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16 NRP LYCÉE MARS 2017 Dossier Le roman court n’a pas le cuir aussi épais que les modèles du grand roman qui, de Balzac à Dostoïevski, dépassent régulièrement les quatre cents pages. On aurait tort pour autant de l’assimiler à la nouvelle dans la mesure où il reste indépendant d’un recueil. Pouvant faire l’objet d’une certaine condescendance critique, son succès n’en demeure pas moins bien établi. Son architecture narrative très lisible couplée à une forte intensité émotionnelle, à l’instar du Message d’Andrée Chedid (2000), peut expliquer son audience, par ailleurs renforcée par la scolarisation de textes bénéficiant d’un accompagnement didactique comme Mademoiselle Chambon d’Éric Holder (1996). Les romans courts sont-ils de grands romans ? Par Antony Soron, maître de conférences HDR, ESPE Paris Sorbonne 17 Sommaire Enjeux éditoriaux L’ère du soupçon Un secret exemplaire Le petit roman portatif Patrimoine du roman court Les classiques du roman court Un « genre » en expansion au XX e siècle Patrick Modiano, Annie Ernaux, Jean Echenoz, vivants piliers du roman court Les constantes de l’écriture brève actuelle L’ellipse en point de suspension L’influence cinématographique L’initiative aux mots simples 20 18 Un couple lisant au cap Corse, à Rogliano.

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Page 1: NRP Lettres lycée mars 2017 · Un secret exemplaire Doté d’une construction narrative quasi parfaite, Un secret de Philippe Grimbert (1995) peut être défini comme le roman court

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sier

Le roman court n’a pas le cuir aussi épais que les modèles du grand roman qui, de Balzac à Dostoïevski, dépassent régulièrement les quatre cents pages. On aurait tort pour autant de l’assimiler à la nouvelle dans la mesure où il reste indépendant d’un recueil. Pouvant faire l’objet d’une certaine condescendance critique, son succès n’en demeure pas moins bien établi. Son architecture narrative très lisible couplée à une forte intensité émotionnelle, à l’instar du Message d’Andrée Chedid (2000), peut expliquer son audience, par ailleurs renforcée par la scolarisation de textes bénéfi ciant d’un accompagnement didactique comme Mademoiselle Chambon d’Éric Holder (1996).

Les romans courts sont-ils de grands romans ?

Par Antony Soron, maître de conférences HDR, ESPE Paris Sorbonne

17SommaireEnjeux éditoriaux

● L’ère du soupçon ● Un secret exemplaire ● Le petit roman portatif

Patrimoine du roman court ● Les classiques du roman court ● Un « genre » en expansion au XXe siècle ● Patrick Modiano, Annie Ernaux, Jean

Echenoz, vivants piliers du roman court

Les constantes de l’écriture brève actuelle

● L’ellipse en point de suspension ● L’infl uence cinématographique ● L’initiative aux mots simples

20

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Un couple lisant au cap Corse, à Rogliano.

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DossierLes romans courts sont-ils de grands romans ?

consacrée à l’histoire de Simon, le frère de papier devenu frère « réel », et de ses parents, la cinquième narre les conséquences de la révélation. Sur le plan actantiel, ce roman court est d’une grande efficacité dramaturgique. D’un côté, Simon, force de la nature comme son père, et de l’autre le je « narré » et « narrant », « roseau pensant » fragile à l’inverse de ses parents ; d’un côté, Tania (la sculp-turale) et de l’autre Hannah (la chétive) ; d’un côté Sim le chien en peluche et de l’autre Écho le chien adoré de Maxime. On pourrait, selon la même perspective binaire, évoquer les opposants : la tante Esther qui « avait dû ressembler à Sarah Bernhardt du temps de sa splendeur » et la tante Élise qui « défen-dait farouchement ses opinions marxistes au cours du repas familial hebdomadaire ». Ce système symétrique se retrouve jusque dans le passé des personnages principaux, le père de Tania ayant quitté très tôt le foyer familial tandis que la mère de Maxime est morte précocement.

Enjeux éditoriaux

L’ère du soupçon

Comme en témoigne le succès des récits brefs d’Amélie Nothomb, le développement du roman court est lié à une forte demande du lectorat. Aussi peut-on être enclin à le caractériser, au premier abord, de façon dépréciative, en l’apparentant à un phénomène spécifiquement éditorial. L’appellation « roman court » demeure ainsi soumise à une forme de suspicion critique, dans la mesure aussi où les textes relevant de cette catégorie ne réclament pas, a priori, de longs efforts de lecture. Le procès en artificialité du roman court est par ailleurs renforcé par le mode de production éditoriale. Des écrivains populaires comme Éric-Emmanuel Schmitt, auteur de Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran (2001), ont un rythme de publication accéléré que rendrait sans doute inenvisageable la conception de récits plus développés nécessitant un lourd travail de recherche informative.

Un secret exemplaire

Doté d’une construction narrative quasi parfaite, Un secret de Philippe Grimbert (1995) peut être défini comme le roman court populaire type : cinq sections non titrées et un épilogue. Trois sections précèdent la narration du « secret », la quatrième est

Un secret (2003), réalisé par Claude Miller avec Patrick Bruel et Cécile de France.

« L’appellation "roman court" demeure

soumise à une forme de suspicion critique, dans la mesure où les

textes relevant de cette catégorie ne réclament

pas, a priori, de longs eff orts de lecture. »

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deux textes de Michèle Lesbre, ont non seulement la vertu d’alimenter la conscience collective d’une époque, mais encore de s’imposer comme des livres de chevet. Dans La Pleurante des rues de Prague de Sylvie Germain (1992), Prague apparaît moins en tant qu’objet du discours narratif que dans les inters-tices de l’évocation poétique. L’espace du récit ne relève pas pour autant spécifiquement d’un espace purement fantasmatique, comme en attestent des notations telles que les « cimetières d’Olsany » ou une rue de « Mala Strana ». Toutefois, il ne s’agit fina-lement que de lieux signes. Sylvie Germain, qui a non seulement vécu à Prague mais aussi et surtout lu et aimé ses écrivains, a pour ainsi dire intériorisé la ville dont Léo Perutz dans son recueil, La Nuit sous le pont de pierre, a su si bien rendre les enchante-ments du XVIIe siècle. En somme, ce serait comme si Prague demeurait pour elle un carrefour de rêves et de cauchemars, un lieu de confluences du tragique et du poétique, de littératures et de réalité brute : le printemps de Prague en 1968 et l’intrusion « maté-rialiste » des chars russes.

À partir de cet exemple, on peut définir le roman court de la manière suivante : un récit lu tout aussi rapidement du fait de sa petite taille qu’il nécessite par sa profondeur de nombreuses relectures.

Patrimoine du roman court

Les classiques du roman court

Le récit bref est en réalité doté d’une très longue histoire dont les quelques titres suivants peuvent mettre en perspective les jalons chronologiques. Madame de Montpensier (1662), récit par Madame de La Fayette d’une passion contrariée, préfigure la densité psychologique de La Princesse de Clèves (1678). Sa focalisation sur l’héroïne qui meurt de la trahison de son amant et la simple suggestion du fait historique en arrière-plan – le massacre de la Saint-Barthélemy, 25 août 1572 – donnent déjà deux lignes forces du roman court, encore à l’œuvre de nos jours. Cette esthétique narrative tout à la fois de la concentration et de l’évocation place à l’époque un tel récit bref aux antipodes de romans comme Le Grand Cyrus avec ses personnages stéréotypés et ses aventures échevelées. Plus en aval dans l’histoire du « genre », L’Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut (1731) adopte la logique discursive d’un témoignage en « je » – logique prééminente dans de très nombreux romans courts actuels. Récusant l’anecdotique et de fait les détails inutiles, l’abbé Prévost, qui possède à merveille l’art de l’ellipse, ne retient que des scènes fortement évocatrices. Plus tard encore, Balzac, pourtant créateur modèle du grand roman, donne à lire un récit bref, Le Colonel Chabert (1832), dont l’intrigue tient tout entière

Le petit roman portatif

Le roman court, a fortiori en format de poche, est par excellence un « objet » déplaçable. À ce titre, on aurait souvent envie de le caractériser comme un compagnon de route ou de transport en commun. La catégorie « roman court » renvoie à l’idée de livres pratiques, que l’on ouvre, ferme et reprend sans difficulté et dans lesquels, à l’instar de Chez eux de

Carole Zalberg (2004) ou de Grâce et dénuement d’Alice Ferney (1997), en raison de leur faible épaisseur, il est assez facile de se repérer. Des livres pratiques soit ; mais pas sans enjeux autre-ment plus profonds. Certains d’entre eux en effet, que l’on pense à La Montagne de Jean-Noël Pancrazi (2012) ou aux Demeurées de Jeanne Benameur (1999), ont reçu les faveurs de la critique et ont pour certains lecteurs fervents et fidèles quelque

chose du Dictionnaire philosophique portatif de Voltaire. Ces derniers ne leur trouvent pas nécessairement de vocation philosophique, mais ils éprouvent l’impé-rieuse nécessité de la relecture. Certains récits brefs des romanciers ultra-contemporains, comme Le Canapé rouge (2007) et Écoute la pluie (2013),

« Le roman court : un récit lu tout

aussi rapidement du fait de sa petite

taille qu’il nécessite par sa profondeur

de nombreuses relectures. »

Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, estampe de Paul Émile Bécat, 1885, BnF, Paris.

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Dossier

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Choses, prix Renaudot 1965, tend à déconstruire les structures d’échanges et de représentations de la société de consommation. Tendu vers un enjeu premier, Perec n’a cure de tracer le parcours de vie complet du couple au premier plan. Le lecteur ne saura rien de l’enfance des deux personnages. Son unique objet demeurant de saisir sur le vif le passage à la vie d’adulte, au moment même où l’individu devient un acteur de consommation, pour reprendre les termes de l’analyse sociologique. Le roman court est donc ici le résultat d’une écriture prompte à se délester de tout ce qui ne répond pas à son enjeu premier : narrer la vie d’un couple banal par le prisme des objets « mythologiques » (Barthes) qui en constituent le vecteur existentiel.

Patrick Modiano, Annie Ernaux, Jean Echenoz,vivants piliers du roman court

Dans Chien de printemps (1993), un jeune homme, probable double de l’auteur, rencontre au printemps 1964 un photographe, ancien ami de Robert Capa dans les années 1940. Cet étrange individu, avare de mots et désireux d’effacer sa trace, est contraint par le jeune homme à un ultime retour sur sa vie parisienne d’antan. Le bref récit que propose Patrick Modiano à ses lecteurs aurait pu ainsi se développer de façon linéaire et chronologique en s’apparentant à une forme de biographie fictive de Francis Jansen. Or, ce n’est évidemment pas ce mode de restitution amplifiée qui est retenu par un « je » narrant qui se permet même une déclaration « déceptive » pour le

dans le projet d’une femme désireuse par ambition personnelle d’asseoir définitivement la mort sociale d’un époux qu’elle présumait mort à la bataille d’Eylau.

Un « genre » en expansion au XXe siècle

L’histoire accélérée du « genre » mérite de ralentir dans cette traversée du XXe siècle pour s’arrêter un instant sur Le Diable au corps de Radiguet (1923) qui fit autant scandale par son sujet, l’aventure passion-nelle d’un adolescent avec une femme mûre, que par le récit doublement transgressif plaçant – presque ironiquement – au second plan la guerre des tran-chées. Toutefois, c’est presque à la moitié du siècle qu’est publié un roman court promis à toutes les exégèses. L’Étranger d’Albert Camus (1942) se distingue entre autres par un singulier choix gram-matical : la relation des faits au passé composé. Abandonnant le passé simple, temps privilégié du récit, Camus retient un temps verbal propre à l’écrit journalistique qui correspond à son premier métier. À partir de là, la plasticité du roman court ne cesse de se renforcer, comme le confirme la parution de Bonjour tristesse en 1954. Ce qui frappe à la lecture du roman de Sagan, c’est son écriture à la sagaie en même temps que la plus extrême justesse de l’analyse des volte-face des sentiments adolescents. Comme chez Radiguet, on retrouve cette stupéfiante capa-cité à lier dans la fluidité d’un récit toute la palette de sentiments aussi contradictoires que succincte-ment évoqués. Insensiblement, le genre romanesque tend à décliner ses deux versants opposés, celui de Françoise Sagan tout en suggestion, ellipse et allu-sion, et celui plus étoffé des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, du Hussard sur le toit de Jean Giono ou encore du Rivage des Syrtes de Julien Gracq, tous trois publiés en 1951.

À peine postérieure, la publication de Moderato Cantabile (1958) par Marguerite Duras conforte l’idée que le romancier « court » réclame une lecture active au point d’instituer implicitement le lecteur « co-créateur » de l’œuvre, pour reprendre l’expression d’Umberto Eco dans L’Œuvre ouverte. L’intrigue se réduit ici au strict minimum. Le lecteur se retrouve face à de nombreuses questions laissées en suspens à la fin de l’œuvre, dépourvu tout à la fois d’un enquêteur à la façon du Maigret de Georges Simenon pour le mettre sur la voie et d’un narra-teur omniscient pour l’éclairer dans les méandres de l’esprit des deux personnages principaux. À ce titre, on peut s’attarder sur la scène du repas, centrale dans le roman, qui fait écho à celle de L’Assommoir d’Émile Zola. Dans les deux scènes sont mis en perspective à la fois la gloutonnerie des convives et l’isolement des deux héroïnes, Anne Desbaresdes et Gervaise. Dans ce face-à-face, le roman court exprime comme un défi aux codes du romanesque traditionnel.

Coutumier de l’écriture à contraintes par ses expériences oulipiennes, Georges Perec, dans Les

DossierLes romans courts sont-ils de grands romans ?

Le colonel Chabert, qui a renoncé à faire reconnaître son identité, est condamné comme vagabond à deux mois de prison, BnF, Paris.

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de l’enfance et de l’âge farouche et celui des parents était littéralement constitutif de son écriture ?

Peut-être moins médiatique, Jean Echenoz n’en demeure pas moins un auteur tout aussi considéré que Patrick Modiano et Annie Ernaux, tant par la critique universitaire que par la critique journalis-tique. En 2003, il est par exemple l’invité d’honneur du colloque de Cerisy consacré aux romanciers minimalistes. Comme Pierre Michon – Vies minus-cules (1984) –, Echenoz pratique l’art de l’ellipse. Chez lui, la concision n’est pas liée à la superficia-lité du traitement d’un sujet mais à sa saisie milli-métrée. Aussi Pierre Lepape semble-t-il avoir toute légitimité à formuler un commentaire paradoxal à propos de la nouvelle d’Echenoz, L’Occupation des sols (1988) : « Si quelqu’un vous propose d’échanger 90 % des romans français publiés depuis un an contre ces seize pages-là, n’hésitez pas, acceptez, c’est une bonne affaire ! » En 2008, Jean Echenoz publie Courir, roman court consacré au coureur de fond Émile Zatopek. Le romancier s’empare d’un destin exceptionnel propice à un développement long et romanesque. Pourtant, son intention ne va pas dans le sens de l’amplification historique, voire épique. Jean Echenoz écrit à hauteur d’homme en ne laissant jamais le mythe « écran » supplanter la saisie de l’humain trop humain, même si son personnage est un champion hors du commun. Dans 14 (2012), situé dans la Grande Guerre, on n’est pas non plus dans la fresque, ni dans l’épopée : les hommes sont des hommes et rien de plus. L’auteur ne multiplie pas les personnages. Il n’est pas en quête d’une recomposition scénique de l’his-toire. Il ne souhaite pas du tout se l’approprier mais au contraire en attester. En tout état de cause, son œuvre contraint le lecteur à déconstruire ses attendus en matière romanesque. Les titres – Courir, 14 ou Un an (1997) – n’annoncent pas des récits « fleuves ». Echenoz rejette fondamentalement la poétique de l’effet. Il cherche à faire surgir l’étrangeté de l’hu-main sans en imposer la vision. Par là même, son art a quelque chose de profondément intimiste, d’anti-hollywoodien si l’on adopte une perspective cinéma-tographique : il tient de l’esquisse, du surgissement du récit et non de son complet accomplissement.

Les constantes de l’écriture brève actuelle

L’ellipse en point de suspension

Avec L’Élégance des veuves d’Alice Ferney (1995), on observe le cas typique dans l’écriture actuelle d’un modèle réduit de grand sujet romanesque, soit une saga familiale inscrite sur plusieurs générations. Exemplaire de l’écriture d’un roman court, le récit d’Alice Ferney se structure autour de l’évocation de trois couples. Sur le plan littéraire, le déploie-

lecteur : « Qui sait ? Un autre que moi écrira un livre sur lui, illustré par les photos qu’il retrouvera. » Ne pas tout dire, ne pas sur-expliciter. Modiano ne fait pas de son double narrateur un biographe scrupuleux, mais plutôt un esprit à la fois errant et curieux qui

fonctionne à l’intuition et qui recompose un visage par notations successives.

Dans le sillage de celle de Modiano, l’œuvre auto-fictionnelle d’Annie Ernaux s’enrichit de texte court en texte court en s’articulant autour de trois contraintes d’écriture : gravité, épure et précision. Elle revendique d’ailleurs ces contraintes dans une forme d’aparté métatextuel à l’attention de ses lecteurs dans La Place,

récit bref exemplaire par lequel elle conquiert défini-tivement, en 1983, son identité d’auteure : « Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utili-sais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles. » Deux ans après la mort de sa mère en 1986, elle publie Une femme, récit qui lui est consacré. L’écrivaine n’attestait-elle pas déjà dans La Place que le travail du deuil, des origines et du pays, Aquarelle de

Jacques Thévenet illustrant Les Thibault de Roger Martin du Gard, la confession du père mourant, BnF, Paris.

« L’art d’Échenoz a quelque chose de

profondément intimiste, d’anti-hollywoodien :

il tient de l’esquisse, du surgissement du récit et non de son complet

accomplissement »

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Dossier

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la famille est confrontée : « L’armée lui valut un mari, elle lui coûta deux fils, les jumeaux de l’amour naissant, ses premiers-nés. Un bordereau aux couleurs nationales fit office de message, de condoléances, de mise en bière, de funérailles et de deuil. »

Avec Nagasaki d’Éric Faye (2010), le format court du récit épouse un tout autre projet littéraire, s’attachant à réanimer un fait divers rapporté par plusieurs journaux japonais en 2008. La présence d’une inconnue au domicile du personnage prin-cipal ainsi que des méthodes d’investigation ne sont pas sans rappeler Le Horla. Toutefois, la singularité de ce roman court tient à sa logique de contestation des horizons d’attente notamment liés à son titre – car pour paraphraser Emmanuelle Riva à propos d’Hiroshima mon amour, le lecteur ne verra rien de Nagasaki. Le narrateur mentionne tout juste que la famille de la squatteuse a été anéantie par la bombe atomique du 6 août 1945. Il n’y a par ailleurs nulle place pour l’exotisme dans le récit, avec à peine la mention d’un frigidaire « Sanyo », d’un canapé « futon » et de tatamis. Troisième prise à revers de l’horizon d’attente du lecteur, après la bombe atomique et l’exotisme japonais, l’évocation d’une femme japonaise sublimée dans la lignée des geishas, de celles qui jouent de l’éventail dans le clair-obscur d’une porte coulissante. Tandis que l’intruse, souligne le narrateur, « pour tout dire n’avait guère de charme ».

ment du destin d’une famille frappée par le sort sur plusieurs générations a déjà connu nombre de déve-loppements fructueux ; et ce, dès l’Antiquité, que l’on pense par exemple à la famille disgraciée des Atrides dont Agamemnon, fils d’Atrée, Oreste, fils d’Agamemnon, ou encore Iphigénie et Électre, sœurs d’Oreste, constituent les figures de proue. Plus près de nous, Les Buddenbrook de Thomas Mann (1901) ou encore Les Thibault de Roger Martin du Gard (1937) ont mis en scène les fils invisibles qui tissent le destin contrarié d’une famille. Dans L’Élégance des veuves, la perspective retenue apparaît sensible-ment différente. S’il s’agit de relater le cursus d’une famille et notamment de ses mères sur plusieurs générations, l’idée d’un déploiement des destins individuels reste fondamentalement entravée. Alice Ferney retient une perspective schématique dans la représentation de ses personnages considérés sous un angle plus dramaturgique que romanesque. En ce qui concerne le lien entre l’histoire familiale et l’histoire du pays, en l’occurrence la France, l’ellipse reste de rigueur. Jules, qui forme avec Valentine le couple de base du cycle générationnel, ne bénéficie pas d’un traitement de faveur romanesque en dépit de sa mort sur le champ d’honneur, pas plus d’ailleurs que son jumeau promis au même anéantissement précoce. En deux phrases, leur tragédie est troussée ni plus ni moins, à l’instar de tous les évènements auxquels

DossierLes romans courts sont-ils de grands romans ?

Jeune fi lle lisant, huile sur toile de Frédéric Zandomeneghi (1841-1917), collection privée.

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Dans Sébastien (2010, éditions La Fosse aux ours), Jean-Pierre Spilmont construit deux scènes clés tout aussi saisissantes. D’abord, l’adolescent écorché vif découvre une photo attestant de la pratique de la torture par son grand-père et ses camarades en Algérie. On pense alors à l’intrigue de Music Box de Costa Gavras (1989). Ensuite, au moment de la chute – au sens propre comme au figuré –, Sébastien exécute son grand-père :

« Je me suis approché des marches.J’ai fermé les yeux.J’ai pensé à Caspe.J’ai pensé au sang.J’ai pensé à l’homme salement torturé avant de

mourir.J’ai pensé à l’homme mort dans les bras de grand-père

et de ses copains.J’ai pensé au rire de grand-père, sur la photo.J’ai pensé aux traces de coups sur le corps.J’ai ouvert les mains.Le fauteuil a basculé dans les escaliers.Non, je n’ai pas entendu crier.La nuit, la ville avale les bruits à cause de tous les

autres bruits. Ou bien parce, que dans une ville personne n’écoute. »

L’initiative aux mots simples

Les romanciers qui font œuvre de brièveté comme Valérie Zenatti dans Jacob, Jacob, Prix du Livre Inter 2015, cherchent, pour reprendre l’ex-pression bien connue de Verlaine, à « tordre le cou à

L’influence cinématographique

Le développement actuel du roman court atteste de l’idée qu’on n’écrit plus aujourd’hui exactement comme on pouvait le faire au tout début de la télévi-sion ou à des époques où le cinéma n’était pas encore devenu un art « premier ». Une circulation détermi-nante s’est établie entre littérature et cinéma. De nombreux romans courts ont d’ailleurs servi de base scénaristique aux adaptations cinématographiques, comme La Centrale d’Élisabeth Filhol. Cependant, il convient de s’interroger sur la réciprocité de cet échange. Dans quelle mesure le cinéma influence-t-il l’écriture brève et l’attente du lecteur ? D’autre part, en quoi la deuxième vie du roman court par le cinéma est-elle susceptible de conditionner son écriture même ? On remarquera d’abord la polarisa-tion du récit bref sur des scènes de rencontre fortes, comme dans Les Lois de la gravité de Jean Teulé où une femme battue confesse la défenestration de son mari à un agent de police de garde. Les romans courts qui font mouche recourent en outre à des portraits saisissants, comme dans La Chambre des offi-ciers de Marc Dugain. Il ne s’agit pas, bien entendu, de tout miser sur le spectaculaire pour le spectacu-laire, mais plutôt de recentrer l’attention du lecteur sur des faits dramatiques saillants, comme c’est le cas de façon exemplaire dans l’incipit d’Écoute la pluie de Michel Lesbre : « Le vieil homme s’est tourné vers moi avec toujours ce sourire limpide, j’ai cru qu’il allait me demander quelque chose, mais il a sauté sur les rails comme un enfant qui enjambe un buisson, avec la même légèreté. »

Grand central réalisé par Rebecca Zlotowski (2013), avec Olivier Gourmet et Tahar Rahim, adaptation du roman d’Élisabeth Filhol, La Centrale (2010).

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Dossier

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Les romans courts sont-ils de grands romans ?

crédite-t-elle pas l’idée de l’intentionnalité poétique fondamentale des écritures narratives brèves ?

« Je creuse, je creuse.Je ne retrouve pas.C’était là ? Ou là ? Je creuse je creuse je ne retrouve pas. »

Et pourtant, les romans courts suscitent chaque fois le même questionnement. L’auteur a-t-il écrit « court » par choix ou par manque d’ambition ? Question que l’on serait en droit de formuler autre-ment : la brièveté du récit contribue-t-elle à sa singu-larisation ? On pourra d’ailleurs se demander si ce n’est pas parfois la limite de ces récits qui restent volon-tairement à la lisière de leur potentielle expansion narra-tive, laissant au lecteur une part prépondérante d’inter-prétation des trous du texte. Peur de trop en dire, peur de lasser, peur de moraliser. En dit-on peu pour ne pas trop en dire, ou parce qu’on ne saurait pas le faire ? Il y a là sans doute un soupçon de superficialité qui pèse sur ce type de récit. Il n’en reste pas moins qu’il a fait son chemin et a su imposer ses phares comme en attestent ses auteurs les plus mondialement connus, tels Erri de Luca dont Le Tort du soldat demeure le modèle paradoxal d’un impo-sant roman court.

• Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert, Flammarion, Étonnants classiques, 2013.

• Jeanne Benameur, Les Demeurées, Gallimard, Folio, 2002.

• Jeanne Benameur, Ça t’apprendra à vivre, Actes Sud, Babel, 2012.

• Andrée Chedid, Le Message, Flammarion, Étonnants classiques, 2016.

• Marc Dugain, La Chambre des offi ciers, Pocket, 1999.

• Erri de Luca, Le Tort du soldat, Gallimard, Du monde entier, 2014.

• Marguerite Duras, Moderato Cantabile, Minuit, 1980.

• Éric Faye, Nagasaki, J’ai lu, 2011.

• Alice Ferney, L’Élégance des veuves, Actes Sud, Babel, 1995.

• Alice Ferney, Grâce et dénuement, Actes Sud, Babel, 1997.

• Élisabeth Filhol, La Centrale, Belin-Gallimard, ClassicoLycée, 2014.

• Sylvie Germain, La Pleurante des rues de Prague, Gallimard, Folio, 1994.

• Philippe Grimbert, Un secret, Le Livre de poche, 2004.

• Éric Holder, Mademoiselle Chambon, Flammarion, Étonnants classiques, 2008.

• Michèle Lesbre, Écoute la pluie, Gallimard, Folio, 2014.

• Madame de La Fayette, La Princesse de Montpensier, Pocket, Classiques, 2010.

• Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, Belin-Gallimard, ClassicoLycée, 2011.

• Pierre Michon, Vies minuscules, Gallimard, Folio, 1996.

• Amélie Nothomb, Acide sulfurique, Magnard, Classiques et Contemporains, 2016.

• Georges Perec, Les Choses, Pocket, Littérature, 2006.

• Jean-Noël Pancrazi, La Montagne, Gallimard, Folio, 2013.

• Abbé Prévost, Manon Lescaut, Hatier, Classiques et Cie Lycée, 2011.

• Raymond Radiguet, Le Diable au corps, Hachette éducation, Biblio lycée, 2004.

• Éric-Emmanuel Schmitt, Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran, Le Livre de poche, 2012.

• Jean Teulé, Les Lois de la gravité, Pocket, 2008.

• Carole Zalberg, Chez eux, Actes Sud, Babel, 2015.

BIBLIOGRAPHIE

l’éloquence ». L’écriture brève va à l’essentiel et élague les transitions. Elle se situe donc plutôt du côté du « couper » que du « coller ». Comme en atteste Un secret, « une vie » – pour reprendre le titre du roman de Maupassant – peut ainsi tenir en moins de cent cinquante pages. Il suffit juste de tenir la bride aux anecdotes et aux détails dénués d’une perspective rayonnante par rapport à l’imaginaire du lecteur. Il leur apparaît dès lors fondamental, non pas au premier chef de donner du souffle au roman – ce qui l’entraînerait vers la saga –, mais plus subtile-ment sinon de lui « couper le souffle », au moins d’en densifier la force rythmique et suggestive. D’où l’at-tention extrême des romanciers au détail singulier et à la réitération de ce détail signifiant. Dans L’Élégance des veuves, la première mention de Valentine souligne « l’impression d’écrasement de sa silhouette » tandis qu’à peine vingt pages plus loin, dans l’évocation de sa fille en robe de mariée, on retrouve le même fil thématique : « Et donc ainsi faite, c’est-à-dire écrasée sous son voile. » Dans un roman court, le choix des mots dénués de longues expansions demeure aussi décisif que dans un poème. Les effets d’échos ou de correspondances sont facilement décelables pour un lecteur qui a rencontré le même mot ou son dérivé quelques pages auparavant. Ça t’apprendra à vivre de Jeanne Benameur (1998) se distingue ainsi par de multiples retours à la ligne et par l’importance accordée aux blancs de la page et aux sous-titres, au point que l’on peut apparenter ce récit à un recueil de textes poétiques en prose. L’avant-dernière page de ce texte simple et puissant, écrit à hauteur de petite fille comme Chez eux de Carole Zalberg, n’ac-

« L’écriture brève va à l’essentiel et élague

les transitions. Comme en atteste Un secret

de Philippe Grimbert, "une vie" peut ainsi

tenir en moins de cent cinquante pages. »