques instants

Je rentrais fier et un peu eacutemeacutecheacute tenant le tazar par la queue au grand eacutetonne-ment de ma maisonneacutee

Il y avait aussi Auguste Chauviteau dit Potiron les gros pouces Il eacutetait petit racircbleacute fort comme un Turc avec des mains eacutenormes et de tregraves gros pouces Son

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canot faisait quatre bons megravetres lourd avec une quille profonde Un Qui-mperleacute8 en reacuteduction conccedilu pour marcher agrave la voile mais depuis quelques anneacutees Potiron avait deacutebarqueacute le moteur hors bord le macirct et la voile

Son plaisir eacutetait de nager debout lentement face agrave lrsquoavant pour aller jusqursquoagrave La Tranche relever quelques casiers agrave crustaceacutes et un treacutemail La pecircche du jour faisait son ordinaire le poisson noble en surplus eacutetait hisseacute en haut du vrsquoniou9 pour seacutecher apregraves salage Le reste partait au saloir pour faire la boeumltte Potiron me racontant tout en nageant des eacutepisodes de la guerre 1418 qursquoil avait veacutecu du cocircteacute des Dardanelles

Agrave la Meule il y avait aussi les jours de carburant deacutetaxeacute ou les marins ve-naient avec leurs bidons agrave la cabane de la douane chercher de lrsquoessence ou du gazole Agrave proximiteacute se trouvait un toit reposant sur trois murs garnis de bancs agrave lrsquointeacuterieur ougrave les anciens eacutetaient rassembleacutes proteacutegeacutes du soleil de lrsquoapregraves-midi Lagrave ils parlaient en patois de la mer des bateaux des poissons des crustaceacutes du temps qui se couvre batias loubines chancrajhe le temps se mitoune le tout mecircleacute aux nouvelles des bateaux entendues lematin mecircme sur radio Conquet

De La Meule remonte encore le souvenir de deux forts sloups lrsquoun tregraves large de couleur bleu drapeau Serge ID 7322 construit chez Beacuteneacuteteau peut-ecirctre dans les anneacutees trente Le patron en eacutetait Serge Maingourd lrsquoeacutequipage de trois ou quatre hommes Il faisait les casiers marchait agrave la voile mecircme sicelle-ci avait eacuteteacute reacuteduite apregraves que lrsquoon eu bien coupeacute le macirct

Lrsquoautre avait coque blanche avec pavois vert crsquoeacutetait Aveacute ID 7136 agrave lrsquoAmeacutericain Il y avait aussi aligneacutes le long du quai les casiers agrave crustaceacutes en ormeau ceux agrave crevettes passeacutes au coaltar

Les cabanes et les gueacuterites ougrave eacutetaient rangeacutes les outils cordagesengins et apparaux de pecircche Dans leur milieu se trouvait le Q de Gabrielle qui provenait de la coque du Grand Gabriel agrave monsieur Cousin une connaissance de mon pegravere Il avait tenu pension agrave Port-Joinville du cocircteacute de la Tourette Gabriel avait eacuteteacute inscrit agrave la plaisance et mon-sieur Cousin employait un marin agrave lrsquoanneacutee sur le Petit Gabriel

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La coque du Grand Gabriel a eacuteteacute acheteacutee par un nommeacute Martin de la Meule en 1930 coupeacutee en deux au niveau du maicirctre-bau pour en faire une cabane par Raphaeumll charpentier de marine le fregravere de Roger Naud Son arriegravere avait eacuteteacute dresseacute debout et lrsquoavant deacutetruit

1 Appellation agrave lrsquoeacutepoque de la retraite des marins creacuteeacute par Colbert 2 nom en patois descrevettes roses ou bouquets 3 agrave Yeu nom donneacute au Bar Dicentrarchus labrax 4 Cafeacute-restau-rant au ras du port ougrave les marins en fin de matineacutee se retrouvaient pour eacutetancher leur soif 5 thon rayeacute ou bonite espagnole 6 pointe en meacutetal ronde emmancheacutee et aiguiseacutee que lrsquoon plante dans la tecircte des poissons pour les tuer 7 nom donneacutee agrave une carafe en verre de 33 cl remplie de vin rouge ou blanc 8 type de grand canot de 5 agrave 7 megravetres originaire des Sables drsquoOlonne 9 perche en haut de laquelle on hisse une roue de bicyclette munie drsquohameccedilons ougrave sont accrocheacutes les poissons qui sont ainsi agrave lrsquoabri des mouches

Carte et cartes postales

1 Port de La Meule circa 19001920 les quatre gros bateaux sont des sloups dont un greacuteeacute avec un tape-cul

remarquer la hauteur des macircts sur lesquels pouvait ecirctre greacuteeacute un flegraveche En arriegravere plan deux chaloupes noires Les deux canots sur le fond agrave droite ressemblent agrave des Quimperleacutes2 Port de La Meule vers 1950 Au premier plan Serge ID

7322 en dernier Aveacute ID 71363 Port de La Meule vers 1955 Carte postale en noir et

blanc coloriseacutee Serge est accosteacute au quai Aveacute est agrave la sortie du port

4 Le Q de Gabrielle le bateau drsquoorigine srsquoappelait Le Grand Gabriel coupeacute en deux le nom srsquoest feacuteminiseacute

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par Caroline Constant

Je deacutecouvre Les icircles de Jean Grenier Le titre est trompeur Lrsquohistoire du chat Mouloud et de sa mort cruelle de la maladie drsquoun boucher des voyages des doutes et du videhellip Qursquoest-ce que ce titre a avoir avec les icircles Est-il recevable A bien y reacutefleacutechir et au fil des pages et des mots de cette poeacutesie silencieuse qui sourd des questionnements humains Les icircles me sont apparues comme une invitation pour un voyage inteacuterieur Que sont donc ces icircles dont nous parle lrsquoau-teur sinon nos errances poeacutetiques agrave deacutecou-vrir qui nous sommes ce que nous faisons et devenons Nous sommes des icircles agrave part entiegravere lorsque nous faisons le vide autour de nous cette claustration neacutecessaire pour comprendre le monde se poser eacutecouter son propre corps au contact du temps faire vibrer ces eacutelans mystiques ces petits riens qui se reacutevegravelent par la beauteacute des choses des fleurs ou la lumiegravere drsquoun paysage Tomber dans le vide srsquoy perdre parfois voir ses deacutesirs se reacutealiser ou mieux jouir de lrsquoinstant laquo ougrave le deacutesir est pregraves drsquoecirctre satisfait raquo (p29 Editions Imaginaire Gallimard)

Il me revient en meacutemoire dans La Presqursquoicircle de Julien Gracq ce moment deacutelicieux de lrsquoat-tente de deacutecouvrir la mer le plaisir infini qui se reacuteveille en soi Petit agrave petit comme un leacuteger frisson lrsquoadreacutenaline avant lrsquoapotheacuteose Quant agrave lrsquoapregraves certains pourront se morfondre dans le neacuteant alors qursquoil suffit (pour se com-plaire encore dans lrsquoinstant magique de lrsquoat-tente) de garder au fond de soi ces souvenirs du point de rencontre cet instant T la vision du paradis terrestre ce que Grenier appelle laquo le don le geacutenie et la gracircce quelque chose de naturel et drsquoirreacutesistible raquo Ne pas chercher plus loin ce qui se trouve devant soi Nos icircles sont ici-mecircmes devant nos yeux et en nous-mecircmes A lire sans modeacuteration

Les icircles de Jean Grenier Editions Imaginaire Gallimard reacuteeacutedition du 14 mai 2003 avec preacuteface par Albert Camus et postface par lrsquoauteur lui-mecircme (1959) Ce livre a paru en 1933 pour la premiegravere fois

Les icircles de Jean Grenier

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Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein

par Marie Boiseaubert

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A la recherche de paysages rudes et arides en Finistegravere je suis arriveacutee sur lrsquoIle de

Sein en octobre 2013Depuis la fin de mes eacutetudes de peinture je re-cherche comme source drsquoinspiration non pas de grands paysages harmonieux et coloreacutes mais plutocirct ce qui est moins eacutevident comme la multitudes drsquoeacuteleacutements se trouvant au sol les deacutetails lrsquoinvisible ce qui est craqueleacute fis-sureacute abimeacute fatigueacute le deacutesordre lrsquoabandonneacute les empreintes les traces les empilements de choses oublieacutees Depuis longtemps fascineacutee par lrsquooceacutean jrsquoai trouveacute sur lrsquoIle de Sein un lieu ideacuteal de para-doxes qui met en place une tension creacuteatrice Crsquoest un point fixe au cœur du mouvement un refuge vulneacuterable face aux eacuteleacutements un lieu de silence au milieu du vacarme constant de

lrsquooceacutean Jrsquoy reacutealise un exercice de transcrip-tion du paysage dans son aspect le plus eacuteleacute-mentaire Ce microcosme insulaire embleacutema-tique repreacutesente un laboratoire incomparable pour mettre en œuvre une estheacutetique poeacutetique et picturale des gregraveves des galets des lichen des algues Agrave lrsquoencre de chine faire corps avec cette nature agrave lrsquoextreacutemiteacute du monde ob-server les eacuteleacutements dans leur diversiteacute et leur eacutevolution au fil des saisons Lrsquoicircle de Sein est situeacutee agrave 8 kilomegravetres au large de la pointe du raz Elle mesure environ 2000 megravetres de long pour une superficie de 56 hect-ares et une altitude moyenne de 150 megravetresElle fait partie drsquoune arecircte granitique dont la partie immergeacutee se prolonge sur 25 kilomegravetres vers le large et forme la barriegravere de reacutecifs ap-peleacutee la chausseacutee de Sein

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Un magnifique diamant de Lady MacRae vient drsquoecirctre deacuterobeacute Martial Canterel dandy richissime ex-amant de Lady MacRae flan-queacute de lrsquoincomparable Miss Sherrington puis son ami Holmes pas Sherlock lrsquoun de ses descendants accompagneacute de son majordome Grimod de la Reynaudiegravere partent agrave sa recher-che Le voleur est sans doute lrsquoinsaisissable Enjambeur Nocirc que recherche eacutegalement Lit-terbag le policier irascible et opiniacirctre qui suit le groupe lrsquoaide et le sauve parfois de sit-uations embarrassantes Tout ce petit monde part dans des aventures rocambolesques in-croyables et jubilatoires

Que voilagrave un roman drsquoaventures foisonnant et encore je ne vous ai pas tout dit Dans mon reacutesumeacute volontairement succinct je ne vous ai pas parleacute de Monsieur Wang directeur drsquoune usine de liseuses eacutelectroniques un pervers ni de Charlotte et Fabrice deux de ses em-ployeacutes jrsquoai eacutegalement omis de vous parler drsquoAr-

naud lrsquoancien proprieacutetaire de cette usine qui de son temps aideacute par sa bien-aimeacutee Dulcie atteinte drsquoune eacutetrange maladie sorte de comas dont elle ne sort pas fabriquait des cigares comme agrave Cuba ougrave existait dans de telles fabri-ques des lectures agrave haute voix pendant le tra-vail et il me manque Dieumercie impuissant dont la femme Carmen tente par tous les moy-ens de reacuteveiller son sexe endormi Tous ses personnages divers et varieacutes sont dans ce livre absolument passionnant Il est un hommage aux grands romans drsquoaventures de Jules Verne

de H Melville RL Stevenson et bien drsquoautres Agatha Christie ou Conan Doyle eacutevidemment avec lrsquoemprunt du nom Holmes voire mecircme M Leblanc jrsquoai trouveacute que M Canterel avait des petits airs drsquoArsegravene LupinJM Blas de Roblegraves a une imagination deacutebor-dante dans tous les domaines pour nous em-mener loin tregraves loin et quand on y est il en rajoute encore un peu pour nous eacuteloigner plus jusqursquoagrave lrsquoicircle du Point Neacutemo lieu absolument extraordinaire que je vous laisse deacutecouvrir par vous-mecircmes Il regorge drsquoideacutees pour mettre ses personnages dans des situations eacuteton-nantes risqueacutees agrave chaque fois une peacuteripeacutetie en amegravene une autre tout aussi folle Crsquoest un vrai plaisir que de retrouver lrsquoambiance de mes lectures adolescentes Mais lagrave ougrave lrsquoau-teur est malin crsquoest que son roman nrsquoest pas qursquoune aventure un reacutecit pour jeunes hommes et jeunes filles crsquoest aussi un ouvrage plein de questionnements et de reacuteflexion - sur la litteacuterature la lecture sur lrsquoavenir du livre- sur la philosophie la meacutedecine et la science qui nrsquoen finissent pas de chercher et de trouver des solutions pour tel ou tel souci qui repous-sent ainsi les limites de lrsquohumaniteacute et posent des questions eacutethiques- sur lrsquoeacutecologie et la maniegravere dont nous trai-tons la Terre certains jusqursquoau-boutistes pen-sant qursquoelle se reacutegeacutenegraverera seule- sur la politique mondiale cette course agrave la croissance dont on ne sait pas jusqursquoau bord de quel gouffre elle nous megravenera

Ajoutez agrave cela une eacutecriture particuliegraverement riche flamboyante et vous tenez lagrave un grand roman de ceux qursquoon nrsquooublie pas qui mar-quent agrave jamais le lecteur

Lrsquoicircle du Point NeacutemoPar Yves Mabon

Lrsquoicircle du Point Neacutemo Jean-Marie Blas de Roblegraves Zulma 2014

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
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  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
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  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
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  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 11: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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canot faisait quatre bons megravetres lourd avec une quille profonde Un Qui-mperleacute8 en reacuteduction conccedilu pour marcher agrave la voile mais depuis quelques anneacutees Potiron avait deacutebarqueacute le moteur hors bord le macirct et la voile

Son plaisir eacutetait de nager debout lentement face agrave lrsquoavant pour aller jusqursquoagrave La Tranche relever quelques casiers agrave crustaceacutes et un treacutemail La pecircche du jour faisait son ordinaire le poisson noble en surplus eacutetait hisseacute en haut du vrsquoniou9 pour seacutecher apregraves salage Le reste partait au saloir pour faire la boeumltte Potiron me racontant tout en nageant des eacutepisodes de la guerre 1418 qursquoil avait veacutecu du cocircteacute des Dardanelles

Agrave la Meule il y avait aussi les jours de carburant deacutetaxeacute ou les marins ve-naient avec leurs bidons agrave la cabane de la douane chercher de lrsquoessence ou du gazole Agrave proximiteacute se trouvait un toit reposant sur trois murs garnis de bancs agrave lrsquointeacuterieur ougrave les anciens eacutetaient rassembleacutes proteacutegeacutes du soleil de lrsquoapregraves-midi Lagrave ils parlaient en patois de la mer des bateaux des poissons des crustaceacutes du temps qui se couvre batias loubines chancrajhe le temps se mitoune le tout mecircleacute aux nouvelles des bateaux entendues lematin mecircme sur radio Conquet

De La Meule remonte encore le souvenir de deux forts sloups lrsquoun tregraves large de couleur bleu drapeau Serge ID 7322 construit chez Beacuteneacuteteau peut-ecirctre dans les anneacutees trente Le patron en eacutetait Serge Maingourd lrsquoeacutequipage de trois ou quatre hommes Il faisait les casiers marchait agrave la voile mecircme sicelle-ci avait eacuteteacute reacuteduite apregraves que lrsquoon eu bien coupeacute le macirct

Lrsquoautre avait coque blanche avec pavois vert crsquoeacutetait Aveacute ID 7136 agrave lrsquoAmeacutericain Il y avait aussi aligneacutes le long du quai les casiers agrave crustaceacutes en ormeau ceux agrave crevettes passeacutes au coaltar

Les cabanes et les gueacuterites ougrave eacutetaient rangeacutes les outils cordagesengins et apparaux de pecircche Dans leur milieu se trouvait le Q de Gabrielle qui provenait de la coque du Grand Gabriel agrave monsieur Cousin une connaissance de mon pegravere Il avait tenu pension agrave Port-Joinville du cocircteacute de la Tourette Gabriel avait eacuteteacute inscrit agrave la plaisance et mon-sieur Cousin employait un marin agrave lrsquoanneacutee sur le Petit Gabriel

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La coque du Grand Gabriel a eacuteteacute acheteacutee par un nommeacute Martin de la Meule en 1930 coupeacutee en deux au niveau du maicirctre-bau pour en faire une cabane par Raphaeumll charpentier de marine le fregravere de Roger Naud Son arriegravere avait eacuteteacute dresseacute debout et lrsquoavant deacutetruit

1 Appellation agrave lrsquoeacutepoque de la retraite des marins creacuteeacute par Colbert 2 nom en patois descrevettes roses ou bouquets 3 agrave Yeu nom donneacute au Bar Dicentrarchus labrax 4 Cafeacute-restau-rant au ras du port ougrave les marins en fin de matineacutee se retrouvaient pour eacutetancher leur soif 5 thon rayeacute ou bonite espagnole 6 pointe en meacutetal ronde emmancheacutee et aiguiseacutee que lrsquoon plante dans la tecircte des poissons pour les tuer 7 nom donneacutee agrave une carafe en verre de 33 cl remplie de vin rouge ou blanc 8 type de grand canot de 5 agrave 7 megravetres originaire des Sables drsquoOlonne 9 perche en haut de laquelle on hisse une roue de bicyclette munie drsquohameccedilons ougrave sont accrocheacutes les poissons qui sont ainsi agrave lrsquoabri des mouches

Carte et cartes postales

1 Port de La Meule circa 19001920 les quatre gros bateaux sont des sloups dont un greacuteeacute avec un tape-cul

remarquer la hauteur des macircts sur lesquels pouvait ecirctre greacuteeacute un flegraveche En arriegravere plan deux chaloupes noires Les deux canots sur le fond agrave droite ressemblent agrave des Quimperleacutes2 Port de La Meule vers 1950 Au premier plan Serge ID

7322 en dernier Aveacute ID 71363 Port de La Meule vers 1955 Carte postale en noir et

blanc coloriseacutee Serge est accosteacute au quai Aveacute est agrave la sortie du port

4 Le Q de Gabrielle le bateau drsquoorigine srsquoappelait Le Grand Gabriel coupeacute en deux le nom srsquoest feacuteminiseacute

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par Caroline Constant

Je deacutecouvre Les icircles de Jean Grenier Le titre est trompeur Lrsquohistoire du chat Mouloud et de sa mort cruelle de la maladie drsquoun boucher des voyages des doutes et du videhellip Qursquoest-ce que ce titre a avoir avec les icircles Est-il recevable A bien y reacutefleacutechir et au fil des pages et des mots de cette poeacutesie silencieuse qui sourd des questionnements humains Les icircles me sont apparues comme une invitation pour un voyage inteacuterieur Que sont donc ces icircles dont nous parle lrsquoau-teur sinon nos errances poeacutetiques agrave deacutecou-vrir qui nous sommes ce que nous faisons et devenons Nous sommes des icircles agrave part entiegravere lorsque nous faisons le vide autour de nous cette claustration neacutecessaire pour comprendre le monde se poser eacutecouter son propre corps au contact du temps faire vibrer ces eacutelans mystiques ces petits riens qui se reacutevegravelent par la beauteacute des choses des fleurs ou la lumiegravere drsquoun paysage Tomber dans le vide srsquoy perdre parfois voir ses deacutesirs se reacutealiser ou mieux jouir de lrsquoinstant laquo ougrave le deacutesir est pregraves drsquoecirctre satisfait raquo (p29 Editions Imaginaire Gallimard)

Il me revient en meacutemoire dans La Presqursquoicircle de Julien Gracq ce moment deacutelicieux de lrsquoat-tente de deacutecouvrir la mer le plaisir infini qui se reacuteveille en soi Petit agrave petit comme un leacuteger frisson lrsquoadreacutenaline avant lrsquoapotheacuteose Quant agrave lrsquoapregraves certains pourront se morfondre dans le neacuteant alors qursquoil suffit (pour se com-plaire encore dans lrsquoinstant magique de lrsquoat-tente) de garder au fond de soi ces souvenirs du point de rencontre cet instant T la vision du paradis terrestre ce que Grenier appelle laquo le don le geacutenie et la gracircce quelque chose de naturel et drsquoirreacutesistible raquo Ne pas chercher plus loin ce qui se trouve devant soi Nos icircles sont ici-mecircmes devant nos yeux et en nous-mecircmes A lire sans modeacuteration

Les icircles de Jean Grenier Editions Imaginaire Gallimard reacuteeacutedition du 14 mai 2003 avec preacuteface par Albert Camus et postface par lrsquoauteur lui-mecircme (1959) Ce livre a paru en 1933 pour la premiegravere fois

Les icircles de Jean Grenier

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Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein

par Marie Boiseaubert

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A la recherche de paysages rudes et arides en Finistegravere je suis arriveacutee sur lrsquoIle de

Sein en octobre 2013Depuis la fin de mes eacutetudes de peinture je re-cherche comme source drsquoinspiration non pas de grands paysages harmonieux et coloreacutes mais plutocirct ce qui est moins eacutevident comme la multitudes drsquoeacuteleacutements se trouvant au sol les deacutetails lrsquoinvisible ce qui est craqueleacute fis-sureacute abimeacute fatigueacute le deacutesordre lrsquoabandonneacute les empreintes les traces les empilements de choses oublieacutees Depuis longtemps fascineacutee par lrsquooceacutean jrsquoai trouveacute sur lrsquoIle de Sein un lieu ideacuteal de para-doxes qui met en place une tension creacuteatrice Crsquoest un point fixe au cœur du mouvement un refuge vulneacuterable face aux eacuteleacutements un lieu de silence au milieu du vacarme constant de

lrsquooceacutean Jrsquoy reacutealise un exercice de transcrip-tion du paysage dans son aspect le plus eacuteleacute-mentaire Ce microcosme insulaire embleacutema-tique repreacutesente un laboratoire incomparable pour mettre en œuvre une estheacutetique poeacutetique et picturale des gregraveves des galets des lichen des algues Agrave lrsquoencre de chine faire corps avec cette nature agrave lrsquoextreacutemiteacute du monde ob-server les eacuteleacutements dans leur diversiteacute et leur eacutevolution au fil des saisons Lrsquoicircle de Sein est situeacutee agrave 8 kilomegravetres au large de la pointe du raz Elle mesure environ 2000 megravetres de long pour une superficie de 56 hect-ares et une altitude moyenne de 150 megravetresElle fait partie drsquoune arecircte granitique dont la partie immergeacutee se prolonge sur 25 kilomegravetres vers le large et forme la barriegravere de reacutecifs ap-peleacutee la chausseacutee de Sein

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Un magnifique diamant de Lady MacRae vient drsquoecirctre deacuterobeacute Martial Canterel dandy richissime ex-amant de Lady MacRae flan-queacute de lrsquoincomparable Miss Sherrington puis son ami Holmes pas Sherlock lrsquoun de ses descendants accompagneacute de son majordome Grimod de la Reynaudiegravere partent agrave sa recher-che Le voleur est sans doute lrsquoinsaisissable Enjambeur Nocirc que recherche eacutegalement Lit-terbag le policier irascible et opiniacirctre qui suit le groupe lrsquoaide et le sauve parfois de sit-uations embarrassantes Tout ce petit monde part dans des aventures rocambolesques in-croyables et jubilatoires

Que voilagrave un roman drsquoaventures foisonnant et encore je ne vous ai pas tout dit Dans mon reacutesumeacute volontairement succinct je ne vous ai pas parleacute de Monsieur Wang directeur drsquoune usine de liseuses eacutelectroniques un pervers ni de Charlotte et Fabrice deux de ses em-ployeacutes jrsquoai eacutegalement omis de vous parler drsquoAr-

naud lrsquoancien proprieacutetaire de cette usine qui de son temps aideacute par sa bien-aimeacutee Dulcie atteinte drsquoune eacutetrange maladie sorte de comas dont elle ne sort pas fabriquait des cigares comme agrave Cuba ougrave existait dans de telles fabri-ques des lectures agrave haute voix pendant le tra-vail et il me manque Dieumercie impuissant dont la femme Carmen tente par tous les moy-ens de reacuteveiller son sexe endormi Tous ses personnages divers et varieacutes sont dans ce livre absolument passionnant Il est un hommage aux grands romans drsquoaventures de Jules Verne

de H Melville RL Stevenson et bien drsquoautres Agatha Christie ou Conan Doyle eacutevidemment avec lrsquoemprunt du nom Holmes voire mecircme M Leblanc jrsquoai trouveacute que M Canterel avait des petits airs drsquoArsegravene LupinJM Blas de Roblegraves a une imagination deacutebor-dante dans tous les domaines pour nous em-mener loin tregraves loin et quand on y est il en rajoute encore un peu pour nous eacuteloigner plus jusqursquoagrave lrsquoicircle du Point Neacutemo lieu absolument extraordinaire que je vous laisse deacutecouvrir par vous-mecircmes Il regorge drsquoideacutees pour mettre ses personnages dans des situations eacuteton-nantes risqueacutees agrave chaque fois une peacuteripeacutetie en amegravene une autre tout aussi folle Crsquoest un vrai plaisir que de retrouver lrsquoambiance de mes lectures adolescentes Mais lagrave ougrave lrsquoau-teur est malin crsquoest que son roman nrsquoest pas qursquoune aventure un reacutecit pour jeunes hommes et jeunes filles crsquoest aussi un ouvrage plein de questionnements et de reacuteflexion - sur la litteacuterature la lecture sur lrsquoavenir du livre- sur la philosophie la meacutedecine et la science qui nrsquoen finissent pas de chercher et de trouver des solutions pour tel ou tel souci qui repous-sent ainsi les limites de lrsquohumaniteacute et posent des questions eacutethiques- sur lrsquoeacutecologie et la maniegravere dont nous trai-tons la Terre certains jusqursquoau-boutistes pen-sant qursquoelle se reacutegeacutenegraverera seule- sur la politique mondiale cette course agrave la croissance dont on ne sait pas jusqursquoau bord de quel gouffre elle nous megravenera

Ajoutez agrave cela une eacutecriture particuliegraverement riche flamboyante et vous tenez lagrave un grand roman de ceux qursquoon nrsquooublie pas qui mar-quent agrave jamais le lecteur

Lrsquoicircle du Point NeacutemoPar Yves Mabon

Lrsquoicircle du Point Neacutemo Jean-Marie Blas de Roblegraves Zulma 2014

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
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  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
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  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 12: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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La coque du Grand Gabriel a eacuteteacute acheteacutee par un nommeacute Martin de la Meule en 1930 coupeacutee en deux au niveau du maicirctre-bau pour en faire une cabane par Raphaeumll charpentier de marine le fregravere de Roger Naud Son arriegravere avait eacuteteacute dresseacute debout et lrsquoavant deacutetruit

1 Appellation agrave lrsquoeacutepoque de la retraite des marins creacuteeacute par Colbert 2 nom en patois descrevettes roses ou bouquets 3 agrave Yeu nom donneacute au Bar Dicentrarchus labrax 4 Cafeacute-restau-rant au ras du port ougrave les marins en fin de matineacutee se retrouvaient pour eacutetancher leur soif 5 thon rayeacute ou bonite espagnole 6 pointe en meacutetal ronde emmancheacutee et aiguiseacutee que lrsquoon plante dans la tecircte des poissons pour les tuer 7 nom donneacutee agrave une carafe en verre de 33 cl remplie de vin rouge ou blanc 8 type de grand canot de 5 agrave 7 megravetres originaire des Sables drsquoOlonne 9 perche en haut de laquelle on hisse une roue de bicyclette munie drsquohameccedilons ougrave sont accrocheacutes les poissons qui sont ainsi agrave lrsquoabri des mouches

Carte et cartes postales

1 Port de La Meule circa 19001920 les quatre gros bateaux sont des sloups dont un greacuteeacute avec un tape-cul

remarquer la hauteur des macircts sur lesquels pouvait ecirctre greacuteeacute un flegraveche En arriegravere plan deux chaloupes noires Les deux canots sur le fond agrave droite ressemblent agrave des Quimperleacutes2 Port de La Meule vers 1950 Au premier plan Serge ID

7322 en dernier Aveacute ID 71363 Port de La Meule vers 1955 Carte postale en noir et

blanc coloriseacutee Serge est accosteacute au quai Aveacute est agrave la sortie du port

4 Le Q de Gabrielle le bateau drsquoorigine srsquoappelait Le Grand Gabriel coupeacute en deux le nom srsquoest feacuteminiseacute

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par Caroline Constant

Je deacutecouvre Les icircles de Jean Grenier Le titre est trompeur Lrsquohistoire du chat Mouloud et de sa mort cruelle de la maladie drsquoun boucher des voyages des doutes et du videhellip Qursquoest-ce que ce titre a avoir avec les icircles Est-il recevable A bien y reacutefleacutechir et au fil des pages et des mots de cette poeacutesie silencieuse qui sourd des questionnements humains Les icircles me sont apparues comme une invitation pour un voyage inteacuterieur Que sont donc ces icircles dont nous parle lrsquoau-teur sinon nos errances poeacutetiques agrave deacutecou-vrir qui nous sommes ce que nous faisons et devenons Nous sommes des icircles agrave part entiegravere lorsque nous faisons le vide autour de nous cette claustration neacutecessaire pour comprendre le monde se poser eacutecouter son propre corps au contact du temps faire vibrer ces eacutelans mystiques ces petits riens qui se reacutevegravelent par la beauteacute des choses des fleurs ou la lumiegravere drsquoun paysage Tomber dans le vide srsquoy perdre parfois voir ses deacutesirs se reacutealiser ou mieux jouir de lrsquoinstant laquo ougrave le deacutesir est pregraves drsquoecirctre satisfait raquo (p29 Editions Imaginaire Gallimard)

Il me revient en meacutemoire dans La Presqursquoicircle de Julien Gracq ce moment deacutelicieux de lrsquoat-tente de deacutecouvrir la mer le plaisir infini qui se reacuteveille en soi Petit agrave petit comme un leacuteger frisson lrsquoadreacutenaline avant lrsquoapotheacuteose Quant agrave lrsquoapregraves certains pourront se morfondre dans le neacuteant alors qursquoil suffit (pour se com-plaire encore dans lrsquoinstant magique de lrsquoat-tente) de garder au fond de soi ces souvenirs du point de rencontre cet instant T la vision du paradis terrestre ce que Grenier appelle laquo le don le geacutenie et la gracircce quelque chose de naturel et drsquoirreacutesistible raquo Ne pas chercher plus loin ce qui se trouve devant soi Nos icircles sont ici-mecircmes devant nos yeux et en nous-mecircmes A lire sans modeacuteration

Les icircles de Jean Grenier Editions Imaginaire Gallimard reacuteeacutedition du 14 mai 2003 avec preacuteface par Albert Camus et postface par lrsquoauteur lui-mecircme (1959) Ce livre a paru en 1933 pour la premiegravere fois

Les icircles de Jean Grenier

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Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein

par Marie Boiseaubert

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A la recherche de paysages rudes et arides en Finistegravere je suis arriveacutee sur lrsquoIle de

Sein en octobre 2013Depuis la fin de mes eacutetudes de peinture je re-cherche comme source drsquoinspiration non pas de grands paysages harmonieux et coloreacutes mais plutocirct ce qui est moins eacutevident comme la multitudes drsquoeacuteleacutements se trouvant au sol les deacutetails lrsquoinvisible ce qui est craqueleacute fis-sureacute abimeacute fatigueacute le deacutesordre lrsquoabandonneacute les empreintes les traces les empilements de choses oublieacutees Depuis longtemps fascineacutee par lrsquooceacutean jrsquoai trouveacute sur lrsquoIle de Sein un lieu ideacuteal de para-doxes qui met en place une tension creacuteatrice Crsquoest un point fixe au cœur du mouvement un refuge vulneacuterable face aux eacuteleacutements un lieu de silence au milieu du vacarme constant de

lrsquooceacutean Jrsquoy reacutealise un exercice de transcrip-tion du paysage dans son aspect le plus eacuteleacute-mentaire Ce microcosme insulaire embleacutema-tique repreacutesente un laboratoire incomparable pour mettre en œuvre une estheacutetique poeacutetique et picturale des gregraveves des galets des lichen des algues Agrave lrsquoencre de chine faire corps avec cette nature agrave lrsquoextreacutemiteacute du monde ob-server les eacuteleacutements dans leur diversiteacute et leur eacutevolution au fil des saisons Lrsquoicircle de Sein est situeacutee agrave 8 kilomegravetres au large de la pointe du raz Elle mesure environ 2000 megravetres de long pour une superficie de 56 hect-ares et une altitude moyenne de 150 megravetresElle fait partie drsquoune arecircte granitique dont la partie immergeacutee se prolonge sur 25 kilomegravetres vers le large et forme la barriegravere de reacutecifs ap-peleacutee la chausseacutee de Sein

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Un magnifique diamant de Lady MacRae vient drsquoecirctre deacuterobeacute Martial Canterel dandy richissime ex-amant de Lady MacRae flan-queacute de lrsquoincomparable Miss Sherrington puis son ami Holmes pas Sherlock lrsquoun de ses descendants accompagneacute de son majordome Grimod de la Reynaudiegravere partent agrave sa recher-che Le voleur est sans doute lrsquoinsaisissable Enjambeur Nocirc que recherche eacutegalement Lit-terbag le policier irascible et opiniacirctre qui suit le groupe lrsquoaide et le sauve parfois de sit-uations embarrassantes Tout ce petit monde part dans des aventures rocambolesques in-croyables et jubilatoires

Que voilagrave un roman drsquoaventures foisonnant et encore je ne vous ai pas tout dit Dans mon reacutesumeacute volontairement succinct je ne vous ai pas parleacute de Monsieur Wang directeur drsquoune usine de liseuses eacutelectroniques un pervers ni de Charlotte et Fabrice deux de ses em-ployeacutes jrsquoai eacutegalement omis de vous parler drsquoAr-

naud lrsquoancien proprieacutetaire de cette usine qui de son temps aideacute par sa bien-aimeacutee Dulcie atteinte drsquoune eacutetrange maladie sorte de comas dont elle ne sort pas fabriquait des cigares comme agrave Cuba ougrave existait dans de telles fabri-ques des lectures agrave haute voix pendant le tra-vail et il me manque Dieumercie impuissant dont la femme Carmen tente par tous les moy-ens de reacuteveiller son sexe endormi Tous ses personnages divers et varieacutes sont dans ce livre absolument passionnant Il est un hommage aux grands romans drsquoaventures de Jules Verne

de H Melville RL Stevenson et bien drsquoautres Agatha Christie ou Conan Doyle eacutevidemment avec lrsquoemprunt du nom Holmes voire mecircme M Leblanc jrsquoai trouveacute que M Canterel avait des petits airs drsquoArsegravene LupinJM Blas de Roblegraves a une imagination deacutebor-dante dans tous les domaines pour nous em-mener loin tregraves loin et quand on y est il en rajoute encore un peu pour nous eacuteloigner plus jusqursquoagrave lrsquoicircle du Point Neacutemo lieu absolument extraordinaire que je vous laisse deacutecouvrir par vous-mecircmes Il regorge drsquoideacutees pour mettre ses personnages dans des situations eacuteton-nantes risqueacutees agrave chaque fois une peacuteripeacutetie en amegravene une autre tout aussi folle Crsquoest un vrai plaisir que de retrouver lrsquoambiance de mes lectures adolescentes Mais lagrave ougrave lrsquoau-teur est malin crsquoest que son roman nrsquoest pas qursquoune aventure un reacutecit pour jeunes hommes et jeunes filles crsquoest aussi un ouvrage plein de questionnements et de reacuteflexion - sur la litteacuterature la lecture sur lrsquoavenir du livre- sur la philosophie la meacutedecine et la science qui nrsquoen finissent pas de chercher et de trouver des solutions pour tel ou tel souci qui repous-sent ainsi les limites de lrsquohumaniteacute et posent des questions eacutethiques- sur lrsquoeacutecologie et la maniegravere dont nous trai-tons la Terre certains jusqursquoau-boutistes pen-sant qursquoelle se reacutegeacutenegraverera seule- sur la politique mondiale cette course agrave la croissance dont on ne sait pas jusqursquoau bord de quel gouffre elle nous megravenera

Ajoutez agrave cela une eacutecriture particuliegraverement riche flamboyante et vous tenez lagrave un grand roman de ceux qursquoon nrsquooublie pas qui mar-quent agrave jamais le lecteur

Lrsquoicircle du Point NeacutemoPar Yves Mabon

Lrsquoicircle du Point Neacutemo Jean-Marie Blas de Roblegraves Zulma 2014

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 13: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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par Caroline Constant

Je deacutecouvre Les icircles de Jean Grenier Le titre est trompeur Lrsquohistoire du chat Mouloud et de sa mort cruelle de la maladie drsquoun boucher des voyages des doutes et du videhellip Qursquoest-ce que ce titre a avoir avec les icircles Est-il recevable A bien y reacutefleacutechir et au fil des pages et des mots de cette poeacutesie silencieuse qui sourd des questionnements humains Les icircles me sont apparues comme une invitation pour un voyage inteacuterieur Que sont donc ces icircles dont nous parle lrsquoau-teur sinon nos errances poeacutetiques agrave deacutecou-vrir qui nous sommes ce que nous faisons et devenons Nous sommes des icircles agrave part entiegravere lorsque nous faisons le vide autour de nous cette claustration neacutecessaire pour comprendre le monde se poser eacutecouter son propre corps au contact du temps faire vibrer ces eacutelans mystiques ces petits riens qui se reacutevegravelent par la beauteacute des choses des fleurs ou la lumiegravere drsquoun paysage Tomber dans le vide srsquoy perdre parfois voir ses deacutesirs se reacutealiser ou mieux jouir de lrsquoinstant laquo ougrave le deacutesir est pregraves drsquoecirctre satisfait raquo (p29 Editions Imaginaire Gallimard)

Il me revient en meacutemoire dans La Presqursquoicircle de Julien Gracq ce moment deacutelicieux de lrsquoat-tente de deacutecouvrir la mer le plaisir infini qui se reacuteveille en soi Petit agrave petit comme un leacuteger frisson lrsquoadreacutenaline avant lrsquoapotheacuteose Quant agrave lrsquoapregraves certains pourront se morfondre dans le neacuteant alors qursquoil suffit (pour se com-plaire encore dans lrsquoinstant magique de lrsquoat-tente) de garder au fond de soi ces souvenirs du point de rencontre cet instant T la vision du paradis terrestre ce que Grenier appelle laquo le don le geacutenie et la gracircce quelque chose de naturel et drsquoirreacutesistible raquo Ne pas chercher plus loin ce qui se trouve devant soi Nos icircles sont ici-mecircmes devant nos yeux et en nous-mecircmes A lire sans modeacuteration

Les icircles de Jean Grenier Editions Imaginaire Gallimard reacuteeacutedition du 14 mai 2003 avec preacuteface par Albert Camus et postface par lrsquoauteur lui-mecircme (1959) Ce livre a paru en 1933 pour la premiegravere fois

Les icircles de Jean Grenier

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Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein

par Marie Boiseaubert

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A la recherche de paysages rudes et arides en Finistegravere je suis arriveacutee sur lrsquoIle de

Sein en octobre 2013Depuis la fin de mes eacutetudes de peinture je re-cherche comme source drsquoinspiration non pas de grands paysages harmonieux et coloreacutes mais plutocirct ce qui est moins eacutevident comme la multitudes drsquoeacuteleacutements se trouvant au sol les deacutetails lrsquoinvisible ce qui est craqueleacute fis-sureacute abimeacute fatigueacute le deacutesordre lrsquoabandonneacute les empreintes les traces les empilements de choses oublieacutees Depuis longtemps fascineacutee par lrsquooceacutean jrsquoai trouveacute sur lrsquoIle de Sein un lieu ideacuteal de para-doxes qui met en place une tension creacuteatrice Crsquoest un point fixe au cœur du mouvement un refuge vulneacuterable face aux eacuteleacutements un lieu de silence au milieu du vacarme constant de

lrsquooceacutean Jrsquoy reacutealise un exercice de transcrip-tion du paysage dans son aspect le plus eacuteleacute-mentaire Ce microcosme insulaire embleacutema-tique repreacutesente un laboratoire incomparable pour mettre en œuvre une estheacutetique poeacutetique et picturale des gregraveves des galets des lichen des algues Agrave lrsquoencre de chine faire corps avec cette nature agrave lrsquoextreacutemiteacute du monde ob-server les eacuteleacutements dans leur diversiteacute et leur eacutevolution au fil des saisons Lrsquoicircle de Sein est situeacutee agrave 8 kilomegravetres au large de la pointe du raz Elle mesure environ 2000 megravetres de long pour une superficie de 56 hect-ares et une altitude moyenne de 150 megravetresElle fait partie drsquoune arecircte granitique dont la partie immergeacutee se prolonge sur 25 kilomegravetres vers le large et forme la barriegravere de reacutecifs ap-peleacutee la chausseacutee de Sein

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Un magnifique diamant de Lady MacRae vient drsquoecirctre deacuterobeacute Martial Canterel dandy richissime ex-amant de Lady MacRae flan-queacute de lrsquoincomparable Miss Sherrington puis son ami Holmes pas Sherlock lrsquoun de ses descendants accompagneacute de son majordome Grimod de la Reynaudiegravere partent agrave sa recher-che Le voleur est sans doute lrsquoinsaisissable Enjambeur Nocirc que recherche eacutegalement Lit-terbag le policier irascible et opiniacirctre qui suit le groupe lrsquoaide et le sauve parfois de sit-uations embarrassantes Tout ce petit monde part dans des aventures rocambolesques in-croyables et jubilatoires

Que voilagrave un roman drsquoaventures foisonnant et encore je ne vous ai pas tout dit Dans mon reacutesumeacute volontairement succinct je ne vous ai pas parleacute de Monsieur Wang directeur drsquoune usine de liseuses eacutelectroniques un pervers ni de Charlotte et Fabrice deux de ses em-ployeacutes jrsquoai eacutegalement omis de vous parler drsquoAr-

naud lrsquoancien proprieacutetaire de cette usine qui de son temps aideacute par sa bien-aimeacutee Dulcie atteinte drsquoune eacutetrange maladie sorte de comas dont elle ne sort pas fabriquait des cigares comme agrave Cuba ougrave existait dans de telles fabri-ques des lectures agrave haute voix pendant le tra-vail et il me manque Dieumercie impuissant dont la femme Carmen tente par tous les moy-ens de reacuteveiller son sexe endormi Tous ses personnages divers et varieacutes sont dans ce livre absolument passionnant Il est un hommage aux grands romans drsquoaventures de Jules Verne

de H Melville RL Stevenson et bien drsquoautres Agatha Christie ou Conan Doyle eacutevidemment avec lrsquoemprunt du nom Holmes voire mecircme M Leblanc jrsquoai trouveacute que M Canterel avait des petits airs drsquoArsegravene LupinJM Blas de Roblegraves a une imagination deacutebor-dante dans tous les domaines pour nous em-mener loin tregraves loin et quand on y est il en rajoute encore un peu pour nous eacuteloigner plus jusqursquoagrave lrsquoicircle du Point Neacutemo lieu absolument extraordinaire que je vous laisse deacutecouvrir par vous-mecircmes Il regorge drsquoideacutees pour mettre ses personnages dans des situations eacuteton-nantes risqueacutees agrave chaque fois une peacuteripeacutetie en amegravene une autre tout aussi folle Crsquoest un vrai plaisir que de retrouver lrsquoambiance de mes lectures adolescentes Mais lagrave ougrave lrsquoau-teur est malin crsquoest que son roman nrsquoest pas qursquoune aventure un reacutecit pour jeunes hommes et jeunes filles crsquoest aussi un ouvrage plein de questionnements et de reacuteflexion - sur la litteacuterature la lecture sur lrsquoavenir du livre- sur la philosophie la meacutedecine et la science qui nrsquoen finissent pas de chercher et de trouver des solutions pour tel ou tel souci qui repous-sent ainsi les limites de lrsquohumaniteacute et posent des questions eacutethiques- sur lrsquoeacutecologie et la maniegravere dont nous trai-tons la Terre certains jusqursquoau-boutistes pen-sant qursquoelle se reacutegeacutenegraverera seule- sur la politique mondiale cette course agrave la croissance dont on ne sait pas jusqursquoau bord de quel gouffre elle nous megravenera

Ajoutez agrave cela une eacutecriture particuliegraverement riche flamboyante et vous tenez lagrave un grand roman de ceux qursquoon nrsquooublie pas qui mar-quent agrave jamais le lecteur

Lrsquoicircle du Point NeacutemoPar Yves Mabon

Lrsquoicircle du Point Neacutemo Jean-Marie Blas de Roblegraves Zulma 2014

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 14: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein

par Marie Boiseaubert

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A la recherche de paysages rudes et arides en Finistegravere je suis arriveacutee sur lrsquoIle de

Sein en octobre 2013Depuis la fin de mes eacutetudes de peinture je re-cherche comme source drsquoinspiration non pas de grands paysages harmonieux et coloreacutes mais plutocirct ce qui est moins eacutevident comme la multitudes drsquoeacuteleacutements se trouvant au sol les deacutetails lrsquoinvisible ce qui est craqueleacute fis-sureacute abimeacute fatigueacute le deacutesordre lrsquoabandonneacute les empreintes les traces les empilements de choses oublieacutees Depuis longtemps fascineacutee par lrsquooceacutean jrsquoai trouveacute sur lrsquoIle de Sein un lieu ideacuteal de para-doxes qui met en place une tension creacuteatrice Crsquoest un point fixe au cœur du mouvement un refuge vulneacuterable face aux eacuteleacutements un lieu de silence au milieu du vacarme constant de

lrsquooceacutean Jrsquoy reacutealise un exercice de transcrip-tion du paysage dans son aspect le plus eacuteleacute-mentaire Ce microcosme insulaire embleacutema-tique repreacutesente un laboratoire incomparable pour mettre en œuvre une estheacutetique poeacutetique et picturale des gregraveves des galets des lichen des algues Agrave lrsquoencre de chine faire corps avec cette nature agrave lrsquoextreacutemiteacute du monde ob-server les eacuteleacutements dans leur diversiteacute et leur eacutevolution au fil des saisons Lrsquoicircle de Sein est situeacutee agrave 8 kilomegravetres au large de la pointe du raz Elle mesure environ 2000 megravetres de long pour une superficie de 56 hect-ares et une altitude moyenne de 150 megravetresElle fait partie drsquoune arecircte granitique dont la partie immergeacutee se prolonge sur 25 kilomegravetres vers le large et forme la barriegravere de reacutecifs ap-peleacutee la chausseacutee de Sein

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Un magnifique diamant de Lady MacRae vient drsquoecirctre deacuterobeacute Martial Canterel dandy richissime ex-amant de Lady MacRae flan-queacute de lrsquoincomparable Miss Sherrington puis son ami Holmes pas Sherlock lrsquoun de ses descendants accompagneacute de son majordome Grimod de la Reynaudiegravere partent agrave sa recher-che Le voleur est sans doute lrsquoinsaisissable Enjambeur Nocirc que recherche eacutegalement Lit-terbag le policier irascible et opiniacirctre qui suit le groupe lrsquoaide et le sauve parfois de sit-uations embarrassantes Tout ce petit monde part dans des aventures rocambolesques in-croyables et jubilatoires

Que voilagrave un roman drsquoaventures foisonnant et encore je ne vous ai pas tout dit Dans mon reacutesumeacute volontairement succinct je ne vous ai pas parleacute de Monsieur Wang directeur drsquoune usine de liseuses eacutelectroniques un pervers ni de Charlotte et Fabrice deux de ses em-ployeacutes jrsquoai eacutegalement omis de vous parler drsquoAr-

naud lrsquoancien proprieacutetaire de cette usine qui de son temps aideacute par sa bien-aimeacutee Dulcie atteinte drsquoune eacutetrange maladie sorte de comas dont elle ne sort pas fabriquait des cigares comme agrave Cuba ougrave existait dans de telles fabri-ques des lectures agrave haute voix pendant le tra-vail et il me manque Dieumercie impuissant dont la femme Carmen tente par tous les moy-ens de reacuteveiller son sexe endormi Tous ses personnages divers et varieacutes sont dans ce livre absolument passionnant Il est un hommage aux grands romans drsquoaventures de Jules Verne

de H Melville RL Stevenson et bien drsquoautres Agatha Christie ou Conan Doyle eacutevidemment avec lrsquoemprunt du nom Holmes voire mecircme M Leblanc jrsquoai trouveacute que M Canterel avait des petits airs drsquoArsegravene LupinJM Blas de Roblegraves a une imagination deacutebor-dante dans tous les domaines pour nous em-mener loin tregraves loin et quand on y est il en rajoute encore un peu pour nous eacuteloigner plus jusqursquoagrave lrsquoicircle du Point Neacutemo lieu absolument extraordinaire que je vous laisse deacutecouvrir par vous-mecircmes Il regorge drsquoideacutees pour mettre ses personnages dans des situations eacuteton-nantes risqueacutees agrave chaque fois une peacuteripeacutetie en amegravene une autre tout aussi folle Crsquoest un vrai plaisir que de retrouver lrsquoambiance de mes lectures adolescentes Mais lagrave ougrave lrsquoau-teur est malin crsquoest que son roman nrsquoest pas qursquoune aventure un reacutecit pour jeunes hommes et jeunes filles crsquoest aussi un ouvrage plein de questionnements et de reacuteflexion - sur la litteacuterature la lecture sur lrsquoavenir du livre- sur la philosophie la meacutedecine et la science qui nrsquoen finissent pas de chercher et de trouver des solutions pour tel ou tel souci qui repous-sent ainsi les limites de lrsquohumaniteacute et posent des questions eacutethiques- sur lrsquoeacutecologie et la maniegravere dont nous trai-tons la Terre certains jusqursquoau-boutistes pen-sant qursquoelle se reacutegeacutenegraverera seule- sur la politique mondiale cette course agrave la croissance dont on ne sait pas jusqursquoau bord de quel gouffre elle nous megravenera

Ajoutez agrave cela une eacutecriture particuliegraverement riche flamboyante et vous tenez lagrave un grand roman de ceux qursquoon nrsquooublie pas qui mar-quent agrave jamais le lecteur

Lrsquoicircle du Point NeacutemoPar Yves Mabon

Lrsquoicircle du Point Neacutemo Jean-Marie Blas de Roblegraves Zulma 2014

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 15: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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A la recherche de paysages rudes et arides en Finistegravere je suis arriveacutee sur lrsquoIle de

Sein en octobre 2013Depuis la fin de mes eacutetudes de peinture je re-cherche comme source drsquoinspiration non pas de grands paysages harmonieux et coloreacutes mais plutocirct ce qui est moins eacutevident comme la multitudes drsquoeacuteleacutements se trouvant au sol les deacutetails lrsquoinvisible ce qui est craqueleacute fis-sureacute abimeacute fatigueacute le deacutesordre lrsquoabandonneacute les empreintes les traces les empilements de choses oublieacutees Depuis longtemps fascineacutee par lrsquooceacutean jrsquoai trouveacute sur lrsquoIle de Sein un lieu ideacuteal de para-doxes qui met en place une tension creacuteatrice Crsquoest un point fixe au cœur du mouvement un refuge vulneacuterable face aux eacuteleacutements un lieu de silence au milieu du vacarme constant de

lrsquooceacutean Jrsquoy reacutealise un exercice de transcrip-tion du paysage dans son aspect le plus eacuteleacute-mentaire Ce microcosme insulaire embleacutema-tique repreacutesente un laboratoire incomparable pour mettre en œuvre une estheacutetique poeacutetique et picturale des gregraveves des galets des lichen des algues Agrave lrsquoencre de chine faire corps avec cette nature agrave lrsquoextreacutemiteacute du monde ob-server les eacuteleacutements dans leur diversiteacute et leur eacutevolution au fil des saisons Lrsquoicircle de Sein est situeacutee agrave 8 kilomegravetres au large de la pointe du raz Elle mesure environ 2000 megravetres de long pour une superficie de 56 hect-ares et une altitude moyenne de 150 megravetresElle fait partie drsquoune arecircte granitique dont la partie immergeacutee se prolonge sur 25 kilomegravetres vers le large et forme la barriegravere de reacutecifs ap-peleacutee la chausseacutee de Sein

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Un magnifique diamant de Lady MacRae vient drsquoecirctre deacuterobeacute Martial Canterel dandy richissime ex-amant de Lady MacRae flan-queacute de lrsquoincomparable Miss Sherrington puis son ami Holmes pas Sherlock lrsquoun de ses descendants accompagneacute de son majordome Grimod de la Reynaudiegravere partent agrave sa recher-che Le voleur est sans doute lrsquoinsaisissable Enjambeur Nocirc que recherche eacutegalement Lit-terbag le policier irascible et opiniacirctre qui suit le groupe lrsquoaide et le sauve parfois de sit-uations embarrassantes Tout ce petit monde part dans des aventures rocambolesques in-croyables et jubilatoires

Que voilagrave un roman drsquoaventures foisonnant et encore je ne vous ai pas tout dit Dans mon reacutesumeacute volontairement succinct je ne vous ai pas parleacute de Monsieur Wang directeur drsquoune usine de liseuses eacutelectroniques un pervers ni de Charlotte et Fabrice deux de ses em-ployeacutes jrsquoai eacutegalement omis de vous parler drsquoAr-

naud lrsquoancien proprieacutetaire de cette usine qui de son temps aideacute par sa bien-aimeacutee Dulcie atteinte drsquoune eacutetrange maladie sorte de comas dont elle ne sort pas fabriquait des cigares comme agrave Cuba ougrave existait dans de telles fabri-ques des lectures agrave haute voix pendant le tra-vail et il me manque Dieumercie impuissant dont la femme Carmen tente par tous les moy-ens de reacuteveiller son sexe endormi Tous ses personnages divers et varieacutes sont dans ce livre absolument passionnant Il est un hommage aux grands romans drsquoaventures de Jules Verne

de H Melville RL Stevenson et bien drsquoautres Agatha Christie ou Conan Doyle eacutevidemment avec lrsquoemprunt du nom Holmes voire mecircme M Leblanc jrsquoai trouveacute que M Canterel avait des petits airs drsquoArsegravene LupinJM Blas de Roblegraves a une imagination deacutebor-dante dans tous les domaines pour nous em-mener loin tregraves loin et quand on y est il en rajoute encore un peu pour nous eacuteloigner plus jusqursquoagrave lrsquoicircle du Point Neacutemo lieu absolument extraordinaire que je vous laisse deacutecouvrir par vous-mecircmes Il regorge drsquoideacutees pour mettre ses personnages dans des situations eacuteton-nantes risqueacutees agrave chaque fois une peacuteripeacutetie en amegravene une autre tout aussi folle Crsquoest un vrai plaisir que de retrouver lrsquoambiance de mes lectures adolescentes Mais lagrave ougrave lrsquoau-teur est malin crsquoest que son roman nrsquoest pas qursquoune aventure un reacutecit pour jeunes hommes et jeunes filles crsquoest aussi un ouvrage plein de questionnements et de reacuteflexion - sur la litteacuterature la lecture sur lrsquoavenir du livre- sur la philosophie la meacutedecine et la science qui nrsquoen finissent pas de chercher et de trouver des solutions pour tel ou tel souci qui repous-sent ainsi les limites de lrsquohumaniteacute et posent des questions eacutethiques- sur lrsquoeacutecologie et la maniegravere dont nous trai-tons la Terre certains jusqursquoau-boutistes pen-sant qursquoelle se reacutegeacutenegraverera seule- sur la politique mondiale cette course agrave la croissance dont on ne sait pas jusqursquoau bord de quel gouffre elle nous megravenera

Ajoutez agrave cela une eacutecriture particuliegraverement riche flamboyante et vous tenez lagrave un grand roman de ceux qursquoon nrsquooublie pas qui mar-quent agrave jamais le lecteur

Lrsquoicircle du Point NeacutemoPar Yves Mabon

Lrsquoicircle du Point Neacutemo Jean-Marie Blas de Roblegraves Zulma 2014

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
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  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
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  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 16: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Un magnifique diamant de Lady MacRae vient drsquoecirctre deacuterobeacute Martial Canterel dandy richissime ex-amant de Lady MacRae flan-queacute de lrsquoincomparable Miss Sherrington puis son ami Holmes pas Sherlock lrsquoun de ses descendants accompagneacute de son majordome Grimod de la Reynaudiegravere partent agrave sa recher-che Le voleur est sans doute lrsquoinsaisissable Enjambeur Nocirc que recherche eacutegalement Lit-terbag le policier irascible et opiniacirctre qui suit le groupe lrsquoaide et le sauve parfois de sit-uations embarrassantes Tout ce petit monde part dans des aventures rocambolesques in-croyables et jubilatoires

Que voilagrave un roman drsquoaventures foisonnant et encore je ne vous ai pas tout dit Dans mon reacutesumeacute volontairement succinct je ne vous ai pas parleacute de Monsieur Wang directeur drsquoune usine de liseuses eacutelectroniques un pervers ni de Charlotte et Fabrice deux de ses em-ployeacutes jrsquoai eacutegalement omis de vous parler drsquoAr-

naud lrsquoancien proprieacutetaire de cette usine qui de son temps aideacute par sa bien-aimeacutee Dulcie atteinte drsquoune eacutetrange maladie sorte de comas dont elle ne sort pas fabriquait des cigares comme agrave Cuba ougrave existait dans de telles fabri-ques des lectures agrave haute voix pendant le tra-vail et il me manque Dieumercie impuissant dont la femme Carmen tente par tous les moy-ens de reacuteveiller son sexe endormi Tous ses personnages divers et varieacutes sont dans ce livre absolument passionnant Il est un hommage aux grands romans drsquoaventures de Jules Verne

de H Melville RL Stevenson et bien drsquoautres Agatha Christie ou Conan Doyle eacutevidemment avec lrsquoemprunt du nom Holmes voire mecircme M Leblanc jrsquoai trouveacute que M Canterel avait des petits airs drsquoArsegravene LupinJM Blas de Roblegraves a une imagination deacutebor-dante dans tous les domaines pour nous em-mener loin tregraves loin et quand on y est il en rajoute encore un peu pour nous eacuteloigner plus jusqursquoagrave lrsquoicircle du Point Neacutemo lieu absolument extraordinaire que je vous laisse deacutecouvrir par vous-mecircmes Il regorge drsquoideacutees pour mettre ses personnages dans des situations eacuteton-nantes risqueacutees agrave chaque fois une peacuteripeacutetie en amegravene une autre tout aussi folle Crsquoest un vrai plaisir que de retrouver lrsquoambiance de mes lectures adolescentes Mais lagrave ougrave lrsquoau-teur est malin crsquoest que son roman nrsquoest pas qursquoune aventure un reacutecit pour jeunes hommes et jeunes filles crsquoest aussi un ouvrage plein de questionnements et de reacuteflexion - sur la litteacuterature la lecture sur lrsquoavenir du livre- sur la philosophie la meacutedecine et la science qui nrsquoen finissent pas de chercher et de trouver des solutions pour tel ou tel souci qui repous-sent ainsi les limites de lrsquohumaniteacute et posent des questions eacutethiques- sur lrsquoeacutecologie et la maniegravere dont nous trai-tons la Terre certains jusqursquoau-boutistes pen-sant qursquoelle se reacutegeacutenegraverera seule- sur la politique mondiale cette course agrave la croissance dont on ne sait pas jusqursquoau bord de quel gouffre elle nous megravenera

Ajoutez agrave cela une eacutecriture particuliegraverement riche flamboyante et vous tenez lagrave un grand roman de ceux qursquoon nrsquooublie pas qui mar-quent agrave jamais le lecteur

Lrsquoicircle du Point NeacutemoPar Yves Mabon

Lrsquoicircle du Point Neacutemo Jean-Marie Blas de Roblegraves Zulma 2014

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

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  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 17: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Un magnifique diamant de Lady MacRae vient drsquoecirctre deacuterobeacute Martial Canterel dandy richissime ex-amant de Lady MacRae flan-queacute de lrsquoincomparable Miss Sherrington puis son ami Holmes pas Sherlock lrsquoun de ses descendants accompagneacute de son majordome Grimod de la Reynaudiegravere partent agrave sa recher-che Le voleur est sans doute lrsquoinsaisissable Enjambeur Nocirc que recherche eacutegalement Lit-terbag le policier irascible et opiniacirctre qui suit le groupe lrsquoaide et le sauve parfois de sit-uations embarrassantes Tout ce petit monde part dans des aventures rocambolesques in-croyables et jubilatoires

Que voilagrave un roman drsquoaventures foisonnant et encore je ne vous ai pas tout dit Dans mon reacutesumeacute volontairement succinct je ne vous ai pas parleacute de Monsieur Wang directeur drsquoune usine de liseuses eacutelectroniques un pervers ni de Charlotte et Fabrice deux de ses em-ployeacutes jrsquoai eacutegalement omis de vous parler drsquoAr-

naud lrsquoancien proprieacutetaire de cette usine qui de son temps aideacute par sa bien-aimeacutee Dulcie atteinte drsquoune eacutetrange maladie sorte de comas dont elle ne sort pas fabriquait des cigares comme agrave Cuba ougrave existait dans de telles fabri-ques des lectures agrave haute voix pendant le tra-vail et il me manque Dieumercie impuissant dont la femme Carmen tente par tous les moy-ens de reacuteveiller son sexe endormi Tous ses personnages divers et varieacutes sont dans ce livre absolument passionnant Il est un hommage aux grands romans drsquoaventures de Jules Verne

de H Melville RL Stevenson et bien drsquoautres Agatha Christie ou Conan Doyle eacutevidemment avec lrsquoemprunt du nom Holmes voire mecircme M Leblanc jrsquoai trouveacute que M Canterel avait des petits airs drsquoArsegravene LupinJM Blas de Roblegraves a une imagination deacutebor-dante dans tous les domaines pour nous em-mener loin tregraves loin et quand on y est il en rajoute encore un peu pour nous eacuteloigner plus jusqursquoagrave lrsquoicircle du Point Neacutemo lieu absolument extraordinaire que je vous laisse deacutecouvrir par vous-mecircmes Il regorge drsquoideacutees pour mettre ses personnages dans des situations eacuteton-nantes risqueacutees agrave chaque fois une peacuteripeacutetie en amegravene une autre tout aussi folle Crsquoest un vrai plaisir que de retrouver lrsquoambiance de mes lectures adolescentes Mais lagrave ougrave lrsquoau-teur est malin crsquoest que son roman nrsquoest pas qursquoune aventure un reacutecit pour jeunes hommes et jeunes filles crsquoest aussi un ouvrage plein de questionnements et de reacuteflexion - sur la litteacuterature la lecture sur lrsquoavenir du livre- sur la philosophie la meacutedecine et la science qui nrsquoen finissent pas de chercher et de trouver des solutions pour tel ou tel souci qui repous-sent ainsi les limites de lrsquohumaniteacute et posent des questions eacutethiques- sur lrsquoeacutecologie et la maniegravere dont nous trai-tons la Terre certains jusqursquoau-boutistes pen-sant qursquoelle se reacutegeacutenegraverera seule- sur la politique mondiale cette course agrave la croissance dont on ne sait pas jusqursquoau bord de quel gouffre elle nous megravenera

Ajoutez agrave cela une eacutecriture particuliegraverement riche flamboyante et vous tenez lagrave un grand roman de ceux qursquoon nrsquooublie pas qui mar-quent agrave jamais le lecteur

Lrsquoicircle du Point NeacutemoPar Yves Mabon

Lrsquoicircle du Point Neacutemo Jean-Marie Blas de Roblegraves Zulma 2014

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 18: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Un magnifique diamant de Lady MacRae vient drsquoecirctre deacuterobeacute Martial Canterel dandy richissime ex-amant de Lady MacRae flan-queacute de lrsquoincomparable Miss Sherrington puis son ami Holmes pas Sherlock lrsquoun de ses descendants accompagneacute de son majordome Grimod de la Reynaudiegravere partent agrave sa recher-che Le voleur est sans doute lrsquoinsaisissable Enjambeur Nocirc que recherche eacutegalement Lit-terbag le policier irascible et opiniacirctre qui suit le groupe lrsquoaide et le sauve parfois de sit-uations embarrassantes Tout ce petit monde part dans des aventures rocambolesques in-croyables et jubilatoires

Que voilagrave un roman drsquoaventures foisonnant et encore je ne vous ai pas tout dit Dans mon reacutesumeacute volontairement succinct je ne vous ai pas parleacute de Monsieur Wang directeur drsquoune usine de liseuses eacutelectroniques un pervers ni de Charlotte et Fabrice deux de ses em-ployeacutes jrsquoai eacutegalement omis de vous parler drsquoAr-

naud lrsquoancien proprieacutetaire de cette usine qui de son temps aideacute par sa bien-aimeacutee Dulcie atteinte drsquoune eacutetrange maladie sorte de comas dont elle ne sort pas fabriquait des cigares comme agrave Cuba ougrave existait dans de telles fabri-ques des lectures agrave haute voix pendant le tra-vail et il me manque Dieumercie impuissant dont la femme Carmen tente par tous les moy-ens de reacuteveiller son sexe endormi Tous ses personnages divers et varieacutes sont dans ce livre absolument passionnant Il est un hommage aux grands romans drsquoaventures de Jules Verne

de H Melville RL Stevenson et bien drsquoautres Agatha Christie ou Conan Doyle eacutevidemment avec lrsquoemprunt du nom Holmes voire mecircme M Leblanc jrsquoai trouveacute que M Canterel avait des petits airs drsquoArsegravene LupinJM Blas de Roblegraves a une imagination deacutebor-dante dans tous les domaines pour nous em-mener loin tregraves loin et quand on y est il en rajoute encore un peu pour nous eacuteloigner plus jusqursquoagrave lrsquoicircle du Point Neacutemo lieu absolument extraordinaire que je vous laisse deacutecouvrir par vous-mecircmes Il regorge drsquoideacutees pour mettre ses personnages dans des situations eacuteton-nantes risqueacutees agrave chaque fois une peacuteripeacutetie en amegravene une autre tout aussi folle Crsquoest un vrai plaisir que de retrouver lrsquoambiance de mes lectures adolescentes Mais lagrave ougrave lrsquoau-teur est malin crsquoest que son roman nrsquoest pas qursquoune aventure un reacutecit pour jeunes hommes et jeunes filles crsquoest aussi un ouvrage plein de questionnements et de reacuteflexion - sur la litteacuterature la lecture sur lrsquoavenir du livre- sur la philosophie la meacutedecine et la science qui nrsquoen finissent pas de chercher et de trouver des solutions pour tel ou tel souci qui repous-sent ainsi les limites de lrsquohumaniteacute et posent des questions eacutethiques- sur lrsquoeacutecologie et la maniegravere dont nous trai-tons la Terre certains jusqursquoau-boutistes pen-sant qursquoelle se reacutegeacutenegraverera seule- sur la politique mondiale cette course agrave la croissance dont on ne sait pas jusqursquoau bord de quel gouffre elle nous megravenera

Ajoutez agrave cela une eacutecriture particuliegraverement riche flamboyante et vous tenez lagrave un grand roman de ceux qursquoon nrsquooublie pas qui mar-quent agrave jamais le lecteur

Lrsquoicircle du Point NeacutemoPar Yves Mabon

Lrsquoicircle du Point Neacutemo Jean-Marie Blas de Roblegraves Zulma 2014

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 19: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Un magnifique diamant de Lady MacRae vient drsquoecirctre deacuterobeacute Martial Canterel dandy richissime ex-amant de Lady MacRae flan-queacute de lrsquoincomparable Miss Sherrington puis son ami Holmes pas Sherlock lrsquoun de ses descendants accompagneacute de son majordome Grimod de la Reynaudiegravere partent agrave sa recher-che Le voleur est sans doute lrsquoinsaisissable Enjambeur Nocirc que recherche eacutegalement Lit-terbag le policier irascible et opiniacirctre qui suit le groupe lrsquoaide et le sauve parfois de sit-uations embarrassantes Tout ce petit monde part dans des aventures rocambolesques in-croyables et jubilatoires

Que voilagrave un roman drsquoaventures foisonnant et encore je ne vous ai pas tout dit Dans mon reacutesumeacute volontairement succinct je ne vous ai pas parleacute de Monsieur Wang directeur drsquoune usine de liseuses eacutelectroniques un pervers ni de Charlotte et Fabrice deux de ses em-ployeacutes jrsquoai eacutegalement omis de vous parler drsquoAr-

naud lrsquoancien proprieacutetaire de cette usine qui de son temps aideacute par sa bien-aimeacutee Dulcie atteinte drsquoune eacutetrange maladie sorte de comas dont elle ne sort pas fabriquait des cigares comme agrave Cuba ougrave existait dans de telles fabri-ques des lectures agrave haute voix pendant le tra-vail et il me manque Dieumercie impuissant dont la femme Carmen tente par tous les moy-ens de reacuteveiller son sexe endormi Tous ses personnages divers et varieacutes sont dans ce livre absolument passionnant Il est un hommage aux grands romans drsquoaventures de Jules Verne

de H Melville RL Stevenson et bien drsquoautres Agatha Christie ou Conan Doyle eacutevidemment avec lrsquoemprunt du nom Holmes voire mecircme M Leblanc jrsquoai trouveacute que M Canterel avait des petits airs drsquoArsegravene LupinJM Blas de Roblegraves a une imagination deacutebor-dante dans tous les domaines pour nous em-mener loin tregraves loin et quand on y est il en rajoute encore un peu pour nous eacuteloigner plus jusqursquoagrave lrsquoicircle du Point Neacutemo lieu absolument extraordinaire que je vous laisse deacutecouvrir par vous-mecircmes Il regorge drsquoideacutees pour mettre ses personnages dans des situations eacuteton-nantes risqueacutees agrave chaque fois une peacuteripeacutetie en amegravene une autre tout aussi folle Crsquoest un vrai plaisir que de retrouver lrsquoambiance de mes lectures adolescentes Mais lagrave ougrave lrsquoau-teur est malin crsquoest que son roman nrsquoest pas qursquoune aventure un reacutecit pour jeunes hommes et jeunes filles crsquoest aussi un ouvrage plein de questionnements et de reacuteflexion - sur la litteacuterature la lecture sur lrsquoavenir du livre- sur la philosophie la meacutedecine et la science qui nrsquoen finissent pas de chercher et de trouver des solutions pour tel ou tel souci qui repous-sent ainsi les limites de lrsquohumaniteacute et posent des questions eacutethiques- sur lrsquoeacutecologie et la maniegravere dont nous trai-tons la Terre certains jusqursquoau-boutistes pen-sant qursquoelle se reacutegeacutenegraverera seule- sur la politique mondiale cette course agrave la croissance dont on ne sait pas jusqursquoau bord de quel gouffre elle nous megravenera

Ajoutez agrave cela une eacutecriture particuliegraverement riche flamboyante et vous tenez lagrave un grand roman de ceux qursquoon nrsquooublie pas qui mar-quent agrave jamais le lecteur

Lrsquoicircle du Point NeacutemoPar Yves Mabon

Lrsquoicircle du Point Neacutemo Jean-Marie Blas de Roblegraves Zulma 2014

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 20: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Un magnifique diamant de Lady MacRae vient drsquoecirctre deacuterobeacute Martial Canterel dandy richissime ex-amant de Lady MacRae flan-queacute de lrsquoincomparable Miss Sherrington puis son ami Holmes pas Sherlock lrsquoun de ses descendants accompagneacute de son majordome Grimod de la Reynaudiegravere partent agrave sa recher-che Le voleur est sans doute lrsquoinsaisissable Enjambeur Nocirc que recherche eacutegalement Lit-terbag le policier irascible et opiniacirctre qui suit le groupe lrsquoaide et le sauve parfois de sit-uations embarrassantes Tout ce petit monde part dans des aventures rocambolesques in-croyables et jubilatoires

Que voilagrave un roman drsquoaventures foisonnant et encore je ne vous ai pas tout dit Dans mon reacutesumeacute volontairement succinct je ne vous ai pas parleacute de Monsieur Wang directeur drsquoune usine de liseuses eacutelectroniques un pervers ni de Charlotte et Fabrice deux de ses em-ployeacutes jrsquoai eacutegalement omis de vous parler drsquoAr-

naud lrsquoancien proprieacutetaire de cette usine qui de son temps aideacute par sa bien-aimeacutee Dulcie atteinte drsquoune eacutetrange maladie sorte de comas dont elle ne sort pas fabriquait des cigares comme agrave Cuba ougrave existait dans de telles fabri-ques des lectures agrave haute voix pendant le tra-vail et il me manque Dieumercie impuissant dont la femme Carmen tente par tous les moy-ens de reacuteveiller son sexe endormi Tous ses personnages divers et varieacutes sont dans ce livre absolument passionnant Il est un hommage aux grands romans drsquoaventures de Jules Verne

de H Melville RL Stevenson et bien drsquoautres Agatha Christie ou Conan Doyle eacutevidemment avec lrsquoemprunt du nom Holmes voire mecircme M Leblanc jrsquoai trouveacute que M Canterel avait des petits airs drsquoArsegravene LupinJM Blas de Roblegraves a une imagination deacutebor-dante dans tous les domaines pour nous em-mener loin tregraves loin et quand on y est il en rajoute encore un peu pour nous eacuteloigner plus jusqursquoagrave lrsquoicircle du Point Neacutemo lieu absolument extraordinaire que je vous laisse deacutecouvrir par vous-mecircmes Il regorge drsquoideacutees pour mettre ses personnages dans des situations eacuteton-nantes risqueacutees agrave chaque fois une peacuteripeacutetie en amegravene une autre tout aussi folle Crsquoest un vrai plaisir que de retrouver lrsquoambiance de mes lectures adolescentes Mais lagrave ougrave lrsquoau-teur est malin crsquoest que son roman nrsquoest pas qursquoune aventure un reacutecit pour jeunes hommes et jeunes filles crsquoest aussi un ouvrage plein de questionnements et de reacuteflexion - sur la litteacuterature la lecture sur lrsquoavenir du livre- sur la philosophie la meacutedecine et la science qui nrsquoen finissent pas de chercher et de trouver des solutions pour tel ou tel souci qui repous-sent ainsi les limites de lrsquohumaniteacute et posent des questions eacutethiques- sur lrsquoeacutecologie et la maniegravere dont nous trai-tons la Terre certains jusqursquoau-boutistes pen-sant qursquoelle se reacutegeacutenegraverera seule- sur la politique mondiale cette course agrave la croissance dont on ne sait pas jusqursquoau bord de quel gouffre elle nous megravenera

Ajoutez agrave cela une eacutecriture particuliegraverement riche flamboyante et vous tenez lagrave un grand roman de ceux qursquoon nrsquooublie pas qui mar-quent agrave jamais le lecteur

Lrsquoicircle du Point NeacutemoPar Yves Mabon

Lrsquoicircle du Point Neacutemo Jean-Marie Blas de Roblegraves Zulma 2014

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

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  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
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Page 21: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Dans lrsquoicircle de Reacute

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 22: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Je mrsquoappelle Marc Dompnier je suis un Haut-Pyreacuteneacuteen de 36 ans qui srsquoest mis agrave la photographie peu apregraves la nais-sance de son 1er fils en 2010 Parce que crsquoest devenu une passion jrsquoai creacuteeacute un photoblog La Coquille du Bigorneau sur lequel jrsquoai posteacute une photo par jour pendant 3 ans et demi Ce ldquotravailrdquo mrsquoa permis de mrsquoinvestir et de progresser dans cette discipline Ces photos ont eacuteteacute prises lors drsquoune se-maine de vacances en famille agrave la Toussaint 2012 Jrsquoespegravere qursquoelles vous plairont

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
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  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 23: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 24: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 25: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

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  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 26: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Louis CalaferteJe ne dois ma rencontre avec lrsquoœuvre de Louis Calaferte qursquoagrave ma curiositeacute et au hasard qui a bien voulu placer entre mes mains un recueil de poegravemes intituleacute Rag Time Le parcourant jrsquoai soudain eacuteteacute submergeacutee par ces ldquoIlesrdquo qui mrsquoont emporteacutee comme une deacuteferlante Il y a dans ces vers des mots drsquoeacutecume et de braise une force une fantaisie et une treacutepidation de la langue qui exhale et transpire comme deux corps unis en un divin accouplement

Soleil aux aplombs vertsces contreacutees eacutetaient tiennes par toutes les racinesdes muscles et des pierrespar les nerfs et le ventpar les tapis bengale des roches usageacutees ougrave lrsquooraison des mers srsquoachevait en exilspar la paupiegravere close et tapisseacutee de foudresces sentes et ces plagesces vains cheminements sur des pas retourneacutesA toi ces pistes drsquoombre au thorax des forecirctsces meurtresces blessureslrsquoeacutegorgement des lianesce massacre de fleursla noir purulence drsquoanciens pourrissements drsquoeacutecorcesA toi ces peuples lents agrave toi par le daim mucircr des peaux par le balancement des hanches capitales qui gerbent les tissus alanguis dans la marchepar les blanches semonces le mors baveuxles ferspar les seacutevices fous des pleins apregraves-midi noueuxsur leurs poudres cassantespar lrsquooreille alourdie de vagissants lointainspar nos sommeils immensesmorts orangeacutes dans une libre aisance agrave glaner tes granitsnous fucircmes tes pendus[]

Je ne sais pas vous mais moi quand je lis un auteur capable de donner naissance agrave ces images puissantes jrsquoai envie drsquoen savoir da-vantage sur lui

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 27: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Choses dites est un livre publieacute par Le Cherche-Midi qui rassemble des entretiens avec Louis Calaferte

meneacutes par Pierre Drachline ainsi qursquoun choix de textes eacutevocateurs de lrsquoœuvre de lrsquoeacutecrivain

Louis Calaferte est neacute en 1928 Pendant lrsquoOccupation il a treize ans et occupe agrave Lyon lrsquoemploi de garccedilon de courses dans une usine de piles eacutelectriques Il a tregraves peu lu nrsquoa qursquoune ideacutee floue du meacutetier et pourtant crsquoest agrave cette eacutepo-que qursquoil deacutecide de devenir eacutecrivain ldquoJrsquoai eu le sentiment tregraves fort et tregraves assureacute que en fait par lrsquoeacutecriture tout pouvait se sublimerrdquo Il est en effet marqueacute par lrsquoeacutepoque et la condition proleacutetarienne agrave laquelle il veut absolument eacutechapper ldquoJrsquoai deacutecouvert une espegravece de lacirccheteacute des individus devant une force qui est le patronatrdquo

Il ldquomonterdquo agrave Paris les mains vides et occupe divers em-plois alimentaires Dans le mecircme temps il se met agrave la reacutedaction de ce qui deviendra son premier roman Requiem des innocents A lrsquoeacutepoque alors que le monde intellectuel nrsquoa drsquoyeux que pour Sartre Louis Calaferte choisit drsquoenvoyer son manuscrit agrave Joseph Kessel journaliste et aventurier Il trouve en lui ldquoquelqursquoun drsquoabsolument admirable et qui en plus de ccedila a eu la patience parce que je lui ai donneacute un manuscrit informe - crsquoeacutetait chaotique - qui a eu la patience de me faire venir chez lui tous les matins pour me faire voir comment on construisait un livrerdquo

Les deux premiers livres de Calaferte - Requiem des innocents et Partage des vivants - sont tregraves bien accueillis par la critique Mais allergique au

monde superficiel incarneacute par une certaine in-telligentsia parisienne le jeune auteur deacutecide de quitter Paris et drsquoaller vivre agrave la campagne Son deacutegoucirct pour ce milieu ne faiblira pas avec les anneacutees ldquoAh ccedila crsquoest ma becircte noire Crsquoest ma becircte noire parce que ces gens-lagrave deacutecident - ils sont une poigneacutee - ils deacutecident pour la France en-tiegravere ce que les gens doivent lire ne pas lire voir ne pas voir savoir ne pas savoirrdquo

Installeacute pregraves de Dijon dans le village de Blaisy Bas Cala-ferte entame alors la reacutedaction de Septentrion un roman qui sera taxeacute de pornographie et censureacute Il srsquoagit lagrave drsquoun reacutecit largement autobiographique ougrave lrsquoauteur narre les errances drsquoun apprenti-eacutecrivain ses premiegraveres lectures et ses ren-contres avec les femmes dont la sulfureuse Nora Il met cinq ans pour eacutecrire ce livre qui le deacutevore de lrsquointeacuterieur agrave tel point qursquoil finit par le rang-er dans un tiroir en se disant ldquocrsquoest de la merderdquo Un an plus tard il le ressort et admet qursquoil

est termineacute Alors qursquoil srsquoapprecircte agrave lrsquoenvoyer agrave Julliard son eacutediteur il apprend la mort de ce dernier Louis Calaferte se souvient de lrsquoeacutecri-ture de ce roman comme drsquoune peacuteriode dif-ficile mais faste car par le contact assidu et prolongeacute avec drsquoautres livres elle lui a ouvert maints horizons le convainquant de lrsquoabsolue neacutecessiteacute de lire ldquoSi on nrsquoa pas ccedila dans la tecircte on est fouturdquo dit-il agrave Pierre Drachline

Ces ldquoChoses ditesrdquo sont eacutegalement lrsquooccasion pour Louis Calaferte de srsquoexprimer sur son meacutetier drsquoeacutecrivain sur lrsquoeacutecriture Il se montre passionneacute et entier et le moins que lrsquoon puisse dire crsquoest que la langue de bois lui est totale-ment eacutetrangegravere Pages suivantes quelques morceaux choisis

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 28: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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ldquoJe ne travaille que sur des pulsions Donc ccedila

va vite je nrsquoai pas une recherche systeacutematique

[] Je veux dire je ne sais pas ce que je vais

faire Je nrsquoai pas de projet J

e ne sais pas ce

que je vais eacutecrire Je nrsquoen sais r

ien Pendant de

nombreuses anneacutees jrsquoai mecircme penseacute que crsquoeacutetait

fini Et puis tout drsquoun coup il y a une charge

Jrsquoignore comment ccedila se passe Tout drsquoun coup

comme ccedila mais instantaneacutement Ce peut ecirctre

dans une heure Tout drsquoun coup hop les cho-

ses se preacutesentent Je me mets agrave eacutecrire I

l sem-

blerait que tout soit precirct depuis longtemps en

moi Crsquoest vraiment une deacutechargerdquo

ldquoJrsquoai une mystique de lrsquoeacutecriture de lrsquoeacutecrivain Oui Absolument Je lrsquoai depuis lrsquoacircge de treize ans Je lrsquoai Je la conserve Je la garde Je sais que je dois ecirctre le dernier mais je mrsquoen fous Je pense que crsquoest comme ccedila crsquoest un art Je fais un art Je pratique un art Crsquoest difficile On nrsquoa pas une vie commode ma femme et moi Crsquoest une mystique on peut le dire Sinon ce nrsquoest pas la peine de srsquoemmerder Autant aller vendre des boites de sardinesrdquo

A propos des autres eacutecriv

ains

Je pense que la plupart drsquoent

re eux ne sont pas des eacute

criv-

ains Ce sont des gens qu

i eacutecrivent Ce ne sont

pas des

eacutecrivains Ce ne sont

pas des gens honn

ecirctes Ce sont des

truqueurs Des fabricants Ajoutez agrave cela

que tregraves sou-

vent ils se servent d

e la litteacuterature pour comment dirais-

je comme accession sociale

pour les honneurs

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 29: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Et sur les eacutecrivains qui se prennent pour des ve-dettes

ldquoCrsquoest complegravetement tordu ccedila Qursquoon ne mette plus aucun nom sur les livres Vous allez voir il va se faire un vide dans la litteacuterature Putain Mais personne ne va plus vouloir eacutecrire On va ecirctre trois agrave rester vous allez voir Ils ne veu-lent pas faire de lrsquoart ils veulent leur nom Ils veulent qursquoon voie leurs tecirctes Crsquoest ccedila la veacuteriteacute Crsquoest lagrave ougrave ccedila pourrit tout Bon je ne sais pas pourquoi je mrsquoemballe

ldquoLrsquoacte creacuteateur est quelque chose qui vous porte en de-

hors des normes Crsquoest merveilleux Crsquoest quelque chose

de vraiment magique Je pense que lrsquoartiste lui nrsquoy est pour

rien Crsquoest pour cela que je suis extrecircmement modeste sans

vaniteacute sans rien du tout parce que je trouve stupide de se

glorifier de ce qui vous a eacuteteacute accordeacute Je pense que lrsquoartiste

est un intermeacutediaire Ce qui explique qursquoil a son caractegravere

drsquohomme drsquoindividu qursquoil peut ecirctre tout agrave fait deacutetestable et

que par ailleurs il a ce don de la creacuteation

Mais ce nrsquoest

pas pour lui Crsquoest parce qursquoil doit creacuteer Vous comprenez

ce que je veux vous dire Il doit faire ccedila Crsquoest la petite

lumiegravere qui vient On ne sait pas pourquoi On ne sait pas

comment [Lrsquoartiste] ne peut y eacutechapper Il accomplitrdquo

Lrsquoœuvre de Calaferte qui ne se limite pas agrave la poeacutesie et aux romans mais comporte aussi des piegraveces de theacuteacirctre des essais et seize ldquocarnetsrdquo personnels eacutecrits entre 1956 et 1994 (date de sa mort) meacuterite amplement qursquoon srsquoy attarde qursquoon y plonge peu agrave peu pour deacutecouvrir cet homme entier et inspireacute qui a refuseacute toute forme de compromission et a su magnifier la langue franccedilaise en orfegravevre Un grand eacutecrivain et un grand homme

Gwenaeumllle Peacuteron

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

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Page 30: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Mario Conde personnage reacutecurrent de Leonardo Padura ex-flic re-converti en vendeur de livres anciens compte sans doute parmi les personnages de roman policier les plus sympathiques Grande gueule fin limier amateur de rhum et de femmes nostalgique et amical il nrsquoen finit pas drsquoarpenter La Havane ougrave il a grandi et eacutetudieacute Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo le nouveau roman de lrsquoeacutecrivain cubain il est contacteacute par un riche ameacutericain qui cherche agrave comprendre comme un tableau de lrsquoeacutepoque de Rembrandt qui appartenait agrave sa famille mais semblait perdu a pu refaire surface dans une vente aux enchegraveres agrave Londres

Ce point de deacutepart classique permet agrave Padu-ra de passer en revue agrave travers le personnage de David Kaminsky une partie de lrsquohistoire de lrsquoicircle et plus particuliegraverement celle des juifs ayant eacutemigreacute agrave lrsquoeacutepoque du nazisme Maniant le verbe avec jubilation et trucu-lence lrsquoauteur plonge allegravegrement dans le passeacute Le livre diviseacute en trois parties est une sorte drsquohommage agrave ceux qui se battent pour conserver leur libre-arbitre malgreacute les religions ou les ideacuteologies les heacutereacutetiques de tout poil les courageux capables de mourir pour deacutefendre leur liberteacute

Les premiegraveres aventures du Conde eacutetaient courtes et denses Depuis quelques anneacutees Padura eacutecrit des livres plus eacutepais des his-toires complexes et qui srsquoeacutetirent parfois en longueur Dans ldquoHeacutereacutetiquesrdquo lrsquointrigue se perd dans les meacuteandres de lrsquoeacutecriture lrsquoeacuteclatement du livre en trois parties dis-tinctes nuit agrave la tension de lrsquohistoire et le dernier tiers qui srsquointeacuteresse agrave la jeunesse deacutesabuseacutee drsquoaujourdrsquohui nrsquoest pas convaincante du tout Reste la plume geacuteneacutereuse de Padura et lrsquoimmense plaisir de retrouver un personnage auquel on srsquoest attacheacute avec le temps qui nrsquoa pas son pareil pour nous faire deacutecouvrir cette icircle agrave part ougrave tout meurt et se deacutelabre lentement mais ougrave srsquoeacutelabore pourtant gracircce agrave lrsquoamour et agrave lrsquoamitieacute une reacuteelle philosophie de la vie

GP

Heacutereacutetiques de Leacuteonardo Padura

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
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  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 31: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Crsquoeacutetait le mercredi des Cendres et avec la ponctualiteacute de lrsquoeacuteternel un vent aride et suffocant comme envoyeacute directement du deacutesert pour remeacutemorer le sacrifice neacutecessaire du Messie srsquoengouffra dans le quartier soulevant les deacutetritus et les angoisses Le sable des carriegraveres et les vieilles haines se mecirclegraverent aux rancœurs aux peurs et aux deacutechets deacutebordant des poubelles les derniegraveres feuilles mortes de lrsquohiver srsquoenvolegraverent avec les eacutemanations feacutetides de la tannerie et les oiseaux du printemps disparurent comme srsquoils avaient pressenti un tremblement de terre Lrsquoapregraves-midi se fleacutetrit sous des nueacutees de poussiegravere et respirer devint un exercice conscient et douloureux

(Vents de carecircme)

Malgreacute quelques ameacutenagements reacutecents le vieux quartier chinois de La Havane eacutetait toujours un endroit sordide et oppressant ougrave pendant des deacutecennies srsquoeacutetaient entasseacutes les Asiatiques arriveacutes dans lrsquoicircle avec le vain espoir drsquoune vie meilleure et mecircme le recircve vite assassineacute de srsquoenrichir Mecircme si au cours des derniegraveres anneacutees les anciennes socieacuteteacutes chinoises de plus en plus obsolegravetes avaient retardeacute leur preacutevisible mort naturelle en se transformant en restaurants - leurs plats gras eacutetaient agrave des prix de moins en moins modiques - qui avaient donneacute une vie et une ambiance au quartier la geacuteographie de la zone continuait agrave exhiber presque avec cynisme une furieuse deacuteteacuterioration apparemment ineacuteluctable qui eacutemergeait depuis les fondriegraveres dans les rues deacutebordant drsquoeaux putrides pour grimper le long des bidons regorgeant drsquoimmondices et atteindre la verticaliteacute des murs en les rongeant et en les renversant dans plus drsquoun cas

(Les brumes du passeacute)

Dans lrsquoimmeuble mitoyen agrave moitieacute deacutemoli un essaim humain srsquoaffairait agrave ramasser des briques centenaires agrave reacutecupeacuterer des barres drsquoacier rouilleacutees et des azulejos preacutehistoriques pour les recycler et pouvoir rafistoler leurs maisons

(Les brumes)

Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 32: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Conde sortit du taxi collectif au carrefour deacutesormais triste et crasseux de Cuatro Caminos - autrefois mythique car agrave chaque coin se trouvait un restau-rant rivalisant en qualiteacute et en prix avec ses congeacutenegraveres eacutequidistants - et traversa deux ruelles pour atteindre la rue Esperanza Il commenccedila immeacutedi-atement agrave comprendre lrsquoaffirmation de Yoyi el Palomo les rues du quartier chinois nrsquoeacutetaient guegravere que les premiers cercles de lrsquoenfer citadin car au premier regard il se rendit agrave lrsquoeacutevidence qursquoil eacutetait en train de peacuteneacutetrer au cœur drsquoun monde teacuteneacutebreux un trou obscur sans fond et mecircme sans murs Respirant une atmosphegravere de danger latent il avanccedila dans un labyrinthe de rues impraticables comme dans une ville ravageacutee par la guerre pleine de fondriegraveres et de gravats drsquoeacutedifices en eacutequilibre preacutecaire blesseacutes par des leacutezardes irreacuteparables appuyeacutes sur des beacutequilles en bois deacutejagrave vermoulues par le soleil et la pluie de bidons deacutebordant drsquoimmondices comme des mon-tagnes infectes ougrave deux hommes encore jeunes fouillaient agrave la recherche drsquoun quelconque miracle recyclable de hordes de chiens errants envahis par la gale et sans capaciteacute stomacale pour chier dans la rue de bruyants vendeurs drsquoavocats de balais de pinces agrave linge de piles eacutelectriques de WC usageacutes et de petit bois pour cuisiner et de ces femmes endurcies aiguiseacutees comme des couteaux toutes affubleacutees de bermudas en lycra toujours plus collants par-faits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre drsquoun sexe orgueilleusement exhibeacute La sensation drsquoecirctre en train de franchir les limites du chaos lrsquoavertit de la preacutesence drsquoun monde au bord drsquoune apocalypse diffi-cilement reacuteversible

(Les brumes du passeacute)

La pluie du soir avait dissipeacute lrsquoatmosphegravere grise qui enveloppait la ville depuis le midi comme pour la libeacuterer drsquoun poids oppressant precirct agrave lrsquoeacutecraser sur ses douloureuses fondations Le ciel laveacute de frais avait retrouveacute sa joie estivale et une brise fraicircche se faufilait entre les arbres murmurants coloreacutes par la lumiegravere impressionniste du creacutepuscule imminent

(Les brumes du passeacute)

La chaleur est une plaie maligne qui envahit tout Elle tombe telle un lourd manteau de soie rouge qui serre et enveloppe les corps les arbres les cho-ses pour leur injecter le poison obscur du deacutesespoir de la mort lente et cer-taine La chaleur est un chacirctiment sans appel ni circonstances atteacutenuantes precirct agrave ravager lrsquounivers visible son tourbillon fatal a ducirc tomber sur la ville heacutereacutetique sur le quartier condamneacute Elle est le calvaire des chiens errants bouffeacutes par la gale malade drsquoabandon agrave la recherche drsquoun lac dans le deacutesert des vieux aussi qui traicircnent des cannes encore plus fatigueacutees que leur jambes arc-bouteacutes contre la canicule en lutte quotidienne pour la survie et des arbres autrefois majestueux agrave preacutesent courbeacutes sous la monteacutee furieuse des degreacutes et de la poussiegravere morte dans les caniveaux nostalgiques drsquoune pluie qui nrsquoarrive pas ou drsquoun vent indulgent capables drsquoinverser ce destin immo-bile et de meacutetamorphoser cette poussiegravere en boue ou en nuages abrasifs ou

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

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  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
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  • Les icircles de Jean Grenier
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  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
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  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 33: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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en orages ou en cataclysmes La chaleur eacutecrase tout tyrannise le monde ronge ce qui peut ecirctre sauveacute et ne reacuteveille que les colegraveres les rancunes les envies les haines les plus infernales comme si son but eacutetait de hacircter la fin des temps de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute et de la meacutemoire

(Electre agrave la Havane)

Sur le Malecon agrave cette heure claire du matin les pecirccheurs se rassemblaient avec le mince espoir que la chance jette sur leur hameccedilon un bel exemplaire capable de procurer une joie justifieacutee agrave la table familiale En voyant ces silhouettes sur la mer calme le Conde les envia Il savait que crsquoeacutetait bien plus sain drsquoecirctre lagrave le fil dans lrsquoeau et lrsquoesprit occupeacute seulement par le poisson possible et par le repas recircveacute et non par des histoires sans fin de meurtres de vols de deacutetournements de fonds de viols drsquoagressions graves et moins graves []

Il y a des fois ougrave on aurait envie drsquoaller sur la Lune Conde Tu sais que je suis neacute ici quand on nrsquoavait ni le gaz ni les toilettes agrave lrsquointeacuterieur et cette piegravece eacutetait la moitieacute de ce qursquoelle est maintenant et on y vivait les vieux mon grand pegravere mon fregravere et moi et il nous fallait faire la queue pour nous doucher et pour chier dans les toilettes collectives Mais crsquoest un mensonge qursquoon srsquohabitue agrave tout Conde Un mensonge Conde Moi je ne supporte plus et parfois je me demande quand est-ce que je vais pouvoir vivre comme une personne avoir ma maison ecirctre tranquille quand je voudrai ecirctre tranquille et eacutecouter de la musique quand je voudrai eacutecouter de la musique et pas tout au long de la journeacutee

(Electre)

Le Conde se laissa deacuteshabiller sans reacuteclamer le verre promis et fut content de voir que son meilleur ami montait la garde malgreacute les manipulations de lrsquoapregraves-mi-di et les soupccedilons de fraude sexuelle qui le tourmentaient encore lrsquoodeur du petit culs de moineau lrsquoavait reacuteveilleacute Il enleva agrave Poly son deacutebardeur et ne fut pas eacutetonneacute de ses petits seins aux mamelons mucircrs crevant drsquoenvie drsquoecirctre toucheacutes et mordus puis il fouilla avec prudence dans la culotte et nrsquoy trouva pas de fausses castrations mais un puits humide et bien profond ougrave la moitieacute de sa main dis-parut Deacutefinitivement reacuteveilleacute par la deacutecouverte de ce gisement son camarade de voyage se secoua srsquoeacutetira bacircilla et deacutegourdit ses os pour tomber comme une balle bien lanceacutee dans la bouche de Poly aussi profonde que ses autres caviteacutes deacutejagrave exploreacutees Poly militait dans le club des sophistiqueacutees sans se hacircter mais sans faire de pause elle srsquoaffaira agrave la fellation en y mettant toute sa maicirctrise balayant de sa langue chaque recoin du peacutenis lrsquoavalant ensuite le sortant de nouveau pour lui faire prendre lrsquoair et le laisser mourir drsquoenvie tandis qursquoelle mordillait les test-icules en srsquoaidant de ses dents de moineau Ce fut le Conde qui dut demander une trecircve inquiet drsquoun deacutebordement imminent et deacutesireux drsquoapprofondir sa con-naissance du second trou de cette compeacutetition il repoussa Poly sur le lit precirct agrave la crucifier lorsque la main de la fille srsquointerposa

(Electre)

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
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  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
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  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 34: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Depuis cette eacutepoque le pays ougrave ils vivaient avait changeacute lui aussi et mecircme beau-coup Lrsquoespoir drsquoun avenir stable srsquoenvola apregraves la chute de murs et mecircme drsquoEtats amis et fregraveres puis vinrent aussitocirct ces anneacutees sombres et sordides au deacutebut des anneacutees 1990 lorsque les aspirations se limitegraverent agrave assurer la plus vulgaire sub-sistance Le deacutenuement collectif la degraveche nationale Avec le scabreux reacutetablisse-ment ulteacuterieur le pays ne put jamais redevenir celui qursquoil avait preacutetendu ecirctre Il en fut de mecircme pour eux Le pays se fit plus reacuteel et plus dur eux plus deacutesenchanteacutes et cyniques Ils vieillirent aussi et se sentirent plus fatigueacutes Mais surtout deux per-ceptions srsquoeacutetaient alteacutereacutees celle que le pays avait drsquoeux et celle qursquoils avaient de leur pays Ils comprirent de bien des faccedilons que le ciel protecteur auquel on leur avait fait croire pour lequel ils avaient travailleacute et supporteacute carences et interdic-tions au nom drsquoun avenir meilleur srsquoeacutetait tellement effondreacute qursquoil ne pouvait mecircme plus les proteacuteger comme on le leur avait promis ils prirent alors leurs distances avec un territoire disloqueacute et impropre pour prendre soin (faccedilon de parler) de leurs sorts de leurs propres vies et de celles de leurs ecirctres les plus chers

(Heacutereacutetiques)

La lutte pour la survie dans laquelle ils srsquoeacutetaient engageacutes tout au long de ces anneacutees-lagrave presque vingt fut si visceacuterale que bien souvent ils nrsquoaspiregraverent qursquoagrave glisser le mieux possible sur la trouble eacutecume des jours Pour arriver au lende-main Et recommencer toujours agrave zeacutero Dans cette guerre agrave la vie ou agrave la mort ils srsquoendurcirent et durent oublier les codes les gentillesses et les rituels

(Heacutereacutetiques)

De cette hauteur vertigineuse la vue embrassait une eacutetendue deacutemesureacutee sur une mer tentatrice strieacutee de bandes incroyablement nettes dont les couleurs et les nuances se modifiaient sous le fouet implacable du soleil drsquoeacuteteacute Le serpent gris du Malecon allongeacute sous les pieds des vigies improviseacutees dessinait un arc preacutecis oppressant dans un contraste saisissant comme srsquoil accomplissait avec joie sa mission de rempart entre lrsquointeacuterieur fermeacute et lrsquoexteacuterieur ouvert entre le monde connu et le monde possible entre le surpeuplement et le deacutesert

(Heacutereacutetiques)

Lrsquoarme drsquoextermination massive la plus utiliseacutee par la garde rouge eacutetait les cis-eaux pour couper cheveux et tissus Plusieurs milliers de ces jeunes consideacutereacutes comme des tares sociales inadmissibles dans le cadre de la nouvelle socieacuteteacute en construction uniquement agrave cause de leurs preacutefeacuterences capillaires musicales reli-gieuses vestimentaires ou sexuelles ne srsquoeacutetaient pas seulement retrouveacutes tondus avec leurs vecirctements rectifieacutes Nombre drsquoentre eux furent interneacutes dans des camps de travail ougrave soumis agrave un reacutegime militaire les durs travaux agricoles eacutetaient sup-poseacutes les reacuteeacuteduquer pour leur bien et celui de la socieacuteteacute

(Heacutereacutetiques)

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
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Page 35: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Mario Conde pensa qursquoen veacuteriteacute il pouvait consideacuterer qursquoil avait beau-coup de chance des milliers de choses lui manquaient le monde entier partait en couilles mais il posseacutedait encore quatre treacutesors qursquoil pouvait consideacuterer dans leur magnifique conjonction comme les meilleures reacutecom-penses que lui avait donneacutees la vie Parce qursquoil avait de bons livres agrave lire un chien fou et voyou agrave soigner des amis agrave emmerder agrave embrasser avec lesquels il pouvait se saouler et se lacirccher en eacutevoquant les souvenirs drsquoau-tres temps qui sous lrsquoeffet beacuteneacutefique de la distance semblaient meilleurs et une femme agrave aimer qui srsquoil ne se trompait pas trop lrsquoaimait eacutegalement

(Heacutereacutetiques)

Leonardo PADURA est neacute agrave La Havane en 1955 Diplocircmeacute de litteacuterature hispano-ameacutericaine il est romancier essayiste journaliste et au-teur de sceacutenarios pour le cineacutema

Il a obtenu le Prix Cafeacute Gijoacuten en 1997 le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Ameacuteriques Insulaires en 2002 Leonardo Padura a reccedilu le Prix Raymond Chandler 2009 pour lrsquoensemble de son œuvre

Il est lrsquoauteur entre autres drsquoune teacutetralogie intituleacutee Les Quatre Saisons qui est publieacutee dans une quinzaine de pays Ses deux derniers romans Lrsquohomme qui aimait les chiens (2011) et surtout Heacutereacutetiques (2014) ont deacutemontreacute qursquoil fait partie des grands noms de la litteacutera-ture mondiale

Source Editions Meacutetailieacute

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 36: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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Les Nouvelles

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 37: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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La nuit drsquoAlexandre avait eacuteteacute longue et fraicircche Les beaux jours nrsquoeacutetaient pas partis depuis assez longtemps pour qursquoon les regrettacirct et lrsquoon suppor-tait volontiers que lrsquoair se fucirct adouci mais le soleil au matin avait repris ses habitudes paresseuses et ne montrait plus sa lumiegravere avant que le pre-mier meacutetro eucirct repris sa routeSur un boulevard Alexandre srsquoeacutetait engouffreacute dans le bacircillement matinal drsquoune station qui srsquoeacuteveillait Il avait glisseacute au fond drsquoune bouche de meacutetro beacuteante plus loin une autre lrsquoavait recracheacute Sur la place de la Nation la nuit eacutetait encore aussi opaque que lagrave ougrave il lrsquoavait quitteacutee Ses jambes contin-uaient agrave le porter car elles ne savaient faire que ccedila Alexandre ne sachant ougrave aller avait fait des tours de la place comme on fait des tours de manegravege le kiosque les pigeons les colonnes Dalou le kiosque les pigeons les colonnes Dalou jusqursquoagrave lrsquoeacutetourdissement Au lieu drsquoun manegravege on aurait pu imaginer un plateau de roulette qursquoon aurait fait tourner de plus en plus vite on y poserait drsquoun coup doucement mais fermement le doigt et la bille serait projeteacutee hors du jeu dans une direction qursquoil nous serait bien impossible de preacutevoir Ce serait drocircle mais un brin dangereux Crsquoeacutetait un peu de cette maniegravere qursquoAlexandre srsquoeacutetait retrouveacute sur lrsquoavenue du Bel-Air genoux agrave terre hagard Il srsquoeacutetait remis sur ses deux pieds avait manqueacute deux fois de treacutebucher titubeacute jusqursquoagrave une porte qursquoil avait prise au hasard pousseacute ladite porte et grimpeacute quelques eacutetages Lagrave une autre porte avait sembleacute lui dire laquo pourquoi pas raquo il srsquoeacutetait introduit dans la piegravece et eacutetendu sur le parquet

Alexandre avait dormi quelques jours Lorsqursquoil srsquoeacuteveilla il sentit une drocircle de raideur dans son dos le sol eacutetait dur et il faudrait lrsquoadoucir au mini-mum drsquoun tapis Il srsquoaperccedilut aussi qursquoil avait faim Il se redressa drsquoun coup Assis par terre il commenccedila agrave observer son environnement quatre murs blancs dont lrsquoun eacutetait perceacute drsquoune porte et un autre agrave lrsquoopposeacute du premier drsquoune fenecirctre Les deux murs pleins eacutetaient pourvus lrsquoun drsquoun placard lrsquoautre drsquoun lavabo Ceci observeacute Alexandre gagna la position bipegravede car crsquoeacutetait lrsquoallure naturelle de lrsquohomme et qursquoelle lrsquoaiderait agrave mieux affirmer sa nouvelle situation de naufrageacute Dehors agrave nouveau il faisait sombre suffisamment pour qursquoAlexandre vicirct le reflet de son visage illumineacute par le lampadaire de lrsquoavenue dans la vitre de la fenecirctre Il trouva que la barbe

Le Bel Air

Antonin Crenn

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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
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neacutegligeacutee ne lui allait pas trop malLe jour se leva et la piegravece srsquoeacuteclaira de pleins feux elle eacutetait exposeacutee agrave lrsquoest Dans la lumiegravere Alexandre pensa agrave satisfaire son appeacutetit Il nrsquoeut pas le temps de srsquoinquieacuteter agrave ce sujet car le placard contenait une quantiteacute impres-sionnante de boicirctes de biscuits Leur emballage eacutetait assez bien renseigneacute il deacutetaillait avec preacutecision la composition de lrsquoaliment en mentionnant la proportion que lrsquoapport nutritionnel fourni par le biscuit repreacutesentait dans les besoins quotidiens drsquoun homme normalement bacircti Alexandre nrsquoeacutetait pas mauvais en calcul mental Il deacuteduisit sans effort qursquoil pourrait vivre six semaines en mangeant les biscuits du placard Il arrosa cette bonne nou-velle drsquoune grande gorgeacutee drsquoeau qursquoil but agrave mecircme le robinet en se promet-tant toutefois de reacuteiteacuterer reacuteguliegraverement son estimation pour plus de sucircreteacuteLe temps eacutetait bon Alexandre ouvrit la fenecirctre et goucircta le bel air de lrsquoave-nue

La position de naufrageacute convenait assez bien agrave Alexandre Il ne se deacutebattit pas Il ne se reacutesigna mecircme pas car se reacutesigner ccedilrsquoaurait eacuteteacute accepter une situation deacuteplaisante et celle-ci ne lrsquoeacutetait pas Il eut enfin un peu de temps pour lui crsquoeacutetait son expression Il preacutetendait nrsquoen avoir jamais du temps et il nrsquoavait agrave preacutesent plus que ccedilaCoucheacute dans la petite piegravece il dormait beaucoup Il nrsquoavait pas trouveacute de tapis pour arranger son confort mais son corps srsquoeacutetait assez vite habitueacute aux lattes du plancher dures et vivantes agrave la fois qui craquaient sans qursquoon sucirct bien pourquoi mdash et il dormait deacutesormais mieux que jamais Quand il ne dormait pas il croquait un biscuit et regardait au dehors Agrave vue de nez il eacutetait au cinquiegraveme eacutetage Il lui semblait en tout cas que sa fenecirctre eacutetait situeacutee agrave la mecircme hauteur que celles du cinquiegraveme eacutetage de lrsquoimmeuble drsquoen face Entre elles et lui deux rangeacutees drsquoarbres bordaient lrsquoavenue crsquoeacutetaient des eacuterables sycomores selon toute vraisemblance Ce qui eacutetait bien avec eux crsquoeacutetait qursquoon ne rencontrait pas que des pigeons dans leurs branches il y avait parfois des moineaux Alexandre sympathisa mecircme avec un geai qursquoil nomma Jeacuterocircme Pendant quelques jours Jeacuterocircme vint presque tous les matins prendre un bain de soleil sur le garde-corps en ferronnerie auquel Alexandre srsquoaccoudait aussi Puis il partit pour ne pas revenir Ccedila valait bien le coup de lui trouver un nom se dit AlexandreLes feuilles de lrsquoavenue bruissaient gentiment Puis elles tombegraverent

Lrsquoautomne srsquoimposa Les reacuteserves de biscuits srsquoeacutepuisegraverentAlexandre vida le placard et posa agrave terre les derniegraveres boicirctes afin de les avoir mieux sous les yeux Puis il trouva qursquoun placard vide accrocheacute au mur crsquoeacutetait idiot et qursquoil pourrait aussi le mettre par terre pour en faire une table ou un tabouret Il ne fut pas bien compliqueacute de le deacutefaire de ses accrochesDans le mur les vis un peu rouilleacutees deacutepassaient des chevilles de plastique crsquoeacutetait assez moche Alexandre dans sa reacuteclusion volontaire et asceacutetique avait deacuteveloppeacute une vie inteacuterieure exigeante et aiguiseacute son sens estheacutetique

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

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Il entreprit donc de deacutebarrasser le mur de sa quincaillerie en tirant dessus le mur eacutetait en brique creuse et les chevilles partirent toutes seules en faisant deux gros trous Alexandre srsquoassit sur le placard devenu tabouret et contempla son œuvre Il vit que cela eacutetait bon

Alexandre dormait bien mais il dormait plus que neacutecessaire de fait son sommeil nrsquoeacutetait pas tregraves profond La nuit qui suivit lrsquoaventure du placard un son tregraves doux lui vint aux oreilles Une meacutelodie fine murmurante se jouait en sourdine de lrsquoautre cocircteacute du mur Alexandre ouvrit les yeux et trouva deux points jaunes sur la surface sombre deux taches de lumiegravere Comme si la musique en passant par les trous eacuteclairait la nuit Il approcha son oreille de la paroi Il entendait aussi bien que srsquoil se trouvait lui-mecircme dans la piegravece drsquoagrave cocircteacute crsquoest-agrave-dire qursquoil percevait un son tregraves teacutenu tregraves deacutelicat parce que crsquoeacutetait un disque qursquoon faisait jouer tout bas Puis son œil prit la place de son oreille et il observa Crsquoeacutetait une chambre assez nue presque monacale Une armoire une chaise un lit Le garccedilon qui srsquoy trouvait eacutetait assis sur la chaise et le lit nrsquoeacutetait pas deacutefait Eacutetrange pensa Alexandre Et il se rendormit

Le soleil inondait la piegravece depuis belle lurette quand le lendemain il srsquoeacuteveilla Il avait reccedilu sur le front une toute petite boulette de papiermdash Heacute lui dit une paille qui sortait du mur Qui es-tu mdash Je mrsquoappelle Alexandre reacutepondit AlexandreDe lrsquoautre cocircteacute le garccedilon dit qursquoil srsquoappelait Eacuteloi Crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Crsquoeacutetait une ideacutee de ses parents et il ne fallait pas leur en vouloir Eacuteloi dit qursquoil avait seize ans Cette nouvelle tracassa beaucoup Alexandre parce qursquoil y avait presque dix ans qursquoil ne pouvait plus en dire autantmdash Pourquoi dors-tu par terre mdash Parce que je nrsquoai pas de lit tiens Et toi pourquoi dors-tu sur une chaise mdash Je suis puni Je ne voulais pas manger lrsquohorrible tambouille de ma megravere et ils mrsquoont dit que jrsquoirais au lit sans manger Alors pour le principe jrsquoai dit drsquoac-cord pour ne pas manger mais je ne vais pas au lit non plusmdash Alors tu dors assis Crsquoest parfaitement idiotmdash Non je ne dors pas Je nrsquoen ai pas besoin Je pense agrave des trucs jrsquoeacutecoute de la musiquemdash Tu veux un biscuit Je peux te le passer par la fenecirctre si tu te penches au dehors Mais crsquoest mon dernier paquetAlexandre partagea avec Eacuteloi le paquet de lrsquoamitieacute Eacuteloi apporta agrave Alexandre le lendemain des victuailles qursquoil avait piqueacutees en cuisine Puis pour ameacutelior-er lrsquoordinaire parce que ses parents nrsquoavaient deacutecideacutement pas bon goucirct il alla se servir agrave lrsquoeacutetalage du marcheacute rue de Reuilly Il sortait au petit matin avant mecircme qursquoAlexandre fucirct eacuteveilleacute Les premiers temps leur eacutechange agrave la fenecirctre avait lieu vers midi puis ce fut de plus en plus souventQuand ils se penchaient tous les deux en gardant chacun une main crampon-neacutee au garde-corps parce que lrsquoopeacuteration eacutetait dangereuse leurs deux mains libres eacutetaient assez proches pour se passer de petits objets un sachet en pa-pier contenant des fruits parfois une bouteille Et en se penchant encore un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

Mais vous pouvez continuer agrave suivre le blog httpglazmagwordpresscom

  • Entre immuable et eacutepheacutemegravere
  • Souvenirs de lrsquoicircle drsquoYeu
  • Les icircles de Jean Grenier
  • Sur les chemins et les gregraveves de lrsquoicircle de Sein
  • Lrsquoicircle du Point Neacutemo
  • Dans lrsquoicircle de Reacute
  • Louis Calaferte
  • de Leacuteonardo Padura
  • Cuba au fil des romans de Leacuteonardo Padura
  • Les Nouvelles
  • Le Bel Air
  • Troisiegraveme caillou apregraves Neptune
Page 40: Numéro 6 Printemps 2015 - WordPress.comla marée haute noie de son eau. Là, dans des trous de sable ou de rochers, où un peu de mer clapote encore, le peintre découvre tout un

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peu elles pouvaient mecircme srsquoeffleurer du bout des doigts Comme ccedila pour rien quelques secondes Une caresse Mais apregraves leur cœur battait agrave tout rompre ce devait ecirctre le contre coup du risque ou lrsquoeacutemotion due au vertige Parce qursquoon eacutetait au cinquiegraveme eacutetage tout de mecircme percheacute tregraves haut dans lrsquoair le bel air de lrsquoavenue

Crsquoeacutetait lrsquohiver et Alexandre nrsquoeacutetait pas deacutecideacute agrave mettre le nez dehors Il nrsquoeacutetait pas precirct Il srsquointerrogeait toutefois sur la vie qursquoon menait dans Paris et au-delagrave Il se doutait bien qursquoun jour ou lrsquoautre il retournerait y prendre sa part De plus en plus souvent il demandait agrave Eacuteloi des renseignements preacutecis sur le cours des choses y avait-il une fanfare sous le kiosque de la Nation Les tours de peacutedalo avaient-ils repris sur le lac Daumesnil Et les boulistes sur le cours de Vincennes eacutetaient-ils revenus

Mon vieux lui dit un jour Eacuteloi tu ne sais mecircme pas dans quelle maison nous vivons Si tu sortais un instant de ta cache tu irais admirer drsquoen bas lrsquoimmeuble qui nous abrite Quand on est dedans on pense que crsquoest un haussmannien tout becircte qui contient ses habitants et puis crsquoest tout Sache mon ami que des visages sculpteacutes eacutemergent agrave la surface de la pierre comme des noyeacutes affleurent sur lrsquoonde lisse mais en plus gai Ce sont des visages souriants aux longs cheveux bien pei-gneacutes aux boucles tombantes Il y a mecircme des chats oui des chats qui font office de mascarons Ah Alexandre si tu sortais de ton trou

La nuit tomba Alexandre compta deux heures dans sa tecircte seconde apregraves sec-onde puis il tira la porte de sa piegravece et descendit lrsquoescalier Planteacute au milieu de lrsquoavenue du Bel-Air il leva les yeux sur lrsquoimmeuble et trouva qursquoEacuteloi avait raison il eacutetait admirablement sculpteacute Il deacutechiffra agrave la lueur du lampadaire la signa-ture de lrsquoarchitecte Il srsquoappelait laquo Falp raquo crsquoeacutetait bizarre mais crsquoeacutetait comme ccedila Au cinquiegraveme eacutetage il imaginait que le garccedilon serait assis sur sa chaise et lrsquoob-serverait mais il ne voulut pas srsquoen assurer

Jeacuterocircme revint ou si ce nrsquoeacutetait pas lui crsquoeacutetait son fregravere Il prit un bain de soleil chez Alexandre puis son envol vers le bois Alexandre pensa qursquoil pourrait en faire autant Il ferma doucement la porte de lrsquoimmeuble et tourna aussitocirct sur sa droite pour descendre lrsquoavenue de Saint-Mandeacute Ses jambes le portaient mais elles en avaient perdu lrsquohabitude Il fallait les forcer Alors Alexandre courut droit devant lui agrave grandes fouleacutees souples leacutegegraveres eacutelastiques arriveacute au bois deacutejagrave fa-tigueacute de cet effort il srsquoaffala sur une pelouse Les rayons du soleil nrsquoeacutetaient plus si timides il chauffaient doucement la peau et sur le visage crsquoeacutetait bon Alexandre resta eacutetendu dans lrsquoherbe jusqursquoagrave se sentir transperceacute par lrsquohumiditeacute froide qui remontait de la terre Il eacutetait temps de deacuterouiller agrave nouveau ses muscles il mar-cha vers le lac Daumesnil Dans la vitre drsquoun cabanon il vit agrave son reflet qursquoil avait une bonne tecircte et mecircme un bel air

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Robin avait toujours veacutecu de peu un studio minuscule dans un quartier modeste de New-Breizh pas de sortie pas de vacances pas de proches pas de loisirs Il ne menait pas petit train de vie par neacutecessiteacute ses eacutetudes lui avaient permis drsquoobtenir un poste bien reacutemuneacutereacute dans une multina-tionale au sein de laquelle il eacutevitait toute interaction et toute respons-abiliteacute Non si Robin vivait ainsi crsquoeacutetait pour eacuteconomiser le plus possi-ble et reacutealiser un recircve fou pour honorer une promesse faite agrave lui-mecircme quand il eacutetait encore petit enfant et qursquoil regardait les navettes deacutecoller pour Mars un jour il serait proprieacutetaire drsquoun asteacuteroiumlde dans la Cein-ture de Kuiper et srsquoy installerait Il quitterait ces milliards de fourmis humaines qui srsquoagitaient sur ce bout de Terre pour partir le plus loin possible avec pour seul ciel lrsquoespace intersideacuteral et les planegravetes geacuteantes et pour plus proche voisin drsquoautres ermites agrave des millions de kilomegravetres de lui qursquoil ne croiserait jamais Quand on est un agoraphobe doubleacute drsquoun ochlophobe qursquoon ne peut supporter sans un effort eacutenorme les es-paces publics et la foule un asteacuteroiumlde perdu agrave des millions de kilomegravetres de la plus proche planegravete habiteacutee apparaissait immeacutediatement comme une panaceacutee

Mecircme si aujourdrsquohui eacutetait le grand jour Robin nrsquoen laissait rien paraicirctre Il se rendit agrave son travail en prenant ses calmants remplit ses objectifs quotidiens en eacutevitant le maximum de ses collegravegues et se rendit agrave la ban-que Lagrave-bas il signa les diffeacuterents documents reacuteunissant en un seul compte ses diffeacuterents investissements et solutions drsquoeacutepargnes puis se rendit agrave lrsquoagence immobiliegravere galactique Il y veacuterifia les caracteacuteristiques du corps ceacuteleste sur lequel il avait mis une option la semaine derniegravere Crsquoeacutetait un caillou perdu parmi drsquoautres rochers spatiaux Il eacutetait livreacute non meubleacute eacutetanche aux gaz performances eacutenergeacutetiques A+ Il eacutetait deacutejagrave creuseacute et precirct agrave lrsquoaccueil de formes de vie terrienne Cela incluait le systegraveme de reacutegeacuteneacuteration drsquoair baseacute sur des algues qui servaient eacutegale-ment de systegraveme drsquoeacutepuration lrsquoautonomie en nourriture eacutetait assureacutee pendant huit ans pour une famille de quatre personnes par le verg-er automatiseacute au cœur de lrsquoasteacuteroiumlde et celle en eacutenergie pendant deux milleacutenaires gracircce au reacuteacteur agrave fusion inteacutegreacute Au final dans ce systegraveme

Troisiegraveme caillou apregraves Neptune

Anthony Boulanger

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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sur lrsquoordinateur rien que le silence bienveillant drsquoune solitude agrave la pureteacute exceptionnelle Lrsquohomme souffla drsquoaise et ferma les yeuxSoudain son bien-ecirctre fut rompu par une sonnerie stridente qursquoil nrsquoiden-tifia pas immeacutediatement Il tourna la tecircte vers le panneau de controcircle de-vait-il srsquoidentifier aupregraves du systegraveme domotique un des organes eacutelectro-niques de lrsquoasteacuteroiumlde eacutetait-il en train de flancher Un seul bouton rouge clignotait agrave cocircteacute drsquoune eacutetiquette indiquant ldquoPorte drsquoentreacuteerdquo Robin en fut peacutetrifieacute mais la sonnerie continuait agrave lui vriller les tympans Il appuya et deacuteclencha lrsquoapparition drsquoun eacutecran sur le tableau de bord En homme en scaphandre se tenait sur le seuil du sas drsquoentreacuteemdash Je ne reccedilois aucun visiteur lacirccha seulement Robin figeacute face agrave lrsquoimage de cet intrusmdash Bonjour Monsieur reacutepondit lrsquoinconnu Je veux seulement vous salu-er au nom du groupe HyperSuperMeacutegaMarcheacutes Dans une deacutemarche de voisinage bienveillante nous rendons visite aux habitants de la Ceinture de Kuiper pour leur preacutesenter notre projet immobilier une vaste galerie commerciale reacutepartie sur plusieurs centaines drsquoasteacuteroiumldes avec magasins bien sucircr cineacutemas 5D restaurants centres de sports de jeux base nautique golf et bien drsquoautres choses Plusieurs milliers drsquoappartements seront mis agrave disposition de nos clients en provenance de tout le systegraveme solaire mdash Jehellip nehellip reccediloishellip aucunhellip visiteurhellip articula difficilement RobinToujours statufieacute devant le panneau de controcircle lrsquohomme sentait une crise de panique le saisir A quoi tout cela rimait il venait drsquoarriver il y avait moins de deux minutes comment cet homme pouvait-il lrsquoavoir trouveacute aussi vite Drsquoougrave eacutetait-il parti Le commercial de lrsquoautre cocircteacute de la porte ne semblait pas le moins du monde deacutecontenanceacute par lrsquoaccueil qui lui eacutetait faitmdash Je vous souhaite une excellente journeacutee Monsieur et au plaisir de vous compter parmi nos futurs clients

Robin attendit un long moment apregraves que son inopportun visiteur fut parti pour revecirctir sa combinaison et sortir marcher sur son asteacuteroiumlde Il srsquoeacuteloi-gna de la porte droit devant lui et se retrouva apregraves quelques dizaines de minutes de marche de lrsquoautre cocircteacute du rocher spatial Devant lui srsquoeacutetendait obscegravenes dans leur deacutebauche de lumiegravere des panneaux publicitaires gigan-tesques Lrsquoouverture du centre commercial eacutetait clameacutee en une vingtaine de langues terrestres et martiennes Des vaisseaux spatiaux volaient entre les asteacuteroiumldes les plus proches en un ballet incessant transportant mateacuteriaux et ouvriersmdash Ouverture vendredi prochainhellip lut Robin agrave voix haute Toute la Terre agrave votre porteacutee agrave seulement quelques minutes de Neptunehellipmdash Magnifique nrsquoest-ce pas entendit-il soudainAgrave cocircteacute de lui lrsquoinconnu venait de surgir agrave lrsquoimprovistemdash Je me permettais de prendre quelques mesures sur votre terrain Dites ccedila ne vous deacuterangerait pas si on utilisait ce cocircteacute pour faire une aire de pique-nique et un fast-food

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Merci agrave tous de vos encouragements et de votre soutien Glaz en version magazine va prendre un congeacute sab-batique agrave dureacutee indeacutetermineacutee

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solaire cet asteacuteroiumlde eacutetait ce qui se rapprochait le plus drsquoune icircle deacuteserte avec riviegravere drsquoeau douce arbres fruitiers soleils et cabane artisanalemdash Vous ecirctes le premier agrave investir dans une telle proprieacuteteacute dit lrsquoagent immo-bilier et agrave envisager drsquoy reacutesider en permanence Nos clients sont geacuteneacuterale-ment des complexes hocircteliers qui transforment les lieux en reacutesidences de luxe pour des seacutejours de quelques semaines On a quelques studios de teacuteleacutevision pour des eacutemissions de teacuteleacutereacutealiteacute A ma connaissance personne drsquoailleurs nrsquoa jamais veacutecu dans un isolement tel que celui que vous envisagez et nrsquoy a reacutesisteacute plus de quelques jours Je veux dire vous nrsquoallez pas capter le reacuteseau hypernet si loin de Mars Vous ecirctes sucircr de ce que vous faites mdash Jrsquoen suis certain confirma Robinmdash Tregraves bien et comment voulez-vous reacutegler Nous avons des solutions de creacutedit tregraves inteacuteressantes sur deux geacuteneacuterations par exemplemdash Cash Je paie cashAussitocirct dit aussitocirct fait Robin reacutegla la somme astronomique de son asteacuteroiumlde reacutecupeacutera les titres de proprieacuteteacute virtuelle les clefs et retourna chez lui Il empaqueta soigneusement le minimum vital produits de toilette quelques vecirctements de rechange et une vingtaine de livres De vieux livres aux feuilles de papier des antiquiteacutes du milleacutenaire preacuteceacutedent qursquoil conser-vait preacutecieusement et qursquoil ne manipulait qursquoavec des gants Il donna son congeacute au syndicat de gestion indiquant qursquoil fallait livrer le reste du con-tenu de son appartement agrave sa nouvelle adresse mais nrsquoy faire suivre aucun courrier et se rendit agrave lrsquoastroportDe la mecircme faccedilon qursquoil avait reacutegleacute sa nouvelle proprieacuteteacute il paya drsquoun mon-tant royal transporteur de fret qui devait prendre le deacutepart pour Neptune et le convainquit de lrsquoembarquer pour le deacuteposer

Quelques mois de voyage plus tard Robin posait enfin le pied sur son asteacuteroiumlde Sa surface eacutetait lisse et noire grecircleacutee par endroits de quelques vieux impacts conforme agrave ce qursquoil avait vu en agence Lrsquohomme se retour-na pour contempler le paysage qui srsquoeacutetendait dans toutes les directions Crsquoeacutetait un spectacle agrave couper le souffle Maintenu sur le corps ceacuteleste par la graviteacute artificielle de son appartement dans la roche il nrsquoavait aucune ideacutee de son orientation Il pouvait tout aussi bien avoir la tecircte en bas cela ne changeait rien Devant lui se pourchassaient sans jamais se rattraper des centaines drsquoautres asteacuteroiumldes certains tout aussi noirs que le sien drsquoautres veineacutes de blanc Un peu plus loin Neptune apparaissait comme lrsquoœil bleu drsquoun gigantesque cyclope dans un visage teacuteneacutebreux La preacutesence eacutetait loin drsquoecirctre oppressante au contraire elle eacutetait plutocirct rassurante agrave mille lieues de la chaleur agressive du soleil lui-mecircme petit point loin loin derriegravere la planegravete Neptune eacutetait agrave sa faccedilon lrsquooceacutean qui manquait agrave cette icircle deacuteserte pour compleacuteter le paysageSoufflant drsquoaise Robin investit sa nouvelle demeure Il posa sa valise deacutefit son scaphandre et tendit lrsquooreille La station eacutetait silencieuse Il nrsquoy avait aucun bruit de circulation de cris de lrsquoautre cocircteacute des murs de creacutepitements de neacuteons en dessous des fenecirctres de teacuteleacutephone de notifications de mails

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