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49 49 Novembre 2000 – Janvier 2001 L’invitée Amélie Nothomb, écrivain Découvertes La source perdue des Evangiles Vie universitaire Les physiciens ont la bougeotte! 100 ans d’aspirine

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  • 4949Novembre 2000 –Janvier 2001

    L’invitéeAmélie Nothomb,écrivain

    DécouvertesLa source perduedes Evangiles

    Vie universitaireLes physiciens ont la bougeotte!

    100 ans d’aspirine

  • I N T R O D U C T I O N

    campus 49/00 UNIVERSITÉ DE GENÈVE

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    100 ans d’aspirineUn médicament «magique»

    L’ANNIVERSAIRE est presquepassé inaperçu. Et pour-tant, il est évident quel’aspirine a marqué leXXe siècle. Aujourd’huiencore, c’est l’un des mé-

    dicaments les plus vendus et les plusconsommés au monde: on est en présenced’un succès médical et commercial d’uneexceptionnelle longévité. Or, l’aspirine setrouve aujourd’hui dans une position critique, dans la mesure où pas une annéene passe sans que l’on évoque une nou-velle maladie susceptible d’être traitée parelle, ou un nouvel effet secondaire plusou moins alarmant que l’on pourrait luiattribuer.Au-delà des simples brûlures d’estomac,le journaliste scientifique Pierre-AndréMagnin explore la face cachée de l’aspi-rine. Il relève notamment qu’une étudepubliée en septembre 2000 dans unerevue médicale (European RespiratoryJournal) soulève la délicate question descas d’asthme susceptibles d’être induitspar l’aspirine et d’autres médicaments dece type.Car lorsque l’on évoque ses défauts et sesqualités, l’aspirine est rarement seule. C’estce qu’explique Michel Schorderet, profes-seur à la Faculté de médecine de l’Univer-sité de Genève, en situant l’aspirine dans lajungle des analgésiques modernes, quivont du paracétamol (Panadol) aux malnommées «super-aspirines».

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    à la croisée des chemins

    Outre le classique mal de tête, MichelSchorderet montre que l’aspirine est effi-cace contre toutes sortes de douleurs,qu’elle prévient les maladies cardiaques,et qu’elle pourrait même se montrer utiledans la lutte contre la maladie d’Alzheimeret certains cancers ! Il est à relever quele Prof. Schorderet est le co-organisateur,avec le Prof. Ruegg de l’Université de Lau-sanne, d’un important colloque pour spé-cialistes sur les 100 ans de l’aspirine, quis’est tenu en octobre 2000 à Zermatt.Enfin, Campus a souhaité obtenir la réac-tion d’un représentant de l’entreprise quifabrique de l’aspirine sans discontinuerdepuis un siècle. Selon Hartmut Alsfasser,responsable du secteur Consumer Careauprès de Bayer, à Leverkusen près deCologne (Allemagne), le succès commer-cial de l’aspirine ne se dément toujourspas et son image continue à profiter àl’entreprise.Le mot de la fin revient à l’anthropologueFabrizio Sabelli, qui explique pourquoil’aspirine n’est pas un médicament commeles autres. Selon lui, c’est la société qui luia attribué un caractère «magique». Ce quipermet au comprimé blanc de rejoindreune boisson trop sucrée (Coca-Cola) et unpantalon trop serré (jeans) au panthéondes objets qui ont marqué le XXe siècle.

    DEREK CHRISTIERÉDACTEUR RESPONSABLE

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    Pierre-André Magnin retrace

    la longue histoire des effets

    secondaires de l’aspirine et des

    analgésiques analogues.

    C’est une histoire qui connaît

    aujourd’hui encore des

    rebondissements spectaculaires,

    notamment en raison d’une

    éventuelle corrélation avec

    l’épidémie d’asthme qui touche

    la plupart des pays occidentaux.

    La face cachée de l’aspirine

    100 ans d’aspirine

    L’HISTOIRE de l’aspi-rine, dont le principeactif est l’acide acé-tylsalicylique, a tou-jours été liée auxeffets secondairesindésirables. Lors-qu’elle a été inven-

    tée, il y a cent ans, c’était justement pourremplacer l’acide salicylique, un anti-douleurefficace mais d’une toxicité jugée trop élevée.

    Depuis lors, une trentaine de substancesaux actions comparables sont sorties des labo-ratoires, visant toutes à faire aussi bien que l’as-pirine mais en ménageant davantage le systèmedigestif et les reins. Dans leur jargon, les méde-cins appellent ces substances des AINS, acro-nyme d’anti-inflammatoires non stéroïdiens. Denombreuses études cliniques ont eu lieu, ou sontencore en cours, pour estimer quels sont lesmeilleurs indications et les meilleurs dosages deces AINS en fonction des maladies. Autant ledire tout de suite, on attend toujours le médi-cament miracle qui aurait toutes les vertus del’aspirine sans présenter d’inconvénients. Il fautcroire qu’il existe une règle en pharmacologie,qui veut qu’une substance sans effet secondairene puisse pas être un médicament efficace!

    Un gigantesquemarchéRéduire ces effets secondaires est un formidabledéfi médical et économique, car les AINS sontles médicaments les plus utilisés dans le monde:5% de toutes les prescriptions médicales, sanscompter les achats sans ordonnance. Aux Etats-Unis, par exemple, ils représentent un marchéde 12 milliards de dollars par an. On y a aussiestimé les dépenses provoquées par les effetssecondaires: 5,5 milliards de dollars! Une sommecolossale et compréhensible lorsque l’on sait queles hôpitaux américains doivent accueillir annuel-lement 70’000 personnes victimes de problèmesde santé engendrés par les AINS. Et ce sont 7000décès que les Américains déplorent chaqueannée.

    Prostaglandinesà tout faireL’aspirine et les autres AINS produisent des effets secondaires directement liés à leur moded’action. En bloquant une enzyme appelée cyclo-oxygénase (qui existe sous deux formes,COX-1 et COX-2), les AINS empêchent la for-mation des prostaglandines, à savoir une famillede molécules qui sont sécrétées par les cellulesmalades ou endommagées et qui activent

    L’équation Bayer = Aspirinedéfinit un succès commercial durable

    «Campus : – Quelle est l’impor-tance de l’Aspirine pour votresociété aujourd’hui?Hartmut Alfasser: – Bayer fabriqueenviron dix mille produits différents,mais aucun n’est à ce point insé-

    parable du nom Bayer que l’Aspi-rine: c’est notre marque amiral. Dupoint de vue économique, l’Aspi-rine est aussi très importante pournous, avec un chiffre d’affairesannuel qui avoisine un milliard demarks. De ce point de vue, c’estnotre troisième médicament, aprèsle Ciprobay et l’Adalat.

    – Comment ce succès s’est-il des-siné?– Lorsque le chimiste Felix Hoff-mann a synthétisé la substance

    active dans les laboratoires Bayer,le 10 août 1897, personne ne pou-vait deviner l’importance que l’As-pirine allait acquérir. Et pourtant,c’est très vite devenu le médicamentle plus connu au monde. L’Aspirinea reçu un nouveau coup de pouceau début des années 1970 lorsquele pharmacologue britannique SirJohn Vane a découvert le méca-nisme d’action de l’acide acétylsa-licylique (AAS).» Dès cet instant, on a constaté unevéritable explosion de l’intérêt

    HARTMUT ALSFASSERResponsable de presse auprès de la société Bayer, à Leverkusen près de Cologne

    (Allemagne).

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    notamment les processus inflammatoires, la fièvreet la douleur.

    Or, les prostaglandines sont aussi pro-duites par les cellules saines et jouent bien d’au-tres rôles parfois contradictoires, puisque certainespeuvent avoir une action anti-inflammatoire !Parmi leurs missions, il faut en citer trois : ellesprotègent la muqueuse de l’estomac et de l’in-testin contre les sucs digestifs ; elles assurentle bon fonctionnement des reins ; et elles sontimpliquées dans l’agrégation des plaquettes san-guines qui sont chargées de coaguler le sang encas de blessure. C’est justement à ces trois niveauxqu’on note les principaux effets secondairesde l’aspirine et des autres AINS.

    Tube digestif, reinset sangEntre 15 à 20% des patients qui prennent desAINS connaissent des problèmes de toxicité gastro-intestinale. Cela va de la simple «brûlure»jusqu’à l’ulcère, qui peut finir par perforer l’es-tomac ou l’intestin. Ces altérations engendrentaussi des saignements, voire des hémorragiesmortelles. Le risque augmente fortement avecl’âge du patient.

    Dans les reins, l’inhibition des prosta-glandines par les AINS fait courir un risque accru

    d’insuffisance rénale aiguë aux personnes dontla fonction rénale est déjà perturbée. Jusqu’à20% de ces patients à risque peuvent connaîtredes problèmes, alors que l’incidence des effetsindésirables sur les reins est globalement de 5%sur l’ensemble du public.

    Enfin, au niveau sanguin, les AINS sontsusceptibles d’occasionner toutes sortes d’hé-morragies, puisqu’ils limitent la coagulation. Onl’a vu, ces médicaments entraînent en prioritédes saignements dans le système digestif suiteà des lésions de la muqueuse qu’ils ont eux-mêmes provoquées!

    Le dangerest dans la doseC’est l’occasion de rappeler une autre règle depharmacologie: entre le médicament et le poi-son, la différence tient dans la dose. Ainsi,comme l’effet anticoagulant est directementproportionnel à la quantité absorbée, on recom-mande aujourd’hui de faibles doses quotidiennesde certains anti-inflammatoires aux personnesmenacées par des accidents vasculaires cardia-ques ou cérébraux, afin de rendre leur sang unpeu plus fluide. Pour cette même raison et afind’éviter des saignements, on les déconseille

    PIERRE-ANDRÉ MAGNINDIPLÔMÉ EN BIOLOGIE DE L’UNIVERSITÉDE GENÈVE, PIERRE-ANDRÉ MAGNINEST JOURNALISTE SCIENTIFIQUE

    INDÉPENDANT AU SEIN DU RÉSEAU

    « INFORMATION IN SCIENCE ».

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    scientifique pour cette substance,ce qui a conduit notamment à ladécouverte que l’AAS pouvait pré-venir les infarctus et les attaquescérébrales. Pour sa découverte, SirJohn a finalement reçu le PrixNobel de médecine, en 1982.

    – L’équation Bayer = Aspirineest-elle vraie?– Disons que l’Aspirine et le logoBayer, en forme de croix, sont insé-parablement liés. Et dans bien despays, Bayer passe tout simplement

    pour « la compagnie qui fabriquel’Aspirine». Si on demande à quel-qu’un ce que produit notre société,il est vrai que la réponse est tou-jours « l’Aspirine»!

    – L’aspirine existe-t-elle grâce àBayer ou est-ce plutôt le contraire?– Lorsque l’AAS a été synthétiséepour la première fois, notre sociétéexistait depuis près de 25 ans. Nousaurions donc atteint la même im-portance qu’aujourd’hui, même sansce médicament. C’est plutôt l’Aspi-

    rine qui a profité, dès le début, duréseau de distribution mondial deBayer.

    – Les nouvelles formes d’aspirine,contenant par exemple de la vita-mine C, vont-elles sonner le glasde l’aspirine traditionnelle?– Non, car chaque formule possèdeses inconditionnels. Au départ, lesgens achètent de l’Aspirine parceque c’est l’un des médicaments lesplus sûrs et les plus efficaces surle marché. Une fois que cette déci-

    sion est prise, ils optent pour la for-mule qui leur plaît. Mais ils saventque c’est toujours de l’Aspirine!

    – Craignez-vous la concurrencedes autres analgésiques?– Sur le marché mondial, il y a dela place pour un grand nombred’analgésiques. L’Aspirine est l’undes produits les plus efficaces et sûrsdans toute la pharmacopée. C’estpourquoi elle continuera de s’im-poser face à ses concurrents, aussià l’avenir.

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  • fortement aux femmes enceintes, surtout dansles derniers mois avant le terme.

    La liste des effets secondaires de l’aspi-rine n’est pas terminée! Comme pour tous lesmédicaments, il faut compter sur les intoléranceset les allergies. Sur la peau, les réactions peu-vent aller du simple urticaire jusqu’à de raresréactions mortelles, comme le syndrome de Lyell,une nécrose qui suit l’éruption de nombreusesvésicules. Le foie peut aussi souffrir. Entre troiset quatre patients sur cent mille vont mêmedévelopper une hépatite fulminante souventfatale, ce qui est malgré tout considéré commeun faible pourcentage.

    L’aspirineet l’asthmePar contre, certains spécialistes estiment que l’in-tolérance aux AINS est très sous-estimée dans

    la population qui souffre d’asthme bronchique.C’est le cas d’un groupe de médecins issus deseize centres cliniques situés dans dix pays euro-péens. Ils viennent de publier une étude portantsur 500 patients connus pour avoir des crisesd’asthme suite à l’absorption d’aspirine oud’autres AINS (en anglais, on appelle ce symp-tôme «AIA» = Aspirin-Induced-Asthma).

    Les médecins britanniques ont été sur-pris de constater à quel point cette hypersensi-bilité s’est installée de manière similaire cheztous leurs patients. Tout commence par une rhi-nite persistante; puis surviennent l’asthme, uneintolérance à l’aspirine et des polypes dans lenez. Les femmes sont deux fois plus touchéesque les hommes. Chez elles, les symptômes appa-raissent plus tôt et sont plus graves.

    Toujours à propos de l’asthme bron-chique, des médecins de trois hôpitaux britan-

    niques ont publié en mars dernier dans la revueThorax une autre étude montrant que l’utilisa-tion régulière de paracétamol peut aggraver lamaladie en réduisant, dans les poumons, leniveau de glutathione, une substance anti-oxy-dante qui les protège. Le paracétamol rejointainsi l’aspirine et l’ibuprofène dans la catégo-rie des AINS déjà déconseillés aux asthmatiquesen général.

    Effets secondairesdans la nature?La nature, elle aussi, pourrait souffrir des effetssecondaires des AINS. Les publications scienti-fiques s’accumulent qui mettent en évidenceque notre eau potable est menacée par les médi-caments. Ils proviennent de nos urines, ou d’unemauvaise gestion des déchets pharmaceutiques— quand ce ne sont pas les particuliers qui jet-tent directement leurs vieux comprimés dans lesWC. Les polluants médicamenteux commencentmême à rivaliser en quantité avec les pesticides.

    Étant donné la masse qui est consom-mée, les AINS apparaissent de plus en plus sou-vent dans l’analyse des polluants. Par exemple,on a détecté de l’aspirine dans les eaux de laTamise. Et l’on a trouvé de l’ibuprofène dansl’eau du robinet à Berlin. Même si ce n’est pasun antibiotique, des chercheurs ont démontréque cet anti-inflammatoire empêche la crois-sance de certaines bactéries.

    Si la concentration des substances phar-maceutiques continue d’augmenter dans lanature, personne ne peut encore dire quels enseront les effets à long terme. Par prudence, ondevrait peut-être aussi tenir compte de leur bio-dégrabilité, pour estimer la qualité de l’aspi-rine et de ses concurrents.

    PIERRE-ANDRÉ MAGNIN

    Références:

    A. SZCEZELKLIK et al. «Natural history of aspirin-inducedasthma». European Respiratory Journal,16, pp. 1-5 (2000).

    I. HASLOCK «Clinical economics review: Gastrointestinalcomplications of non steroïdal antiinflammatorydrugs». Alimentary and Pharmacological Therapy,12, pp. 127-133 (1998).

    S. BOREL et al. «Du nouveau sur les AINS: découvertede la COX-2 et implications pharmacologiques et cliniques». Douleur et Analgésiques, 2, 71-75 (1998).

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    La face cachée de l’aspirine

    – Comment réagissez-vous faceà la concurrence des aspirines«génériques»?– Il y a en effet un très grandnombre de médicaments sur le mar-ché qui contiennent de l’AAS. Tou-tefois, pour l’Aspirine fabriquée parBayer, les exigences de qualité sontparticulièrement élevées. Où que cesoit dans le monde, l’Aspirine quel’on achète respecte ces exigences:c’est un sentiment rassurant pourle client!

    – Entre l’aspirine et Bayer, quiprofite de qui?– Ils profitent l’un de l’autre. Bayerest une multinationale active dans

    la chimie et la pharmacie, ayant descompétences économiques et scien-tifiques de tout premier plan. L’As-pirine est le médicament numéroun dans le monde et, malgré ses100 ans d’existence, son histoirereste encore à écrire. L’avenir nousréserve encore beaucoup de choses,de la part de Bayer comme de lapart de l’Aspirine!»

    DEREK CHRISTIE

    Références:http://www.aspirin.comhttp://www.bayer.de

  • IL faut remonter à l’Anti-quité pour retrouver l’ori-gine des médicamentsdestinés au traitement del’inflammation. Les ex-traits de diverses espècesvégétales (Salix alba, baby-lonia, purpurea ; Populus

    alba; Spirea ulmaria; Gaultheria procumbens) ontété en effet administrés comme antipyrétiqueset anti-inflammatoires, une tradition qui s’estpoursuivie au Moyen Age et jusqu’au début duXIXe siècle.

    C’est beaucoup plus tard que l’on a puidentifier dans ces divers végétaux les principesactifs (dérivés salicylés, salicine), les isoler, puisprocéder à la synthèse de l’acide salicylique(Kolbe, 1860) et de l’acide acétylsalicylique (Hoffmann, 1897). Ces événements ont aboutià la commercialisation de l’aspirine par Bayer en1899, un médicament qui, un siècle ayant passé,est encore largement utilisé partout dans lemonde.

    Une efficacité reconnuePour quasiment toutes les formes de douleur,crise migraineuse comprise, ainsi que la fièvre

    d’origine infectieuse, à une posologie de 500 mgtrois ou quatre fois par jour, l’aspirine constitueaujourd’hui encore le traitement approprié, dansla mesure où son éventuelle gastro-toxicité etd’autres réactions d’hypersensibilité (polypesnasaux, bronchospasme) n’en limitent pasl’usage. A ce titre, elle est équivalente, du pointde vue de l’efficacité, au paracétamol (Panadol,Zolben), un autre analgésique et antipyrétiquedont le coût est également favorable.

    Par contre, l’utilisation de l’aspirine contreles maladies inflammatoires telles que l’arthroseet la polyarthrite rhumatoïde est, sauf excep-tion, injustifiée. D’abord parce que, pour êtreefficace, elle doit être administrée à une posologieélevée (3 à 5 g par jour), aggravant la gastro-toxicité qui est dépendante de la dose. Ensuite,parce que l’industrie pharmaceutique a pro-gressivement développé des médicaments plusspécifiques pour le traitement de ces maladies,

    L’aspirine est l’undes «objets-cultes»du XXe siècle

    «Campus: – L’aspirine constitue-t-elle un objet intéressant pourl’anthropologue que vous êtes?Fabrizio Sabelli: – Certainement.Dans le cadre du cours d’anthro-

    pologie de l’objet que je donne àl’Université de Neuchâtel, j’ai récem-ment abordé les quelques «objets-cultes» qui ont à mon avis marquéce siècle. On y trouve le Coca-Cola,les jeans, le ballon de football, etsans doute aussi l’aspirine.

    – Quelles sont les caractéristiquesde ces objets?– Cela va plus loin que le succèscommercial. Ces objets sont perçuscomme étant extraordinaires. Onpeut même parler de magie. Cettedimension irrationnelle est particu-

    lièrement évidente dans le cas duCoca-Cola, trop sucré et pas sidésaltérant que cela, et pour lesjeans, trop serrés pour être vraimentconfortables.

    – Comment un objet devient-il«magique»?– Il n’y a rien d’intrinsèque : lescaractéristiques physiques de l’ob-jet peuvent jouer un rôle, mais nesont pas déterminantes. Il s’agit aucontraire d’une «attribution collec-tive», c’est-à-dire d’une conventiontacite à l’échelle de toute une civi- ���

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    Fin d’un produit-miracleou renaissance?

    100 ans d’aspirine

    Entre aspirines, super-aspirines

    et autres analgésiques, comment

    faire pour s’y retrouver?

    Michel Schorderet, enseignant

    et chercheur à l’Université de

    Genève et l’un des organisateurs

    du colloque scientifique sur les

    100 ans de l’aspirine qui s’est

    tenu récemment à Zermatt,

    nous aide à y voir plus clair.

    Une chose est sûre: en alerte

    centenaire, l’aspirine n’a pas

    encore dit son dernier mot!

    FABRIZIO SABELLIProfesseur d’anthropologie économique à l’Université de Neuchâtel et professeur

    honoraire à l’Institut universitaire d’études du développement, à Genève.

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    MICHEL SCHORDERETPROFESSEUR AU DÉPARTEMENTDE PHARMACOLOGIE DE L’UNIVERSITÉDE GENÈVE (FACULTÉ DE MÉDECINE)

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  • à savoir les «anti-inflammatoires non stéroïdiens»ou AINS, représentés par les anthranilates oufénamates (Ponstan), les arylacétates (Voltarène),les arylpropionates (Brufen, Algifor), les oxicames(Felden) et les pyrazolés (Butadion).

    Un mécanisme découverttardivementJusque dans les années 1970, le mécanisme d’ac-tion des AINS, dont l’aspirine fait également par-tie, n’était pas clairement élucidé. C’est grâceaux travaux de trois lauréats du prix Nobel demédecine de 1982 (Bergström, Samuelsson etVane), que l’on a découvert que tous les AINSont la capacité d’inhiber une enzyme appeléecyclo-oxygénase. Cette enzyme participe à laformation de prostaglandines, des substancesproduites et relâchées par des cellules maladesou endommagées et qui ont notamment pour

    effet d’amplifier et de propager les inflamma-tions.

    Durant les années 1990, différentsgroupes de recherche à travers le monde ontfinalement mis en évidence deux types de cyclo-oxygénase. L’une, dénommée COX-1, est pro-duite en continu, notamment au niveau desplaquettes sanguines, des reins et de l’estomac.Alors que l’autre, appelée COX-2, génère desprostaglandines seulement en cas de fièvre, dedouleurs ou d’inflammations.

    Des super-aspirines?Pas vraiment!

    Cette importante découverte a suscité ledéveloppement d’AINS capables de neutraliserpréferentiellement le COX-2. C’est dans cecontexte que l’on a parlé de « super-aspirine »lors du lancement en 1998 aux Etats-Unis, puis

    en Europe, de deux nouveaux AINS, à savoir lecélécoxib (Célébrex, commercialisé conjointe-ment par Searle SA et Pfizer AG) et le rofécoxib(Vyoxx, commercialisé par Merck-Sharp &Dohme-Chibret SA).

    Pour ces nouveaux médicaments, ondevrait donc s’attendre à un rapport bénéfice/risque amélioré, surtout en raison d’une dimi-nution de la toxicité gastro-intestinale (érosions,ulcères, etc.), qui constitue le principal pointfaible de l’aspirine et de la plupart des anti-inflammatoires classiques. Cette diminution dela toxicité gastrique est due au fait que l’acti-vité de la COX-1 n’est, en principe, que peu oupas affectée.

    Le nom de «super-aspirine», utilisé pources inhibiteurs sélectifs de la COX-2, n’est tou-tefois pas justifié. En effet, les indicationsactuelles de ces médicaments (arthrose et poly-

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    lisation. A ce niveau-là, l’aspirineest encore plus puissante que lesautres objets-cultes car elle abolitla douleur. D’où une certaine magie.

    – La magie a-t-elle encore uneplace dans notre société?– Descartes et des générations descientifiques n’ont rien pu y faire:il subsiste une part d’irrationnelchez l’être humain, qui s’exprimenotamment au niveau collectif. Acet égard, notre société n’est pasbeaucoup plus évoluée que celle deschasseurs-cueilleurs.» Admettons que, dans le cas de

    l’aspirine, le « raisonnement » col-lectif est tout à fait cohérent. Ils’agit d’une fée qui apparaît aumoment de la douleur, et qui l’abo-lit. On peut même y avoir recours(à tort ou à raison) de manière pré-ventive. Or, quelque chose qui nousprotège en plus de nous soigner nepeut être que magique!

    – S’agit-il alors d’un mythe?– D’une certaine façon, oui. Lespeuples, confrontés au recul de lareligion et ayant perdu leur mytho-logie traditionnelle, se voient obli-gés de créer des mini-mythologies

    nouvelles. L’une des règles de baseest qu’il n’y a pas de mythe sansrite. Si on a mal à la tête, il fautprendre une aspirine et aller se cou-cher. Voilà un rite moderne!

    – Quelle différence par rapport àd’autres médicaments qui ontmarqué le siècle?– Si on la compare à la pénicillineou à la morphine, l’aspirine a deseffets secondaires bénins etengendre peu ou pas de dépen-dance. Elle a surtout l’immenseavantage d’être accessible sansordonnance. L’effet placebo qui

    découle de la relation thérapeutiqueavec le médecin est alors pris enmain par le patient lui-même. Ainsidomestiquée, l’aspirine devient uneamie, une compagne. L’aspirine estgentille!

    – Quels autres facteurs ont per-mis à l’aspirine d’atteindre sonstatut actuel?– Je pense que l’origine allemandedu médicament a renforcé sonidentité symbolique et son effica-cité magique, en tout cas dans lespays du Sud. Mais pour que lamagie opère, il faut qu’il y ait en

    Fin d’un produit-miracle ou renaissance ?

  • arthrite rhumatoïde) diffèrent de celles de l’as-pirine, qui est essentiellement utilisée commeanalgésique et antipyrétique dans sa posologiestandard (1 à 2 g par jour).

    Pour la préventioncardio-vasculaireDe plus, dans une gamme de posologie nette-ment inférieure (75 à 350 mg par jour), l’aspi-rine est connue pour exercer un effetanti-agrégant au niveau des plaquettes san-guines. Ceci est extrêmement utile pour préve-nir la récidive chez les personnes ayant déjà

    souffert d’un accident cardiaque ou d’uneattaque cérébrale. D’autant plus qu’à ces mini-doses, la toxicité gastro-intestinale est fortementdiminuée. Il est probable que ce type de pré-vention restera encore longtemps contrôlée parl’aspirine, seule ou en association avec d’autresanti-agrégants ou anticoagulants.

    Une extension de la prévention est aussipossible au niveau des personnes n’ayant pasencore eu d’accident cardiaque ou d’attaquecérébrale, mais qui appartiennent néanmoins àun groupe à risque : personnes âgées, hyper-tendues, diabétiques, obèses et/ou sédentaires.Dans ce domaine, la place de l’aspirine ne sau-rait être disputée par les «super-aspirines», quin’ont pas d’activité anti-agrégante. En résumé,le glas de l’aspirine n’a pas encore sonné, loinde là!

    Cancer du côlonet maladie d’AlzheimerEnfin, des études épidémiologiques récentes évo-quent le rôle préventif de l’aspirine et des AINS(toutes substances confondues) dans d’autredomaines, tels que le cancer du côlon et la mala-die d’Alzheimer. Les preuves scientifiques sontaujourd’hui loin d’être établies. On admet cepen-dant que dans l’apparition ou l’évolution de cesdeux maladies — au demeurant fort différentes— surgissent des médiateurs inflammatoires dontla production pourrait être ralentie ou neutrali-

    sée par les AINS.Aussi les recherches fondamentales et

    études cliniques, effectuées tant avec l’aspirinequ’avec les anciens et les nouveaux AINS, sepoursuivent-elles intensément à travers le monde,afin de confirmer ou infirmer ces hypothèses.

    MICHEL SCHORDERET

    Références:

    D. B. JACK. «One hundred years of aspirin». Lancet 350, pp. 437-439 (1997).

    N. SCHAAD & M. SCHORDERET. «Espoirs et incertitudes. Les nouveaux AINS».Journal suisse de Pharmacie 137, pp. 809-811 (1999).

    C. J. HAWKEY. «COX-2 inhibitors».Lancet 353, pp. 307-314 (1999).

    L. M. JACKSON & C. J. HAWKEY. «COX-2 selective nonsteroidal anti-inflammatory drugs. Do they reallyoffer any advantages?» Drugs 59, pp. 1207-1216 (2000).

    P.-A. GUERNE. «Bilan une année après l’introduction du premier anti-inflammatoire spécifique de la COX-2». Médecine & Hygiène 58, pp. 1136-1139 (2000).

    même temps un système decroyance. Dans ce cas, c’est uneconvention qui unit le corps socialautour de l’objet. Celui qui n’a pasd’aspirine chez lui est hors-normes.

    – Quel rôle joue la publicité danstout cela?–Nous déterminons nos habitudesde consommation à travers tout unesérie de critères, dont la plupart sontinconscients. La publicité y joue cer-tainement un rôle, mais il ne fautpas surestimer son importance. Leproblème est que les publicitairesessaient de vendre du rêve, mais ils

    ne brassent que des illusions parcequ’ils ne nous font pas participerphysiquement. Ils oublient l’impor-tance des rites.»

    DEREK CHRISTIE

    Référence:F. SABELLI. «L’efficacité du mensonge: l’effet placebo commerévélateur de la société contemporaine». Congrès européensur la douleur. Nice, 30 septembre — 1er octobre 2000.

    100 ans d’aspirine

    campus 49/00 UNIVERSITÉ DE GENÈVE

    21

    éclairages

    Pour fêter le centenaire de l’aspirine, la société Bayer avait «habillé» l’un de ses immeubles, à Leverkusen (Rhénanie)

    BA

    YER