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Les Cahiers de la Franc-maçonnerie N O 28 : LIBERTÉ – ÉGALITÉ FRATERNITÉ Par le « Collectif des cahiers »

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Les Cahiers de la Franc-maçonnerie

NO 28 : LIBERTÉ – ÉGALITÉ FRATERNITÉ

Par le « Collectif des cahiers »

La devise de la République •

Liberté, Égalité, Fraternité ! En tant que « devise de la République », la formule

associant ces trois mots fut utilisée pour la première fois par Maximilien Robespierre dans son discours sur l’organisation des gardes nationales2.

l Une invention vite oubliée

Dans ce discours, qu’il n’est pas inutile de lire à un franc-maçon (quels que soient ses choix spirituels et politiques), Robespierre propose : « Elles [les gardes nationales] porteront sur leur poitrine ces mots gravés : LE PEUPLE FRANÇAIS, & au-dessous : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. Les mêmes mots seront inscrits sur leurs drapeaux, qui porteront les trois couleurs de la nation3. » Le texte proposé par Robespierre se vit révisé par l’Assemblée constituante qui décida par le décret relatif à l’organisation de la Garde nationale du 29 septembre 1791 que le drapeau porterait

2. Texte disponible à l’adresse web : http://etienne.chouard.free.fr/Europe/ROBESPIERRE_DISCOURS_SUR_L_ORGANISATION_DES_GARDES_NATIONALES_decembre_1790_r.pdf3. On mettrait aujourd’hui une majuscule à Nation, mais Robespierre n’en mettait pas.

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LES CAHIERS DE LA FRANC-MAÇONNERIE

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l’inscription LE PEUPLE FRANÇAIS, LA LIBERTÉ OU LA MORT (article 27 de la section 24). La devise inventée par Robespierre est officiellement oubliée pour un temps.

l Une synthèse ?

On la retrouve en 1794 (an 2 de la République) en tête de nombreux décrets dans le Recueil des proclamations et arrêtés des représentants du peuple détachés auprès de l’armée du Nord5. Il semble qu’elle ne soit pas encore à cette époque une formule protocolaire car elle est sujette à des variantes. Ainsi, en page 17 de cet ouvrage, une lettre des représentants du peuple du 29 messidor (19 juin au 18 juillet), titrée Guerre aux châteaux paix aux chaumières, porte en en-tête : « Égalité, Liberté, Fraternité ou la Mort » quand d’autres documents, datés du même jour, portent simplement « Égalité, Liberté ». En page 27, le représentant du peuple place en tête d’un document la devise « Liberté Égalité ou la Mort ». Durant la période révolutionnaire, les membres du club des montagnards firent peindre sur de nombreux bâtiments publics ou privés la devise suivante : « Unité, Individualité De La République. Liberté, Égalité, Fraternité Ou La Mort6 ».

4. Collection complète des lois, décrets d’intérêt général… (1834) disponible sur Google Books, p. 407.5. Publié à Bruxelles en 1795 – disponible sur le site Google Books.6. Voir la Revue de la société d’archéologie et du Musée lorrain, année 1868, disponible sur le site Google Books, p. 162.

LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ

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l 1848, l’officialisation

C’est finalement le Gouvernement provisoire qui, dans sa première déclaration, le 24 février 1848, évoque cette trilogie sans rien y ajouter : « L’unité de la nation, formée désormais de toutes les classes de citoyens qui la composent ; le gouvernement de la nation par elle-même ; La liberté, l’égalité et la fraternité pour principes, le peuple pour devise et mot d’ordre, voilà le Gouvernement démocratique que la France se doit à elle-même et que nos efforts sauront lui assurer7. »

Le lendemain, 25 février, la République est instaurée et, deux jours plus tard, ces trois mots en deviennent la devise…

A.S V

7. Émile Carrey, Recueil complet des actes du Gouvernement provisoire (février, mars, avril, mai 1848), Paris, 1848, p. 2. Ouvrage disponible sur le site Google Books. Remarquons qu’à l’époque, on ne met toujours pas de majuscule à Nation.

La devise de la Maçonnerie •

Voici ce qu’a affirmé dans son discours le Grand Maître adjoint8 Bertrand, le 6 mars 1848, lors de la réception d’une délégation des frères dignitaires de l’ordre par des représentants du Gouvernement provisoire fondateur de la Seconde République : « Le Grand Orient de France, au nom de tous les ateliers maçonniques de sa correspondance, apporte son adhésion au Gouvernement provisoire. Quoique placée par ses statuts en dehors des discussions et des luttes politiques, la Maçonnerie française n’a pu contenir l’élan universel de ses sympathies pour le grand mouvement national et social qui vient de s’opérer. Les francs-maçons ont porté de tout temps sur leur bannière ces mots : Liberté, Égalité, Fraternité […] Que le Grand Architecte vous soit en aide. »

La légende était déjà prête – mais la légende est peut-être un fait historique. Elle prétend que c’est le frère Louis Blanc, socialiste, journaliste, historien, qui, le premier, attribua cette devise à la Maçonnerie. Louis Blanc lui-même, dans son Histoire de la Révolution française, en fait une invention du frère Louis-Claude de Saint Martin (1743-1803) : « Et le mot de la grande énigme, qu’il posait devant la nation française, c’était : Liberté, Égalité, Fraternité ! formule que, dans son

8. Le poste de Grand Maître est vacant depuis 1815. Le Grand Orient de France est dirigé par un Grand Conservateur assisté de plusieurs Grands Maîtres adjoints.

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style symbolique, il appelait le ternaire sacré et dont il parlait d’un ton solennel9. » Rien n’interdit de le penser, mais rien non plus ne permet à ce jour de le prouver.

Cependant, que l’assertion de Louis Blanc soit vraie ou fausse, elle devait obligatoirement marquer les esprits. Saint Martin fut en effet à la fois un grand mystique chrétien, un ardent sans-culotte et un franc-maçon célèbre. Dans À un ami ou considérations politiques, philosophiques et religieuses sur la Révolution française10, Saint Martin explique longuement que Dieu a voulu la révolution pour « détruire les abus qui avaient infecté l’ancien gouvernement de France dans toutes ses parties : abus parmi lesquels 1’ambition des prêtres et leurs sacrilèges malversations ont tenu le premier rang ». En lui attribuant la devise Liberté, Égalité, Fraternité, Louis Blanc donnait à cette dernière ses « lettres de noblesse » tant maçonniques que républicaines.

En affirmant que cette devise est celle de la Maçonnerie devant le Gouvernement provisoire, les délégués du Grand Orient de France11 donnent à la Maçonnerie française tout entière, et pas seulement à elle, la devise, toute récente, de la République française.

Le frère Adolphe Crémieux (1796-1880), membre du Gouvernement provisoire, répondit en ces termes au discours du Grand Maître adjoint : « … dans tous les temps, dans toutes

9. Robert Amadou, article cité dans l’introduction.10. Disponible sur le site Gallica.bnf.fr11. La Grande Loge Nationale de France, qui ne survivra qu’un an, sera créée en 1848, mais n’existe pas encore. Le Grand Orient gère les loges pratiquant le Rite Français, celles du Rite Écossais Ancien et Accepté sont gérées directement par le Suprême Conseil de France (voir Emmanuel Rebold, Histoire des trois grandes loges de francs-maçons en France – disponible sur Google Books).

LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ

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les circonstances, sous l’oppression de la pensée comme dans la tyrannie du pouvoir, la Maçonnerie a répété sans cesse ces mots sublimes : “Liberté, égalité, fraternité12”… »

La devise sera inscrite dans les constitutions du Grand Orient dès 1849.

«  Le  13  avril  1849,  son  assemblée  générale  vote la  définition  suivante  de  la  Maçonnerie  :  “La Franc-maçonnerie, institution essentiellement philanthropique,  philosophique et  progressive, a pour base l’existence de Dieu et l’immortalité de  l’âme.  Elle  a  pour  objet  l’exercice  de  la bienfaisance,  l’étude de la morale universelle, des sciences et des arts, et la pratique de toutes les vertus ; sa devise a été de tous temps : ‘Liberté, Égalité, Fraternité.’” »Source : Alain Bauer, Le Grand Orient de France.

l Ce double mensonge est-il une tentative de manipulation ?

Si l’on s’en tient au point de vue de l’historien, nous venons d’assister à une manipulation de la réalité historique… Cependant, la rigueur de l’historien ne reflète pas forcément l’ensemble d’une réalité.

Nous pensons que Bertrand tout comme Crémieux croyaient énoncer une vérité historique, sinon littéralement, du moins philosophiquement.

12. Ouvrage cité en note 11, p. 213