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Qu’a celane tienne
Jean-Luc Citerne
10.26 510387
----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique
[Roman (134x204)] NB Pages : 118 pages
- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,055 mm) = 8.49 ----------------------------------------------------------------------------
Qu’à cela ne tienne
Jean-Luc Citerne
Jean
-Luc
Cite
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Nov 2013
Qu’a celane tienne
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La solitude commençait à peser sur les épaules de
Marcelin. Il venait d’arriver dans la région et ne
connaissait personne. La cinquantaine atteinte de
haute lutte contre la maladie, quelques cheveux en
moins, un pessimisme à décorner les bœufs, sa
personnalité toxique avait eu raison de son couple.
L’inauguration d’un crématorium à la périphérie de la
ville l’avait rasséréné. Il savait que son destin l’y
mènerait tôt ou tard.
Ce soir là, le brouillard était tombé comme une
chape et bons nombres de résidents étaient
tranquillement installés devant leur poste de
télévision, visionnant quelque série policière ou autre
divertissement proposé par une foultitude de chaînes
rivalisant d’audace ou de ridicule. Quelques chats
errants surgissaient de ci, de là, en quête de proies
incertaines. Les phares des véhicules n’apparaissaient
qu’au dernier moment et il était très difficile de
traverser les chaussées sereinement.
Col relevé, mains dans les poches de son vieux
caban, Marcelin avançait bouche ouverte, inhalant
cette fraîcheur humide caractéristique des fins
d’automne et des débuts de printemps. Ses tempes
battaient au rythme de son cœur, son pied gauche le
faisait souffrir, un ongle incarné déchirait ses chairs
depuis quelques jours.
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Ses pensées vagabondaient. Un de ses amis de
treize années son cadet avait émigré en Egypte trois
ans auparavant. Ils communiquaient régulièrement
par le biais de Skype, logiciel très pratique pour les
expatriés. La dernière fois, la liaison avait été très
difficile. Le son grésillait, l’image était figée. Ils
n’avaient pu échanger comme ils l’auraient souhaité
et s’étaient donné rendez-vous le weekend suivant.
C’est-à-dire ce soir.
Marcelin eut quelque peine à faire pénétrer sa clef
dans la serrure de la porte d’entrée de l’appartement
qu’il louait depuis deux mois seulement. Les doigts
de sa main droite avaient gardé les stigmates de la
préhension trop longue des anses de son cabas de
courses. Il finit néanmoins par entrer dans le vestibule
qu’il inonda d’une lumière au krypton. Une odeur de
pintade au jus qui mijotait lui rappela qu’il allait se
régaler ce soir, seul face à ses souvenirs qui
l’assaillaient jour et nuit depuis la séparation d’avec
celle qu’il avait tant aimée.
Le réfrigérateur accepta volontiers l’arrivée de
nouveaux camarades de jeu. Le seul yaourt qui restait
souffrait d’une date de péremption prochaine et la
venue de faisselles toutes fraîches le revigora à tel
point qu’on put l’imaginer jouer les séducteurs une
fois la porte refermée. Quelques bouteilles fringantes
trônaient sur le buffet en bois massif. Notre homme
les caressa longuement avant de leur proposer une
nouvelle compagne : une appellation « Pessac-
Léognan » qui n’avait pas encore eu le privilège de
flatter son palais.
Point n’était besoin de dresser la table ! Il avait pris
l’habitude de prendre un plateau et de rejoindre le
salon pour y placer le tout sur la vieille desserte en
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orme qu’il affectionnait. Mais avant toute chose, il lui
fallait boire son traditionnel apéritif. Les « Single
Malt » et autres rhums de toute appellation avaient fait
place aux gins rares et aux vodkas polonaises. Il sentait
monter en lui cette douce chaleur que seul l’alcool fort
parvenait à lui procurer. Le saucisson sec extra maigre
s’insinuait entre ses dents, y laissant quelques fibres
qu’il devait extraire à l’aide d’un petit pic en bois.
L’opinel à manche de noyer semblait attendre les
ordres de son maître pour entamer le poitrail du
volatile fermier qui gisait dans son sarcophage de
fonte, entouré de champignons émincés et de tomates
réduites. Un peu de chou blanc cuisiné aux lardons
allait accompagner la volaille dans l’inextricable lacis
du système digestif de celui qui venait d’ouvrir un
« Vacqueyras » de propriétaire aux parfums
engageants.
Il était tard. Marcelin n’avait pas pour habitude de
dîner à pareille heure. Mais ce soir, il s’était laissé
aller à flâner en ville, à observer la fourmilière
préparant sa nuit. Une à une, les vitrines s’étaient
éteintes, les rideaux de fer s’étaient baissés, les
quelques retardataires en étaient restés pour leurs
frais. Les ivrognes du quartier donnaient de la voix en
rotant et pétant laissant autour d’eux cette odeur si
particulière de tabac et de vinasse mélangés. Cela
faisait sourire Marcelin qui ne se lassait pas de voir
les trognes déformées par les rictus d’une ivresse
continue, les corps tordus par une trop longue période
sans vrai lit et les mains crochues qui quémandaient
depuis tant d’années.
Ce repas était l’un de ses préférés. Il adorait passer
un morceau de pain sur les sucs de cuisson qui
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tapissaient le fond de la cocotte. Après s’être délecté
de ce plat de résistance, il attaqua le demi St Nectaire
qu’il avait laissé à température ambiante afin de
mieux apprécier ce goût si particulier qui lui rappelait
les petits villages du Puy de Dôme qu’il avait
parcourus en famille il y avait bien longtemps déjà.
Son enfance lui revenait souvent en mémoire. Une
certaine nostalgie des bonheurs simples le laissait
rêveur. Il se revoyait parcourant la campagne à
l’époque des fenaisons où la nature exhalait des
senteurs multiples comme pour titiller son sens
olfactif. Encore aujourd’hui, il lui arrivait de cueillir
un « bouton d’or » et de le placer sous le menton d’un
enfant et lui dire : « Ah ah, tu aimes le beurre toi ! ».
L’émotion s’emparait de lui dès les premiers
bourgeons où il sentait poindre l’éclosion des fleurs
de prunus qui lui rappelaient la cour de son école
maternelle. Les gaz d’échappement des rues de la
ville l’étourdissaient. La vie trépidante n’était pas sa
tasse de thé.
Les kilos perdus en quelques mois le mettaient en
situation de conquête. Même si les années étaient bien
là, il prenait soin de son apparence. Il avait réussi à se
glisser dans la peau d’un jogger et parcourait
régulièrement plusieurs kilomètres en pleine nature.
Le bien-être dans lequel il se trouvait à chaque retour
le conduisait invariablement à renouveler
l’expérience. Dans le moment présent, il pensait déjà
à éliminer ce repas qu’il avait tant apprécié.
Il se souvint brutalement qu’il devait tenter de se
connecter pour retrouver son ami via skype. Son essai
se solda par un échec. Il se prépara un chocolat chaud
avant de consulter les actualités de google et se
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dirigea vers sa chambre où Morphée l’attendait
chaque jour, d’une incroyable fidélité.
Le lendemain, c’était jour de congé. Après un petit
déjeuner revigorant et une toilette rapide, il enfila son
survêtement et ses chaussures de sport. Il prit le temps
de faire un brin de vaisselle et de remettre chaque
objet en place puis embarqua dans son auto qui le
conduisit sur un parking en lisière d’une forêt qu’il
connaissait bien.
Il se gara à quelques mètres du seul véhicule
présent à cette heure : un break Volvo qui n’était plus
de première jeunesse et dont la carrosserie portait bon
nombre de traces de chocs plus ou moins anciens.
L’air était humide et frais. Des oiseaux récitaient
leur prélude séducteur, la cime des arbres offrait une
verdeur pâle tandis que de proche en proche, les têtes
jaunes des jonquilles oscillaient au gré de la brise
matinale.
Cette forêt domaniale avait été aménagée de
sentiers balisés de manière à ce que l’on puisse
choisir sa durée de marche ou de course. Marcelin se
laissa tenter par le « bleu » qui mêlait terre et béton
avant d’atteindre la plage. En effet, durant la seconde
guerre mondiale, les Allemands avaient fait travailler
des prisonniers juifs à la construction d’une voie qui
leur procurait l’accès aux blockhaus le long de la mer.
Ce chemin était encore en très bon état et un
mémorial permettait aux promeneurs de découvrir cet
épisode méconnu de leur passé.
La nature s’éveillait vraiment. C’était un véritable
plaisir de se laisser aller à imaginer la multitude d’êtres
vivants, animaux et végétaux, vivre en totale harmonie,
ce qui était loin d’être le cas chez les humains.
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Notre homme avait rompu tout rapport étroit avec
la cigarette depuis plus de six mois. Sa capacité
respiratoire retrouvée lui permettait d’apprécier à
nouveau les senteurs et la moindre odeur de tabac le
rendait mal à l’aise.
Cette sensation venait de le surprendre. Il se
demanda d’où pouvait venir ce parfum d’herbe à
Nicot brûlée alors qu’il n’avait croisé personne et
qu’il n’y avait pas âme qui vive aux alentours. Il ne
tarda pas à apercevoir une légère fumée semblant
s’échapper du sol meurtri par les intempéries de
l’hiver. En quelques pas, il constata la présence d’un
mégot à bout filtre où l’on devinait encore la présence
d’un petit dromadaire. Qualifier un dromadaire de
« chameau » n’est pas, à proprement parler, erroné,
mais cependant imprécis, l’animal nommé
couramment « chameau » (Camelus bactrianus et
Camelus ferus) présentant deux bosses, alors que le
dromadaire n’en possède qu’une seule apparente. Le
lecteur aura compris de quelle marque il s’agissait.
Marcelin était bien conscient des années qu’il avait
passées à fumer par habitude, par convivialité mais
jamais vraiment par envie. Il avait cessé de
nombreuses fois mais avait toujours repris à cause des
autres. Il croyait se sentir plus en confiance avec
paquet et briquet à portée de main. Chaque fois qu’il
arrêtait, il était triste pour les autres qui, eux, pour lui,
n’avaient pas encore compris que l’on pouvait vivre
sans.
Il poursuivit son chemin, l’esprit contrarié par la
vue de ce déchet qui mettrait trois longues années à se
décomposer.
Quelques centaines de mètres plus loin, il fut
stoppé par une rétention d’eau qui obstruait le
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passage. Il fut contraint de progresser dans les taillis
qui, eux-mêmes, baignaient dans une eau noirâtre,
gorgée d’humus. Ses chaussures blanches
s’enfonçaient dans un sol spongieux où se côtoyaient,
pêle-mêle, racines et branches mortes.
Au prix de quelques griffures et de chaussettes
trempées, il parvint à s’extraire de ce bourbier en
atteignant une colline sablonneuse couverte de pins.
Au moment où il s’apprêtait à dévaler la pente pour
récupérer le sentier, il crut voir sur sa gauche, à une
cinquantaine de mètres, une forme humaine au pied
d’un gros hêtre séculaire. Il ne parvint pas à voir s’il
s’agissait d’un homme ou d’une femme. C’est
pourquoi, faisant semblant de rien, il décida de
modifier son itinéraire pour se rapprocher. Il put
constater rapidement qu’il s’agissait d’une femme de
par sa chevelure blonde et sa robe relevée, lui
dénudant partiellement les jambes jusqu’à mi-cuisses.
Elle semblait s’être assoupie. La pâleur de son visage
angélique interpella Marcelin qui ne put s’empêcher
de lui adresser un « bonjour » de courtoisie.
L’absence de réponse le fit s’arrêter et observer un
peu mieux la scène insolite.
« Mademoiselle ? Madame ? Vous allez bien ? »
Aucun mouvement, aucun son n’émana du corps
en appui sur le vieux tronc. Il s’approcha et constata
que le cou de la jeune femme présentait des marques
rougeâtres. Il plaça sa joue devant son visage et ne
sentit aucun déplacement d’air. Il ne faisait aucun
doute qu’il se trouvait en présence d’un cadavre.
Quelque peu refroidi lui aussi mais ne cédant pas à la
panique, il saisit son téléphone portable et appela la
police. Son interlocuteur lui demanda de décliner son
identité et lui intima l’ordre de rester sur place et de
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ne toucher à rien en attendant l’arrivée de ses
collègues. Un rapide coup d’œil alentour lui permit de
constater l’absence de sac à main ou d’autres indices
qui auraient pu venir en aide aux enquêteurs.
Il tournait en rond en se disant : « Mais bon dieu
pourquoi moi ? »
Cette femme avait visiblement été victime d’une
agression. Il se retrouvait donc sur une scène de crime.
Il finit par s’asseoir à quelques mètres du corps
sans vie, la tête dans les mains et le cerveau en
ébullition.
De temps à autre, ses yeux remontaient vers la
morte, mémorisant involontairement des détails
corporels dont il se serait bien passé. Elle devait avoir
entre trente et quarante ans. Une belle femme aux
formes épanouies qui avait dû attirer bien des regards
masculins. Sa main gauche portait une alliance. Un
détail d’importance lui avait échappé. Elle n’avait pas
de chaussures !
Une vingtaine de minutes s’étaient écoulées quand
une sonnerie le tira de sa torpeur. Il s’agissait d’un
policier qui lui demandait de lui servir de guide. En
très peu de temps, toute une armada d’hommes et de
femmes arriva près de lui avec des mallettes
métalliques et des engins bizarroïdes. Il dut satisfaire
aux obligations d’usage et expliquer pourquoi il était
là, comment il avait découvert le corps, s’il avait vu
quelqu’un d’autre, etc …
Il comprit rapidement qu’il allait être considéré
comme suspect et qu’il n’aurait que peu de chance de
prouver son innocence.
« – Bonjour Monsieur, Lieutenant Herbez, vous
venez souvent courir ici ?
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– Oui bien sûr, toujours à peu près à la même
heure.
– Vous rencontrez du monde habituellement ?
– Non, c’est très rare ! Le parking est souvent
désert. Les gens préfèrent venir l’après-midi …
– Elle est à vous la « Mégane » noire qu’on a vue
là-haut ?
– Oui ! Il y avait aussi une Volvo break quand je
suis arrivé.
– Ah bon, vous faites bien de le dire car elle n’y
était plus quand nous avons débarqué. Vous pouvez
nous la décrire ?
– C’était un vieux modèle tout cabossé de couleur
bleue. Bleu-foncé, je crois.
– Vous croyez ou vous êtes sûr ?
– Vous savez, je ne me suis pas attardé. Je n’ai pas
l’habitude de tourner autour des véhicules garés à
côté du mien. En plus, ma femme me disait toujours
que j’avais un problème avec les couleurs.
– Me disait ? Vous êtes veuf ?
– Non, séparé depuis deux mois …
– Ah bon et pour quelles raisons ?
– L’usure sans doute et l’incompatibilité
d’humeur.
– Vous avez des enfants ?
– Oui, un fils, parti tenter sa chance en Australie, il
y a deux ans.
– Vous vivez seul actuellement ?
– Oui, je vous l’ai déjà dit.
– Non, vous m’avez dit que vous étiez séparé.
– Je vis seul dans un petit appartement en centre
ville.
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– Vous connaissiez la victime ?
– Non, pas du tout, elle n’est sûrement pas de la
région.
– Comment pouvez-vous l’affirmer ?
– Ben. Je ne sais pas, euh, une intuition comme ça
quoi ! Et puis, vous savez, s’il n’y avait pas eu toute
cette eau sur le chemin, je ne l’aurais jamais
trouvée…
– Merci Monsieur ! Nous allons procéder au
bouclage du secteur afin de tout passer au peigne fin.
Vous pourrez disposer après avoir répondu aux
demandes du brigadier-chef Lefèbvre que voilà. Vous
restez bien sûr à notre disposition pour les besoins de
l’enquête. A bientôt.»
Le rituel d’usage qui consistait à fournir ses
papiers d’identité, adresse, numéro de téléphone ne
prit pas beaucoup de temps. Le brigadier-chef était
une charmante jeune femme brune d’origine asiatique
qui lui fit tout de suite penser à la chanteuse Angunn.
Ses yeux brillaient d’une malice peu commune et son
sourire découvrait une dentition éclatante. Marcelin
se dit que tout n’était pas à jeter dans la police.
Après avoir pris congé, il entreprit de regagner son
véhicule. Il se sentit soudainement lourd et une
impression bizarre lui donnait la sensation de vertige.
Un bonbon à la menthe qu’il avait dans sa poche lui
servit d’émollient et atténua son malaise.
Plusieurs véhicules de police étaient garés
n’importe comment tout autour de sa Mégane. Il ne
pourrait pas faire marche arrière. Heureusement, un
policier était resté de faction. A la vue de Marcelin ce
dernier dégaina son SIG-SAUER et le mit en joue.
« – Arrêtez-vous et mettez les mains sur la tête ! »