numen: observations sur l'un des éléments primordiaux de la religion romaine

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Societe d’Etudes Latines de Bruxelles Numen: Observations sur l'un des éléments primordiaux de la religion romaine Author(s): Albert Grenier Source: Latomus, T. 6, Fasc. 4 (Octobre-Decembre 1947), pp. 297-308 Published by: Societe d’Etudes Latines de Bruxelles Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41516560 . Accessed: 15/06/2014 22:06 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Societe d’Etudes Latines de Bruxelles is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Latomus. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.78.109.96 on Sun, 15 Jun 2014 22:06:48 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Societe d’Etudes Latines de Bruxelles

Numen: Observations sur l'un des éléments primordiaux de la religion romaineAuthor(s): Albert GrenierSource: Latomus, T. 6, Fasc. 4 (Octobre-Decembre 1947), pp. 297-308Published by: Societe d’Etudes Latines de BruxellesStable URL: http://www.jstor.org/stable/41516560 .

Accessed: 15/06/2014 22:06

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Numen

Observations sur Tun des 616ments primordiaux de la religion romaine

« Les plus anciennes croyances, ecrivait Fustel de Coulanges, » en tete de sa Cite Antique , sont celles qu'il nous importe le plus » de connaitre, car celles que nous trouvons aux belles epoques » de la Grece et de Rome ne sont que le developpement de croyan- » ces et destitutions anterieures et il faut en rechercher les racines » bien loin dans le passe ».

L'une de ces conceptions anciennes les plus caracteristiques, dans la religion romaine, est celle du numen et bien des faits que nous trouvons aux « belles epoques » n'en sont, nous semble-t-il, que le developpement.

Le numen est essentiellement une volonte : le mot est au verbe nuere , accomplir un mouvement ( annuere , faire un signe d'assenti- ment), comme f lumen est a fluere ; c'est la puissance motrice par excellence. C'est bien ainsi que la definissait Ciceron : ut hominum membra mente ipsa ac voluntate moventur sic , numine deorum , omnia fingi, moveri mutarique posse (x).

Comment, k l'origine, les Romains se representaient-ils ces numina ?

S'il y a deja un effort a faire pour retrouver a travers les textes la nuance vraie du sentiment religieux d'un Grec ou d'un Romain de Tepoque classique, a plus forte raison nous est-il difficile de re- trouver les croyances de leurs ancetres qui n'ont rien ecrit. Nous n'avons que des noms et les quelques indications qui se peuvent tirer des « developpements posterieurs ». On pense aujourd'hui pouvoir tirer quelque lumiere de Tetude des processus mentaux des peuples demeures primitifs ; les plus anciens habitants du Latium devaient en etre k une phase de developpement intellectuel comparable a

(1) De Nat. Deorum , III, 39. Ljltomus VI. - 20.

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298 A. GHENT ER

la leur. La methode s'est averee feconde ; c'est grace a elle que nous parvenons k comprendre des faits religieux naguere inexpli- cables et que la critique consid£rait soit comme des symboles de haute portee philosophique soit comme de pures forgeries (1).

Le Primitif projette dans les objets exterieurs et dans toute la nature quelque chose de sembable a sa propre vie, sans distinguer entre le principe animateur, ame ou esprit, et la realite materielle agissante. Ses divinites sont a la fois esprit et corps ; le corps generalement se cache ou n'apparait que furtivement mais Taction du dieu est constante. A tous les instants l'homme se sent a la merci de forces etrangeres infiniment plus puissantes que lui ; ce sont elles qui pr&tent efficacite & ses actes ; ce n'est pas lui qui tue par la lance ; il fait le geste mais c'est le genie de la lance qui tue. Les dieux sont aussi nombreux que les actes de hommes, aussi varies que leurs besoins et il s'en revele de nouveaux tous les jours. II importe done, a chaque instant, de se rendre favorable le dieu qui convient. Des pri&res, des offrandes peuvent obtenir heureux effet mais, surtout, des formules mysterieuses et des pratiques plus ou moins compliquees qui doivent etre executees avec une rigoureuse exactitude - precisement ce que nous retrouvons dans le formalisme de la religion romaine.

Les plus anciens numina romains reproduisent assez exactement tous ces caracteres des dieux ou genies des peuples primitifs. En nombre infini, ils sont partout presents ; ils n'ont pas de figure propre et peuvent se manifester sous les aspects les plus divers ; la forme n'est qu'un accident ; k plus forte raison ils n'ont pas de sexe : sive mas sive femina es. On n'a jamais su si Pales etait dieu ou deesse, si bien qu'on en vint a imaginer un couple de Pales. Aussi bien qu'un homme ou une femme, le numen peut &tre un animal, un arbre ou une plante ou un rocher ou un objet quelconque. Picus est a la fois dieu et oiseau, Faunus , celui qui favorise la mul- tiplication des troupeaux, peut prendre la forme humaine ; il est d'ailleurs aussi bien Fauna mais il est aussi un bouc. On le voit dans le rite des Lupercales.

Les Luperci , les jeunes gens qui courent autour du Palatin, frap-

(1) Nous pensons en particulier au dernier livre de L. L6vy-Bruhl, La my - thologie primitive (Paris, 1935). La m6thode est bien connue depuis Pouvrage d6sormais classique de E. Durkheim, Les formes dlementaires de la vie religieuse et les travaux, en particulier, de P6cole sociologique fran$ai$e.

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pant de leurs lanieres de la peau du bouc sacrifie les femmes qu'ils rencontrent, sont des Faunes : le torse nu, les flancs entoures d'une peau de bouc, ils sont momentanement le dieu lui-meme sous forme humaine mais ils sont en meme temps des boucs ; ils se donnent le nom de creppi qui veut dire bouc. Silvanus , le dieu myst^rieux des bois a fini par recevoir dans les jardins romains une forme traditionnelle ; il dut etre aussi quelqu'un de ces arbres qu'on vene- rait, y suspendant des ex-votos et des bandelettes. Les animaux, qui ont fini par devenir de simples attributs des dieux, ont ete eux- memes des dieux. Le silex de Jupiter, les boucliers des Saliens, la lance de Mars, tous les fetiches, et on sait s'ils abondaient, avaient leur force divine propre ; c'etaient autant de numina.

Point n'est besoin, pour trouver des conceptions analogues d'aller les chercher au Sud de l'Afrique ou dans le centre de TAustralie. Elles sont encore vivantes de nos jours dans quelques cantons iso- les et, confusement, dans des croyances superstitieuses de tous les

pays et de tous les temps. Je ne puis resister a la tentation de citer ici un passage d'un roman italien recent, fruit des observations d'un ancien relegue du fascisme (1).

« Qu'il y ait eu des dragons dans ce pays, aux si&cles passes, cela n'etonne personne et personne ne serait etonne s'ils reparaissaient aujourd'hui. Tout est reellement possible sur cette terre ou les dieux antiques, le bouc et l'agneau, par- courent tous les jours les chemins connus et ou il n'y a aucune limite certaine entre l'humain et le monde mysterieux des animaux et des monstres. II y a beaucoup d'etre etranges qui participent d'une double nature. Une femme, une pay- sanne d'age moyen, mariee et qui a des enfants, qui ne pre- sente, & la regarder, rien de particulier, est fille d'une vache. Tous les vieux se rappellent sa m&re vache qui la suivait partout quand elle etait petite, Fappelait de ses mugissements et la lechait de sa langue rugueuse. Cela n'emp&chait pas qu'elle ait eu aussi une mere femme qui etait morte mainte- nant comme, depuis de nombreuses annees, etait morte aussi la m&re vache. Personne ne trouvait, a cette double nais- sance, k cette double nature, la moindre contradiction et la

(1) Carlo Levi, Cristo si d fermato a Eboli [La civilisation s'arrSte k Eboli] (Rome, 1946), p. 104 sqq. Ma traduction est quelque peu abr6g£e.

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paysanne, que je connaissais, vivait placide et tranquille comme ses deux m&res, avec sa pretendue nature animale.

» Chez quelques uns, ce melange d'humain et de bestial ne se fait qu'en des occasions particuli&res. Les somnambules deviennent loup et, chez eux, Thomme ne se distingue plus de la bete. II y en avait quelques uns a Gagliano ; ils sor- taient dans les nuits d'hiver pour aller retrouver leurs freres, les vrais loups. Ils sont encore des hommes quand ils sortent mais ensuite ils deviennent loups et se rassemblent avec les autres autour de la fontaine. II faut faire tr&s attention quand ils rentrent chez eux. Quand ils frappent pour la premiere fois pour rentrer, leur femme ne doit pas ouvrir ; elle verrait son mari encore enticement loup ; il la devorerait et s'enfui- rait pour toujours dans le bois. La seconde fois, la femme ne doit pas encore ouvrir ; elle verrait le corps deja redevenu humain mais encore la tete de loup. C'est seulement quand il frappera pour la troisieme fois qu'on pourra ouvrir ; il est alors complement transforme ; le loup a disparu, l'homme d'auparavant est revenu. II ne faut jamais ouvrir avant qu'il n'ait frappe trois fois ; il faut attendre que la meta- morphose soit complete, qu'il ait perdu meme le regard feroce du loup et jusqu'au souvenir d* avoir ete loup. Apres cela ils ne se souviennent plus de rien.

» Tout, pour le paysan de Lucanie, a un double sens : la femme-vache, Fhomme-loup, le chien qui est a la fois hom- me et lion, la ch&vre-diable. Ce ne sont la que des images parti- culierement fixees mais toute personne, tout arbre, tout ani- mal, tout objet, toute parole, participe a cette ambiguite. La raison seule a un sens unique et, par elle, la religion et Fhistoire. Mais le sens de l'existence, comme celui de Tart et du langage et de F amour, est multiple k l'infini. Dans le monde des paysans il n'y a pas de place pour la raison ni pour Thistoire. II n'y a pas de place pour la religion parce que, precisement, tout participe k la divinite, parce que tout est reellement et non pas symboliquement divin, le ciel comme les animaux, le Christ comme la chevre. Meme les ceremonies de Tfiglise viennent des rites paiens, des celebrations de Fexis- tence indifferenciee des choses et des innombrables dieux ter- restres du village ».

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Suit, k Fappui, une description de la f&te de la Madone, k la mi-septembre, dont les rites rappellent ceux de l'Antiquite.

« La procession se deroule au milieu d'une exaltation que suscite le bruit. Sur un pavoi porte par douze hommes, s'avance la statue de la Madone, une pauvre madone de carton-pate, une Vierge Noire engoncee d'une robe et d'un manteau de gala, couverte de colliers et chargee de bracelets. Sur leurs portes, a son passage, les pay sans lui jettent k pleines mains du ble pour qu'elle pense aux moissons et porte bonne chance aux recoltes. Ce n'est plus la Mere douloureuse du Christ, c'est une divinite souterraine, noire de F ombre de la terre profonde, une Persephone paysanne, une deesse infernale des moissons. On s'arrete a un reposoir ; les femmes se pressent pour apporter leurs offrandes. Elles attachent aux v&tements de la madone des pieces de monnaie, des billets de cinq et de dix lire, jusqu'& des dollars rapportes d'Amerique. Elles lui passent au cou de grands colliers de figues seches, deposent a ses pieds des raisins, des fruits, des ceufs. Quand la procession a repris sa marche elles courent encore apres la statue avec d'autres of- frandes, s'unissant au tumulte de la foule, ajoutant leurs cris aux sonorites des trombones et a Feclatement des petards... Le soir, un grand feu d'artifice termine les ceremonies ; c'est la fete des recoltes et la soiree du feu... ».

Une telle exaltation ne rappelle-t-elle pas les Supplications de l'ancienne Rome, rite grec, il est vrai et s'adressant & des dieux determines, comme la Madone est prise a une religion evoluee mais transposee, pour ainsi dire, en un sens primitif. Les vieilles f£tes romaines dont les contemporains de Ciceron essayent en vain de penetrer le sens, Regifugium, Polpifugium , sacrifice du cheval d'Octobre, pr£sentent encore bien plus ce caract&re de ceremonies destinees k capter des forces divines mysterieuses. Les jeux, le sacrifice, la formule stricte de la priere, sont autant de moyens d'amplifier les forces divines partout eparses et de se les rendre favorables. Le culte est un ensemble de rites que nulle pensee lo- gique n'est venue regler. Le pouvoir du pr£tre tient k ce qu'il sait les rites ; il sait les noms pour evoquer les divers numina, il sait les formules, il connalt les gestes qui permettront de s'empayer de leur force.

Ces noms, nous les retrouvons dans les listes pontificals de^

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Indigitamenta , tous des noms d'agents : Arator , Redarator, In- sitor , Messor , Vervactor , Educa , Potina , Cunina , Rumina , Statu- linus, Fabulinus... Un numen preside a tous les gestes de Tagri- culteur, a tous les moments de la vie des enfants, des femmes et des hommes. Saint Augustin se divertit a enumerer pour s'en moquer, une partie de cette turba deorum, cette poussiere de dieux. II ne comprend plus ou ne veut plus comprendre la mentalite qui les avait crees. Mais au me siecle de notre ere, les freres Arvales en etaient encore tout penetres, au moins officiellement. Voulant enlever un figuier qui avait pousse sur le toit du temple de Bona Dea, ils invoquent au prealalbe Deferunda qui le jettera par terre, Coinquenda qui l'ebranchera, Commolenda qui le debitera en buches, Addenda qui les brtilera.

* * *

L'une des originalites de la religion romaine consiste en ce que, m£me dans ses cultes les plus evolues, elle a toujours conserve la trace des numina primitifs et qu'elle a constamment garde le pou- voir de creer de nouvelles divinites de leur genre. Sous toutes les influences diverses qu'elle reflete se retrouve le fond primordial ; un dieu, m£me un grand dieu reste plus ou moins un cycle de nu- mina .

Prenons comme premier exemple Jupiter devenu un Zeus romain. II n'en reste pas moins un succedane du Jupiter albain, le genie du plus haut sommet de la montagne, autour duquel se fit Tunion des trente peuples latins. Installe au Capitole par les rois Tar- quins, entre deux divinites d'origine italique mais dej& fa^onnees sur le module grec, Junon-Hera et Minerve-Athena, il doit en m&me temps conserver quelques traits du Tinia etrusque. II se trouve assiste comme Tinia de deux conseils de dieux mysterieux, sans noms et sans figures, comme les numina primitifs.

Pour lancer la foudre il prend conseil des douze dii consentes , six dieux et six deesses, dans lesquels on a voulu plus tard reconnai- tre les grands dieux du Pantheon grec mais qui leur semblent fon- ci&rement etrangers. On peut se demander en quoi ces consentes different des mysterieux dii involuti , egalement conseillers de Jupiter mais dont on ne sait ni le nombre ni le sexe ni les noms et qui ne doivent representer, nous semble-t-il, que d'anciens numina .

Le dieu national des Ropiains est a la fois, sans contradiction.

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grec, latin, etrusque ; il est entoure comme cTun halo de divinites indeterminees, il est bien d'autres choses encore. II est la puissance du ciel lumineux et aussi, sous le nom de Summanus , celle du ciel nocturne ; il se confond plus ou moins avec le souterrain Vejovis. II est aussi le numen du chene capitolin auquel Romulus avait attache les premieres depouilles opimes : Jupiter Feretrius , de feretrum , le porte-trophee. II est Jupiter Lapis , la force du silex qui tue, l'ancienne hache de pierre polie, deja consideree, peut- &tre, comme pierre de foudre, et aussi la force dominatrice de la hache, symbole prehistorique du commandement. II est Jupiter Terminus , la borne a laquelle on a conserve sa place a ciel ouvert k l'interieur du temple capitolin. II est Jupiter Fidius qui se con- fond avec Semo Sancus ( semo = genie) qui sanctionne les conven- tions ; son fetiche est l'anneau qui lie. II est Lucetius, le dieu de toutes les lumieres, celle du soleil comme de l'eclair ; Qomne tonas Leucesie , chantaient les Saliens. II est Elicius , celui qui fait pleuvoir et dont le fetiche est le lapis manalis , la pierre qui attire la pluie. II est le genie de l'eclair, la foudre elle-meme, Jupiter F ulgur, avant de devenir Fulgurator, celui qui lance la foudre. II est Stator , le dieu qui, sur la via Nova , pres de la Porta Mugonia , au pied du Palatin, arreta la fuite des Romains devant les Sabins. II est encore Jupiter Victor , le numen de la victoire, avant de deve- nir simplement Jupiter invictus . Tous ces noms d'agents accol6s au sien, de meme forme que ceux des Indigitamenta, ne sont pas de pures epithetes, ce sont ceux d'anciens numina , primitivement independants et charges de missions speciales qui, par une sorte de centralisation et a la suite de circonstances indeterminees, se sont integres dans la personne preponderante du grand dieu na- tional.

D'autres genies anciens se sont moins completement agreges a lui, tel Liber. S'il s'agissait seulement, comme le dit M. Altheim, du Dionysos greco-thrace adopte en Italie (1), d'ou serait venu ce nom de Liber? C'etait celui d'une vieille divinite italique ; on le trouve sous la forme Leufer ou Loufer sur une inscription falisque : Ceres far , me[l9 ferct]om , l[o]uf[er ] vi[no]m [dou]iad (2). En Sicile,

(1) Terra Mater , pp. 17-22. (2) « Que C6r£s donne la farine, le miel, le g&teau, Liber, le vin », Corpus

Inscr. Etrusc ., n° 8079 ; cf. W. Helbig dans Glotta, XII, p. 233 ; j'adopte le$ restitutions et la lecture de Vetter,

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il fut avec Libera associe k Ceres et ainsi identifie a Dionysos, ce qui le preserva de Tabsorption complete par Jupiter. Numen de la vegetation, Liber devint, en pays vinicole, celui de la vigne. A Rome, ses fetes furent associees a celles de Jupiter. (Test en Thonneur de Jupiter Liber que se celebrent, le 17 mars, les Libera -

lia, le 23 avril, les Vinalia Priora et le 19 aout, les Vinalia Rustica . De meme, les Meditrinalia , le 19 octobre, sont portes, dans les Fastes d'Amiterne, comme une fete de Jupiter. C'est la fete du vin nouveau, comme l'indique le distique cite par Varron :

Novum vetus vinom bibo Novo veteri morbo medeor.

Le nom des Meditrinalia se rattache & une racine *medhu (grec jbiddv, le motit) ; il s'agit du genie de la fermentation de la cuve. Le nom de Meditrina , bien qu'il ne se trouve atteste que tardivement est evidemment celui de ce numen ; ne le comprenant plus, on l'ex- pliqua par mederi , guerir, d'ou le distique de Varron ; et Jupiter herita de la fete.

En retour, des surnoms attribues k Jupiter en raison de ses as- sociations avec d'anciens numina , se sont degagees, parfois avec contresens, de nouvelles entites divines. Ainsi de Jupiter Liber naquit la deesse Libertas k laquelle un temple fut eleve sur le Pa- latin en 238 av. J.-C. et qui n'avait rien de commun avec Liber . De Dius Fidius nait Fides et de Jupiter Victor , Victoria. Ces di- vinites nouvelles sont des abstractions ; le procede est tou jours reste fecond : Juventus , Honos , Virtus . Le souvenir des anciens numina n'est sans doute pas etranger k cette proliferation.

Les mSmes phenom^nes se notent autour de Mars. II est le dieu Loup p&re de Romulus et, par la Louve, son nourricier ; il est aussi le bceuf qui est reste son symbole sur les enseignes de plusieurs legions ; d'ou son double caractere de dieu de la guerre et dieu agraire. Dieu de la guerre, il s'est vu associer un genie de la fureur dans la bataille, Neriof dont on a fait plus tard sa compagne : Nerio Martis. A lui sont encore subordonnes deux genies malfai- sants Lues et Rues , bons & la guerre mais redoutes des agriculteurs. Les pacifiques fr&res Arvales et Caton, dans ses prieres de vieux paysan, prient Mars d'ecarter ces auxiliaires farouches : neve Lue Rue , Marmar , sins incurrere in pleores , « ne laisse pas, 6 Mars, Lues et Rues s'abattre sur le peuple ». En retour on cree comme compa- gnons du dieu de la guerre Honor et Virtus qui resolvent un temple

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pres de la Porte Capene en 233 av. J.-C. On lui associe de meme Pavor et Pallor qui doivent s'emparer de l'ennemi. Ses fonctions diverses lui creent, comme a Jupiter, des personnalites multiples : il est Victor , il est Propugnator, Ultor , Propagator Imperii et aussi Pacifer.

S'agit-il seulement de titres honorifiques ? II ne le semble pas, au moins a l'origine. A Finvention de ces vocables doit presider l'idee d'un numen qui accomplit 1'acte de sa fonction. Ce n'est pas le general qui remporte la victoire ; c'est une force divine, dont Tite-Live narre parfois l'intervention ; primitivement elle etait autonome ; elle sera plus tard reconnue comme un Mars. C'est une autre force mysterieure, qui, a Philippes, venge par Octave, l'assassinat de Cesar. C'est un numen particulier qui assure la pro- pagation de l'Empire. Tout en se modernisant, la conception pri- mitive continue a vivifier le developpement de la pensee religieuse romaine.

C'est k leurs antecedents de numina indecis et mysterieux que beaucoup de grands dieux romains doivent leur caractere souvent ambigu et la diversite de leurs attributions. Combien de numina de la fecondite, de la floraison, de l'attrait sexuel, de la vie, de la mort, Venus ne reunit-elle pas? Qu'est-ce que Vulcain, k Rome, en dehors de son assimilation a Hephaistos? Hephaistos est le dieu du feu souterrain et aussi du feu industriel. A Rome, avant Vulcain, le feu souterrain avait son genie, Cacus , double de Caca, ... sive mas sive femina. Nous trouvons le plus ancien sanctuaire de Vulcain au Volcanal au pied du Capitole, dominant legerement le Comitium. Comment l'expliquer? Quel rapport pouvait avoir cet autel avec le feu soit souterrain soit industriel ? Pourquoi sa fete se place-t-elle le 23 aout, entre les fetes agraires des Consualia le 21 et les Opiconsivia le 25? Afin, a-t-on dit, que Vulcain protege les moissons contre l'incendie. Explication peu convaincante. Pourquoi, aux Volcanalia, en meme temps qu'a Vulcain, sacri- fie-t-on a Ops Opifera , aux Nymphes et a Quirinus ? Pourquoi, a la fete de Maia, le ler mai, est-ce le flamine de Vulcain qui sacrifie k Maia une truie pleine? Maia Volcani , dit Aulu-Gelle : Maia une puissance de Vulcain... Quelle puissance? Le sacrifice d'une truie pleine ne peut etre qu'un rite de fecondite, sans rapport avec le feu. Pourquoi encore, les pecheurs du Tibre viennent-ils, k une date mal determinee - le jour des Volcanalia , disent les uns, le jour des Piscatorii ludi , au debut de juin, disent les autres - , Jeter

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dans le feu de l'autel de Vulcain des poissons vivants : pro animis humanis , en remplacement d'etres humains? Pourquoi Vulcain est-il le grand dieu d'Ostie et egalement d'autres ports, par exem- ple de Nantes, en Gaule? II serait, pense M. Carcopino, un dieu de l'eau et, en particulier du Tibre, en meme temps que du feu. Cette identite des contraires parait forcee ; il n'en reste pas moins qu'il y a en Vulcain plusieurs numina differents.

Voici encore, k propos de Vulcain, qui vient compliquer et peut- £tre aussi, eclairer en partie la recherche. Pline parle d'un arbre miraculeux, le figuier ruminal, transports de la grotte du Luper- cal au pied du Palatin, au Comitium et dont Tombre aurait abrite le Vulcanal tandis que ses racines se prolongeaient, jusqu'au Forum de Cesar. Mlle Margherita Guarducci evoque a ce propos une image du Zeus Velchanos cretois represents sur une monnaie de Phaistos sous forme d'un dieu juvenile, une sorte d'Apollon, tenant un coq et assis au pied d'un tr&s grand arbre qui l'abrite (*). Ainsi le fi- guier ruminal abritait le Volcanal ; l'arbre serait un symbole de la vegetation, le coq un symbole solaire (2). On trouverait en Crete un dieu a la fois de la vegetation et du feu solaire, que connaissaient les fitrusques et qu'ils ont pu introduire k Rome ; le Volcanal serait leur oeuvre. A la suite de quelles circonstances ce Velchanos a-t-il absorbe Cacus pour devenir, comme Hephaistos, dieu du feu souterrain, on ne saurait le determiner ; comment a-t-il perdu son ca- ract&re de dieu de la vegetation, on l'ignore ; c'est en qualite d'He- phaistos que, dans le lectisterne de 217, il se trouve associe a Vesta. Les fetes du calendrier ont conserve seules le souvenir du Velchanos creto-etrusque de la vegetation.

Des problemes analogues se posent a propos de Neptune. II doit &tre, k Rome, plus recent que Vulcain car il n'a pas de flamine ; assez ancien, cependant puisqu'il a sa fete inscrite au calendrier ; elle a lieu le 23 juillet. II a ete assimile au Poseidon grec, dieu de la mer. Son nom romain se rattache peut-etre a celui de la ville etrusque de Nepi qui n'a rien de maritime. Ce n'est pas lui le dieu du Tibre ; la place etait prise par Volturnus , plus ancien que lui puisqu'il a son flamine. Volturnus est un nom de fleuve ; on le

(1) Dans Scritti in onore di B . Nogara (Rome, Citt& del Vaticano, 1937), p. 192 sqq.

(2) Serv., Ad Aen.y III, 35f rappelle qu'on identifie parfois Vulcain avec le #oleil,

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retrouve comme tel en Campanie, a Capoue ; il est celui qui roule ses flots ( volvere ), le genie tant6t bienfaisant et tant6t terrible des eaux courantes, le numerx qui conduit les barques et inonde ses rives.

Un autre dieu du Tibre etait Portunus , egalement ancien, puis- qu'il a son flamine et sa fete, le 17 aout ; celle de Volturnus etait le 27. On associe generalement Portunus a Janus , sans doute parce qu'on rapproche son nom de Porta ; il faudrait plut6t penser k Portus , le port. Portunus serait le numen du rivage qui accueillait les esquifs.

Quant a Neptune, on lui trouve associee une Salacia : Salacia Neptuni. Salacia est la force jaillissante des sources : satire. D'autre part, au jour de la fete de Neptune, le 23 juillet, les Romains reviennent occuper les cabanes de branchages qu'ils ont construites pour les Lucaria , fete des genies des bois et des clairieres, les 19 et 21 juillet. Neptune aurait done ete le dieu des sources de la foret, ou l'un des genies de ces sources. Les numina de sources sont en effet nombreux : Fons ou Fontus , Juturna , Carmenta, la source ou les Vestales devaient aller puiser leur eau, Egerie et bien d'autres. L'assimilation a Poseidon mit Neptune hors de pair et, quand les Romains devinrent marins, etendit infiniment son domaine. II ne devait etre originairement que l'eau souterraine des sources que sa compagne Salacia faisait jaillir.

Ces fetes groupees des genies des bois et des sources, Lucaria et Neptunalia , repondent au sentiment exprime par Virgile et par Ovide devant le mystere de la foret :

Quis deus incertum est ... habitat deus (. Aen ., viii, 352).

Lucus Aventino suberat niger ilicis umbra Quo posses viso dicere : numen inest

(Fast., hi, 295). Voici qu'en plein siecle d'Auguste, dans la plus haute poesie

Jatine, reparait le sentiment religieux primitif, celui de la presence divine mysterieuse, dont on ne sait ce qu'elle est, dont on saisit seulement Taction et dont on venere la puissance, le sentiment qui a peuple la terre, Teau, le ciel, de tous ces numina qu'un effort de rationalisation a, plus tard, groupes en dieux.

Suivant les circonstances, par le jeu d'influences diverses et (Tassimilations plus ou moins approximatives, quelcjues uns de ce§

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Page 13: Numen: Observations sur l'un des éléments primordiaux de la religion romaine

308 A. GRENIER

dieux sont devenus grands, d'autres se sont fondus en eux, d'autres ont garde un rang modeste mais independant, beaucoup se sont trouves completement oublies : Falacer, Angerona , Furrina , dont Varron lui-meme ne savait plus rien. L'imprecision premiere des anciens numina se pretait a tous les avatars.

Malgre son caractere primitif et toutes les imaginations contrai- res a notre logique auxquelles elle pouvait donner essor, cette con- ception mystique d'une divinite partout diffuse, multiforme et tou jours agissante, mesure, en somme, plus de grandeur que les dieux crees par les Grecs a Timage de Thomme. Lorsque la figure et le caractere de la divinite se precisent, nous avons a faire non plus a un dieu romain mais & un Olympien.

Albert Grenier,

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