notes & morceaux choisis n°5

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N OTES & M ORCEAUX C HOISIS n°5 — juillet 2002 James Lovelock et l’hypothèse Gaïa L’hypothèse Gaïa aurait été l’occasion d’un renouvellement de la méthode scientifique et d’une réflexion plus unitaire pour l’écologie politique. Mais James Lovelock, avec sa vision étroitement cybernétique de la vie, l’utilise au contraire pour promouvoir les intérêts du despotisme industriel. page 1 À propos du temps qu’il fait… Ne parlez pas de l’effet de serre à l’homme moderne. par Guy Bernelas — octobre 1997 page 16 Silence, on tourne ! Lettre Ouverte à la revue écologiste Silence ! et aux admirateurs des éoliennes industrielles récement construites en France page 18 L’imposture historique de la technoscience illustrée par Les formes modernes de l’ignorance page 22 Morceau Choisi : La science est devenue le mystère par excellence par Simone Weil — 1933 page 28 seconde édition 2005 Bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle Tous les ans 4 euros

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Notes & Morceaux choisis n°5 - Bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle - James Lovelock et l’hypothèse Gaïa - juillet 2002.

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N O T E S & M O R C E A U X C H O I S I S

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James Lovelock et l’hypothèse GaïaL’hypothèse Gaïa aurait été l’occasion d’un renouvellement de

la méthode scientifique et d’une réflexion plus unitaire pour l’écologie politique. Mais James Lovelock, avec sa vision étroitement cybernétique de la vie,

l’utilise au contraire pour promouvoir les intérêts du despotisme industriel.

page 1

À propos du temps qu’il fait…Ne parlez pas de l’effet de serre à l’homme moderne.

par Guy Bernelas — octobre 1997page 16

Silence, on tourne !Lettre Ouverte à la revue écologiste Silence !

et aux admirateurs des éoliennes industrielles récement construites en France

page 18

L’imposture historique de la technoscience

illustrée par Les formes modernes de l’ignorancepage 22

Morceau Choisi :

La science est devenue le mystère par excellence

par Simone Weil — 1933page 28

seconde édition2005

Bulletin critique des sciences, des technologies

et de la société industrielle

Tous les ans 4 euros

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JAMES LOVELOCK a formulé l’hypothèse Gaïa,selon laquelle la biosphère est un être vivant àpart entière, en travaillant pour la NASA sur leprogramme des sondes martiennes Viking vers lafin des années 1960. Son travail consistait à réflé-chir aux moyens qui permettraient à la sonde, unefois sur Mars, de détecter la présence d’êtresvivants, notamment des micro-organismes.

Ses recherches l’ont amené, avant même queles sondes aient quitté la Terre, à conclure à l’ab-sence de vie sur Mars, simplement en comparantles atmosphères de ces deux planètes (2). En effet,l’atmosphère martienne est en équilibre chi-mique : aucune réaction ne peut s’y produire, ledioxyde de carbone (CO2) est le gaz dominant(97%). Tandis que sur Terre, l’atmosphère est endéséquilibre chimique notable : les gaz très réac-tifs comme l’azote (N2) et l’oxygène (O2) en sont lesprincipaux constituants (respectivement 79% et21%). C’est donc que sur Terre il y a “quelquechose” qui produit et maintient ce déséquilibre —qui permet toutes sortes de réactions chimiques—, alors que sur Mars il n’y a rien qui empêchel’atmosphère d’atteindre un équilibre où plusaucune réaction n’est possible.

À partir de cette constatation élémentaire,Lovelock a approfondi sa réflexion :

Par la théorie Gaïa, je vois la Terre et la vie qu’el-le porte comme un système, système qui a la facultéde réguler la température et la composition de la sur-face de la Terre et de la maintenir propice à l’existen-ce des organismes vivants. L’autorégulation de cesystème est un processus actif fonctionnant grâce àl’énergie fournie sans contre partie par le rayonne-ment solaire. Âges, p.54.

Autrement dit, la vie ne peut-être qu’un phéno-mène global qui induit les conditions favorables àson existence à une échelle planétaire ; elle nepeut exister en des oasis isolées au milieu d’unmonde stérile.

À cette époque, c’est-là une idée complètementneuve, et même totalement étrangère aux para-digmes de la science officielle qui considérait alors,contre toute évidence, à l’opposé de l’intuition mil-lénaire des paysans et aussi incroyable que celapuisse paraître, que la biosphère n’avait en sommeguère d’influence sur l’atmosphère et la géologie dela Terre :

La majorité des géochimistes considéraient l’at-mosphère comme un produit final de l’émission degaz planétaire et étaient convaincus que les réactionssubséquentes par processus abiologiques avaientdéterminé son état actuel. […] La vie empruntaitsimplement les gaz à l’atmosphère et les lui renvoyaitnon modifiés. Hypothèse, p.27.

Les géologues ont essayé de nous convaincre quela Terre n’était qu’un morceau de rocher, mouillé par

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James Lovelock et l’hypothèse Gaïa

« Il est d’ailleurs impossible de prévoir, dès maintenant, tous les emplois bienfaisantsde l’énergie atomique. Le biologiste Julian Huxley proposait, l’autre jour à New York, lebombardement de la banquise arctique. L’énorme chaleur dégagée ferait fondre les glaceset le climat de l’hémisphère Nord s’en trouverait adouci. Frédéric Joliot-Curie pense qued’autres bombes atomiques, non moins pacifiques, pourraient être utilisées pour modifierles conditions météorologiques, pour créer des nuages, pour faire pleuvoir. Cela se tradui-rait par une amélioration du rendement agricole et du rendement hydroélectrique. Que lemonde fasse confiance aux physiciens, l’ère atomique commence seulement. » (1)

Le Monde, 20 décembre 1945.

« Et lorsque la Terre sera usée, l’Humanité déménagera dans les étoiles ! »

Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1880.

Nota Bene : Nous nous référons dans ce qui suit aux trois ouvrages de James Lovelocktraduits en français : La Terre est un être vivant, l’hypothèse Gaïa, 1979 (éd. Flammarion,coll. Champs, 1993) ; Les âges de Gaïa, 1988 (éd. Odile Jacob, coll. Opus, 1997) ; Gaïa.Une médecine pour la planète, 1991 (éd. Sang de la Terre, 2001) désignés respectivementdans la suite par les abréviations Hypothèse, Âges et Médecine.

1. Ces scientistes pérorent donc à propos de l’utilisation paci-fique de la bombe atomique quatre mois après le bombarde-ment d’Hiroshima et de Nagasaki. Julian Huxley était ungénéticien partisan de l’eugénisme, il sera nommé à la tête del’Unesco en 1946.

2. La composition de l’atmosphère martienne peut êtreconnue depuis la Terre à l’aide de la spectrographie, l’analysede la lumière que nous renvoie la planète Mars.

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les océans ; que rien, si ce n’est une couche d’airténue, n’exclut le vide absolu de l’espace ; et que la vien’est qu’un accident, un passager tranquille qui setrouve voyager sur cette boulle de pierre qui circuledans l’espace et le temps. Les biologistes n’ont pasfait mieux. Ils ont affirmé que les organismes vivantssont tellement adaptables qu’ils ont pu suivre tous leschangements matériels qui ont eu lieu tout au long del’histoire de la Terre. Âges, p.31.

En somme, la vie ne serait qu’un objet inerten’ayant aucune conséquence sur le milieu danslequel elle s’est développée ! (3)

Voilà qui montre à quel point l’expérience sen-sible la plus élémentaire (se promener en forêt, parexemple) a été chassée de la “réflexion scienti-fique”, ce qui en dit long sur la profondeur de l’in-telligence de la vie de ces messieurs et d’autres for-més à la même école et explique qu’à cette époquetant de destructions aient pu être perpétrés aunom du “progrès” sans trop qu’ils élévent la voix…

Lovelock découvre au cours de ses recherchespour la NASA que la notion de vie a été totalementignorée par “la Science”, qu’elle n’a jamais fait l’ob-jet d’une tentative de définition ni même d’étudespécifique :

Je lus beaucoup, espérant découvrir dans la litté-rature scientifique une définition complète de la vieconsidérée comme un processus physique, sur laquel-le il serait possible de fonder le principe des expé-riences visant à la détecter. […] On avait accumulédes tonnes de données sur tous les aspects imagi-nables des espèces vivantes, des parties les plus exté-rieures au plus intérieures. Mais dans la vaste ency-clopédie de faits qui se trouvait à notre disposition, lecœur du sujet — la vie elle-même — avait été quasi-ment ignoré. Hypothèse, p.23.

En effet, il est difficile de définir la vie, de direen quoi elle se distingue des “objets inanimés” —qui ne sont pas toujours si “inanimés” que cela(l’eau, par exemple) — pour la simple raisonqu’elle nous est particulièrement familière…

On trouve le même constat venant de la biochi-mie chez André Pichot, dix à vingt ans plustard (4), qui pour souligner la difficulté reprend ceque disait St-Augustin à propos du temps :

Qu’est-ce donc que la vie ? Si personne ne me ledemande, je le sais ; mais si on me le demande et queje veuille l’expliquer, je ne le sais plus.

Pichot poursuivra néanmoins ses réflexionsthéoriques, historiques et critiques (qui feront l’ob-jet d’une prochaine note de lecture) de manière, àmon sens, plus fructueuse que Lovelock, qui restequant à lui sur le strict terrain scientifique.

Lovelock ne dispose alors, pour tenter de cernerla notion de vie, que de la thermodynamique et dela cybernétique dont il reconnaît tout de suite lesinsuffisances théoriques :

Même la nouvelle science de la cybernétique n’apas abordé le problème, bien qu’elle soit concernéepar le mode opératoire de toute sorte de systèmes : dela simplicité d’un réservoir à eau actionné par vannesà la complexité du processus de contrôle visuel quipermet à vos yeux de parcourir cette page. On a déjàconsacré de nombreux écrits à la cybernétique de l’in-telligence artificielle mais la question de la définitionde la vie réelle en termes cybernétiques demeure sansréponse et fait rarement l’objet de discussion.Quelques scientifiques se sont efforcés de définir lavie au cours de ce siècle. Bernal, Schrödinger etWigner en sont tous arrivés à la même conclusiongénérale, à savoir que la vie est un membre de la clas-se des phénomènes qui sont des systèmes ouverts oucontinus, capables de réduire leur entropie interne audépens de substance ou d’énergie libre qu’ils absor-bent de l’environnement et qu’ils rejettent par lasuite sous forme dégradée. Cette définition est nonseulement difficile à comprendre mais encore elle esttrop générale pour s’appliquer à une détection spéci-fique de la vie. […] Nous constatons que cette défini-tion s’appliquerait avec le même bonheur aux tour-billons se formant dans un cours d’eau, aux ouragans,aux flammes ou encore aux réfrigérateurs et àd’autres inventions de l’homme. Hypothèse, p.24-25.

La cybernétique est la science des machines etla thermodynamique, la science des flux et trans-formations de l’énergie ; toutes deux ramènentdonc au modèle mécanique de la vie (5) et, avec labiochimie, ces sciences ne peuvent réaliser qu’uneétude de la matière des êtres vivants, mais ellessont incapables de saisir le phénomène de la viedans sa spécificité par rapport aux phénomènesphysico-chimiques qui en sont pourtant la base.Comme mouvement de la matière, étudier cettematière et les causes de son comportement commele font la biochimie, la thermodynamique ou lacybernétique peut être utile, mais ne permet pasde dire en quoi la vie se différencie des autres mou-vements de la matière que l’on observe dans lanature (6). La notion de vie semble ne pouvoir êtredéfinie dans sa spécificité que par une approcheessentiellement théorique et philosophique.

Lovelock reconnaît donc l’insuffisance de sesoutils théoriques, mais il ne va pas au delà dusimple constat et s’en contentera. De même, sescritiques à l’égard de “la Science” et du milieuscientifique auquel il s’est opposé restent superfi-cielles. Elles ont même tendance à disparaîtredans ses ouvrages plus récents en étant rempla-cées par la simple évocation des réactions de refuset de résistance à son hypothèse. Ainsi, il remarquetrès justement, mais seulement en passant :

Si mes collègues scientifiques sont incapables neserait-ce que de se mettre d’accord sur une définitionde la vie, l’objection qu’ils soulèvent contre Gaïa ne

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3. Yves Lenoir, dans Climat de panique, (éd. Favre, 2001)constate de nos jours le même aveuglement à propos des acti-vités humaines (agriculture, irrigation, élévage, déforestationet urbanisation, notamment) dont le rôle dans le changementclimatique est ignoré par les climatologues…

4. Voir Éléments pour une théorie de la biologie, éd. Maloine,1980 (épuisé) et Histoire de la notion de vie, éd. Gallimard, coll.TEL, 1993 (notamment les chapitres d’introduction et deconclusion).

5. cf. article dans Notes & Morceaux Choisis n°4.6. Il existe de nombreux phénomènes d’“auto-organisation”

de la matière qui ne sont pas pour autant des manifestationsde la vie, car ils n’ont aucune autonomie propre.

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peut pas être rigoureusement scientifique — c’estpeut-être dans bien des cas une réaction émotionnel-le et viscérale. Médecine, p.27.

Mais ainsi, il refuse de s’appuyer sur la chargecritique que contient son hypothèse pour mettre enavant la nécessité d’une nouvelle approche duphénomène de la vie qui ne soit plus fondée sur unmodèle purement mécanique ; ce qui, il est vrai,constituerait une remise en question de la métho-de scientifique expérimentale.

Gaïa et la définition de la notion de vie

Car c’est bel est bien l’enjeu qui est derrière cegenre d’hypothèse. La méthode scientifique expéri-mentale ne peut, en quelque sorte par construc-tion, saisir la vie dans sa spécificité ; “la Science”objective et réductionniste est confrontée, avec lephénomène de la vie, à ses limites épistémolo-giques. Et c’est bien pourquoi, comme le disentchacun à leur manière Jean-Pierre Berlan etAndré Pichot (7), elle ne peut aujourd’hui que bri-coler des nécrotechnologies, en étant incapabled’expliquer pourquoi ses bidouillages fonctionnentou pas et moins encore d’en évaluer les consé-quences sociales et écologiques. Quand bien mêmeelle le voudrait, “la Science” actuelle ne peut rienexpliquer en ces matières : ce n’est pas dans sesmoyens, qui historiquement ont été développés envue de l’étude des choses, du monde physique etdes “objets inanimés” — et ses connaissances ser-vent aujourd’hui principalement à produire desmachines et des marchandises, on le voit tous lesjours —, et non des êtres vivants.

La “maîtrise du vivant” que les biotechnologiessont sensées nous apporter n’est qu’une sinistrefarce venant d’une “science” qui est incapable denous dire ce qu’est la vie, c’est-à-dire en quoi ellese distingue du fonctionnement d’une machine oude la circulation des marchandises. Il n’y a, sur cespoints, plus rien à attendre de “la Science” moder-ne, plus aucun “progrès de la connaissance”, carelle a depuis longtemps atteint les limites que saméthode lui assignait ; en fait, ses découvertes nepeuvent aujourd’hui qu’engendrer de nouveauxdésastres politiques, sociaux et écologiques parceque, tout simplement, elle ne peut plus savoir cequ’elle fait. Et cela autant à cause de l’hyper-spé-cialisation que des contraintes économiques ettechniques qui pèsent sur la formation et larecherche scientifique et qui empêchent tout déve-loppement et expression d’une réflexion critiquehors de l’idéologie dominante dans les sciences.

La vision du monde qu’a développé “la Science”correspond à une forme des rapports sociaux exis-

tant actuellement dans la société capitaliste etindustrielle (8), qui manifestement conduit l’hu-manité dans une impasse en entraînant la des-truction des conditions de la vie et leur remplace-ment par la machinerie industrielle et ses mar-chandises. La Troisième Guerre Mondiale qui sedéroule sous nos yeux n’est pas militaire et ato-mique avec pour but une domination politiqueinternationale, mais bien économique et technolo-gique avec pour enjeu l’appropriation privative desressources constituant les bases de la vie sur terre.Et en somme, à travers les derniers développe-ments du capitalisme, deux conceptions de la vies’affrontent : celle du capitalisme et de la sociétéindustrielle, explicite chez certaines multinatio-nales et que résume bien le terme de nécrotechno-logies, et celle de tous les êtres vivants en tantqu’êtres vivants et qui veulent le rester — ce qui,il faut bien le dire, reste pour l’instant un projetpolitique assez vague.

Saisir le phénomène de la vie dans sa spécifici-té au point de parvenir à une définition précisen’est donc pas, comme on pourrait le croire au pre-mier abord, un problème purement académique.Nous croyons que c’est un point de départ (parmibien d’autres possibles) pour élaborer une autrevision du monde, d’autres rapports entre l’hommeet la nature.

Qu’est-ce que la vie ? « Si personne ne me ledemande, je le sais. » Les hommes, en tant qu’êtresvivants et du fait de l’expérience subjective qui estinhérente à cette condition, ont de tous temps eul’intuition de ce qu’est la vie — bien mieux que lesscientifiques modernes, dont les sens ont été atro-phiés par la quête d’une objectivité désincarnée —et cette intuition a été à l’origine des croyancesreligieuses, des manifestations spirituelles, philo-sophiques, artistiques, etc. Le côté séduisant del’hypothèse Gaïa réside en ce qu’elle est un pointde départ pour saisir le phénomène de la vie danssa totalité et son unité, et donc pour cet effort deformalisation de l’intuition dont nous avons parléplus haut.

Le désastre social et écologique qu’a engendréla société industrielle à l’échelle mondiale nousimpose aujourd’hui de dépasser cette intuition,c’est-à-dire d’avancer vers une conscience de ce quiétait auparavant spontané, en l’explicitant et en laformalisant quelque peu pour qu’elle puisse servirde base à une démarche expérimentale et critique(comme l’avait été à la Renaissance la méthodescientifique) aux finalités complètement autresque celles de la méthode scientifique expérimenta-le classique, c’est-à-dire dont les buts ne sont pasla recherche de l’instrumentalisation, l’adaptationet la manipulation des choses (et par extension desêtres en tant que choses), mais qui en arrive àconcevoir des rapports d’autonomie, de réciprocité

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7. Cf. leurs textes les plus récents : Jean-Pierre Berlan,Lettre à M. Chevassus, Président de la commission du Planchargée du rapport sur les OGM, publiée dans la gazette deNature & Progrès n°8 (copie disponible sur demande) ; AndréPichot, La génétique est une science sans objet, Esprit, mai2002.

8. les connaissances scientifiques et le comportement desscientifiques ne se réduisent pas pour autant systématique-ment aux seuls intérêts du capitalisme et de l’industrie, mêmesi ces derniers exercent, bien évidemment, une forte pressionsur les orientations générales de la recherche.

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et de coopération avec les êtres vivants et la natu-re, autant qu’entre les hommes eux-mêmes etleurs sociétés.

Cette tâche devient d’autant plus nécessaireque les conditions sociales et psychologiques quipermettraient cette conscience sont altéréeschaque jour un peu plus. C’est bien en ce sens qu’ilfaut comprendre la banderole affichée lors des pro-cès intentés par le CIRAD de Montpellier (févrieret novembre 2001) contre José Bové et René Rieselpar les amis de ce dernier :

Le temps perdu pour la recherche est dutemps gagné pour la conscience.

Lovelock, quant à lui, prône une démarche« empirique et pragmatique » et en appelle au« bon sens » pour surmonter la crise écologique. Ilcite en exemple les Romains et les Londoniens quin’ont pas attendu les découvertes de la biologie etde la médecine pour assainir leur environnement :

Considérons l’exemple des Romains : ils savaientque vivre dans des régions marécageuses était mal-sain. Ils croyaient que la maladie provenaient desmauvaises odeurs qui flottaient dans l’air. Ils drainè-rent donc les marais et cette maladie, la malaria, dis-parut. […] L’allongement considérable de la durée dela vie au XIXe siècle résultat moins souvent du pro-grès en biologie ou en biochimie que de l’applicationdu bon sens en médecine et en génie civil. Le choléraet la thyphoïde firent des millions de victimes enEurope jusqu’à ce qu’on puisse disposer d’une eaupotable non contaminée. Là aussi l’action préventivedes ingénieurs a largement devancé la découvertedes causes réelles du mal et encore plus largementla découverte des antibiotiques permettant de leguérir. Médecine, p.14.

Mais il ne voit pas que si les réalisations desingénieurs du passé ont effectivement apporté unprogrès humain, c’est parce qu’elles permettaientà une organisation sociale de mieux maîtriser lesforces élémentaires de la nature ; alors qu’aujour-d’hui c’est le déchaînement incontrôlé de l’activitésociale elle-même, à travers le développementindustriel, qui engendre les problèmes. Unedémarche vraiment « empirique et pragmatique »,voudrait donc plutôt que l’on s’abstienne d’ac-croître encore la puissance de cette machinerie,que l’on abandonne même certaines applicationset que l’on en reprenne le développement à partird’un stade antérieur du développement techniqueoù les machines étaient encore à l’échellehumaine.

On voit par là que Lovelock ne semble pasprendre la mesure de la profondeur de la criseactuelle, où le bon sens et l’empirisme sont deve-nus insuffisants à eux-seuls. La démesure de lasociété industrielle impose une réflexion de fond,qui remonte à la racine de chacun des problèmesqu’elle engendre pour, plutôt que de trouver despalliatifs techniques afin d’en assurer le “dévelop-pement durable”, poser à nouveau la question dela finalité des activités humaines et redéfinir lesmoyens mis en œuvre dans la perspective de leur

maîtrise individuelle et collective. Mais cettedémesure propre à la société industrielle, qui metl’activité sociale hors de portée de l’action des indi-vidus, ou simplement le fait que la planète ne soitpas malléable à l’infini et que ses ressources soientlimitées, semblent des faits largement ignorés denotre savant.

Lovelock en appelle au « bon sens » — les anglo-saxons emploient l’expression common sens, sou-vent traduite en français par “bon sens”, mais qu’ilsemble plus exact de traduire par “sens commun”.Qu’entend-il par-là lorsque celui des scientifiquesest fondé sur le mépris de l’expérience sensible ?

Le “sens commun” […] n’est pas sans évoquer ceque Georges Orwell appelait “décence commune”(common decency), « c’est-à-dire ce sens commun quinous avertit qu’il y a des choses qui ne se font pas » :« ce sens des limites, garde-fou du penseur », est pourOrwell la seule chose qui puisse « garantir que ledétour nécessaire vers l’abstraction ne fondepas un envol définitif hors de la réalité maté-rielle ». Tout le problème est que le “sens commun”ou la “décence commune” supposent, pour s’exercer,l’existence d’une représentation relativement stabledu monde, un cadre minimal commun à tous les indi-vidus, au sein duquel il soit possible de constater uneévidence et de partager ce constat. […] Or il est fort àcraindre que, de nos jours, les conditions de possibili-té du “sens commun” ne soient elles-mêmes en voie dedisparition. La perte progressive de la conscience dutemps et de la durée au profit d’un présent perpétuel(l’immédiateté tant vantée par les idéologues de lanéotechnologie), entraînant un affaiblissement descapacités de concentration et d’attention ; l’efface-ment de la perception de l’espace au profit d’une illu-sion d’ubiquité (l’accélération constante des moyensde communication et de déplacement ayant poureffet de déstructurer la représentation spatiale dumonde) : tout cela engendre une désorientation dontles effets, cumulés avec ceux de l’intoxication idéolo-gique, publicitaire et médiatique, ne favorisent pasl'éclosion d’un “sens commun” qui devrait être d’au-tant plus solide qu’il lui faut lutter contre des forcesdisproportionnées, puisqu’il a affaire à un “monde”qui n’est plus à l’échelle humaine.

Jean-Marc Mandosio, Nouvelles de Nulle Partn°1, mars 2002. (9)

Comme on va le voir dans la suite, on peutmême dire que les scientifiques sont à l’avant-garde de cette destruction du “sens commun” et dela raison, qui sont des productions sociales et his-toriques.

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9. Revue semestrielle disponible chez l’auteur : 91 bis, rued’Alésia, 75014 Paris.

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quelques problèmes de méthode

Pour de nombreux savants, Gaïa était un concepttéléologique qui exigeait du biote un sens de la prévi-sion et du projet. Comment donc des bactéries, desarbres et les animaux de ce monde pouvaient-ils tenirune conférence pour décider des conditions de vieoptimales ? […] Ne voyant pas de mécanisme decontrôle planétaire, ils en réfutaient l’existence entant que phénomène et refoulaient l’hypothèse Gaïadans la téléologie. Âges, p.56.

Lovelock répond à cette objection… à l’aide d’unmodèle informatique (baptisé Daisyworld ouFloréale) qui est censé “prouver” qu’une planèteplantée uniquement de fleurs noires et blanchesest capable de réguler la température de son atmo-sphère. Dans ce modèle ultra-simplifié de planète,les fleurs noires absorbent le rayonnement solaireet contribuent donc au réchauffement, tandis queles fleurs blanches réfléchissent le rayonnementsolaire et contribuent donc à un refroidissement ;la population des fleurs noires et blanches évolueainsi de telle sorte que la température se main-tienne dans la fourchette favorable à leur exis-tence commune en dépit des variations du rayon-nement solaire. Une “boucle de rétroaction”,comme on dit en cybernétique, caractérise ce sys-tème: s’il fait trop froid, les fleurs noires sont plusaptes à survivre, et leur prolifération augmente latempérature ; s’il fait trop chaud, les fleursblanches sont plus aptes à survivre, et leur proli-fération abaisse la température ; et ainsi de suite,ad libitum…

L’expérimentation numérique ne fait que mon-trer la possibilité pour la biosphère de réguler sespropres conditions au niveau le plus élémentaire.Une telle expérimentation, comme beaucoup d’ex-périences scientifiques d’ailleurs, est pourtantconstruite de toutes pièces, c’est-à-dire qu’elle pré-suppose une théorie sur ce qu’est la réalité, théoriedont le modèle numérique n’est que la formalisa-tion mathématique. Que ce modèle numériquedonne les résultats qu’on en attend, montre lesphénomènes qu’il présuppose par construction neprouve donc rien, sinon l’habileté de son concep-teur. Pour qu’il prouve quelque chose, il auraitfallu d’abord expliciter la théorie qui le sous-tend,c’est-à-dire dans le cas de Lovelock, formaliser sonintuition dans un langage autre que celui d’unemachine…

Mais on voit-là, en rapport avec la dévalorisa-tion de l’expérience sensible, l’inversion dans l’usa-ge de la méthode qui s’est réalisée dans les milieuxscientifiques ces dernières décennies : on necherche plus à expliquer quoi que ce soit et àconstruire une vision du monde originale et prochede la réalité vivante, mais on cherche avant tout àsimuler la réalité, à la faire rentrer dans lesmodèles mécaniques et mathématiques déjà exis-tants. De tels modèles très réductionnistes peu-vent être utiles pour faire avancer l’élaborationthéorique, pour saisir le détail des bases méca-

niques et physico-chimiques d’un phénomène par-ticulier; ils ne peuvent rien prouver en eux-mêmes,seulement être des points d’appuis pour uneréflexion critique et une élaboration théorique plusvaste. Seule l’observation de la réalité vivante enfonction de cette théorie, qui indique justement cequ’il faut observer et dans quelle perspective, peuteffectivement permettre de trouver des élémentsde preuve. C’est là une démarche très différente decelle de la méthode scientifique expérimentaleclassique, parce que l’objet qu’il s’agit d’étudier etde comprendre est lui-même très différent desobjets inanimés…

Mais ici la démarche semble bel et bien êtreinversée : on simule la réalité avec un auto-mate numérique pour prouver qu’elle estconforme à la vision mécanique de la vie, quiest l’horizon indépassable de la méthode scienti-fique expérimentale. Le modèle numérique n’estpas une représentation objective de la réalité, il estune représentation de la réalité selon le modèlemécanique du vivant, c’est-à-dire selon l’idéologiedominante de la science moderne. Lovelock le ditlui-même :

Je savais qu’il ne servait pas à grand-chose derassembler des preuves supplémentaires de la facul-té maintenant évidente qu’a la Terre de réguler sonclimat et sa composition. On ne pouvait s’attendre àce que par elles-mêmes ces preuves persuadent lessavants traditionnels que la Terre était régulée par lavie. Les savants veulent d’ordinaire savoir commentles choses fonctionnent; ils veulent un mécanisme. Cequ’il fallait, c’était un modèle gaïen. Âges, p.57.

On ne peut même plus dire que ces scienti-fiques marchent sur la tête, puisque précisément,ils renoncent à utiliser leur intelligence au profitdes machines ; ils ne veulent plus comprendre lemonde tel qu’il est (la vie est bien plus qu’une“chose qui fonctionne”), mais cherchent à matéria-liser leur vision mécanique du monde dans chaqueobjet d’étude à l’aide de leurs ordinateurs.Lovelock a d’ailleurs une curieuse conception de lathéorie scientifique :

Le mot théorie a la même racine grecque que lemot théâtre. Dans l’un et l’autre cas, il est question demontrer un spectacle. Une théorie scientifique n’estrien d’autre que ce qui semble à son auteur être unemanière plausible d’habiller les faits et de les présen-ter au public. […] Peu importe que l’hypothèse duthéoricien soit juste ou fausse : l’investigation et larecherche sont stimulées, des faits nouveaux sont misen évidence, de nouvelles théories sont élaborées.

Âges, p.66.

En somme, peu lui importe la signification desa théorie, de ses idées et de son activité, ce quicompte, c’est que son modèle fonctionne, que sesidées circulent, que le milieu scientifique, qui luiassure crédits et rémunération, travaille; le but dela théorie, sa vérité ou sa fausseté par rapport à laréalité du phénomène de la vie, n’a aucune impor-tance, il faut simplement que les moyens servent,que les machines tournent, que les automates telsLovelock trouvent de quoi s’agiter et par-là se faireconnaître…

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Lovelock met également en avant, à l’encontrede la vision étroitement darwinienne de ses col-lègues — et ce n’est là encore une grande décou-verte que lorsque l’on écarte du champ de saréflexion l’expérience sensible — que la vie n’estpas seulement adaptation au milieu, mais aussitransformation de ce milieu :

La vie ne s’est pas adaptée à un monde inertedéterminé par la main morte de la chimie et de laphysique. Nous vivons dans un monde qui a étéconstruit par nos ancêtres, anciens et modernes,entretenu en permanence par le biote actuel dans satotalité. Les organismes s’adaptent à un monde dontl’état matériel est déterminé par les activités de leursvoisins ; ce qui signifie que changer l’environnementfait partie du jeu. […] Si, dans le monde réel, l’activi-té d’un organisme modifie son environnement maté-riel dans un sens qui le favorise, et que par consé-quent, il a une descendance plus abondante, alorsl’espèce et la modification vont croître l’une et l’autrejusqu’à ce qu’un nouvel état stable soit atteint. À uneéchelle locale, l’adaptation est le moyen par lequel lesorganismes peuvent survivre dans des environne-ment défavorables, mais à l’échelle planétaire, l’asso-ciation entre la vie et son environnement est telle-ment étroite que la notion tautologique d’ “adapta-tion” est proprement évacuée. Âges, p.57.

Autrement dit, dans la nature, les effets réagis-sent sur les causes, et pas seulement en ce quiconcerne les aspects primaires de la matièrevivante comme les aspect quantifiables, lesvariables telles que la population des espèces enprésence ou les flux de matière et d’énergie. Leseffets réagissent sur les causes aussi au point detransformer les rapports des êtres vivants entre-eux et avec leur environnement. Et une fois enco-re, Lovelock n’approfondit pas cette constatation,car elle le mènerait hors des sentiers battus de lacybernétique qui, envisageant la vie comme unmécanisme, ne peut étudier que des variations àl’intérieur de rapports déterminés une fois pourtoutes, et ne peut par conséquent comprendre latransformation de ces rapports, c’est-à-dire l’évolu-tion des espèces et l’histoire naturelle (10).

« Nous vivons dans un monde construit par nosancêtres », ce sont en effet ces modifications ettransformations des rapports entre les êtresvivants qui sont le moteur de l’évolution desespèces (la “sélection naturelle” darwinienne et les“mutations génétiques” de la biologie moléculaireétant seulement des agents de cette évolutionparmi bien d’autres) ; les êtres vivants supérieurs(mammifères et Homo sapiens, par exemple) ne

sont pas surgis ex nihilo, mais sont le produitd’une construction qui s’élève en s’appuyant surl’ensemble du règne vivant déjà existant (11),c’est-à-dire sur la transformation continue, oul’élaboration historique (Jean Pierre Berlanemploie le terme de pro-création) des rapports desêtres vivants avec leur environnement sous lapression des autres êtres vivants constituant cetenvironnement.

(Nous ne manquerons pas de revenir plus endétail dans de prochaines livraisons sur ces vastessujets et de préciser notre argumentation sur cer-tains points qui ont pu paraître ici exposés demanière assez sommaire — cette critique des idéesde Lovelock nous sert en fait à exposer plutôt leslignes de force de notre réflexion qui est bien loinencore d’être achevée et définitive sur ces sujets.)

Comme le note Lovelock, le darwinisme, avecson struggle for life et la “sélection du plus apte” —qui privilégiait la force et la domination, ce quiétait le cas dans la société anglaise du XIXe sièclesoumise au libéralisme économique —, est insuffi-sant à rendre compte de l’évolution des espècesvers une plus grande complexité et un plus grandraffinement. Mais il s’arrête là. Jamais Lovelock,malgré ses remarques pertinentes sur les doc-trines scientifiques officielles, ne s’aventure àremettre en question l’idéologie dominante dessciences.

Assurément, s’engager en précurseur dans detelles contrées sauvages et inexplorées de laconnaissance n’est pas une mince affaire; il faut unbagage “philosophique”, des connaissances histo-riques, une solide détermination critique et avoirde la suite dans les idées. Ce que ne semble guèreposséder Lovelock, c’est le moins que l’on puissedire. Nous ne lui reprochons pas d’avoir reculédevant une tâche aussi difficile, mais bien plutôtd’avoir occulté tout ces problèmes théoriques etbien d’autres plus pratiques à une époque où ceux-ci ne se posaient pas seulement dans les milieuxscientifiques, mais bien dans toute la société avecla généralisation des nuisances et l’apparition dumouvement écologiste.

C’est qu’en tant que scientifique free lance, il luifaut d’abord produire des résultats, des évalua-tions, des rapports pour ses commanditaires quisont essentiellement des industriels ou de grandesinstitutions :

J’eus la chance […] de recevoir une invitation dela Shell Research Limited qui me proposait d’étudierles conséquences globales possibles de la pollutionatmosphérique notamment en raison du taux sanscesse croissant de combustion des carburants fossiles.Cela se passait en 1966, […]. Les idées et opinionsexprimées dans ce livre sont inévitablement influen-cées dans une certaine mesure par la société danslaquelle je vis et travaille, et en particulier par uncontact étroit avec d’innombrables scientifiques occi-dentaux. Pour autant que je sache, ces légères pres-sions sont les seules que j’ai subies. Hypothèse, p.29.

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10. Cela signifie également qu’il n’y a pas de lois de la natu-re — au sens scientifique classique — en biologie, puisque lepropre des êtres vivants est de mettre en rapport selon les cir-contances les lois physico-chimiques qui régissent leurs compo-sants. La méthode scientifique expérimentale est donc totale-ment inadéquate pour appréhender la vie.

11. Ils sont supérieurs par la complexité de leur organismeet la diversité de ses rapports avec le reste du monde. Cettesupériorité n’a rien à voir avec un jugement de valeur : si lesêtres vivants inférieurs qui sont leur nourriture et entretien-nent les condition de la vie venaient à disparaître, ils ne pour-raient vivre longtemps.

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Lovelock n’a pas eu besoin de subir de pressionparticulière : sa formation de scientifique suffit àelle-seule à le faire travailler en bonne intelligen-ce avec les intérêts de l’industrie. Car en fait, oncomprend à la lecture de ses livres, qu’il a étéamené à formuler son hypothèse presque parhasard, et qu’il s’y est attaché parce qu’elle est unmoyen pour lui de se faire reconnaître par lemilieu scientifique et par le “grand public” commeun chercheur original et productif. Que l’hypothè-se Gaïa implique par certains aspects une remiseen cause des théories et une critique des présup-posés existant en matière scientifique est moins lefait de son auteur que du caractère novateur del’hypothèse elle-même.

Il esquive tous ces problèmes par une pirouettequi a donné à son hypothèse son côté un peu mys-tique : pour lui, ce ne sont pas l’ensemble des êtresvivants, chacun en tant qu’individus, qui en par-ticipant personnellement au processus d’entretienet de renouvellement des conditions de la vie surTerre constituent Gaïa par la somme de leurs acti-vités combinées, mais c’est seulement le “systèmeglobal” de la biosphère qui remplit cette fonction,qui, en quelque sorte, devient indépendante desêtres vivants particuliers. Il fait donc de Gaïa uneespèce d’Absolu, une entité abstraite d’ordre quasi-divin (d’où le nom qu’il lui a donné : Gaïa, déessede la Terre chez les Grecs anciens). Ainsi, c’est l’in-tégrité de cette entité abstraite qui le préoccupe, etil est prêt à lui sacrifier non seulement les indivi-dus, mais des pans entiers de l’écosystème lui-même ! Le sens commun de Lovelock, formé àl’école de la “communauté scientifique”, a pourrésultat que le détour nécessaire vers l’abstractionest le fondement d’un envol définitif hors de la réa-lité matérielle. De fait, la méthode qu’il emploieentre en contradiction flagrante avec le but qu’ilprétend poursuivre.

la cybernétique ou la vie

Lovelock, notamment dans son dernier ouvra-ge, se veut un représentant de la « médecine pla-nétaire » qu’il nomme géophysiologie. Cette disci-pline prétend contenir et unifier en un tout cohé-rent les sciences spécialisées telles que la météoro-logie, l’océanographie, la géophysique, la géochi-mie, la biologie, etc. afin de mieux rendre comptede l’existence et de l’évolution de la biosphèreconsidérée comme un être vivant, c’est-à-dire deGaïa. Lovelock se veut donc plus qu’un écologiste

au sens scientifique ; mais il veut également sedémarquer des écologistes au sens politique :

Les militants écologistes, les Églises, les politi-ciens et les scientifiques s’inquiètent tous des dégâtscausés à l’environnement. Mais s’ils sont inquiets,c’est pour le bien de l’humanité. Cet anthropocentris-me est si profondément ancré que, même actuelle-ment, peu de gens à part quelques originaux se sou-cient des autres organismes vivants. L’objection fré-quemment avancée contre la destruction des forêtsest qu’elles cachent peut-être en leur sein quelqueplante rarissime qui détient le remède au cancer, ouque les arbres fixent le gaz carbonique et que, s’ilsdisparaissent nous ne pourrons plus jouir du privilè-ge représenté par les moyens de transport indivi-duels. Rien de mal à cela, c’est stupide, tout simple-ment. Nous n’arrivons pas à reconnaître la vraievaleur de la forêt en tant que système autorégulé quiconserve à la région un climat favorable à la vie.

Médecine, Introduction, Vivre avec Gaïa, p.17.

Cette citation est typique du style de Lovelock.Il fait des remarques qui partent d’un constat quisemble assez juste, mais qui se terminent par desconsidérations pour le moins discutables. En fait,dès qu’il s’aventure à évoquer des questions ayantrapport avec la nature (terme qu’il utilise assezpeu), l’homme ou la société, ses affirmations sontpleines d’ambiguïtés. Qu’est-ce que Lovelock metau juste derrière Gaïa ? Quel est le point de vueque Lovelock défend en réalité avec son hypothè-se ? Les citations abondent qui sont contradic-toires sur de nombreux aspects :

Je suis le porte-parole, le délégué d’atelier, desbactéries et des formes de vie moins appétissantes quin’ont pas grand monde pour parler d’elles. Je m’expri-me au nom de toute la vie autre qu’humaine.

Médecine, premières phrases de l’introduction, p.9.

Nous ne sommes pas obligés de devenir des saints,mais seulement de parvenir à un état d’égoïsme éclai-ré. Médecine, Intro., Vivre avec Gaïa, p.17.

Dans cet ouvrage médical d’un genre nouveau,c’est la Terre qui est le patient. Oublions l’homme, sesdroits, ses inquiétudes et ses souffrances, et préoccu-pons nous plutôt de notre planète, qui est peut-êtremalade. Nous sommes partie intégrante de cetteTerre et ne pouvons donc pas envisager nos pro-blèmes séparément. Nous sommes tellement liés à laTerre que ses rhumes et ses fièvres sont aussi lesnôtres.

Médecine, Intro., Un guide de médecine planétaire, p.18.

L’homme fait partie intégrante de la Terre,mais Lovelock prétend ne pas en tenir compte etparler au nom des bactéries et de Gaïa tout ennous exhortant à ne pas l’oublier pour pratiquerun « égoïsme éclairé ». Difficile d’être plus ember-lificoté ! Mais on voit par là que Lovelock n’est pasattaché à la nature par le sentiment ou par l’idéed’en faire véritablement partie intégrante ; il peutdonc pester contre l’anthropocentrisme des écolo-gistes et le réductionnisme des scientifiques maisen réalité lui-même adopte une attitude en touspoints comparable. Il reproduit cette séparationentre l’homme et la nature, soit en s’identifiant

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aux bactéries ou à Gaïa tout en faisant abstractiondes hommes, soit en conseillant aux hommes cet« égoïsme éclairé » qui consiste à économiser lanature comme une ressource qui, s’ils n’y prennentpas garde, pourrait bien cesser d’être renouvel-lable. Par exemple, la forêt n’a pour lui de valeurqu’en tant qu’elle participe à ce processus derenouvellement des conditions de la vie sur Terre.Et il va même jusqu’à calculer la valeur écono-mique de la fonction qu’elle remplit :

On pourrait chiffrer la valeur des forêts commeclimatiseurs en évaluant le coût annuel de l’énergienécessaire pour obtenir mécaniquement un refroidis-sement comparable. […] L’énergie nécessaire, en sup-posant un rendement de 100% et aucun investisse-ment supplémentaire, coûterait annuellement 1300dollars par hectare. […] On estime qu’un hectare deterrain pris sur la forêt tropicale produit chaqueannée assez de viande de bœuf pour faire 1850 ham-burgers […] La prochaine fois que vous mangerez unhamburger, songez à son prix de revient réel, la perted’un capital de bien-être valant environ 65 dollars.[…] Sur cette base, une estimation raisonnable de lavaleur du système de réfrigération représenté par latotalité de l’Amazonie donnerait environ 150 billions(1012) de dollars.

Médecine, Concl., Assigner une valeur aux forêts, p.183.

Contrairement à ce que son hypothèse laisseraisupposer et à l’opposé de ses déclarations de prin-cipes, on voit que Lovelock ne considère absolu-ment pas Gaïa comme une entité qui représente-rait l’unité de l’ensemble des êtres vivants de laplanète (y compris les êtres humains), mais plusprosaïquement comme un objet manipulable, uneressource à exploiter, une matière première àtransformer et une puissance autonome à sou-mettre. Il aurait même tendance à s’inscrire enprécurseur dans le projet techno-bureaucratiqueque résume bien Yves Lenoir :

Aujourd’hui l’exigence de qualité à laquelle lesprocédures de rationalisation et de contrôle, tantdans l’administration que dans l’industrie et les serv-ices ont habitué, a été étendue à la biosphère.

Climat de panique, p.19.

L’identification de Lovelock avec les micro-organismes et « toute la vie autre qu’humaine »n’est donc qu’une figure de rhétorique creuse. Carlorsque notre savant lève les yeux de son micro-scope, c’est uniquement pour regarder l’atmosphè-re que ces micro-organismes ont produit et dont ilsrégulent la composition chimique, et entre cetteTerre microscopique et ce Ciel macroscopique, iln’y a pour lui rien d’autre qu’un processus.

Sur la nature de Gaïa, la confusion n’est pasmoindre :

Dans cet ouvrage, je parle souvent de l’écosystèmeplanétaire, Gaïa, comme vivant, […]. Lorsque je faitcela, je ne me cache pas que le terme “vivant” relèvede la métaphore et que la Terre n’est pas vivantecomme vous et moi ou même une bactérie. Dans lemême temps, j’insiste sur le fait que la théorie Gaïaelle-même est véritablement de la science et non une

simple métaphore. J’utilise le terme “vivant” commeun ingénieur disant qu’un système mécanique estvivant, pour distinguer son comportement lorsqu’ilest mis en marche ou arrêté, ou au point mort.

Médecine, Prologue, p.6.

Même si vous refusez d’admettre que le systèmede la vie et de son environnement sur Terre, que j’ap-pelle Gaïa, soit vivant — vivant comme un arbre —,vous admettrez sûrement qu’il est plus vivant qu’unhélicoptère ou que n’importe quelle machine.

Médecine, Introduction, p.13.

J’ai souvent employé le terme Gaïa en lieu etplace de l’hypothèse proprement dite, à savoir que labiosphère est une entité autorégulatrice dotée de lacapacité de préserver la santé de notre planète encontrôlant l’environnement physique et chimique. Ils’est parfois révélé difficile de parler, sans circonlocu-tion excessives, de Gaïa sans la présenter comme unêtre sensible. Hypothèse, p.19.

On pourrait dire que le fait de ne pas avoirapprofondi la notion de vie prête à une certaineambiguïté dans l’usage de l’analogie du vivantavec une machine. Mais nous voyons avec cesdiverses citations que Lovelock entretient la confu-sion d’une manière intéressée. Il joue constam-ment sur l'ambiguïté entre le côté unificateur(“holiste” en jargon scientifique) que recèle sonhypothèse et le réductionnisme de l’approche stric-tement scientifique et cybernétique qui est en réa-lité la sienne. Il le répète à plusieurs reprises et demanière très nette, pour lui Gaïa est avant tout un« système cybernétique » (Hypothèse, p.153 ;Médecine, Introduction, Comprendre Gaïa, p.11) ou un« système autorégulateur » des conditions biochi-miques de la vie sur Terre, et rien d’autre. C’estcette vision-là qu’il qualifie de « scientifique »parce qu’elle est opérationnelle ; le reste n’est que« métaphore » destinée à appâter le chaland.Lovelock essaie donc de se faire passer pour cequ’il n’est pas : il prétend être un médecin attentifau chevet de Gaïa alors qu’il n’est qu’un cybernéti-cien du climatiseur planétaire.

Le lecteur qui éprouve de la sympathie a prioripour l’hypothèse Gaïa, sur la base du sentiment del’unité de l’homme avec la nature, est donc en per-

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James Lovelockle symphatique défenseur de l’industrie

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manence désorienté par les pirouettes de Lovelockqui joue avec les ambiguïtés et les contradictionsde ses discours pour faire passer le cynisme et ladésinvolture que lui inspire sa vision étroitementcybernétique des choses.

C’est pour moi une profonde satisfaction que Gaïapuisse être une entité à la fois spirituelle et scienti-fique. Le courrier que j’ai reçu et les conversationsque j’ai eu m’ont appris qu’un certain amour de l’or-ganisme Terre survit, et que nombreux sont ceux quiressentent le besoin d’intégrer ces fois anciennes àleur système de croyance, à la fois pour eux-mêmes etparce qu’ils ont l’impression que cette Terre dont ilsfont partie est menacée. Je n’envisage Gaïa en aucu-ne manière comme un être sensible, un substitut deDieu. Pour moi, Gaïa est vivante, elle fait partie del’ineffable univers et je fais partie d’elle.

Âges, chapitre Dieu et Gaïa, p.256.

Il n’hésite donc pas à en rajouter dans la confu-sion en utilisant les sentiments religieux et mys-tiques que peut inspirer Gaïa pour en faire unesorte d’entité abstraite qui plane au-dessus de lavie sur terre afin de faire passer ses vues étroitespour une vision très élevée.

Un malentendu fréquent de ma conception deGaïa est que je suis à fond pour la complaisance, queje prétends que la rétroaction protégera toujours l’en-vironnement de tout dommage sérieux que leshumains pourraient lui faire. Ce qu’on exprimequelque fois plus crûment par “la Gaïa de Lovelockdonne le feu vert à la pollution industrielle”. La véri-té est presque diamétralement opposée. Gaïa, telleque je la vois, n’est pas une mère indulgente qui tolè-re des peccadilles, et elle n’est pas non plus quelquedamoiselle fragile et délicate menacée par la brutali-té des hommes. Elle est ferme et sévère, maintenantconstamment la planète chaude et confortable pourceux qui obéissent aux règles, mais se montre impi-toyable dans sa destruction de ceux qui les transgres-sent. Son but inconscient est une planète propre à lavie. Si les humains lui font obstacle, nous serons éli-minés avec aussi peu de pitié que n’en témoigneenvers son objectif le microcerveau d’un missilenucléaire intercontinental en plein vol.

Âges, chapitre Dieu et Gaïa, p.250.

En attendant que la foudre divine de Gaïamette un terme à la folie humaine (perspectivesomme toute rassurante : il n’y a pas de souci à sefaire puisque Gaïa nous rappellera à l’ordre natu-rel !), la destruction des conditions de la vie conti-nue. Mais cela n’inquiète pas outre mesureLovelock :

Dans notre aliénation auto-imposée persistantepar rapport à la nature, nous avons tendance à pen-ser que nos produits industriels ne sont pas “natu-rels”. En réalité ils sont tout aussi naturels que lesautres substances chimiques de la Terre, car nous lesavons produits et il ne fait aucun doute que noussommes des créatures vivantes. » Hypothèse, p.101.

Se pourrait-il que la pollution soit un phénomènenaturel ? […] Le concept même de pollution estanthropocentrique et il n’est pas impossible qu’il soittotalement hors de propos dans le contexte gaïen.Maintes substances dites polluantes existent naturel-lement ; il devient de plus en plus difficile de savoir

dans quelle mesure l’appellation “polluant” est justi-fiée. […] Il semble qu’en tant qu’espèce nous sommesdéjà en mesure de supporter l’étendue normale d’ex-position aux innombrables dangers de notre environ-nement. Si pour l’une ou l’autre raison l’un de cesdangers devait augmenter, une adaptation intervien-drait tant au niveau de l’individu qu’à celui de l’espè-ce. Ainsi la réaction défensive normale d’un individuà un accroissement de lumière ultraviolette est lebronzage. Il suffit de quelques générations pour quecette modification devienne permanente.

Hypothèse, p.132-132. (12)

En bref, quoiqu’il arrive, rien n’a d’importance.Car la cybernétique combinée avec la sélection desespèces dans une perspective gaïenne nousenseigne que tout finira bien par s’arranger aubout d’un moment. Et les manipulations géné-tiques ne vont-elles pas nous permettre de nousadapter encore plus vite à la dégradation desconditions de la vie sur Terre ? Tout n’est qu’ordreet harmonie et nous vivons dans le meilleur desmondes possibles !

L’explosion simultanée de l’arsenal nucléaireactuel signifierait certainement la fin de la civilisa-tion industrielle et la destruction quasi totale desmammifères et des plantes à fleurs dans les régionstempérées. Mais la qualification donnée à cet événe-ment dépend du point de vue dans lequel on se place :catastrophe pour l’humanité et les organismes “supé-rieurs”, accident de parcours pour Gaïa.

Hypothèse, annexe Réponse à quelques critiques parGérard Blanc, p.176 ; voir aussi Hypothèse, p.61-62.

« Tout est relatif ! » comme disait Einstein. EtLovelock, comme bien d’autres “penseurs”modernes, fait de cette relativité un absolu. Nousavons affaire ici à un nouveau type de nihilisme,bien dans l’air du temps : le nihilisme optimistepour qui l’apocalypse (nucléaire ou écologique) n’aaucune importance puisque quoi qu’il arrive, il estcertain que “la vie continuera” sous d’autresformes. Puisque depuis un moment et encoreaujourd’hui « l’humanité dans sa totalité peut êtretuée » (13), c’est donc que rien de ce qui fait la viesur Terre n’a de valeur au regard de l’Histoire ;cessons donc d’être anthropocentriques et senti-mentaux ! Cessons d’accorder à notre existence enparticulier et à la vie en général une quelconquevaleur ! Soyons enfin objectifs et pragmatiques,adoptons le point de vue de Gaïa : un processuscybernétique n’a pas d’état d’âme !

Et pour notre édification, regardons doncLovelock jouer au docteur avec Gaïa :

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12. C’est probablement de la même manière que Lovelockespère voir l’humanité s’adapter à l’industrie nucléaire, dont,malgré ses dénégations (cf. Âges, Ch. 7, pp.205-212) il est unchaud partisan. Parce que, selon lui, cette industrie ne produitpas de CO2 et ne porte donc pas atteinte à la stabilité de Gaïa,il minimise systèmatiquement le danger que représentent lesradiations pour les êtres vivants supérieurs et se fait le relaisde la propagande nucléariste la plus vulgaire…

13. cf. Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, Sur l’âmeà l’époque de la deuxième révolution industrielle, 1956. p.270(éd. EdN/Ivréa, 2002).

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Il existe peut-être des régions du monde qui sontplus vitales pour Gaïa que pour d’autres ; de sortequ’aussi urgent que soit le besoin de dispenser desquantités de nourriture suffisantes à une populationmondiale en accroissement constant, nous prenionsgarde à ne pas perturber de manière trop radicale cesrégions où sans doute s’organise le contrôle planétai-re. Les plateaux continentaux et les terres détrem-pées ont des caractéristiques et des propriétés qui enfont les candidats tout indiqués pour ce rôle. Rienn’interdit de penser que nous pourrions créer desdéserts et des bols de poussière en certains endroitssans conséquences trop fâcheuses au niveau mondial,mais si par l’effet d’une administration irresponsableet nocive nous dévastons les plateaux continentauxlors de nos premières tentatives d’aquaculture, nousagirons ainsi à nos risques et périls.

Hypothèse, p.135.

Quelles sont les régions de la Terre qui sontvitales pour le bien-être de Gaïa ? Desquelles pour-raient-elle se passer ? Nous disposons déjà dequelques informations utiles à ce sujet. Nous savonsque les régions du globe se situant à l’extérieur de lazone délimitée par le 45e parallèle Nord et le 45e

parallèle Sud sont sujettes aux glaciations, au coursdesquelles d’importantes masses de glace et de neigestérilisent la terre et en certains endroits mettent lesol en péril jusqu’à la roche de fond. Même si la majo-rité de nos centres industriels se situent dans lesrégions tempérées de l’hémisphère Nord qui sontsujettes aux glaciations, rien de ce que nous y avonsfait à ce jour en matière de dégâts et de pollutionindustriels n’égale les dévastations naturelles de laglace. Il semble en conséquence que Gaïa soit enmesure de tolérer la perte de ces parties de son terri-toire, qui représentent quelque 30% de la surface dela Terre, […]. Hypothèse, p.151.

Cela évoque les bourreaux de la Chine ancien-ne qui, paraît-il, organisaient des concours où ilsrivalisaient d’adresse : c’est à celui qui arrivait àmutiler le plus un supplicié, jusqu’à en faire uneinforme masse sanglante, sans pour autant letuer…

En réalité, notre docteur parle au nom de l’in-térêt général du système industriel (véritable pro-cessus cybernétique, cette fois). Il estime qu’ilserait plus difficile à l’industrie de prendre encharge la régulation de la composition chimique del’atmosphère que de préserver les zones géogra-phiques et les niches écologiques qui permettentaux micro-organismes de faire la même chosespontanément et pour rien (mais sans rapporternon plus aucun bénéfice à quelque actionnaire quece soit).

Ceci adviendrait si, à une densité quelconque depopulation intolérable, l’homme avait empiété sur lapuissance fonctionnelle de Gaïa au point de la rendreimpuissante à réagir. Il se réveillerait alors un jour etdécouvrirait que lui est échue la tâche permanented’assurer la maintenance planétaire. Gaïa se seraitretirée dans les boues et le soin incessant et complexed’assurer l’équilibre des cycles globaux incomberaitdésormais à l’homme. Nous nous retrouverions alorsbel et bien aux commandes de cet étrange engin, le“vaisseau spatial Terre” et ce qu’il subsisterait de bio-sphère domptée et domestiquée serait effectivementnotre “bouée de secours”. Nul ne connaît à l’heure

actuelle le nombre optimum pour l’espèce humaine.L’équipement analytique nécessaire pour fournircette réponse n’est pas encore assemblé.

Hypothèse, p.154.

Nous avouons que nous ne sommes guère inté-ressés par la question de savoir qui du bon docteurLovelock, soucieux d’économiser la nature pourassurer le “développement durable” de l’industrie,ou de l’Economie capitaliste, soucieuse de substi-tuer l’industrie à la nature pour créer de “nou-velles opportunités de croissance”, a raison sur cepoint. La mise en œuvre des solutions préconiséespar l’un ou l’autre épargnera peut-être à l’humani-té de disparaître, mais la survie dans ces condi-tions, à l’égal de celle du supplicié chinois, vaudra-t-elle encore la peine d’être vécue ?

Car sans avoir recours à un « équipement ana-lytique » plus complexe que notre cerveau et notresensibilité, il nous semble que la seule limite à lamutilation et à la dégradation des conditions de lavie soit… la mort. Et par conséquent, pour évitercelle-ci, il faudrait d’abord empêcher celles-là etnon se préoccuper de faire des calculs prévision-nels — seule chose qui intéresse Lovelock, en l'oc-currence — afin de savoir jusqu’où l’exploitationde la nature et des hommes peut aller sans deve-nir “contre-productive” pour l’industrie. Mais detoute évidence, le sens commun de Mr Lovelock n’apas été formé au contact de la nature et de la socié-té des hommes.

logique de la déraison moderne

Ces différentes citations, outre qu’elles illus-trent l’aboutissement ultime du rationalisme mor-bide des sciences et de l’économie, font apparaîtreen pleine lumière cette manière typiquementmoderniste de considérer les problèmes.

Celui qui parle ne s’exprime plus en tant qu’in-dividu ayant un point de vue autonome, mais entant que représentant bénévole de la puissance quile domine. Parce qu’il sait que son existencedépend en tout et pour tout de cette puissance, ils’y est identifié non seulement au point deconfondre son intérêt personnel avec l’intérêtgénéral de ce système, mais surtout au point depercevoir la réalité exclusivement du point de vueet dans les termes mêmes de ce système. C’est unemanière de compenser l’impuissance et la dépos-session que de s’identifier subjectivement avec lemouvement et la puissance du système qui l’aengendrée.

Les rapports avec le monde se définissent alorsexclusivement dans le langage de ce système, entermes opérationnels, techniques, cybernétiques,etc. Le progrès se ramène à celui de l’accroisse-ment des forces productives jusque et y compris audétriment des valeurs qu’elles sont sensées réali-ser. Dans le fil de cette idéologie progressiste, onconsidère l’existence de ce système comme acquise

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et définitive (selon la loi « on ne revient pas enarrière ») et son développement comme inéluc-table (selon la loi « on n’arrête pas le progrès »).

Indépendamment des différentes formes qu’ilpeut prendre, ce langage est celui de l’abstraction.Des entités dépouillées de toute substance à forcede vouloir être générales et universelles ont rem-placé la réalité vivante et variée. Ces signes insi-gnifiants sont ensuite mis arbitrairement en rela-tion pour leur faire dire n’importe quoi, justifiertout et le contraire de tout — Lovelock est très fortà ce jeu, nous ne donnons ici qu’un maigre échan-tillon de son talent de confusionniste. Les réalitésainsi vidées de leur sens deviennent à leur tourinsignifiantes, il devient possible de les manipuleren toute innocence, avec cynisme et désinvolture,sous prétexte d’efficacité, de pragmatisme, de réa-lisme, etc.

Plus rien n’a de sens ni de valeur, il n’y a plusde hiérarchie dans les idées, plus de pensée histo-rique et stratégique non plus. Les réactions aucoup par coup sont la règle, car ce qui compte c’estbien que tout finisse par s’arranger au bout d’unmoment en sacrifiant tout ce qu’il faut pour cela.Plus rien n’a d’importance, hormis la poursuite dece processus de déréalisation et dévalorisation dela réalité lui-même. Ce processus n’est autre quecelui de l’économie marchande et de la sociétéindustrielle qui transforme toute chose en valeurd’échange, désormais les conditions de la vie et lesêtres vivants eux-mêmes, en matière à marchan-dise, en signes monétaires ayant une significationet une valeur toute conventionnelle, c’est-à-direuniquement pour ce système. C’est-là le fond dutravail que l’économie politique capitaliste effectuesur le monde en son entier.

Plusieurs personnes, qui se veulent pourtantcritiques et révolutionnaires, ont objecté à cetableau par trop apocalyptique que la dominationne pourrait jamais parvenir au contrôle absoluauquel elle prétend, qu’une telle réification inté-grale du monde est impossible, ou encore que lasubstitution accomplie de « la simple administra-tion des choses » au « gouvernement des hommes »(selon la formule de Saint-Simon) ne peut être réa-lisée. En somme, il a été reproché aux diversespersonnes qui se définissent comme des « oppo-sants à la société industrielle » de prendre ausérieux le projet politique du capitalisme — dontnous avons seulement cherché ainsi à représentertoute la monstruosité déjà actuelle — sous le pré-texte qu’en fait nous reprendrions « le discours quela domination tient sur elle-même » dont le butserait de paralyser toute velléité d’opposition à samarche (14).

Un Serge Latouche, membre du MAUSS, dansson pauvre ouvrage La Mégamachine (éd. La décou-verte, 1995) n’avance pas d’autre argument pourcontrer le « pessimisme technophobe » :

Je souhaite simplement suggérer que la technici-sation intégrale du monde relève plus de la science-fiction que de la réalité observable et prévisible.D’une incontestable tendance à une extension de latechnique à tous les domaines […] Jacques Ellul aconclu peut-être hâtivement à un achèvement sansdoute impossible du processus.

p.156, souligné par l’auteur.

Remarquons au passage que Latouche (toutcomme les différentes personnes qui ont fait desobjections semblables) qualifie d’imagination de« science-fiction » ce qu’il reconnaît pourtant êtrele prolongement logique d’une « incontestable ten-dance » de la société moderne. Il est assez curieuxde voir que tout ces messieurs ont en commun depasser à côté de l’essentiel, à savoir que le véri-table problème n’est pas que l’aliénation absoluedes hommes et du monde soit intégralement réali-sable ou non, mais bien plus simplement qu’elleait commencé a être réalisée, et que, contraire-ment aux époques précédentes, les moyens et lamanière dont est mis en œuvre ce projet sontcapables de rendre les transformations opéréesirréversibles dans une mesure croissante.

Et c’est bien parce que ce projet politique ducapitalisme devient une réalité observable, pal-pable et sensible, qu’il nous semble qu’il faut leprendre au sérieux. Que la domination fasse sansvergogne de tels projets ses discours, tout commeLovelock spécule sur les possibilités offertes à l’in-dustrie de poursuivre son “développementdurable”, montre selon nous qu’elle ne craint plusd’apparaître pour ce qu’elle est. Dénoncer lesconséquences logiques de ce projet explicite, tenterd’en faire saisir la signification concrète et réellecomme nous le faisons avec Lovelock, peut diffici-lement être confondu, il nous semble, avec l’apolo-gie de telles perspectives ou la volonté de partici-per à la paralysie de la conscience. Et il est parti-culièrement étonnant que nos interlocuteursconsidèrent comme un simple « discours » des réa-lités si aisément observables, des transformationssi manifestement écrasantes. Auraient-ils euxaussi développé leur sens commun au seul contactdes abstractions du monde moderne ?

Ce genre de critique relève en réalité d’une pos-ture contemplative typiquement progressiste quiconsiste à dire, tout comme Lovelock, que tout fini-ra bien par s’arranger au bout d’un moment : leSens de l’Histoire nous étant garantit sur facturepar le progrès technologique, les processus autoré-gulateurs de Gaïa, la lutte des classes, les contra-dictions du système ou le Jugement Dernier, auchoix. Les destructions, les souffrances et les mon-ceaux de cadavres que peuvent receler ces quelquesmots désinvoltes, « au bout d’un moment », mon-

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14. Pour les plus hostiles, qui ont qualifié ces vues de « farceparanoïaque », ce serait même la preuve d’une complicité danscette paralysie et du caractère réactionnaire de ce genre de cri-tique…

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trent bien l’indifférence, le mépris pour leshommes et pour la vie, de ceux qui fondent leurssordides spéculations sur une telle foi — contretoutes les évidences que le XXe siècle a pourtantlourdement asséné à de telles spéculations.

Il justifient ainsi pleinement le mot de Cioran :

Les optimistes : ceux qui espèrent sur le dos desautres.

Car il faut croire que la chose est tellementmonstrueuse que l’on ne peut pas l’admettre, qu’el-le dépasse l’imagination, et que l’on préfère aban-donner la logique que de la regarder en face avectoutes ses conséquences. C’est, à notre avis, plutôtce genre de dénégation qui pousse à la paralysie etd’abord à la paralyse de la raison, de l’intelligenceet de la conscience au profit de cette logique de ladéraison dont nous avons décrits les principauxtraits. Lovelock illustre jusqu’où une telle logiquepeut aller : pour lui le désastre est évident, il enparle comme un fait, mais en même temps, il ditque cela n’a aucune importance, que ce n’est pas sigrave que cela, que tout finira bien par s’arranger.On admet les faits mais on refuse de leur accorderune signification. Cela n’est pas sans évoquer ladouble-pensée décrite par Georges Orwell dans1984.

obscurantisme scientiste

Lovelock pousse très loin la dénégation de l’im-portance de la crise écologique. Si loin que parfoisil dissimule mal quelques préjugés particulière-ment sordides :

Les choses que nous faisons à la planète ne sontpas agressives et ne représentent pas non plus unemenace géophysiologique, tant que nous ne les fai-sons pas à grande échelle. S’il n’y avait sur Terre que500 millions d’humain, pratiquement rien de ce quenous faisons actuellement à l’environnement ne per-turberait Gaïa. […] Ce n’est pas une simple questionde surpopulation ; une forte densité de populationcauserait moins de perturbations dans les régionstempérées de l’hémisphère nord que dans les tro-piques humides. Âges, p.214.

Un slogan comme “la seule pollution, c’est la popu-lation” désigne une implacable réalité. La pollutionest toujours affaire de quantité. Dans l’état naturel, iln’y a pas de pollution. […] Aucune des atteintes éco-logiques auxquelles nous sommes actuellementconfrontés - la destruction des forêts tropicales, ladégradation des terres et des océans, la menace immi-nente d’un réchauffement de la planète, la diminu-tion de la couche d’ozone et les pluies acides - neconstitueraient un problème perceptible si la popula-tion humaine du globe était de 500 millions. Mêmeavec un milliard d’humains, il serait encore possiblede limiter ces pollutions. Mais vu notre nombre —plus de six milliards — et notre mode de vie actuel,elles sont intolérables. Si rien n’est tenté pour leslimiter, elles tueront un grand nombre d’humains etd’autres espèces, et modifieront la planète de maniè-re irréversible. Médecine, ch. Le fléau des gens, p.155.

Que faut-il retenir de ces citations ? En fait, cen’est pas le “mode de vie” des nations industriali-sées qui est le problème, puisque si les populationsde ces nations étaient seules sur la planète, lesconséquences ne seraient pas si graves. Non, levéritable problème pour Lovelock est qu’il y a toutun tas de pauvres dans les zones tropicales quiveulent vivre comme nous et qui pour cette raisonengendrent une pollution et une destruction del’environnement intolérable. Un slogan comme“salauds de pauvres !” désigne une implacableréalité.

Il est difficile, après tant de confusion et decontre-vérités, de ne pas se laisser prendre auxpirouettes de Lovelock et de garder les pieds surTerre. Il a l’art d’utiliser des problèmes réels poursoutenir ses opinions les plus mensongères etinfondées (15). Car le mensonge que cherche àfaire passer ce genre de raisonnement est de nepas remettre en questions cet étrange “mode devie” que l’on reconnaît pourtant au passage être simortifère quand bien même la population ne seraitpas si nombreuse. Pour Lovelock, la destructiondes conditions de la vie n’a en soi aucune impor-tance puisque Gaïa peut encaisser les coups jus-qu’à un certain point. Ce qui importe donc, c’estque cette destruction ne devienne pas trop « per-ceptible » non seulement pour Gaïa, en remettanten question sa stabilité, mais surtout pour le sys-tème industriel, en remettant en question la péré-nité du pillage et du gaspillage sur lequel il repose(et notamment le pillage de ces fameux pays tropi-caux dits “en voie de développement” — fait queLovelock semble ignorer). Notre savant reprenddonc un préjugé courant dans les sphères du pou-voir et chez ceux qui les fréquentent : « le mode devie occidental est universellement désiré et dési-rable ». Ce préjugé, après la décolonisation, a ser-vit à justifier le “développement” et le seul problè-me était alors de le transformer en injonction pourceux dont on avait fait des pauvres (16).Aujourd’hui, les discours autour du “développe-ment durable” intègrent le fait que le “mode de vie

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15. Dans L’Écologiste n°7 (juin 2002), on lira la prose du vice-président aux relations extérieures de la Banque Mondiale de1985 (pp. 30 à 33) qui, en substance, développe le même argu-ment que Lovelock et auquel Teddy Goldsmith fait justice.

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 5

Le dernier livre deLovelock est une auto-

biographie :

Hommage à Gaïa, la vie d’un scientifique

indépendant.

Indépendant de quoi, au juste ?

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occidental” ne peut être généralisé à l’ensemble dela population mondiale, et le problème est désor-mais : « comment faire en sorte que le mode de vieoccidental reste désirable et désiré ». Dans lesannées à venir, c’est de ce côté-là que vont venir denombreuses réformes, prétextes au renforcementde la mainmise industrielle sur les moyens et lesconditions de la vie.

Lovelock, réussit l’exploit de reconduire lesdeux termes de la séparation radicale entre l’hom-me et la nature : la nature doit rester pure etinviolée pour que les frais de maintenance desconditions de la vie sur Terre ne soient pas tropélevés et que la machinerie industrielle puissecontinuer à tourner, c’est-à-dire pour qu’elle puis-se continuer de soumettre et d’exploiter la nature! Rien n’illustre mieux cette contradiction que sesdéclarations sur l’agriculture :

Il ne nous est pas possible de survivre sans agri-culture, mais il semble y avoir une différence consi-dérable entre la bonne et la mauvaise agriculture.Celle-ci représente probablement la menace la plusimportante pour la santé de Gaïa. Nous utilisonspour l’agriculture près de 75% des terres fertiles desrégions tempérées et tropicales. C’est à mon avis lechangement géophysiologique le plus important et leplus irréversible dont nous soyons responsables.Pourrions-nous utiliser ces terres pour nous nourrirtout en les laissant jouer leur rôle géophysiologique,climatique et chimique ? […] Cela devrait être pos-sible, mais non sans un changement radical dans leshabitudes et les mentalités. Âges, p.214.

On remarquera que s’il pose une bonne ques-tion, il ne nous dira pas précisément ce qui diffé-rencie selon lui la bonne et la mauvaise agricultu-re. Dans le même ouvrage (Âges, pp.265-272), il par-lera pourtant avec une émotion sincère de la cam-pagne anglaise d’avant l’industrialisation, qu’il aconnue dans sa jeunesse. Il a donc pu observer-làl’aboutissement de la civilisation paysanne fondéesur la polyculture-élevage, et il a même quelquepeu participé à sa destruction dans les années1940. Mais si, pour une fois, il évoque son expé-rience personnelle d’un rapport harmonieux del’homme avec la nature, c’est parce que pour lui« la campagne anglaise était une grande œuvred’art » (Âges, p.271), c’est-à-dire qu’il ne fera quetrès superficiellement la relation entre ce mode deproduction et d’existence humaine et cette harmo-nie avec Gaïa dont il nous rebat les oreilles dansson ouvrage suivant.

Je pense que le plus grand préjudice que nouscausons à la planète et donc la plus grande menacequi pèse sur notre survie provient de l’agriculture.Nous aurons bientôt supprimé plus des deux tiers desécosystèmes terrestres naturels de Gaïa pour les rem-placer par des systèmes agricoles. […] Or l’agricultu-

re en général et l’agriculture industrielle en particu-lier se caractérisent par une inconscience brutale. Enun sens, quand nous avons choisi de devenir fermiers,nous avons rompu nos relations avec Gaïa et quitté leparadis. Médecine, chapitre Le fléau des gens, p.156.

Ici, il amalgame indistinctement agriculturetraditionnelle (terme qui recouvre une grandevariété de pratiques, dont certaines effectivementécologiquement néfastes) et agriculture industriel-le pour en venir à des considérations bêtementprovocatrices dignes d’un John Zerzan (*). Est-celà un « point de vue Gaïen » ou « une inconsciencebrutale » ?

Cela montre à quel point Lovelock ne considèrepas l’homme comme une création de la nature qui,en tant que telle, à l’égal des autres espèces peutaussi participer à la pro-création de la nature pourvivre en son sein le mieux possible. La campagneanglaise n’est plus pour lui qu’un souvenir(quelque chose de purement subjectif donc), ellen’est pas la preuve objective de la possibilité derapports différents entre l’homme et la nature ;mais c’est une preuve qui dénonce aussi l’agro-industrie, et c’est manifestement ce qui gène auxentournures notre “écologiste” puisqu’il n’en parle-ra pas. En tout état de cause, on voit que chezLovelock, entre ces deux ouvrages, le peu de pen-sée cohérente a disparu, le peu d’intelligence desproblèmes a régressé…

Que propose donc Lovelock pour sortir de lacrise écologique et pour soigner la planète, commesa discipline en a l’ambition ? Lorsqu’il évoque lesproblèmes des rapports de l’homme et de la naturedans cette optique, le sujet se transforme rapide-ment en problèmes des rapports de l’homme avecl’industrie.

Le mouvement écologique lui-même peut parfoisêtre une force puissante qui s’oppose aux réformesconcernant l’environnement. Certaines de ces ten-dances ont une vision anachronique de l’industrieconsidérée comme irrémédiablement néfaste et pol-luante. C’est là que l’on trouve ces puristes pour quitoute industrie est intrinsèquement malfaisante etanimée uniquement par le profit et le désir de puis-sance. D’autres rêvent d’un retour à une existencerurale — romantique, certes, mais peu réaliste. Cetype d’absurdité écologique est encouragé par la ten-dance qu’ont les écrivains et les scénaristes de talentà [diaboliser l’industrie]. Ces envolées moralisatricesfeignent d’ignorer le fait que bien peu d’entre noussurvivraient si nous abandonnions notre civilisationindustrielle. Plus sérieusement, il détourne l’atten-tion du besoin urgent et tout à fait réel qu’à l’indus-trie de se réformer pour devenir une activité inoffen-sive, non polluante et énergiquement modeste, fonde-ment d’une civilisation nouvelle en harmonie avecGaïa. Médecine, p.180.

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16. Sur la genèse et la critique de l’idée de développement,voir de Gustavo Esteva et Wolfgang Sachs, Des ruines du déve-loppement, éd. Le serpent à Plumes, 2003. François Partant,La fin du développement, Naissance d’une alternative ?, 1983(éd. Babel, 1997). Ce livre analyse avec beaucoup de claretél’économie politique de la société industrielle et cherche à don-ner un contenu politique aux pratiques “alternatives” ayantpour but d’en sortir.

*. John Zerzan est un primitiviste américain pour qui l’origi-ne de tous les maux de la société industrielle trouveraient leursource dans l’invention de l’agriculture et de l’élevage auNéolithique, point de départ d’une attitude d’exploitation et dedomination de la nature et des hommes.Voir Aux sources del’aliénation, éd. L’Insomniaque, 1999.

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Ainsi, de son propre aveu, la vision de l’indus-trie des écologistes n’est pas si « anachronique »que cela, puisqu’il est urgent qu’elle se réformepour devenir tout le contraire de ce qu’elle estencore !

Dans la même veine, Lovelock constate l’inuti-lité des mesures gouvernementales ou l’absurditéd’une gestion techno-bureaucratique de l’environ-nement. Il n’épargne pas ses critiques à l’égard desécologistes et des médias qui dramatisentquelques problèmes ou diabolisent quelques sub-stances au détriment d’une compréhension plusglobale — mais lui-même reproduit pourtant cequ’il dénonce, en voulant au contraire tout “dédra-matiser” et en étalant son ignorance crasse desréalités économiques, politiques et sociales. Maisces différents constats — que l’on pourrait quali-fier de relativement honnêtes si les arrière-pen-sées pro-industrielles de Lovelock ne transparais-saient pas si grossièrement — ne sont bien évi-demment pas fait au nom d’une conception supé-rieure de l’opposition à la dégradation des condi-tions de la vie. Pour Lovelock, ce n’est ni aux gou-vernements (Médecine, p.177), ni aux écologistes niaux populations de s’occuper de ce genre de pro-blèmes. L’industrie doit se réformer par elle-même, c’est donc l’affaire des scientifiques, destechnocrates, des ingénieurs, et de personned’autre : le despotisme industriel doit devenir undespotisme éclairé.

Autrement dit, il n’a aucune autre perspectiveque d’attendre que les choses finissent par s’ar-ranger au bout d’un moment… Et, comme beau-coup d’écologistes, il demande simplement auconsommateur d’être un peu plus raisonnabledans ses attentes et un peu plus prévenant enversGaïa dans ses choix, ce qui revient à entériner le« laisser faire, laisser passer » de l’économie demarché…

conclusion

Lovelock, quoi qu’il en dise (17), est un scienti-fique comme les autres, aussi borné dès qu’il sortde sa spécialité quand bien même elle est aussivaste que la géophysiologie. Simplement, comme ilarrive souvent chez les scientifiques, il a fait unedécouverte, ou plutôt en l'occurrence formalisé uneintuition, dont la portée critique par rapport à lasociété existante le dépasse. Il ne peut faire quedéfendre son hypothèse en la consolidant avectoutes les connaissances scientifiques existantes,

qu’elle articule effectivement en un tout plus cohé-rent, et l’enrober de considérations générales surl’écologie assez inconsistantes et qui n’engagent àrien mais qui suffisent à le faire passer pour sub-versif et rehaussent son prestige à une époque oùl’écologie arrive au devant de la scène à cause desnuisances du mode de production industriel (lapublication de l’hypothèse Gaïa date de 1972).

Son travail proprement scientifique est pour-tant tout à fait sérieux, la lecture de ses livres (etnotamment Âges) apprend beaucoup de choses surla genèse de la vie, la formation du climat, ses rap-ports avec les écosystèmes, etc. Par certainsaspects, il fait un travail de vulgarisation scienti-fique intelligent. Mais ce qui engendre un malaisepresque à chaque page, c’est que la perspective estfaussée, car par rapport au contexte historique etsocial de la société industrielle et aux problèmesécologiques qu’engendre son développement,Lovelock n’est absolument pas critique, il est aucontraire le fidèle apologue « de ce qui existe pour labonne raison que cela existe ». L’approfondissementcritique (prolongeant le champ scientifique parl’enquête sur les pratiques de la société industriel-le, notamment) qui donnerait à cette hypothèsetoute sa portée subversive et qui par là contribue-rait à structurer quelque peu le discours écologistede l’époque est le cadet des soucis de Lovelock.D’ailleurs, aucun industriel ni aucune institutionne payeraient quiconque pour un tel travail…

Dès qu’il sort de sa spécialité, Lovelock ne faitdonc que répéter les préjugés de son temps et deson milieu. Tout comme un autre docteur, AlexisCarrel, qui dans les années 1935 prônait l’eugénis-me en ne faisant que concentrer dans son livreL’homme, cet inconnu tout les préjugés et les fan-tasmes de puissance liés aux capacités scienti-fiques et rationnelles d’administration de la socié-té de son temps, sur la base d’une ignorance cras-se de l’origine réelle des problèmes sociaux qu’il

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17. La préface de Médecine (p.3) nous apprend que Lovelockest un « chercheur anglais non-conformiste, indépendantcomme il se définit lui-même » (souligné dans le texte), mais nenous dit pas de quoi il est indépendant. Tout les scientifiquesun peu connus aiment à se faire passer pour excentriques, non-conformistes, toujours prêts à bousculer-les-idées-reçues-et-les-préjugés-de-leur-temps, etc. ce qui n’est en fait qu’une com-pensation spectaculaire de leur soumission ordinaire à la rou-tine du travail scientifique (expérimentation en laboratoire),aux tâches bureaucratiques (collecte des crédits, publications,etc.) et aux mondanités (colloques, séminaires, etc.) qu’ilimplique. Voir à ce sujet l’article de Carlos Ojeda, La recherchevue de l’intérieur, dans L’Ecologiste n°5.

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voulait ainsi régler par des solutions techniques.Lovelock reconduit aujourd’hui les fantasmes detoute-puissance des industriels qui savent qu’ilsont maintenant non plus simplement des popula-tions, mais bien la planète entière pour champd’expérimentation. Inutile de dire que leur igno-rance de l’origine réelle des problèmes sociaux(l’exploitation des hommes et de la nature), sansparler des besoins et aspirations humaines, estencore plus crasse qu’auparavant. Il suffit deconsidérer un instant les crédos qui surgissent enfiligrane au détour de ses propos (« le mode de vieoccidental est universellement désiré », « il n’y apas de limite », « ce sont les pauvres qui polluentet détruisent l’environnement », etc.). Et, toutcomme de par le passé, ils drapent aujourd’huileur bêtise et leur ignorance de science, font passerleurs préjugés stupides et leurs fantasmes infan-tiles pour rationalité et progrès…

Nous avons essayé de montrer ici en quoi l’hy-pothèse Gaïa est féconde pour un dépassement dela méthode scientifique expérimentale et une com-préhension plus dialectique des rapports de l’hom-me avec la nature. Nous défendons donc cettehypothèse jusque et y compris contre ce qu’en faitJames Lovelock lui-même.

Notre critique de la science moderne, quicherche à faire apparaître plus nettement leslimites de cette dernière, ses insuffisances et ladérive idéologique due à son incapacité à lesdépasser, est faite au nom d'une conception supé-rieure de la connaissance, de la vie et de l'activitéhumaine, prises comme formant un tout indisso-ciable. Pour préciser et affirmer cette conception, ilreste certes encore beaucoup à faire…

Bertrand Louart — juillet 2002

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J’ai passé mon enfance dans la campagne anglaise, ily a plus de soixante-dix ans, où nous menions une viesimple, sans téléphone, ni électricité. Les chevaux yétaient encore une source normale d’énergie, et nousosions à peine imaginer la radio et la télévision. Ce dontje me rappelle encore parfaitement, c’est combien lasuperstition était omniprésente, et à quel point leconcept du diable était une réalité de tous les jours,presque tangible. Les femmes et les hommes qui, dansd’autres domaines, faisaient preuve d’intelligence, évi-taient craintivement les endroits que l’on disait hantés,et ils auraient supporté bien des désagréments plutôtque de voyager un vendredi tombant le treizième jour dumois. Leurs peurs irrationnelles se nourrissaient de leurignorance et étaient alors fort courantes.

Je ne peux m’empêcher de penser que de telles peursexistent toujours aujourd’hui, mais que, maintenant,elles se manifestent contre les développements de lascience.

Ceci est particulièrement le cas avec les centrales deproduction nucléaires, qui semblent raviver les craintesqui dans le passé étaient ressenties à l’évocation decimetières que l’on croyait alors infestés de loup-garouset de vampires les nuits de pleine lune.

La peur de l’énergie nucléaire se comprend par l’as-sociation qui en est faite, dans l’esprit des gens, avecl’horreur de la guerre nucléaire, alors que c’est totale-ment injustifié ; les centrales nucléaires civiles ne sontpas des bombes. Ce qui, au départ, était un souci normalde sécurité est devenu une anxiété pathologique dont laresponsabilité incombe largement aux media d’informa-tion, à la télévision, à l’industrie du cinéma, ainsi qu’auxécrivains de science fiction. Tous ont utilisé la peur de lachose nucléaire comme tremplin idéal pour la vente deleurs produits. Eux, et ceux des politiciens qui prati-quent la désinformation en discréditant l’industrienucléaire en la désignant comme l’ennemi potentiel, onttellement réussi dans leur entreprise d’épouvanter lepublic, qu’il est désormais impossible, dans un grandnombre de pays, de proposer la construction d’une nou-velle centrale nucléaire. […]

L’énergie nucléaire, quoique potentiellement dange-reuse pour les populations, ne présente qu’un dangernégligeable pour la planète. Les écosystèmes naturelspeuvent supporter des niveaux d’irradiation continuellequi ne seraient pas tolérés en milieu urbain. La cam-pagne autour du réacteur accidenté de Tchernobyl a étéévacuée à cause de son haut degré d’irradiation aprèsl’accident, ce qui rendait la fréquentation de cette zonedangereuse pour les humains, mais cette zone radioacti-ve abrite maintenant une vie sauvage très riche, beau-coup plus riche et diversifiée que celle des régions habi-tées avoisinantes. Nous appelons les résidus de la pro-duction d’énergie nucléaire des “déchets nucléaires”, etnous nous faisons énormément de souci au sujet de leuravenir et de leur conservation. Je me demande si, aucontraire, nous ne ferions pas bien de les utiliser commegardiens incorruptibles des plus belles régions natu-relles sur la Terre. Qui oserait couper les arbres d’uneforêt ayant servi de site de stockage pour les déchetsnucléaires ? […]

La vie a commencée à se développer sur Terre, il y aenviron quatre milliards d’années, dans des conditionsde radioactivité bien plus intenses que celles qui trou-blent les esprits de certains écologistes aujourd’hui. Deplus, il n’y avait alors ni oxygène, ni ozone dans l’air, sibien que les intenses rayons ultra-violets non filtrésémis par le soleil irradiaient la surface de la Terre. Nousdevons garder à l’esprit que ces énergies violentes et cesradiations intenses ont fait partie des conditions quirégnaient lors de la naissance même de la vie sur Terre.

J’espère qu’il n’est pas trop tard pour que le mondesuive la France, et fasse de l’énergie nucléaire notreprincipale source d’énergie. Il n’y a pas d’autre solutionviable, propre, écologique et économiquement accep-table, à la dangereuse habitude que nous avons prise quiconsiste à brûler des combustibles fossiles.

Source :Association des Ecologistes pour le Nucléaire

<http://www.ecolo.org/lovelock/>

Extraits d’une préface de James Lovelockau livre de Bruno Comby,

Le nucléaire, avenir de l’écologie ?, 1996

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L’effet de serre existe. Les experts sont una-nimes : Il était temps de faire connaître au télé-spectateur cette gigantesque transformation del’atmosphère terrestre, prévue scientifiquementau début du siècle et constatée dès le début desannées 1950. Avoir réussi à réchauffer notre atmo-sphère d’un ou deux degrés en un siècle, quelleretentissante démonstration de la puissancehumaine !

L’effet de serre existe donc, mais vous ne le ren-contrerez jamais. Les experts sont formels: aucuneconséquence visible sur le climat avant un tempscertain. Vous aviez peut-être cru remarquer, dansvotre naïveté, un dérèglement des événements cli-matiques depuis quelques années : un change-ment du régime des précipitations, une augmenta-tion des sécheresses, des vents insistants soufflantdu sud ou du nord-est. Vous vous trompiez : desagaces campagnards viennent expliquer dans lesjournaux locaux qu’ils n’y a là que les éternelscaprices de la nature, des scientifiques agréésdémontrent aux nouvelles nationales que rien necommencera avant 2020 ; ou aussi bien 2050.Bref, on aurait le temps. L’automobiliste rassuréretrouve son volant. Lui qui a déjà perdu l’usagede ses deux jambes va pouvoir s’inquiéter tran-quillement pour l’avenir de ses enfants. Tous lesexperts le disent : il faut s’inquiéter pour l’avenirde nos enfants.

On regarde donc vers l’avenir où il n’y a rien àvoir, que le portrait agrandi du présent déjà ins-tallé dans la place. L’avenir des experts est sansintérêt, qu’ils nous inquiètent, qu’ils nous rassu-rent, ils sont payés pour ce jeu-là. Le présent luiest plein de vie, et c’est son visage catastrophiquequi irrite, révolte, blesse au point que noussommes portés de nous-mêmes à le nier ou à lerepeindre. L’existence présente de l’effet de serrerencontre donc l’incrédulité, l’indifférence, la déné-gation générale de l’homme moderne. Cet aveugle-ment volontaire mérite quelques explications. J’endonnerai, assez arbitrairement, cinq.

1) L’illogisme gouverne les esprits

L’absence de logique dans les commentairesofficiels sur les événements de ce monde, depuisqu’elle dure, a suffisamment marqué la pensée deleurs destinataires pour les pénétrer de ce théorè-me fondamental de la modernité : les causes cer-taines n’ont pas d’effet prouvé ; les effets prouvésn’ont pas de causes certaines. En conséquence,vous ne ferez pas croire à un contemporain infor-mé qu’une augmentation d’un degré (minimum) de

la température moyenne de l’atmosphère terrestresur un siècle a d’ores et déjà pu transformer le cli-mat ; et vous ne le convaincrez pas non plus de ceque cette température va continuer à s’élever àcause des trois heures qu’il passait par jour et enmoyenne dans sa voiture durant la décennie pré-cédente. Dans ce monde, les causes n’ont pas d’ef-fets et réciproquement.

2) Les perturbations climatiques font marcher l’économie

Tout le monde a pu remarquer que l’économiemoderne se développe en s’opposant au cours natu-rel des choses, en détruisant ce qui se fait tout seulen en le reproduisant artificiellement, et mal.Pourquoi faire simple lorsque l’on peut faire com-pliqué ? Par exemple, des prairies humides pro-pices à l’élevage sont drainées pour en faire desterres cultivables, ensuite l’eau potable est pom-pée dans les nappes phréatiques pour arroser cescultures et enfin le produit de ces cultures est uti-lisé pour nourrir des animaux d’élevage en batte-rie (dont les ruminants). Il est clair que si le dérè-glement du climat vient s’opposer lui aussi aucours naturel des choses, l’artificialisation de laproduction s’en trouve justifiée de surcroît. Car ilnous rapproche ainsi plus encore de ces conditionsde survie extrême où l’économie deviendra évi-demment florissante. L’effet de serre créera, quedis-je, crée déjà des emplois (en Allemagne, plus de300 000 personnes font profession de défendrel’environnement).

3) La barbarie polytechnique enserre tout un chacun

Avant, lorsque dehors sévissait le froid ourugissait la tempête — et dehors, c’était tout près,dans les villes aussi —, l’habitant d’une maison sesentait tout heureux de se trouver bien au chaudprès du feu, ou d’entendre la pluie frapper lesvitres ; il était soumis aux éléments naturels et illes tenait en respect. Aujourd’hui, lorsque le spea-ker du télécran l’informe du passage sur nosrégions tempérées des sécheresses méditerra-néennes, des vents sibériens ou des pluies tropi-cales de l’effet de serre, il se sent fort de la présen-ce, dans le compartiment technique de son habi-tacle, du climatiseur et de la chaufferie automati-sée, de ces machines qui ont vaincu le climat. Etson cœur est vide. Car il ne connaît ni les peines ni

À propos du temps qu’il fait…

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les plaisirs du froid et du chaud. Sa machinerietechnique ne le protège pas mais l’isole desépreuves de la nature ; donc aussi bien de sesagréments, de sa beauté, de sa grandeur. Un sca-phandre n’est pas un manteau. Et en l’isolant, ellele frappe à l’intérieur des mêmes maux dont ellel’assaille au dehors: rayons ultraviolets (lampeshalogènes), matières cancérigènes (dans les revê-tements muraux et les matières plastiques),microbes et poisons (dans le réfrigérateur, dansl’eau des canalisations, dans l’air climatisé), bruitassourdissant (des médias), harcèlement (télépho-nique), etc. Et l’homme moderne aime cela. Il estsoumis aux machines, et il attend tout d’elles.Alors l’effet de serre…

4) Chaque époque a la poésie qu’elle mérite

La nôtre n’en a pas. À cela aussi, on peut lajuger. Le ciel, le soleil, les nuages, les merveilleuxnuages, ne nous délivrent plus de nos soucis. Carnos soucis nous collent à la peau, quand toutenotre vie dépend de la grande machinerie. Car lesouci est la fierté de l’homme moderne. Il en estcouvert, il en est bardé comme autant de croix dumérite qui témoignent de ce que chaque jour,vaillamment, il mène cette course harassante quil’oppose et le réunit à tous ses semblables. Il nelève la tête que sur commande, une fois par an,vers la nuit des étoiles perdues. Il ne connaît pasle goût de la pluie.

5) La majorité est attirée par l’horreur

Elle se sent capable d’y vivre et d’y mourir. Ellen’est pas fâchée qu’on la force à en donner la preu-ve. Elle part docilement sur les autoroutes enweek-end subir la ponction mortelle des accidents; elle s’épanouit des les magasins géants pour ychoisir sa ration de marchandises empoisonnées,celles qui font de l’hôpital comme sa secondedemeure ; elle est captivée par la contemplationde ces images, fabriquées pour elle, qui lui mon-trent en tous lieu et sous toutes les coutures ladégradation de l’être humain, la sienne donc. Il n’ya pas d’autre raison à sa continuelle acceptation dela régression des conditions naturelles de la vie.Vous ne pouvez lui en montrer l’horreur. Y réussi-rait-on qu’il y a pour cet homme moderne, et par-ticulièrement pour le jeune, un attrait instinctifpour l’horreur en raison même de la contradictionentre sa faiblesse individuelle et la gigantesquepuissance mécanique de son monde, dont il parti-cipe et qui l’écrase. Alors, il le pense : si à la vio-lence des temps répondent les violences du climat,tant mieux !

Ne parlez pas de l’effet de serre à l’homme moderne.

Guy Bernelas — octobre 1997.

— 17 —

A p r o p o s d u t e m p s q u ’ i l f a i t …

Le Monde, 22 août 2000

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J’ai du mal à comprendre l’engouement deSilence ! pour les éoliennes industrielles. Unarticle du numéro d’octobre 2001 (n°275), en parti-culier, m’a agacé à cause des contrevérités qu’ilcontient, et puisque vous récidivez dans le derniernuméro (janvier 2002, n°278-279), je me décide àprendre la plume pour exposer les arguments quime rendent sceptique quant à ces engins.

M. Maillebouis (2) écrit dans son article :

Et que se passera-t’il quand notre mode de vieoccidental sera légitimement revendiqué par les 4/5de la population mondiale actuellement en phase dedéveloppement et que le nombre des passagers denotre vaisseau planétaire atteindra des sommets ver-tigineux ? Silence ! n°275, p.17.

Je croyais que les lecteurs de Silence ! savaientque le “mode de vie occidental” ne peut pas êtregénéralisé à l’ensemble de la population mondialesans détruire irrémédiablement les conditions devie sur la planète. Déjà, on voit comment 1/5 decette population arrive à salement les endomma-ger. Et je ne crois pas que ce “mode de vie” morti-fère soit vraiment ce à quoi aspirent les popula-tions du reste du monde. J’ai même cru com-prendre que bien souvent il leur était imposé parle dumping économique, la privatisation desterres, les lois du marché mondial, les multinatio-nales, les polices et les États… Et d’autre part, onne dénonce pas assez, en Occident, à quel point ce“mode de vie” est en réalité une misère humaine etsociale dissimulée par une abondance matérielle ettechnologiquement suréquipée : il a fallu vider detout contenu et stériliser la vie sociale et humainepour faire place nette à la circulation des mar-chandises et des images.

Dès le début de cet article, le problème est doncmal posé. La solution qui lui est apporté, avec unenthousiasme naïf et qui plus est comme une“solution miracle”, est malheureusement toutaussi boiteuse :

Évidemment, seules les énergies renouvelablespeuvent résoudre ce dilemme.

La question que des gens soucieux de leur envi-ronnement et de ses équilibres devraient, à monsens, commencer à se poser à propos de l’énergie

est : De l’énergie pour quoi faire ? Car fairecomme l’auteur de l’article en disant : Il faut del’énergie : en voilà de la propre, c’est ne vouloirs’occuper que la partie technique du problème, quiest importante certainement, mais qui devrait êtresubordonnée à ses aspects politiques et sociaux.Or, cet auteur se place délibérément dans le cadrede la société industrielle, il fait comme si le “modede vie” qu’elle promeut était tout à fait naturel etagréable, il feint de croire qu’elle est raisonnableet pondérée dans l’usage de ses ressources ; il pré-tend que le seul problème est celui de la générali-sation de ce “mode de vie” et non que c’est ce “modede vie” lui-même qui est un problème et il est parconséquent décidé à trouver des solutions pour enassurer à l’avenir le « développement durable ». M.Maillebouis vit-il sur Terre ou bien vient-il d’uneautre planète ? Quelqu’un serait-il assez chari-table pour lui expliquer ce qui se passe ici ?

Sous le terme général et abstrait d’énergie, ona trop tendance à oublier que ce que l’on désignepar là c’est, d’une manière aussi générale maisplus parlante, la capacité des hommes à transfor-mer le monde. Par conséquent, avant de trouver del’énergie en abondance, il vaudrait mieux d’abordse préoccuper de savoir plus précisément à quoielle va être employée, sinon on risque de transfor-mer le monde n’importe comment. C’est d’ailleursbien ce que nous voyons aujourd’hui, où le “modede vie occidental”, particulièrement dispendieuxen énergie, porte atteinte partout aux conditionsde la vie. Je crois donc qu’il faudrait non pas plusou autant, mais moins de cette énergie physique sidésastreusement employée, et peut être plus,beaucoup plus d’énergie d’ordre moral, de « force etde fermeté » (selon le sens originel du mot) dansles analyses et les convictions écologiques, parexemple.

Pour cela, il est nécessaire non seulement desavoir dans quelle sorte de monde nous vivons,mais aussi ne pas avoir peur de dire que nous n’envoulons pas, et que par conséquent ses problèmesne sont pas les nôtres. Ou plus exactement, que lestermes dans lesquels la société industrielle impose

Silence, on tourne !Lettre ouverte à la revue écologiste Silence ! (1)et aux admirateurs des éoliennes industrielles

récemment construites en France

1. Silence ! 9, rue Dumenge, 69004 Lyon. Cette lettre ouver-te a été publiée sous le titre Éoliennes et choix de société dansle numéro 283 du mois de mai 2002 avec quelques coupuresinsignifiantes, mais avec une « note de la rédaction » à la placede la note 3 ci-dessous.

2. M. Maillebouis fait partie du CLER (Comité de Liaisondes Énergies Renouvelables) et de l’association Polénergie, 39,rue Jean Mermoz, 07200 Aubenas.

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S i l e n c e , o n t o u r n e !

à chacun ses problèmes, pour justifier son exis-tence et son « développement durable », ne sontpas ceux des individus dépossédés comme vous etmoi, mais bien ceux des dirigeants. En considérantces problèmes selon ces termes, on se retrouvealors naturellement sur le terrain de la gestion dusystème, de ses nuisances et de ses catastrophes, etnon sur le terrain d’une transformation sociale,c’est-à-dire d’une appropriation par les individusou les communautés des pratiques qui permettentde se passer, autant que possible, de ce système etd’essayer d’en sortir un tant soit peu. Et sur laquestion de l’énergie, le but des écologistes nedevrait pas être seulement de trouver de quoi rem-placer les centrales nucléaires, mais aussi d’expé-rimenter et de réfléchir à des pratiques où l’éner-gie ne serait plus cette grandeur abstraite àlaquelle on fait faire n’importe quoi et serait plu-tôt, par exemple, la mesure de l’adéquation desrapports entre l’homme et la nature.

Il me semble que c’est vraiment à partir d’un telpoint de vue que l’on peut commencer à se poserles bonnes questions — à propos de l’énergiecomme du reste — et avancer vers des solutionsconstructives pour fonder une société sur la basedémocratique de l’activité individuelle et collecti-ve, et non plus sur la base de méga-machines,d’automates, d’experts et de technocrates, fussent-ils “écologistes”.

Il est mensonger de prétendre que l’on pourraitavoir le “mode de vie occidental” avec les énergiesrenouvelables. Un “mode de vie occidental propre”est tout aussi illusoire et fallacieux que la “voitu-re propre”, que Silence ! a pourtant justement ana-lysée et dénoncée.

Dans leur ouvrage Sortir du nucléaire, c’est pos-sible avant la catastrophe (éd. l’Esprit Frappeur,1998), Bella & Roger Belbéoch avaient pourtantmontré cette impossibilité et avaient essayé derecentrer le débat sur la question de l’usage socialde l’énergie.

Pour remplacer les 57 140 MW produits par les 54réacteurs nucléaires à eau présurisée (au 31décembre 1995), il faudrait un ensemble éolien de 180500 MW (3), c’est-à-dire 600 000 éoliennes de 300 kW.

La distance entre éoliennes ne doit pas être inférieu-re à 200 m, cela représente donc une ligne d’éoliennesde 120 000 km.

Pourtant, dans Silence ! n°278-279, (p. 8), je lis :

Selon une étude de l’INESTENE publiée parl’ADEME début 2001, la région Haute-Normandepourrait “sortir du nucléaire” sans problème [sic] : lepotentiel solaire et éolien de la région peut permettrede remplacer la production des centrales nucléaires…et même de la centrale thermique du Havre.

Soit rien moins que 8 réacteurs nucléaires de1 300 MW chacun plus 2 050 MW, soit 12 450 MWau total qu’il faudrait remplacer par 39 328 MW,c’est-à-dire 131 000 éoliennes de 300 kW. Personnene nous dit où l’on va mettre ces centaines de mil-liers de machines… des “experts” sortis d’on nesait où nous disent (comme il y a 50 ans avec lenucléaire) qu’il n’y a pas de problème et par consé-quent personne ne se pose plus de questions. C’estbeau, la propagande…

On aura compris que je ne vois pas d’un bon œilla multiplication des éoliennes industrielles. Jeparle d’éoliennes industrielles parce que cesmachines sont gigantesques et que seuls peuventles fabriquer et les mettre en œuvre de grandsgroupes industriels ; elles n’ont donc strictementrien à voir avec une appropriation individuelle ousociale de la production d’énergie, comme le per-mettent des petites éoliennes ou comme l’avaientréalisé autrefois les moulins à vent. C’est uneappropriation privative, quand bien même les pou-voirs publics la réglementeraient. Il ne s’agit icique de commerce et d’industrie qui comme ont lesait sont très respectueux de la nature et deshommes… puisqu’ils cherchent à les exploiter tousdeux un maximum [Là, M. Maillebouis, c’est moiqui ait honte de rappeler de telles évidences.].

J’ai donc été surpris de voir que M. Maillebouisavait d’abord commencé ses recherches sur leséoliennes par d’autres problèmes techniques, maisqui étaient alors directement à sa portée, à savoirla fabrication de ces machines pour une productionpersonnelle d’électricité. Quelques années après,en lisant son article, j’ai l’impression de lire unrapport gouvernemental sur le développementd’un secteur industriel. Comment est-il passé decette première démarche, qu’Ivan Illich qualifie-rait de conviviale, car elle produit des résultatsque chacun peut s’approprier, à cette secondedémarche qui me semble être plus proche du lob-bying, fût-il écologique ?

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3. La différence provient de l’efficacité énergétique des ins-tallations : une centrale nucléaire convertit 70% de sa puis-sance en éléctricité, une éolienne généralement guère plus de23%. Il est significatif que ces chiffres soient rarement rappe-lés, alors qu’ils sont à la base de tout calcul pour substituer unesource d’énergie à une autre.

[La « note de la rédaction » de Silence ! prétend que Belbéochse trompe dans le calcul du rendement de ces différentesmachines. Mais elle ne précise pas quel est, selon elle, ce ren-dement. D’autre part, il est manifeste que ceux qui ont rédigécette note ne maîtrisent pas les notions de physique élémen-taires telles que travail, rendement et puissance et leurs arti-culations nécessaires. Par charité, nous n’insisterons pas surune telle manifestation d’aveuglement idéologique…

Par ailleurs, plusieurs personnes nous ont signalé qu’il seconstruit actuellement des éoliennes beaucoup plus puis-santes. Le calcul de Belbéoch, fondé sur des données de 1995,serait donc à refaire. Mais l’on omet toujours de dire où l’on vamettre ces éoliennes qui, étant encore plus gigantesques (65 mà 100 m de haut), fonctionnent dans des conditions encore plusspécifiques. La fuite en avant dans la démesure technologiquene résoud donc absolument rien. CQFD]

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N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 5

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Mon hypothèse est celle-ci : parce que lesbesoins en énergie de la société industrielle sontdémesurés, il faut leur trouver des solutions à lamême échelle. Voilà ce que j’appelle le chantage àla démesure, qui fait que l’on cherche d’abord et detoute urgence des solutions technologiques — queseule cette société industrielle peut mettre enœuvre, puisque c’est elle qui crée des problèmes decette ampleur — et que l’on oublie de se deman-der : À quoi, en fin de compte, sert tout cela ?

Il semblerait que chez certaines personnes quise prétendent “écologistes” on n’imagine mêmeplus qu’il soit possible de se poser ce genre de ques-tions. J’en veut pour preuve l’article ahurissantpublié l’été dernier dans Le Monde (3 août 2001) parMme Danièle Auffray, adjointe Vert au maire deParis, intitulé A-380 : une seule solution, le zeppe-lin. Il commence ainsi :

Pour le transport des ailes de l’Airbus A-380, deBordeaux à Toulouse, le zeppelin est la seule solutionécologiquement satisfaisante.

Et plus loin :

Le zeppelin, avec ses moteurs à faible puissance,entraîne une très faible pollution sonore ou d’émissionde CO2.

Combien de milliers de litres de kérosène vabrûler un seul de ces avions géant A-380 au coursde sa carrière ? Quelle pollution sonore et quanti-té de CO2 va-t’il ainsi émettre ? Voilà quelquesquestions que bêtement, moi qui ne suis pas Vert,je me posais devant un appareil aussi monstrueux.Mais on voit la méthode — que M. Maillebouisreprend à sa manière : repeignons tout en vert(avec de la peinture “bio”, s’il vous plaît !) et nouspourrons enfin nous adonner aux délices de laconsommation tout en ayant bonne conscience…

À quoi servent, en fin de compte, les éoliennesindustrielles ? Elles servent à beaucoup de choses,mais à mon avis, elles ne servent pas l’écologie etmoins encore la liberté des hommes ou l’autonomiede leurs communautés. En fait, et c’est ce que jevoulait suggérer avec le précédent exemple, ellesont avant tout une fonction idéologique.

Ces derniers temps, les catastrophes généréespar le mode de production industriel n’ont pasmanqué, et par conséquent, le consommateur abesoin d’être rassuré. Voir des éoliennes sur lebord de l’autoroute, sur le bas-côté de la ligne deTGV, ou avant de pénétrer dans une zone indus-trielle, peut contribuer à le rasséréner. S’il est unlecteur de Jonas (le magazine “écolo” pour bran-chés) il pourra parler de “développement durable”et de “droit des générations futures” à ses enfantssur les longs trajets de l’autoroute du Sud tout enallumant la climatisation de son 4x4. Et cela entoute bonne conscience…

Les éoliennes industrielles ne sont rien d’autreque des moulins à prières d’une société qui va versle désastre et qui ne veut pas le savoir tout encherchant tout de même à en tirer profit.

Maintenant que le changement climatique estavéré, que le nombre de phénomènes météorolo-giques violents est en augmentation, il est tempsd’investir dans l’éolien ! À la prochaine tempête,elles tourneront à plein régime…

Que l’on doive la construction de ces éoliennesà des gens sincèrement soucieux de la préservationde l’environnement, c’est ce dont je ne doute pas ;je voulais simplement souligner que la solutionqu’ils proposent est une illusion tant qu’ils neremettent pas en question le système des besoinsque cette société a créé, avant tout pour faire cir-culer ses marchandises. Que d’autres, ou lesmêmes, soient également soucieux du « développe-ment durable » de la société industrielle qui estelle-même à l’origine de cette dégradation sansprécédent, cela ne fait aucun doute non plus. Cesont d’ailleurs les mêmes groupes industriels quinous ont construit les centrales nucléaires, les raf-fineries de pétrole, et bien d’autres saloperies quimaintenant cherchent à “verdir” leur image avecces éoliennes. On avait déjà vu qu’il n’y a pas plusécologique que Monsanto avec ses OGM (censésconsommer moins de Round-Up), et bientôt nousauront un monde encore plus écologique et encoreplus propre grâce aux éoliennes de CEG-Alsthom,Framatome, TotalFinaElf, Bouygues, etc. Mais àpart ça, madame la Marquise, tout va très bien,tout-va-très-bien… (air connu).

La fonction idéologique de ces machines est fla-grante lorsqu’on considère le terme de « fermeséoliennes ». Leurs promoteurs ne pouvaient parlerde « centres de production d’électricité éolienne »,cela sonne trop technocratique ; parler de « parcd’éoliennes » sent trop la « réserve naturelle » etdénonce l’opération qui consiste à cacher la cen-trale nucléaire derrière quelque uns de ces enginsbien voyants. Mais « fermes éoliennes » est vrai-ment génial : cela sonne tout de suite bucolique etécolo. Quel merveilleux tour de prestidigitationque celui qui consiste à faire passer un ensemblede machines pour une ferme ! Je sais bien qu’iln’existe maintenant pratiquement plus de paysanset que dans les campagnes on trouve plutôt des“exploitations agricoles” et des “élevages en batte-rie”, mais tout de même, comme le dit M.Maillebouis avec le titre de son article, nous voilàen plein chez Hélice au pays des merveilles !

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S i l e n c e , o n t o u r n e !

Désolé, donc, de revenir à la réalité. Leséoliennes industrielles ne servent pas l’écologie,elles ne servent qu’à soutenir l’idéologie du despo-tisme industriel. Elles n’économisent pas la natu-re, mais elles permettent plutôt de faire l’économiede la conscience : la technologie a réponse à tout,c’est-à-dire qu’il n’y a plus de questions à se posersur les fins mais uniquement sur les moyens àmettre en œuvre, et… l’énergie et l’argent qu’ilfaut y consacrer. Voilà un des principaux articlesde foi de l’obscurantisme scientiste, malheureuse-ment trop répandu encore chez de nombreux éco-logistes.

Pour conclure, je crois qu’il est temps de dire —un peu brutalement peut-être, mais ce sont desévidences qui s’imposent à moi — que les éoliennesindustrielles sont des hochets pour des adultes qui

se payent de mots, d’images et de symboles (enl’occurrence ceux des « énergies renouvelables »)parce qu’ils ont peur de regarder en face la réalité.Que cette réalité fasse peur, c’est l’évidence. Maisni l’aveuglement volontaire, ni la fuite en avanttechnologique et moins encore la soumission à « cequi existe pour la bonne raison que cela existe »n’éviteront à quiconque d’affronter le danger demort que la société industrielle fait courir à l’hu-manité et à la nature dans leur totalité.

Seule une démarche critique et expérimentales’opposant à la poursuite du développement decette société et de son mode de production permet-tra, peut-être, d’éviter une aggravation irrémé-diable du désastre.

Un ennemi de l’obscurantisme scientiste et du despotisme industriel

Bertrand Louart — 27 février 2002.

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Le Monde, 3 août 2001

Silence ! oula décroissance grâce

à la démesure industrielle ?— Encore plus grosses. Les éoliennes sont de plusen plus grosses. Les États-Unis en construisentmaintenant de 4,7 MW, un prototype allemand esttesté actuellement avec une puissance de 6 MW.Pour tripler de puissance, la taille des pales ne faitque doubler. A l’inverse, plus les éoliennes sontgrosses, plus elles sont facilement silencieuses.Avec des éoliennes de cette taille, il suffirait d’enmettre une sur chaque commune pour fermertoutes les centrales nucléaires, moitié moins si onmettait en place en même temps un scénario d’éco-nomie d’énergie.

Silence ! n°314, septembre 2004.

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C’est au nom de la raison (1) que nous vou-lons dénoncer l’imposture scientiste et technos-cientifique. Mais puisque les ministres, les indus-triels et les scientifiques se réclament aussi de laraison et de la rationalité, il nous faut dire ce quenous entendons par là.

Il faut d’abord faire une distinction entre ratio-nalité et rationalisme :

— Le rationalisme est un produit du réduc-tionnisme de la méthode scientifique. Il cherche àréduire la réalité à quelques paramètres aisémentquantifiables, mesurables, calculables dont il estpossible de tirer les lois qui permettent de mani-puler les objets.

— L’exercice de la raison met en œuvred’autres facultés humaines telles que « l’imagina-tion, la mémoire, et l’expérience sensible. En outre,elle ne suppose pas un individu pensant isolé, maisune société humaine » (2). La raison participe doncà l’élaboration de valeurs : « Elle est pour nousdécidée, courageuse, représente un ensemble dequalités morales et une attitude éthique. »(Habermas)

En fait, notre définition s’inspire de l’idéal de laraison du siècle des Lumières. Celui-ci considéraitque la diffusion des connaissances en général — etpas seulement des sciences, mais aussi des huma-nités, des arts et des métiers — en repoussant lesténèbres de l’ignorance et de la superstition,contribuerait au développement de l’esprit critiquechez tout le monde.

Mais depuis le XIXe siècle, les scientifiquesn’ont fait que trahir cet idéal en conférant le pres-tige de la rationalité et la légitimité scientifiqueaux nouvelles autorités politiques et économiquesissues de la bourgeoisie. Le corps spécialisé desscientifiques a mis la science, non au service detous les hommes (ce qui aurait véritablementcontribué a renforcer la liberté et l’autonomie dechacun), mais au service de certains hommes (afind’accroître leur pouvoir de domination sur la natu-re et la société). On ne peut séparer le développe-

ment de la science — à la fois la forme qu’ont priseles connaissances et les buts que servent la “com-munauté scientifique” — du projet politique de labourgeoisie et du capitalisme.

La science, en devenant une institution à partentière dans la société bourgeoise au XIXe siècles’est ainsi transformée en une nouvelle religion, ouplus exactement en une idéologie, le scientisme.

Cela ne veut pas dire que les connaissancesscientifiques soient complètement fausses en elles-mêmes, mais il faut bien comprendre qu’elles neconcernent en fait qu’une partie de la réalité, prin-cipalement ses aspects les plus simples : les quali-tés primaires de la matière. Ainsi, la méthodeexpérimentale et analytique de la science a pro-duit les grandes théories de la physique et de lachimie. Elle a effectué l’inventaire des êtresvivants et la description détaillée de leurs princi-paux composants et de leurs fonctions. Mais à par-tir de ces résultats effectivement utiles, les scien-tistes ont prétendu appliquer cette méthode réduc-tionniste à tous les problèmes, et notamment auxproblèmes humains, sociaux et politiques (commepar exemple avec le positivisme d’Auguste Comte)en faisant table rase des autres formes de connais-sance et d’approche existant en ces domaines.

Le réductionnisme de la méthode scientifique aservi de base à l’élaboration d’une idéologie méca-niste. La vision du monde réduite à quelquesparamètres triés sur le volet pour l’intérêt de larecherche est devenue un moyen d’omettred’autres “paramètres” (entre autre d’ordre subjec-tifs, historiques et sociaux). En niant ainsi la com-plexité du monde, elle donne l’illusion d’une maî-trise complète et se dote d’un réel pouvoir d’ins-trumentalisation de tous ses composants. C’est cepouvoir allié à cette illusion qui est à l’origine dudélire idéologique du scientisme. Car cette métho-de n’a pas été appliquée aux seules “sciencesexactes”, mais bien à l’ensemble des sciences, auxsciences naturelles comme aux sciences sociales.

De sorte que le réductionnisme, de commoditéscientifique pour des études en laboratoire, estdevenu un facteur d’instrumentalisation de lanature et des hommes au profit d’une logique capi-taliste et industrielle. Le scientisme n’est pas uneidéologie d’ordre politique. Elle cherche, au

L’imposture historique de la technoscience

« Que nous le voulions ou non, cette présence accidentelle [d’OGM dans l’alimenta-tion] est une réalité, souligne David Byrne, commissaire européen chargé de la santé etde la protection des consommateurs, C’est l’œuvre de la nature. À moins de mettre finaux cultures d’OGM dans le monde entier ou de fermer les frontières, il n’y a pas grand-chose à faire contre ce phénomène. »

Le Monde, 26 juillet 2001.

1. Au nom de la raison, tract de l’Encyclopédie des Nuisancesdaté du 12 janvier 2001 (reproduit in René Riesel, Aveux com-plets des véritables mobiles du crime commis au CIRAD le 5juin 1999, éd. EdN, 2001, pp. 33-39.

2. J.M. Mandosio, Après l’effondrement, éd. EdN, 2000.

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L ’ i m p o s t u r e h i s t o r i q u e d e l a t e c h n o s c i e n c e

contraire, à faire de tous les problèmes politiquesdes problèmes auxquels une réponse strictementscientifique et technique peut être apportée. Enfait le scientisme est une composante essentielledes systèmes totalitaires qui considèrent leshommes d’un point de vue strictement utilitaire ;de simples “ressources humaines” exploitables parleur machinerie.

La « théorie de l’évolution des espèces » deDarwin fût à l’origine d’une des plus grandeimposture scientiste. Elle est en fait, pour unepart, une pure projection idéologique de la struc-ture de la société anglaise du XIXe siècle sur lerègne animal et végétal. De nombreux scienti-fiques s’en sont ensuite emparé pour élaborer desjustifications “scientifiques” et trouver une origine“naturelle” au libéralisme économique et à sa guer-re de tous contre tous. À partir de là sont apparuesles spéculations sur l’eugénisme ayant pour but“d’améliorer” l’espèce humaine par la sujétion des“races inférieures” (justification du colonialisme etdu racisme) et l’élimination des plus “faibles”, toutcela selon des “critères scientifiques” qui, par unheureux hasard, plaçaient la “race blanche” et par-ticulièrement les Européens des pays industriali-sés au sommet de l’évolution biologique (3). Desréactionnaires aux progressistes, toutes les ten-dances politiques ont soutenu cette imposturescientiste, qui à l’intérieur des pays industrialiséseux-mêmes, servait en fait à dissimuler les pro-blèmes sociaux et politiques (la condition misé-rable faite à la classe ouvrière, notamment) der-rière des problèmes biologiques. Des mesureseugénistes (notamment des stérilisations) furentmises en œuvre dans différents pays industrialisésdurant les années 1920 et 1930 (jusqu’en 1970 enSuède) avec la caution de nombreux scientifiqueset médecins. La politique d’extermination naziedans les années 1930 et 1940 n’a été que l’aboutis-sement logique d’une doctrine alors fort répandue.

Après la seconde Guerre Mondiale, et malgrél’extermination industrielle de populations civiles(Auschwitz et Hiroshima), les doctrines eugénisteset ceux qui les avaient soutenues ne furent pas cri-

tiqués et le scientisme ne fût pas remis en ques-tion. Au contraire, l’optimisme progressiste triom-pha de tous les doutes, puisque c’était la sciencequi, par différents perfectionnement techniques(bombe atomique, radars, etc.) avait contribué àmettre fin rapidement à la guerre.

La science est alors passée intégralement sousla coupe de l’État et de l’industrie. Elle est deve-nue une technoscience dont le but est de trouverdes connaissances directement opérationnellesdébouchant rapidement sur des applications. Ellen’est plus qu’un maillon dans la chaîne de produc-tion de l’innovation technologique. Il n’y a plus derecherche théorique ayant pour but une unifica-tion des connaissances en un tout cohérent et orga-nisé. Autrement dit, les chercheurs n’exercent plusleur raison pour comprendre le monde, mais secontentent de faire tourner leurs ordinateurs pourcalculer et prévoir tant bien que mal les consé-quences des transformations du monde qu’on leurcommande par ailleurs.

Le scientisme a donc continué d’imposer sesvues après-guerre, sous des formes nouvelles. Sousprétexte de reconstruction et de modernisation,une technocratie a encouragé l’industrialisation etla concentration de toutes les activités produc-tives. La méthode réductionniste a été appliquéeune fois de plus avec “succès” : elle a engendré unedépossession de la société (à travers le nucléaire,l’agro-industrie, l’urbanisation et l’automobile),puis à partir des années 1970, une atomisation desindividus (par la télévision, internet, etc.). Bref,par tout un tas de médiations technologiques, lesrelations sociales ont été appauvries et le compor-tement des individus est devenu plus aisémentcontrôlable par les experts, les spécialistes ou lesmédias.

C’est contre cette volonté politique de sou-mettre tous les aspects de la vie humaine au ratio-nalisme technico-économique qu’a eu lieu la révol-te de mai 1968, et qu’à partir des années 1970 dif-férents mouvements se sont opposés aux projetsindustriels (nucléaire, etc.) pour défendre les basesbiologiques et sociales d’une vie humaine sur terre.

Aujourd’hui, la lutte contre les OGM ne peutdonc être réduite à une opposition à la “malbouffe”sans passer à côté de l’essentiel : la société capita-liste industrielle a atteint un stade de développe-ment de sa puissance économique et technique oùsa capacité à transformer le monde lui permet des’emparer de la substance même des êtres vivants,(et donc de l’homme par l’alimentation aussi bienque par la génétique), et de la façonner à sa conve-nance, à son image, pour mieux l’intégrer à sonsystème économique et technologique.

Autrement dit, elle va mettre en pièces la natu-re pour nous en revendre les morceaux sous pré-texte de “soigner nos maladies” — forcément plusnombreuses dans un environnement pollué etdésorganisé — et la reconstitution synthétiquepour “répondre à nos besoins” — auxquels nous nepourront plus subvenir nous-mêmes puisqu’elle

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3. Sur l’histoire oubliée de l’eugénisme et du racisme scienti-fique, voir André Pichot, La société pure, de Darwin à Hitler,éd. Flammarion, 2000.L’auteur de cet ouvrage est venu témoi-gner en faveur des accusés au procés de Montpellier (voir,Aveux Complets…, p. 70-72).

Banderoles déployées en soutien à René Rieselau procès de Montpellier en 2001

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N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 5

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nous en aura confisqué tous les moyens (cf. légis-lations sur les marchés de plein air, ou les normessanitaires imposées aux petits producteurs).

Voilà quel est aujourd’hui le projet politique ducapitalisme.

À partir de là, nous pouvons dire que la biologiemoderne est une imposture comparable au darwi-nisme. Car en réalité « la biologie ne se préoccupepas de la spécificité des être vivants par rapportaux phénomènes physico-chimiques auxquels elletente de les réduire » et en fait « la biologie n’ajamais cherché à définir clairement la notion devie » (4). Elle se contente de décrire les processusphysico-chimiques en termes cybernétiques, c’est-à-dire en termes qui servent habituellement àdécrire et concevoir les machines. La biologie n’estdonc pas une “science de la vie”, mais se contente« d’étudier la matière des êtres vivants ». Le “toutgénétique” n’est que la projection idéologique surla nature de la “société de l’information” danslaquelle les technologistes fanatiques voudraientnous faire vivre. Le langage traduit bien leursambitions : les scientifiques parlent aujourd’hui“du vivant”. Pour eux les plantes, les animaux etdonc aussi les hommes ne sont pas des êtres à partentière, mais seulement “du vivant”, un objetd’étude, un matériau pour leurs recherches, unagrégat de fonctions qu’il s’agit de manipuler et derecombiner pour pouvoir en faire n’importe quoi.

Cette volonté de réduire tout ce qui est vivant àl’état de chose ou de machine, d’objet transfor-mable et reproductible par l’industrie, n’a doncstrictement rien à voir avec une meilleure intelli-gence ou une “maîtrise du vivant” contrairement àce que prétend la propagande (cf. le Train du géno-me) : la techno-science estime ne pas avoir besoinde s’élever à une compréhension de la vie, il luisuffit de l’abaisser, de réduire les êtres vivants àses modèles mécaniques et mathématiques. Ils’agit pour elle d’en détruire l’unité organique pourfaire de chacun de ses éléments séparés matière àmarchandise.

« Ce que vise la biologie moderne n’est donc pastant l’étude de la vie que sa négation » (A. Pichot).Ce qui signifie que les conséquences de l’industria-lisation du monde sont très concrètement la des-truction de la nature et de l’humanité (la naturehumaine) et leur remplacement par des artificestechnologiques et des ersatz marchands.

Ce que nous disons ici n’est pas une simplefigure de style destinée à impressionner l’assistan-ce. Ces projets monstrueux, dont chacun peut déjàvoir les premières conséquences autour de soi, sontévoqués dans leurs ultimes développements pardes romanciers (Houellebecq), des essayistes(Sloterdijk), des scientifiques (Daniel Cohen, créa-teur du Téléthon et PDG de Genset), etc. qui tousnous annoncent une révolution dans la conditionhumaine, quand ce n’est pas la fin de l’humanitéelle-même et son remplacement par une espèced’automate, un hybride entre l’homme et la machi-ne. Et tous ces gens parlent tranquillement de toutcela comme d’autres en leur temps évoquaient lespossibilités de l’eugénisme pour “améliorer” l’espè-ce humaine. Avec les conséquences que l’on sait…

Pour arrêter cet étrange Progrès qui engendrepartout des régressions humaines et un dépérisse-ment de la nature, nous pensons que l’on doitreprendre les choses là où l’idéal des Lumières lesavait laissées. La meilleure part de cet héritage,celle qui permet de continuer — ou plutôt dereprendre — le chemin de l’humanisation, estcette conception de la raison comme activité cri-tique. Nous pensons que c’est le moyen autant dedépasser les inévitables ambiguïtés des Lumièresque de sortir de l’impasse ou veut aujourd’hui nousenfermer la société industrielle.

La condition humaine telle que nous la connais-sons encore n’a pas, selon nous, épuisé toutes sespossibilités pour qu’il soit si urgent de la transfor-mer radicalement, contrairement à ce que préten-dent les fanatiques de la technologie avec leurs

4. André Pichot, Histoire de la notion de vie, éd. Gallimard,coll. TEL, 1993.

5. Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, 1956, traduc-tion française aux éd. EdN/Ivréa, 2002.

Banderoles déployées en soutien à René Riesel au procès de Montpellier en 2001

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L ’ i m p o s t u r e h i s t o r i q u e d e l a t e c h n o s c i e n c e

Ce qui suit est un extrait d’un entretien paru en mai2002 dans la revue Esprit (art. La recherche génétique etla connaissance du vivant, p.132-136) avec PaulRabinow, anthropologue américain qui a choisi pour ter-rain d’étude les industries de la biotechnologie auxEtats-Unis et en France, auteur du livre Le déchiffragedu génome. L’aventure française, éd. Odile Jacob, 2000(French DNA. Trouble in Purgatory, The University ofChicago Press, 1999).

Esprit : Les recherches sur le gène alimententbeaucoup les discussions publiques, sans que l’onsache bien quels en sont les enjeux réels. Vous avezécrit un livre sur l’« aventure française » du « dé-chiffrage du génome ». Que faut-il retenir des pro-grès de la science dans ce domaine et quelles sontles principales questions qui se posent pour lemoment ?

Paul Rabinow : Deux éléments me semblentaujourd’hui fondamentaux à cet égard : toutd’abord, le projet dit « génomique » est un projettechnologique. Cela veut dire qu’au moment où ceprogramme a été lancé, il ne comportait pas véri-tablement d’enjeu scientifique : la question étaitde savoir comment opérer techniquement pourparvenir au séquençage du génome humain. Onsavait qu’il était possible de constituer un séquen-çage du génome humain. La seule question portaitsur le coût et le temps nécessaire à cette opération.Au début, le génome semblait donc se confondreavec un projet sur l’ADN.

Or, et c’est le deuxième point, il est ensuiteapparu que l’on ne pouvait pas réduire le projetgénomique au travail sur l’ADN et nous sommesbien aujourd’hui seulement au seuil de la connais-sance du génome — ce qui révèle d’ailleurs lecaractère superfétatoire de beaucoup de débatséthiques antérieurs, qui portaient sur des chosesque personne ne connaissait. Pour recueillir les

fonds de la générosité publique [Téléthon] et del’Etat, et de l’industrie pharmaceutique et biotech-nologique, on a mis en avant les perspectives thé-rapeutiques mais sans que l’on soit encore dans ledomaine scientifique. Depuis, il est vrai que legénome s’est constitué en tant qu’objet scienti-fique. La question fondamentale est donc celle desavoir si l’on va passer du séquençage de l’ADN àla constitution d’une science de la vie, questionqui, pour le moment, ne peut que rester ouverte.

Il faut rappeler que 97% de l’ADN a été consi-déré depuis le début comme de la substance inuti-le — junk DNA — junk est quelque chose que l’ongarde, à la différence de garbage, que l’on jette ;or, on commence à comprendre aujourd’hui quetout cet ADN a nécessairement une fonction,même si celle-ci n’a pu être identifiée jusqu’à pré-sent. Le junk DNA a un rôle dans la structure del’ADN même, ne serait-ce que dans la séparationde l’ADN en régions fonctionnelles. On se dirigedonc vers un autre type de carte, beaucoup pluscomplexe, qui nécessitera des mathématiques deplus en plus compliquées permettant de réaliserdes topologies en quatre dimensions, c’est-à-direfonctionnant dans l’espace-temps. En effet, on saitmaintenant que les mêmes gènes présents dansune partie de la cellule peuvent fonctionner ou nonen fonction du moment considéré.

L’importance de l’informatique est ici essentiel-le car il est strictement impossible d’imaginer laconstruction de ces nouvelles cartographies sanselle : la révolution génétique est en cela intime-ment dépendante de l’informatique, elle est mêmetout à fait impensable sans elle. La révolutioninformatique apparaît comme un élément de laconnaissance génétique en ce qu’elle permet derechercher de nouveaux types de questionnement.Le problème principal est en effet qu’on ne saitpas quelles questions poser : l’informaticien

Les formes modernes de l’ignorance

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délires autour de l’obsolescence de l’homme (5). Ilsuffit de constater aujourd’hui que ce que produi-sent leurs machines, en se substituant au travailet aux facultés humaines, est toujours très infé-rieur en qualité à ce qu’ont réalisé les hommes parleurs efforts associés. C’est pourquoi il est néces-saire de dénoncer l’imposture techno-scientifiquepartout où elle se manifeste, et d’abord là où l’onest, principalement à travers la dépossession qu’el-le engendre sur les aspects les plus élémentairesde l’existence.

C’est ce que font depuis quelques années lesopposants aux OGM ici réunis en soutien à RenéRiesel.

Nous pensons aussi qu’une réappropriation desarts, des sciences et des métiers par chacun est pos-sible qui, dans tous les aspects de la vie humaine,doit avant tout être une démarche expérimentale etcritique. Expérimenter, c’est-à-dire essayer de

dépendre le moins possible des prothèses mar-chandes et technologiques, permet de découvrir etde comprendre comment le monde et la société ontété transformés au point de nous empêcher devivre comme nous l’entendons et de mieux s’oppo-ser à cette perte de liberté.

Puisque tout est à reconstruire, il nous sembleque c’est aussi le moyen de ne pas perdre la raisonface à la démesure et à la folie du monde indus-triel.

Bertrand Louart - novembre 2001.

Ce texte à été rédigé et distribué à l’occasion del’assemblée-débat du 22 novembre 2001 à Montpellier.

organisée par la Société contre

l ’Obscurantisme Scientiste et le Terrorisme Industriel

en soutien à R. Riesel, inculpé du procès en appel du sabotage des riz transgéniques du CIRAD.

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travaille en ce sens, afin d’établir des corrélationssusceptibles de donner une idée des questions àposer. Des entreprises américaines, anglaises,allemandes, commencent à trouver beaucoup dechoses, mais se heurtent au même problème quiest celui de l’interprétation : quelle interprétationfaut-il considérer comme pertinente ?

C’est ce qu’on peut appeler le post-génomique :on séquence l’ADN, on réalise des cartes du géno-me, la génomique a été divisée en catégories —génomique fonctionnelle, génomique comparée,protéomique, etc. On dispose d’une masse de don-nées qu’on ordonne provisoirement en catégoriesconceptuelles parce qu’on ne sait pas ce qu’il fauten faire. C’est d’ailleurs une question plus généra-le qui est posée à la science : le surplus des don-nées auquel sont confrontés les scientifiques etdont ils ne savent que faire. La question de l’inter-prétation est donc bien la question centraleaujourd’hui et passe par la mise au jour de ques-tions appropriées, et auxquelles la technologiecontemporaine est susceptible de répondre.

Il est donc trop tôt pour dire en quoi la connais-sance du vivant a changé. C’est ce que j’ai vouluexprimer avec la métaphore du purgatoire qui estmise en avant dans le sous-titre anglais : Troublein Purgatory et qui me semble bien décrire lasituation française au moment du déchiffrage dugénome : elle se caractérise par une certaineattente du futur (futur de la recherche, des mala-dies à éradiquer) qui se manifeste par le mélangede la quête spirituelle, de l’argent et des pressionspolitiques. Le purgatoire est cet état intermédiaireentre l’enfer et le paradis, où l’on attend des nou-velles d’en haut et d’en bas, mais surtout qui estouvert à l’intervention des humains qui peuventintercéder pour les malheureux qui y vivent.

Je ne sais pas s’il faut parler d’un seuil. Ce donton peut être absolument certain, c’est qu’on est entrain d’apprendre un très grand nombre de choses,ce qui me semble positif. Je suis de ce point de vuetrès foucaldien : je suis pessimiste mais je croisaux Lumières, dans le sens de l’accroissement dusavoir. Mais qui peut dire que ces nouvellesconnaissances déboucheront, comme on l’espère etcomme on l’a parfois annoncé, sur une science dela vie et des vivants dans les dix ans qui viennent?Le fait de mieux comprendre certains processus ausein des systèmes vivants induira-t-il une possibleintervention dans ces systèmes pour des raisonsmédicales ? Nul ne le sait. Le SIDA nous a beau-coup appris sur le système immunitaire, mais per-sonne ne dispose pour autant d’un remède miracle.Signe qu’on demeure bien au purgatoire.

Esprit : Cette situation d’incertitude restenéanmoins assez inconnue du grand public, quientend avant tout des discours sur la thérapiegénique dont les traductions sont aujourd’hui àpeu près nulles. Ne pensez-vous pas qu’il est entrain de se créer un fossé entre la médecine prédic-tive et les véritables progrès thérapeutiques, fossésusceptible d’alimenter de nouvelles peurs ?

Paul Rabinow : En effet, il existe un décalageentre diagnostic et thérapeutique. En ce qui

concerne les questions de diagnostic, tout le mondepensait il y a deux ans qu’il existait environ100 000 gènes. Aujourd’hui nous savons qu’il enexiste entre 36 000 et 40 000, ce qui est une sur-prise de taille et remet en cause les représenta-tions antérieures sur le gène. Nous sommes entrésdans une période de profonde remise en cause desprésupposés de la génomique. A mon avis, noussommes parvenu à la fin de l’ère dominée par lemodèle de Mendel, qui appréhendait chaque gènecomme une entité localisée, porteuse d’une fonc-tion spécifique. Il est certain que les gènes tien-nent un rôle important dans les dystrophies et cer-taines autres maladies. Il y a des maladies mono-géniques que l’on peut relier à l’identification d’ungène particuler mais le problème est que ce gènepeut se retrouver sur deux ou trois chromosomes ;or, on ne connaît pas la relation qu’entretient cegène avec ceux qui l’entourent, sa rivalité aveceux, voire sa capacité à évoluer, son polymorphis-me. On pourrait dès lors en venir à minorer le rôlede l’ADN. Et pourtant, cela ne veut pas dire quel’ADN n’est pas important ; la question est d’éva-luer cette importance.

Concernant la thérapie génique, il y a en effetpour le moment très peu de résultats, mais il esttrès possible que l’on trouve demain les vecteurspermettant de réaliser certaines choses qu’on apromises. Je suis là encore dans une position d’ex-pectative : cela n’est pas exclu, mais on n’y est pasarrivé. L’autre point important, c’est qu’il existebeaucoup d’autres façons d’aborder la thérapie depathologies graves que celle de la thérapiegénique : Les molécules traditionnelles sontnotamment susceptibles de traiter des maladiesdites génétiques. Le développement préocupantd’une nouvelle forme de biabète, le diabète noninsulinodépendant, a révélé les liens de la patholo-gie avec l’environnement, le régime alimentaire, lemode de vie. La maladie relève donc aussi parfoisde problèmes qui sont hors du champ de la théra-pie génique. Mais la question devient alors poli-tique : il s’agit de savoir combien l’on veut investirdans des recherches beaucoup moins spectacu-laires que la thérapie génique… par exemple, inci-ter les gens à changer de mode de vie, de mode deconsommation ou d’alimentation.

N&MC : Avec ces quelques déclarations naïves,on voit que nos éminents scientifiques n’ont aucunethéorie sur le rôle de l’ADN chez les êtres vivants.Ils n’ont donc aucune pensée, aucune intelligencedu vivant, mais ils ont de belles machines et saventles faire fonctionner. Comme avec n’importe quelleméthode on obtient toujours des résultats, le seulproblème qui subsiste est de mettre en valeur cesrésultats en leur trouvant une interprétation quipermette de justifier les crédits de recherche etcontribue à la propagation de la foi en l’imminentetoute-puissance de la biologie moléculaire…

Les ordinateurs ne servent à rien,ils n’apportent que des réponses !

Pablo Picasso

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 5

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L i s t e d e s P u b l i c a t i o n s

Brochures publiées par nos soins :

M. Amoròs, Où en sommes-nous ?, 1998.I. Pour servir à éclaircir la pratique critique. II. Le parti de l’État. III. Considérations sur le thème de la technique.— brochure A5, 28 p. (2 euros)

V. Brisset, Tant qu’il est encore temps…, 1998.Libre opinion sur l’agriculture, l’Etat et laConfédération paysanne suivi d’une Lettre ouverteà José Bové.— brochure A5, 16 p. (1,50 euros)

J.P. Courty, En arrière toute !, 1997— brochure A5, 16 p. (1,50 euros)

R.C. Lewontin, Le rêve du génome humain, 1992.— brochure A5, 48 p. (3,50 euros)

B. Louart, L’ennemi, c’est l’homme, 1993.critique du scientisme de l’Appel de Heidelberg— brochure A5, 24 p. (2,50 euros)

Vous avez dit “autonomie” ?, 2005.introduction croisée aux conceptions de l’autono-mie chez Castoriadis et Illich— brochure A5, 12 p. (1 euro)

Autres brochures :

Textes et documentschoisis pour instruire le public et ceux qui fontmétier de l’informer sur la deuxième campagne contre le génie génétique, avril 2002.— brochure A4, 36 p.

ACNM, Du mensonge radioactif et de ses pré-posés, mars 2004.Nouvelle édition augmentée — brochure A5, 36 p.

CNRS, États généraux de la servitude, Irresponsabilité et ignominie du milieu scienti-fique suivi de Totem et Tabous, mars 2005.— brochure A5, 40 p.

Tracts :

ACNM, Aux larmes citoyens !, décembre 2002.Autopsie d’un montage : le Téléthon.— feuille A4, 4 p.

Henriette Charbonneau, Pédagogie des catas-trophes ?, octobre 2001.à propos des attentats du 11 septembre 2001.— feuille A5, 4 p.

T.-J. Kaczinsky, La nef des fous, octobre 1999.fable sur la société industrielle et son avenir.— feuille A5, 4 p.

Zoé Wasc, Pourquoi faut-il être absentd’Evian…, mars 2003.réflexion autocritique sur les mobilisations anti-globalisation et leur rôle dans les démocraties occi-dentales — feuille A5, 4 p.

Bertrand Louart — juin 2003

Quelques éléments d’une critique de la société industriellesuivi d’une

Introduction à la réappropriation…

brochure A5, 48 p. (3,60 euros)

« Une réappropriation devrait avoir d’abordcette dimension politique : son but est la maîtrisedes hommes sur leurs propres activités et créa-tions, la domination de la société sur sa techniqueet son économie. Car chacun doit devenir maîtredes machines et des choses, de l’ensemble des créa-tions humaines afin de les mettre au service dudéveloppement de la vie et non en subir l’évolution,courir derrière leur renouvellement incessant, êtreasservi à leur fonctionnement.

Ce ne sont donc pas toutes les machines et réa-lisations humaines qui peuvent faire l’objet decette réappropriation. Il est en effet nécessaire « deséparer, dans la civilisation actuelle, ce qui appar-tient de droit à l’homme considéré comme individuet ce qui est de nature à fournir des armes contre luià la collectivité, tout en cherchant les moyens dedévelopper les premiers éléments au détriment desseconds », autrement dit, il est nécessaire d’effec-

tuer un tri, sur la base de « l’inventaire exact de cequi dans les immenses moyens accumulés, pourraitservir à une vie plus libre, et de ce qui ne pourrajamais servir qu’à la perpétuation de l’oppression. »

Il ne faut donc pas se cacher qu’un tel projetpolitique signifie la remise en cause radicale desbases de la société actuelle, c’est-à-dire l’arrêt dudéveloppement économique et le démantèlementd’une grande partie du système industriel et tech-nologique. Cela seul peut permettre ensuite leretour à des formes techniques et économiques àl’échelle humaine afin que la reprise du développe-ment humain et social à partir de ces bases simpli-fiées puisse être réalisée par des communautés oudes collectivités, organisées selon le principe de ladémocratie directe, qui seront ainsi réellementmaîtres de leurs activités et de ce qui détermine lesconditions de leur existence. »

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Un tel ouvrage est une marque bien affligeante dela carence du mouvement socialiste dans le domainede la théorie pure. Et l’on ne peut s’en consoler en sedisant que l’action sociale et politique importe plusque la philosophie ; la révolution doit être une révo-lution intellectuelle autant que sociale, et la spécula-tion purement théorique y a sa tâche, dont elle nepeut se dispenser sous peine de rendre tout le resteimpossible. Tous les révolutionnaires authentiquesont compris que la révolution implique la diffusiondes connaissances dans la population toute entière. Ily a là-dessus accord complet entre Blanqui, qui jugele communisme impossible avant qu’on n’ait partoutrépandu « les lumières », Bakounine, qui voulait voirla science, selon son admirable formule, « ne fairequ’un avec la vie réelle et immédiate de tous les indi-vidus », et Marx, pour qui le socialisme devait êtreavant tout l’abolition de la « dégradante division dutravail en travail intellectuel et travail manuel ».Cependant l’on ne semble pas avoir compris quellessont les conditions d’une telle transformation.Envoyer tout les citoyens au lycée et à l’universitéjusqu’à dix-huit ou vingt ans serait un remède faible,ou pour mieux dire nul à l’état de choses dont noussouffrons. S’il s’agissait simplement de vulgariser lascience telle que nos savants nous l’ont faite, ce seraitchose facile ; mais de la science actuelle on ne peutrien vulgariser, si ce n’est les résultats, obligeantainsi ceux que l’on a l’illusion d’instruire à croire sanssavoir.

Quant aux méthodes, qui constituent l’âme mêmede la science, elles sont par leur essence même impé-nétrables aux profanes, et par suite aussi auxsavants eux-mêmes, dont la spécialisation fait tou-jours des profanes en dehors du domaine très res-treint qui leur est propre. Ainsi, comme le travailleur,dans la production moderne, doit se subordonner auxconditions matérielles du travail, de même la pensée,dans l’investigation scientifique, doit de nos jours sesubordonner aux résultats acquis de la science ; et lascience, qui devait faire clairement comprendretoutes choses et dissiper tous les mystères, est deve-nue elle-même le mystère par excellence, au pointque l’obscurité, voire même l’absurdité, apparaissentaujourd’hui, dans une théorie scientifique, comme unsigne de profondeur. La science est devenue la formela plus moderne de la conscience de l’homme qui nes’est pas encore retrouvé ou qui s’est de nouveauperdu, selon la belle formule de Marx concernant lareligion. Et sans doute la science actuelle est-ellebien propre à servir de théologie à notre société deplus en plus bureaucratique, s’il est vrai, commel’écrivait Marx dans sa jeunesse, que « l’âme univer-selle de la bureaucratie est le secret, le mystère, à l’in-térieur d’elle-même par la hiérarchie, vis-à-vis de l’ex-térieur par son caractère de corps fermé ». Plus géné-ralement tout privilège, et par suite toute oppression,a pour condition l’existence d’un savoir essentielle-

ment impénétrable aux masses travailleuses qui setrouvent ainsi obligées de croire comme elles sontcontraintes d’obéir. La religion, de nos jours, ne suffitpas à remplir ce rôle, et la science lui a succédé. Aussila formule de Marx concernant la critique de la reli-gion comme condition première de toute critique doit-elle être étendue aussi à la science moderne. Le socia-lisme ne sera même pas concevable tant que la scien-ce n’aura pas été dépouillée de son mystère.

Descartes avait cru autrefois avoir fondé unescience sans mystère, c’est-à-dire une science où il yaurait assez d’unité et de simplicité dans la méthodepour que les parties les plus compliquées soient seu-lement plus longues et non pas plus difficiles à com-prendre que les parties les plus simples ; où chacunpourrait par suite comprendre comment ont été trou-vés les résultats mêmes auxquels il n’a pas eu letemps de parvenir ; où chaque résultat serait donnéavec la méthode qui conduit à le découvrir, de maniè-re que chaque écolier ait le sentiment d’inventer ànouveau la science. Le même Descartes avait formu-lé le projet d’une École des Arts et Métiers où chaqueartisan apprendrait à se rendre pleinement comptedes fondements théoriques de son propre métier ; ilse montrait ainsi plus socialiste, sur le terrain de laculture, que n’ont été tous les disciples de Marx.Cependant, il n’a accompli ce qu’il voulait que dansune très faible mesure, et s’est même trahi lui-même,par vanité, en publiant une Géométrie volontaire-ment obscure. Après lui, il ne s’est guère trouvé desavants pour chercher à saper leurs propres privi-lèges de caste. Quant aux intellectuels du mouve-ment ouvrier, ils n’ont pas songé à s’attaquer à unetâche aussi indispensable ; tâche écrasante, il estvrai, qui implique une révision critique de la sciencetout entière, et surtout de la mathématique, où laquintessence du mystère s’est réfugiée ; mais tâcheclairement posée par la notion même du socialisme,et dont l’accomplissement, indépendant des condi-tions extérieures et de la situation du mouvementouvrier, dépend seulement de ceux qui oseront l’en-treprendre ; au reste si importante qu’un pas faitdans cette voie serait plus utile peut-être à l’humani-té et au prolétariat que bien des victoires partiellesdans le domaine de l’action. Mais les théoriciens dumouvement socialiste, quand ils quittent le domainede l’action pratique ou cette agitation vaine au milieudes tendances, fractions et sous-fractions qui leurdonne l’illusion d’agir, ne songent nullement à saperles privilèges de la caste intellectuelle ; loin de là, ilsélaborent une doctrine compliquée et mystérieuse quisert de soutien à l’oppression bureaucratique au seindu mouvement ouvrier. En ce sens la philosophie estbien, comme dit Lénine, une affaire de parti.

Simone Weil. Extrait d’une note de lecture Sur le livre de Lénine« Matérialisme et Empirocriticisme », parue dans la revueLa Critique Sociale, novembre 1933.

la science est devenue le mystère par excellence

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N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 5

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précédentes l ivraisons :

N°3 – juin 1999Technologie contre Civilisation

1. Genèse de la technologiesuivi de deux articlesfascicule A4, 16 p. (3 euros)

N°4 — juillet 2001L’idéologie des “sciences de la vie”

extraits illustrés et commentés du livre de R.C.Lewontin, Biology as ideology, 1990

Le modèle mécanique de la vieou de la vision mécaniste du monde

à l’autonomie de la techniquefascicule A4, 22p. (3 euros)

N°5 — juillet 2002James Lovelock

et l’hypothèse GaïaL’hypothèse Gaïa aurait été l’occasion d’un renou-vellement de la méthode scientifique et d’uneréflexion plus unitaire pour l’écologie politique. Mais James Lovelock, avec sa vision étroitementcybernétique de la vie, l’utilise au contraire pourpromouvoir les intérêts du despotisme industriel.

suivi de quatre articlesfascicule A4, 28p. (4 euros)

N°6 — octobre 2004La menuiserie et l’ébénisterieà l’époque de la production industrielleTout montre qu’il est impossible d’avoir en même tempsune production de masse, à plus forte raison automati-sée, et des produits de qualité. Plus exactement, la pro-duction industrielle peut réaliser des produits parfaitsdu point de vue technique qui lui est spécifique, maissans valeur et sans âme du point de vue humain.

aperçus sur la destruction des arts et métiersfascicule A4, 36p. (5 euros)

N°7 — décembre 2006Les États-Unis avant la grande industrie

par Matthieu Amiech

Raison et démocratiechez Christopher Lasch

par Julien Mattern

La décroissance, l’Économie et l’État

par Catherine Tarral

et d’autres articlesLivre 14 x 21 cm, 160 p. (10 euros)

prochaines l ivraisons :

N°8 — septembre 2008Remarques laborieuses sur lasociété du travail mort-vivant

Liberté privée, intensité collec-tive et autonomie politique

À propos de L’Histoire d’un Allemand, de Sebastian Haffner

ITER ou la fabrique d’AbsoluIndustrie nucléaire et tyrannie de la puissance

et d’autres articlesLivre 14 x 21 cm, 192 p. (10 euros)

Technologie contre Civilisation genèse et unification de la technologie

[actualisation du n°3]

L’autonomie du vivantles enjeux politiques, sociaux et écologiques de la biologie

N O T E S & M O R C E A U X C H O I S I SBulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle

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