nora - recherches de la france

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  • 7/24/2019 Nora - Recherches de La France

    1/29

    x

    o t h

    V

    e s

    HISTOIR S

    Recherches

    de la France

    p r

    P I E R R E N O R A

    de l Acadm ie franaise

    nrf

    S

    s

    GaV

  • 7/24/2019 Nora - Recherches de La France

    2/29

    18

    De l hritage la mtam orphose

    I l n 'est pas s i faci le de savoir exactement de quoi i l es t

    ques t ion q u an d on vo que le m od le n at ion al , 1' iden-

    t i t , 1 ' ide de la France ou la France el le-mme. Et

    pour tant chacun le sai t : i l y a une al trat ion t rs profonde

    du type de France qui nous a t lgue et dans laquel le les

    plus gs d 'entre nous ont t levs.

    Plus ieurs dates se proposent d 'e l les -mmes pour s i tuer ce

    bouleversement . Le soc io logue Henr i Mendras , dans

    La

    Seconde Rvolution franaise

    le situe p a r exe m ple en 1965 :

    Vat ican I I , dont les ef fets ont t impor tants dans un pays

    auss i profondment cathol ique, l 'ar r ive l 'ge adul te des

    enf an t s du

    baby-boom,

    l 'explos ion des grand es surfac es e t

    de la socit de consommat ion, la monte de la permiss ivi t

    sociale , l 'puisement des paramtres i ssus de la Rvolut ion

    franaise. Sur ce point , i l rejoint le diagnost ic que portai t

    Fra n ois Fu ret en 1978 : La R v olu t ion f ran aise es t ter-

    m ine. On pe ut aussi bien le s i tuer en ma i 1968 ou da ns

    les annes 1980, avec l 'arr ive de la gauche au pouvoir , et

    plus prcisment en 1983 o la rupture avec les communis-

    tes et le ral l iement l 'conomie de march s ignent la f in

    d'un projet social is te. Bien videmment, l 'on songe 1989-

    1. Henri MENDRAS,

    La Seconde Rvolution franaise (1965-1984),

    Galli-

    mard, Bibliothque des sciences humaines , 1988.

    Paru sous le titre Les avatars de l identit franaise , Le Dbat, n 159, m ars-

    avri l 2010.

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    Lr.i chemins de l identit

    1990, avec le bicentenaire de la Rvolution et les contre-

    coups de l 'effondrement de l 'Union sovit ique. On peut mme

    arr iver au non de 2005 la Co nst i tut ion europ enn e qui

    signale coup sr une raction viscrale du vieux modle

    national face l 'absorption europenne. Peu importent en

    dfinitive les dates. Sur le fond, l 'accord est unanime : on est

    pass d 'un monde un aut re , d 'une France une aut re ,

    d 'une forme de l 'tre-ensemble une autre.

    I l n 'es t , aujourd'hui , que d ' identi t nat ionale . L 'expres-

    sion, pour un historien, est viter ou n'employer qu'avec

    des pincettes : sacralise ou diabolise. Pour les uns, l 'expres-

    s ion est devenue cr iminelle t ravers ses incarnat ions his to-

    r iques successives : de La F ran ce aux Fr an a is Vichy,

    de la R volu t ion na t iona le la prfrenc e nat iona le ,

    et de cel le-ci un minis tre de l ' Immigrat ion et de l ' Iden-

    t i t na t iona le . Du mme mouvement , on va jusqu ' p r -

    tendre que cet te ident i t nat ionale n 'exis te pas : purement

    imaginaire et fabrique pour les besoins de la cause. Pour

    les autres il y aurait , par-del les pripties de l 'histoire, une

    invar iance d 'o rd re biologique ou spi ri tuel , une m m et

    d'essence et d 'exis tence. L ' inconvnient majeur de l 'expres-

    s ion tant qu'el le implique alors une prconception de cet te

    identit, comme si elle tait un fait de substance. Et l 'on dis-

    cutera in terminablement quels lments la cons t i tuent en

    priorit, la langue ou les paysages, la cuisine ou la galante-

    rie ; ou si la vraie France est celle des droits de l 'homme

    ou de la terre et des morts, celle de De Gaulle ou celle de

    Ptain .

    Identi t nat ionale, identi t de la France : les deux expres-

    s ions veulent dire peu prs la mme chose. Mais l 'une a

    pr is une s igni f icat ion quas i t ranscendantale e t mtaphys i -

    que, l ' aut re renvoie un contenu his tor ique toujours chan-

    geant. Est-il besoin de souligner qu'il ne peut s 'agir ici que

    d'en indiquer les s trates et les sdimentat ions principales et

    de mettre en rapport , dans une perspective longue, les rep-

    res m aje urs ; a f in de com prend re po urqu oi c ' es t au jou rd 'h u i

    qu 'appara t , e t dans quel les condi t ions , la not ion mme

    d'u ne ident i t nat ion ale ?

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    /

    )< l hritage la mtam orphose

    543

    L H R I T A G E

    Caractres originaux

    Des m ots c lass iques sont a t tach s au m odle f ra n ais :

    anciennet , cont inui t , uni t , l ia ison avec l 'ta t e t rapport

    enracin l 'histoire.

    L'anciennet plonge ses racines dans la nuit des temps et

    fait mme des dates plausibles de la naissance de la France

    une ternelle discussion. Est-ce Alsia en 52 avant Jsus-

    Chris t ? Le b ap tm e de C lovis vers 498 ? Le pa r tag e de

    Verdun en 843 qui a divis l 'empire de Charlemagne en trois

    pa rts et cr la Fr an cie l 'origine de la Fran ce ? L'av ne -

    ment d 'Hugues Capet en 987, qui a t l 'obje t d 'une comm-

    moration trs bizarre en 1987 ? Trs bizarre, en effet , et plus

    significative qu'il n 'y parat. la fin des annes 1980, Jac-

    ques Chirac , a lors maire de Par is , cherchai t un contre-bicen-

    tenaire. I l avait runi une commission d 'historiens pour leur

    demander de t rouver une da te commmorer avan t 1789

    afin de gner le prsident de la Rpublique. Aprs une lon-

    gue et laborieuse rflexion, c 'est 987 qui a t propose, avec

    toutes les rserves ncessaires : on ne sait que trs peu de

    choses sur Hugues Capet , la date e l le-mme de son avne-

    ment es t extrmement douteuse . Jacques Chirac s 'es t empar

    de cet te date pour organiser une commmorat ion qui a t

    un succs . L 'opinion a dcouvert tout coup que la France

    avai t mil le ans . Et ce t te profondeur qui fermait la paren-

    thse de la Rvolution et rconciliait la France avec sa lon-

    gue dure a sduit les Franais. Il est donc trs difficile de

    fixer une date prcise l 'anciennet. I l n 'empche que cet

    immmoria l pse encore assez dans l ' imaginaire pour que

    Franois Mit terrand a i t pu, l 'occasion du c inquantenaire

    de la dcouverte de Lascaux, faire de ce haut l ieu le symbole

    d 'une in t rouvable mmoire p rh is to r ique de la France .

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    Lr.i chem ins de l identit

    D euxim e lment , la cont inui t : aucun pays sans do ute

    n 'a eu une tel le poursui te de cont inui t terr i tor iale dans ses

    acquisi t ions, de cont inui t dynast ique par la loi sal ique, de

    cont inui t adminis t ra t ive ent re l 'Ancien Rgime e t la Rvo-

    lu t ion . On peut mme par ler d 'une cont inui t const i tu t ive ,

    car ce pays qui s 'est nourr i cont inment de ses f ractures et

    a vcu de ses divisions n'est , en dfinit ive, pas mort de ses

    guerres intestines.

    Le t roisime trai t caractr ist ique du modle nat ional f ran-

    ais, c 'est la place de l 'tat . Celui-ci a jou, en France, un

    rle plus prcoce que dans tous les pays de la chrt ient

    occidenta le . C 'es t ce qui expl ique qu 'un h is tor ien du Moyen

    Age, Bernard Guene, ai t pu avoir cet te formule devenue

    classique : En France, l 'tat a prcd la nat ion. Pour le

    dire autrement , la France est une nat ion stato-centre. C'est

    un point dterminant , car i l expl ique largement la spcif ici t

    de l ' ide que la France a pu avoir d 'elle-mme : elle ne s 'est

    fonde ni sur l 'conomie (comme les Pays-Bas, par exem-

    ple) , ni sur la cul ture (comme les pays de l 'Europe de l 'Est

    ou de l 'Europe centrale) , ni sur la socit (comme l 'Angle-

    terre) , ni sur la langue (comme l 'Allemagne) . En France, la

    conscience de soi est l ie au pouvoir, l 'tat , et elle est ,

    ce t i t re , fondamenta lement pol i t ique .

    La force mme de l 'tat est , e l le , l 'or igine de l 'uni t

    nat ionale. C'est une uni t impose par le haut , postule auto-

    r i ta i rement , qui n 'es t pas venue spontanment du peuple , de

    la langue, des fdrat ions terr i tor iales, mais une uni t cen-

    tral isatr ice, niveleuse. La France a connu au moins deux

    expriences de nivellement tatique trs fort : la radicali t

    m on arc hiq ue de Louis X IV e t la rad ica l it rvolu t ionnai re

    de 1789. L'tat a eu un rle unif icateur , ducateur dans

    tous les domaines. La langue el le-mme fut impose par

    l 'ordonnance de Vil lers-Cotterts en 1539, et la crat ion de

    l 'Acadmie franaise, un sicle aprs, est venue confirmer

    cet te dimension tat ique et pol i t ique de la langue. C'est ce

    qui expl ique par exemple que Malraux ai t song un

    m om en t faire crire su r sa tom be : cr ivain franais ;

    Barrs ou Chateaubr iand aura ient pu fa i re la mme chose .

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    /)< l hritage la mtam orphose

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    I )c mme, aucun pays n 'a eu des ins t i tut ions univers i ta i res

    qui soient sous la tutelle de l 'tat et auxquelles celui-ci a

    oc t roy e t cont inue d 'oc t royer un pr iv i l ge d ' indpendance

    et de l ibert son gard.

    Ce l ien entre l 'tat et la nat ion explique galement un der-

    nier t rai t caractr is t ique : le poids de l 'his toire dans notre

    conscience identi taire, dans notre image de nous-mmes. En

    France, l 'his tor iographie, c 'es t--dire le discours his torique,

    le rci t his tor ique, s 'es t toujours dveloppe dans l 'ombre

    tutlaire des inst i tut ions d 'Ancien Rgime, puis des inst i tu-

    t ions rpublicaines. El le n 'a jamais eu recours aux mmoires

    subst i tut ives ou rgionales . L'his toire de France s 'es t donc

    construi te l 'cart des mmoires ethnologiques ou l i t traires .

    C'est une spcif ici t bien franaise, que l 'on mesure mieux

    quand on sai t , par exemple, que toute la mmoire his torique

    de l 'Europe centrale est fonde sur l 'ethnologie ou la l i t tra-

    ture. Notre mmoire est de part en part his tor ico-poli t ique.

    Mais el le est galement fonde, ds le dbut et dans les

    inst i tut ions monarchiques, sur le sent iment du sacr. I es pic

    miers repres de l 'his tor iographie monarchique se s i luenl

    d a n s les san ctu aire s, com m e celui de Sa int l)i m . Inle I lu

    torio gra ph ie roya le an cre l 'histoire da ns un i . ippm l sim li-

    m en t dy na stiqu e, derrire lequel on trou ve la m ytho logie I

    l 'Antiquit, des Troyens et , au-del, du Moyen

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    546 Lr.i chem ins de l identit

    suivre aussi , p art ir de 1' inv entio n du pe up le gau lois,

    thme puissamment lgi t imateur de l ' ant iqui t na t iona le , l a

    const i tut ion de ce que l 'on peut appeler l 'his toi re de France

    comme genre , un genre qui fa i t part ie intgrante de l ' iden-

    t i t nat ionale , quels que soient la forme et le contenu vhi-

    culmes de ce rcit collectif. Quand je me suis pos la

    qu est ion de la m m oire fran ais e , je suis pa rt i du po stula t

    paradoxal que c ' ta i t le rci t his toriographique de l 'his toire

    de France qui avai t const i tu la mmoire col lect ive . En

    France, la di ffrence de tous les autres pays, c 'est l 'his-

    toi re qui a pris en charge la mmoire nat ionale .

    ces carac t res or iginaux i l faudra i t a joute r un ca ta ly-

    seur : les forces d 'cla tement . Si paradoxal que cela puisse

    para t re , on peut soutenir que la France s 'est aussi fonde

    sur les puissances de dispersion. L 'appel l 'uni t n 'a , pro-

    bablement , t s i marte l , s i permanent qu' cause des for-

    ces de disruption et de diversi t que la France a comportes.

    La phrase dont on finit par ne plus savoir si el le est de

    Michelet , Paul Vidal de La Blache, Lucien Febvre ou Fer-

    nand Braudel , le di t net tement : La France est diversi t .

    A mon sens, la France n 'est pas d 'abord diversi t , e l le est

    plutt d ivis ion : aucu n pay s sans do ute n ' es t com pos

    d'autant de pays, de peuples diffrents , de langues e t de ra-

    l its ph ysiq ues diffre ntes , de fo rces htrog ne s ; aut an t

    d ' lments inconci l iables qu' i l a fa l lu pol i t iquement conci-

    l i e r , dans une permanence d 'autor i t ta t ique . Sur tout , ce t te

    apparence de cont inui t a gomm la permanence des dchire-

    ments Armagnacs e t Bourguignons, guerres de Rel igion,

    Fronde , e tc . , comme la profondeur des ruptures que la

    France ancienne a pu conna t re , le passage des Mrovingiens

    aux Capt iens, par exemple, celui de la monarchie fodale

    l 'tat royal , ou la monarchie absolue.

    L identit rvolutionnaire

    Ex am ino ns m ain ten an t u ne qu es t ion d l ica te : sur ces l -

    ments fonda teurs e t permanents , que l a t l e poids de la

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    Rvolut ion? Comment s 'es t -e l le g l isse dans ce moule e t

    comment l ' a - t -e l le t ransform ? I l es t vident que de toutes

    les ruptures voques, c 'est celle qui pse sur nous le plus

    profondment . Ne sera i t -ce i l faut b ien le rappeler

    que parce que c 'est el le qui a cr la nation au sens moderne

    du mo t

    1

    , en fusionnant ses trois sens : social , juridique, his-

    tor ique. Cet te fusion s 'es t opre dans des modal i ts de pre-

    mire importance pour la formation de l ' ident i t col lec t ive .

    El le repose sur une rupture fondatr ice qui comporte t ro is

    aspec ts : tem po rel, spatia l , social .

    Rupture temporel le t ravers la not ion d 'Ancien Rgime,

    qui apparat ds l ' t de 1789 et renvoie dans les tnbres

    plus de dix sicles de l 'histoire de la France, globaliss dans

    un ensemble rp rou v ; e lle impo se l 'ide d 'u n recom m ence-

    ment messianique de la nat ion. Peut-on mesurer le poids de

    cet te amputat ion, ou plutt la force de cet hr i tage repoten-

    tialis du pass dans sa dngation mme ?

    Rupture dans l 'espace avec la crat ion d 'un terr i to ire

    nat ional , sacra l is par la not ion de front ires nature l les ,

    mythologie pure, mais qui assied l ' identi t sur l ' image de la

    Gaule qui hante depuis Csar la conscience franaise ,

    jouant un rle dterminant dans un espace de souverainet

    l ' in tr ieur duquel commenai t le pays de la l iber t . Com-

    ment mesurer l ' aune de cet te sacra l isa t ion des f ront ires

    l ' e f fe t , en p rofondeur , de leur e f facement con tempora in ?

    Rupture socia le , encore plus importante : e l le es t l ie

    ce que l 'on pourra i t appeler le thorme de Sieys , ce t te

    df in i t ion na t iona le qu ' i l a fo rmule en 1789 dans Qu est-

    ce que le tiers tat ?: Le t iers com po rte do nc to ut ce qu i

    appart ient la nat ion e t tout ce qui n 'es t pas le t iers ne

    peu t pas se regarder comme tan t de la na t ion . La fon-

    da t ion d 'une na t ion sur l ' exc lus ion d 'une par t ie de ce t te

    nation, c 'est--dire les privilgis, la noblesse, et l ' lection

    du t iers ta t en vr i table peuple , en dehors duquel i l n 'y a

    r ien , on t ce r ta inement t cap i ta les en France pour ins -

    taurer l ' in tr ieur de soi un pr incipe de dupl ica t ion e t

    1. [Cf. supra, chap. I, L avnement de la nation , p. 17.]

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    Lr.i chem ins de l identit

    d'exclusion porteur d 'un confl i t , rel ou fantasm, en renou-

    ve l lement perp tue l .

    Cet te dfini t ion fondatr ice de l ' ident i t col lect ive com-

    por te en vi r tua l i t des dve loppements inf ini s . Pour sch-

    mat iser l 'extrme, disons qu'e l le a intensif i e t dramat is

    les thmes permanents du modle na t iona l f rana is : l ' uni t ,

    en lui insu fflan t une pe ur de 1' ennem i ; l 'universel , qu'el le

    a nationalis ; la conscience historique, qu'el le a cre comme

    telle.

    La Rvolut ion renforce d ' abord la hant i se de l ' ennemi ,

    qui est l ie la guerre et la permanence de la guerre, peut-

    t re plus forte e t plus constante en France qu'e l le n 'a t

    dans aucun pays d 'Europe . Ni l 'Espagne , n i l 'Al lemagne , n i

    l ' I ta l ie , ni l 'Angleterre n 'ont vcu d 'une manire aussi

    intense, ni intrioris la permanence de la guerre e t , donc, la

    conscience mil i ta i re de soi . La France a d fa i re la guerre

    tous les pays du monde, part la Pologne et les tats-Unis .

    El le a vu des ennemis partout l 'extrieur e t l ' intrieur.

    D'o l ' importance gnra l i se de la not ion de f ront i re , t e r -

    r i toria le , mais aussi juridique, sociale , psychologique entre

    les uns e t les autres . Ce sent iment de l 'adversaire est cong-

    ni ta l l ' ident i t depuis la Rvolut ion. La dispari t ion de la

    France cont re -rvolut ionna i re , l a v ic toi re des Lumires sur

    la rel igion, le ral l iement de la droite la Rpublique ont

    t , l eur faon, puissamment gnra teurs d 'un t rouble de

    l ' ident i t na t iona le . La Rpubl ique ava i t besoin d 'ennemis .

    C o m m e d isai t de Ga ul le : La Fr an ce est fa i te po ur les

    grands moments e t pour les grands pri ls . Et le fa i t qu' i l y

    ai t eu deux mil i ta i res pour la sauver dans la dfai te , Ptain

    et de Gaul le , rvle chez les Franais un t ropisme mil i ta i re

    qu i l eur manque t e r r ib l ement au jourd 'hu i .

    Tout cela expl ique que la Rvolut ion renforce l ' ide

    d'unit qui devient convulsive en 1792 et 1793. C'est ce

    moment - l que se cons t i tue toute la symbol ique de l 'uni t .

    Le salut pub l ic , la pa tr ie en dan ger ont , p ar exemp le,

    s t imul ce besoin juridique dj bien ancr de garant i r

    l 'uni t d e la nat io n, ce rflexe au tarc iqu e d u seul co ntre

    tous , sur l eque l repose beaucoup de l ' imagina i re na t iona l .

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    /)< l hritage la mtamorphose

    549

    l )c mme, en 1880, lorsque l 'on fai t du

    14

    juillet la da te de

    la fe te nat ionale , les Franais prennent ce

    14

    ju i lle t com m e

    celui de la prise de la Bastille. Or, la rfrence n'tait pas la

    prise de la Bastille de 1789, mais la fte de la Fdration, un

    an plus tard. Et la confusion est rvlatr ice entre ces deux

    14

    juillet, l 'u n la prise de la Bastille et l 'a ut re l 'un it effer-

    vescente, la fusion passionnelle de toutes les provinces fran-

    aises . C 'es t pendant la Rvolut ion que l 'appel permanent

    l 'uni t es t devenu un thme conjura toi re e t obsess ionnel .

    La Rvolut ion rcupre e t in tensi f ie galement un autre

    thme dont la monarchie chr t ienne s ' ta i t empare pour se

    dfinir : l 'universel . La Rvolution le rend, en effet , beau-

    coup plus complexe. Tant qu ' i l ne s 'agissa i t que d 'un sacr

    messianico-religieux, il tait assez simple. Mais avec la

    Rvolut ion i l devient beaucoup plus labor , puisque ce t

    universel va se part iculariser dans le pays de la Rvolution

    et de la l ibert : l 'abstract ion que l 'universel avait prise

    l 'poque des Lumires se terr i torial ise alors dans la dfense

    de la patr ie . S ' i l n 'y avait pas ce passage d 'un universel abs-

    trai t un universel concret travers la Rvolution, on ne

    comprendrai t pas la capaci t expor ta t r ice de ce t universe l

    nat ional f ranais qui n 'es t pas de mme nature aux ta ts-

    Unis, d 'o i l ne s 'est pas export. En revanche, en France,

    la localisat ion de la l ibert n 'a pas empch l 'exportat ion de

    la nation la franaise. Si l 'on ne saisi t pas l 'ambigut de

    cet te not ion d 'universe l t ravers une Rvolut ion qui com-

    mence par dclarer la paix au monde pour ensui te fa i re la

    guerre au monde ent ier , on ne peut pas comprendre le pas-

    sage de ce mod le na t iona l f rana i s au mouvement des

    nat ional i ts europennes . I l y a l quelque chose appro-

    fondir , le moment o ce t te nat ion rvolut ionnaire a t la

    matr ice de la t ransformat ion d 'un universe l abs t ra i t e t re l i -

    g ieux en universe l concre t e t na t ional . C 'es t ce moment qui

    expl ique le passage des Lumires au romant isme, le passage

    de la nat ion au nat ional isme.

    Dernier t rai t , o la Rvolution franaise intensif ie , redou-

    ble, concentre, cr is tal l ise une dimension essentiel le de l ' iden-

    t i t : l 'histoire. Si la Rvolution a accouch de la nation, au

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    550

    Lr.i chemins de l identit

    sens moderne , la pos t -Rvolu t ion a produi t , en contrecoup,

    l 'h is toire , au sens moderne du mot. Et les deux sont int ime-

    ment l ies. C'est l 'uvre de la grande gnration l ibrale et

    rom an t iqu e . C om m e dira R ena n, e lle a fond l 'h is to i re

    parm i nou s . U ne gnra t ion qui a gra ndi l 'omb re , ou

    plu t t dans la lumire aveuglante de l ' vnement rvolu-

    t ionnaire , l 'poque assez terne de la Restauration et des

    dbuts de la monarchie de Juil le t . Mais el le a fai t , sa

    faon , l a Rvo lu t ion , pa r l ' exhumat ion documenta i re du

    pass national et sa mise en scne littraire sous le signe et

    l ' o rdonnancement de la na t ion . Les

    Lettres sur l histoire de

    France

    d 'August in Thierry en marquent le coup d 'envoi ,

    Marce l Gauche t en a mont r tou te l ' impor tance dans Les

    Lieux de mmoire.

    Michelet en reprsente l 'apoge lyrique

    par la subjectivisation de la France : Le premier je la vis

    comme une me e t comme une pe rsonne une pe rsonne

    secrtement investie d 'une mission sacre, porteuse de l 'van-

    gile des droits de l 'homme et du ci toyen.

    On voit bien, part ir de ces quelques indications, que la

    Fr an ce a co nn u d j plusieurs types d ' ide nti t ; e t que le

    problme historique n 'est pas tant leur succession que leur

    e m b o t e m e n t . Un e

    identit dynastique et royale

    qui s ' impose

    d 'Hugues Capet aux guerres de Rel ig ion , une

    identit

    monarchique

    qui cu lmine avec l ' absolu t isme de Louis X IV ,

    u n e

    identit rvolutionnaire

    qui opre un immense t ransfer t

    du sacr de la personne royale au sacr collectif de la

    nation. I l y a enfin, e t surtout , une

    identit rpublicaine

    qui

    commence se mettre en place dans les annes 1880 et se

    cris tal l ise da ns le feu de l 'affa ire Dr ey fus : c 'est m m e ce qui

    transforme ce fai t divers en creuset de l ' identi t nationale .

    L identit rpublicaine

    L'identit rpublicaine : on se contentera ici pour l 'avoir

    longuement analyse ai l leurs d 'en rappeler le principe

    qui fait son originalit. Car elle apparat bien la fois

    comme le renforcement du mythe na t ional qui s ' inscr i t dans

  • 7/24/2019 Nora - Recherches de La France

    12/29

    /, rhrlliifff i) la m tamorph ose

    551

    1 1 m i r I I u r o p c - d e l a seconde moit i du X IX

    e

    sicle et, dans ce

    p l u s vieux des ta ts-nat ions , comme une var iante .

    C 'es t d 'abord, comme l ' indique bien l 'express ion c lass i-

    que, une synthse . Non seulement idologique, mais h is tor i -

    que, qui consis te dans l ' ident i f ica t ion df ini t ive e t absolue

    de la Rpublique e t de l ' ide nat ionale . Dans toutes ses con-

    squences. Cette identif ication, outre les insti tutions poli t i-

    ques e t les symboles , supposai t d 'un ct la rcuprat ion

    la conscience collective des sicles de pass monarchique et ,

    de l 'autre , la df in i t ion d 'une ident i t la f ranaise par rap-

    port l ' ident i t nat ionale a l lemande. C 'es t ce qui a donn

    l 'histoire sa priorit dans la formation de la conscience civi-

    que e t nat ionale e t en a fa i t l ' axe d 'une cul ture des humani-

    ts, indissociable des valeurs, de la culture et de l ' identit

    rpubl ica ines . D 'o le pr i l en la demeure maintenant que

    cette culture chavire. L 'histoire, donc, a pris alors la forme

    de ce qu ' i l es t aujo ur d 'h ui conv enu d 'app eler le rom an

    nat ional . C 'es t qu 'e l le jo int le pr incipe organisa teur d 'un

    rcit coh re nt la m arc he vers l 'uni t rpu blica ine et la

    capaci t pour chacun, e t d 'abord pour l ' enfant , de se proje

    ter lui-mm e dan s les pripties de l 'ave ntu re collective De

    ce roman na t iona l ,

    Y Histoire de France

    d 'Lrnest I

    a v i s s e , la

    grande et la peti te , est devenue l 'expression exemplaire. L

    encore, c 'est la guerre qui s 'en trouve l ' lment structurant,

    et en point d 'orgue la victoire de 1918 comme un happy end

    et une lgit imation nationale de la Rpublique. Depuis, les

    Franais n 'ont p lus jamais t heureux avec leur h is to ire .

    Par une ironie tragique, la paix, la paix qui rgne en France

    depuis la f in de la guerre d 'Algrie, a t sans doute l ' l-

    ment le plus perturbant de l ' identi t collective.

    Ce qui spcif ie le p lus net tement l ' ident i t nat ionale f ran-

    aise par rapport aux autres pays d 'Europe, c 'es t la spara-

    tion dfinitive qui a achev de s 'oprer par la loi de 1905

    entre l ' identi t nationale et la question religieuse. Cette

    sparat ion a eu en effe t deux for tes consquences . La pre-

    mire, c 'est la localisation sur la poli t ique de l ' identi t

    na t iona le , que chaque camp cherche s ' appropr ie r , com-

    mencer par le clivage majeur de la gauche et de la droite qui

  • 7/24/2019 Nora - Recherches de La France

    13/29

    552

    Lr.i chem ins de l identit

    se redf ini t prcisment t ravers l 'af faire Dreyfus. I l y a

    bien, au plus profond de la vie nat ionale , une France de

    gauc he et une F ran ce de d roi te ; e t c 'est b ien l 'ame nuise-

    ment de leur confl i t e t leur progressif broui l lage, depuis une

    trentaine d 'annes, qui sont un des signes les plus nets du

    t rouble de l ' iden t i t rpubl ica ine . Deuxime consquence de

    la la c i t la f ranaise , d 'ampleur plus grande encore : la

    religion civile rpublicaine a tabli entre les Lumires, la

    raison, la dmocrat ie , l 'ducat ion un l ien qui fa i t en df ini-

    t ive reposer sur l ' instruct ion pr imaire l 'essent ie l de l ' ident i t

    na t iona le . Aucun pays n 'a mis au tan t de lu i -mme dans

    l 'cole. Et s ' i l fallait dsigner aujourd'hui le problme majeur

    de l ' ident i t nat ionale , presque le problme unique et , peut-

    tre, le plus inquitant, c 'est coup sr l 'cole primaire.

    C 'est en fonct ion de ces donnes que l 'ar r ive de l ' i s lam

    comme deuxime religion de France pose de si graves probl-

    mes, parce que l ' islam dans son principe, ne faisant gure de

    diffrence entre le polit ique et le religieux, repose le pro-

    blme que l 'on avai t cru rsolu pour le chr ist ianisme. La

    pa rtie est rec om m en cer , en acclr ; elle est dj , en tre

    musu lmans de France , l a rgemen t en tame .

    L ' ide na t iona le- rpubl ica ine compor te un dern ier t ra i t

    qui la d ist ingue du reste de l 'Europe, c 'est l 'universal isme

    la f ranaise qui a prsid l 'aventure coloniale . La coloni-

    sation est devenue le crime inexpiable, le pch capital et

    l 'hypocrisie majeure de la France et de la Rpublique. La

    France rpubl ica ine l ' a par tage avec tou te l 'Europe , mais

    i l es t v ra i que par rappor t aux au t res pays d 'Europe sauf

    l 'Angleterre , mais dans des formes t rs dif frentes la

    France a engag davantage d 'e l le-mme et de son idologie

    dans l 'entrepr ise outre-mer ; mme si cet te idologie a t

    el le-mme profondment divise. I l est devenu banal

    d 'opposer symbol iquement l ' an t ico lon ia l i sme de Clemen-

    ceau m on pa t r io t i sm e es t en Fra nce au p la idoyer

    expansionniste de Jules Ferry , au nom du devoir c ivi l isateur

    des race s sup rieures . I l y a l u ne des pro jec tion s

    r t rospec t ives majeures des va leurs con tempora ines e t des

    jugements actuels sur les ral i ts du pass. C 'est oublier

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    /)< l hritage la mtam orphose

    553

    que, globalement , c 'es t au nom des ides progressis tes de la

    gauche radicale que s 'es t dvelopp le phnomne colonial

    rpubl icain e t que Jaurs , par exemple, s ' i l condamnai t les

    cr imes e t les abus de la colonisat ion, en approuvai t le pr in-

    cipe. C'est la gauche qui a t la plus lente se convertir

    l ' ide de l ' indpendance algr ienne. C'es t oubl ier aussi que

    l 'entrepr ise coloniale consis ta i t , h is tor iquement , lgi t imer

    la Rpubl ique en mont rant qu ' e l le renda i t la France ce

    que la monarchie lui avai t fa i t perdre , e t qu 'e l le exporta i t

    chez les coloniss les ides au nom desquelles i ls rclame-

    raient leur indpendance. L n'tai t pas le but, mais l est le

    fait , et l 'effet de l 'universel rpublicain.

    L A M T A M O R P H O S E

    Venons-en, c 'est l 'essentiel , l 'branlement gnral de

    son ident i t his tor ique que la France conna t depuis ( rente

    ou qua ran te ans

    1

    . Une mue qui la fa i t passer d 'un type de

    nat ion un autre . D'une nat ion ta t ique, guerr ire , mnjor i

    ta i rement paysanne, chrt ienne, impria l is te e t messianique,

    une France a t te inte dans toutes ces dimensions, e t qui se

    cherche encore souvent dans la douleur . On appel lerai t

    volont ie rs dmocra t ique ce nouveau type d ' ident i t , con-

    di t ion de ne pas voir dans ce mot la vic toire d 'un modle

    t ranger au rpubl icanisme un modle amr ica in par

    rappor t au modle f rana is , t e l s que Rgis Debray les a

    opp oss da ns les ann es 1980 , mais une vo lut ion his to-

    r ique du modle rpubl icain lui-mme. Cet te volut ion a

    1. Pour de plus amples dveloppements sur ces thmes, le lecteur est pri de

    se reporter diffrents textes des

    Lieux de mmoire,

    en particulier La na tion-

    mmoire , conclusion du t . II ,

    La Nation,

    vo l . 3,

    La Gloire - Les M ots, op. cit.,

    pp. 647-658 , ainsi que Co m m en t crire l histoire de Fran ce ? et L re de la

    commmorat ion , en t te du tome III ,

    Les France,

    vol. 1,

    Con flits et partages,

    op. cit.,

    pp. 9-32, et en conclusion gnrale, vol . 3,

    De l archive l emb lme, op. cit.,

    pp. 977-1012.

  • 7/24/2019 Nora - Recherches de La France

    15/29

    554

    Lr.i chemins de l identit

    cons is t , pourra i t -on di re en schmat isant l ' ext rme, dans

    un m ou ve m en t de bascule : tandis que, p ou r un e sr ie de

    raisons his tor iques , s ' rodai t l ' ident i t nat ionale- rpubl i -

    caine (car i l es t vain d 'opposer l 'une l 'autre) , montai t

    sourdement en puissance pour ne pas di re explosai t

    un rgime des ident i ts socia les , por teur d 'un profond

    remaniement des formes de l ' t re-ensemble .

    L extnuation du modle

    S' i l es t vra i , comme on l ' a fa i t dj remarquer , que la

    paix a sans doute t , depuis la f in de la guerre d 'Algr ie ,

    l ' un des p lus pu i s san t s lments de l a t r ans format ion du

    modle t radi t ionnel , c 'es t qu 'e l le in tervenai t prcisment

    la re tombe d 'un s icle o la France avai t connu t rois

    guerres . Trois guerres qui s ' ta ient soldes par des dfai -

    tes , mais des dfai tes masques , dont les ef fe ts , pour cet te

    ra i son m m e, d i f f rs n 'o n t t que p lus r avage urs . La

    fausse victoire de 1918 ne s 'est rvle telle qu'aprs l 'effon-

    drement de l 'Al lemagne nazie e t mme celui du commu-

    nisme sovit ique, comme le suic ide de l 'Europe ent ire e t

    la matr ice de tous les maux du XX

    E

    sicle. 1945 et la pl ac e

    que de Gaul le a russ i assurer la France parmi les

    grands n 'on t f a i t oub l ie r qu 'un t emps l a f r anche dfa i t e de

    1940. peine celui -c i avai t - i l d isparu qu 'au tout dbut des

    annes 1970 s 'envolai t le souvenir noi r de la France de

    P ta in e t de l 'Occupa t ion . Quant 1962 , de Gaul le a tou t

    mis en uvre pour fa i re oubl ier aux Franais le repl i du

    drapeau e t la dbcle en Algr ie par l ' ent re de la France

    dans le c lub nuclai re e t pour la prcipi ter dans la re lance

    conomique. I l n 'empche que la dpossession du monde ,

    comme di t Jacques Berque, la f in de la project ion imp-

    r iale de la France, le repl i sur l 'Hexagone le mot se

    rpand l ' poque comme i l ta i t n aprs la per te de

    l ' A l s ace - L or r a ine , mar que une r econ f igu r a t i on com-

    plte e t un remaniement in tgral de l ' ass ise ident i ta i re de

    la France .

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    /

    )< l hritage la mtam orphose

    555

    ( c ramnagement s 'es t t radui t par un double c la tement

    de la France : par le haut , pourrai t-on dire , e t par le bas.

    Par le haut : c 'est l ' insert ion dans un ensemble europen

    que paraissait sceller l 'arr ive Matignon en 1976 du pre-

    mier c on om iste de F ran ce venu de Bruxelles , le du r

    apprentissage de l 'a l ignement et de la soumission aux nor-

    mes in terna t ionales pour un pays habi tu n 'couter que

    lui-mme. Et dans la foule suivent l 'a l trat ion ou l 'aban-

    don de tous les paramtres de la souverainet : le terr i toire ,

    la frontire , le service mili ta ire , la monnaie. clatement

    aussi par le bas : c 'est la pousse dcentral isatr ice, l 'affai-

    b l issement du pouvoir d 'ta t sanct ionn par la lo i Defferre

    de 1982. Et comme en cho, dans un registre tout diffrent ,

    la dsagrgat ion progress ive de toutes les formes d 'au tor i t

    et d 'encadrement, familles , glises ou part is , dont l 'explo-

    sion juvnile de Mai 68 a pu paratre rtrospectivement le

    po in t de dpar t . Un mouvement gnra l de l ' a f f i rma t ion de

    l ' individu qui dpasse largement le cadre national , mais qui

    prend dans ce t te France que l 'on a pu d ire , comme Michel

    Crozier , te r re de co m m an de m en t un rel ie f tou t par t i -

    culier.

    Ce brouil lage d 'un cadre f ixe d 'expression de l ' identi t

    na t ionale s 'es t accompagn d 'un phnomne in tr ieur , au

    cur mme du pays , qui n 'a pu que contr ibuer branler

    en profondeur la s tab i l i t ident i ta i re de la France t rad i t ion-

    nelle. Il s 'agit de la fin des paysans. La France tait reste,

    jusqu 'au lendemain de la Seconde Guer re mond ia le , un

    pays majori t paysanne, la diffrence de ses grands voi-

    sins industr ie ls . Le taux de la population active engage

    dans l ' agr icu l ture chute rap idement pendant les Trente Glo-

    rieuses de la croissance et passe mme en 1975 seuil tou-

    jours symbol ique au-dessous de 10%; encore s ' ag i t - i l

    moins de paysans que d 'agr icu l teurs . L 'ex t inc t ion de la

    vieille classe paysanne, accompagne de celle de la classe

    ouvr ire t rad i t ionnel le ext inc t ion qui es t rapprocher

    des effe ts de Vat ican I I e t de la dchr is t ian isa t ion popu-

    la i re , devai t se rv ler d 'au tant p lus t roublante que dans

    les annes qui ont suivi la guerre d 'Algrie la France al la i t

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    556 Lr.i chem ins de l identit

    se t rouver confronte l ' a r r ive soudaine e t mal contr le

    d 'une immigra t ion d 'un type nouveau , d 'o r ig ine e ssen t ie l -

    lemen t maghrb ine e t musu lmane , don t l a re l ig ion ta i t

    beaucoup p lus t rangre que ce l le des p rcden tes vagues

    d ' immigra t ion , ca tho l ique ou ju ive , e t l a cu l tu re beaucoup

    plus diff ic i le soumettre aux lois e t coutumes de la francit

    tradit ionnelle . Elle devait rendre plus vident encore l 'affai-

    b l issement des mcanismes in tgra teurs .

    C'est ce moment-l , au milieu des annes 1970, que l 'on

    a com m enc pa r le r d 'un e m mo ire pays ann e , d 'une

    e thnologie rura le . Le succs foudroyant de l ivres comme

    Le Cheval d orgueil

    de Pierre Jakez Hlias ou

    Montaillou,

    village occitan d 'Emmanue l Le Roy Ladur ie impose l ' v i -

    dence d 'une mmoire paysanne qui ne v i t p lus que de sa

    reconst i tu t ion savante ou sens ib le , comme l 'a propos en

    1972 le muse des Arts e t Tradit ions populaires. I l est t rs

    significatif que ce soit sur ce thme que s 'est fixe la pre-

    mire exigence d 'une rcupration mmoriel le . C'est sur le

    rural que le patr imoine a fai t sa rvolution dmocratique .

    Le mot appar tena i t au monde des ch teaux , des ca thdra les

    et aux crations majeures de l 'espri t e t de l 'ar t . Le voil

    rfugi dans la chanson popula i re , l ' a ra i re ances t ra l , le che-

    min de t ranshumance e t le lavoir de v i l lage . Comment ne

    pas rapprocher ce phnomne de la cand ida tu re de Ren

    Dumont aux lections prsidentielles de 1974, autrement dit,

    l 'mergence nationale de l 'cologie ?

    Ce renrac inement lo in ta in de l ' imagina ire qui s ignale

    prcisment un brutal e t dfinit if loignement du pass, i l

    n 'est pas interdit de penser que l 'a indirectement renforc

    l 'accession la prsidence de la Rpublique de Valry Gis-

    card d 'Es ta ing . L 'a r r ive au sommet de l 'ta t de ce jeune

    conomis te de la grande bourgeois ie , technocra te e t par i -

    s ien, europen de cur et part isan d 'une dcrispation de

    la vie poli t ique dont le septennat s 'annonce sous le s igne du

    cha nge m ent e t de la m ode rni t , n 'es t cer ta inem ent

    pas t rangre ce t te p longe dans les profondeurs perdues

    et retrouves o les Franais se sont soudain enfoncs et

    dont les remontes al la ient apparatre la surface, la sur-

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    /)< l hritage la mtam orphose 557

    prise gnrale , lors de l ' anne que Giscard d 'Estaing lu i-

    mme a eu l ' ide de consacrer au patr imoine, en 1980.

    La r up tur e iden t i ta i re que m arq ue le sep ten nat g iscar-

    d ien va , symbol iquement , beaucoup p lus lo in e t rend mani-

    feste, avec la fin de ce qu'il est convenu d'appeler le gaullo-

    com m unis m e , un ph no m ne de g rande amp leur e t de

    longue porte, invisib le , e t pourtant dcisif pour l ' ident i t

    nat ionale : derr ire la rduct ion de puissance et l ' en tre d if-

    ficile dans le rang des puissances moyennes, le retrait de la

    grande histo ire .

    La France avait pu s 'enorgueill ir depuis longtemps, depuis

    tou jours , d ' avo i r t en p remire l igne e t comme l ' avan t -

    garde des expriences maje ures de l 'histoire et de la form ation

    d 'une Europe qu i ta i t le cen t re du monde. Des cro isades

    l 'empire colonial , en passant par la fodal i t , l 'tat-nat ion,

    la monarchie absolue, les Lumires, la Rvolut ion, la d icta-

    tu re . Sa p r op re saga h is to r ique , son fame ux ro m an nat io -

    nal , de Vercin gtor ix de Ga ulle , s ' inscrivait d an s cette

    fresque o la nation, vhicule du progrs depuis le xvm

    e

    si-

    cle, rimait avec raison et avec civilisation. Or, depuis 1918,

    el le n 'avai t p lus connu des grandes secousses de l 'Histo ire

    que les rebonds et les contrecoups. Pas de rvolut ion socia-

    l is te , malgr l ' existence du plus fort part i communiste de

    l 'Occident ; pas de to tal i tar isme nazi , malgr une t radi t ion

    d 'ex t rm e dro i te na t ional i s te m ena an te ju sq u ' la guerre ;

    pas de vraie crise de 1929, parce que pas encore de vraie

    rvolut ion industr iel le et f inancire. Une cul ture de masse et

    une socit de consommation arr ives prcisment en ces

    annes 1960-1970, ce qui tait le signe mme d 'une entre

    dans le lo t commun. Une mondia l i sa t ion qu i a renforc

    encore l ' assujet t issement de la France des normes qui la

    dpassent et le caractre obsolte d 'une ident i t spcif ique

    dissoute et fondue dans le modle occidental . Bref , une his-

    toire qui n 'avait plus pour elle ni la sagesse, ni l 'hrosme,

    ni la raison porteuse d 'universel .

    Pendant une bonne t ren ta ine d ' annes , des annes 1940

    aux annes 1970, le gaul l isme et le communisme, ces deux

    phnomnes symtr iques , con t rad ic to i res e t complmenta i -

  • 7/24/2019 Nora - Recherches de La France

    19/29

    558 Lr.i chemins de l identit

    res, ont pu masquer la ralit. I ls ont pu, chacun leur

    faon, entretenir l ' i l lusion qu'une grande his toire et un grand

    dest in taient encore rservs la France. Tous deux ont

    combin, des doses var iables , les deux thmes majeurs

    dont l ' ent re lacement a t i s s l 'h is to i re de la France contem-

    poraine , nat ion e t Rvolut ion. Et ce t i t re chacun a pu

    reprsenter une version concentre, syntht ique, plausible et

    promet teuse de l 'h is to i re nat ionale . La France ne s 'es t

    jamais vraiment remise de leur ef facement s imul tan.

    Aucun proje t nat ional n 'a pu s ' imposer depuis . Ni le pro-

    jet social is te, parce que la gauche est arr ive poli t iquement

    au pouvoir quand sa cons te l la t ion idologique e t sur tout le

    marxisme qui l ' inspirai t taient dj presque puiss . Ni le

    projet europen, dont les Franais se sont dsintresss ds

    lors qu ' i l ne rpondai t p lus au modle d 'une France di la te .

    Le trai t de Maastr icht , en 1992, marque cet gard une

    date dcis ive. Ni le projet l ibral , fugacement brandi au

    moment des dnat ional isa t ions de 1986. Ni le proje t souve-

    rainis te, parce qu' i l paraissai t archaque et suicidaire. Ni le

    proje t cologique, parce qu ' la d i f frence d 'aut res pays ,

    comme l 'Al lemagne, i l a paru f rapp d 'u topie e t d 'un soup-

    on gauchis te e t aujourd 'hui ract ionnaire . La France se

    sai t un futur , mais el le ne se voit pas d 'avenir . C 'est la rai-

    son du pessimisme des Franais . Non pas un pessimisme

    individuel , mais col lect if his torique, peut-on dire.

    Cet puisement ne s ignif ie nullement la dispari t ion du

    sent iment nat ional , mais i l en expr ime la mtamorphose e t

    le transfert sur l 'unit et la diversit des aspects culturels

    langue, murs , paysages , que l 'on fantasme, au demeu-

    rant , plus qu'on ne les soigne. Osons mme le dire : le senti-

    mental i sme a remplac le sent iment nat ional e t le roman es t

    devenu une romance. C'est bien la dfini t ion de la nat ion

    selon Renan qui es t at teinte dans son principe. On l ' invo-

    que par tout , mais e l le sonne comme un rappel e t comme un

    glas . A vo ir fai t de gra nd es choses ensem ble, vou loir en

    faire encore. /Le culte des anctres et le plbiscite de tous

    les jou rs . L a/h at ion se lon Re na n sup posa i t la solidar it des

    deux notions dont nous vivons prcisment la dissociat ion :

  • 7/24/2019 Nora - Recherches de La France

    20/29

    l hritage la mtam orphose

    559

    la nat ion comme hr i tage e t la nat ion comme proje t . Le

    pass qui n 'appara t p lus comme la garant ie de l 'avenir e t

    l ' absence d 'un suje t h is tor ique porteur : le noyau dur de la

    fameuse crise de l ' identi t nationale est l . Pas ail leurs.

    Le rgime des identits

    Diso ns m ieux : la not ion m m e d ' ident i t na t iona le

    appara t au jourd 'hu i parce qu 'e l le es t au conf luen t de deux

    ph no m ne s : l ' a f fa ibl isseme nt car c 'es t p lut t d 'affa i-

    blissement que d 'extinction qu' i l s 'agit de l ' identi t

    nat ionale-rpubl ica ine c lass ique e t l ' avnement de ce que

    l 'on peut appeler le rgime

    des

    identits.

    L'veil de ces identits est l i l 'affranchissement gnral

    de toutes les minori ts , un mouvement de dcolonisa t ion

    intr ieure e t d 'mancipat ion des minori ts de toute nature

    sociales, sexuelles, religieuses, provinciales , dont l 'his-

    to ire pr op re avai t t jusq ue-l m arginal ise , rabo te par

    une his to ire nat ionale homognisa tr ice , rdui te au regis t re

    de la vie familiale, personnelle ou prive. Des minorits

    souvent ignorantes d 'e l les-mmes e t qui prenaient soudain

    conscience de soi, et affirmaient leur existence, assuraient

    leur diffrence par ce que l 'on appelait alors la rcupra-

    t ion ou la rappropria t ion de leur pass . Jusque dans

    les annes 1970, le descendant d 'aristocrates guil lotins, le

    peti t-f i ls d 'un fusil l de la Commune ou le f i ls d 'un juif

    polonais arr iv dans les annes 1930 par t ic ipaient , mme

    dans des versions diffrentes, d 'une seule et mme histoire,

    em blm atise pa r la fo rm ule scola ire no s anctres les

    Ga ulois . C 'es t sur ce do ub le regis t re d 'a pp ar ten an ce que

    s 'tait construite l ' identi t collective de la nation rpubli-

    caine, et c 'est lui qui s 'est bris. J 'a i longuement dcrit ce

    phnomne, en particulier la f in des

    Lieux de mmoire.

    Il

    faut cependant en rappeler le pr incipe , qui t te soul igner

    plutt son volut ion e t ses about issements .

    Si le m ot m m oire s 'es t spo nta n m en t imp os po ur

    caractriser la prise de conscience de soi de ces minorits et

  • 7/24/2019 Nora - Recherches de La France

    21/29

    560

    Lr.i chemins de l identit

    leur autonomisat ion exis tent ie l le , au point de conna t re

    aujourd 'hui une gnral isa t ion abusive , c 'es t sans doute

    qu' i l est deux faces. D'un ct, i l s 'oppose l 'histoire et

    n 'a pr is sa force en France que par rapport la force que

    l 'histoire y avait gagne. Affectif contre intellectuel, mo-

    t ionnel contre ra t ionnel , exprience vcue ou fantasme

    contre reconst i tu t ion discurs ive . Mme quand la mmoire

    entrane une volont de connaissance et d'exploration savante,

    celles-ci impliquent la soumission des procdures cri t iques

    qui s ' lo ignent du mmorie l . Par un autre ct , la mmoire

    a t le vecteur d e ce qu' i l est conv enu d 'ap pe ler iden-

    ti t ; les deux mots sont devenus proches et souvent inter-

    changeables .

    En trente ans, la signification de ces deux termes aux-

    quels i l faudrait associer celui de patrimoine, qui relve de

    la mme conste l la t ion s 'es t t rangement re tourne e t

    enrichie. Tous les trois sont passs, et c 'est l le phnomne

    remarquable, du registre individuel au registre collectif . Si

    difficile qu'elle soit dfinir avec prcision, l 'existence

    d 'une mmoire col lec t ive s 'es t impose au sens commun.

    L 'express ion couvre un champ smantique qui lu i donne sa

    cha rge et son au ra : de l 'incon scient au sem i-conscient, des

    habi tudes e t des t radi t ions au souvenir e t au tmoignage, de

    la solidarit passive l 'affirmation dtermine. L ' identit

    n 'avait qu 'un sens administratif et policier pour caractriser

    une individualit ; elle est devenue l 'assignation collective

    un groupe. Mme volution pour le patrimoine qui est pass

    rapidement du bien tenu du pre ou de la mre la cons-

    cience d'un bien collectif et, de l, une signification quasi

    mtaphor ique pu isqu 'on par le auss i b ien au jourd 'hu i du

    patr imoine l inguis t ique que gnt ique ou const i tu t ionnel .

    Bien mieux : les trois mots s 'appuient et se renvoient l 'un

    l 'autre, dans une circulari t qui dessine une nouvelle con-

    figuration interne de la conscience de soi, une autre forme

    d 'conomie de l ' t re-ensemble qu ' i l nous es t devenu impos-

    s ible d 'appeler autrement qu ' ident i t ou plutt ident i ts ,

    au pluriel .

    L ' ident i t dmocrat ique de la France consis te dans ce

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    /)< l hritage la m tamorphose 561

    passage Aune conscience de soi plus sociale qu e poli t iqu e,

    plus mmorie l le qu 'h is tor ique , p lus pat r imonia le que nat io-

    nale. Le problme de 1 ' identi t nationale ne se pose que

    dans un re tour

    des

    ident i ts nouvel le gnra t ion

    sur

    l ' iden-

    t i t de la France ; le t i t re du l ivre de Fernand Braudel en

    1985, L Identit de la France, en a t i r son originali t . Une

    identi t na tio na le sur laquelle les uns se son t mis

    s 'acharner parce qu 'e l le s 'appl ique l ' ide mme de nat ion,

    les au t res l a d fendre en lu i donnant un con tenu d 'homo-

    gnit sociale et culturel le menac, plus part iculirement

    contre ceux qui , par dfini t ion, sont les plus trangers au

    rpub l icanism e ho m og nisa teur : les imm igrs .

    Les identi ts de groupe sont , en effet , dans leur principe,

    incompatibles avec l ' ide nationale, tel le du moins que s 'est

    dveloppe l ' ide nat ionale dominante , d 'essence jacobine .

    On ne comprendra i t pas , s inon , pourquoi ceux- l mmes

    qui se r jouissent de l 'a f f i rmat ion d 'une ident i t corse , ou

    juive , sursautent la seule vocat ion d 'une ident i t nat io-

    nale e t ent rent en convuls ion l ' invocat ion d 'une mmoire

    nat ionale . Ni , inversement , pourquoi les dfenseurs d 'une

    ident i t nat ionale e t rpubl ica ine pure e t dure s 'empressent ,

    la moindre express ion d 'une f idl i t une quelconque t ra-

    di t ion ident i ta i re de groupe, de cr ier au communautar isme.

    Question de hirarchie, soit . Mais il est vrai que l 'veil de

    chacune de ces identi ts a t une mise en cause et mme en

    accusat ion d 'une dimension essent ie l le de la t radi t ion nat io-

    na le rpubl ica ine . L 'a f f i rmat ion d 'une mmoire e t d 'une

    identi t juives, par exemple, s 'est accompagne depuis la

    guerre d 'un procs une France qui al lai t bien au-del de

    Vichy e t de l ' a f fa i re Dreyfus phnomnes qu i n 'ava ien t

    en r ien entam l 'a t tachement des ju i fs la France , c ' ta i t

    la dnoncia t ion d 'un ant ismit isme mdival e t chr t ien , e t

    pour cer ta ins d 'un ant ismit isme indracinable e t consubs-

    tantiel la France el le-mme. S 'agissant du fminisme, i l

    pouvai t para t re sans rappor t avec l ' ide de la nat ion. I l

    n 'empche que l ' exhumat ion d 'une mmoire iden t i t a i re des

    femmes consistai t renverser sur el le-mme l ' ide d 'une his-

    toire fai te et cri te par les hommes. Quant la mmoire

  • 7/24/2019 Nora - Recherches de La France

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    562

    Lr.i chem ins d e l identit

    coloniale, la dernire venue, c 'est celle qui va le plus loin

    dans la dnonc ia t ion d 'une t rad i t ion rpubl ica ine dont l a

    l ibert , l 'gali t et la fraternit se sont traduites par l 'escla-

    vage, l 'oppression et le racisme. Elle conduit tout droit

    brler le drapeau t r icolore e t conspuer

    La Marseillaise.

    Toutes les mmoires identi taires ont , peu ou prou, une

    dimension protestataire , revendicatr ice et accusatoire. C'est

    normal, dans la mesure o les identi ts minori taires sont , par

    dfinition, celles de victimes ; l 'histoire de ceux qui n'avaient

    pas eu droit l 'Histoire. ce titre, elles se sont pares des

    prestiges et des privilges qui s 'attachent la justice et la

    morale. Dans cet te nouvelle conomie de l ' identi t collect ive,

    leur af f i rmat ion avai t un caractre puissamment mancipa-

    teur et libratoire. Allons plus loin : elles taient, elles sont

    leur manire, une revendication de l 'universal isme franais

    contre une France infidle el le-mme, rtrcie et , pour

    reprendre l 'expression dsormais consacre, moisie .

    I l est pourtant impossible de ne pas remarquer combien ces

    revendications identitaires et mmorielles s 'inscrivent l ' int-

    r ieur de la nation co m m e un ap pel la reconnaissance. pa rt

    les mini-nationalismes breton et corse et encore. . . , tou-

    tes rsonnent , y compris les p lus apparemment radica les ,

    comme des demandes d ' inscr ip t ion au grand l ivre de l 'h is -

    toire nationale. I l y faut le symbole, la loi , la Consti tut ion,

    la pa ro le o f f ic ie ll e d ' ta t . L es com m m ora t io ns na t iona les

    inst i tues depuis une quinzaine d 'annes et qui doublent le

    nombre de cel les qui existaient depuis plus d 'un sicle ont

    beau ne contr ibuer qu ' l 'usure e t l 'a tomisat ion de la

    commmora t ion rpubl ica ine , ou n 'expr imer que le po ids

    des revendications associat ives, l 'expiat ion et la contri t ion

    (la rafle du VF d 'Hiv, la t rai te et l 'esclavage), le morcelle-

    ment sec tor ie l de l a mmoire combat tan te (hommage aux

    ha rk i s , aux comba t t an t s d ' I ndoch ine , d 'Af r ique du Nord ) ,

    l ' impor tan t es t que ces commmora t ions so ien t

    nationales.

    Le discours de Jacques Chirac, peine lu, au Vl ' d 'Hiv, le

    16

    ju i l le t 1995, accdai t un e de m an de ins is tante d 'u ne

    minor i t ac t ive de la communaut ju ive auprs de Frano is

    Mit terrand, prs ident de la Rpubl ique , qui l 'avai t obst in-

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    /)< l hritage la mtam orphose

    563

    me nt refuse, recon naissant la culpabi li t de la F ran ce

    et non du seul rgime de Vichy. La vraie motivat ion des lois

    di tes mmoriel les n 'est sans doute pas leur eff icaci t contrai-

    gnante pas mme la loi Gayssot de 1990, pnal isant la

    ngat ion du gnocide jui f , puisque l 'arsenal jur idique exis -

    t an t ava i t d j suff i po ur f a i re co nd am ner R ob er t Faur i s -

    son , mais leur caractre symbolique, la solennit et

    l 'una nim i t lgislat ive de la dc larat ion : La R pu bl iqu e

    reconna t le gnocide armnien.

    Le cas des langues rgionales est cet gard part icul ire-

    ment clai rant . En 2008, dans la rforme de la Const i tut ion,

    le parlement, runi Versailles, a inscrit au ti tre des collec-

    t ivi ts terr i tor iales , ar ticle 7 5 -1 : L e s lang ues rgionales

    ap pa r t ien ne nt au p at r im oine d e la Fran ce. Les associa-

    t ions mil i tantes avaient batai l l pour que la phrase f igure

    l 'ar t icle 2 de la Const i tut ion, suivant cel le qui dclare : La

    langu e d e la R p ub liqu e est le fran ais . Q ui n e voit

    l ' impor tance de l ' inscr ipt ion dans la hirarchie du texte ,

    l 'enjeu his torique de cet te inscript ion qui fai t cho au refus

    du gouvernement franais , dix ans plus tt , de s igner la

    ' C ha r te e uro p en ne des lang ues rgionales e t m inor i ta i -

    res , une formulat ion qui permet tai t d 'associer aux langues

    pro pre m en t pa r ler rgionales les langues no n ter r i tor ia-

    les , m ais p ort es et parles p ar des gro up es vivan t en

    France, comme le yiddish, l 'arabe ou le berbre ? L 'enjeu de

    la batai l le pour l ' instant moit i gagne, moit i perdue,

    est clair pour la dfini t ion de l ' ident i t nat ionale. Et la

    batai l le cont inue.

    L 'af f i rmat ion combat ive de ces ident i ts mmoriel les ne

    doi t cependant pas masquer leur var i t , les nuances de

    leurs s t ra tes , facet tes , enracinements his tor iques , compo-

    santes sociales qui rendent la ral i t de leur expression inf i-

    niment complexe et ambigu. I l y a bien une mmoire e t

    une identi t juives, par exemple, qui se sont const i tues

    depuis la guerre. On peut en dcrire les formes et les tapes

    marquantes , je m'y suis essay

    1

    . Mais comment ne pas teni r

    1. [Cf. le chapitre prcdent, p. 508.]

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    564

    Lr.i chem ins de l identit

    compte , pour tan t , par r appor t l a France , des ab mes de

    sens ibi l i t qui sparent les di f frentes composantes de cet te

    communaut jusqu ' ceux qui ne s 'y r econnai s sent pas ,

    des f ront ires qui passent l ' in tr ieur mme de chacun des

    groupes d 'or igine, et souvent l ' intr ieur de soi-mme ? I l y

    a bien une mmoire e t une ident i t fminines , dont le Mou-

    vement de l ibrat ion des femmes a expr im la mi l i tance.

    Qui ne voit la diffrence de vis ion du monde, de la socit,

    de la pol i t ique et des rappor ts humains qui spare , pour

    commencer , cel les pour qui exis te ou n'exis te pas la compl-

    m en tar i t des deux sexes ? Q ua nt la m m oire coloniale ,

    cel le qui peut para t re at teindre le plus radicalement la

    Rpubl ique, la nat ion, la France, comment ne pas voi r ,

    dans les rapports exis tent iels , les rapports la colonisat ion

    ou la France, ce qui spare commencer par leur or i -

    gine maghrbine, afr icaine, ant i l laise les anciens coloni-

    ss eux-mmes ?

    Encore ne s 'agi t- i l l que des dis t inct ions marques la

    serpe, t i t re indicat if et pour amener la conclusion sui-

    vante . Autant ne pas prendre la mesure de la nouveaut

    revendicat r ice de ces ident i ts mmoriel les condamne ne

    pas compr endr e pour quo i e t comment peu t au j our d 'hu i s e

    pose r la que st ion de 1' iden ti t nat io na le , au ta n t n e p as

    teni r compte du caractre mouvant , mobi le , volut i f , con-

    f lictuel et en p erptuel le reco m posit ion de ce ch am p de forces

    condamne n 'y in te rveni r qu ' l ' aveugle . C 'es t pourquoi

    un dbat sur l ' ident i t nat ionale dcid d 'en haut ne peut

    dboucher que sur un manichisme rducteur . C 'es t ce qui

    donne au dbat de ces dernires annes sur l ' ident i t nat io-

    nale sa ral i t de fond et le rend en mme temps, dans son

    principe, dangereusement immatrisable. Il dsigne les immi-

    grs e t les musulmans comme l 'Autre de la nat ion France ;

    une France qui ne se penserai t e l le-mme qu 'en fonct ion

    d'eux. Alors que les matres mots de cet te nouvelle identi t

    dmocrat ique seraient au contrai re , plus largement , comme

    dan s tou te dm ocra t i e : com prhen s ion in te rne des s itua-

    t ions s ingulires , ngociat ion, arbi trage, hirarchisat ion des

    problmes, autori t claire de la dcis ion.

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    /)< l h rita ge la mtamorphose

    565

    L histoire menace

    Dans la nouvel le conomie des ident i ts , c 'es t l 'h is toire

    qui es t la plus menace, e t d 'abord l 'h is toire nat ionale . Pas

    seulem ent d an s ses aspects les plu s rcen ts, dits sensi-

    bles , pa rce qu ' i ls son t les plu s susce ptibles d ' tre investis

    des intrts de la mmoire d 'un groupe par t icul ier . Mais ,

    plus largement , dans le rapport au pass , le sent iment de la

    cont inui t , la conscience de la diffrence des temps.

    L 'ge des ident i ts va ju sq u ' f rap pe r , pa r pr inc ipe , tou te

    his toire de la nat ion des s t igmates du nat ional isme. I l es t de

    fait que l 'histoire est devenue scientif ique la belle poque

    de l ' aff i rmat ion des nat ional ismes, qu ' i ls soient de droi te ou

    de gauche. De l les identif ier l 'une l 'autre, i l n 'y a

    qu 'un pas . l i re , par exemple, les commentaires qui ont

    accuei ll i, p arf ois dan s les jo u rn au x les plus au tor iss , la

    rcente rdit ion de VHistoire de France d 'Ernes t Lavisse

    qui i l lus t re le pch capi ta l d 'une interpntra t ion troi te de

    psit ivit scientif ique et de culte fervent de la patrie, on

    n 'es t pas loin de conclure que quelques his tor iens vic ieux ne

    seraient al ls chercher en Allemagne, aprs la guerre de

    1870, les secrets d 'une histoire scientif ique que pour mieux

    justif ier l 'esclavage et la colonisation. I l est trs diffici le de

    fa i re admet t re que par le r na t ion , France , h i s to i re ou iden-

    t i t nat ionale ne soi t pas forcment du nat ional isme. Peut- i l

    y avoir u ne his to ire-de -Fra nce da ns un type d ' ide nt i t

    dmocra t ique ?

    L 'ge des ident i ts a tendance enfermer l ' poque dans

    un ternel prsent . Sans doute y a- t - i l une manire d ' incom-

    patibil i t entre la philosophie des droits de l 'homme, rduite

    celle des individus, et l ' ide d 'une histoire nationale, ft-ce

    la plus cr i t ique ou la plus problmatise . Le pr ivi lge donn

    au point de vue de la victime, le moralisme qui l ' inspire se

    conjuguent pour obl i t re r la d i f f rence des temps e t donner

    la pr ior i t au jugement affect i f e t moral sur le pass en y

    pro je t an t le s jugem ent s de va leu r d ' a u jo urd ' hu i . La comm -

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    /)< l hritage la mtam orphose

    567

    t la date repre la plus importante de l 'envol de la

    mmoire co lonia le , de sa foca l isa t ion sur la t ra i te a t lan t ique

    et de sa const i tu t ion en image d 'pina l . Tro is ans p lus ta rd ,

    la lo i Taubira v iendra en fa i re un cr ime contre l 'humani t .

    Mais c 'est l 'anniversaire de l 'Armistice qui est sans doute le

    moment qui va le plus loin dans la disqualif ication de l 'hri-

    tage. I l reste marqu par le discours de Lionel Jospin, Pre-

    mier minis t re , le 5 nov em bre , app elan t la r in tgra t ion

    des mut ins de 1917 dans la mmoire co l lec t ive , formule

    immdia tement in terpr te par la presse comme une rha-

    b i l i ta t ion , le maire de Craonne dnonant le Chemin des

    D am es com m e le prem ier c r ime con tre l 'hum an i t rest

    impuni . Ce qui ta i t jusque- l considr comme le som-

    met de l 'hrosme et l 'apoge du sacrif ice patr iot ique est

    devenu co m m e un e rvlat ion de la rali t na tio na le : le

    crime de masse.

    La r t roprojec t ion dans le pass du cr ime contre l 'huma-

    ni t comme s tade suprme de l ' ind ignat ion es t typique du

    moral isme anachronique qui prs ide au t r ibunal de l 'His-

    to i re . Faut- i l rappeler que la not ion avai t t formule au

    lndemain de la guerre pour qual i f ie r un cr ime d 'poque ,

    sans commune mesure avec tous ceux que l 'on avai t connus

    jusque- l , e t pe rmet tan t de poursu iv re leur vie durant les

    auteu rs de ces c rimes ? El le a con nu un d to urn em en t e t

    une extens ion considrables qui ouvra ient la por te un

    rglement de comptes rtrospectif e t une criminalisat ion

    gnra le du pass , jusqu 'au moment o l 'op in ion s 'es t a la r -

    me et o les historiens se sont mobil iss. Que la condam-

    nat ion du mme coup se dplace des au teurs de ces c r imes

    aux historiens qui les voquent, les discutent ou paraissent

    les pondrer n 'a pas , en so i , d ' importance pour leur per-

    sonne ; mais el le montre les r isques de ce dplacement pour

    l 'hygine sociale et mentale et l 'absurdit de cet aboutisse-

    ment. Une socit des identi ts tend ne tolrer les histo-

    riens que s ' i ls se font mili tants de la mmoire.

    On avancera l ' a rgument des capr ices de la mmoire ,

    capables de longues la tences et dtours, e t de rveils inat-

    tendus e t sans doute d 'au tant p lus puissants . C 'es t vra i .

  • 7/24/2019 Nora - Recherches de La France

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    568

    Lr.i chem ins de l identit

    Mais que l moment ces mmoires blesses qui demandent

    just ice , reconnaissance, inscript ion au grand l ivre de la

    nat ion virent-e l les au prtexte d 'abusives rclamat ions,

    des ins t ruments de press ion, voi re un chantage , qui n 'ont

    plus rien voir avec le pass, ni avec la mmoire ?

    C'est l que le recours l 'histoire devient ncessaire et

    que les his toriens t rouvent la just i f icat ion de leur mt ier e t

    mme, en dmocrat ie , la mission qu'e l le leur rserve.

    L ' ident i t dmocra t ique suppose la gnra l i sa t ion de ces

    confli ts de mmoire et leur antagonisme. Dans la guerre civile

    des mmoires, i l n 'y a gure que deux instances d 'arbi t rage e t

    de paix : la parole poli t ique, condit ion qu'el le soit porteuse

    d'une autori t morale . Et le temps, c 'est --dire l 'his toi re . Ic i

    encore , on avancera que, la di ffrence des his toriens

    d 'aut re fois qui s ' in te rdisa ient l ' ana lyse du prsent e t n ' in te r -

    venaient que sur les morts incapables de ragir , l 'his torien

    du contemporain t ravai l le sous le regard des vivants e t n 'a

    aucune pos i t ion de surplomb. On se demande ce qui l e qua-

    l i f iera i t comme historien s ' i l ne cherchai t , prcisment , se

    dtacher des pressions du prsent e t prendre de la hau-

    teur, sa fo rm e lui de rega rd loign . Les con di t ion s

    ont-el les te l lement chang depuis que Henri de La Popel i -

    nire , un des premiers his toriens de la France pendant les

    guerres de Rel igion e t huguenot lu i -mme, recommandai t

    l 'his torien qu i vou lai t obs erver les cho ses de son tem ps

    de se fa i re l ibre de to u t , qu i table enve rs to utes per-

    sonnes, sans pardon, ni pi t i , ni honte de r ien ; roide, cons-

    tant , et sans flchir .