notes sur l'impiété de socrate

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Kernos Revue internationale et pluridisciplinaire de religion grecque antique 2 | 1989 Varia Notes sur l'impiété de Socrate Richard Bodéüs Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/kernos/231 DOI : 10.4000/kernos.231 ISSN : 2034-7871 Éditeur Centre international d'étude de la religion grecque antique Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 1989 Pagination : 27-35 ISSN : 0776-3824 Référence électronique Richard Bodéüs, « Notes sur l'impiété de Socrate », Kernos [En ligne], 2 | 1989, mis en ligne le 02 mars 2011, consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/kernos/231 ; DOI : 10.4000/ kernos.231 Kernos

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Page 1: Notes sur l'impiété de Socrate

KernosRevue internationale et pluridisciplinaire de religion

grecque antique

2 | 1989

Varia

Notes sur l'impiété de Socrate

Richard Bodéüs

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/kernos/231DOI : 10.4000/kernos.231ISSN : 2034-7871

ÉditeurCentre international d'étude de la religion grecque antique

Édition impriméeDate de publication : 1 janvier 1989Pagination : 27-35ISSN : 0776-3824

Référence électroniqueRichard Bodéüs, « Notes sur l'impiété de Socrate », Kernos [En ligne], 2 | 1989, mis en ligne le 02 mars2011, consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/kernos/231 ; DOI : 10.4000/kernos.231

Kernos

Page 2: Notes sur l'impiété de Socrate

Kernos,2 (1989),p. 27-35.

NOTESSURL'IMPIÉTÉ DE SOCRATE

Les brèvesremarquesqui vont suivre concernentl'Apologie de Socrate(AS)du Corpus Platonicum1. L'opusculeest un documentqu'onpeutaborderde plusieursfaçons. Trois observationsliminaires préciserontmon point devue à ce sujet.

(l) Dans l'AS, je vois, non la défensede Socrate(génitif subjectif) telleque l'aurait relatée Platon - celui-ci n'a rien d'un historien ou d'unchroniqueurqui consigneraitla relation d'une plaidoirie en cour de justice-mais la défensede Socrate(génitif objectif) par Platon, dans un souci quidépassecelui de la simplevérité historique2.

(2) Le personnagede Socrate,auquelPlaton donne ainsi la parole, meparaît correspondreà l'image d'un idéal précis que lui-même entendaitdéfendre.Cet idéal est celui, non du sophos-l'AS l'écarteen définitive3 -

mais celui du philo-sophos,que Platon dit ailleurs convenir à l'homme:seuls, les dieux sont sophoi4. Deux traits de la vie philosophique(philo-

Je livre ici, outrageusementrésumées,les conclusionsd'un séminairedonné àl'Université de Montréal durant le semestred'hiver de l'année1987-1988.Ensacrifiantl'examende l'abondantebibliographiesur l'AS et l'exposédesdiscussionsauxquellessonétudea donnélieu entrelesparticipantsà ceséminaire,je n'ometspasderemercierchaleureusementcesdernierspourleurprécieusecollaboration.

2 Voir, à cesujet,l'excellentcommentairedeTh.G. WEST,Plato'sApologyofSacrates.AnInterpretation,with a newTransl.,lthaca-Londres,1971,chap.I, p. 71 et sq.- Lecaractèrehistoriquedesévénementsnarrésdansl'AS restecontroversé.Ainsi, parexemple,le fameuxoracleà Chéréphon: cf. M. MONTUORI, Socrates.PhysiologyofaMyth, Amsterdam,1981,(spécialement,p. 140: <dt is purelyandsimply aninventionby Plato»)et, en senscontraire,E. DE STRYCKER,The oracle given to ChaerephonaboutSacrates(Plato, Apology, 20e-21a),in Kephalaion.Studiesin GreekPhilosophyandits continuationoffredto Prof. C.J. de Vogel,ed.by J.MansfeldandL.M. deRijk,Assen,1975, p. 40 (<<there is no reasonto doubt the historicity of Chaerephon'squestionandof thePhytia'sresponse»).

3 La sophiaqueconfesseSocrateen 20dest,dansle fait, la simpleconvictionqu'il nemérite absolumentpas <<en vérité» d'éloge«sousle rapportde la sophia»(23b). Lasophia,pourSocrate,estdu côtédu dieu, non de l'homme(tôi onti ho theossophoseinai : 23a). Cf. 29a : «m'imaginantêtre le sophosqueje ne suis pas».Cf. Th.A.SZLESAK, Platon und die Schriftlichkeitder Philosophie.Interpretationenzu denfrühen undmittlerenDialogen,Berlin-NewYork, 1985,p. 223.

4 Lesdeuxtexteslesplusexplicitesà cetégardsont,endehorsdel'AS,Phèdre,278detBanquet,204a.

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28 R.BODÉÜS

sophounta... zên : 28e) sont ici soulignés:elle est prescrite(à Socrate)parApollon ou les dieux en général et elle consiste à se questionneret àquestionnerautrui (Ibidem et 30e).À cet égard, i セ s suggère,de manièreàpeinevoilée, que son auteurparle ainsi de sa propre mission. Évoquantlesommeil où les Athéniensvont pouvoir sombreraprèsl'avoir fait mourir,Socrate ajoute : «à moins que le dieu, prenant souci de vous, n'envoiequelqu'un d'autre à ma place» (3la). Et ailleurs, il.prophétise : «vousimaginezvous débarrasserde l'objection qui est faite à votre genrede vie,mais c'esttout le contrairequi va vous arriver, c'estmoi qui vous le dis. Plusnombreux seront ceux qui s'objecterontà vous...» (39c). C'est comme siSocrate annonçaitPlaton. L'œuvre platonicienne- l'AS elle-même- seprésenteici commel'entreprisephilosophiquedestinée,grâce aux dieux, àinquiéterles Athénienspour leur salut.

(3) Un mot maintenantsur le genrelittéraire de l'AS. Malgré les compo-sitions oratoiresinséréesdanscertainsdialogues(dansle Protagoras,324d-328e,dansle Phèdre,23la-234c,par exemple)5,malgréle Ménexène(236detsq.), qui, danssapresquetotalité, contientl'énigmatiquemorceaurhétoriqued'Aspasie6,i セ s L avec sa suite de trois discours,est un cas unique dansl'œuvre de Platon. Le cas est d'autantplus singulier que le philosophesacrifie ici aux artifices de l'éloquencequ'il affecte ailleurs de mépriser :déclarerqu'on refuse d'userdes ficelles du pathos,ordinairesen pareillescirconstances(34c et sq.)7, c'est encore user de ficelles ordinairesenseignéespar les rhéteurs8. Platonse rangeici aux méthodesdes publi-cistes qui, comme Isocrateet les Sophistes,répandentdans le public desdiscoursfictifs. Commeeux - pensonsà L'éloge d'Hélèneou à L'apologie dePalamèdede Gorgias- il affiche au resteun goût du paradoxe.Prendreleparti de Socrate,n'est-ce-pasprendrele parti d'un condamnéet celui del'injustice réprouvée9 ? Nul doute : iセs est une œuvrede provocation,faite

5 Discoursprêtésrespectivementà Protagoraset à Lysias. Le Phèdre,par ailleurs,contientdeuxdiscoursde Socrate(237a-241det 244a-257b),le second«expiant»lepremiersurle mêmethèmequecelui deLysias.

6 Parodieironique(deGorgias)ou non?C'estla questiontraitéedansR. CLAVAUD, LeMénéxènedePlatonet la rhétoriquedesontemps,Paris,1980.

7 Cf., déjà,17a-b.8 A ce sujet,voir E. MERON, Les idéesmoralesdesinterlocuteursde Socratedansles

dialoguesplatoniciens de jeunesse,Paris, 1979, p. 60 (avec référencesbiblio-graphiques).

9 C'estd'<<injustice»,eneffet,quela plaintedeMeletosfait état(24b : SÔkratè...adikein),injusticedont l'impiétén'estqu'uneforme. SelonlesDivisionsplatoniciennes(4), la

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NOTESSUR L'IMPIÉTÉ DE SOCRATE 29

pour remuerl'opinion selonles méthodesles plus efficaces.Elle réponddoncà la missionphilosophiqueévoquéeplus haut:inquiéterles Athéniens.

Dans ces conditions, il importe de considérerla nature exacte dujugementporté par Platon sur l'attitude de Socratecondamnéepar sesconcitoyens10. Du point de vue traditionnel de la Cité, représentéepar lesjurés, une certaineattitude (A) de Socrateest condamnable,parcequ'unetelle attitude équivaut à de l'impiété caractérisée.Le point de vue de ladéfense,qui veut innocenterSocrate,peut, à partir de là, se définir de deuxfaçons.En d'autrestermes,Socratepeutêtredisculpé,ou bien (I) du fait quel'attitudeA qu'onlui reconnaîtn'estpastenuepour de l'impiété, ou bien (II)du fait qu'onne peut lui imputerl'attitudeA, tenuepour de l'impiété. Quelleestla défensede Platon?

Aucun interprète de l'AS, à ma connaissance,n'a vu clairementl'importancede l'alternative. Les lecturesde l'ouvrage assumentimplici-tementet, donc, sanscritique, quePlatonadoptela solution I. Le philosophe,pense-t-on,sait, en définitive, que l'attitudeA estbien celle de Socrate,maisil répugneà croire que ce soit là de l'impiété. Et l'AS serait précisémentdestinéeà montrer que A constitue, au contraire, une attitude pieuse.Concrètement,cela signifie que, selonPlaton, Socrate(ou, si l'on préfère,lephilosophe)«n'honorepas les dieux que la Cité honore»l1 (= attitudeA),d'une part, mais n'en doit pas moins être reconnucomme pieux et juste,

piétéestuneespècede la justice,celle qui regardeles dieux: cf. Aristoteleed altri.Divisioni, introd.,trad.ecomm.di C. Rossitto,Padoue,1984,p. 42.

10 Dansl'attitudeenquestion,l'essentielconsidéréestunedispositiond'esprit(del'ordrede la croyance),dont le comportementpratiquen'estque la manifestationou laconséquencesupposée(cf. l'intéressantarticled'E. BRANN, TheoffenseofSocrates.ArereadingofPlato'sApology,in Interpretation,7 [1978], p. 1-21).Bienquela plaintedeMeletosfassed'abordétatde corruptionde la jeunesse(24b), l'accusationreconnaît(26b)qu'elleentendparlà un enseignementconformeà cequepenseet fait Socrate.Cequi vautà celui-cid'êtretraduitenjustice,c'estdoncavanttout, sansdoute,le faitd'un tel enseignementjugé corrupteur.Mais le fait ne peut être à chargeduphilosopheque si l'on établit qu'àla sourced'un enseignementdont on montreleseffets désastreux,il y a uneconvictionqu'il s'efforcede faire partager.Le fond del'affaire, dansle jugementqu'onportesurSocrate,estdoncdesavoirs'il avaitpareilleconviction.

Il Dans l'expressionnomizein theousde 24b (queje traduis ici; cf. 26b), le verbenomizeina vraisemblablementunesignificationmoinsprécisequedansl'expressionnomizeineinai theous(26c; cf. 29a).Mais Platonusede cesdeuxexpressionscommesynonymes(ainsi qu'on peut le voir en 35d : «envous enseignantà theous...mèhègeisthaieinai, je m'accuseraismoi-mêmehôs theousou nomizô»).Est donc encausela croyanceà la réalité(existence) desdieuxdela Cité. Cf. déjàR. HACKFORTH,

ThecompositionofPlato'sApology,Cambridge,1933,p. 58-79.

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d'autrepart, en vertu de l'honneurqu'il rendpar ailleurs à un ou à d'autresdieux. La solution1 dénoteraitainsi, non seulementle goût du paradoxeet dela provocationchezl'auteurde l'AS, mais unevolonté de subversionradicale(les dieux que la Cité honorene doiventpasl'être), soutenuepar desargutiessophistiques(ce qu'on appelle communémentinjustice et impiété doitdésormaisêtre nomméjustice et piété)12. Inutile d'ajouterque, dans cesconditions,s'étantdéclarél'ennemi de la tradition et des croyancestradi-tionnelles,Platonne pouvaitpasne pasvoir quela Cité, de sonpoint de vue,avait de justesraisonsde condamnerla philosophie.

Je soutiensici l'opinion contraire, selon laquelle, dans sa défensedeSocrateou de la philosophie,Platona optépour la solution II et mis en causel'allégationde ceuxpourqui le philosophen'honoraitpasles dieux quela Citéhonore, c'est-à-dire,était coupable d'impiété au sens où l'entendait latradition.

Cette interprétationa contre elle l'idée généraleque le rationalismesocratico-platonicienne pouvait s'accommoderde la fidélité à la tradition.Je dirai tout à l'heure ce qu'il faut penserde pareille idée. En faveur de lasolution l, pour laquelleon penched'ordinaire,il y a surtout,dansl'AS (26b-28a), l'apparentefaiblessedes argumentsque Socrateopposeà sesaccusa-teurs sur le grief principal qui lui est fait. Le philosophe,en effet, se bornemaladroitement,dirait-on, à jeter le ridicule sur Meletos, qu'il enfermedans une .auto-contradiction. Ce genre d'«elenctic refutation»,a-t-on noté13, ne pouvait que se retournercontre lui. Elle était «tout à faitrisible» et «désinvolte»14, quoique dans la manière de Socrate. Orl'explication avancée pour expliquer pareille désinvolture consiste àsupposerque Socrate,au fond, ne pouvait faire l'aveu de la vérité,qui l'eûteffectivementcondamné:«Exposerla croyancereligieusede Socrate,c'eûtété s'obligerà dire en quoi elle s'écartaitde la foule»15. Bref, le philosophe,

12 Voir, enparticulier,A. SESONSKE,To Makethe WeakerArgumentDefeattheStronger,in JHPh, 6 (1968),p. 217-231;W. KENDALL, ThePeopleversusSocratesRevisited,inWillmore Kendall Contra Mundum, New Rochelle (N.Y.), 1971, p. 149-167 etL. STRAUSS,On Plato'sApologyofSocratesand Crito, in Essaysin Honor ofJacobKlein, Annapolis,1976,p. 155-170.

13 J. BECKMAN, The ReligiousDimensionof Socrates'Thought,Waterloo (Ontario),1979,p.60.

14 WEST,op. cit., p. 148 (<<merelylaughable»)et 144(<<flippant»).

15 M. CROISET,Noticeà l'AS dansPLATON, Œuvrescomplètes,t. l, 2eéd.,Paris,LesBellesLettres,1925,p. 135.

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NOTESSUR L'IMPIÉTÉ DE SOCRATE 31

qui a une «religion personnelle»16,se sait effectivementcoupablede ce qu'onlui reproche,mais ne peut le confessersansdonnerprise à l'adversaire17.

L'explication paraît invraisemblablepour deux raisons au moins.10 Parceque la réfutation sophistiquequ'on prête au philosopheet parlaquelle, prétend-on,il masqueune vérité dangereuseà dire, au jugementmêmede ceux qui voient les chosesainsi, est tout aussiefficace à lé fairecondamner,sinon plus18. 20 Parceque, toujoursaujugementdesinterprètesdont nous parlons, ce que Socrateest censédissimuler ici (26b-28a), il lelaisseentendreclairementun peu plus loin (28d-30c),lorsque,justifiant samission philosophique,il explique qu'il faut obéir au dieu plutôt qu'auxhommes,d'où il appert,a-t-onécrit, que «la piétéde Socrateestl'impiété de laCité - et vice versa»et que «les modèleset les dieux du jury ne sont paslesmêmesque ceux que Socraterévèré,,19.Il y auraitquelqueétrangetéà voilerd'abord ce qu'on découvre ensuite20. L'explication ne tient pas. Et toutel'interprétationest à reprendre.

Il est aisé de la reprendre.Où se trouverait, en effet, dans l'AS, lesélémentsd'une redéfinition de la piété en termesphilosophiques,montrantqu'il faut rompre avecles croyancesde la Cité, établissantque, pour Platon,«les dieux des Grecs»sont à remplacerpar «le Dieu de Raisonsocratique»21ou que«la religion de Socrate,c'estsaphilosophie»22?Nulle part. Le textede29a,où Socrateprotestele plus énergiquementde sa piété,est un texte où lephilosophes'autorised'un ordre d'Apollon pour justifier son genre de vie.

16 BECKMAN, op. cU., p. 60 et déjà,p. 56 : «hisownpersonalbelief»(àproposdu «démon»deSocrate).

17 De cetteimagedeSocrate(rationalistequi cachele fond desapenséeenmatièredereligion), on peut rapprochercelle qu'on a tenté de donner de Descartes(lephilosophe«aumasque»),qui, pour certains,déguisaitsesconvictionspersonnellesdevantl'autoritéecclésiastique.

18 S'il Y avait dissimulation,pour éviter de heurter,commentexpliquerl'ironie duphilosopheauxdépensdesesadversaires ? «Socratesironically treatsMeletusasacomicpoet»(WEST,p. 147).Le mobilede la supposéedissimulation(la crainteou lapeur)ne s'accorded'ailleurspasavecl'insistancequeSocratemet immédiatementensuite(28aetsq.)à démontrerqu'il necraintpaslamort.

19 WEST,respectivement,p. 164et206.20 Conscientde cetteétrangeté,Croisetdisait alors de la partie centraleoù Socrate

répondà l'accusationde Meletos : «cette ... partie nous fait un peu l'effet d'unintermèdesatirique»(p. 135)!

21 WEST,p. 207.22 BECKMAN, p. 68. DanssonarticleGods,Form, andSocraticPiety (in AncientPhiloso-

phy, 3 [1983], p. 82-88),Y. Kachi a parfaitementrésumé(et critiqué) la thèsedeBeckman,selonqui, chezSocrate,«pietycannotbedefinedin termsof thegods,andphilosophycanbeadequatelycharacterizedwithout referenceto them»(p. 83).

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C'eût été un mal, dit-il, de désobéirà une telle autorité. Et il ajoute : «envérité, c'estalors qu'on m'auraitjustementtraduit devantun tribunal pourla raisonqueje ne crois pasqu'il y a desdieux, en me méfiant de l'oracleeten craignantla mort, m'imaginantêtre le sophosqueje ne suispas».Ce textene prétendpas donnerla philosophiepour la nouvelle religion qui devraitprendrela place de l'ancienne.Il prétend,au contraire,justifier, par unimpératifde celle-ci, l'exercicede la philosophie.- On ne peut par ailleursprétexterici quel'Apollon delphiquedont seréclametoute l'AS n'étaitpasdesplus prisésà Athènes23. Les dieux que la Cité honoreet que sesaccusateursreprochentà Socratede ne pashonorerne sontpasà entendrecommespécifi-quementathéniens24. Ce sont lesdieux que les Grecshonorenten commun,les dieux sur lesquels,selon Hérodote,les Grecsfondaientle sentimentdeleur communauté.- Notre texte, autrementdit, ne conduit à aucuneredéfi-nition de la piété, où entrerait,par exemple,une autredimensioncognitiveque celle, impliquéedansla confiancela plus absolueà la paroleoraculaire,qui fait dire: le dieu ne mentpas,il sait ce queje ne saispas25. La sciencedeSocrate,qui vaut au philosophed'êtrereconnupar l'oraclecommeétantplussophosque quiconque,c'estla consciencede sonignorance26. Elle est,certes,en rapport avec la piété dont il se prévaut, mais dans l'exacte mesureseulementoù elle traduit le sentimentde sa misèreen présencedu savoirdivin27. Ce qui, dans la pratique,entraînesa soumission.inconditionnelleaux ordresde l'oracle.

Il y a bien, au fondementde tout cela, une forme de rationalisme,quicorrige les croyancestraditionnellessur divers points : un dieu ne peutnous

23 Cf. MERON (Op. laud.,p. 70,avecréférencesà la littératureantérieure).24 Socratedistingue,certes,les dieux «que la Cité honore»(housperge hè polis) et

d'«autres»dieux (heterous: 26c). Mais la premièrecatégorieinclut sansnul douteApollon, mêmesi sonoracleà Delphesn'estpasspécialementbienvu desAthéniens.-L'interprétationrationaliste,audemeurant,nefait pasfond surunedistinctiondesdieuxà l'intérieurdesCitésgrecques.QuandWest,parexemple,soutientqueSocratesedéfend«by redefiningpiety»(p. 163),il écrit: «Socrates'gods,unlike thecity's localdeities,arethegodsof aIl humanbeingsassuch».

25 Cf. AS, 21b.26 Cf. AS, 20a(et 20d).La confiancedeSocrateenl'oraclen'estdoncpasjustifiée,mais

confirmée,parla vérificationquel'oracledit vrai. Elle estacquiseavantdesavoirqu'ildit vrai et quel'on sacheenquelsensil dit vrai (<<queveutdire le dieu?», sedemandeSocrateen21b,«car,à coupsûr,il nementpasdetoutefaçon...»).

27 La propositionrationalistedeWest(p. 164)est,à cetégard,un contre-sens:«Socrates'standardof wisdomcondemnsthe traditionalviews becausethoseviews arebasedonfaith andtrust,notknowledge».

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NOTESSURL'IMPIÉTÉ DE SOCRATE 33

tromper, contrairementà ce que disait Homère28; l'Hadèsn'est pas néces-sairementle séjourinfâme que représentela tradition (<<personnene sait cequ'estla mort»)29.Mais ce rationalisme,au lieu de détournerdesdieux et dela religion ancienne,y ramèneau contraire, en justifiant et la confianceaux dieux et la craintede l'au-delàpour l'injuste et l'impie30.

L'erreur de l'interprétation commune est de ne point avoir vu, enl'occurrence, qu'entre la fidélité aveugle aux donnéespuériles de latradition religieuseet la tentationde leur substituerles basesd'une autrereligion tournéevers un autre ou d'autresdieux, il y avait place pour unepiété qui s'adresseaux mêmesdieux de la Cité dans un autre esprit. Etl'évidence reconnue d'un «rational criticism»31 chez Socrate (qui luienseigneles méprisespopulairesdansla conceptionde certainsaspectsde lareligion grecque) a conduit l'interprète à imaginer sans raison que lephilosopheavait une «religion personnelle»32,que «sa proprereligion» étaiten conflit aveccelle de la Cité33, qu'il vénérait«son propre 'dieu' personnel»sansla médiationde cette.Cité34,. c'est-à-dire,que, n'entendantplus le mot«dieu» de la même façon que sesjuges35, il tournait le dos à la religion(traditionnelle) pour s'en remettreà la seule raisonérigéeen divinité. Onest allé dans cette voie jusqu'à travestir les textes. Achevant d'expliquercommentil s'estacquittéde l'ordre intimé parApollon, Socrateproclameaux

28 AS, 21a. Comparezl'épisodedu songetrompeurenvoyépar ZeusdansHOMÈRE,Iliade, II.

29 AS, 29a(et la suite).30 Cequi setire deAS, 41d, où Socrateaffirme: «il n'estpas,pour l'hommedebien, le

moindremal, qu'il vive ou qu'il soit mort, et les dieuxne sontpasindifférentsà sesaffaires».

31 BECKMAN (p. 63). Il estintéressantd'observerquec'estsur l'Euthyphronquel'auteurs'appuieici. Dansl'AS, il doit bienreconnaîtreque«Socratesrepeatedlyinsinuateshimself amongthosewho acceptthe popularunderstandingof the gods»... Mais,ajoute-t-il,«theEuthyphrondemonstratesthatin a numberof respectsit is quiteclearthatSocratesbelievesthatcertainfacetsof thepopularunderstandingaremistakenandmisconceived.In this regardhebelongsto thetraditionof rationalcriticismof thegods».La critique de KAcHI (op. cit., p. 83) est, sur ce point, parfaitementfondée:«BeckmaninterpretstheApologyin thelight of theEuthyphrobut, unfortunat1y,notvice versaasweIl. As a resulthedoesnot consider,for instance,Euthyphro'sdefini-tion ofpietyasa tendance(Euthphr.,13b) or service(13 d) of thegodsin thelight ofSocrates' own characterizationof his philosophieal activity as serviceto the god(Ap., 30 a)>>.

32 BECKMAN, p. 60.33 ID., p. 64.34 ID., p. 67.35 ID., p. 63.

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34 R. BODÉÜS

Athéniens:«il ne vous estpoint advenudansla Cité d'avantageplus grandque mon obéissanceau dieu» (tôi theôi :30a). Ce que J. Beckmantraduit :«...than my serviceto my God»36!

On n'a pasà soupçonnerque,pourPlaton,la philosophie(Socrate)étaitunvéritable don des dieux à la Cité. Et de sesinterprètes,autantque de sesaccusateurs,le philosopheeût pu écrire peut-être:«(ils) n'ont pour ainsi direrien dit de vrai à mon sujet» (17a). J'entends,touchantle sensdu passagecontroverséde 26b-28a, où l'on s'accordeà voir une défenseridicule deSocrate.L'accusationlui reprochaitde substituerun culte nouveauà celuique l'on rendait aux dieux traditionnelsdans la Cité: «il n'honorepas lesdieux que la Cité honore, mais d'autreschoses,daimonia d'un genrenouveau»(24b). L'expressiondaimonia vise, de façon vagueet par analogieavecles daimonesde la croyanceordinaire, les pseudo-divinitésnaturelles(nuage,air, éther, tourbillon, ...) qu'Aristophane(évoquéen 19b-c) prêtait àson Socrate37. Il n'est pas surprenant,dans ces conditions, que Meletossoutiennel'athéismerigoureuxde l'accusé,ni que ce dernierprotestede sacroyanceà Hélios et Sélènè«commetous les hommes»(26d)38.Le philosopheva plus loin, cependant.Prenantau pied de la lettre et non plus métaphori-quementl'expressiondaimonia, il confessesa foi en l'œuvredesdaimoneset aux daimoneseux-mêmes,dieux ou fils de dieux, dont parle la tradition(27c-e).Et l'on peut légitimementse demandersi Platon,dansce passage,nelève pas l'énigme du «démon»de Socrate.D'énigme, il n'yen a point. Laphilosophie(Socrate)prendla tradition au sérieuxjusquesur le point qui faitétatde cesmessagersdesdieux.

La défense,cela dit, rested'allure désinvolte.Elle estd'un hommequi necraint pas la mort. C'est une réfutation dialectique,où le philosophenes'explique pas sur le fond, en donnant à comprendreles raisons dutraditionalismeextrêmequ'il professe.Mais ce traditionalismen'estpas defaçade.Quantà la provocationque constituepareil genrede discourslancé

36 ID., p. 67.C'estmoi qui souligne.37 Cf. BECKMAN, p. 56-57,avecdiscussiondesopinionsantérieuresaux notes32-36.

L'auteursupposequele mot, chezlesaccusateursdeSocrate,visait aussile «démon»souventalléguépar le philosophe.C'est peut-être·le cas. Mais, alors, c'est quel'accusationentendaitle «démon»deSocrate,commequelquechosede naturel,par

. oppositionà quelquechosededivin, qui pourraitêtreassimiléauxautresphénomènesnaturelsdont j'ai parlé. L'usagede «daimonios»en ce senspeutêtresuggéréparARISTOTE,De diuinationepersommum,2, 463b 14-15:hègarphysisdaimonia,aU' outheia.

38 Le philosophesedémarqueici, commel'on sait, d'unephysiqueathée,illustréeparAnaxagore.Cf. D. BABUT, Anaxagorejugé par Socrateet Platon, in REG, 91(1978),p. 54,58et60.

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NOTESSUR L'IMPIÉTÉ DE SOCRATE 35

dansle public athénien,elle revient à dire, dansla bouchede Platon : «iln'estpasmort le philosophe,qui, mieux que vous, défendaitles dieux de laCité». - Une espècede manifeste!

RichardBODÉÛSUniversitédeMontréalDépartementdephilosophieC.P.6128,succursaleAMontréal(Québec)H3C3J7Canada