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Honoré de Balzac

LE PÈRE GORIOT

LA COMÉDIE HUMAINE,ÉTUDES DE MŒURS,

SCÈNES DE LA VIEPARISIENNE

1843

bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

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LE PÈRE GORIOT.

AU GRAND ET ILLUSTRE GEOFFROY-SAINT-HILAIRE,

Comme un témoignage d’admiration de sestravaux et de son génie.

DE BALZAC.

Madame Vauquer, née de Conflans, est unevieille femme qui, depuis quarante ans, tientà Paris une pension bourgeoise établie rueNeuve-Sainte-Geneviève, entre le quartier latinet le faubourg Saint-Marceau. Cette pension,connue sous le nom de la Maison Vauquer, ad-met également des hommes et des femmes,des jeunes gens et des vieillards, sans que ja-mais la médisance ait attaqué les mœurs dece respectable établissement. Mais aussi de-

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puis trente ans ne s’y était-il jamais vu de jeunepersonne, et pour qu’un jeune homme y de-meure, sa famille doit-elle lui faire une bienmaigre pension. Néanmoins, en 1819, époqueà laquelle ce drame commence, il s’y trouvaitune pauvre jeune fille. En quelque discréditque soit tombé le mot drame par la manièreabusive et tortionnaire dont il a été prodiguédans ces temps de douloureuse littérature, ilest nécessaire de l’employer ici : non que cettehistoire soit dramatique dans le sens vrai dumot ; mais, l’œuvre accomplie, peut-être aura-t-on versé quelques larmes intra muros et extra.Sera-t-elle comprise au delà de Paris ? le douteest permis. Les particularités de cette scènepleine d’observations et de couleurs locales nepeuvent être appréciées qu’entre les buttes deMontmartre et les hauteurs de Montrouge,dans cette illustre vallée de plâtras incessam-ment près de tomber et de ruisseaux noirs deboue ; vallée remplie de souffrances réelles, dejoies souvent fausses, et si terriblement agitée

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qu’il faut je ne sais quoi d’exorbitant pour yproduire une sensation de quelque durée. Ce-pendant il s’y rencontre çà et là des douleursque l’agglomération des vices et des vertusrend grandes et solennelles : à leur aspect, leségoïsmes, les intérêts, s’arrêtent et s’apitoient ;mais l’impression qu’ils en reçoivent estcomme un fruit savoureux promptement dévo-ré. Le char de la civilisation, semblable à ce-lui de l’idole de Jaggernat, à peine retardé parun cœur moins facile à broyer que les autres etqui enraye sa roue, l’a brisé bientôt et continuesa marche glorieuse. Ainsi ferez-vous, vous quitenez ce livre d’une main blanche, vous quivous enfoncez dans un moelleux fauteuil envous disant : Peut-être ceci va-t-il m’amuser.Après avoir lu les secrètes infortunes du pèreGoriot, vous dînerez avec appétit en mettantvotre insensibilité sur le compte de l’auteur, enle taxant d’exagération, en l’accusant de poé-sie. Ah ! sachez-le : ce drame n’est ni une fic-tion, ni un roman. All is true, il est si véritable,

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que chacun peut en reconnaître les élémentschez soi, dans son cœur peut-être.

La maison où s’exploite la pension bour-geoise appartient à madame Vauquer. Elle estsituée dans le bas de la rue Neuve-Sainte-Ge-neviève, à l’endroit où le terrain s’abaisse versla rue de l’Arbalète par une pente si brusque etsi rude que les chevaux la montent ou la des-cendent rarement. Cette circonstance est favo-rable au silence qui règne dans ces rues serréesentre le dôme du Val-de-Grâce et le dôme duPanthéon, deux monuments qui changent lesconditions de l’atmosphère en y jetant des tonsjaunes, en y assombrissant tout par les teintessévères que projettent leurs coupoles. Là, lespavés sont secs, les ruisseaux n’ont ni boue nieau, l’herbe croît le long des murs. L’homme leplus insouciant s’y attriste comme tous les pas-sants, le bruit d’une voiture y devient un évé-nement, les maisons y sont mornes, les mu-railles y sentent la prison. Un Parisien égaréne verrait là que des pensions bourgeoises ou

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des Institutions, de la misère ou de l’ennui,de la vieillesse qui meurt, de la joyeuse jeu-nesse contrainte à travailler. Nul quartier deParis n’est plus horrible, ni, disons-le, plus in-connu. La rue Neuve-Sainte-Geneviève surtoutest comme un cadre de bronze, le seul quiconvienne à ce récit, auquel on ne saurait troppréparer l’intelligence par des couleurs brunes,par des idées graves ; ainsi que, de marche enmarche, le jour diminue et le chant du conduc-teur se creuse, alors que le voyageur descendaux Catacombes. Comparaison vraie ! Qui dé-cidera de ce qui est plus horrible à voir, ou descœurs desséchés, ou des crânes vides ?

La façade de la pension donne sur un jar-dinet, en sorte que la maison tombe à angledroit sur la rue Neuve-Sainte-Geneviève, oùvous la voyez coupée dans sa profondeur. Lelong de cette façade, entre la maison et le jardi-net, règne un cailloutis en cuvette, large d’unetoise, devant lequel est une allée sablée, bor-dée de géraniums, de lauriers-roses et de gre-

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nadiers plantés dans de grands vases enfaïence bleue et blanche. On entre dans cetteallée par une porte bâtarde, surmontée d’unécriteau sur lequel est écrit : MAISON-VAU-QUER, et dessous : Pension bourgeoise des deuxsexes et autres. Pendant le jour, une porte àclaire-voie, armée d’une sonnette criarde,laisse apercevoir au bout du petit pavé, surle mur opposé à la rue, une arcade peinte enmarbre vert par un artiste du quartier. Sousle renfoncement que simule cette peinture,s’élève une statue représentant l’Amour. À voirle vernis écaillé qui la couvre, les amateurs desymboles y découvriraient peut-être un mythede l’amour parisien qu’on guérit à quelques pasde là. Sous le socle, cette inscription à demieffacée rappelle le temps auquel remonte cetornement par l’enthousiasme dont il témoignepour Voltaire, rentré dans Paris en 1777 :

Qui que tu sois, voici ton maître :Il l’est, le fut, ou le doit être.

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À la nuit tombante, la porte à claire-voieest remplacée par une porte pleine. Le jardinet,aussi large que la façade est longue, se trouveencaissé par le mur de la rue et par le mur mi-toyen de la maison voisine, le long de laquellepend un manteau de lierre qui la cache entière-ment, et attire les yeux des passants par un ef-fet pittoresque dans Paris. Chacun de ces mursest tapissé d’espaliers et de vignes dont lesfructifications grêles et poudreuses sont l’ob-jet des craintes annuelles de madame Vauqueret de ses conversations avec les pensionnaires.Le long de chaque muraille, règne une étroiteallée qui mène à un couvert de tilleuls, mot quemadame Vauquer, quoique née de Conflans,prononce obstinément tieuilles, malgré les ob-servations grammaticales de ses hôtes. Entreles deux allées latérales est un carré d’arti-chauts flanqué d’arbres fruitiers en quenouille,et bordé d’oseille, de laitue ou de persil. Sous lecouvert de tilleuls est plantée une table ronde

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peinte en vert, et entourée de sièges. Là, du-rant les jours caniculaires, les convives assezriches pour se permettre de prendre du café,viennent le savourer par une chaleur capablede faire éclore des œufs. La façade, élevée detrois étages et surmontée de mansardes, estbâtie en moellons et badigeonnée avec cettecouleur jaune qui donne un caractère ignoble àpresque toutes les maisons de Paris. Les cinqcroisées percées à chaque étage ont de petitscarreaux et sont garnies de jalousies dont au-cune n’est relevée de la même manière, ensorte que toutes leurs lignes jurent entre elles.La profondeur de cette maison comporte deuxcroisées qui, au rez-de-chaussée, ont pour or-nement des barreaux en fer, grillagés. Derrièrele bâtiment est une cour large d’environ vingtpieds, où vivent en bonne intelligence des co-chons, des poules, des lapins, et au fond de la-quelle s’élève un hangar à serrer le bois. Entrece hangar et la fenêtre de la cuisine se suspendle garde-manger, au-dessous duquel tombent

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les eaux grasses de l’évier. Cette cour a sur larue Neuve-Sainte-Geneviève une porte étroitepar où la cuisinière chasse les ordures de lamaison en nettoyant cette sentine à grand ren-fort d’eau, sous peine de pestilence.

Naturellement destiné à l’exploitation de lapension bourgeoise, le rez-de-chaussée secompose d’une première pièce éclairée par lesdeux croisées de la rue, et où l’on entre parune porte-fenêtre. Ce salon communique à unesalle à manger qui est séparée de la cuisine parla cage d’un escalier dont les marches sont enbois et en carreaux mis en couleur et frottés.Rien n’est plus triste à voir que ce salon meubléde fauteuils et de chaises en étoffe de crin àraies alternativement mates et luisantes. Aumilieu se trouve une table ronde à dessus demarbre Sainte-Anne, décorée de ce cabaret enporcelaine blanche ornée de filets d’or effacésà demi, que l’on rencontre partout aujourd’hui.Cette pièce, assez mal planchéiée, est lambris-sée à hauteur d’appui. Le surplus des parois

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est tendu d’un papier verni représentant lesprincipales scènes de Télémaque, et dont lesclassiques personnages sont coloriés. Le pan-neau d’entre les croisées grillagées offre auxpensionnaires le tableau du festin donné aufils d’Ulysse par Calypso. Depuis quarante anscette peinture excite les plaisanteries desjeunes pensionnaires, qui se croient supérieursà leur position en se moquant du dîner auquella misère les condamne. La cheminée enpierre, dont le foyer toujours propre attestequ’il ne s’y fait de feu que dans les grandesoccasions, est ornée de deux vases pleins defleurs artificielles, vieillies et encagées, qui ac-compagnent une pendule en marbre bleuâtredu plus mauvais goût. Cette première pièce ex-hale une odeur sans nom dans la langue, etqu’il faudrait appeler l’odeur de pension. Ellesent le renfermé, le moisi, le rance ; elle donnefroid, elle est humide au nez, elle pénètre lesvêtements ; elle a le goût d’une salle où l’ona dîné ; elle pue le service, l’office, l’hospice.

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Peut-être pourrait-elle se décrire si l’on inven-tait un procédé pour évaluer les quantités élé-mentaires et nauséabondes qu’y jettent les at-mosphères catarrhales et sui generis de chaquepensionnaire, jeune ou vieux. Eh ! bien, malgréces plates horreurs, si vous le compariez à lasalle à manger, qui lui est contiguë, vous trou-veriez ce salon élégant et parfumé comme doitl’être un boudoir. Cette salle, entièrement boi-sée, fut jadis peinte en une couleur indistincteaujourd’hui, qui forme un fond sur lequel lacrasse a imprimé ses couches de manière à ydessiner des figures bizarres. Elle est plaquéede buffets gluants sur lesquels sont des carafeséchancrées, ternies, des ronds de moiré mé-tallique, des piles d’assiettes en porcelaineépaisse, à bords bleus, fabriquées à Tournai.Dans un angle est placée une boîte à cases nu-mérotées qui sert à garder les serviettes, ou ta-chées ou vineuses, de chaque pensionnaire. Ils’y rencontre de ces meubles indestructibles,proscrits partout, mais placés là comme le sont

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les débris de la civilisation aux Incurables.Vous y verriez un baromètre à capucin qui sortquand il pleut, des gravures exécrables quiôtent l’appétit, toutes encadrées en bois noirverni à filets dorés ; un cartel en écaille in-crustée de cuivre ; un poêle vert, des quinquetsd’Argand où la poussière se combine avecl’huile, une longue table couverte en toile ciréeassez grasse pour qu’un facétieux externe yécrive son nom en se servant de son doigtcomme de style, des chaises estropiées, de pe-tits paillassons piteux en sparterie qui se dé-roule toujours sans se perdre jamais, puis deschaufferettes misérables à trous cassés, à char-nières défaites, dont le bois se carbonise. Pourexpliquer combien ce mobilier est vieux, cre-vassé, pourri, tremblant, rongé, manchot,borgne, invalide, expirant, il faudrait en faireune description qui retarderait trop l’intérêt decette histoire, et que les gens pressés ne par-donneraient pas. Le carreau rouge est plein devallées produites par le frottement ou par les

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mises en couleur. Enfin, là règne la misère sanspoésie ; une misère économe, concentrée, râ-pée. Si elle n’a pas de fange encore, elle a destaches ; si elle n’a ni trous ni haillons, elle vatomber en pourriture.

Cette pièce est dans tout son lustre au mo-ment où, vers sept heures du matin, le chat demadame Vauquer précède sa maîtresse ; sautesur les buffets, y flaire le lait que contiennentplusieurs jattes couvertes d’assiettes, et fait en-tendre son rourou matinal. Bientôt la veuve semontre, attifée de son bonnet de tulle sous le-quel pend un tour de faux cheveux mal mis,elle marche en traînassant ses pantoufles gri-macées. Sa face vieillotte, grassouillette, dumilieu de laquelle sort un nez à bec de perro-quet ; ses petites mains potelées, sa personnedodue comme un rat d’église, son corsage tropplein et qui flotte, sont en harmonie avec cettesalle où suinte le malheur, où s’est blottie laspéculation, et dont madame Vauquer respirel’air chaudement fétide sans en être écœurée.

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Sa figure fraîche comme une première geléed’automne, ses yeux ridés, dont l’expressionpasse du sourire prescrit aux danseuses àl’amer renfrognement de l’escompteur, enfintoute sa personne explique la pension, commela pension implique sa personne. Le bagne neva pas sans l’argousin, vous n’imagineriez pasl’un sans l’autre. L’embonpoint blafard de cettepetite femme est le produit de cette vie,comme le typhus est la conséquence des ex-halaisons d’un hôpital. Son jupon de laine tri-cotée, qui dépasse sa première jupe faite avecune vieille robe, et dont la ouate s’échappepar les fentes de l’étoffe lézardée, résume lesalon, la salle à manger, le jardinet, annoncela cuisine et fait pressentir les pensionnaires.Quand elle est là, ce spectacle est complet.Âgée d’environ cinquante ans, madame Vau-quer ressemble à toutes les femmes qui ont eudes malheurs. Elle a l’œil vitreux, l’air innocentd’une entremetteuse qui va se gendarmer pourse faire payer plus cher, mais d’ailleurs prête à

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tout pour adoucir son sort, à livrer Georges ouPichegru, si Georges ou Pichegru étaient en-core à livrer. Néanmoins, elle est bonne femmeau fond, disent les pensionnaires, qui la croientsans fortune en l’entendant geindre et toussercomme eux. Qu’avait été monsieur Vauquer ?Elle ne s’expliquait jamais sur le défunt. Com-ment avait-il perdu sa fortune ? Dans les mal-heurs, répondait-elle. Il s’était mal conduit en-vers elle, ne lui avait laissé que les yeux pourpleurer, cette maison pour vivre, et le droit dene compatir à aucune infortune, parce que, di-sait-elle, elle avait souffert tout ce qu’il est pos-sible de souffrir. En entendant trottiner sa maî-tresse, la grosse Sylvie, la cuisinière, s’empres-sait de servir le déjeuner des pensionnaires in-ternes.

Généralement les pensionnaires externesne s’abonnaient qu’au dîner, qui coûtait trentefrancs par mois. À l’époque où cette histoirecommence, les internes étaient au nombre desept. Le premier étage contenait les deux

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meilleurs appartements de la maison. MadameVauquer habitait le moins considérable, etl’autre appartenait à madame Couture, veuved’un Commissaire-Ordonnateur de la Répu-blique française. Elle avait avec elle une trèsjeune personne, nommée Victorine Taillefer, àqui elle servait de mère. La pension de cesdeux dames montait à dix-huit cents francs.Les deux appartements du second étaient oc-cupés, l’un par un vieillard nommé Poiret ;l’autre, par un homme âgé d’environ quaranteans, qui portait une perruque noire, se teignaitles favoris, se disait ancien négociant, et s’ap-pelait monsieur Vautrin. Le troisième étage secomposait de quatre chambres, dont deuxétaient louées, l’une par une vieille fille nom-mée mademoiselle Michonneau ; l’autre, parun ancien fabricant de vermicelles, de pâtesd’Italie et d’amidon, qui se laissait nommer lePère Goriot. Les deux autres chambres étaientdestinées aux oiseaux de passage, à ces in-fortunés étudiants qui, comme le père Goriot

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et mademoiselle Michonneau, ne pouvaientmettre que quarante-cinq francs par mois àleur nourriture et à leur logement ; mais ma-dame Vauquer souhaitait peu leur présence etne les prenait que quand elle ne trouvait pasmieux : ils mangeaient trop de pain. En ce mo-ment, l’une de ces deux chambres appartenaità un jeune homme venu des environs d’Angou-lême à Paris pour y faire son Droit, et dontla nombreuse famille se soumettait aux plusdures privations afin de lui envoyer douzecents francs par an. Eugène de Rastignac, ainsise nommait-il, était un de ces jeunes gens fa-çonnés au travail par le malheur, qui com-prennent dès le jeune âge les espérances queleurs parents placent en eux, et qui se pré-parent une belle destinée en calculant déjà laportée de leurs études, et, les adaptant paravance au mouvement futur de la société, pourêtre les premiers à la pressurer. Sans ses ob-servations curieuses et l’adresse avec laquelleil sut se produire dans les salons de Paris, ce

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récit n’eût pas été coloré des tons vrais qu’ildevra sans doute à son esprit sagace et à sondésir de pénétrer les mystères d’une situationépouvantable aussi soigneusement cachée parceux qui l’avaient créée que par celui qui la su-bissait.

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Au-dessus de ce troisième étage étaient ungrenier à étendre le linge et deux mansardes oùcouchaient un garçon de peine, nommé Chris-tophe, et la grosse Sylvie, la cuisinière. Outreles sept pensionnaires internes, madame Vau-quer avait, bon an, mal an, huit étudiants enDroit ou en Médecine, et deux ou trois habi-tués qui demeuraient dans le quartier, abonnéstous pour le dîner seulement. La salle conte-nait à dîner dix-huit personnes et pouvait enadmettre une vingtaine ; mais le matin, il nes’y trouvait que sept locataires dont la réunionoffrait pendant le déjeuner l’aspect d’un repasde famille. Chacun descendait en pantoufles,se permettait des observations confidentiellessur la mise ou sur l’air des externes, et sur lesévénements de la soirée précédente, en s’ex-primant avec la confiance de l’intimité. Cessept pensionnaires étaient les enfants gâtés demadame Vauquer, qui leur mesurait avec uneprécision d’astronome les soins et les égards,d’après le chiffre de leurs pensions. Une même

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considération affectait ces êtres rassembléspar le hasard. Les deux locataires du second nepayaient que soixante-douze francs par mois.Ce bon marché, qui ne se rencontre que dansle faubourg Saint-Marcel, entre la Bourbe etla Salpêtrière, et auquel madame Couture fai-sait seule exception, annonce que ces pension-naires devaient être sous le poids de malheursplus ou moins apparents. Aussi le spectacle dé-solant que présentait l’intérieur de cette mai-son se répétait-il dans le costume de ses ha-bitués, également délabrés. Les hommes por-taient des redingotes dont la couleur était de-venue problématique, des chaussures commeil s’en jette au coin des bornes dans les quar-tiers élégants, du linge élimé, des vêtementsqui n’avaient plus que l’âme. Les femmesavaient des robes passées, reteintes, déteintes,de vieilles dentelles raccommodées, des gantsglacés par l’usage, des collerettes toujoursrousses et des fichus éraillés. Si tels étaientles habits, presque tous montraient des corps

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solidement charpentés, des constitutions quiavaient résisté aux tempêtes de la vie, desfaces froides, dures, effacées comme celles desécus démonétisés. Les bouches flétries étaientarmées de dents avides. Ces pensionnaires fai-saient pressentir des drames accomplis ou enaction ; non pas de ces drames joués à la lueurdes rampes, entre des toiles peintes, mais desdrames vivants et muets, des drames glacésqui remuaient chaudement le cœur, desdrames continus.

La vieille demoiselle Michonneau gardaitsur ses yeux fatigués un crasseux abat-jour entaffetas vert, cerclé par du fil d’archal qui auraiteffarouché l’ange de la Pitié. Son châle àfranges maigres et pleurardes semblait couvrirun squelette, tant les formes qu’il cachaitétaient anguleuses. Quel acide avait dépouillécette créature de ses formes féminines ? elledevait avoir été jolie et bien faite : était-ce levice, le chagrin, la cupidité ? avait-elle tropaimé, avait-elle été marchande à la toilette,

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ou seulement courtisane ? Expiait-elle lestriomphes d’une jeunesse insolente au-devantde laquelle s’étaient rués les plaisirs par unevieillesse que fuyaient les passants ? Son re-gard blanc donnait froid, sa figure rabougriemenaçait. Elle avait la voix clairette d’une ci-gale criant dans son buisson aux approches del’hiver. Elle disait avoir pris soin d’un vieuxmonsieur affecté d’un catarrhe à la vessie, etabandonné par ses enfants, qui l’avaient crusans ressource. Ce vieillard lui avait léguémille francs de rente viagère, périodiquementdisputés par les héritiers, aux calomnies des-quels elle était en butte. Quoique le jeu despassions eût ravagé sa figure, il s’y trouvait en-core certains vestiges d’une blancheur et d’unefinesse dans le tissu qui permettaient de sup-poser que le corps conservait quelques restesde beauté.

Monsieur Poiret était une espèce de méca-nique. En l’apercevant s’étendre comme uneombre grise le long d’une allée au Jardin-des-

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Plantes, la tête couverte d’une vieille casquetteflasque, tenant à peine sa canne à pommed’ivoire jauni dans sa main, laissant flotter lespans flétris de sa redingote qui cachait malune culotte presque vide, et des jambes enbas bleus qui flageolaient comme celles d’unhomme ivre, montrant son gilet blanc sale etson jabot de grosse mousseline recroquevilléequi s’unissait imparfaitement à sa cravate cor-dée autour de son cou de dindon, bien des gensse demandaient si cette ombre chinoise appar-tenait à la race audacieuse des fils de Japhetqui papillonnent sur le boulevard italien. Queltravail avait pu le ratatiner ainsi ? quelle pas-sion avait bistré sa face bulbeuse, qui, dessi-née en caricature, aurait paru hors du vrai ? Cequ’il avait été ? mais peut-être avait-il été em-ployé au Ministère de la Justice, dans le bu-reau où les exécuteurs des hautes-œuvres en-voient leurs mémoires de frais, le compte desfournitures de voiles noirs pour les parricides,de son pour les paniers, de ficelle pour les cou-

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teaux. Peut-être avait-il été receveur à la ported’un abattoir, ou sous-inspecteur de salubri-té. Enfin, cet homme semblait avoir été l’undes ânes de notre grand moulin social, l’un deces Ratons parisiens qui ne connaissent mêmepas leurs Bertrands, quelque pivot sur lequelavaient tourné les infortunes ou les saletés pu-bliques, enfin l’un de ces hommes dont nousdisons, en les voyant : Il en faut pourtant commeça. Le beau Paris ignore ces figures blêmesde souffrances morales ou physiques. Mais Pa-ris est un véritable océan. Jetez-y la sonde,vous n’en connaîtrez jamais la profondeur. Par-courez-le, décrivez-le ? quelque soin que vousmettiez à le parcourir, à le décrire ; quelquenombreux et intéressés que soient les explora-teurs de cette mer, il s’y rencontrera toujoursun lieu vierge, un antre inconnu, des fleurs,des perles, des monstres, quelque chose d’in-ouï, oublié par les plongeurs littéraires. La Mai-son Vauquer est une de ces monstruosités cu-rieuses.

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Deux figures y formaient un contraste frap-pant avec la masse des pensionnaires et deshabitués. Quoique mademoiselle VictorineTaillefer eût une blancheur maladive sem-blable à celle des jeunes filles attaquées dechlorose, et qu’elle se rattachât à la souffrancegénérale qui faisait le fond de ce tableau, parune tristesse habituelle, par une contenancegênée, par un air pauvre et grêle, néanmoinsson visage n’était pas vieux, ses mouvementset sa voix étaient agiles. Ce jeune malheur res-semblait à un arbuste aux feuilles jaunies, fraî-chement planté dans un terrain contraire. Saphysionomie roussâtre, ses cheveux d’unblond fauve, sa taille trop mince, exprimaientcette grâce que les poètes modernes trouvaientaux statuettes du Moyen-Âge. Ses yeux grismélangés de noir exprimaient une douceur,une résignation chrétiennes. Ses vêtementssimples, peu coûteux, trahissaient des formesjeunes. Elle était jolie par juxtaposition. Heu-reuse, elle eût été ravissante : le bonheur est la

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poésie des femmes, comme la toilette en est lefard. Si la joie d’un bal eût reflété ses teintes ro-sées sur ce visage pâle ; si les douceurs d’unevie élégante eussent rempli, eussent vermillon-né ces joues déjà légèrement creusées ; sil’amour eût ranimé ces yeux tristes, Victorineaurait pu lutter avec les plus belles jeunesfilles. Il lui manquait ce qui crée une secondefois la femme, les chiffons et les billets doux.Son histoire eût fourni le sujet d’un livre. Sonpère croyait avoir des raisons pour ne pas lareconnaître, refusait de la garder près de lui,ne lui accordait que six cents francs par an, etavait dénaturé sa fortune, afin de pouvoir latransmettre en entier à son fils. Parente éloi-gnée de la mère de Victorine, qui jadis étaitvenue mourir de désespoir chez elle, madameCouture prenait soin de l’orpheline comme deson enfant. Malheureusement la veuve duCommissaire-Ordonnateur des armées de laRépublique ne possédait rien au monde queson douaire et sa pension ; elle pouvait laisser

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un jour cette pauvre fille, sans expérience etsans ressources, à la merci du monde. Labonne femme menait Victorine à la messe tousles dimanches, à confesse tous les quinzejours, afin d’en faire à tout hasard une fillepieuse. Elle avait raison. Les sentiments reli-gieux offraient un avenir à cet enfant désa-voué, qui aimait son père, qui tous les anss’acheminait chez lui pour y apporter le pardonde sa mère ; mais qui, tous les ans, se cognaitcontre la porte de la maison paternelle, inexo-rablement fermée. Son frère, son unique mé-diateur, n’était pas venu la voir une seule foisen quatre ans, et ne lui envoyait aucun se-cours. Elle suppliait Dieu de dessiller les yeuxde son père, d’attendrir le cœur de son frère,et priait pour eux sans les accuser. MadameCouture et madame Vauquer ne trouvaient pasassez de mots dans le dictionnaire des injurespour qualifier cette conduite barbare. Quandelles maudissaient ce millionnaire infâme, Vic-torine faisait entendre de douces paroles, sem-

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blables au chant du ramier blessé, dont le cride douleur exprime encore l’amour.

Eugène de Rastignac avait un visage toutméridional, le teint blanc, des cheveux noirs,des yeux bleus. Sa tournure, ses manières, sapose habituelle dénotaient le fils d’une famillenoble, où l’éducation première n’avait compor-té que des traditions de bon goût. S’il était mé-nager de ses habits, si les jours ordinaires ilachevait d’user les vêtements de l’an passé,néanmoins il pouvait sortir quelquefois miscomme l’est un jeune homme élégant. Ordinai-rement il portait une vieille redingote, un mau-vais gilet, la méchante cravate noire, flétrie,mal nouée de l’Étudiant, un pantalon à l’ave-nant et des bottes ressemelées.

Entre ces deux personnages et les autres,Vautrin, l’homme de quarante ans, à favorispeints, servait de transition. Il était un de cesgens dont le peuple dit : Voilà un fameuxgaillard ! Il avait les épaules larges, le buste

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bien développé, les muscles apparents, desmains épaisses, carrées et fortement marquéesaux phalanges par des bouquets de poils touf-fus et d’un roux ardent. Sa figure, rayée pardes rides prématurées, offrait des signes de du-reté que démentaient ses manières souples etliantes. Sa voix de basse-taille, en harmonieavec sa grosse gaieté, ne déplaisait point. Ilétait obligeant et rieur. Si quelque serrure allaitmal, il l’avait bientôt démontée, rafistolée, hui-lée, limée, remontée, en disant : Ça meconnaît. Il connaissait tout d’ailleurs, les vais-seaux, la mer, la France, l’étranger, les affaires,les hommes, les événements, les lois, les hôtelset les prisons. Si quelqu’un se plaignait partrop, il lui offrait aussitôt ses services. Il avaitprêté plusieurs fois de l’argent à madame Vau-quer et à quelques pensionnaires ; mais sesobligés seraient morts plutôt que de ne pasle lui rendre, tant, malgré son air bonhomme,il imprimait de crainte par un certain regardprofond et plein de résolution. À la manière

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dont il lançait un jet de salive, il annonçait unsang-froid imperturbable qui ne devait pas lefaire reculer devant un crime pour sortir d’uneposition équivoque. Comme un juge sévère,son œil semblait aller au fond de toutes lesquestions, de toutes les consciences, de tousles sentiments. Ses mœurs consistaient à sortiraprès le déjeuner, à revenir pour dîner, à dé-camper pour toute la soirée, et à rentrer versminuit, à l’aide d’un passe-partout que lui avaitconfié madame Vauquer. Lui seul jouissait decette faveur. Mais aussi était-il au mieux avecla veuve, qu’il appelait maman en la saisissantpar la taille, flatterie peu comprise ! La bonnefemme croyait la chose encore facile, tandisque Vautrin seul avait les bras assez longs pourpresser cette pesante circonférence. Un traitde son caractère était de payer généreusementquinze francs par mois pour le gloria qu’il pre-nait au dessert. Des gens moins superficielsque ne l’étaient ces jeunes gens emportés parles tourbillons de la vie parisienne, ou ces

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vieillards indifférents à ce qui ne les touchaitpas directement, ne se seraient pas arrêtés àl’impression douteuse que leur causait Vautrin.Il savait ou devinait les affaires de ceux quil’entouraient, tandis que nul ne pouvait péné-trer ni ses pensées ni ses occupations. Quoi-qu’il eût jeté son apparente bonhomie, saconstante complaisance et sa gaieté commeune barrière entre les autres et lui, souventil laissait percer l’épouvantable profondeur deson caractère. Souvent une boutade digne deJuvénal, et par laquelle il semblait se com-plaire à bafouer les lois, à fouetter la hautesociété, à la convaincre d’inconséquence avecelle-même, devait faire supposer qu’il gardaitrancune à l’état social, et qu’il y avait au fondde sa vie un mystère soigneusement enfoui.

Attirée, peut-être à son insu, par la forcede l’un ou par la beauté de l’autre, mademoi-selle Taillefer partageait ses regards furtifs, sespensées secrètes, entre ce quadragénaire et lejeune étudiant ; mais aucun d’eux ne paraissait

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songer à elle, quoique d’un jour à l’autre lehasard pût changer sa position et la rendreun riche parti. D’ailleurs aucune de ces per-sonnes ne se donnait la peine de vérifier si lesmalheurs allégués par l’une d’elles étaient fauxou véritables. Toutes avaient les unes pour lesautres une indifférence mêlée de défiance quirésultait de leurs situations respectives. Ellesse savaient impuissantes à soulager leurspeines, et toutes avaient en se les contant épui-sé la coupe des condoléances. Semblables à devieux époux, elles n’avaient plus rien à se dire.Il ne restait donc entre elles que les rapportsd’une vie mécanique, le jeu de rouages sanshuile. Toutes devaient passer droit dans la ruedevant un aveugle, écouter sans émotion le ré-cit d’une infortune, et voir dans une mort la so-lution d’un problème de misère qui les rendaitfroides à la plus terrible agonie. La plus heu-reuse de ces âmes désolées était madame Vau-quer, qui trônait dans cet hospice libre. Pourelle seule ce petit jardin, que le silence et le

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froid, le sec et l’humide faisaient vaste commeun steppe, était un riant bocage. Pour elle seulecette maison jaune et morne, qui sentait levert-de-gris du comptoir, avait des délices. Cescabanons lui appartenaient. Elle nourrissaitces forçats acquis à des peines perpétuelles,en exerçant sur eux une autorité respectée. Oùces pauvres êtres auraient-ils trouvé dans Pa-ris, au prix où elle les donnait, des alimentssains, suffisants, et un appartement qu’ilsétaient maîtres de rendre, sinon élégant oucommode, du moins propre et salubre ? Se fût-elle permis une injustice criante, la victimel’aurait supportée sans se plaindre.

Une réunion semblable devait offrir et of-frait en petit les éléments d’une société com-plète. Parmi les dix-huit convives il se rencon-trait, comme dans les collèges, comme dansle monde, une pauvre créature rebutée, unsouffre-douleur sur qui pleuvaient les plaisan-teries. Au commencement de la seconde an-née, cette figure devint pour Eugène de Rasti-

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gnac la plus saillante de toutes celles au mi-lieu desquelles il était condamné à vivre en-core pendant deux ans. Ce Patiras était l’ancienvermicellier, le père Goriot, sur la tête duquelun peintre aurait, comme l’historien, fait tom-ber toute la lumière du tableau. Par quel hasardce mépris à demi haineux, cette persécutionmélangée de pitié, ce non-respect du malheuravaient-ils frappé le plus ancien pensionnaire ?Y avait-il donné lieu par quelques-uns de cesridicules ou de ces bizarreries que l’on par-donne moins qu’on ne pardonne des vices ?Ces questions tiennent de près à bien des in-justices sociales. Peut-être est-il dans la naturehumaine de tout faire supporter à qui souffretout par humilité vraie, par faiblesse ou par in-différence. N’aimons-nous pas tous à prouvernotre force aux dépens de quelqu’un ou dequelque chose ? L’être le plus débile, le gaminsonne à toutes les portes quand il gèle, ou sehisse pour écrire son nom sur un monumentvierge.

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Le père Goriot, vieillard de soixante-neufans environ, s’était retiré chez madame Vau-quer, en 1813, après avoir quitté les affaires.Il y avait d’abord pris l’appartement occupépar madame Couture, et donnait alors douzecents francs de pension, en homme pour quicinq louis de plus ou de moins étaient unebagatelle. Madame Vauquer avait rafraîchi lestrois chambres de cet appartement moyennantune indemnité préalable qui paya, dit-on, lavaleur d’un méchant ameublement composéde rideaux en calicot jaune, de fauteuils enbois verni couverts en velours d’Utrecht, dequelques peintures à la colle, et de papiers querefusaient les cabarets de la banlieue. Peut-êtrel’insouciante générosité que mit à se laisser at-traper le père Goriot, qui vers cette époqueétait respectueusement nommé monsieur Go-riot, le fit-elle considérer comme un imbécilequi ne connaissait rien aux affaires. Goriot vintmuni d’une garde-robe bien fournie, le trous-seau magnifique du négociant qui ne se refuse

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rien en se retirant du commerce. Madame Vau-quer avait admiré dix-huit chemises de demi-hollande, dont la finesse était d’autant plus re-marquable que le vermicellier portait sur sonjabot dormant deux épingles unies par unechaînette, et dont chacune était montée d’ungros diamant. Habituellement vêtu d’un habitbleu-barbeau, il prenait chaque jour un gilet depiqué blanc, sous lequel fluctuait son ventrepiriforme et proéminent, qui faisait rebondirune lourde chaîne d’or garnie de breloques. Satabatière, également en or, contenait un mé-daillon plein de cheveux qui le rendaient enapparence coupable de quelques bonnes for-tunes. Lorsque son hôtesse l’accusa d’être ungalantin, il laissa errer sur ses lèvres le gai sou-rire du bourgeois dont on a flatté le dada. Sesormoires (il prononçait ce mot à la manièredu menu peuple) furent remplies par la nom-breuse argenterie de son ménage. Les yeux dela veuve s’allumèrent quand elle l’aida com-plaisamment à déballer et ranger les louches,

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les cuillers à ragoût, les couverts, les huiliers,les saucières, plusieurs plats, des déjeuners envermeil, enfin des pièces plus ou moins belles,pesant un certain nombre de marcs, et dont ilne voulait pas se défaire. Ces cadeaux lui rap-pelaient les solennités de sa vie domestique.« Ceci, dit-il à madame Vauquer en serrant unplat et une petite écuelle dont le couverclereprésentait deux tourterelles qui se becque-taient, est le premier présent que m’a fait mafemme, le jour de notre anniversaire. Pauvrebonne ! elle y avait consacré ses économiesde demoiselle. Voyez-vous, madame ? j’aime-rais mieux gratter la terre avec mes ongles quede me séparer de cela. Dieu merci ! je pour-rai prendre dans cette écuelle mon café tousles matins durant le reste de mes jours. Je nesuis pas à plaindre, j’ai sur la planche du painde cuit pour longtemps. » Enfin, madame Vau-quer avait bien vu, de son œil de pie, quelquesinscriptions sur le grand-livre qui, vaguementadditionnées, pouvaient faire à cet excellent

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Goriot un revenu d’environ huit à dix millefrancs. Dès ce jour, madame Vauquer, née deConflans, qui avait alors quarante-huit ans ef-fectifs et n’en acceptait que trente-neuf, eut desidées. Quoique le larmier des yeux de Goriotfût retourné, gonflé, pendant, ce qui l’obligeaità les essuyer assez fréquemment, elle lui trou-va l’air agréable et comme il faut. D’ailleursson mollet charnu, saillant, pronostiquait, au-tant que son long nez carré, des qualités mo-rales auxquelles paraissait tenir la veuve, etque confirmait la face lunaire et naïvementniaise du bonhomme. Ce devait être une bêtesolidement bâtie, capable de dépenser tout sonesprit en sentiment. Ses cheveux en ailes de pi-geon, que le coiffeur de l’école Polytechniquevint lui poudrer tous les matins, dessinaientcinq pointes sur son front bas, et décoraientbien sa figure. Quoique un peu rustaud, il étaitsi bien tiré à quatre épingles, il prenait si ri-chement son tabac, il le humait en homme sisûr de toujours avoir sa tabatière pleine de ma-

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couba, que le jour où monsieur Goriot s’ins-talla chez elle, madame Vauquer se coucha lesoir en rôtissant, comme une perdrix dans sabarde, au feu du désir qui la saisit de quitterle suaire du Vauquer pour renaître en Goriot.Se marier, vendre sa pension, donner le brasà cette fine fleur de bourgeoisie, devenir unedame notable dans le quartier, y quêter pourles indigents, faire de petites parties le di-manche à Choisy, Soissy, Gentilly ; aller auspectacle à sa guise, en loge, sans attendre lesbillets d’auteur que lui donnaient quelques-unsde ses pensionnaires, au mois de juillet ; ellerêva tout l’Eldorado des petits ménages pa-risiens. Elle n’avait avoué à personne qu’ellepossédait quarante mille francs amassés sou àsou. Certes elle se croyait, sous le rapport dela fortune, un parti sortable. « Quant au reste,je vaux bien le bonhomme ! » se dit-elle en seretournant dans son lit, comme pour s’attesterà elle-même des charmes que la grosse Sylvietrouvait chaque matin moulés en creux. Dès ce

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jour, pendant environ trois mois, la veuve Vau-quer profita du coiffeur de monsieur Goriot, etfit quelques frais de toilette, excusés par la né-cessité de donner à sa maison un certain dé-corum en harmonie avec les personnes hono-rables qui la fréquentaient. Elle s’intrigua beau-coup pour changer le personnel de ses pen-sionnaires, en affichant la prétention de n’ac-cepter désormais que les gens les plus distin-gués sous tous les rapports. Un étranger seprésentait-il, elle lui vantait la préférence quemonsieur Goriot, un des négociants les plusnotables et les plus respectables de Paris, luiavait accordée. Elle distribua des prospectusen tête desquels se lisait : MAISON VAUQUER.« C’était, disait-elle, une des plus anciennes etdes plus estimées pensions bourgeoises dupays latin. Il y existait une vue des plusagréables sur la vallée des Gobelins (on l’aper-cevait du troisième étage), et un joli jardin,au bout duquel S’ÉTENDAIT une ALLÉE detilleuls. » Elle y parlait du bon air et de la so-

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litude. Ce prospectus lui amena madame lacomtesse de l’Ambermesnil, femme de trente-six ans, qui attendait la fin de la liquidation etle règlement d’une pension qui lui était due,en qualité de veuve d’un général mort sur leschamps de bataille. Madame Vauquer soignasa table, fit du feu dans les salons pendant prèsde six mois, et tint si bien les promesses de sonprospectus, qu’elle y mit du sien. Aussi la com-tesse disait-elle à madame Vauquer, en l’ap-pelant chère amie, qu’elle lui procurerait la ba-ronne de Vaumerland et la veuve du colonelcomte Picquoiseau, deux de ses amies, quiachevaient au Marais leur terme dans une pen-sion plus coûteuse que ne l’était la Maison Vau-quer. Ces dames seraient d’ailleurs fort à leuraise quand les Bureaux de la Guerre auraientfini leur travail. « Mais, disait-elle, les Bureauxne terminent rien. » Les deux veuves mon-taient ensemble après le dîner dans la chambrede madame Vauquer, et y faisaient de petitescausettes en buvant du cassis et mangeant des

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friandises réservées pour la bouche de la maî-tresse. Madame de l’Ambermesnil approuvabeaucoup les vues de son hôtesse sur le Goriot,vues excellentes, qu’elle avait d’ailleurs devi-nées dès le premier jour ; elle le trouvait unhomme parfait.

— Ah ! ma chère dame, un homme saincomme mon œil, lui disait la veuve, un hommeparfaitement conservé, et qui peut donner en-core bien de l’agrément à une femme.

La comtesse fit généreusement des obser-vations à madame Vauquer sur sa mise, quin’était pas en harmonie avec ses prétentions.— Il faut vous mettre sur le pied de guerre,lui dit-elle. Après bien des calculs, les deuxveuves allèrent ensemble au Palais-Royal, oùelles achetèrent, aux Galeries de Bois, un cha-peau à plumes et un bonnet. La comtesse en-traîna son amie au magasin de La Petite Jean-nette, où elles choisirent une robe et uneécharpe. Quand ces munitions furent em-

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ployées, et que la veuve fut sous les armes, elleressembla parfaitement à l’enseigne du Bœuf àla Mode. Néanmoins elle se trouva si changéeà son avantage, qu’elle se crut l’obligée de lacomtesse, et, quoique peu donnante, elle la priad’accepter un chapeau de vingt francs. Ellecomptait, à la vérité, lui demander le servicede sonder Goriot et de la faire valoir auprèsde lui. Madame de l’Ambermesnil se prêta fortamicalement à ce manège, et cerna le vieuxvermicellier avec lequel elle réussit à avoir uneconférence ; mais après l’avoir trouvé pudi-bond, pour ne pas dire réfractaire aux tenta-tives que lui suggéra son désir particulier de leséduire pour son propre compte, elle sortit ré-voltée de sa grossièreté.

— Mon ange, dit-elle à sa chère amie, vousne tirerez rien de cet homme-là ! il est ridicule-ment défiant ; c’est un grippe-sou, une bête, unsot, qui ne vous causera que du désagrément.

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Il y eut entre monsieur Goriot et madamede l’Ambermesnil des choses telles que la com-tesse ne voulut même plus se trouver avec lui.Le lendemain, elle partit en oubliant de payersix mois de pension, et en laissant une dé-froque prisée cinq francs. Quelque âpreté quemadame Vauquer mît à ses recherches, ellene put obtenir aucun renseignement dans Pa-ris sur la comtesse de l’Ambermesnil. Elle par-lait souvent de cette déplorable affaire, en seplaignant de son trop de confiance, quoiqu’ellefût plus méfiante que ne l’est une chatte ; maiselle ressemblait à beaucoup de personnes quise défient de leurs proches, et se livrent aupremier venu. Fait moral, bizarre, mais vrai,dont la racine est facile à trouver dans le cœurhumain. Peut-être certaines gens n’ont-ils plusrien à gagner auprès des personnes avec les-quelles ils vivent ; après leur avoir montré levide de leur âme, ils se sentent secrètement ju-gés par elles avec une sévérité méritée ; mais,éprouvant un invincible besoin de flatteries qui

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leur manquent, ou dévorés par l’envie de pa-raître posséder les qualités qu’ils n’ont pas, ilsespèrent surprendre l’estime ou le cœur deceux qui leur sont étrangers, au risque d’en dé-choir un jour. Enfin il est des individus nésmercenaires qui ne font aucun bien à leursamis ou à leurs proches, parce qu’ils ledoivent ; tandis qu’en rendant service à desinconnus, ils en recueillent un gain d’amour-propre : plus le cercle de leurs affections estprès d’eux, moins ils aiment ; plus il s’étend,plus serviables ils sont. Madame Vauquer te-nait sans doute de ces deux natures, essentiel-lement mesquines, fausses, exécrables.

— Si j’avais été ici, lui disait alors Vautrin,ce malheur ne vous serait pas arrivé ! je vousaurais joliment dévisagé cette farceuse-là. Jeconnais leurs frimousses.

Comme tous les esprits rétrécis, madameVauquer avait l’habitude de ne pas sortir ducercle des événements, et de ne pas juger leurs

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causes. Elle aimait à s’en prendre à autrui deses propres fautes. Quand cette perte eut lieu,elle considéra l’honnête vermicellier comme leprincipe de son infortune, et commença dèslors, disait-elle, à se dégriser sur son compte.Lorsqu’elle eut reconnu l’inutilité de ses aga-ceries et de ses frais de représentation, elle netarda pas à en deviner la raison. Elle s’aper-çut alors que son pensionnaire avait déjà, se-lon son expression, ses allures. Enfin il lui futprouvé que son espoir si mignonnement cares-sé reposait sur une base chimérique, et qu’ellene tirerait jamais rien de cet homme-là, suivantle mot énergique de la comtesse, qui paraissaitêtre une connaisseuse. Elle alla nécessaire-ment plus loin en aversion qu’elle n’était alléedans son amitié. Sa haine ne fut pas en raisonde son amour, mais de ses espérances trom-pées. Si le cœur humain trouve des repos enmontant les hauteurs de l’affection, il s’arrêterarement sur la pente rapide des sentimentshaineux. Mais monsieur Goriot était son pen-

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sionnaire, la veuve fut donc obligée de répri-mer les explosions de son amour-propre bles-sé, d’enterrer les soupirs que lui causa cette dé-ception, et de dévorer ses désirs de vengeance,comme un moine vexé par son prieur. Les pe-tits esprits satisfont leurs sentiments, bons oumauvais, par des petitesses incessantes. Laveuve employa sa malice de femme à inventerde sourdes persécutions contre sa victime. Ellecommença par retrancher les superfluités in-troduites dans sa pension. « Plus de corni-chons, plus d’anchois : c’est des duperies ! »dit-elle à Sylvie, le matin où elle rentra dansson ancien programme. Monsieur Goriot étaitun homme frugal, chez qui la parcimonie né-cessaire aux gens qui font eux-mêmes leur for-tune était dégénérée en habitude. La soupe,le bouilli, un plat de légumes, avaient été, de-vaient toujours être son dîner de prédilection.Il fut donc bien difficile à madame Vauquerde tourmenter son pensionnaire, de qui ellene pouvait en rien froisser les goûts. Déses-

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pérée de rencontrer un homme inattaquable,elle se mit à le déconsidérer, et fit ainsi parta-ger son aversion pour Goriot par ses pension-naires, qui, par amusement, servirent ses ven-geances. Vers la fin de la première année, laveuve en était venue à un tel degré de mé-fiance, qu’elle se demandait pourquoi ce négo-ciant, riche de sept à huit mille livres de rente,qui possédait une argenterie superbe et des bi-joux aussi beaux que ceux d’une fille entre-tenue, demeurait chez elle, en lui payant unepension si modique relativement à sa fortune.Pendant la plus grande partie de cette pre-mière année, Goriot avait souvent dîné dehorsune ou deux fois par semaine ; puis, insensi-blement, il en était arrivé à ne plus dîner enville que deux fois par mois. Les petites par-ties fines du sieur Goriot convenaient trop bienaux intérêts de madame Vauquer pour qu’ellene fût pas mécontente de l’exactitude progres-sive avec laquelle son pensionnaire prenait sesrepas chez elle. Ces changements furent attri-

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bués autant à une lente diminution de fortunequ’au désir de contrarier son hôtesse. Une desplus détestables habitudes de ces esprits lilli-putiens est de supposer leurs petitesses chezles autres. Malheureusement, à la fin de ladeuxième année, monsieur Goriot justifia lesbavardages dont il était l’objet, en demandantà madame Vauquer de passer au second étage,et de réduire sa pension à neuf cents francs.Il eut besoin d’une si stricte économie qu’ilne fit plus de feu chez lui pendant l’hiver. Laveuve Vauquer voulut être payée d’avance ; àquoi consentit monsieur Goriot, que dès lorselle nomma le père Goriot. Ce fut à qui devi-nerait les causes de cette décadence. Explora-tion difficile ! Comme l’avait dit la fausse com-tesse, le père Goriot était un sournois, un taci-turne. Suivant la logique des gens à tête vide,tous indiscrets parce qu’ils n’ont que des riensà dire, ceux qui ne parlent pas de leurs affairesen doivent faire de mauvaises. Ce négociantsi distingué devint donc un fripon, ce galantin

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fut un vieux drôle. Tantôt, selon Vautrin, quivint vers cette époque habiter la Maison Vau-quer, le père Goriot était un homme qui allaità la Bourse et qui, suivant une expression as-sez énergique de la langue financière, carottaitsur les rentes après s’y être ruiné. Tantôt c’étaitun de ces petits joueurs qui vont hasarder etgagner tous les soirs dix francs au jeu. Tantôton en faisait un espion attaché à la haute po-lice ; mais Vautrin prétendait qu’il n’était pasassez rusé pour en être. Le père Goriot était en-core un avare qui prêtait à la petite semaine,un homme qui nourrissait des numéros à la lo-terie. On en faisait tout ce que le vice, la honte,l’impuissance engendrent de plus mystérieux.Seulement, quelque ignoble que fussent saconduite ou ses vices, l’aversion qu’il inspiraitn’allait pas jusqu’à le faire bannir : il payaitsa pension. Puis il était utile, chacun essuyaitsur lui sa bonne ou mauvaise humeur par desplaisanteries ou par des bourrades. L’opinionqui paraissait plus probable, et qui fut géné-

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ralement adoptée, était celle de madame Vau-quer. À l’entendre, cet homme si bien conser-vé, sain comme son œil et avec lequel on pou-vait avoir encore beaucoup d’agrément, étaitun libertin qui avait des goûts étranges. Voicisur quels faits la veuve Vauquer appuyait sescalomnies. Quelques mois après le départ decette désastreuse comtesse qui avait su vivrependant six mois à ses dépens, un matin, avantde se lever, elle entendit dans son escalier lefroufrou d’une robe de soie et le pas mignond’une femme jeune et légère qui filait chez Go-riot, dont la porte s’était intelligemment ou-verte. Aussitôt la grosse Sylvie vint dire à samaîtresse qu’une fille trop jolie pour être hon-nête, mise comme une divinité, chaussée en bro-dequins de prunelle qui n’étaient pas crottés,avait glissé comme une anguille de la rue jus-qu’à sa cuisine, et lui avait demandé l’appar-tement de monsieur Goriot. Madame Vauqueret sa cuisinière se mirent aux écoutes, et sur-prirent plusieurs mots tendrement prononcés

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pendant la visite, qui dura quelque temps.Quand monsieur Goriot reconduisit sa dame, lagrosse Sylvie prit aussitôt son panier, et feignitd’aller au marché, pour suivre le couple amou-reux.

— Madame, dit-elle à sa maîtresse en reve-nant, il faut que monsieur Goriot soit diantre-ment riche tout de même, pour les mettre surce pied-là. Figurez-vous qu’il y avait au coin del’Estrapade un superbe équipage dans lequelelle est montée.

Pendant le dîner, madame Vauquer alla ti-rer un rideau, pour empêcher que Goriot ne fûtincommodé par le soleil dont un rayon lui tom-bait sur les yeux.

— Vous êtes aimé des belles, monsieur Go-riot, le soleil vous cherche, dit-elle en faisantallusion à la visite qu’il avait reçue. Peste !vous avez bon goût, elle était bien jolie.

— C’était ma fille, dit-il avec une sorte d’or-gueil dans lequel les pensionnaires voulurent

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voir la fatuité d’un vieillard qui garde les appa-rences.

Un mois après cette visite, monsieur Gorioten reçut une autre. Sa fille qui, la premièrefois, était venue en toilette du matin, vint aprèsle dîner et habillée comme pour aller dans lemonde. Les pensionnaires, occupés à causerdans le salon, purent voir en elle une jolieblonde, mince de taille, gracieuse, et beaucouptrop distinguée pour être la fille d’un père Go-riot.

— Et de deux ! dit la grosse Sylvie, qui ne lareconnut pas.

Quelques jours après, une autre fille,grande et bien faite, brune, à cheveux noirs età l’œil vif, demanda monsieur Goriot.

— Et de trois ! dit Sylvie.

Cette seconde fille, qui la première fois étaitaussi venue voir son père le matin, vint

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quelques jours après, le soir, en toilette de balet en voiture.

— Et de quatre ! dirent madame Vauquer etla grosse Sylvie, qui ne reconnurent dans cettegrande dame aucun vestige de la fille simple-ment mise le matin où elle fit sa première vi-site.

Goriot payait encore douze cents francs depension. Madame Vauquer trouva tout naturelqu’un homme riche eût quatre ou cinq maî-tresses, et le trouva même fort adroit de lesfaire passer pour ses filles. Elle ne se formalisapoint de ce qu’il les mandait dans la Maison-Vauquer. Seulement, comme ces visites lui ex-pliquaient l’indifférence de son pensionnaire àson égard, elle se permit, au commencementde la deuxième année, de l’appeler vieux matou.Enfin, quand son pensionnaire tomba dans lesneuf cents francs, elle lui demanda fort inso-lemment ce qu’il comptait faire de sa maison,en voyant descendre une de ces dames. Le

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père Goriot lui répondit que cette dame était safille aînée.

— Vous en avez donc trente-six, des filles ?dit aigrement madame Vauquer.

— Je n’en ai que deux, répliqua le pension-naire avec la douceur d’un homme ruiné quiarrive à toutes les docilités de la misère.

Vers la fin de la troisième année, le pèreGoriot réduisit encore ses dépenses, en mon-tant au troisième étage et en se mettant à qua-rante-cinq francs de pension par mois. Il sepassa de tabac, congédia son perruquier et nemit plus de poudre. Quand le père Goriot parutpour la première fois sans être poudré, son hô-tesse laissa échapper une exclamation de sur-prise en apercevant la couleur de ses cheveux,ils étaient d’un gris sale et verdâtre. Sa phy-sionomie, que des chagrins secrets avaient in-sensiblement rendue plus triste de jour en jour,semblait la plus désolée de toutes celles quigarnissaient la table. Il n’y eut alors plus au-

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cun doute. Le père Goriot était un vieux liber-tin dont les yeux n’avaient été préservés de lamaligne influence des remèdes nécessités parses maladies que par l’habileté d’un médecin.La couleur dégoûtante de ses cheveux prove-nait de ses excès et des drogues qu’il avaitprises pour les continuer. L’état physique etmoral du bonhomme donnait raison à ces ra-dotages. Quand son trousseau fut usé, il achetadu calicot à quatorze sous l’aune pour rempla-cer son beau linge. Ses diamants, sa tabatièred’or, sa chaîne, ses bijoux, disparurent un àun. Il avait quitté l’habit bleu-barbeau, tout soncostume cossu, pour porter, été comme hiver,une redingote de drap marron grossier, un gileten poil de chèvre, et un pantalon gris en cuirde laine. Il devint progressivement maigre ; sesmollets tombèrent ; sa figure, bouffie par lecontentement d’un bonheur bourgeois, se ridadémesurément ; son front se plissa, sa mâ-choire se dessina. Durant la quatrième annéede son établissement rue Neuve-Sainte-Gene-

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viève, il ne se ressemblait plus. Le bon ver-micellier de soixante-deux ans qui ne parais-sait pas en avoir quarante, le bourgeois gros etgras, frais de bêtise, dont la tenue égrillarde ré-jouissait les passants, qui avait quelque chosede jeune dans le sourire, semblait être un sep-tuagénaire hébété, vacillant, blafard. Ses yeuxbleus si vivaces prirent des teintes ternes etgris-de-fer, ils avaient pâli, ne larmoyaientplus, et leur bordure rouge semblait pleurer dusang. Aux uns, il faisait horreur ; aux autres, ilfaisait pitié. De jeunes étudiants en Médecine,ayant remarqué l’abaissement de sa lèvre in-férieure et mesuré le sommet de son angle fa-cial, le déclarèrent atteint de crétinisme, aprèsl’avoir longtemps houspillé sans en rien tirer.Un soir, après le dîner, madame Vauquer luiayant dit en manière de raillerie : « Eh ! bien,elles ne viennent donc plus vous voir, vosfilles ? » en mettant en doute sa paternité, lepère Goriot tressaillit comme si son hôtessel’eût piqué avec un fer.

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— Elles viennent quelquefois, répondit-ild’une voix émue.

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— Ah ! ah ! vous les voyez encore quelque-fois ! s’écrièrent les étudiants. Bravo, père Go-riot !

Mais le vieillard n’entendit pas les plaisan-teries dont sa réponse fut le sujet : il était re-tombé dans un état méditatif que ceux qui l’ob-servaient superficiellement prenaient pour unengourdissement sénile dû à son défaut d’in-telligence. S’ils l’avaient bien connu, peut-êtreauraient-ils été vivement intéressés par le pro-blème que présentait sa situation physique etmorale ; mais rien n’était plus difficile. Quoi-qu’il fût aisé de savoir si Goriot avait réelle-ment été vermicellier, et quel était le chiffrede sa fortune, les vieilles gens dont la curiosités’éveilla sur son compte ne sortaient pas duquartier et vivaient dans la pension comme deshuîtres sur un rocher. Quant aux autres per-sonnes, l’entraînement particulier de la vie pa-risienne leur faisait oublier, en sortant de la rueNeuve-Sainte-Geneviève, le pauvre vieillarddont ils se moquaient. Pour ces esprits étroits,

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comme pour ces jeunes gens insouciants, lasèche misère du père Goriot et sa stupide atti-tude étaient incompatibles avec une fortune etune capacité quelconques. Quant aux femmesqu’il nommait ses filles, chacun partageaitl’opinion de madame Vauquer, qui disait, avecla logique sévère que l’habitude de tout sup-poser donne aux vieilles femmes occupées àbavarder pendant leurs soirées : « Si le pèreGoriot avait des filles aussi riches que parais-saient l’être toutes les dames qui sont venuesle voir, il ne serait pas dans ma maison, autroisième, à quarante-cinq francs par mois, etn’irait pas vêtu comme un pauvre. » Rien nepouvait démentir ces inductions. Aussi, vers lafin du mois de novembre 1819, époque à la-quelle éclata ce drame, chacun dans la pensionavait-il des idées bien arrêtées sur le pauvrevieillard. Il n’avait jamais eu ni fille ni femme ;l’abus des plaisirs en faisait un colimaçon, unmollusque anthropomorphe à classer dans lesCasquettifères, disait un employé au Muséum,

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un des habitués à cachet. Poiret était un aigle,un gentleman auprès de Goriot. Poiret parlait,raisonnait, répondait ; il ne disait rien, à la vé-rité, en parlant, raisonnant ou répondant, car ilavait l’habitude de répéter en d’autres termesce que les autres disaient ; mais il contribuait àla conversation, il était vivant, il paraissait sen-sible ; tandis que le père Goriot, disait encorel’employé au Muséum, était constamment à zé-ro de Réaumur.

Eugène de Rastignac était revenu dans unedisposition d’esprit que doivent avoir connueles jeunes gens supérieurs, ou ceux auxquelsune position difficile communique momenta-nément les qualités des hommes d’élite. Pen-dant sa première année de séjour à Paris, lepeu de travail que veulent les premiers gradesà prendre dans la Faculté l’avait laissé libre degoûter les délices visibles du Paris matériel.Un étudiant n’a pas trop de temps s’il veutconnaître le répertoire de chaque théâtre, étu-dier les issues du labyrinthe parisien, savoir les

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usages, apprendre la langue et s’habituer auxplaisirs particuliers de la capitale ; fouiller lesbons et les mauvais endroits, suivre les Coursqui amusent, inventorier les richesses des mu-sées. Un étudiant se passionne alors pour desniaiseries qui lui paraissent grandioses. Il a songrand homme, un professeur du collège deFrance, payé pour se tenir à la hauteur de sonauditoire. Il rehausse sa cravate et se posepour la femme des premières galeries de l’Opé-ra-Comique. Dans ces initiations successives,il se dépouille de son aubier, agrandit l’horizonde sa vie, et finit par concevoir la superpositiondes couches humaines qui composent la socié-té. S’il a commencé par admirer les voitures audéfilé des Champs-Élysées par un beau soleil,il arrive bientôt à les envier. Eugène avait su-bi cet apprentissage à son insu, quand il partiten vacances, après avoir été reçu bachelier ès-Lettres et bachelier en Droit. Ses illusions d’en-fance, ses idées de province avaient disparu.Son intelligence modifiée, son ambition exal-

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tée lui firent voir juste au milieu du manoir pa-ternel, au sein de la famille. Son père, sa mère,ses deux frères, ses deux sœurs, et une tantedont la fortune consistait en pensions, vivaientsur la petite terre de Rastignac. Ce domained’un revenu d’environ trois mille francs étaitsoumis à l’incertitude qui régit le produit toutindustriel de la vigne, et néanmoins il fallait enextraire chaque année douze cents francs pourlui. L’aspect de cette constante détresse quilui était généreusement cachée, la comparai-son qu’il fut forcé d’établir entre ses sœurs, quilui semblaient si belles dans son enfance, et lesfemmes de Paris, qui lui avaient réalisé le typed’une beauté rêvée, l’avenir incertain de cettenombreuse famille qui reposait sur lui, la par-cimonieuse attention avec laquelle il vit serrerles plus minces productions, la boisson faitepour sa famille avec les marcs du pressoir, en-fin une foule de circonstances inutiles à consi-gner ici, décuplèrent son désir de parvenir etlui donnèrent soif des distinctions. Comme il

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arrive aux âmes grandes, il voulut ne rien de-voir qu’à son mérite. Mais son esprit était émi-nemment méridional ; à l’exécution, ses déter-minations devaient donc être frappées de ceshésitations qui saisissent les jeunes gens quandils se trouvent en pleine mer, sans savoir nide quel côté diriger leurs forces, ni sous quelangle enfler leurs voiles. Si d’abord il voulutse jeter à corps perdu dans le travail, séduitbientôt par la nécessité de se créer des re-lations, il remarqua combien les femmes ontd’influence sur la vie sociale, et avisa soudainà se lancer dans le monde, afin d’y conquérirdes protectrices : devaient-elles manquer à unjeune homme ardent et spirituel dont l’espritet l’ardeur étaient rehaussés par une tournureélégante et par une sorte de beauté nerveuseà laquelle les femmes se laissent prendre vo-lontiers ? Ces idées l’assaillirent au milieu deschamps, pendant les promenades que jadis ilfaisait gaiement avec ses sœurs, qui le trou-vèrent bien changé. Sa tante, madame de Mar-

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cillac, autrefois présentée à la cour, y avaitconnu les sommités aristocratiques. Tout àcoup le jeune ambitieux reconnut, dans lessouvenirs dont sa tante l’avait si souvent bercé,les éléments de plusieurs conquêtes sociales,au moins aussi importantes que celles qu’il en-treprenait à l’École de Droit ; il la questionnasur les liens de parenté qui pouvaient encorese renouer. Après avoir secoué les branchesde l’arbre généalogique, la vieille dame estimaque, de toutes les personnes qui pouvaient ser-vir son neveu parmi la gent égoïste des parentsriches, madame la vicomtesse de Beauséantserait la moins récalcitrante. Elle écrivit à cettejeune femme une lettre dans l’ancien style, etla remit à Eugène, en lui disant que s’il réus-sissait auprès de la vicomtesse, elle lui feraitretrouver ses autres parents. Quelques joursaprès son arrivée, Rastignac envoya la lettre desa tante à madame de Beauséant. La vicom-tesse répondit par une invitation de bal pour lelendemain.

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Telle était la situation générale de la pen-sion bourgeoise à la fin du mois de novembre1819. Quelques jours plus tard, Eugène, aprèsêtre allé au bal de madame de Beauséant, ren-tra vers deux heures dans la nuit. Afin de re-gagner le temps perdu, le courageux étudiants’était promis, en dansant, de travailler jus-qu’au matin. Il allait passer la nuit pour la pre-mière fois au milieu de ce silencieux quartier,car il s’était mis sous le charme d’une fausseénergie en voyant les splendeurs du monde.Il n’avait pas dîné chez madame Vauquer. Lespensionnaires purent donc croire qu’il ne re-viendrait du bal que le lendemain matin au pe-tit jour, comme il était quelquefois rentré desfêtes du Prado ou des Bals de l’Odéon, en crot-tant ses bas de soie et gauchissant ses escar-pins. Avant de mettre les verrous à la porte,Christophe l’avait ouverte pour regarder dansla rue. Rastignac se présenta dans ce moment,et put monter à sa chambre sans faire de bruit,suivi de Christophe qui en faisait beaucoup.

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Eugène se déshabilla, se mit en pantoufles, pritune méchante redingote, alluma son feu demottes, et se prépara lestement au travail, ensorte que Christophe couvrit encore par le ta-page de ses gros souliers les apprêts peubruyants du jeune homme. Eugène resta pensifpendant quelques moments avant de se plon-ger dans ses livres de Droit. Il venait de recon-naître en madame la vicomtesse de Beauséantl’une des reines de la mode à Paris, et dont lamaison passait pour être la plus agréable dufaubourg Saint-Germain. Elle était d’ailleurs,et par son nom et par sa fortune, l’une dessommités du monde aristocratique. Grâce à satante de Marcillac, le pauvre étudiant avait étébien reçu dans cette maison, sans connaîtrel’étendue de cette faveur. Être admis dans cessalons dorés équivalait à un brevet de hautenoblesse. En se montrant dans cette société,la plus exclusive de toutes, il avait conquis ledroit d’aller partout. Ébloui par cette brillanteassemblée, ayant à peine échangé quelques pa-

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roles avec la vicomtesse, Eugène s’étaitcontenté de distinguer, parmi la foule des déi-tés parisiennes qui se pressaient dans ce raout,une de ces femmes que doit adorer toutd’abord un jeune homme. La comtesse Anas-tasie de Restaud, grande et bien faite, passaitpour avoir l’une des plus jolies tailles de Paris.Figurez-vous de grands yeux noirs, une mainmagnifique, un pied bien découpé, du feu dansles mouvements, une femme que le marquis deRonquerolles nommait un cheval de pur sang.Cette finesse de nerfs ne lui ôtait aucun avan-tage ; elle avait les formes pleines et rondes,sans qu’elle pût être accusée de trop d’embon-point. Cheval de pur sang, femme de race, ces lo-cutions commençaient à remplacer les angesdu ciel, les figures ossianiques, toute l’an-cienne mythologie amoureuse repoussée parle dandysme. Mais pour Rastignac, madameAnastasie de Restaud fut la femme désirable.Il s’était ménagé deux tours dans la liste descavaliers écrite sur l’éventail, et avait pu lui

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parler pendant la première contredanse. — Oùvous rencontrer désormais, madame ? luiavait-il dit brusquement avec cette force depassion qui plaît tant aux femmes. — Mais,dit-elle, au Bois, aux Bouffons, chez moi, par-tout. Et l’aventureux méridional s’était empres-sé de se lier avec cette délicieuse comtesse,autant qu’un jeune homme peut se lier avecune femme pendant une contredanse et unevalse. En se disant cousin de madame de Beau-séant, il fut invité par cette femme, qu’il pritpour une grande dame, et eut ses entrées chezelle. Au dernier sourire qu’elle lui jeta, Rasti-gnac crut sa visite nécessaire. Il avait eu lebonheur de rencontrer un homme qui ne s’étaitpas moqué de son ignorance, défaut mortel aumilieu des illustres impertinents de l’époque,les Maulincourt, les Ronquerolles, les Maximede Trailles, les de Marsay, les Ajuda-Pinto, lesVandenesse, qui étaient là dans la gloire deleurs fatuités et mêlés aux femmes les plus élé-gantes, lady Brandon, la duchesse de Langeais,

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la comtesse de Kergarouët, madame de Séri-zy, la duchesse de Carigliano, la comtesse Fer-raud, madame de Lanty, la marquise d’Aigle-mont, madame Firmiani, la marquise de Lis-tomère et la marquise d’Espard, la duchessede Maufrigneuse et les Grandlieu. Heureuse-ment donc, le naïf étudiant tomba sur le mar-quis de Montriveau, l’amant de la duchesse deLangeais, un général simple comme un enfant,qui lui apprit que la comtesse de Restaud de-meurait rue du Helder. Être jeune, avoir soif dumonde, avoir faim d’une femme, et voir s’ou-vrir pour soi deux maisons ! mettre le pied aufaubourg Saint-Germain chez la vicomtesse deBeauséant, le genou dans la Chaussée-d’Antinchez la comtesse de Restaud ! plonger d’un re-gard dans les salons de Paris en enfilade, et secroire assez joli garçon pour y trouver aide etprotection dans un cœur de femme ! se sen-tir assez ambitieux pour donner un superbecoup de pied à la corde roide sur laquelle ilfaut marcher avec l’assurance du sauteur qui

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ne tombera pas, et avoir trouvé dans une char-mante femme le meilleur des balanciers ! Avecces pensées et devant cette femme qui se dres-sait sublime auprès d’un feu de mottes, entre leCode et la misère, qui n’aurait comme Eugènesondé l’avenir par une méditation, qui ne l’au-rait meublé de succès ? Sa pensée vagabondeescomptait si drument ses joies futures qu’il secroyait auprès de madame de Restaud, quandun soupir semblable à un han de saint Josephtroubla le silence de la nuit, retentit au cœur dujeune homme de manière à le lui faire prendrepour le râle d’un moribond. Il ouvrit douce-ment sa porte, et quand il fut dans le corri-dor, il aperçut une ligne de lumière tracée aubas de la porte du père Goriot. Eugène craignitque son voisin ne se trouvât indisposé, il ap-procha son œil de la serrure, regarda dans lachambre, et vit le vieillard occupé de travauxqui lui parurent trop criminels pour qu’il necrût pas rendre service à la société en exami-nant bien ce que machinait nuitamment le soi-

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disant vermicellier. Le père Goriot, qui sansdoute avait attaché sur la barre d’une tablerenversée un plat et une espèce de soupière envermeil, tournait une espèce de câble autourde ces objets richement sculptés, en les serrantavec une si grande force qu’il les tordait vrai-semblablement pour les convertir en lingots.— Peste ! quel homme ! se dit Rastignac envoyant le bras nerveux du vieillard qui, à l’aidede cette corde, pétrissait sans bruit l’argent do-ré, comme une pâte. Mais serait-ce donc unvoleur ou un recéleur qui, pour se livrer plussûrement à son commerce, affecterait la bêtise,l’impuissance, et vivrait en mendiant ? se ditEugène en se relevant un moment. L’étudiantappliqua de nouveau son œil à la serrure. Lepère Goriot, qui avait déroulé son câble, prit lamasse d’argent, la mit sur la table après y avoirétendu sa couverture, et l’y roula pour l’arron-dir en barre, opération dont il s’acquitta avecune facilité merveilleuse. — Il serait donc aussifort que l’était Auguste, roi de Pologne ? se dit

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Eugène quand la barre ronde fut à peu près fa-çonnée. Le père Goriot regarda tristement sonouvrage d’un air triste, des larmes sortirent deses yeux, il souffla le rat-de-cave à la lueur du-quel il avait tordu ce vermeil, et Eugène l’en-tendit se coucher en poussant un soupir. — Ilest fou, pensa l’étudiant.

— Pauvre enfant ! dit à haute voix le pèreGoriot.

À cette parole, Rastignac jugea prudent degarder le silence sur cet événement, et de nepas inconsidérément condamner son voisin. Ilallait rentrer quand il distingua soudain unbruit assez difficile à exprimer, et qui devaitêtre produit par des hommes en chaussons delisière montant l’escalier. Eugène prêtal’oreille, et reconnut en effet le son alternatifde la respiration de deux hommes. Sans avoirentendu ni le cri de la porte ni les pas deshommes, il vit tout à coup une faible lueur ausecond étage, chez monsieur Vautrin. — Voi-

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là bien des mystères dans une pension bour-geoise ! se dit-il. Il descendit quelquesmarches, se mit à écouter, et le son de l’or frap-pa son oreille. Bientôt la lumière fut éteinte,les deux respirations se firent entendre dere-chef sans que la porte eût crié. Puis, à mesureque les deux hommes descendirent, le bruit al-la s’affaiblissant.

— Qui va là ? cria madame Vauquer en ou-vrant la fenêtre de sa chambre.

— C’est moi qui rentre, maman Vauquer, ditVautrin de sa grosse voix.

— C’est singulier ! Christophe avait mis lesverrous, se dit Eugène en rentrant dans sachambre. Il faut veiller pour bien savoir ce quise passe autour de soi, dans Paris. Détournépar ces petits événements de sa méditationambitieusement amoureuse, il se mit au tra-vail. Distrait par les soupçons qui lui venaientsur le compte du père Goriot, plus distrait en-core par la figure de madame de Restaud, qui

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de moments en moments se posait devant luicomme la messagère d’une brillante destinée,il finit par se coucher et par dormir à poingsfermés. Sur dix nuits promises au travail parles jeunes gens, ils en donnent sept au som-meil. Il faut avoir plus de vingt ans pour veiller.

Le lendemain matin régnait à Paris un deces épais brouillards qui l’enveloppent et l’em-brument si bien que les gens les plus exactssont trompés sur le temps. Les rendez-vousd’affaires se manquent. Chacun se croit à huitheures quand midi sonne. Il était neuf heureset demie, madame Vauquer n’avait pas encorebougé de son lit. Christophe et la grosse Sylvie,attardés aussi, prenaient tranquillement leurcafé, préparé avec les couches supérieures dulait destiné aux pensionnaires, et que Sylviefaisait longtemps bouillir, afin que madameVauquer ne s’aperçût pas de cette dîme illéga-lement levée.

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— Sylvie, dit Christophe en mouillant sapremière rôtie, monsieur Vautrin, qu’est unbon homme tout de même, a encore vu deuxpersonnes cette nuit. Si madame s’en inquié-tait, ne faudrait rien lui dire.

— Vous a-t-il donné quelque chose ?

— Il m’a donné cent sous pour son mois,une manière de me dire : Tais-toi.

— Sauf lui et madame Couture, qui ne sontpas regardants, les autres voudraient nous re-tirer de la main gauche ce qu’ils nous donnentde la main droite au jour de l’an, dit Sylvie.

— Encore qu’est-ce qu’ils donnent ! fitChristophe, une méchante pièce, et de centsous. Voilà depuis deux ans le père Goriot quifait ses souliers lui-même. Ce grigou de Poiretse passe de cirage, et le boirait plutôt que de lemettre à ses savates. Quant au gringalet d’étu-diant, il me donne quarante sous. Quarantesous ne payent pas mes brosses, et il vend ses

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vieux habits, par-dessus le marché. Qué ba-raque !

— Bah ! fit Sylvie en buvant de petites gor-gées de café, nos places sont encore lesmeilleures du quartier : on y vit bien. Mais, àpropos du gros papa Vautrin, Christophe, vousa-t-on dit quelque chose ?

— Oui. J’ai rencontré il y a quelques joursun monsieur dans la rue, qui m’a dit : — N’est-ce pas chez vous que demeure un gros mon-sieur qui a des favoris qu’il teint ? Moi j’ai dit :— Non, monsieur, il ne les teint pas. Unhomme gai comme lui, il n’en a pas le temps.J’ai donc dit ça à monsieur Vautrin, qui m’arépondu : — Tu as bien fait, mon garçon ! Ré-ponds toujours comme ça. Rien n’est plusdésagréable que de laisser connaître nos infir-mités. Ça peut faire manquer des mariages.

— Eh ! bien, à moi, au marché, on a voulum’englauder aussi pour me faire dire si je luivoyais passer sa chemise. C’te farce ! Tiens,

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dit-elle en s’interrompant, voilà dix heuresquart moins qui sonnent au Val-de-Grâce, etpersonne ne bouge.

— Ah bah ! ils sont tous sortis. MadameCouture et sa jeune personne sont allées man-ger le bon Dieu à Saint-Étienne dès huitheures. Le père Goriot est sorti avec un paquet.L’étudiant ne reviendra qu’après son cours, àdix heures. Je les ai vus partir en faisant mesescaliers ; que le père Goriot m’a donné uncoup avec ce qu’il portait, qu’était dur commedu fer. Qué qui fait donc, ce bonhomme-là ?Les autres le font aller comme une toupie, maisc’est un brave homme tout de même, et quivaut mieux qu’eux tous. Il ne donne pasgrand’chose ; mais les dames chez lesquellesil m’envoie quelquefois allongent de fameuxpourboires, et sont joliment ficelées.

— Celles qu’il appelle ses filles, hein ? Ellessont une douzaine.

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— Je ne suis jamais allé que chez deux, lesmêmes qui sont venues ici.

— Voilà madame qui se remue ; elle va faireson sabbat : faut que j’y aille. Vous veillerez aulait, Christophe, rapport au chat.

Sylvie monta chez sa maîtresse.

— Comment, Sylvie, voilà dix heures quartmoins, vous m’avez laissée dormir comme unemarmotte ! Jamais pareille chose n’est arrivée.

— C’est le brouillard, qu’est à couper aucouteau.

— Mais le déjeuner ?

— Bah ! vos pensionnaires avaient bien lediable au corps ; ils ont tous décanillé dès lepatron-jacquette.

— Parle donc bien, Sylvie, reprit madameVauquer : on dit le patron-minette.

— Ah ! madame, je dirai comme vous vou-drez. Tant y a que vous pouvez déjeuner à dix

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heures. La Michonnette et le Poireau n’ont pasbougé. Il n’y a qu’eux qui soient dans la mai-son, et ils dorment comme des souches quisont.

— Mais, Sylvie, tu les mets tous les deuxensemble, comme si…

— Comme si, quoi ? reprit Sylvie en lais-sant échapper un gros rire bête. Les deux fontla paire.

— C’est singulier, Sylvie : comment mon-sieur Vautrin est-il donc rentré cette nuit aprèsque Christophe a eu mis les verrous ?

— Bien au contraire, madame. Il a entendumonsieur Vautrin, et est descendu pour lui ou-vrir la porte. Et voilà ce que vous avez cru…

— Donne-moi ma camisole, et va vite voirau déjeuner. Arrange le reste du mouton avecdes pommes de terre, et donne des poirescuites, de celles qui coûtent deux liards lapièce.

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Quelques instants après, madame Vauquerdescendit au moment où son chat venait derenverser d’un coup de patte l’assiette qui cou-vrait un bol de lait, et le lapait en toute hâte.

— Mistigris ! s’écria-t-elle. Le chat se sauva,puis revint se frotter à ses jambes. Oui, oui,fais ton capon, vieux lâche ! lui dit-elle. Sylvie !Sylvie !

— Eh ! bien, quoi, madame ?

— Voyez donc ce qu’a bu le chat.

— C’est la faute de cet animal de Chris-tophe, à qui j’avais dit de mettre le couvert. Oùest-il passé ? Ne vous inquiétez pas, madame ;ce sera le café du père Goriot. Je mettrai del’eau dedans, il ne s’en apercevra pas. Il ne faitattention à rien, pas même à ce qu’il mange.

— Où donc est-il allé, ce chinois-là ? ditmadame Vauquer en plaçant les assiettes.

— Est-ce qu’on sait ? Il fait des trafics descinq cents diables.

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— J’ai trop dormi, dit madame Vauquer.

— Mais aussi madame est-elle fraîchecomme une rose…

En ce moment la sonnette se fit entendre, etVautrin entra dans le salon en chantant de sagrosse voix :

J’ai longtemps parcouru le monde,Et l’on m’a vu de toute part…

— Oh ! oh ! bonjour, maman Vauquer, dit-il en apercevant l’hôtesse, qu’il prit galammentdans ses bras.

— Allons, finissez donc.

— Dites impertinent ! reprit-il. Allons,dites-le. Voulez-vous bien le dire ? Tenez, jevais mettre le couvert avec vous. Ah ! je suisgentil, n’est-ce pas ?

Courtiser la brune et la blonde,

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Aimer, soupirer…

— Je viens de voir quelque chose de singu-lier.

…… au hasard.

— Quoi ? dit la veuve.

— Le père Goriot était à huit heures et de-mie rue Dauphine, chez l’orfèvre qui achète devieux couverts et des galons. Il lui a vendupour une bonne somme un ustensile de mé-nage en vermeil, assez joliment tortillé pour unhomme qui n’est pas de la manique.

— Bah ! vraiment ?

— Oui. Je revenais ici après avoir conduitun de mes amis qui s’expatrie par les Messa-geries royales ; j’ai attendu le père Goriot pourvoir : histoire de rire. Il a remonté dans cequartier-ci, rue des Grès, où il est entré dans

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la maison d’un usurier connu, nommé Gob-seck, un fier drôle, capable de faire des domi-nos avec les os de son père ; un juif, un arabe,un grec, un bohémien, un homme qu’on seraitbien embarrassé de dévaliser, il met ses écus àla Banque.

— Qu’est-ce que fait donc ce père Goriot ?

— Il ne fait rien, dit Vautrin, il défait. C’estun imbécile assez bête pour se ruiner à aimerles filles qui…

— Le voilà ! dit Sylvie.

— Christophe, cria le père Goriot, monteavec moi.

Christophe suivit le père Goriot, et redes-cendit bientôt.

— Où vas-tu ? dit madame Vauquer à sondomestique.

— Faire une commission pour monsieurGoriot.

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— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit Vautrinen arrachant des mains de Christophe unelettre sur laquelle il lut : À madame la comtesseAnastasie de Restaud. Et tu vas ? reprit-il en ren-dant la lettre à Christophe.

— Rue du Helder. J’ai ordre de ne remettrececi qu’à madame la comtesse.

— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? dit Vautrinen mettant la lettre au jour ; un billet debanque ? non. Il entr’ouvrit l’enveloppe. — Unbillet acquitté, s’écria-t-il. Fourche ! il est ga-lant, le roquentin. Va, vieux Lascar, dit-il encoiffant de sa large main Christophe, qu’il fittourner sur lui-même comme un dé, tu aurasun bon pourboire.

Le couvert était mis. Sylvie faisait bouillir lelait. Madame Vauquer allumait le poêle, aidéepar Vautrin, qui fredonnait toujours :

J’ai longtemps parcouru le monde,Et l’on m’a vu de toute part…

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Quand tout fut prêt, madame Couture etmademoiselle Taillefer rentrèrent.

— D’où venez-vous donc si matin, ma belledame ? dit madame Vauquer à madame Cou-ture.

— Nous venons de faire nos dévotions àSaint-Étienne-du-Mont, ne devons-nous pas al-ler aujourd’hui chez monsieur Taillefer ?Pauvre petite, elle tremble comme la feuille, re-prit madame Couture en s’asseyant devant lepoêle à la bouche duquel elle présenta ses sou-liers qui fumèrent.

— Chauffez-vous donc, Victorine, dit ma-dame Vauquer.

— C’est bien, mademoiselle, de prier le bonDieu d’attendrir le cœur de votre père, dit Vau-trin en avançant une chaise à l’orpheline. Maisça ne suffit pas. Il vous faudrait un ami qui sechargeât de dire son fait à ce marsouin-là, un

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sauvage qui a, dit-on, trois millions, et qui nevous donne pas de dot. Une belle fille a besoinde dot dans ce temps-ci.

— Pauvre enfant, dit madame Vauquer. Al-lez, mon chou, votre monstre de père attire lemalheur à plaisir sur lui.

À ces mots, les yeux de Victorine semouillèrent de larmes, et la veuve s’arrêta surun signe que lui fit madame Couture.

— Si nous pouvions seulement le voir, sije pouvais lui parler, lui remettre la dernièrelettre de sa femme, reprit la veuve du Commis-saire-Ordonnateur. Je n’ai jamais osé la risquerpar la poste ; il connaît mon écriture…

— Ô femmes innocentes, malheureuses et per-sécutées, s’écria Vautrin en interrompant, voilàdonc où vous en êtes ! D’ici à quelques jours jeme mêlerai de vos affaires, et tout ira bien.

— Oh ! monsieur, dit Victorine en jetant unregard à la fois humide et brûlant à Vautrin,

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qui ne s’en émut pas, si vous saviez un moyend’arriver à mon père, dites-lui bien que son af-fection et l’honneur de ma mère me sont plusprécieux que toutes les richesses du monde. Sivous obteniez quelque adoucissement à sa ri-gueur, je prierais Dieu pour vous. Soyez sûrd’une reconnaissance…

— J’ai longtemps parcouru le monde, chantaVautrin d’une voix ironique.

En ce moment, Goriot, mademoiselle Mi-chonneau, Poiret descendirent, attirés peut-être par l’odeur du roux que faisait Sylvie pouraccommoder les restes du mouton. À l’instantoù les sept convives s’attablèrent en se souhai-tant le bonjour, dix heures sonnèrent, l’on en-tendit dans la rue le pas de l’étudiant.

— Ah ! bien, monsieur Eugène, dit Sylvie,aujourd’hui vous allez déjeuner avec tout lemonde.

L’étudiant salua les pensionnaires, et s’assitauprès du père Goriot.

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— Il vient de m’arriver une singulière aven-ture, dit-il en se servant abondamment dumouton et se coupant un morceau de pain quemadame Vauquer mesurait toujours de l’œil.

— Une aventure ! dit Poiret.

— Eh ! bien, pourquoi vous en étonneriez-vous, vieux chapeau ? dit Vautrin à Poiret.Monsieur est bien fait pour en avoir.

Mademoiselle Taillefer coula timidementun regard sur le jeune étudiant.

— Dites-nous votre aventure, demanda ma-dame Vauquer.

— Hier j’étais au bal chez madame la vi-comtesse de Beauséant, une cousine à moi, quipossède une maison magnifique, des apparte-ments habillés de soie, enfin qui nous a donnéune fête superbe, où je me suis amusé commeun roi…

— Telet, dit Vautrin en interrompant net.

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— Monsieur, reprit vivement Eugène, quevoulez-vous dire ?

— Je dis telet, parce que les roiteletss’amusent beaucoup plus que les rois.

— C’est vrai : j’aimerais mieux être ce petitoiseau sans souci que roi, parce que… fit Poiretl’idémiste.

— Enfin, reprit l’étudiant en lui coupant laparole, je danse avec une des plus bellesfemmes du bal, une comtesse ravissante, laplus délicieuse créature que j’aie jamais vue.Elle était coiffée avec des fleurs de pêcher, elleavait au côté le plus beau bouquet de fleurs,des fleurs naturelles qui embaumaient#160;;mais, bah ! il faudrait que vous l’eussiez vue, ilest impossible de peindre une femme animéepar la danse. Eh ! bien, ce matin j’ai rencontrécette divine comtesse, sur les neuf heures, àpied, rue des Grès. Oh ! le cœur m’a battu, jeme figurais…

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— Qu’elle venait ici, dit Vautrin en jetantun regard profond à l’étudiant. Elle allait sansdoute chez le papa Gobseck, un usurier. Si ja-mais vous fouillez des cœurs de femmes à Pa-ris, vous y trouverez l’usurier avant l’amant.Votre comtesse se nomme Anastasie de Res-taud, et demeure rue du Helder.

À ce nom, l’étudiant regarda fixement Vau-trin. Le père Goriot leva brusquement la tête, iljeta sur les deux interlocuteurs un regard lumi-neux et plein d’inquiétude qui surprit les pen-sionnaires.

— Christophe arrivera trop tard, elle y seradonc allée, s’écria douloureusement Goriot.

— J’ai deviné, dit Vautrin en se penchant àl’oreille de madame Vauquer.

Goriot mangeait machinalement et sans sa-voir ce qu’il mangeait. Jamais il n’avait sembléplus stupide et plus absorbé qu’il l’était en cemoment.

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— Qui diable, monsieur Vautrin, a pu vousdire son nom ? demanda Eugène.

— Ah ! ah ! voilà, répondit Vautrin. Le pèreGoriot le savait bien, lui ! pourquoi ne le sau-rais-je pas ?

— Monsieur Goriot, s’écria l’étudiant.

— Quoi ! dit le pauvre vieillard. Elle étaitdonc bien belle hier ?

— Qui ?

— Madame de Restaud.

— Voyez-vous le vieux grigou, dit madameVauquer à Vautrin, comme ses yeux s’allument.

— Il l’entretiendrait donc ? dit à voix bassemademoiselle Michonneau à l’étudiant.

— Oh ! oui, elle était furieusement belle, re-prit Eugène, que le père Goriot regardait avi-dement. Si madame de Beauséant n’avait pasété là, ma divine comtesse eût été la reinedu bal ; les jeunes gens n’avaient d’yeux que

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pour elle, j’étais le douzième inscrit sur sa liste,elle dansait toutes les contredanses. Les autresfemmes enrageaient. Si une créature a été heu-reuse hier, c’était bien elle. On a bien raison dedire qu’il n’y a rien de plus beau que frégate àla voile, cheval au galop et femme qui danse.

— Hier en haut de la roue, chez une du-chesse, dit Vautrin ; ce matin en bas del’échelle, chez un escompteur : voilà les Pari-siennes. Si leurs maris ne peuvent entretenirleur luxe effréné, elles se vendent. Si elles nesavent pas se vendre, elles éventreraient leursmères pour y chercher de quoi briller. Enfinelles font les cent mille coups. Connu, connu !

Le visage du père Goriot, qui s’était allumécomme le soleil d’un beau jour en entendantl’étudiant, devint sombre à cette cruelle obser-vation de Vautrin.

— Eh ! bien, dit madame Vauquer, où doncest votre aventure ? Lui avez-vous parlé ? lui

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avez-vous demandé si elle venait apprendre leDroit ?

— Elle ne m’a pas vu, dit Eugène. Mais ren-contrer une des plus jolies femmes de Paris ruedes Grès, à neuf heures, une femme qui a dûrentrer du bal à deux heures du matin, n’est-cepas singulier ? Il n’y a que Paris pour ces aven-tures-là.

— Bah ! il y en a de bien plus drôles, s’écriaVautrin.

Mademoiselle Taillefer avait à peine écou-té, tant elle était préoccupée par la tentativequ’elle allait faire. Madame Couture lui fit signede se lever pour aller s’habiller. Quand les deuxdames sortirent, le père Goriot les imita.

— Eh ! bien, l’avez-vous vu ? dit madameVauquer à Vautrin et à ses autres pension-naires. Il est clair qu’il s’est ruiné pour cesfemmes-là.

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— Jamais on ne me fera croire, s’écria l’étu-diant, que la belle comtesse de Restaud appar-tienne au père Goriot.

— Mais, lui dit Vautrin en l’interrompant,nous ne tenons pas à vous le faire croire. Vousêtes encore trop jeune pour bien connaître Pa-ris, vous saurez plus tard qu’il s’y rencontre ceque nous nommons des hommes à passions…(À ces mots, mademoiselle Michonneau regar-da Vautrin d’un air intelligent). Vous eussiezdit un cheval de régiment entendant le son dela trompette — Ah ! ah ! fit Vautrin en s’inter-rompant pour lui jeter un regard profond, quenous n’avons néu nos petites passions, nous ?(La vieille fille baissa les yeux comme une reli-gieuse qui voit des statues.) — Eh bien ! reprit-il, ces gens-là chaussent une idée et n’en dé-mordent pas. Ils n’ont soif que d’une certaineeau prise à une certaine fontaine, et souventcroupie ; pour en boire, ils vendraient leursfemmes, leurs enfants ; ils vendraient leur âmeau diable. Pour les uns, cette fontaine est le

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jeu, la Bourse, une collection de tableaux oud’insectes, la musique ; pour d’autres, c’est unefemme qui sait leur cuisiner des friandises. Àceux-là, vous leur offririez toutes les femmesde la terre, ils s’en moquent, ils ne veulent quecelle qui satisfait leur passion. Souvent cettefemme ne les aime pas du tout, vous les ru-doie, leur vend fort cher des bribes de satis-factions ; eh ! bien ! mes farceurs ne se lassentpas, et mettraient leur dernière couverture auMont-de-Piété pour lui apporter leur dernierécu. Le père Goriot est un de ces gens-là. Lacomtesse l’exploite parce qu’il est discret, etvoilà le beau monde ! Le pauvre bonhomme nepense qu’à elle. Hors de sa passion, vous levoyez, c’est une bête brute. Mettez-le sur cechapitre-là, son visage étincelle comme un dia-mant. Il n’est pas difficile de deviner ce secret-là. Il a porté ce matin du vermeil à la fonte,et je l’ai vu entrant chez le papa Gobseck, ruedes Grès. Suivez bien ! En revenant, il a envoyéchez la comtesse de Restaud ce niais de Chris-

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tophe qui nous a montré l’adresse de la lettredans laquelle était un billet acquitté. Il est clairque si la comtesse allait aussi chez le vieil es-compteur, il y avait urgence. Le père Goriota galamment financé pour elle. Il ne faut pascoudre deux idées pour voir clair là-dedans.Cela vous prouve, mon jeune étudiant, que,pendant que votre comtesse riait, dansait, fai-sait ses singeries, balançait ses fleurs de pê-cher, et pinçait sa robe, elle était dans ses pe-tits souliers, comme on dit, en pensant à seslettres de change protestées, ou à celles de sonamant.

— Vous me donnez une furieuse envie desavoir la vérité. J’irai demain chez madame deRestaud, s’écria Eugène.

— Oui, dit Poiret, il faut aller demain chezmadame de Restaud.

— Vous y trouverez peut-être le bonhommeGoriot qui viendra toucher le montant de sesgalanteries.

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— Mais, dit Eugène avec un air de dégoût,votre Paris est donc un bourbier.

— Et un drôle de bourbier, reprit Vautrin.Ceux qui s’y crottent en voiture sont d’hon-nêtes gens, ceux qui s’y crottent à pied sontdes fripons. Ayez le malheur d’y décrochern’importe quoi, vous êtes montré sur la placedu Palais-de-Justice comme une curiosité. Vo-lez un million, vous êtes marqué dans les sa-lons comme une vertu. Vous payez trente mil-lions à la Gendarmerie et à la Justice pourmaintenir cette morale-là. Joli !

— Comment, s’écria madame Vauquer, lepère Goriot aurait fondu son déjeuner de ver-meil ?

— N’y avait-il pas deux tourterelles sur lecouvercle ? dit Eugène.

— C’est bien cela.

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— Il y tenait donc beaucoup, il a pleuréquand il a eu pétri l’écuelle et le plat. Je l’ai vupar hasard, dit Eugène.

— Il y tenait comme à sa vie, répondit laveuve.

— Voyez-vous le bonhomme, combien il estpassionné, s’écria Vautrin. Cette femme-là saitlui chatouiller l’âme.

L’étudiant remonta chez lui. Vautrin sortit.Quelques instants après, madame Couture etVictorine montèrent dans un fiacre que Sylviealla leur chercher. Poiret offrit son bras à ma-demoiselle Michonneau, et tous deux allèrentse promener au Jardin-des-Plantes, pendantles deux belles heures de la journée.

— Eh bien ! les voilà donc quasiment ma-riés, dit la grosse Sylvie. Ils sortent ensembleaujourd’hui pour la première fois. Ils sont tousdeux si secs que, s’ils se cognent, ils feront feucomme un briquet.

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— Gare au châle de mademoiselle Michon-neau, dit en riant madame Vauquer, il prendracomme de l’amadou.

À quatre heures du soir, quand Goriot ren-tra, il vit, à la lueur de deux lampes fumeuses,Victorine dont les yeux étaient rouges. Ma-dame Vauquer écoutait le récit de la visite in-fructueuse faite à monsieur Taillefer pendantla matinée. Ennuyé de recevoir sa fille et cettevieille femme, Taillefer les avait laissé parvenirjusqu’à lui pour s’expliquer avec elles.

— Ma chère dame, disait madame Coutureà madame Vauquer, figurez-vous qu’il n’a pasmême fait asseoir Victorine, qu’est restéeconstamment debout. À moi, il m’a dit, sansse mettre en colère, tout froidement, de nousépargner la peine de venir chez lui ; que ma-demoiselle, sans dire sa fille, se nuisait dansson esprit en l’importunant (une fois par an, lemonstre !) ; que la mère de Victorine ayant étéépousée sans fortune, elle n’avait rien à pré-

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tendre ; enfin les choses les plus dures, qui ontfait fondre en larmes cette pauvre petite. Lapetite s’est jetée alors aux pieds de son père,et lui a dit avec courage qu’elle n’insistait au-tant que pour sa mère, qu’elle obéirait à sesvolontés sans murmure ; mais qu’elle le sup-pliait de lire le testament de la pauvre défunte,elle a pris la lettre et la lui a présentée en di-sant les plus belles choses du monde et lesmieux senties, je ne sais pas où elle les a prises,Dieu les lui dictait, car la pauvre enfant étaitsi bien inspirée qu’en l’entendant, moi, je pleu-rais comme une bête. Savez-vous ce que faisaitcette horreur d’homme, il se coupait les ongles,il a pris cette lettre que la pauvre madameTaillefer avait trempée de larmes, et l’a jetéesur la cheminée en disant : C’est bon ! Il a vou-lu relever sa fille qui lui prenait les mains pourles lui baiser, mais il les a retirées. Est-ce pasune scélératesse ? Son grand dadais de fils estentré sans saluer sa sœur.

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— C’est donc des monstres ? dit le père Go-riot.

— Et puis, dit madame Couture sans faireattention à l’exclamation du bonhomme, lepère et le fils s’en sont allés en me saluant etme priant de les excuser, ils avaient des af-faires pressantes. Voilà notre visite. Au moinsil a vu sa fille. Je ne sais pas comment il peut larenier, elle lui ressemble comme deux gouttesd’eau.

Les pensionnaires, internes et externes, ar-rivèrent les uns après les autres, en se sou-haitant mutuellement le bonjour, et se disantde ces riens qui constituent, chez certainesclasses parisiennes, un esprit drolatique danslequel la bêtise entre comme élément princi-pal, et dont le mérite consiste particulièrementdans le geste ou la prononciation. Cette espèced’argot varie continuellement. La plaisanteriequi en est le principe n’a jamais un mois d’exis-tence. Un événement politique, un procès en

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cour d’assises, une chanson des rues, les farcesd’un acteur, tout sert à entretenir ce jeu d’es-prit qui consiste surtout à prendre les idées etles mots comme des volants, et à se les ren-voyer sur des raquettes. La récente inventiondu Diorama, qui portait l’illusion de l’optiqueà un plus haut degré que dans les Panoramas,avait amené dans quelques ateliers de peinturela plaisanterie de parler en rama, espèce decharge qu’un jeune peintre, habitué de la pen-sion Vauquer, y avait inoculée.

— Eh bien ! monsieurre Poiret, dit l’employéau Muséum, comment va cette petite santé-rama ? Puis, sans attendre sa réponse : Mes-dames, vous avez du chagrin, dit-il à madameCouture et à Victorine.

— Allons-nous dinaire ? s’écria HoraceBianchon, un étudiant en médecine, ami deRastignac, ma petite estomac est descendueusque ad talones.

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— Il fait un fameux froitorama ! dit Vautrin.Dérangez-vous donc, père Goriot ! Que diable !votre pied prend toute la gueule du poêle.

— Illustre monsieur Vautrin, dit Bianchon,pourquoi dites-vous froitorama ? il y a unefaute, c’est froidorama.

— Non, dit l’employé du Muséum, c’est froi-torama, par la règle : j’ai froit aux pieds.

— Ah ! ah !

— Voici son excellence le marquis de Ras-tignac, docteur en droit-travers, s’écria Bian-chon en saisissant Eugène par le cou et le ser-rant de manière à l’étouffer. Ohé, les autres,ohé !

Mademoiselle Michonneau entra douce-ment, salua les convives sans rien dire, et s’allaplacer près des trois femmes.

— Elle me fait toujours grelotter, cettevieille chauve-souris, dit à voix basse Bianchonà Vautrin en montrant mademoiselle Michon-

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neau. Moi qui étudie le système de Gall, je luitrouve les bosses de Judas.

— Monsieur l’a connu ? dit Vautrin.

— Qui ne l’a pas rencontré ! répondit Bian-chon. Ma parole d’honneur, cette vieille filleblanche me fait l’effet de ces longs vers qui fi-nissent par ronger une poutre.

— Voilà ce que c’est, jeune homme, dit lequadragénaire en peignant ses favoris.

Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,L’espace d’un matin.

— Ah ! ah ! voici une fameuse soupeaurama,dit Poiret en voyant Christophe qui entrait entenant respectueusement le potage.

— Pardonnez-moi, monsieur, dit madameVauquer, c’est une soupe aux choux.

Tous les jeunes gens éclatèrent de rire.

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— Enfoncé, Poiret !

— Poirrrrrette enfoncé !

— Marquez deux points à maman Vauquer,dit Vautrin.

— Quelqu’un a-t-il fait attention aubrouillard de ce matin ? dit l’employé.

— C’était, dit Bianchon, un brouillard fréné-tique et sans exemple, un brouillard lugubre,mélancolique, vert, poussif, un brouillard Go-riot.

— Goriorama, dit le peintre, parce qu’on n’yvoyait goutte.

— Hé, milord Gâôriotte, il être questiônnedé véaus.

Assis au bas bout de la table, près de laporte par laquelle on servait, le père Goriot le-va la tête en flairant un morceau de pain qu’ilavait sous sa serviette, par une vieille habitudecommerciale qui reparaissait quelquefois.

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— Hé ! bien, lui cria aigrement madameVauquer d’une voix qui domina le bruit descuillers, des assiettes et des voix, est-ce quevous ne trouvez pas le pain bon ?

— Au contraire, madame, répondit-il, il estfait avec de la farine d’Étampes, première qua-lité.

— À quoi voyez-vous cela ? lui dit Eugène.

— À la blancheur, au goût.

— Au goût du nez, puisque vous le sentez,dit madame Vauquer. Vous devenez si éco-nome que vous finirez par trouver le moyen devous nourrir en humant l’air de la cuisine.

— Prenez alors un brevet d’invention, crial’employé au Muséum, vous ferez une belle for-tune.

— Laissez donc, il fait ça pour nous persua-der qu’il a été vermicellier, dit le peintre.

— Votre nez est donc une cornue, demandaencore l’employé au Muséum.

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— Cor quoi ? fit Bianchon.

— Cor-nouille.

— Cor-nemuse.

— Cor-naline.

— Cor-niche.

— Cor-nichon.

— Cor-beau.

— Cor-nac.

— Cor-norama.

Ces huit réponses partirent de tous les cô-tés de la salle avec la rapidité d’un feu de file,et prêtèrent d’autant plus à rire, que le pauvrepère Goriot regardait les convives d’un airniais, comme un homme qui tâche de com-prendre une langue étrangère.

— Cor ? dit-il à Vautrin qui se trouvait prèsde lui.

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— Cor aux pieds, mon vieux ! dit Vautrin enenfonçant le chapeau du père Goriot par unetape qu’il lui appliqua sur la tête et qui le lui fitdescendre jusque sur les yeux.

Le pauvre vieillard, stupéfait de cettebrusque attaque, resta pendant un moment im-mobile. Christophe emporta l’assiette du bon-homme, croyant qu’il avait fini sa soupe ; ensorte que quand Goriot, après avoir relevé sonchapeau, prit sa cuiller, il frappa sur la table.Tous les convives éclatèrent de rire.

— Monsieur, dit le vieillard, vous êtes unmauvais plaisant, et si vous vous permettez en-core de me donner de pareils renfoncements…

— Eh ! bien, quoi, papa ? dit Vautrin en l’in-terrompant.

— Eh ! bien ! vous payerez cela bien cherquelque jour…

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— En enfer, pas vrai ? dit le peintre, dansce petit coin noir où l’on met les enfants mé-chants !

— Eh ! bien, mademoiselle, dit Vautrin àVictorine, vous ne mangez pas. Le papa s’estdonc montré récalcitrant ?

— Une horreur, dit madame Couture.

— Il faut le mettre à la raison, dit Vautrin.

— Mais, dit Rastignac, qui se trouvait assezprès de Bianchon, mademoiselle pourrait in-tenter un procès sur la question des aliments,puisqu’elle ne mange pas. Eh ! eh ! voyez donccomme le père Goriot examine mademoiselleVictorine.

Le vieillard oubliait de manger pourcontempler la pauvre jeune fille dans les traitsde laquelle éclatait une douleur vraie, la dou-leur de l’enfant méconnu qui aime son père.

— Mon cher, dit Eugène à voix basse, nousnous sommes trompés sur le père Goriot. Ce

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n’est ni un imbécile ni un homme sans nerfs.Applique-lui ton système de Gall, et dis-moi ceque tu en penseras. Je lui ai vu cette nuit tordreun plat de vermeil, comme si c’eût été de lacire, et dans ce moment l’air de son visage tra-hit des sentiments extraordinaires. Sa vie meparaît être trop mystérieuse pour ne pas va-loir la peine d’être étudiée. Oui, Bianchon, tuas beau rire, je ne plaisante pas.

— Cet homme est un fait médical, dit Bian-chon, d’accord ; s’il veut, je le dissèque.

— Non, tâte-lui la tête.

— Ah ! bien, sa bêtise est peut-être conta-gieuse.

Le lendemain Rastignac s’habilla fort élé-gamment, et alla, vers trois heures de l’après-midi, chez madame de Restaud en se livrantpendant la route à ces espérances étourdimentfolles qui rendent la vie des jeunes gens si belled’émotions : ils ne calculent alors ni les obs-tacles ni les dangers, ils voient en tout le suc-

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cès, poétisent leur existence par le seul jeude leur imagination, et se font malheureux outristes par le renversement de projets qui ne vi-vaient encore que dans leurs désirs effrénés ;s’ils n’étaient pas ignorants et timides, lemonde social serait impossible. Eugène mar-chait avec mille précautions pour ne se pointcrotter, mais il marchait en pensant à ce qu’ildirait à madame de Restaud, il s’approvision-nait d’esprit, il inventait les reparties d’uneconversation imaginaire, il préparait ses motsfins, ses phrases à la Talleyrand, en supposantde petites circonstances favorables à la décla-ration sur laquelle il fondait son avenir. Il secrotta, l’étudiant, il fut forcé de faire cirer sesbottes et brosser son pantalon au Palais-Royal.« Si j’étais riche, se dit-il en changeant unepièce de trente sous qu’il avait prise en casde malheur, je serais allé en voiture, j’auraispu penser à mon aise. » Enfin il arriva rue duHelder et demanda la comtesse de Restaud.Avec la rage froide d’un homme sûr de triom-

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pher un jour, il reçut le coup d’œil méprisantdes gens qui l’avaient vu traversant la cour àpied, sans avoir entendu le bruit d’une voitureà la porte. Ce coup d’œil lui fut d’autant plussensible qu’il avait déjà compris son infériori-té en entrant dans cette cour, où piaffait unbeau cheval richement attelé à l’un de ces ca-briolets pimpants qui affichent le luxe d’uneexistence dissipatrice, et sous-entendent l’ha-bitude de toutes les félicités parisiennes. Il semit, à lui tout seul, de mauvaise humeur. Lestiroirs ouverts dans son cerveau et qu’il comp-tait trouver pleins d’esprit se fermèrent, il de-vint stupide. En attendant la réponse de lacomtesse, à laquelle un valet de chambre allaitdire les noms du visiteur, Eugène se posa surun seul pied devant une croisée de l’anti-chambre, s’appuya le coude sur une espagno-lette, et regarda machinalement dans la cour.Il trouvait le temps long, il s’en serait allé s’iln’avait pas été doué de cette ténacité méridio-

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nale qui enfante des prodiges quand elle va enligne droite.

— Monsieur, dit le valet de chambre, ma-dame est dans son boudoir et fort occupée, ellene m’a pas répondu ; mais, si monsieur veutpasser au salon, il y a déjà quelqu’un.

Tout en admirant l’épouvantable pouvoir deces gens qui, d’un seul mot, accusent ou jugentleurs maîtres, Rastignac ouvrit délibérémentla porte par laquelle était sorti le valet dechambre, afin sans doute de faire croire à cesinsolents valets qu’il connaissait les êtres dela maison ; mais il déboucha fort étourdimentdans une pièce où se trouvaient des lampes,des buffets, un appareil à chauffer des ser-viettes pour le bain, et qui menait à la fois dansun corridor obscur et dans un escalier déro-bé. Les rires étouffés qu’il entendit dans l’anti-chambre mirent le comble à sa confusion.

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— Monsieur, le salon est par ici, lui dit levalet de chambre avec ce faux respect quisemble être une raillerie de plus.

Eugène revint sur ses pas avec une telleprécipitation qu’il se heurta contre une bai-gnoire, mais il retint assez heureusement sonchapeau pour l’empêcher de tomber dans lebain. En ce moment, une porte s’ouvrit au fonddu long corridor éclairé par une petite lampe,Rastignac y entendit à la fois la voix de ma-dame de Restaud, celle du père Goriot et lebruit d’un baiser. Il rentra dans la salle à man-ger, la traversa, suivit le valet de chambre, etrentra dans un premier salon où il resta posédevant la fenêtre, en s’apercevant qu’elle avaitvue sur la cour. Il voulait voir si ce père Go-riot était bien réellement son père Goriot. Lecœur lui battait étrangement, il se souvenaitdes épouvantables réflexions de Vautrin. Levalet de chambre attendait Eugène à la portedu salon, mais il en sortit tout à coup un élé-gant jeune homme, qui dit impatiemment : « Je

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m’en vais, Maurice. Vous direz à madame lacomtesse que je l’ai attendue plus d’une demi-heure. » Cet impertinent, qui sans doute avaitle droit de l’être, chantonna quelque rouladeitalienne en se dirigeant vers la fenêtre où sta-tionnait Eugène, autant pour voir la figure del’étudiant que pour regarder dans la cour.

— Mais monsieur le comte ferait mieuxd’attendre encore un instant, Madame a fini,dit Maurice en retournant à l’antichambre.

En ce moment, le père Goriot débouchaitprès de la porte cochère par la sortie du petitescalier. Le bonhomme tirait son parapluie etse disposait à le déployer, sans faire attentionque la grande porte était ouverte pour donnerpassage à un jeune homme décoré qui condui-sait un tilbury. Le père Goriot n’eut que letemps de se jeter en arrière pour n’être pasécrasé. Le taffetas du parapluie avait effrayé lecheval, qui fit un léger écart en se précipitantvers le perron. Ce jeune homme détourna la

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tête d’un air de colère, regarda le père Goriot,et lui fit, avant qu’il ne sortît, un salut qui pei-gnait la considération forcée que l’on accordeaux usuriers dont on a besoin, ou ce respectnécessaire exigé par un homme taré, mais donton rougit plus tard. Le père Goriot réponditpar un petit salut amical, plein de bonhomie.Ces événements se passèrent avec la rapiditéde l’éclair. Trop attentif pour s’apercevoir qu’iln’était pas seul, Eugène entendit tout à coup lavoix de la comtesse.

— Ah ! Maxime, vous vous en alliez, dit-elleavec un ton de reproche où se mêlait un peu dedépit.

La comtesse n’avait pas fait attention à l’en-trée du tilbury. Rastignac se retourna brusque-ment et vit la comtesse coquettement vêtued’un peignoir en cachemire blanc, à nœudsroses, coiffée négligemment, comme le sont lesfemmes de Paris au matin ; elle embaumait,elle avait sans doute pris un bain, et sa beauté,

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pour ainsi dire assouplie, semblait plus volup-tueuse ; ses yeux étaient humides. L’œil desjeunes gens sait tout voir : leurs espritss’unissent aux rayonnements de la femmecomme une plante aspire dans l’air des sub-stances qui lui sont propres, Eugène sentitdonc la fraîcheur épanouie des mains de cettefemme sans avoir besoin d’y toucher. Il voyait,à travers le cachemire, les teintes rosées ducorsage que le peignoir, légèrement entr’ou-vert, laissait parfois à nu, et sur lequel son re-gard s’étalait. Les ressources du busc étaientinutiles à la comtesse, la ceinture marquaitseule sa taille flexible, son cou invitait àl’amour, ses pieds étaient jolis dans les pan-toufles. Quand Maxime prit cette main pourla baiser, Eugène aperçut alors Maxime, et lacomtesse aperçut Eugène.

— Ah ! c’est vous, monsieur de Rastignac,je suis bien aise de vous voir, dit-elle d’un airauquel savent obéir les gens d’esprit.

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Maxime regardait alternativement Eugèneet la comtesse d’une manière assez significa-tive pour faire décamper l’intrus. — Ah çà !ma chère, j’espère que tu vas me mettre cepetit drôle à la porte ! Cette phrase était unetraduction claire et intelligible des regards dujeune homme impertinemment fier que la com-tesse Anastasie avait nommé Maxime, et dontelle consultait le visage de cette intention sou-mise qui dit tous les secrets d’une femme sansqu’elle s’en doute. Rastignac se sentit unehaine violente pour ce jeune homme. D’abordles beaux cheveux blonds et bien frisés deMaxime lui apprirent combien les siens étaienthorribles. Puis Maxime avait des bottes fineset propres, tandis, que les siennes, malgré lesoin qu’il avait pris en marchant, s’étaient em-preintes d’une légère teinte de boue. EnfinMaxime portait une redingote qui lui serraitélégamment la taille et le faisait ressembler àune jolie femme, tandis qu’Eugène avait à deuxheures et demie un habit noir. Le spirituel en-

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fant de la Charente sentit la supériorité que lamise donnait à ce dandy, mince et grand, àl’œil clair, au teint pâle, un de ces hommes ca-pables de ruiner des orphelins. Sans attendrela réponse d’Eugène, madame de Restaud sesauva comme à tire-d’aile dans l’autre salon,en laissant flotter les pans de son peignoir quise roulaient et se déroulaient de manière à luidonner l’apparence d’un papillon ; et Maximela suivit. Eugène furieux suivit Maxime et lacomtesse. Ces trois personnages se trouvèrentdonc en présence, à la hauteur de la cheminée,au milieu du grand salon. L’étudiant savait bienqu’il allait gêner cet odieux Maxime ; mais, aurisque de déplaire à madame de Restaud, ilvoulut gêner le dandy. Tout à coup, en se sou-venant d’avoir vu ce jeune homme au bal demadame de Beauséant, il devina ce qu’étaitMaxime pour madame de Restaud ; et aveccette audace juvénile qui fait commettre degrandes sottises ou obtenir de grands succès,il se dit : Voilà mon rival, je veux triompher

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de lui. L’imprudent ! il ignorait que le comteMaxime de Trailles se laissait insulter, tiraitle premier et tuait son homme. Eugène étaitun adroit chasseur, mais il n’avait pas encoreabattu vingt poupées sur vingt-deux dans untir. Le jeune comte se jeta dans une bergère aucoin du feu, prit les pincettes, et fouilla le foyerpar un mouvement si violent, si grimaud, quele beau visage d’Anastasie se chagrina soudain.La jeune femme se tourna vers Eugène, et luilança un de ces regards froidement interroga-tifs qui disent si bien : Pourquoi ne vous en al-lez-vous pas ? que les gens bien élevés saventaussitôt faire de ces phrases qu’il faudrait ap-peler des phrases de sortie.

Eugène prit un air agréable et dit : — Ma-dame, j’avais hâte de vous voir pour…

Il s’arrêta tout court. Une porte s’ouvrit. Lemonsieur qui conduisait le tilbury se montrasoudain, sans chapeau, ne salua pas la com-tesse, regarda soucieusement Eugène, et tendit

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la main à Maxime, en lui disant : « Bonjour, »avec une expression fraternelle qui surprit sin-gulièrement Eugène. Les jeunes gens de pro-vince ignorent combien est douce la vie à trois.

— Monsieur de Restaud, dit la comtesse àl’étudiant en lui montrant son mari.

Eugène s’inclina profondément.

— Monsieur, dit-elle en continuant et enprésentant Eugène au comte de Restaud, estmonsieur de Rastignac, parent de madame lavicomtesse de Beauséant par les Marcillac, etque j’ai eu le plaisir de rencontrer à son dernierbal.

Parent de madame la vicomtesse de Beauséantpar les Marcillac ! ces mots, que la comtesseprononça presque emphatiquement, par suitede l’espèce d’orgueil qu’éprouve une maîtressede maison à prouver qu’elle n’a chez elle quedes gens de distinction, furent d’un effet ma-gique, le comte quitta son air froidement céré-monieux et salua l’étudiant.

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— Enchanté, dit-il, monsieur, de pouvoirfaire votre connaissance.

Le comte Maxime de Trailles lui-même jetasur Eugène un regard inquiet et quitta tout àcoup son air impertinent. Ce coup de baguette,dû à la puissante intervention d’un nom, ouvrittrente cases dans le cerveau du méridional,et lui rendit l’esprit qu’il avait préparé. Unesoudaine lumière lui fit voir clair dans l’atmo-sphère de la haute société parisienne, encoreténébreuse pour lui. La Maison-Vauquer, lepère Goriot étaient alors bien loin de sa pen-sée.

— Je croyais les Marcillac éteints ? dit lecomte de Restaud à Eugène.

— Oui, monsieur, répondit-il. Mon grand-oncle, le chevalier de Rastignac, a épousé l’hé-ritière de la famille de Marcillac. Il n’a euqu’une fille, qui a épousé le maréchal de Cla-rimbault, aïeul maternel de madame de Beau-séant. Nous sommes la branche cadette,

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branche d’autant plus pauvre que mon grand-oncle, vice-amiral, a tout perdu au service duroi. Le gouvernement révolutionnaire n’a pasvoulu admettre nos créances dans la liquida-tion qu’il a faite de la compagnie des Indes.

— Monsieur votre grand-oncle ne comman-dait-il pas le Vengeur avant 1789 ?

— Précisément.

— Alors, il a connu mon grand-père, quicommandait le Warwick.

Maxime haussa légèrement les épaules enregardant madame de Restaud, et eut l’air delui dire : S’il se met à causer marine avec celui-là, nous sommes perdus. Anastasie comprit leregard de monsieur de Trailles. Avec cette ad-mirable puissance que possèdent les femmes,elle se mit à sourire en disant : « Venez,Maxime ; j’ai quelque chose à vous demander.Messieurs, nous vous laisserons naviguer deconserve sur le Warwick et sur le Vengeur. »Elle se leva et fit un signe plein de traîtrise

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railleuse à Maxime, qui prit avec elle la routedu boudoir. À peine ce couple morganatique,jolie expression allemande qui n’a pas sonéquivalent en français, avait-il atteint la porte,que le comte interrompit sa conversation avecEugène.

— Anastasie ! restez donc, ma chère,s’écria-t-il avec humeur, vous savez bien que…

— Je reviens, je reviens, dit-elle en l’inter-rompant, il ne me faut qu’un moment pour direà Maxime ce dont je veux le charger.

Elle revint promptement. Comme toutes lesfemmes qui, forcées d’observer le caractère deleurs maris pour pouvoir se conduire à leurfantaisie, savent reconnaître jusqu’où ellespeuvent aller afin de ne pas perdre uneconfiance précieuse, et qui alors ne leschoquent jamais dans les petites choses de lavie, la comtesse avait vu d’après les inflexionsde la voix du comte qu’il n’y aurait aucunesécurité à rester dans le boudoir. Ces contre-

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temps étaient dus à Eugène. Aussi la comtessemontra-t-elle l’étudiant d’un air et par un gestepleins de dépit à Maxime, qui dit fort épigram-matiquement au comte, à sa femme et à Eu-gène : — Écoutez, vous êtes en affaires, je neveux pas vous gêner ; adieu. Il se sauva.

— Restez donc, Maxime ! cria le comte.

— Venez dîner, dit la comtesse qui laissantencore une fois Eugène et le comte suivitMaxime dans le premier salon où ils restèrentassez de temps ensemble pour croire que mon-sieur de Restaud congédierait Eugène.

Rastignac les entendait tour à tour éclatantde rire, causant, se taisant ; mais le malicieuxétudiant faisait de l’esprit avec monsieur deRestaud, le flattait ou l’embarquait dans desdiscussions, afin de revoir la comtesse et de sa-voir quelles étaient ses relations avec le pèreGoriot. Cette femme, évidemment amoureusede Maxime ; cette femme, maîtresse de sonmari, liée secrètement au vieux vermicellier,

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lui semblait tout un mystère. Il voulait pénétrerce mystère, espérant ainsi pouvoir régner ensouverain sur cette femme si éminemment Pa-risienne.

— Anastasie, dit le comte appelant de nou-veau sa femme.

— Allons, mon pauvre Maxime, dit-elle aujeune homme, il faut se résigner. À ce soir…

— J’espère, Nasie, lui dit-il à l’oreille, quevous consignerez ce petit jeune homme dontles yeux s’allumaient comme des charbonsquand votre peignoir s’entr’ouvrait. Il vous fe-rait des déclarations, vous compromettrait, etvous me forceriez à le tuer.

— Êtes-vous fou, Maxime ? dit-elle. Ces pe-tits étudiants ne sont-ils pas, au contraire,d’excellents paratonnerres ? Je le ferai, certes,prendre en grippe à Restaud.

Maxime éclata de rire et sortit suivi de lacomtesse, qui se mit à la fenêtre pour le voir

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montant en voiture, faisant piaffer son cheval,et agitant son fouet. Elle ne revint que quand lagrande porte fut fermée.

— Dites donc, lui cria le comte quand ellerentra, ma chère, la terre où demeure la famillede monsieur n’est pas loin de Verteuil, sur laCharente. Le grand-oncle de monsieur et mongrand-père se connaissaient.

— Enchantée d’être en pays de connais-sance, dit la comtesse distraite.

— Plus que vous ne le croyez, dit à voixbasse Eugène.

— Comment ? dit-elle vivement.

— Mais, reprit l’étudiant, je viens de voirsortir de chez vous un monsieur avec lequelje suis porte à porte dans la même pension, lepère Goriot.

À ce nom enjolivé du mot père, le comte,qui tisonnait, jeta les pincettes dans le feu,

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comme si elles lui eussent brûlé les mains, etse leva.

— Monsieur, vous auriez pu dire monsieurGoriot ! s’écria-t-il.

La comtesse pâlit d’abord en voyant l’im-patience de son mari, puis elle rougit, et futévidemment embarrassée ; elle répondit d’unevoix qu’elle voulut rendre naturelle, et d’unair faussement dégagé : « Il est impossible deconnaître quelqu’un que nous aimionsmieux… » Elle s’interrompit, regarda son pia-no, comme s’il se réveillait en elle quelque fan-taisie, et dit : — Aimez-vous la musique, mon-sieur ?

— Beaucoup, répondit Eugène devenurouge et bêtifié par l’idée confuse qu’il eutd’avoir commis quelque lourde sottise.

— Chantez-vous ? s’écria-t-elle en s’en al-lant à son piano dont elle attaqua vivementtoutes les touches en les remuant depuis l’utd’en bas jusqu’au fa d’en haut. Rrrrah !

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— Non, madame.

Le comte de Restaud se promenait de longen large.

— C’est dommage, vous vous êtes privéd’un grand moyen de succès. – Ca-a-ro, ca-a-ro,ca-a-a-a-ro, non du-bita-re, chanta la comtesse.

En prononçant le nom du père Goriot, Eu-gène avait donné un coup de baguette ma-gique, mais dont l’effet était l’inverse de celuiqu’avaient frappé ces mots : parent de madamede Beauséant. Il se trouvait dans la situationd’un homme introduit par faveur chez un ama-teur de curiosités, et qui, touchant par mé-garde une armoire pleine de figures sculptées,fait tomber trois ou quatre têtes mal collées.Il aurait voulu se jeter dans un gouffre. Le vi-sage de madame de Restaud était sec, froid, etses yeux devenus indifférents fuyaient ceux dumalencontreux étudiant.

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— Madame, dit-il, vous avez à causer avecmonsieur de Restaud, veuillez agréer meshommages, et me permettre…

— Toutes les fois que vous viendrez, ditprécipitamment la comtesse en arrêtant Eu-gène par un geste, vous êtes sûr de nous faire,à monsieur de Restaud comme à moi, le plusvif plaisir.

Eugène salua profondément le couple etsortit suivi de monsieur de Restaud, qui, mal-gré ses instances, l’accompagna jusque dansl’antichambre.

— Toutes les fois que monsieur se présen-tera, dit le comte à Maurice, ni madame ni moinous n’y serons.

Quand Eugène mit le pied sur le perron, ils’aperçut qu’il pleuvait. — Allons, se dit-il, jesuis venu faire une gaucherie dont j’ignore lacause et la portée, je gâterai par-dessus le mar-ché mon habit et mon chapeau. Je devrais res-ter dans un coin à piocher le Droit, ne pen-

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ser qu’à devenir un rude magistrat. Puis-je allerdans le monde quand, pour y manœuvrerconvenablement, il faut un tas de cabriolets,de bottes cirées, d’agrès indispensables, deschaînes d’or, dès le matin des gants de daimblancs qui coûtent six francs, et toujours desgants jaunes le soir ? Vieux drôle de père Go-riot, va !

Quand il se trouva sous la porte de la rue, lecocher d’une voiture de louage, qui venait sansdoute de remiser de nouveaux mariés et qui nedemandait pas mieux que de voler à son maîtrequelques courses de contrebande, fit à Eugèneun signe en le voyant sans parapluie, en habitnoir, gilet blanc, gants jaunes et bottes cirées.Eugène était sous l’empire d’une de ces ragessourdes qui poussent un jeune homme à s’en-foncer de plus en plus dans l’abîme où il est en-tré, comme s’il espérait y trouver une heureuseissue. Il consentit par un mouvement de têteà la demande du cocher. Sans avoir plus devingt-deux sous dans sa poche, il monta dans

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la voiture où quelques grains de fleurs d’oran-ger et des brins de cannetille attestaient le pas-sage des mariés.

— Où monsieur va-t-il ? demanda le co-cher, qui n’avait déjà plus ses gants blancs.

— Parbleu ! se dit Eugène, puisque je m’en-fonce, il faut au moins que cela me serve àquelque chose ! Allez à l’hôtel de Beauséant,ajouta-t-il à haute voix.

— Lequel ? dit le cocher.

Mot sublime qui confondit Eugène. Cet élé-gant inédit ne savait pas qu’il y avait deux hô-tels de Beauséant, il ne connaissait pas com-bien il était riche en parents qui ne se sou-ciaient pas de lui.

— Le vicomte de Beauséant, rue…

— De Grenelle, dit le cocher en hochant latête et l’interrompant. Voyez-vous, il y a en-core l’hôtel du comte et du marquis de Beau-

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séant, rue Saint-Dominique, ajouta-t-il en rele-vant le marchepied.

— Je le sais bien, répondit Eugène d’un airsec. Tout le monde aujourd’hui se moque doncde moi ! dit-il en jetant son chapeau sur lescoussins de devant. Voilà une escapade qui vame coûter la rançon d’un roi. Mais au moinsje vais faire ma visite à ma soi-disant cousined’une manière solidement aristocratique. Lepère Goriot me coûte déjà au moins dix francs,le vieux scélérat ! Ma foi, je vais raconter monaventure à madame de Beauséant, peut-être laferai-je rire. Elle saura sans doute le mystèredes liaisons criminelles de ce vieux rat sansqueue et de cette belle femme. Il vaut mieuxplaire à ma cousine que de me cogner contrecette femme immorale, qui me fait l’effet d’êtrebien coûteuse. Si le nom de la belle vicomtesseest si puissant, de quel poids doit donc être sapersonne ? Adressons-nous en haut. Quand ons’attaque à quelque chose dans le ciel, il faut vi-ser Dieu !

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Ces paroles sont la formule brève des milleet une pensées entre lesquelles il flottait. Il re-prit un peu de calme et d’assurance en voyanttomber la pluie. Il se dit que s’il allait dissiperdeux des précieuses pièces de cent sous quilui restaient, elles seraient heureusement em-ployées à la conservation de son habit, de sesbottes et de son chapeau. Il n’entendit pas sansun mouvement d’hilarité son cocher criant : Laporte, s’il vous plaît ! Un suisse rouge et doréfit grogner sur ses gonds la porte de l’hôtel,et Rastignac vit avec une douce satisfaction savoiture passant sous le porche, tournant dansla cour, et s’arrêtant sous la marquise du per-ron. Le cocher à grosse houppelande bleuebordée de rouge vint déplier le marchepied.En descendant de sa voiture, Eugène entenditdes rires étouffés qui partaient sous le péri-style. Trois ou quatre valets avaient déjà plai-santé sur cet équipage de mariée vulgaire. Leurrire éclaira l’étudiant au moment où il comparacette voiture à l’un des plus élégants coupés

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de Paris, attelé de deux chevaux fringants quiavaient des roses à l’oreille, qui mordaient leurfrein, et qu’un cocher poudré, bien cravaté,tenait en bride comme s’ils eussent voulus’échapper. À la Chaussée-d’Antin, madame deRestaud avait dans sa cour le fin cabriolet del’homme de vingt-six ans. Au faubourg Saint-Germain, attendait le luxe d’un grand seigneur,un équipage que trente mille francs n’auraientpas payé.

— Qui donc est là ? se dit Eugène en com-prenant un peu tardivement qu’il devait se ren-contrer à Paris bien peu de femmes qui nefussent occupées, et que la conquête d’une deces reines coûtait plus que du sang. Diantre !ma cousine aura sans doute aussi son Maxime.

Il monta le perron la mort dans l’âme. Àson aspect la porte vitrée s’ouvrit ; il trouva lesvalets sérieux comme des ânes qu’on étrille.La fête à laquelle il avait assisté s’était donnéedans les grands appartements de réception, si-

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tués au rez-de-chaussée de l’hôtel de Beau-séant. N’ayant pas eu le temps, entre l’invita-tion et le bal, de faire une visite à sa cousine,il n’avait donc pas encore pénétré dans les ap-partements de madame de Beauséant ; il allaitdonc voir pour la première fois les merveillesde cette élégance personnelle qui trahit l’âmeet les mœurs d’une femme de distinction.Étude d’autant plus curieuse que le salon demadame de Restaud lui fournissait un terme decomparaison. À quatre heures et demie la vi-comtesse était visible. Cinq minutes plus tôt,elle n’eût pas reçu son cousin. Eugène, qui nesavait rien des diverses étiquettes parisiennes,fut conduit par un grand escalier plein defleurs, blanc de ton, à rampe dorée, à tapisrouge, chez madame de Beauséant, dont ilignorait la biographie verbale, une de ces chan-geantes histoires qui se content tous les soirsd’oreille à oreille dans les salons de Paris.

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La vicomtesse était liée depuis trois ansavec un des plus célèbres et des plus richesseigneurs portugais, le marquis d’Ajuda-Pinto.C’était une de ces liaisons innocentes qui onttant d’attraits pour les personnes ainsi liées,qu’elles ne peuvent supporter personne entiers. Aussi le vicomte de Beauséant avait-ildonné lui-même l’exemple au public en res-pectant, bon gré, mal gré, cette union morga-natique. Les personnes qui, dans les premiersjours de cette amitié, vinrent voir la vicom-tesse à deux heures, y trouvaient le marquisd’Ajuda-Pinto. Madame de Beauséant, inca-pable de fermer sa porte, ce qui eût été fortinconvenant, recevait si froidement les genset contemplait si studieusement sa corniche,que chacun comprenait combien il la gênait.Quand on sut dans Paris qu’on gênait madamede Beauséant en venant la voir entre deux etquatre heures, elle se trouva dans la solitudela plus complète. Elle allait aux Bouffons ou à

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l’Opéra en compagnie de monsieur de Beau-séant et de monsieur d’Ajuda-Pinto ; mais, enhomme qui sait vivre, monsieur de Beauséantquittait toujours sa femme et le Portugais aprèsles y avoir installés. Monsieur d’Ajuda devaitse marier. Il épousait une demoiselle de Roche-fide. Dans toute la haute société une seule per-sonne ignorait encore ce mariage, cette per-sonne était madame de Beauséant. Quelques-unes de ses amies lui en avaient bien parlévaguement ; elle en avait ri, croyant que sesamies voulaient troubler un bonheur jalousé.Cependant les bans allaient se publier. Quoi-qu’il fût venu pour notifier ce mariage à lavicomtesse, le beau Portugais n’avait pas en-core osé dire un traître mot. Pourquoi ? riensans doute n’est plus difficile que de notifier àune femme un semblable ultimatum. Certainshommes se trouvent plus à l’aise, sur le terrain,devant un homme qui leur menace le cœuravec une épée, que devant une femme qui,après avoir débité ses élégies pendant deux

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heures, fait la morte et demande des sels. Ence moment donc monsieur d’Ajuda-Pinto étaitsur les épines, et voulait sortir, en se disant quemadame de Beauséant apprendrait cette nou-velle, il lui écrirait, il serait plus commode detraiter ce galant assassinat par correspondanceque de vive voix. Quand le valet de chambrede la vicomtesse annonça monsieur Eugène deRastignac, il fit tressaillir de joie le marquisd’Ajuda-Pinto. Sachez-le bien, une femme ai-mante est encore plus ingénieuse à se créerdes doutes qu’elle n’est habile à varier le plai-sir. Quand elle est sur le point d’être quittée,elle devine plus rapidement le sens d’un gesteque le coursier de Virgile ne flaire les lointainscorpuscules qui lui annoncent l’amour. Aussicomptez que madame de Beauséant surprit cetressaillement involontaire, léger, mais naïve-ment épouvantable. Eugène ignorait qu’on nedoit jamais se présenter chez qui que ce soit àParis sans s’être fait conter par les amis de lamaison l’histoire du mari, celle de la femme ou

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des enfants, afin de n’y commettre aucune deces balourdises dont on dit pittoresquement enPologne : Attelez cinq bœufs à votre char ! sansdoute pour vous tirer du mauvais pas où vousvous embourbez. Si ces malheurs de la conver-sation n’ont encore aucun nom en France, onles y suppose sans doute impossibles, par suitede l’énorme publicité qu’y obtiennent les mé-disances. Après s’être embourbé chez madamede Restaud, qui ne lui avait pas même laisséle temps d’atteler les cinq bœufs à son char,Eugène seul était capable de recommencer sonmétier de bouvier, en se présentant chez ma-dame de Beauséant. Mais s’il avait horrible-ment gêné madame de Restaud et monsieur deTrailles, il tirait d’embarras monsieur d’Ajuda.

— Adieu, dit le Portugais en s’empressantde gagner la porte quand Eugène entra dans unpetit salon coquet, gris et rose, où le luxe sem-blait n’être que de l’élégance.

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— Mais à ce soir, dit madame de Beauséanten retournant la tête et jetant un regard aumarquis. N’allons-nous pas aux Bouffons ?

— Je ne le puis, dit-il en prenant le boutonde la porte.

Madame de Beauséant se leva, le rappelaprès d’elle, sans faire la moindre attention àEugène, qui, debout, étourdi par les scintille-ments d’une richesse merveilleuse, croyait àla réalité des contes arabes, et ne savait oùse fourrer en se trouvant en présence de cettefemme sans être remarqué par elle. La vicom-tesse avait levé l’index de sa main droite, etpar un joli mouvement désignait au marquisune place devant elle. Il y eut dans ce geste unsi violent despotisme de passion que le mar-quis laissa le bouton de la porte et vint. Eugènele regarda non sans envie.

— Voilà, se dit-il, l’homme au coupé ! Maisil faut donc avoir des chevaux fringants, des li-vrées et de l’or à flots pour obtenir le regard

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d’une femme de Paris ? Le démon du luxe lemordit au cœur, la fièvre du gain le prit, lasoif de l’or lui sécha la gorge. Il avait centtrente francs pour son trimestre. Son père, samère, ses frères, ses sœurs, sa tante, ne dépen-saient pas deux cents francs par mois, à euxtous. Cette rapide comparaison entre sa situa-tion présente et le but auquel il fallait parvenircontribuèrent à le stupéfier.

— Pourquoi, dit la vicomtesse en riant, nepouvez-vous pas venir aux Italiens ?

— Des affaires ! Je dîne chez l’ambassadeurd’Angleterre.

— Vous les quitterez.

Quand un homme trompe, il est invinci-blement forcé d’entasser mensonges sur men-songes. Monsieur d’Ajuda dit alors en riant :Vous l’exigez ?

— Oui, certes.

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— Voilà ce que je voulais me faire dire, ré-pondit-il en jetant un de ces fins regards quiauraient rassuré toute autre femme. Il prit lamain de la vicomtesse, la baisa et partit.

Eugène passa la main dans ses cheveux, etse tortilla pour saluer en croyant que madamede Beauséant allait penser à lui ; tout à coupelle s’élance, se précipite dans la galerie, ac-court à la fenêtre et regarde monsieur d’Aju-da pendant qu’il montait en voiture ; elle prêtel’oreille à l’ordre, et entend le chasseur répé-tant au cocher : Chez monsieur de Rochefide.Ces mots, et la manière dont d’Ajuda se plon-gea dans sa voiture, furent l’éclair et la foudrepour cette femme, qui revint en proie à de mor-telles appréhensions. Les plus horribles catas-trophes ne sont que cela dans le grand monde.La vicomtesse rentra dans sa chambre à cou-cher, se mit à sa table, et prit un joli papier.

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Du moment, écrivait-elle, où vous dînez chezles Rochefide, et non à l’ambassade anglaise, vousme devez une explication, je vous attends.

Après avoir redressé quelques lettres dé-figurées par le tremblement convulsif de samain, elle mit un C qui voulait dire Claire deBourgogne, et sonna.

— Jacques, dit-elle à son valet de chambrequi vint aussitôt, vous irez à sept heures et de-mie chez monsieur de Rochefide, vous y de-manderez le marquis d’Ajuda. Si monsieur lemarquis y est, vous lui ferez parvenir ce billetsans demander de réponse ; s’il n’y est pas,vous reviendrez et me rapporterez ma lettre.

— Madame la vicomtesse a quelqu’un dansson salon.

— Ah ! c’est vrai, dit-elle en poussant laporte.

Eugène commençait à se trouver très malà l’aise, il aperçut enfin la vicomtesse qui lui

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dit d’un ton dont l’émotion lui remua les fibresdu cœur : Pardon, monsieur, j’avais un mot àécrire, je suis maintenant tout à vous. Elle nesavait ce qu’elle disait, car voici ce qu’elle pen-sait : Ah ! il veut épouser mademoiselle de Ro-chefide. Mais est-il donc libre ? Ce soir ce ma-riage sera brisé, ou je… Mais il n’en sera plusquestion demain.

— Ma cousine… répondit Eugène.

— Hein ? fit la vicomtesse en lui jetant unregard dont l’impertinence glaça l’étudiant.

Eugène comprit ce hein. Depuis troisheures il avait appris tant de choses, qu’ils’était mis sur le qui-vive.

— Madame, reprit-il en rougissant. Il hési-ta, puis il dit en continuant : Pardonnez-moi ;j’ai besoin de tant de protection qu’un bout deparenté n’aurait rien gâté.

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Madame de Beauséant sourit, mais triste-ment : elle sentait déjà le malheur qui grondaitdans son atmosphère.

— Si vous connaissiez la situation dans la-quelle se trouve ma famille, dit-il en conti-nuant, vous aimeriez à jouer le rôle d’une deces fées fabuleuses qui se plaisaient à dissiperles obstacles autour de leurs filleuls.

— Eh ! bien, mon cousin, dit-elle en riant, àquoi puis-je vous être bonne ?

— Mais le sais-je ? Vous appartenir par unlien de parenté qui se perd dans l’ombre est dé-jà toute une fortune. Vous m’avez troublé, je nesais plus ce que je venais vous dire. Vous êtesla seule personne que je connaisse à Paris. Ah !je voulais vous consulter en vous demandantde m’accepter comme un pauvre enfant qui dé-sire se coudre à votre jupe, et qui saurait mou-rir pour vous.

— Vous tueriez quelqu’un pour moi ?

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— J’en tuerais deux, fit Eugène.

— Enfant ! Oui, vous êtes un enfant, dit-elleen réprimant quelques larmes ; vous aimeriezsincèrement, vous !

— Oh ! fit-il en hochant la tête.

La vicomtesse s’intéressa vivement à l’étu-diant pour une réponse d’ambitieux. Le méri-dional en était à son premier calcul. Entre leboudoir bleu de madame de Restaud et le sa-lon rose de madame de Beauséant, il avait faittrois années de ce Droit parisien dont on neparle pas, quoiqu’il constitue une haute juris-prudence sociale qui, bien apprise et bien pra-tiquée, mène à tout.

— Ah ! j’y suis, dit Eugène. J’avais remar-qué madame de Restaud à votre bal, je suis alléce matin chez elle.

— Vous avez dû bien la gêner, dit en sou-riant madame de Beauséant.

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— Eh ! oui, je suis un ignorant qui mettracontre lui tout le monde, si vous me refusezvotre secours. Je crois qu’il est fort difficilede rencontrer à Paris une femme jeune, belle,riche, élégante qui soit inoccupée, et il m’enfaut une qui m’apprenne ce que, vous autresfemmes, vous savez si bien expliquer : la vie.Je trouverai partout un monsieur de Trailles.Je venais donc à vous pour vous demander lemot d’une énigme, et vous prier de me dire dequelle nature est la sottise que j’y ai faite. J’aiparlé d’un père…

— Madame la duchesse de Langeais, ditJacques en coupant la parole à l’étudiant qui fitle geste d’un homme violemment contrarié.

— Si vous voulez réussir, dit la vicomtesseà voix basse, d’abord ne soyez pas aussi dé-monstratif.

— Eh ! bonjour, ma chère, reprit-elle en selevant et allant au-devant de la duchesse dontelle pressa les mains avec l’effusion caressante

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qu’elle aurait pu montrer pour une sœur et à la-quelle la duchesse répondit par les plus joliescâlineries.

— Voilà deux bonnes amies, se dit Rasti-gnac. J’aurai dès lors deux protectrices ; cesdeux femmes doivent avoir les mêmes affec-tions, et celle-ci s’intéressera sans doute à moi.

— À quelle heureuse pensée dois-je le bon-heur de te voir, ma chère Antoinette ? dit ma-dame de Beauséant.

— Mais j’ai vu monsieur d’Ajuda-Pinto en-trant chez monsieur de Rochefide, et j’ai penséqu’alors vous étiez seule.

Madame de Beauséant ne se pinça point leslèvres, elle ne rougit pas, son regard resta lemême, son front parut s’éclaircir pendant quela duchesse prononçait ces fatales paroles.

— Si j’avais su que vous fussiez occupée…ajouta la duchesse en se tournant vers Eugène.

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— Monsieur est monsieur Eugène de Ras-tignac, un de mes cousins, dit la vicomtesse.Avez-vous des nouvelles du général Montri-veau ? fit-elle. Sérizy m’a dit hier qu’on ne levoyait plus, l’avez-vous eu chez vous au-jourd’hui ?

La duchesse, qui passait pour être aban-donnée par monsieur de Montriveau de quielle était éperdument éprise, sentit au cœur lapointe de cette question, et rougit en répon-dant : — Il était hier à l’Élysée.

— De service, dit madame de Beauséant.

— Clara, vous savez sans doute, reprit laduchesse en jetant des flots de malignité parses regards, que demain les bans de monsieurd’Ajuda-Pinto et de mademoiselle de Rochefidese publient ?

Ce coup était trop violent, la vicomtesse pâ-lit et répondit en riant : — Un de ces bruitsdont s’amusent les sots. Pourquoi monsieurd’Ajuda porterait-il chez les Rochefide un des

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plus beaux noms du Portugal ? Les Rochefidesont des gens anoblis d’hier.

— Mais Berthe réunira, dit-on, deux centmille livres de rente.

— Monsieur d’Ajuda est trop riche pourfaire de ces calculs.

— Mais, ma chère, mademoiselle de Roche-fide est charmante.

— Ah !

— Enfin il y dîne aujourd’hui, les conditionssont arrêtées. Vous m’étonnez étrangementd’être si peu instruite.

— Quelle sottise avez-vous donc faite,monsieur ? dit madame de Beauséant. Cepauvre enfant est si nouvellement jeté dans lemonde, qu’il ne comprend rien, ma chère An-toinette, à ce que nous disons. Soyez bonnepour lui, remettons à causer de cela demain.Demain, voyez-vous, tout sera sans doute offi-ciel, et vous pourrez être officieuse à coup sûr.

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La duchesse tourna sur Eugène un de cesregards impertinents qui enveloppent unhomme des pieds à la tête, l’aplatissent, et lemettent à l’état de zéro.

— Madame, j’ai, sans le savoir, plongé unpoignard dans le cœur de madame de Restaud.Sans le savoir, voilà ma faute, dit l’étudiant queson génie avait assez bien servi et qui avaitdécouvert les mordantes épigrammes cachéessous les phrases affectueuses de ces deuxfemmes. Vous continuez à voir, et vous crai-gnez peut-être les gens qui sont dans le secretdu mal qu’ils vous font, tandis que celui quiblesse en ignorant la profondeur de sa blessureest regardé comme un sot, un maladroit qui nesait profiter de rien, et chacun le méprise.

Madame de Beauséant jeta sur l’étudiant unde ces regards fondants où les grandes âmessavent mettre tout à la fois de la reconnais-sance et de la dignité. Ce regard fut comme unbaume qui calma la plaie que venait de faire au

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cœur de l’étudiant le coup d’œil d’huissier-pri-seur par lequel la duchesse l’avait évalué.

— Figurez-vous que je venais, dit Eugèneen continuant, de capter la bienveillance ducomte de Restaud ; car, dit-il en se tournantvers la duchesse d’un air à la fois humble etmalicieux, il faut vous dire, madame, que jene suis encore qu’un pauvre diable d’étudiant,bien seul, bien pauvre…

— Ne dites pas cela, monsieur de Rasti-gnac. Nous autres femmes, nous ne voulons ja-mais de ce dont personne ne veut.

— Bah ! fit Eugène, je n’ai que vingt-deuxans, il faut savoir supporter les malheurs deson âge. D’ailleurs, je suis à confesse ; et il estimpossible de se mettre à genoux dans un plusjoli confessionnal : on y fait les péchés dont ons’accuse dans l’autre.

La duchesse prit un air froid à ce discoursantireligieux, dont elle proscrivit le mauvais

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goût en disant à la vicomtesse : — Monsieurarrive…

Madame de Beauséant se prit à rire fran-chement et de son cousin et de la duchesse.

— Il arrive, ma chère, et cherche une insti-tutrice qui lui enseigne le bon goût.

— Madame la duchesse, reprit Eugène,n’est-il pas naturel de vouloir s’initier aux se-crets de ce qui nous charme ? (Allons, se dit-il en lui-même, je suis sûr que je leur fais desphrases de coiffeur.)

— Mais madame de Restaud est, je crois,l’écolière de monsieur de Trailles, dit la du-chesse.

— Je n’en savais rien, madame, reprit l’étu-diant. Aussi me suis-je étourdiment jeté entreeux. Enfin, je m’étais assez bien entendu avecle mari, je me voyais souffert pour un tempspar la femme, lorsque je me suis avisé de leurdire que je connaissais un homme que je ve-

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nais de voir sortant par un escalier dérobé,et qui avait au fond d’un couloir embrassé lacomtesse.

— Qui est-ce ? dirent les deux femmes.

— Un vieillard qui vit à raison de deux louispar mois, au fond du faubourg Saint-Marceau,comme moi, pauvre étudiant ; un véritablemalheureux dont tout le monde se moque, etque nous appelons le Père Goriot.

— Mais, enfant que vous êtes, s’écria la vi-comtesse, madame de Restaud est une demoi-selle Goriot.

— La fille d’un vermicellier, reprit la du-chesse, une petite femme qui s’est fait présen-ter le même jour qu’une fille de pâtissier. Nevous en souvenez-vous pas, Clara ? Le roi s’estmis à rire, et a dit en latin un bon mot sur la fa-rine. Des gens, comment donc ? des gens…

— Ejusdem farinæ, dit Eugène.

— C’est cela, dit la duchesse.

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— Ah ! c’est son père, reprit l’étudiant enfaisant un geste d’horreur.

— Mais oui ; ce bonhomme avait deux fillesdont il est quasi fou, quoique l’une et l’autrel’aient à peu près renié.

— La seconde n’est-elle pas, dit la vicom-tesse en regardant madame de Langeais, ma-riée à un banquier dont le nom est allemand,un baron de Nucingen ? Ne se nomme-t-ellepas Delphine ? N’est-ce pas une blonde qui aune loge de côté à l’Opéra, qui vient aussi auxBouffons, et rit très haut pour se faire remar-quer ?

La duchesse sourit en disant : — Mais, machère, je vous admire. Pourquoi vous occupez-vous donc tant de ces gens-là ? Il a fallu êtreamoureux fou, comme l’était Restaud, pours’être enfariné de mademoiselle Anastasie.Oh ! il n’en sera pas le bon marchand ! Elle estentre les mains de monsieur de Trailles, qui laperdra.

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— Elles ont renié leur père, répétait Eu-gène.

— Eh ! bien, oui, leur père, le père, un père,reprit la vicomtesse, un bon père qui leur adonné, dit-on, à chacune cinq ou six cent millefrancs pour faire leur bonheur en les mariantbien, et qui ne s’était réservé que huit à dixmille livres de rente pour lui, croyant que sesfilles resteraient ses filles, qu’il s’était créé chezelles deux existences, deux maisons où il seraitadoré, choyé. En deux ans, ses gendres l’ontbanni de leur société comme le dernier des mi-sérables…

Quelques larmes roulèrent dans les yeuxd’Eugène, récemment rafraîchi par les pureset saintes émotions de la famille, encore sousle charme des croyances jeunes, et qui n’enétait qu’à sa première journée sur le champ debataille de la civilisation parisienne. Les émo-tions véritables sont si communicatives, que

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pendant un moment ces trois personnes se re-gardèrent en silence.

— Eh ! mon Dieu, dit madame de Langeais,oui, cela semble bien horrible, et nous voyonscependant cela tous les jours. N’y a-t-il pas unecause à cela ? Dites-moi, ma chère, avez-vouspensé jamais à ce qu’est un gendre ? Un gendreest un homme pour qui nous élèverons, vousou moi, une chère petite créature à laquellenous tiendrons par mille liens, qui sera pen-dant dix-sept ans la joie de la famille, qui en estl’âme blanche, dirait Lamartine, et qui en de-viendra la peste. Quand cet homme nous l’au-ra prise, il commencera par saisir son amourcomme une hache, afin de couper dans le cœuret au vif de cet ange tous les sentiments parlesquels elle s’attachait à sa famille. Hier, notrefille était tout pour nous, nous étions tout pourelle ; le lendemain elle se fait notre ennemie.Ne voyons-nous pas cette tragédie s’accom-plissant tous les jours ? Ici, la belle-fille estde la dernière impertinence avec le beau-père,

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qui a tout sacrifié pour son fils. Plus loin, ungendre met sa belle-mère à la porte. J’entendsdemander ce qu’il y a de dramatique au-jourd’hui dans la société ; mais le drame dugendre est effrayant, sans compter nos ma-riages qui sont devenus de fort sottes choses.Je me rends parfaitement compte de ce qui estarrivé à ce vieux vermicellier. Je crois me rap-peler que ce Foriot…

— Goriot, madame.

— Oui, ce Moriot a été président de sa sec-tion pendant la révolution ; il a été dans lesecret de la fameuse disette, et a commencésa fortune par vendre dans ce temps-là desfarines dix fois plus qu’elles ne lui coûtaient.Il en a eu tant qu’il en a voulu. L’intendantde ma grand’mère lui en a vendu pour dessommes immenses. Ce Goriot partageait sansdoute, comme tous ces gens-là, avec le Comitéde Salut Public. Je me souviens que l’intendantdisait à ma grand’mère qu’elle pouvait rester

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en toute sûreté à Grandvilliers, parce que sesblés étaient une excellente carte civique. Eh !bien, ce Loriot, qui vendait du blé aux cou-peurs de têtes, n’a eu qu’une passion. Il adore,dit-on, ses filles. Il a juché l’aînée dans la mai-son de Restaud, et greffé l’autre sur le baronde Nucingen, un riche banquier qui fait le roya-liste. Vous comprenez bien que, sous l’empire,les deux gendres ne se sont pas trop formalisésd’avoir ce vieux Quatre-vingt-treize chez eux ;ça pouvait encore aller avec Buonaparte. Maisquand les Bourbons sont revenus, le bon-homme a gêné monsieur de Restaud, et plusencore le banquier. Les filles, qui aimaientpeut-être toujours leur père, ont voulu ména-ger la chèvre et le chou, le père et le mari ;elles ont reçu le Goriot quand elles n’avaientpersonne ; elles ont imaginé des prétextes detendresse. « Papa, venez, nous serons mieux,parce que nous serons seuls ! » etc. Moi, machère, je crois que les sentiments vrais ontdes yeux et une intelligence : le cœur de ce

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pauvre Quatre-vingt-treize a donc saigné. Il avu que ses filles avaient honte de lui ; que,si elles aimaient leurs maris, il nuisait à sesgendres. Il fallait donc se sacrifier. Il s’est sacri-fié, parce qu’il était père : il s’est banni de lui-même. En voyant ses filles contentes, il com-prit qu’il avait bien fait. Le père et les enfantsont été complices de ce petit crime. Nousvoyons cela partout. Ce père Doriot n’aurait-ilpas été une tache de cambouis dans le salon deses filles ? il y aurait été gêné, il se serait en-nuyé. Ce qui arrive à ce père peut arriver à laplus jolie femme avec l’homme qu’elle aimerale mieux : si elle l’ennuie de son amour, il s’enva, il fait des lâchetés pour la fuir. Tous les sen-timents en sont là. Notre cœur est un trésor,videz-le d’un coup, vous êtes ruinés. Nous nepardonnons pas plus à un sentiment de s’êtremontré tout entier qu’à un homme de ne pasavoir un sou à lui. Ce père avait tout donné. Ilavait donné, pendant vingt ans, ses entrailles,son amour ; il avait donné sa fortune en un

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jour. Le citron bien pressé, ses filles ont laisséle zeste au coin des rues.

— Le monde est infâme, dit la vicomtesseen effilant son châle et sans lever les yeux, carelle était atteinte au vif par les mots que ma-dame de Langeais avait dits, pour elle, en ra-contant cette histoire.

— Infâme ! non, reprit la duchesse ; il vason train, voilà tout. Si je vous en parle ainsi,c’est pour montrer que je ne suis pas la dupe dumonde. Je pense comme vous, dit-elle en pres-sant la main de la vicomtesse. Le monde estun bourbier, tâchons de rester sur les hauteurs.Elle se leva, embrassa madame de Beauséantau front en lui disant : Vous êtes bien belle ence moment, ma chère. Vous avez les plus joliescouleurs que j’aie vues jamais. Puis elle sortitaprès avoir légèrement incliné la tête en regar-dant le cousin.

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— Le père Goriot est sublime ! dit Eugèneen se souvenant de l’avoir vu tordant son ver-meil la nuit.

Madame de Beauséant n’entendit pas, elleétait pensive. Quelques moments de silences’écoulèrent, et le pauvre étudiant, par unesorte de stupeur honteuse, n’osait ni s’en aller,ni rester, ni parler.

— Le monde est infâme et méchant, dit en-fin la vicomtesse. Aussitôt qu’un malheur nousarrive, il se rencontre toujours un ami prêt àvenir nous le dire, et à nous fouiller le cœuravec un poignard en nous en faisant admirer lemanche. Déjà le sarcasme, déjà les railleries !Ah ! je me défendrai. Elle releva la tête commeune grande dame qu’elle était, et des éclairssortirent de ses yeux fiers. — Ah ! fit-elle envoyant Eugène, vous êtes là !

— Encore, dit-il piteusement.

— Eh ! bien, monsieur de Rastignac, traitezce monde comme il mérite de l’être. Vous vou-

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lez parvenir, je vous aiderai. Vous sonderezcombien est profonde la corruption féminine,vous toiserez la largeur de la misérable vanitédes hommes. Quoique j’aie bien lu dans celivre du monde, il y avait des pages qui cepen-dant m’étaient inconnues. Maintenant je saistout. Plus froidement vous calculerez, plusavant vous irez. Frappez sans pitié, vous serezcraint. N’acceptez les hommes et les femmesque comme des chevaux de poste que vouslaisserez crever à chaque relais, vous arriverezainsi au faîte de vos désirs. Voyez-vous, vousne serez rien ici si vous n’avez pas une femmequi s’intéresse à vous. Il vous la faut jeune,riche, élégante. Mais si vous avez un sentimentvrai, cachez-le comme un trésor ; ne le laissezjamais soupçonner, vous seriez perdu. Vousne seriez plus le bourreau, vous deviendriezla victime. Si jamais vous aimiez, gardez bienvotre secret ! ne le livrez pas avant d’avoir biensu à qui vous ouvrirez votre cœur. Pour préser-ver par avance cet amour qui n’existe pas en-

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core, apprenez à vous méfier de ce monde-ci.Écoutez-moi, Miguel… (Elle se trompait naïve-ment de nom sans s’en apercevoir.) Il existequelque chose de plus épouvantable que nel’est l’abandon du père par ses deux filles, quile voudraient mort. C’est la rivalité des deuxsœurs entre elles. Restaud a de la naissance,sa femme a été adoptée, elle a été présentée ;mais sa sœur, sa riche sœur, la belle madameDelphine de Nucingen, femme d’un hommed’argent, meurt de chagrin ; la jalousie la dé-vore, elle est à cent lieues de sa sœur ; sa sœurn’est plus sa sœur ; ces deux femmes se re-nient entre elles comme elles renient leur père.Aussi, madame de Nucingen laperait-elle toutela boue qu’il y a entre la rue Saint-Lazare etla rue de Grenelle pour entrer dans mon sa-lon. Elle a cru que de Marsay la ferait arriver àson but, et elle s’est faite l’esclave de de Mar-say, elle assomme de Marsay. De Marsay sesoucie fort peu d’elle. Si vous me la présen-tez, vous serez son Benjamin, elle vous adore-

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ra. Aimez-la si vous pouvez après, sinon ser-vez-vous d’elle. Je la verrai une ou deux fois,en grande soirée, quand il y aura cohue ; maisje ne la recevrai jamais le matin. Je la saluerai,cela suffira. Vous vous êtes fermé la porte dela comtesse pour avoir prononcé le nom dupère Goriot. Oui, mon cher, vous iriez vingtfois chez madame de Restaud, vingt fois vousla trouveriez absente. Vous avez été consigné.Eh ! bien, que le père Goriot vous introduiseprès de madame Delphine de Nucingen. Labelle madame de Nucingen sera pour vous uneenseigne. Soyez l’homme qu’elle distingue, lesfemmes raffoleront de vous. Ses rivales, sesamies, ses meilleures amies, voudront vous en-lever à elle. Il y a des femmes qui aimentl’homme déjà choisi par une autre, comme il ya de pauvres bourgeoises qui, en prenant noschapeaux, espèrent avoir nos manières. Vousaurez des succès. À Paris, le succès est tout,c’est la clef du pouvoir. Si les femmes voustrouvent de l’esprit, du talent, les hommes le

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croiront, si vous ne les détrompez pas. Vouspourrez alors tout vouloir, vous aurez le piedpartout. Vous saurez alors ce qu’est le monde,une réunion de dupes et de fripons. Ne soyezni parmi les uns ni parmi les autres. Je vousdonne mon nom comme un fil d’Ariane pourentrer dans ce labyrinthe. Ne le compromettezpas, dit-elle en recourbant son cou et jetantun regard de reine à l’étudiant, rendez-le-moiblanc. Allez, laissez-moi. Nous autres femmes,nous avons aussi nos batailles à livrer.

— S’il vous fallait un homme de bonne vo-lonté pour aller mettre le feu à une mine ? ditEugène en l’interrompant.

— Eh ! bien ? dit-elle.

Il se frappa le cœur, sourit au sourire desa cousine, et sortit. Il était cinq heures. Eu-gène avait faim, il craignit de ne pas arriver àtemps pour l’heure du dîner. Cette crainte luifit sentir le bonheur d’être rapidement empor-té dans Paris. Ce plaisir purement machinal le

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laissa tout entier aux pensées qui l’assaillaient.Lorsqu’un jeune homme de son âge est atteintpar le mépris, il s’emporte, il enrage, il menacedu poing la société tout entière, il veut se ven-ger et doute aussi de lui-même. Rastignac étaiten ce moment accablé par ces mots : Vous vousêtes fermé la porte de la comtesse. — J’irai ! se di-sait-il, et si madame de Beauséant a raison, sije suis consigné… je… Madame de Restaud metrouvera dans tous les salons où elle va. J’ap-prendrai à faire des armes, à tirer le pistolet, jelui tuerai son Maxime ! Et de l’argent ! lui criaitsa conscience, où donc en prendras-tu ? Toutà coup la richesse étalée chez la comtesse deRestaud brilla devant ses yeux. Il avait vu làle luxe dont une demoiselle Goriot devait êtreamoureuse, des dorures, des objets de prix enévidence, le luxe inintelligent du parvenu, legaspillage de la femme entretenue. Cette fas-cinante image fut soudainement écrasée parle grandiose hôtel de Beauséant. Son imagi-nation, transportée dans les hautes régions de

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la société parisienne, lui inspira mille penséesmauvaises au cœur, en lui élargissant la tête etla conscience. Il vit le monde comme il est : leslois et la morale impuissantes chez les riches,et vit dans la fortune l’ultima ratio mundi.« Vautrin a raison, la fortune est la vertu ! » sedit-il.

Arrivé rue Neuve-Sainte-Geneviève, il mon-ta rapidement chez lui, descendit pour donnerdix francs au cocher, et vint dans cette salleà manger nauséabonde où il aperçut, commedes animaux à un râtelier, les dix-huit convivesen train de se repaître. Le spectacle de ces mi-sères et l’aspect de cette salle lui furent hor-ribles. La transition était trop brusque, lecontraste trop complet, pour ne pas dévelop-per outre mesure chez lui le sentiment de l’am-bition. D’un côté, les fraîches et charmantesimages de la nature sociale la plus élégante,des figures jeunes, vives, encadrées par lesmerveilles de l’art et du luxe, des têtes passion-nées pleines de poésie ; de l’autre, de sinistres

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tableaux bordés de fange, et des faces où lespassions n’avaient laissé que leurs cordes etleur mécanisme. Les enseignements que la co-lère d’une femme abandonnée avait arrachésà madame de Beauséant, ses offres captieusesrevinrent dans sa mémoire, et la misère lescommenta. Rastignac résolut d’ouvrir deuxtranchées parallèles pour arriver à la fortune,de s’appuyer sur la science et sur l’amour,d’être un savant docteur et un homme à lamode. Il était encore bien enfant ! Ces deuxlignes sont des asymptotes qui ne peuvent ja-mais se rejoindre.

— Vous êtes bien sombre, monsieur le mar-quis, lui dit Vautrin, qui lui jeta un de ces re-gards par lesquels cet homme semblait s’initieraux secrets les plus cachés du cœur.

— Je ne suis plus disposé à souffrir les plai-santeries de ceux qui m’appellent monsieur lemarquis, répondit-il. Ici, pour être vraimentmarquis, il faut avoir cent mille livres de rente,

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et quand on vit dans la Maison Vauquer onn’est pas précisément le favori de la Fortune.

Vautrin regarda Rastignac d’un air paternelet méprisant, comme s’il eût dit : Marmot !dont je ne ferais qu’une bouchée ! Puis il ré-pondit : — Vous êtes de mauvaise humeur,parce que vous n’avez peut-être pas réussi au-près de la belle comtesse de Restaud.

— Elle m’a fermé sa porte pour lui avoir ditque son père mangeait à notre table, s’écriaRastignac.

Tous les convives s’entre-regardèrent. Lepère Goriot baissa les yeux, et se retourna pourles essuyer.

— Vous m’avez jeté du tabac dans l’œil, dit-il à son voisin.

— Qui vexera le père Goriot s’attaquera dé-sormais à moi, répondit Eugène en regardantle voisin de l’ancien vermicellier ; il vaut mieux

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que nous tous. Je ne parle pas des dames, dit-ilen se retournant vers mademoiselle Taillefer.

Cette phrase fut un dénouement, Eugènel’avait prononcée d’un air qui imposa silenceaux convives. Vautrin seul lui dit en goguenar-dant : — Pour prendre le père Goriot à votrecompte, et vous établir son éditeur respon-sable, il faut savoir bien tenir une épée et bientirer le pistolet.

— Ainsi ferai-je, dit Eugène.

— Vous êtes donc entré en campagne au-jourd’hui ?

— Peut-être, répondit Rastignac. Mais je nedois compte de mes affaires à personne, atten-du que je ne cherche pas à deviner celles queles autres font la nuit.

Vautrin regarda Rastignac de travers.

— Mon petit, quand on ne veut pas êtredupe des marionnettes, il faut entrer tout à faitdans la baraque, et ne pas se contenter de re-

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garder par les trous de la tapisserie. Assez cau-sé, ajouta-t-il en voyant Eugène près de se gen-darmer. Nous aurons ensemble un petit boutde conversation quand vous le voudrez.

Le dîner devint sombre et froid. Le père Go-riot, absorbé par la profonde douleur que luiavait causée la phrase de l’étudiant, ne com-prit pas que les dispositions des esprits étaientchangées à son égard, et qu’un jeune hommeen état d’imposer silence à la persécution avaitpris sa défense.

— Monsieur Goriot, dit madame Vauquer àvoix basse, serait donc le père d’une comtesseà c’t’heure ?

— Et d’une baronne, lui répliqua Rastignac.

— Il n’a que ça à faire, dit Bianchon à Rasti-gnac, je lui ai pris la tête : il n’y a qu’une bosse,celle de la paternité, ce sera un Père Éternel.

Eugène était trop sérieux pour que la plai-santerie de Bianchon le fît rire. Il voulait pro-

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fiter des conseils de madame de Beauséant, etse demandait où et comment il se procureraitde l’argent. Il devint soucieux en voyant les sa-vanes du monde qui se déroulaient à ses yeuxà la fois vides et pleines ; chacun le laissa seuldans la salle à manger quand le dîner fut fini.

— Vous avez donc vu ma fille ? lui dit Go-riot d’une voix émue.

Réveillé de sa méditation par le bonhomme,Eugène lui prit la main, et le contemplant avecune sorte d’attendrissement : — Vous êtes unbrave et digne homme, répondit-il. Nous cau-serons de vos filles plus tard. Il se leva sansvouloir écouter le père Goriot, et se retira danssa chambre, où il écrivit à sa mère la lettre sui-vante :

« Ma chère mère, vois si tu n’as pas unetroisième mamelle à t’ouvrir pour moi. Je suisdans une situation à faire promptement for-tune. J’ai besoin de douze cents francs, et il meles faut à tout prix. Ne dis rien de ma demande

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à mon père, il s’y opposerait peut-être, et si jen’avais pas cet argent je serais en proie à undésespoir qui me conduirait à me brûler la cer-velle. Je t’expliquerai mes motifs aussitôt queje te verrai, car il faudrait t’écrire des volumespour te faire comprendre la situation dans la-quelle je suis. Je n’ai pas joué, ma bonne mère,je ne dois rien ; mais si tu tiens à me conser-ver la vie que tu m’as donnée, il faut me trou-ver cette somme. Enfin, je vais chez la vicom-tesse de Beauséant, qui m’a pris sous sa pro-tection. Je dois aller dans le monde, et n’ai pasun sou pour avoir des gants propres. Je sau-rai ne manger que du pain, ne boire que del’eau, je jeûnerai au besoin ; mais je ne puisme passer des outils avec lesquels on piochela vigne dans ce pays-ci. Il s’agit pour moi defaire mon chemin ou de rester dans la boue.Je sais toutes les espérances que vous avezmises en moi, et veux les réaliser prompte-ment. Ma bonne mère, vends quelques-uns detes anciens bijoux, je te les remplacerai bien-

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tôt. Je connais assez la situation de notre fa-mille pour savoir apprécier de tels sacrifices,et tu dois croire que je ne te demande pas deles faire en vain, sinon je serais un monstre.Ne vois dans ma prière que le cri d’une im-périeuse nécessité. Notre avenir est tout entierdans ce subside, avec lequel je dois ouvrir lacampagne ; car cette vie de Paris est un com-bat perpétuel. Si, pour compléter la somme, iln’y a pas d’autres ressources que de vendre lesdentelles de ma tante, dis-lui que je lui en en-verrai de plus belles. » Etc.

Il écrivit à chacune de ses sœurs en leurdemandant leurs économies, et, pour les leurarracher sans qu’elles parlassent en famille dusacrifice qu’elles ne manqueraient pas de luifaire avec bonheur, il intéressa leur délicatesseen attaquant les cordes de l’honneur qui sontsi bien tendues et résonnent si fort dans dejeunes cœurs. Quand il eut écrit ces lettres,il éprouva néanmoins une trépidation involon-

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taire : il palpitait, il tressaillait. Ce jeune am-bitieux connaissait la noblesse immaculée deces âmes ensevelies dans la solitude, il savaitquelles peines il causerait à ses deux sœurs,et aussi quelles seraient leurs joies ; avec quelplaisir elles s’entretiendraient en secret de cefrère bien-aimé, au fond du clos. Sa consciencese dressa lumineuse, et les lui montra comp-tant en secret leur petit trésor : il les vit, dé-ployant le génie malicieux des jeunes fillespour lui envoyer incognito cet argent, essayantune première tromperie pour être sublimes.« Le cœur d’une sœur est un diamant de pure-té, un abîme de tendresse ! » se dit-il. Il avaithonte d’avoir écrit. Combien seraient puissantsleurs vœux, combien pur serait l’élan de leursâmes vers le ciel ! Avec quelles voluptés ne sesacrifieraient-elles pas ? De quelle douleur se-rait atteinte sa mère, si elle ne pouvait envoyertoute la somme ! Ces beaux sentiments, ces ef-froyables sacrifices allaient lui servir d’échelonpour arriver à Delphine de Nucingen. Quelques

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larmes, derniers grains d’encens jetés sur l’au-tel sacré de la famille, lui sortirent des yeux. Ilse promena dans une agitation pleine de déses-poir. Le père Goriot, le voyant ainsi par saporte qui était restée entrebâillée, entra et luidit : — Qu’avez-vous, monsieur ?

— Ah ! mon bon voisin, je suis encore filset frère comme vous êtes père. Vous avez rai-son de trembler pour la comtesse Anastasie,elle est à un monsieur Maxime de Trailles quila perdra.

Le père Goriot se retira en balbutiantquelques paroles dont Eugène ne saisit pas lesens. Le lendemain, Rastignac alla jeter seslettres à la poste. Il hésita jusqu’au dernier mo-ment, mais il les lança dans la boîte en disant :Je réussirai ! Le mot du joueur, du grand ca-pitaine, mot fataliste qui perd plus d’hommesqu’il n’en sauve. Quelques jours après, Eugènealla chez madame de Restaud et ne fut pas re-çu. Trois fois il y retourna, trois fois encore il

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trouva la porte close, quoiqu’il se présentât àdes heures où le comte Maxime de Trailles n’yétait pas. La vicomtesse avait eu raison. L’étu-diant n’étudia plus. Il allait aux Cours pour yrépondre à l’appel, et quand il avait attesté saprésence, il décampait. Il s’était fait le raison-nement que se font la plupart des étudiants.Il réservait ses études pour le moment où ils’agirait de passer ses examens ; il avait résolud’entasser ses inscriptions de seconde et detroisième année, puis d’apprendre le Droit sé-rieusement et d’un seul coup au dernier mo-ment. Il avait ainsi quinze mois de loisirs pournaviguer sur l’océan de Paris, pour s’y livrer àla traite des femmes, ou y pêcher la fortune.Pendant cette semaine, il vit deux fois madamede Beauséant, chez laquelle il n’allait qu’au mo-ment où sortait la voiture du marquis d’Ajuda.Pour quelques jours encore cette illustrefemme, la plus poétique figure du faubourgSaint-Germain, resta victorieuse, et fit sus-pendre le mariage de mademoiselle de Roche-

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fide avec le marquis d’Ajuda-Pinto. Mais cesderniers jours, que la crainte de perdre sonbonheur rendit les plus ardents de tous, de-vaient précipiter la catastrophe. Le marquisd’Ajuda, de concert avec les Rochefide, avaitregardé cette brouille et ce raccommodementcomme une circonstance heureuse : ils espé-raient que madame de Beauséant s’accoutume-rait à l’idée de ce mariage et finirait par sa-crifier ses matinées à un avenir prévu dansla vie des hommes. Malgré les plus saintespromesses renouvelées chaque jour, monsieurd’Ajuda jouait donc la comédie, et la vicom-tesse aimait à être trompée. « Au lieu de sauternoblement par la fenêtre, elle se laissait roulerdans les escaliers, » disait la duchesse de Lan-geais, sa meilleure amie. Néanmoins, ces der-nières lueurs brillèrent assez longtemps pourque la vicomtesse restât à Paris et y servîtson jeune parent auquel elle portait une sorted’affection superstitieuse. Eugène s’était mon-tré pour elle plein de dévouement et de sen-

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sibilité dans une circonstance où les femmesne voient de pitié, de consolation vraie dansaucun regard. Si un homme leur dit alors dedouces paroles, il les dit par spéculation.

Dans le désir de parfaitement bienconnaître son échiquier avant de tenter l’abor-dage de la maison de Nucingen, Rastignac vou-lut se mettre au fait de la vie antérieure dupère Goriot, et recueillit des renseignementscertains, qui peuvent se réduire à ceci.

Jean-Joachim Goriot était, avant la révo-lution, un simple ouvrier vermicellier, habile,économe, et assez entreprenant pour avoiracheté le fonds de son maître, que le hasardrendit victime du premier soulèvement de1789. Il s’était établi rue de la Jussienne, prèsde la Halle-aux-Blés, et avait eu le gros bonsens d’accepter la présidence de sa section,afin de faire protéger son commerce par lespersonnages les plus influents de cette dan-gereuse époque. Cette sagesse avait été l’ori-

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gine de sa fortune qui commença dans la di-sette, fausse ou vraie, par suite de laquelle lesgrains acquirent un prix énorme à Paris. Lepeuple se tuait à la porte des boulangers, tan-dis que certaines personnes allaient cherchersans émeute des pâtes d’Italie chez les épi-ciers. Pendant cette année, le citoyen Goriotamassa les capitaux qui plus tard lui servirentà faire son commerce avec toute la supérioritéque donne une grande masse d’argent à celuiqui la possède. Il lui arriva ce qui arrive àtous les hommes qui n’ont qu’une capacité re-lative. Sa médiocrité le sauva. D’ailleurs, safortune n’étant connue qu’au moment où il n’yavait plus de danger à être riche, il n’excital’envie de personne. Le commerce de grainssemblait avoir absorbé toute son intelligence.S’agissait-il de blés, de farines, de grenailles,de reconnaître leurs qualités, les provenances,de veiller à leur conservation, de prévoir lescours, de prophétiser l’abondance ou la pénu-rie des récoltes, de se procurer les céréales à

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bon marché, de s’en approvisionner en Sicile,en Ukraine, Goriot n’avait pas son second. À luivoir conduire ses affaires, expliquer les lois surl’exportation, sur l’importation des grains, étu-dier leur esprit, saisir leurs défauts, un hommel’eût jugé capable d’être ministre d’état. Pa-tient, actif, énergique, constant, rapide dansses expéditions, il avait un coup d’œil d’aigle, ildevançait tout, prévoyait tout, savait tout, ca-chait tout ; diplomate pour concevoir, soldatpour marcher. Sorti de sa spécialité, de sasimple et obscure boutique sur le pas de la-quelle il demeurait pendant ses heures d’oisi-veté, l’épaule appuyée au montant de la porte,il redevenait l’ouvrier stupide et grossier,l’homme incapable de comprendre un raison-nement, insensible à tous les plaisirs de l’es-prit, l’homme qui s’endormait au spectacle, unde ces Dolibans parisiens, forts seulement enbêtise. Ces natures se ressemblent presquetoutes. À presque toutes, vous trouveriez unsentiment sublime au cœur. Deux sentiments

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exclusifs avaient rempli le cœur du vermicel-lier, en avaient absorbé l’humide, comme lecommerce des grains employait toute l’intel-ligence de sa cervelle. Sa femme, fille uniqued’un riche fermier de la Brie, fut pour lui l’objetd’une admiration religieuse, d’un amour sansbornes. Goriot avait admiré en elle une naturefrêle et forte, sensible et jolie, qui contrastaitvigoureusement avec la sienne. S’il est un sen-timent inné dans le cœur de l’homme, n’est-ce pas l’orgueil de la protection exercée à toutmoment en faveur d’un être faible ? joignez-y l’amour, cette reconnaissance vive de toutesles âmes franches pour le principe de leursplaisirs, et vous comprendrez une foule de bi-zarreries morales. Après sept ans de bonheursans nuages, Goriot, malheureusement pourlui, perdit sa femme : elle commençait àprendre de l’empire sur lui, en dehors de lasphère des sentiments. Peut-être eût-elle culti-vé cette nature inerte, peut-être y eût-elle jetél’intelligence des choses du monde et de la vie.

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Dans cette situation, le sentiment de la pater-nité se développa chez Goriot jusqu’à la dé-raison. Il reporta ses affections trompées parla mort sur ses deux filles, qui, d’abord, satis-firent pleinement tous ses sentiments. Quelquebrillantes que fussent les propositions qui luifurent faites par des négociants ou des fermiersjaloux de lui donner leurs filles, il voulut resterveuf. Son beau-père, le seul homme pour le-quel il avait eu du penchant, prétendait savoirpertinemment que Goriot avait juré de ne pasfaire d’infidélité à sa femme, quoique morte.Les gens de la Halle, incapables de com-prendre cette sublime folie, en plaisantèrent,et donnèrent à Goriot quelque grotesque sobri-quet. Le premier d’entre eux qui, en buvant levin d’un marché, s’avisa de le prononcer, reçutdu vermicellier un coup de poing sur l’épaulequi l’envoya, la tête la première, sur une bornede la rue Oblin. Le dévouement irréfléchi,l’amour ombrageux et délicat que portait Go-riot à ses filles était si connu, qu’un jour un

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de ses concurrents, voulant le faire partir dumarché pour rester maître du cours, lui dit queDelphine venait d’être renversée par un ca-briolet. Le vermicellier, pâle et blême, quittaaussitôt la Halle. Il fut malade pendant plu-sieurs jours par suite de la réaction des senti-ments contraires auxquels le livra cette faussealarme. S’il n’appliqua pas sa tape meurtrièresur l’épaule de cet homme, il le chassa de laHalle en le forçant, dans une circonstance cri-tique, à faire faillite. L’éducation de ses deuxfilles fut naturellement déraisonnable. Riche deplus de soixante mille livres de rente, et nedépensant pas douze cents francs pour lui, lebonheur de Goriot était de satisfaire les fan-taisies de ses filles : les plus excellents maîtresfurent chargés de les douer des talents qui si-gnalent une bonne éducation ; elles eurent unedemoiselle de compagnie ; heureusement pourelles, ce fut une femme d’esprit et de goût ;elles allaient à cheval, elles avaient voiture,elles vivaient comme auraient vécu les maî-

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tresses d’un vieux seigneur riche ; il leur suf-fisait d’exprimer les plus coûteux désirs pourvoir leur père s’empressant de les combler ; ilne demandait qu’une caresse en retour de sesoffrandes. Goriot mettait ses filles au rang desanges, et nécessairement au-dessus de lui, lepauvre homme ! il aimait jusqu’au mal qu’elleslui faisaient. Quand ses filles furent en âged’être mariées, elles purent choisir leurs marissuivant leurs goûts : chacune d’elles devaitavoir en dot la moitié de la fortune de son père.Courtisée pour sa beauté par le comte de Res-taud, Anastasie avait des penchants aristocra-tiques qui la portèrent à quitter la maison pa-ternelle pour s’élancer dans les hautes sphèressociales. Delphine aimait l’argent : elle épousaNucingen, banquier d’origine allemande quidevint baron du Saint-Empire. Goriot resta ver-micellier. Ses filles et ses gendres se cho-quèrent bientôt de lui voir continuer ce com-merce, quoique ce fût toute sa vie. Après avoirsubi pendant cinq ans leurs instances, il

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consentit à se retirer avec le produit de sonfonds, et les bénéfices de ces dernières an-nées ; capital que madame Vauquer, chez la-quelle il était venu s’établir, avait estimé rap-porter de huit à dix mille livres de rente. Il sejeta dans cette pension par suite du désespoirqui l’avait saisi en voyant ses deux filles obli-gées par leurs maris de refuser non seulementde le prendre chez elles, mais encore de l’y re-cevoir ostensiblement.

Ces renseignements étaient tout ce que sa-vait un monsieur Muret sur le compte du pèreGoriot, dont il avait acheté le fonds. Les sup-positions que Rastignac avait entendu faire parla duchesse de Langeais se trouvaient ainsiconfirmées. Ici se termine l’exposition de cetteobscure, mais effroyable tragédie parisienne.

Vers la fin de cette première semaine dumois de décembre, Rastignac reçut deuxlettres, l’une de sa mère, l’autre de sa sœur aî-née. Ces écritures si connues le firent à la fois

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palpiter d’aise et trembler de terreur. Ces deuxfrêles papiers contenaient un arrêt de vie ou demort sur ses espérances. S’il concevait quelqueterreur en se rappelant la détresse de ses pa-rents, il avait trop bien éprouvé leur prédilec-tion pour ne pas craindre d’avoir aspiré leursdernières gouttes de sang. La lettre de sa mèreétait ainsi conçue :

« Mon cher enfant, je t’envoie ce que tum’as demandé. Fais un bon emploi de cet ar-gent, je ne pourrais, quand il s’agirait de te sau-ver la vie, trouver une seconde fois une sommesi considérable sans que ton père en fût ins-truit, ce qui troublerait l’harmonie de notre mé-nage. Pour nous la procurer, nous serions obli-gés de donner des garanties sur notre terre. Ilm’est impossible de juger le mérite de projetsque je ne connais pas ; mais de quelle naturesont-ils donc pour te faire craindre de me lesconfier ? Cette explication ne demandait pasdes volumes, il ne nous faut qu’un mot à nous

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autres mères, et ce mot m’aurait évité les an-goisses de l’incertitude. Je ne saurais te cacherl’impression douloureuse que ta lettre m’a cau-sée. Mon cher fils, quel est donc le sentimentqui t’a contraint à jeter un tel effroi dans moncœur ? tu as dû bien souffrir en m’écrivant, carj’ai bien souffert en te lisant. Dans quelle car-rière t’engages-tu donc ? Ta vie, ton bonheurseraient attachés à paraître ce que tu n’es pas,à voir un monde où tu ne saurais aller sansfaire des dépenses d’argent que tu ne peux sou-tenir, sans perdre un temps précieux pour tesétudes ? Mon bon Eugène, crois-en le cœur deta mère, les voies tortueuses ne mènent à riende grand. La patience et la résignation doiventêtre les vertus des jeunes gens qui sont dansta position. Je ne te gronde pas, je ne voudraiscommuniquer à notre offrande aucune amer-tume. Mes paroles sont celles d’une mère aus-si confiante que prévoyante. Si tu sais quellessont tes obligations, je sais, moi, combien toncœur est pur, combien tes intentions sont ex-

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cellentes. Aussi puis-je te dire sans crainte :Va, mon bien-aimé, marche ! Je tremble parceque je suis mère ; mais chacun de tes pas seratendrement accompagné de nos vœux et denos bénédictions. Sois prudent, cher enfant. Tudois être sage comme un homme, les destinéesde cinq personnes qui te sont chères reposentsur ta tête. Oui, toutes nos fortunes sont en toi,comme ton bonheur est le nôtre. Nous prionstous Dieu de te seconder dans tes entreprises.Ta tante Marcillac a été, dans cette circons-tance, d’une bonté inouïe : elle allait jusqu’àconcevoir ce que tu me dis de tes gants. Maiselle a un faible pour l’aîné, disait-elle gaiement.Mon Eugène, aime bien ta tante, je ne te diraice qu’elle a fait pour toi que quand tu aurasréussi ; autrement, son argent te brûlerait lesdoigts. Vous ne savez pas, enfants, ce que c’estque de sacrifier des souvenirs ! Mais que nevous sacrifierait-on pas ? Elle me charge de tedire qu’elle te baise au front, et voudrait tecommuniquer par ce baiser la force d’être sou-

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vent heureux. Cette bonne et excellente femmet’aurait écrit si elle n’avait pas la goutte auxdoigts. Ton père va bien. La récolte de 1819passe nos espérances. Adieu, cher enfant. Jene dirai rien de tes sœurs : Laure t’écrit. Je luilaisse le plaisir de babiller sur les petits événe-ments de la famille. Fasse le ciel que tu réus-sisses ! Oh ! oui, réussis, mon Eugène, tu m’asfait connaître une douleur trop vive pour queje puisse la supporter une seconde fois. J’ai suce que c’était que d’être pauvre, en désirant lafortune pour la donner à mon enfant. Allons,adieu. Ne nous laisse pas sans nouvelles, etprends ici le baiser que ta mère t’envoie. »

Quand Eugène eut achevé cette lettre, ilétait en pleurs, il pensait au père Goriot tor-dant son vermeil et le vendant pour aller payerla lettre de change de sa fille. « Ta mère atordu ses bijoux ! se disait-il. Ta tante a pleurésans doute en vendant quelques-unes de sesreliques ! De quel droit maudirais-tu Anasta-

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sie ? tu viens d’imiter pour l’égoïsme de tonavenir ce qu’elle a fait pour son amant ! Qui,d’elle ou de toi, vaut mieux ? » L’étudiant sesentit les entrailles rongées par une sensationde chaleur intolérable. Il voulait renoncer aumonde, il voulait ne pas prendre cet argent. Iléprouva ces nobles et beaux remords secretsdont le mérite est rarement apprécié par leshommes quand ils jugent leurs semblables, etqui font souvent absoudre par les anges duciel le criminel condamné par les juristes dela terre. Rastignac ouvrit la lettre de sa sœur,dont les expressions innocemment gracieuseslui rafraîchirent le cœur.

« Ta lettre est venue bien à propos, cherfrère. Agathe et moi nous voulions employernotre argent de tant de manières différentes,que nous ne savions plus à quel achat nous ré-soudre. Tu as fait comme le domestique du roid’Espagne quand il a renversé les montres deson maître, tu nous as mises d’accord. Vrai-ment, nous étions constamment en querelle

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pour celui de nos désirs auquel nous donne-rions la préférence, et nous n’avions pas devi-né, mon bon Eugène, l’emploi qui comprenaittous nos désirs. Agathe a sauté de joie. Enfin,nous avons été comme deux folles pendanttoute la journée, à telles enseignes (style detante) que ma mère nous disait de son air sé-vère : Mais qu’avez-vous donc, mesdemoi-selles ? Si nous avions été grondées un brin,nous en aurions été, je crois, encore pluscontentes. Une femme doit trouver bien duplaisir à souffrir pour celui qu’elle aime ! Moiseule étais rêveuse et chagrine au milieu de majoie. Je ferai sans doute une mauvaise femme,je suis trop dépensière. Je m’étais acheté deuxceintures, un joli poinçon pour percer lesœillets de mes corsets, des niaiseries, en sorteque j’avais moins d’argent que cette grosseAgathe, qui est économe, et entasse ses écuscomme une pie. Elle avait deux cents francs !Moi, mon pauvre ami, je n’ai que cinquanteécus. Je suis bien punie, je voudrais jeter ma

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ceinture dans le puits, il me sera toujours pé-nible de la porter. Je t’ai volé. Agathe a étécharmante. Elle m’a dit : Envoyons les troiscent cinquante francs, à nous deux ! Mais jen’ai pas tenu à te raconter les choses commeelles se sont passées. Sais-tu comment nousavons fait pour obéir à tes commandements,nous avons pris notre glorieux argent, noussommes allées nous promener toutes deux, etquand une fois nous avons eu gagné la granderoute, nous avons couru à Ruffec, où nousavons tout bonnement donné la somme à mon-sieur Grimbert, qui tient le bureau des Mes-sageries royales ! Nous étions légères commedes hirondelles en revenant. Est-ce que le bon-heur nous allégirait ? me dit Agathe. Nous noussommes dit mille choses que je ne vous ré-péterai pas, monsieur le Parisien, il était tropquestion de vous. Oh ! cher frère, nous t’ai-mons bien, voilà tout en deux mots. Quantau secret, selon ma tante, de petites masquescomme nous sont capables de tout, même de

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se taire. Ma mère est allée mystérieusement àAngoulême avec ma tante, et toutes deux ontgardé le silence sur la haute politique de leurvoyage, qui n’a pas eu lieu sans de longuesconférences d’où nous avons été bannies, ainsique monsieur le baron. De grandes conjecturesoccupent les esprits dans l’état de Rastignac.La robe de mousseline semée de fleurs à jourque brodent les infantes pour sa majesté lareine avance dans le plus profond secret. Il n’ya plus que deux laizes à faire. Il a été décidéqu’on ne ferait pas de mur du côté de Verteuil,il y aura une haie. Le menu peuple y perdrades fruits, des espaliers, mais on y gagnera unebelle vue pour les étrangers. Si l’héritier pré-somptif avait besoin de mouchoirs, il est préve-nu que la douairière de Marcillac, en fouillantdans ses trésors et ses malles, désignées sousle nom de Pompéia et d’Herculanum, a dé-couvert une pièce de belle toile de Hollande,qu’elle ne se connaissait pas ; les princessesAgathe et Laure mettent à ses ordres leur fil,

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leur aiguille, et des mains toujours un peu troprouges. Les deux jeunes princes don Henri etdon Gabriel ont conservé la funeste habitudede se gorger de raisiné, de faire enrager leurssœurs, de ne vouloir rien apprendre, de s’amu-ser à dénicher des oiseaux, de tapager, et decouper, malgré les lois de l’État, des osierspour se faire des badines. Le nonce du pape,vulgairement appelé monsieur le curé, menacede les excommunier s’ils continuent à laisserles saints canons de la grammaire pour les ca-nons du sureau belliqueux. Adieu, cher frère,jamais lettre n’a porté tant de vœux faits pourton bonheur, ni tant d’amour satisfait. Tu aurasdonc bien des choses à nous dire quand tuviendras ! Tu me diras tout, à moi, je suis l’aî-née. Ma tante nous a laissé soupçonner que tuavais des succès dans le monde.

L’on parle d’une dame et l’on se tait du reste.

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» Avec nous s’entend ! Dis donc, Eugène, situ voulais, nous pourrions nous passer de mou-choirs, et nous te ferions des chemises. Ré-ponds-moi vite à ce sujet. S’il te fallait promp-tement de belles chemises bien cousues, nousserions obligées de nous y mettre tout desuite ; et s’il y avait à Paris des façons quenous ne connussions pas, tu nous enverraisun modèle, surtout pour les poignets. Adieu,adieu ! je t’embrasse au front du côté gauche,sur la tempe qui m’appartient exclusivement.Je laisse l’autre feuillet pour Agathe, qui m’apromis de ne rien lire de ce que je te dis. Mais,pour en être plus sûre, je resterai près d’ellependant qu’elle t’écrira. Ta sœur qui t’aime.

» LAURE DE RASTIGNAC. »

— Oh ! oui, se dit Eugène, oui, la fortune àtout prix ! Des trésors ne payeraient pas ce dé-vouement. Je voudrais leur apporter tous lesbonheurs ensemble. Quinze cent cinquante

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francs ! se dit-il après une pause. Il faut quechaque pièce porte coup ! Laure a raison. Nomd’une femme ! je n’ai que des chemises degrosse toile. Pour le bonheur d’un autre, unejeune fille devient rusée autant qu’un voleur.Innocente pour elle et prévoyante pour moi,elle est comme l’ange du ciel qui pardonne lesfautes de la terre sans les comprendre.

Le monde était à lui ! Déjà son tailleur avaitété convoqué, sondé, conquis. En voyant mon-sieur de Trailles, Rastignac avait compris l’in-fluence qu’exercent les tailleurs sur la vie desjeunes gens. Hélas ! il n’existe pas de moyenneentre ces deux termes : un tailleur est ou un en-nemi mortel, ou un ami donné par la facture.Eugène rencontra dans le sien un homme quiavait compris la paternité de son commerce,et qui se considérait comme un trait d’unionentre le présent et l’avenir des jeunes gens.Aussi Rastignac reconnaissant a-t-il fait la for-tune de cet homme par un de ces mots aux-quels il excella plus tard. — Je lui connais, di-

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sait-il, deux pantalons qui ont fait faire des ma-riages de vingt mille livres de rente.

Quinze cents francs et des habits à discré-tion ! En ce moment le pauvre Méridional nedouta plus de rien, et descendit au déjeuneravec cet air indéfinissable que donne à unjeune homme la possession d’une somme quel-conque. À l’instant où l’argent se glisse dans lapoche d’un étudiant, il se dresse en lui-mêmeune colonne fantastique sur laquelle il s’appuie.Il marche mieux qu’auparavant, il se sent unpoint d’appui pour son levier, il a le regardplein, direct, il a les mouvements agiles ; laveille, humble et timide, il aurait reçu descoups ; le lendemain, il en donnerait à un pre-mier ministre. Il se passe en lui des phéno-mènes inouïs : il veut tout et peut tout, il désireà tort et à travers, il est gai, généreux, expansif.Enfin, l’oiseau naguère sans ailes a retrouvéson envergure. L’étudiant sans argent happe unbrin de plaisir comme un chien qui dérobe unos à travers mille périls, il le casse, en suce la

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moelle, et court encore ; mais le jeune hommequi fait mouvoir dans son gousset quelques fu-gitives pièces d’or déguste ses jouissances, illes détaille, il s’y complaît, il se balance dansle ciel, il ne sait plus ce que signifie le motmisère. Paris lui appartient tout entier. Âge oùtout est luisant, où tout scintille et flambe !âge de force joyeuse dont personne ne profite,ni l’homme, ni la femme ! âge des dettes etdes vives craintes qui décuplent tous les plai-sirs ! Qui n’a pas pratiqué la rive gauche de laSeine, entre la rue Saint-Jacques et la rue desSaints-Pères, ne connaît rien à la vie humaine !– « Ah ! si les femmes de Paris savaient ! sedisait Rastignac en dévorant les poires cuites,à un liard la pièce, servies par madame Vau-quer, elles viendraient se faire aimer ici. » Ence moment un facteur des Messageries royalesse présenta dans la salle à manger, après avoirfait sonner la porte à claire-voie. Il demandamonsieur Eugène de Rastignac, auquel il tenditdeux sacs à prendre, et un registre à émarger.

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Rastignac fut alors sanglé comme d’un coup defouet par le regard profond que lui lança Vau-trin.

— Vous aurez de quoi payer des leçonsd’armes et des séances au tir, lui dit cethomme.

— Les galions sont arrivés, lui dit madameVauquer en regardant les sacs.

Mademoiselle Michonneau craignait de je-ter les yeux sur l’argent, de peur de montrer saconvoitise.

— Vous avez une bonne mère, dit madameCouture.

— Monsieur a une bonne mère, répéta Poi-ret.

— Oui, la maman s’est saignée, dit Vautrin.Vous pourrez maintenant faire vos farces, allerdans le monde, y pêcher des dots, et danseravec des comtesses qui ont des fleurs de pê-

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cher sur la tête. Mais croyez-moi, jeunehomme, fréquentez le tir.

Vautrin fit le geste d’un homme qui vise sonadversaire. Rastignac voulut donner pour boireau facteur, et ne trouva rien dans sa poche.Vautrin fouilla dans la sienne, et jeta vingt sousà l’homme.

— Vous avez bon crédit, reprit-il en regar-dant l’étudiant.

Rastignac fut forcé de le remercier, quoiquedepuis les mots aigrement échangés, le jouroù il était revenu de chez madame de Beau-séant, cet homme lui fût insupportable. Pen-dant ces huit jours Eugène et Vautrin étaientrestés silencieusement en présence, et s’obser-vaient l’un l’autre. L’étudiant se demandait vai-nement pourquoi. Sans doute les idées se pro-jettent en raison directe de la force avec la-quelle elles se conçoivent, et vont frapper làoù le cerveau les envoie, par une loi mathéma-tique comparable à celle qui dirige les bombes

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au sortir du mortier. Divers en sont les effets.S’il est des natures tendres où les idées selogent et qu’elles ravagent, il est aussi des na-tures vigoureusement munies, des crânes àremparts d’airain sur lesquels les volontés desautres s’aplatissent et tombent comme lesballes devant une muraille ; puis il est encoredes natures flasques et cotonneuses où lesidées d’autrui viennent mourir comme desboulets s’amortissent dans la terre molle desredoutes. Rastignac avait une de ces têtespleines de poudre qui sautent au moindrechoc. Il était trop vivacement jeune pour nepas être accessible à cette projection des idées,à cette contagion des sentiments dont tant debizarres phénomènes nous frappent à notre in-su. Sa vue morale avait la portée lucide deses yeux de lynx. Chacun de ses doubles sensavait cette longueur mystérieuse, cette flexi-bilité d’aller et de retour qui nous émerveillechez les gens supérieurs, bretteurs habiles àsaisir le défaut de toutes les cuirasses. Depuis

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un mois il s’était d’ailleurs développé chez Eu-gène autant de qualités que de défauts. Ses dé-fauts, le monde et l’accomplissement de sescroissants désirs les lui avaient demandés. Par-mi ses qualités se trouvait cette vivacité mé-ridionale qui fait marcher droit à la difficultépour la résoudre, et qui ne permet pas à unhomme d’outre-Loire de rester dans une in-certitude quelconque ; qualité que les gens duNord nomment un défaut : pour eux, si ce futl’origine de la fortune de Murat, ce fut aussila cause de sa mort. Il faudrait conclure de làque quand un Méridional sait unir la fourberiedu Nord à l’audace d’outre-Loire, il est com-plet et reste roi de Suède. Rastignac ne pouvaitdonc pas demeurer longtemps sous le feu desbatteries de Vautrin sans savoir si cet hommeétait son ami ou son ennemi. De moment enmoment, il lui semblait que ce singulier per-sonnage pénétrait ses passions et lisait dansson cœur, tandis que chez lui tout était si bienclos qu’il semblait avoir la profondeur immo-

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bile d’un sphinx qui sait, voit tout, et ne ditrien. En se sentant le gousset plein, Eugène semutina.

— Faites-moi le plaisir d’attendre, dit-il àVautrin qui se levait pour sortir après avoir sa-vouré les dernières gorgées de son café.

— Pourquoi ? répondit le quadragénaire enmettant son chapeau à larges bords et prenantune canne en fer avec laquelle il faisait souventdes moulinets en homme qui n’aurait pas craintd’être assailli par quatre voleurs.

— Je vais vous rendre, reprit Rastignac quidéfit promptement un sac et compta cent qua-rante francs à madame Vauquer. Les bonscomptes font les bons amis, dit-il à la veuve.Nous sommes quittes jusqu’à la Saint-Syl-vestre. Changez-moi ces cent sous.

— Les bons amis font les bons comptes, ré-péta Poiret en regardant Vautrin.

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— Voici vingt sous, dit Rastignac en ten-dant une pièce au sphinx en perruque.

— On dirait que vous avez peur de me de-voir quelque chose ? s’écria Vautrin en plon-geant un regard divinateur dans l’âme du jeunehomme auquel il jeta un de ces sourires gogue-nards et diogéniques desquels Eugène avait étésur le point de se fâcher cent fois.

— Mais… oui, répondit l’étudiant qui tenaitses deux sacs à la main et s’était levé pourmonter chez lui.

Vautrin sortait par la porte qui donnait dansle salon, et l’étudiant se disposait à s’en allerpar celle qui menait sur le carré de l’escalier.

— Savez-vous, monsieur le marquis de Ras-tignacorama, que ce que vous me dites n’estpas exactement poli, dit alors Vautrin en fouet-tant la porte du salon et venant à l’étudiant quile regarda froidement.

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Rastignac ferma la porte de la salle à man-ger, en emmenant avec lui Vautrin au bas del’escalier, dans le carré qui séparait la salle àmanger de la cuisine, où se trouvait une portepleine donnant sur le jardin, et surmontée d’unlong carreau garni de barreaux en fer. Là, l’étu-diant dit devant Sylvie qui déboucha de sa cui-sine : — Monsieur Vautrin, je ne suis pas mar-quis, et je ne m’appelle pas Rastignacorama.

— Ils vont se battre, dit mademoiselle Mi-chonneau d’un air indifférent.

— Se battre ! répéta Poiret.

— Que non, répondit madame Vauquer encaressant sa pile d’écus.

— Mais les voilà qui vont sous les tilleuls,cria mademoiselle Victorine en se levant pourregarder dans le jardin. Ce pauvre jeunehomme a pourtant raison.

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— Remontons, ma chère petite, dit ma-dame Couture, ces affaires-là ne nous re-gardent pas.

Quand madame Couture et Victorine se le-vèrent, elles rencontrèrent, à la porte, la grosseSylvie qui leur barra le passage.

— Quoi qui n’y a donc ? dit-elle. MonsieurVautrin a dit à monsieur Eugène : Expliquons-nous ! Puis il l’a pris par le bras, et les voilà quimarchent dans nos artichauts.

En ce moment Vautrin parut. — MamanVauquer, dit-il en souriant, ne vous effrayezde rien, je vais essayer mes pistolets sous lestilleuls.

— Oh ! monsieur, dit Victorine en joignantles mains, pourquoi voulez-vous tuer monsieurEugène ?

Vautrin fit deux pas en arrière et contemplaVictorine. — Autre histoire, s’écria-t-il d’unevoix railleuse qui fit rougir la pauvre fille. Il

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est bien gentil, n’est-ce pas, ce jeune homme-là ? reprit-il. Vous me donnez une idée. Je feraivotre bonheur à tous deux, ma belle enfant.

Madame Couture avait pris sa pupille par lebras et l’avait entraînée en lui disant à l’oreille :— Mais, Victorine, vous êtes inconcevable cematin.

— Je ne veux pas qu’on tire des coups depistolet chez moi, dit madame Vauquer. N’al-lez-vous pas effrayer tout le voisinage et ame-ner la police, à c’t’heure !

— Allons, du calme, maman Vauquer, ré-pondit Vautrin. Là, là, tout beau, nous ironsau tir. Il rejoignit Rastignac, qu’il prit familiè-rement par le bras : — Quand je vous auraisprouvé qu’à trente-cinq pas je mets cinq foisde suite ma balle dans un as de pique, lui dit-il, cela ne vous ôterait pas votre courage. Vousm’avez l’air d’être un peu rageur, et vous vousferiez tuer comme un imbécile.

— Vous reculez, dit Eugène.

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— Ne m’échauffez pas la bile, répondit Vau-trin. Il ne fait pas froid ce matin, venez nous as-seoir là-bas, dit-il en montrant les sièges peintsen vert. Là, personne ne nous entendra. J’ai àcauser avec vous. Vous êtes un bon petit jeunehomme auquel je ne veux pas de mal. Je vousaime, foi de Tromp… (mille tonnerres !), foi deVautrin. Pourquoi vous aimé-je, je vous le dirai.En attendant, je vous connais comme si je vousavais fait, et vais vous le prouver. Mettez vossacs là, reprit-il en lui montrant la table ronde.

Rastignac posa son argent sur la table ets’assit en proie à une curiosité que développachez lui au plus haut degré le changement sou-dain opéré dans les manières de cet homme,qui, après avoir parlé de le tuer, se posaitcomme son protecteur.

— Vous voudriez bien savoir qui je suis, ceque j’ai fait, ou ce que je fais, reprit Vautrin.Vous êtes trop curieux, mon petit. Allons, ducalme. Vous allez en entendre bien d’autres !

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J’ai eu des malheurs. Écoutez-moi d’abord,vous me répondrez après. Voilà ma vie anté-rieure en trois mots. Qui suis-je ? Vautrin. Quefais-je ? Ce qui me plaît. Passons. Voulez-vousconnaître mon caractère ? Je suis bon avecceux qui me font du bien ou dont le cœur parleau mien. À ceux-là tout est permis, ils peuventme donner des coups de pied dans les os desjambes sans que je leur dise : Prends garde !Mais, nom d’une pipe ! je suis méchant commele diable avec ceux qui me tracassent, ou quine me reviennent pas. Et il est bon de vous ap-prendre que je me soucie de tuer un hommecomme de ça ! dit-il en lançant un jet de salive.Seulement je m’efforce de le tuer proprement,quand il le faut absolument. Je suis ce que vousappelez un artiste. J’ai lu les Mémoires de Ben-venuto Cellini, tel que vous me voyez, et en ita-lien encore ! J’ai appris de cet homme-là, quiétait un fier luron, à imiter la Providence quinous tue à tort et à travers, et à aimer le beaupartout où il se trouve. N’est-ce pas d’ailleurs

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une belle partie à jouer que d’être seul contretous les hommes et d’avoir la chance ? J’aibien réfléchi à la constitution actuelle de votredésordre social. Mon petit, le duel est un jeud’enfant, une sottise. Quand de deux hommesvivants l’un doit disparaître, il faut être imbé-cile pour s’en remettre au hasard. Le duel ?croix ou pile ! voilà. Je mets cinq balles desuite dans un as de pique en renfonçant chaquenouvelle balle sur l’autre, et à trente-cinq pasencore ! quand on est doué de ce petit talent-là, l’on peut se croire sûr d’abattre son homme.Eh ! bien, j’ai tiré sur un homme à vingt pas, jel’ai manqué. Le drôle n’avait jamais manié desa vie un pistolet. Tenez ! dit cet homme ex-traordinaire en défaisant son gilet et montrantsa poitrine velue comme le dos d’un ours, maisgarnie d’un crin fauve qui causait une sorte dedégoût mêlé d’effroi, ce blanc-bec m’a roussile poil, ajouta-t-il en mettant le doigt de Rasti-gnac sur un trou qu’il avait au sein. Mais dansce temps-là j’étais un enfant, j’avais votre âge,

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vingt et un ans. Je croyais encore à quelquechose, à l’amour d’une femme, un tas de bê-tises dans lesquelles vous allez vous embar-bouiller. Nous nous serions battus, pas vrai ?Vous auriez pu me tuer. Supposez que je soisen terre, où seriez-vous ? Il faudrait décam-per, aller en Suisse, manger l’argent du papa,qui n’en a guère. Je vais vous éclairer, moi, laposition dans laquelle vous êtes ; mais je vaisle faire avec la supériorité d’un homme qui,après avoir examiné les choses d’ici-bas, a vuqu’il n’y avait que deux partis à prendre : ouune stupide obéissance ou la révolte. Je n’obéisà rien, est-ce clair ? Savez-vous ce qu’il vousfaut, à vous, au train dont vous allez ? un mil-lion, et promptement ; sans quoi, avec notrepetite tête, nous pourrions aller flâner dans lesfilets de Saint-Cloud, pour voir s’il y a un Être-Suprême. Ce million, je vais vous le donner.Il fit une pause en regardant Eugène. — Ah !ah ! vous faites meilleure mine à votre petitpapa Vautrin. En entendant ce mot-là, vous

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êtes comme une jeune fille à qui l’on dit : Àce soir, et qui se toilette en se pourléchantcomme un chat qui boit du lait. À la bonneheure. Allons donc ! À nous deux ! Voici votrecompte, jeune homme. Nous avons, là-bas, pa-pa, maman, grand’tante, deux sœurs (dix-huitet dix-sept ans), deux petits frères (quinze etdix ans), voilà le contrôle de l’équipage. Latante élève vos sœurs. Le curé vient apprendrele latin aux deux frères. La famille mange plusde bouillie de marrons que de pain blanc, lepapa ménage ses culottes, maman se donne àpeine une robe d’hiver et une robe d’été, nossœurs font comme elles peuvent. Je sais tout,j’ai été dans le Midi. Les choses sont commecela chez vous, si l’on vous envoie douze centsfrancs par an, et que votre terrine ne rapporteque trois mille francs. Nous avons une cuisi-nière et un domestique, il faut garder le dé-corum, papa est baron. Quant à nous, nousavons de l’ambition, nous avons les Beauséantpour alliés et nous allons à pied, nous voulons

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la fortune et nous n’avons pas le sou, nousmangeons les ratatouilles de maman Vauqueret nous aimons les beaux dîners du faubourgSaint-Germain, nous couchons sur un grabatet nous voulons un hôtel ! Je ne blâme pasvos vouloirs. Avoir de l’ambition, mon petitcœur, ce n’est pas donné à tout le monde. De-mandez aux femmes quels hommes elles re-cherchent, les ambitieux. Les ambitieux ont lesreins plus forts, le sang plus riche en fer, lecœur plus chaud que ceux des autres hommes.Et la femme se trouve si heureuse et si belleaux heures où elle est forte, qu’elle préfèreà tous les hommes celui dont la force esténorme, fût-elle en danger d’être brisée parlui. Je fais l’inventaire de vos désirs afin devous poser la question. Cette question, la voici.Nous avons une faim de loup, nos quenottessont incisives, comment nous y prendrons-nous pour approvisionner la marmite ? Nousavons d’abord le Code à manger, ce n’est pasamusant, et ça n’apprend rien ; mais il le faut.

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Soit. Nous nous faisons avocat pour devenirprésident d’une cour d’assises, envoyer lespauvres diables qui valent mieux que nousavec T. F. sur l’épaule, afin de prouver auxriches qu’ils peuvent dormir tranquillement.Ce n’est pas drôle, et puis c’est long. D’abord,deux années à droguer dans Paris, à regarder,sans y toucher, les nanans dont nous sommesfriands. C’est fatigant de désirer toujours sansjamais se satisfaire. Si vous étiez pâle et dela nature des mollusques, vous n’auriez rien àcraindre ; mais nous avons le sang fiévreux deslions et un appétit à faire vingt sottises parjour. Vous succomberez donc à ce supplice, leplus horrible que nous ayons aperçu dans l’en-fer du bon Dieu. Admettons que vous soyezsage, que vous buviez du lait et que vous fas-siez des élégies ; il faudra, généreux commevous l’êtes, commencer, après bien des ennuiset des privations à rendre un chien enragé, pardevenir le substitut de quelque drôle, dans untrou de ville où le gouvernement vous jettera

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mille francs d’appointements, comme on jetteune soupe à un dogue de boucher. Aboie aprèsles voleurs, plaide pour le riche, fais guillotinerdes gens de cœur. Bien obligé ! Si vous n’avezpas de protections, vous pourrirez dans votretribunal de province. Vers trente ans, vous se-rez juge à douze cents francs par an, si vousn’avez pas encore jeté la robe aux orties.Quand vous aurez atteint la quarantaine, vousépouserez quelque fille de meunier, riche d’en-viron six mille livres de rente. Merci. Ayez desprotections, vous serez procureur du roi àtrente ans, avec mille écus d’appointements, etvous épouserez la fille du maire. Si vous faitesquelques-unes de ces petites bassesses poli-tiques, comme de lire sur un bulletin Villèle aulieu de Manuel (ça rime, ça met la conscienceen repos), vous serez, à quarante ans, procu-reur-général, et pourrez devenir député. Re-marquez, mon cher enfant, que nous auronsfait des accrocs à notre petite conscience, quenous aurons eu vingt ans d’ennuis, de misères

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secrètes, et que nos sœurs auront coiffé sainteCatherine. J’ai l’honneur de vous faire obser-ver de plus qu’il n’y a que vingt procureurs gé-néraux en France, et que vous êtes vingt milleaspirants au grade, parmi lesquels il se ren-contre des farceurs qui vendraient leur famillepour monter d’un cran. Si le métier vous dé-goûte, voyons autre chose. Le baron de Rasti-gnac veut-il être avocat ? Oh ! joli. Il faut pâ-tir pendant dix ans, dépenser mille francs parmois, avoir une bibliothèque, un cabinet, allerdans le monde, baiser la robe d’un avoué pouravoir des causes, balayer le palais avec salangue. Si ce métier vous menait à bien, je nedirais pas non ; mais trouvez-moi dans Pariscinq avocats qui, à cinquante ans, gagnent plusde cinquante mille francs par an ? Bah ! plutôtque de m’amoindrir ainsi l’âme, j’aimeraismieux me faire corsaire. D’ailleurs, où prendredes écus ? Tout ça n’est pas gai. Nous avonsune ressource dans la dot d’une femme. Vou-lez-vous vous marier ? ce sera vous mettre une

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pierre au cou ; puis, si vous vous mariez pourde l’argent, que deviennent nos sentimentsd’honneur, notre noblesse ! Autant commenceraujourd’hui votre révolte contre les conven-tions humaines. Ce ne serait rien que se cou-cher comme un serpent devant une femme, lé-cher les pieds de la mère, faire des bassessesà dégoûter une truie, pouah ! si vous trouviezau moins le bonheur. Mais vous serez mal-heureux comme les pierres d’égout avec unefemme que vous aurez épousée ainsi. Vaut en-core mieux guerroyer avec les hommes que delutter avec sa femme. Voilà le carrefour de lavie, jeune homme, choisissez. Vous avez dé-jà choisi : vous avez été chez notre cousine deBeauséant, et vous y avez flairé le luxe. Vousavez été chez madame de Restaud, la fille dupère Goriot, et vous y avez flairé la Parisienne.Ce jour-là vous êtes revenu avec un mot écritsur votre front, et que j’ai bien su lire : Parve-nir ! parvenir à tout prix. Bravo ! ai-je dit, voi-là un gaillard qui me va. Il vous a fallu de l’ar-

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gent. Où en prendre ? Vous avez saigné vossœurs. Tous les frères flouent plus ou moinsleurs sœurs. Vos quinze cents francs arrachés,Dieu sait comme ! dans un pays où l’on trouveplus de châtaignes que de pièces de cent sous,vont filer comme des soldats à la maraude.Après, que ferez-vous ? vous travaillerez ? Letravail, compris comme vous le comprenez ence moment, donne, dans les vieux jours un ap-partement chez maman Vauquer, à des garsde la force de Poiret. Une rapide fortune estle problème que se proposent de résoudre ence moment cinquante mille jeunes gens qui setrouvent tous dans votre position. Vous êtesune unité de ce nombre-là. Jugez des effortsque vous avez à faire et de l’acharnement ducombat. Il faut vous manger les uns les autrescomme des araignées dans un pot, attenduqu’il n’y a pas cinquante mille bonnes places.Savez-vous comment on fait son chemin ici ?par l’éclat du génie ou par l’adresse de la cor-ruption. Il faut entrer dans cette masse

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d’hommes comme un boulet de canon, ou s’yglisser comme une peste. L’honnêteté ne sertà rien. L’on plie sous le pouvoir du génie, onle hait, on tâche de le calomnier, parce qu’ilprend sans partager ; mais on plie s’il persiste ;en un mot, on l’adore à genoux quand on n’apas pu l’enterrer sous la boue. La corruptionest en force, le talent est rare. Ainsi, la corrup-tion est l’arme de la médiocrité qui abonde, etvous en sentirez partout la pointe. Vous verrezdes femmes dont les maris ont six mille francsd’appointements pour tout potage, et qui dé-pensent plus de dix mille francs à leur toilette.Vous verrez des employés à douze cents francsacheter des terres. Vous verrez des femmesse prostituer pour aller dans la voiture du filsd’un pair de France, qui peut courir à Long-champs sur la chaussée du milieu. Vous avezvu le pauvre bêta de père Goriot obligé depayer la lettre de change endossée par sa fille,dont le mari a cinquante mille livres de rente.Je vous défie de faire deux pas dans Paris sans

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rencontrer des manigances infernales. Je pa-rierais ma tête contre un pied de cette saladeque vous donnerez dans un guêpier chez lapremière femme qui vous plaira, fût-elle riche,belle et jeune. Toutes sont bricolées par leslois, en guerre avec leurs maris à propos detout. Je n’en finirais pas s’il fallait vous expli-quer les trafics qui se font pour des amants,pour des chiffons, pour des enfants, pour leménage ou pour la vanité, rarement par vertu,soyez-en sûr. Aussi l’honnête homme est-ill’ennemi commun. Mais que croyez-vous quesoit l’honnête homme ? À Paris, l’honnêtehomme est celui qui se tait, et refuse de parta-ger. Je ne vous parle pas de ces pauvres ilotesqui partout font la besogne sans être jamais ré-compensés de leurs travaux, et que je nommela confrérie des savates du bon Dieu. Certes,là est la vertu dans toute la fleur de sa bê-tise, mais là est la misère. Je vois d’ici la gri-mace de ces braves gens si Dieu nous faisaitla mauvaise plaisanterie de s’absenter au ju-

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gement dernier. Si donc vous voulez prompte-ment la fortune, il faut être déjà riche ou le pa-raître. Pour s’enrichir, il s’agit ici de jouer degrands coups ; autrement on carotte, et votreserviteur. Si dans les cent professions que vouspouvez embrasser, il se rencontre dix hommesqui réussissent vite, le public les appelle desvoleurs. Tirez vos conclusions. Voilà la vie tellequ’elle est. Ça n’est pas plus beau que la cui-sine, ça pue tout autant, et il faut se salir lesmains si l’on veut fricoter ; sachez seulementvous bien débarbouiller : là est toute la moralede notre époque. Si je vous parle ainsi dumonde, il m’en a donné le droit, je le connais.Croyez-vous que je le blâme ? du tout. Il a tou-jours été ainsi. Les moralistes ne le change-ront jamais. L’homme est imparfait. Il est par-fois plus ou moins hypocrite, et les niais disentalors qu’il a ou n’a pas de mœurs. Je n’accusepas les riches en faveur du peuple : l’hommeest le même en haut, en bas, au milieu. Il serencontre par chaque million de ce haut bétail

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dix lurons qui se mettent au-dessus de tout,même des lois : j’en suis. Vous, si vous êtesun homme supérieur, allez en droite ligne etla tête haute. Mais il faudra lutter contre l’en-vie, la calomnie, la médiocrité, contre tout lemonde. Napoléon a rencontré un ministre dela guerre qui s’appelait Aubry, et qui a faillil’envoyer aux colonies. Tâtez-vous ! Voyez sivous pourrez vous lever tous les matins avecplus de volonté que vous n’en aviez la veille.Dans ces conjonctures, je vais vous faire uneproposition que personne ne refuserait. Écou-tez bien. Moi, voyez-vous, j’ai une idée. Monidée est d’aller vivre de la vie patriarcale aumilieu d’un grand domaine, cent mille arpents,par exemple, aux États-Unis, dans le sud. Jeveux m’y faire planteur, avoir des esclaves, ga-gner quelques bons petits millions à vendremes bœufs, mon tabac, mes bois, en vivantcomme un souverain, en faisant mes volontés,en menant une vie qu’on ne conçoit pas ici,où l’on se tapit dans un terrier de plâtre. Je

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suis un grand poète. Mes poésies, je ne lesécris pas : elles consistent en actions et en sen-timents. Je possède en ce moment cinquantemille francs qui me donneraient à peine qua-rante nègres. J’ai besoin de deux cent millefrancs, parce que je veux deux cents nègres,afin de satisfaire mon goût pour la vie patriar-cale. Des nègres, voyez-vous ? c’est des en-fants tout venus dont on fait ce qu’on veut,sans qu’un curieux de procureur du roi arrivevous en demander compte. Avec ce capitalnoir, en dix ans j’aurai trois ou quatre millions.Si je réussis, personne ne me demandera : Quies-tu ? Je serai monsieur Quatre-Millions, ci-toyen des États-Unis. J’aurai cinquante ans, jene serai pas encore pourri, je m’amuserai àma façon. En deux mots, si je vous procureune dot d’un million, me donnerez-vous deuxcent mille francs ? Vingt pour cent de com-mission, hein ! est-ce trop cher ? Vous vousferez aimer de votre petite femme. Une foismarié, vous manifesterez des inquiétudes, des

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remords, vous ferez le triste pendant quinzejours. Une nuit, après quelques singeries, vousdéclarerez, entre deux baisers, deux cent millefrancs de dettes à votre femme, en lui disant :Mon amour ! Ce vaudeville est joué tous lesjours par les jeunes gens les plus distingués.Une jeune femme ne refuse pas sa bourse àcelui qui lui prend le cœur. Croyez-vous quevous y perdrez ? Non. Vous trouverez le moyende regagner vos deux cent mille francs dansune affaire. Avec votre argent et votre esprit,vous amasserez une fortune aussi considérableque vous pourrez la souhaiter. Ergo vous aurezfait, en six mois de temps, votre bonheur, celuid’une femme aimable et celui de votre papaVautrin, sans compter celui de votre famille quisouffre dans ses doigts, l’hiver, faute de bois.Ne vous étonnez ni de ce que je vous propose,ni de ce que je vous demande ! Sur soixantebeaux mariages qui ont lieu dans Paris, il y en aquarante-sept qui donnent lieu à des marchés

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semblables. La Chambre des Notaires a forcémonsieur…

— Que faut-il que je fasse ? dit avidementRastignac en interrompant Vautrin.

— Presque rien, répondit cet homme enlaissant échapper un mouvement de joie sem-blable à la sourde expression d’un pêcheur quisent un poisson au bout de sa ligne. Écoutez-moi bien ! Le cœur d’une pauvre fille malheu-reuse et misérable est l’éponge la plus avideà se remplir d’amour, une éponge sèche quise dilate aussitôt qu’il y tombe une goutte desentiment. Faire la cour à une jeune personnequi se rencontre dans des conditions de soli-tude, de désespoir et de pauvreté sans qu’ellese doute de sa fortune à venir ! dam ! c’estquinte et quatorze en main, c’est connaître lesnuméros à la loterie, c’est jouer sur les rentesen sachant les nouvelles. Vous construisez surpilotis un mariage indestructible. Viennent desmillions à cette jeune fille, elle vous les jettera

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aux pieds, comme si c’était des cailloux.— Prends, mon bien-aimé ! Prends, Adolphe !Alfred ! Prends, Eugène ! dira-t-elle si Adolphe,Alfred ou Eugène ont eu le bon esprit de se sa-crifier pour elle. Ce que j’entends par des sacri-fices, c’est vendre un vieil habit afin d’aller auCadran-Bleu manger ensemble des croûtes auxchampignons ; de là, le soir, à l’Ambigu-Co-mique ; c’est mettre sa montre au Mont-de-Pié-té pour lui donner un châle. Je ne vous parlepas du gribouillage de l’amour ni des faribolesauxquelles tiennent tant les femmes, comme,par exemple, de répandre des gouttes d’eausur le papier à lettre en manière de larmesquand on est loin d’elles : vous m’avez l’air deconnaître parfaitement l’argot du cœur. Paris,voyez-vous, est comme une forêt du Nouveau-Monde, où s’agitent vingt espèces de peu-plades sauvages, les Illinois, les Hurons, quivivent du produit que donnent les différenteschasses sociales ; vous êtes un chasseur demillions. Pour les prendre, vous usez de pièges,

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de pipeaux, d’appeaux. Il y a plusieurs ma-nières de chasser. Les uns chassent à la dot ;les autres chassent à la liquidation ; ceux-cipêchent des consciences, ceux-là vendentleurs abonnés pieds et poings liés. Celui qui re-vient avec sa gibecière bien garnie est salué,fêté, reçu dans la bonne société. Rendons jus-tice à ce sol hospitalier, vous avez affaire àla ville la plus complaisante qui soit dans lemonde. Si les fières aristocraties de toutes lescapitales de l’Europe refusent d’admettre dansleurs rangs un millionnaire infâme, Paris luitend les bras, court à ses fêtes, mange ses dî-ners et trinque avec son infamie.

— Mais où trouver une fille ? dit Eugène.

— Elle est à vous, devant vous !

— Mademoiselle Victorine ?

— Juste !

— Eh ! comment ?

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— Elle vous aime déjà, votre petite baronnede Rastignac !

— Elle n’a pas un sou, reprit Eugène éton-né.

— Ah ! nous y voilà. Encore deux mots, ditVautrin, et tout s’éclaircira. Le père Taillefer estun vieux coquin qui passe pour avoir assassi-né l’un de ses amis pendant la révolution. C’estun de mes gaillards qui ont de l’indépendancedans les opinions. Il est banquier, principal as-socié de la maison Frédéric Taillefer et com-pagnie. Il a un fils unique, auquel il veut lais-ser son bien, au détriment de Victorine. Moi, jen’aime pas ces injustices-là. Je suis comme donQuichotte, j’aime à prendre la défense du faiblecontre le fort. Si la volonté de Dieu était de luiretirer son fils, Taillefer reprendrait sa fille ; ilvoudrait un héritier quelconque, une bêtise quiest dans la nature, et il ne peut plus avoir d’en-fants, je le sais. Victorine est douce et gentille,elle aura bientôt entortillé son père, et le fera

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tourner comme une toupie d’Allemagne avecle fouet du sentiment ! Elle sera trop sensibleà votre amour pour vous oublier, vous l’épou-serez. Moi, je me charge du rôle de la Provi-dence, je ferai vouloir le bon Dieu. J’ai un amipour qui je me suis dévoué, un colonel de l’ar-mée de la Loire qui vient d’être employé dansla garde royale. Il écoute mes avis, et s’est faitultra-royaliste : ce n’est pas un de ces imbé-ciles qui tiennent à leurs opinions. Si j’ai en-core un conseil à vous donner, mon ange, c’estde ne pas plus tenir à vos opinions qu’à vos pa-roles. Quand on vous les demandera, vendez-les. Un homme qui se vante de ne jamais chan-ger d’opinion est un homme qui se charge d’al-ler toujours en ligne droite, un niais qui croità l’infaillibilité. Il n’y a pas de principes, il n’ya que des événements ; il n’y a pas de lois,il n’y a que des circonstances : l’homme su-périeur épouse les événements et les circons-tances pour les conduire. S’il y avait des prin-cipes et des lois fixes, les peuples n’en chan-

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geraient pas comme nous changeons de che-mises. L’homme n’est pas tenu d’être plus sageque toute une nation. L’homme qui a rendu lemoins de services à la France est un fétiche vé-néré pour avoir toujours vu en rouge, il est toutau plus bon à mettre au Conservatoire, parmiles machines, en l’étiquetant La Fayette ; tan-dis que le prince auquel chacun lance sa pierre,et qui méprise assez l’humanité pour lui cra-cher au visage autant de serments qu’elle endemande, a empêché le partage de la Franceau congrès de Vienne : on lui doit des cou-ronnes, on lui jette de la boue. Oh ! je connaisles affaires, moi ! J’ai les secrets de bien deshommes ! Suffit. J’aurai une opinion inébran-lable le jour où j’aurai rencontré trois têtesd’accord sur l’emploi d’un principe, et j’atten-drai longtemps ! L’on ne trouve pas dans les tri-bunaux trois juges qui aient le même avis surun article de loi. Je reviens à mon homme. Ilremettrait Jésus-Christ en croix si je le lui di-sais. Sur un seul mot de son papa Vautrin, il

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cherchera querelle à ce drôle qui n’envoie passeulement cent sous à sa pauvre sœur, et… IciVautrin se leva, se mit en garde, et fit le mou-vement d’un maître d’armes qui se fend. — Et,à l’ombre ! ajouta-t-il.

— Quelle horreur ! dit Eugène. Vous voulezplaisanter, monsieur Vautrin ?

— Là, là, là, du calme, reprit cet homme.Ne faites pas l’enfant : cependant, si cela peutvous amuser, courroucez-vous, emportez-vous ! Dites que je suis un infâme, un scélérat,un coquin, un bandit, mais ne m’appelez ni es-croc, ni espion ! Allez, dites, lâchez votre bor-dée ! Je vous pardonne, c’est si naturel à votreâge ! J’ai été comme ça, moi ! Seulement, réflé-chissez. Vous ferez pis quelque jour. Vous irezcoqueter chez quelque jolie femme et vous re-cevrez de l’argent. Vous y avez pensé ! dit Vau-trin ; car comment réussirez-vous, si vous n’es-comptez pas votre amour ? La vertu, mon cherétudiant, ne se scinde pas : elle est ou n’est

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pas. On nous parle de faire pénitence de nosfautes. Encore un joli système que celui en ver-tu duquel on est quitte d’un crime avec un actede contrition ! Séduire une femme pour arri-ver à vous poser sur tel bâton de l’échelle so-ciale, jeter la zizanie entre les enfants d’unefamille, enfin toutes les infamies qui se pra-tiquent sous le manteau d’une cheminée ou au-trement dans un but de plaisir ou d’intérêt per-sonnel, croyez-vous que ce soient des actes defoi, d’espérance et de charité ? Pourquoi deuxmois de prison au dandy qui, dans une nuit, ôteà un enfant la moitié de sa fortune, et pour-quoi le bagne au pauvre diable qui vole unbillet de mille francs avec les circonstances ag-gravantes ? Voilà vos lois. Il n’y a pas un ar-ticle qui n’arrive à l’absurde. L’homme en gantset à paroles jaunes a commis des assassinatsoù l’on ne verse pas de sang, mais où l’on endonne ; l’assassin a ouvert une porte avec unmonseigneur : deux choses nocturnes ! Entrece que je vous propose et ce que vous ferez

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un jour, il n’y a que le sang de moins. Vouscroyez à quelque chose de fixe dans ce monde-là ! Méprisez donc les hommes, et voyez lesmailles par où l’on peut passer à travers le ré-seau du Code. Le secret des grandes fortunessans cause apparente est un crime oublié,parce qu’il a été proprement fait.

— Silence, monsieur, je ne veux pas en en-tendre davantage, vous me feriez douter demoi-même. En ce moment le sentiment esttoute ma science.

— À votre aise, bel enfant. Je vous croyaisplus fort, dit Vautrin, je ne vous dirai plus rien.Un dernier mot, cependant. Il regarda fixementl’étudiant : Vous avez mon secret, lui dit-il.

— Un jeune homme qui vous refuse saurabien l’oublier.

— Vous avez bien dit cela, ça me fait plaisir.Un autre, voyez-vous, sera moins scrupuleux.Souvenez-vous de ce que je veux faire pour

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vous. Je vous donne quinze jours. C’est àprendre ou à laisser.

— Quelle tête de fer a donc cet homme ! sedit Rastignac en voyant Vautrin s’en aller tran-quillement, sa canne sous le bras. Il m’a ditcrûment ce que madame de Beauséant me di-sait en y mettant des formes. Il me déchirait lecœur avec des griffes d’acier. Pourquoi veux-jealler chez madame de Nucingen ? Il a devinémes motifs aussitôt que je les ai conçus. Endeux mots, ce brigand m’a dit plus de chosessur la vertu que ne m’en ont dit les hommes etles livres. Si la vertu ne souffre pas de capitula-tion, j’ai donc volé mes sœurs ? dit-il en jetantle sac sur la table. Il s’assit, et resta là plon-gé dans une étourdissante méditation. – Être fi-dèle à la vertu, martyre sublime ! Bah ! tout lemonde croit à la vertu ; mais qui est vertueux ?Les peuples ont la liberté pour idole ; mais oùest sur la terre un peuple libre ? Ma jeunesseest encore bleue comme un ciel sans nuage :vouloir être grand ou riche, n’est-ce pas se ré-

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soudre à mentir, plier, ramper, se redresser,flatter, dissimuler ? n’est-ce pas consentir à sefaire le valet de ceux qui ont menti, plié, ram-pé ? Avant d’être leur complice, il faut les ser-vir. Eh bien, non. Je veux travailler noblement,saintement ; je veux travailler jour et nuit, nedevoir ma fortune qu’à mon labeur. Ce sera laplus lente des fortunes, mais chaque jour matête reposera sur mon oreiller sans une pen-sée mauvaise. Qu’y a-t-il de plus beau que decontempler sa vie et de la trouver pure commeun lis ? Moi et la vie, nous sommes commeun jeune homme et sa fiancée. Vautrin m’a faitvoir ce qui arrive après dix ans de mariage.Diable ! ma tête se perd. Je ne veux penser àrien, le cœur est un bon guide.

Eugène fut tiré de sa rêverie par la voix dela grosse Sylvie, qui lui annonça son tailleur,devant lequel il se présenta, tenant à la mainses deux sacs d’argent, et il ne fut pas fâchéde cette circonstance. Quand il eut essayé seshabits du soir, il remit sa nouvelle toilette du

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matin, qui le métamorphosait complétement.— Je vaux bien monsieur de Trailles, se dit-il.Enfin j’ai l’air d’un gentilhomme !

— Monsieur, dit le père Goriot en entrantchez Eugène, vous m’avez demandé si jeconnaissais les maisons où va madame de Nu-cingen ?

— Oui !

— Eh bien, elle va lundi prochain au baldu maréchal de Carigliano. Si vous pouvez yêtre, vous me direz si mes deux filles se sontbien amusées, comment elles seront mises, en-fin tout.

— Comment avez-vous su cela, mon bonpère Goriot ? dit Eugène en le faisant asseoir àson feu.

— Sa femme de chambre me l’a dit. Je saistout ce qu’elles font par Thérèse et parConstance, reprit-il d’un air joyeux. Le vieillardressemblait à un amant encore assez jeune

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pour être heureux d’un stratagème qui le meten communication avec sa maîtresse sansqu’elle puisse s’en douter. — Vous les verrez,vous ! dit-il en exprimant avec naïveté unedouloureuse envie.

— Je ne sais pas, répondit Eugène. Je vaisaller chez madame de Beauséant lui demandersi elle peut me présenter à la maréchale.

Eugène pensait avec une sorte de joie in-térieure à se montrer chez la vicomtesse miscomme il le serait désormais. Ce que les mo-ralistes nomment les abîmes du cœur humainsont uniquement les décevantes pensées, lesinvolontaires mouvements de l’intérêt person-nel. Ces péripéties, le sujet de tant de décla-mations, ces retours soudains sont des calculsfaits au profit de nos jouissances. En se voyantbien mis, bien ganté, bien botté, Rastignac ou-blia sa vertueuse résolution. La jeunesse n’osepas se regarder au miroir de la consciencequand elle verse du côté de l’injustice, tandis

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que l’âge mûr s’y est vu : là gît toute la diffé-rence entre ces deux phases de la vie. Depuisquelques jours les deux voisins, Eugène et lepère Goriot, étaient devenus bons amis. Leursecrète amitié tenait aux raisons psycholo-giques qui avaient engendré des sentimentscontraires entre Vautrin et l’étudiant. Le hardiphilosophe qui voudra constater les effets denos sentiments dans le monde physique trou-vera sans doute plus d’une preuve de leur ef-fective matérialité dans les rapports qu’ilscréent entre nous et les animaux. Quel phy-siognomoniste est plus prompt à deviner uncaractère qu’un chien l’est à savoir si un in-connu l’aime ou ne l’aime pas ? Les atomes cro-chus, expression proverbiale dont chacun sesert, sont un de ces faits qui restent dans leslangages pour démentir les niaiseries philoso-phiques dont s’occupent ceux qui aiment àvanner les épluchures des mots primitifs. On sesent aimé. Le sentiment s’empreint en touteschoses et traverse les espaces. Une lettre est

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une âme, elle est un si fidèle écho de la voix quiparle que les esprits délicats la comptent par-mi les plus riches trésors de l’amour. Le pèreGoriot, que son sentiment irréfléchi élevait jus-qu’au sublime de la nature canine, avait flai-ré la compassion, l’admirative bonté, les sym-pathies juvéniles qui s’étaient émues pour luidans le cœur de l’étudiant. Cependant cetteunion naissante n’avait encore amené aucuneconfidence. Si Eugène avait manifesté le désirde voir madame de Nucingen, ce n’était pasqu’il comptât sur le vieillard pour être introduitpar lui chez elle ; mais il espérait qu’une indis-crétion pourrait le bien servir. Le père Goriotne lui avait parlé de ses filles qu’à propos dece qu’il s’était permis d’en dire publiquementle jour de ses deux visites. — Mon cher mon-sieur, lui avait-il dit le lendemain, commentavez-vous pu croire que madame de Restaudvous en ait voulu d’avoir prononcé mon nom ?Mes deux filles m’aiment bien. Je suis un heu-reux père. Seulement, mes deux gendres se

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sont mal conduits envers moi. Je n’ai pas voulufaire souffrir ces chères créatures de mes dis-sensions avec leurs maris, et j’ai préféré lesvoir en secret. Ce mystère me donne millejouissances que ne comprennent pas les autrespères qui peuvent voir leurs filles quand ilsveulent. Moi, je ne le peux pas, comprenez-vous ? Alors je vais, quand il fait beau, dansles Champs-Élysées, après avoir demandé auxfemmes de chambre si mes filles sortent. Je lesattends au passage, le cœur me bat quand lesvoitures arrivent, je les admire dans leur toi-lette, elles me jettent en passant un petit rirequi me dore la nature comme s’il y tombaitun rayon de quelque beau soleil. Et je reste,elles doivent revenir. Je les vois encore ! l’airleur a fait du bien, elles sont roses. J’entendsdire autour de moi : Voilà une belle femme !Ça me réjouit le cœur. N’est-ce pas mon sang ?J’aime les chevaux qui les traînent, et je vou-drais être le petit chien qu’elles ont sur leursgenoux. Je vis de leurs plaisirs. Chacun a sa

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façon d’aimer, la mienne ne fait pourtant demal à personne, pourquoi le monde s’occupe-t-il de moi ? Je suis heureux à ma manière. Est-ce contre les lois que j’aille voir mes filles, lesoir, au moment où elles sortent de leurs mai-sons pour se rendre au bal ? Quel chagrin pourmoi si j’arrive trop tard, et qu’on me dise : Ma-dame est sortie. Un soir j’ai attendu jusqu’àtrois heures du matin pour voir Nasie, que jen’avais pas vue depuis deux jours. J’ai manquécrever d’aise ! Je vous en prie, ne parlez de moique pour dire combien mes filles sont bonnes.Elles veulent me combler de toutes sortes decadeaux ; je les en empêche, je leur dis : Gar-dez donc votre argent ! Que voulez-vous quej’en fasse ? Il ne me faut rien. En effet, moncher monsieur, que suis-je ? un méchant ca-davre dont l’âme est partout où sont mes filles.Quand vous aurez vu madame de Nucingen,vous me direz celle des deux que vous préfé-rez, dit le bonhomme après un moment de si-lence en voyant Eugène qui se disposait à par-

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tir pour aller se promener aux Tuileries en at-tendant l’heure de se présenter chez madamede Beauséant.

Cette promenade fut fatale à l’étudiant.Quelques femmes le remarquèrent. Il était sibeau, si jeune, et d’une élégance de si bongoût ! En se voyant l’objet d’une attentionpresque admirative, il ne pensa plus à sessœurs ni à sa tante dépouillées, ni à ses ver-tueuses répugnances. Il avait vu passer au-des-sus de sa tête ce démon qu’il est si facile deprendre pour un ange, ce Satan aux ailes dia-prées, qui sème des rubis, qui jette ses flèchesd’or au front des palais, empourpre lesfemmes, revêt d’un sot éclat les trônes, sisimples dans leur origine ; il avait écouté ledieu de cette vanité crépitante dont le clin-quant nous semble être un symbole de puis-sance. La parole de Vautrin, quelque cyniquequ’elle fût, s’était logée dans son cœur commedans le souvenir d’une vierge se grave le profilignoble d’une vieille marchande à la toilette,

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qui lui a dit : « Or et amour à flots ! » Aprèsavoir indolemment flâné, vers cinq heures Eu-gène se présenta chez madame de Beauséant,et il y reçut un de ces coups terribles contrelesquels les cœurs jeunes sont sans armes. Ilavait jusqu’alors trouvé la vicomtesse pleinede cette aménité polie, de cette grâce mellifluedonnée par l’éducation aristocratique, et quin’est complète que si elle vient du cœur.

Quand il entra, madame de Beauséant fit ungeste sec, et lui dit d’une voix brève : — Mon-sieur de Rastignac, il m’est impossible de vousvoir, en ce moment du moins ! je suis en af-faire…

Pour un observateur, et Rastignac l’était de-venu promptement, cette phrase, le geste, leregard, l’inflexion de voix, étaient l’histoire ducaractère et des habitudes de la caste. Il aper-çut la main de fer sous le gant de velours ; lapersonnalité, l’égoïsme, sous les manières ; lebois, sous le vernis. Il entendit enfin le MOI LE

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ROI qui commence sous les panaches du trôneet finit sous le cimier du dernier gentilhomme.Eugène s’était trop facilement abandonné sursa parole à croire aux noblesses de la femme.Comme tous les malheureux, il avait signé debonne foi le pacte délicieux qui doit lier lebienfaiteur à l’obligé, et dont le premier ar-ticle consacre entre les grands cœurs une com-plète égalité. La bienfaisance, qui réunit deuxêtres en un seul est une passion céleste aus-si incomprise, aussi rare que l’est le véritableamour. L’un et l’autre est la prodigalité desbelles âmes. Rastignac voulait arriver au bal dela duchesse de Carigliano, il dévora cette bour-rasque.

— Madame, dit-il d’une voix émue, s’il nes’agissait pas d’une chose importante, je ne se-rais pas venu vous importuner ; soyez assezgracieuse pour me permettre de vous voir plustard, j’attendrai.

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— Eh bien ! venez dîner avec moi, dit-elleun peu confuse de la dureté qu’elle avait misedans ses paroles ; car cette femme était vrai-ment aussi bonne que grande.

Quoique touché de ce retour soudain, Eu-gène se dit en s’en allant : « Rampe, supportetout. Que doivent être les autres, si, dans unmoment, la meilleure des femmes efface lespromesses de son amitié, te laisse là commeun vieux soulier ? Chacun pour soi, donc ? Ilest vrai que sa maison n’est pas une boutique,et que j’ai tort d’avoir besoin d’elle. Il faut,comme dit Vautrin, se faire boulet de canon. »Les amères réflexions de l’étudiant furent bien-tôt dissipées par le plaisir qu’il se promettaiten dînant chez la vicomtesse. Ainsi, par unesorte de fatalité, les moindres événements desa vie conspiraient à le pousser dans la carrièreoù, suivant les observations du terrible sphinxde la Maison Vauquer, il devait, comme sur unchamp de bataille, tuer pour ne pas être tué,tromper pour ne pas être trompé ; où il de-

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vait déposer à la barrière sa conscience, soncœur, mettre un masque, se jouer sans pitiédes hommes, et, comme à Lacédémone, saisirsa fortune sans être vu, pour mériter la cou-ronne. Quand il revint chez la vicomtesse, il latrouva pleine de cette bonté gracieuse qu’ellelui avait toujours témoignée. Tous deux al-lèrent dans une salle à manger où le vicomteattendait sa femme, et où resplendissait celuxe de table qui sous la Restauration fut pous-sé, comme chacun le sait, au plus haut degré.Monsieur de Beauséant, semblable à beaucoupde gens blasés, n’avait plus guère d’autres plai-sirs que ceux de la bonne chère ; il était en faitde gourmandise de l’école de Louis XVIII et duduc d’Escars. Sa table offrait donc un doubleluxe, celui du contenant et celui du contenu.Jamais semblable spectacle n’avait frappé lesyeux d’Eugène, qui dînait pour la première foisdans une de ces maisons où les grandeurs so-ciales sont héréditaires. La mode venait desupprimer les soupers qui terminaient autre-

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fois les bals de l’empire, où les militairesavaient besoin de prendre des forces pour sepréparer à tous les combats qui les attendaientau dedans comme au dehors. Eugène n’avaitencore assisté qu’à des bals. L’aplomb qui ledistingua plus tard si éminemment, et qu’ilcommençait à prendre, l’empêcha de s’ébahirniaisement. Mais en voyant cette argenteriesculptée, et les mille recherches d’une tablesomptueuse, en admirant pour la première foisun service fait sans bruit, il était difficile à unhomme d’ardente imagination de ne pas préfé-rer cette vie constamment élégante à la vie deprivations qu’il voulait embrasser le matin. Sapensée le rejeta pendant un moment dans sapension bourgeoise ; il en eut une si profondehorreur qu’il se jura de la quitter au mois dejanvier, autant pour se mettre dans une maisonpropre que pour fuir Vautrin, dont il sentait lalarge main sur son épaule. Si l’on vient à son-ger aux mille formes que prend à Paris la cor-ruption, parlante ou muette, un homme de bon

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sens se demande par quelle aberration l’Étaty met des écoles, y assemble des jeunes gens,comment les jolies femmes y sont respectées,comment l’or étalé par les changeurs ne s’en-vole pas magiquement de leurs sébiles. Maissi l’on vient à songer qu’il est peu d’exemplesde crimes, voire même de délits commis parles jeunes gens, de quel respect ne doit-on pasêtre pris pour ces patients Tantales qui se com-battent eux-mêmes, et sont presque toujoursvictorieux ! S’il était bien peint dans sa lutteavec Paris, le pauvre étudiant fournirait un dessujets les plus dramatiques de notre civilisa-tion moderne. Madame de Beauséant regardaitvainement Eugène pour le convier à parler, ilne voulut rien dire en présence du vicomte.

— Me menez-vous ce soir aux Italiens ? de-manda la vicomtesse à son mari.

— Vous ne pouvez douter du plaisir quej’aurais à vous obéir, répondit-il avec une ga-lanterie moqueuse dont l’étudiant fut la dupe,

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mais je dois aller rejoindre quelqu’un aux Va-riétés.

— Sa maîtresse, se dit-elle.

— Vous n’avez donc pas d’Ajuda ce soir ?demanda le vicomte.

— Non, répondit-elle avec humeur.

— Eh bien ! s’il vous faut absolument unbras, prenez celui de monsieur de Rastignac.

La vicomtesse regarda Eugène en souriant.

— Ce sera bien compromettant pour vous,dit-elle.

— Le Français aime le péril, parce qu’il ytrouve la gloire, a dit monsieur de Chateau-briand, répondit Rastignac en s’inclinant.

Quelques moments après il fut emportéprès de madame de Beauséant, dans un coupérapide, au théâtre à la mode, et crut à quelqueféerie lorsqu’il entra dans une loge de face,et qu’il se vit le but de toutes les lorgnettes

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concurremment avec la vicomtesse, dont latoilette était délicieuse. Il marchait d’enchante-ments en enchantements.

— Vous avez à me parler, lui dit madame deBeauséant. Ha ! tenez, voici madame de Nucin-gen à trois loges de la nôtre. Sa sœur et mon-sieur de Trailles sont de l’autre côté.

En disant ces mots, la vicomtesse regardaitla loge où devait être mademoiselle de Roche-fide, et, n’y voyant pas monsieur d’Ajuda, sa fi-gure prit un éclat extraordinaire.

— Elle est charmante, dit Eugène aprèsavoir regardé madame de Nucingen.

— Elle a les cils blancs.

— Oui, mais quelle jolie taille mince !

— Elle a de grosses mains.

— Les beaux yeux !

— Elle a le visage en long.

— Mais la forme longue a de la distinction.

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— Cela est heureux pour elle qu’il y en aitlà. Voyez comment elle prend et quitte son lor-gnon ! Le Goriot perce dans tous ses mouve-ments, dit la vicomtesse au grand étonnementd’Eugène.

En effet, madame de Beauséant lorgnait lasalle et semblait ne pas faire attention à ma-dame de Nucingen, dont elle ne perdait cepen-dant pas un geste. L’assemblée était exquisé-ment belle. Delphine de Nucingen n’était paspeu flattée d’occuper exclusivement le jeune,le beau, l’élégant cousin de madame de Beau-séant, il ne regardait qu’elle.

— Si vous continuez à la couvrir de vos re-gards, vous allez faire scandale, monsieur deRastignac. Vous ne réussirez à rien, si vousvous jetez ainsi à la tête des gens.

— Ma chère cousine, dit Eugène, vousm’avez déjà bien protégé ; si vous voulez ache-ver votre ouvrage, je ne vous demande plusque de me rendre un service qui vous donnera

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peu de peine et me fera grand bien. Me voilàpris.

— Déjà ?

— Oui.

— Et de cette femme ?

— Mes prétentions seraient-elles doncécoutées ailleurs ? dit-il en lançant un regardpénétrant à sa cousine. Madame la duchessede Carigliano est attachée à madame la du-chesse de Berry, reprit-il après une pause, vousdevez la voir, ayez la bonté de me présenterchez elle et de m’amener au bal qu’elle donnelundi. J’y rencontrerai madame de Nucingen,et je livrerai ma première escarmouche.

— Volontiers, dit-elle. Si vous vous sentezdéjà du goût pour elle, vos affaires de cœurvont très bien. Voici de Marsay dans la logede la princesse Galathionne. Madame de Nu-cingen est au supplice, elle se dépite. Il n’ya pas de meilleur moment pour aborder une

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femme, surtout une femme de banquier. Cesdames de la Chaussée-d’Antin aiment toutes lavengeance.

— Que feriez-vous donc, vous, en pareilcas ?

— Moi, je souffrirais en silence.

En ce moment le marquis d’Ajuda se pré-senta dans la loge de madame de Beauséant.

— J’ai mal fait mes affaires afin de venirvous retrouver, dit-il, et je vous en instruispour que ce ne soit pas un sacrifice.

Les rayonnements du visage de la vicom-tesse apprirent à Eugène à reconnaître les ex-pressions d’un véritable amour, et à ne pasles confondre avec les simagrées de la coquet-terie parisienne. Il admira sa cousine, devintmuet et céda sa place à monsieur d’Ajuda ensoupirant. « Quelle noble, quelle sublime créa-ture est une femme qui aime ainsi ! se dit-il.Et cet homme la trahirait pour une poupée !

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comment peut-on la trahir ? » Il se sentit aucœur une rage d’enfant. Il aurait voulu se rou-ler aux pieds de madame de Beauséant, il sou-haitait le pouvoir des démons afin de l’em-porter dans son cœur, comme un aigle enlèvede la plaine dans son aire une jeune chèvreblanche qui tette encore. Il était humilié d’êtredans ce grand Musée de la beauté sans sontableau, sans une maîtresse à lui. « Avoir unemaîtresse est une position quasi royale, se di-sait-il, c’est le signe de la puissance ! » Et il re-garda madame de Nucingen comme un hommeinsulté regarde son adversaire. La vicomtessese retourna vers lui pour lui adresser sur sa dis-crétion mille remercîments dans un clignementd’yeux. Le premier acte était fini.

— Vous connaissez assez madame de Nu-cingen pour lui présenter monsieur de Rasti-gnac ? dit-elle au marquis d’Ajuda.

— Mais elle sera charmée de voir monsieur,dit le marquis.

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Le beau Portugais se leva, prit le bras del’étudiant, qui en un clin d’œil se trouva auprèsde madame de Nucingen.

— Madame la baronne, dit le marquis, j’ail’honneur de vous présenter le chevalier Eu-gène de Rastignac, un cousin de la vicomtessede Beauséant. Vous faites une si vive impres-sion sur lui, que j’ai voulu compléter son bon-heur en le rapprochant de son idole.

Ces mots furent dits avec un certain accentde raillerie qui en faisait passer la pensée unpeu brutale, mais qui, bien sauvée, ne déplaîtjamais à une femme. Madame de Nucingensourit, et offrit à Eugène la place de son mari,qui venait de sortir.

— Je n’ose pas vous proposer de rester prèsde moi, monsieur, lui dit-elle. Quand on a lebonheur d’être auprès de madame de Beau-séant, on y reste.

— Mais, lui dit à voix basse Eugène, il mesemble, madame, que si je veux plaire à ma

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cousine, je demeurerai près de vous. Avantl’arrivée de monsieur le marquis, nous parlionsde vous et de la distinction de toute votre per-sonne, dit-il à haute voix.

Monsieur d’Ajuda se retira.

— Vraiment, monsieur, dit la baronne, vousallez me rester ? Nous ferons donc connais-sance, madame de Restaud m’avait déjà donnéle plus vif désir de vous voir.

— Elle est donc bien fausse, elle m’a faitconsigner à sa porte.

— Comment ?

— Madame, j’aurai la conscience de vousen dire la raison ; mais je réclame toute votreindulgence en vous confiant un pareil secret.Je suis le voisin de monsieur votre père.J’ignorais que madame de Restaud fût sa fille.J’ai eu l’imprudence d’en parler fort innocem-ment, et j’ai fâché madame votre sœur et sonmari. Vous ne sauriez croire combien madame

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la duchesse de Langeais et ma cousine onttrouvé cette apostasie filiale de mauvais goût.Je leur ai raconté la scène, elles en ont ricomme des folles. Ce fut alors qu’en faisantun parallèle entre vous et votre sœur, madamede Beauséant me parla de vous en fort bonstermes, et me dit combien vous étiez excel-lente pour mon voisin, monsieur Goriot. Com-ment, en effet, ne l’aimeriez-vous pas ? il vousadore si passionnément que j’en suis déjà ja-loux. Nous avons parlé de vous ce matin pen-dant deux heures. Puis, tout plein de ce quevotre père m’a raconté ; ce soir en dînant avecma cousine, je lui disais que vous ne pouviezpas être aussi belle que vous étiez aimante.Voulant sans doute favoriser une si chaude ad-miration, madame de Beauséant m’a amenéici, en me disant avec sa grâce habituelle queje vous y verrais.

— Comment, monsieur, dit la femme dubanquier, je vous dois déjà de la reconnais-

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sance ? Encore un peu, nous allons être devieux amis.

— Quoique l’amitié doive être près de vousun sentiment peu vulgaire, dit Rastignac, je neveux jamais être votre ami.

Ces sottises stéréotypées à l’usage des dé-butants paraissent toujours charmantes auxfemmes, et ne sont pauvres que lues à froid.Le geste, l’accent, le regard d’un jeune homme,leur donnent d’incalculables valeurs. Madamede Nucingen trouva Rastignac charmant. Puis,comme toutes les femmes, ne pouvant riendire à des questions aussi drument posées quel’était celle de l’étudiant, elle répondit à autrechose.

— Oui, ma sœur se fait tort par la manièredont elle se conduit avec ce pauvre père, quivraiment a été pour nous un dieu. Il a falluque monsieur de Nucingen m’ordonnât positi-vement de ne voir mon père que le matin, pourque je cédasse sur ce point. Mais j’en ai long-

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temps été bien malheureuse. Je pleurais. Cesviolences, venues après les brutalités du ma-riage, ont été l’une des raisons qui troublèrentle plus mon ménage. Je suis certes la femmede Paris la plus heureuse aux yeux du monde,la plus malheureuse en réalité. Vous allez metrouver folle de vous parler ainsi. Mais vousconnaissez mon père, et, à ce titre, vous nepouvez pas m’être étranger.

— Vous n’aurez jamais rencontré personne,lui dit Eugène, qui soit animé d’un plus vifdésir de vous appartenir. Que cherchez-voustoutes ? le bonheur, reprit-il d’une voix qui al-lait à l’âme. Eh ! bien, si, pour une femme, lebonheur est d’être aimée, adorée, d’avoir unami à qui elle puisse confier ses désirs, ses fan-taisies, ses chagrins, ses joies ; se montrer dansla nudité de son âme, avec ses jolis défauts etses belles qualités, sans craindre d’être trahie ;croyez-moi, ce cœur dévoué, toujours ardent,ne peut se rencontrer que chez un hommejeune, plein d’illusions, qui peut mourir sur un

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seul de vos signes, qui ne sait rien encore dumonde et n’en veut rien savoir, parce que vousdevenez le monde pour lui. Moi, voyez-vous,vous allez rire de ma naïveté, j’arrive du fondd’une province, entièrement neuf, n’ayantconnu que de belles âmes, et je comptais restersans amour. Il m’est arrivé de voir ma cousine,qui m’a mis trop près de son cœur ; elle m’afait deviner les mille trésors de la passion ; jesuis, comme Chérubin, l’amant de toutes lesfemmes, en attendant que je puisse me dé-vouer à quelqu’une d’entre elles. En vousvoyant, quand je suis entré, je me suis sentiporté vers vous comme par un courant. J’avaisdéjà tant pensé à vous ! Mais je ne vous avaispas rêvée aussi belle que vous l’êtes en réalité.Madame de Beauséant m’a ordonné de ne pasvous tant regarder. Elle ne sait pas ce qu’il ya d’attrayant à voir vos jolies lèvres rouges,votre teint blanc, vos yeux si doux. Moi aussi,je vous dis des folies, mais laissez-les-moi dire.

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Rien ne plaît plus aux femmes que de s’en-tendre débiter ces douces paroles. La plus sé-vère dévote les écoute, même quand elle nedoit pas y répondre. Après avoir ainsi com-mencé, Rastignac défila son chapelet d’unevoix coquettement sourde ; et madame de Nu-cingen encourageait Eugène par des souriresen regardant de temps en temps de Marsay,qui ne quittait pas la loge de la princesse Ga-lathionne. Rastignac resta près de madame deNucingen jusqu’au moment où son mari vint lachercher pour l’emmener.

— Madame, lui dit Eugène, j’aurai le plaisirde vous aller voir avant le bal de la duchessede Carigliano.

— Puisqui matame fous encache, dit le ba-ron, épais Alsacien dont la figure ronde an-nonçait une dangereuse finesse, fous êtes sird’êdre pien ressi.

— Mes affaires sont en bon train, car elle nes’est pas bien effarouchée en m’entendant lui

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dire : M’aimerez-vous bien ? Le mors est mis àma bête, sautons dessus et gouvernons-la, sedit Eugène en allant saluer madame de Beau-séant qui se levait et se retirait avec d’Ajuda.Le pauvre étudiant ne savait pas que la ba-ronne était distraite, et attendait de de Mar-say une de ces lettres décisives qui déchirentl’âme. Tout heureux de son faux succès, Eu-gène accompagna la vicomtesse jusqu’au péri-style, où chacun attend sa voiture.

— Votre cousin ne se ressemble plus à lui-même, dit le Portugais en riant à la vicomtessequand Eugène les eut quittés. Il va faire sauterla banque. Il est souple comme une anguille,et je crois qu’il ira loin. Vous seule avez pu luitrier sur le volet une femme au moment où ilfaut la consoler.

— Mais, dit madame de Beauséant, il fautsavoir si elle aime encore celui qui l’aban-donne.

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L’étudiant revint à pied du Théâtre-Italienà la rue Neuve-Sainte-Geneviève, en faisantles plus doux projets. Il avait bien remarquél’attention avec laquelle madame de Restaudl’avait examiné, soit dans la loge de la vicom-tesse, soit dans celle de madame de Nucingen,et il présuma que la porte de la comtesse ne luiserait plus fermée. Ainsi déjà quatre relationsmajeures, car il comptait bien plaire à la maré-chale, allaient lui être acquises au cœur de lahaute société parisienne. Sans trop s’expliquerles moyens, il devinait par avance que, dansle jeu compliqué des intérêts de ce monde, ildevait s’accrocher à un rouage pour se trouveren haut de la machine, et il se sentait la forced’en enrayer la roue. « Si madame de Nucin-gen s’intéresse à moi, je lui apprendrai à gou-verner son mari. Ce mari fait des affaires d’or,il pourra m’aider à ramasser tout d’un coupune fortune. » Il ne se disait pas cela crûment,il n’était pas encore assez politique pour chif-frer une situation, l’apprécier et la calculer ;

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ces idées flottaient à l’horizon sous la formede légers nuages, et, quoiqu’elles n’eussent pasl’âpreté de celles de Vautrin, si elles avaientété soumises au creuset de la conscience ellesn’auraient rien donné de bien pur. Les hommesarrivent, par une suite de transactions de cegenre, à cette morale relâchée que professel’époque actuelle, où se rencontrent plus rare-ment que dans aucun temps ces hommes rec-tangulaires, ces belles volontés qui ne se plientjamais au mal, à qui la moindre déviation de laligne droite semble être un crime : magnifiquesimages de la probité qui nous ont valu deuxchefs-d’œuvre, Alceste de Molière, puis récem-ment Jenny Deans et son père, dans l’œuvrede Walter Scott. Peut-être l’œuvre opposée, lapeinture des sinuosités dans lesquelles unhomme du monde, un ambitieux fait rouler saconscience, en essayant de côtoyer le mal, afind’arriver à son but en gardant les apparences,ne serait-elle ni moins belle, ni moins drama-tique. En atteignant au seuil de sa pension,

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Rastignac s’était épris de madame de Nucin-gen, elle lui avait paru svelte, fine comme unehirondelle. L’enivrante douceur de ses yeux, letissu délicat et soyeux de sa peau sous laquelleil avait cru voir couler le sang, le son enchan-teur de sa voix, ses blonds cheveux, il se rap-pelait tout ; et peut-être la marche, en mettantson sang en mouvement, aidait-elle à cette fas-cination. L’étudiant frappa rudement à la portedu père Goriot.

— Mon voisin, dit-il, j’ai vu madame Del-phine.

— Où ?

— Aux Italiens.

— S’amusait-elle bien ? Entrez donc. Et lebonhomme, qui s’était levé en chemise, ouvritsa porte et se recoucha promptement. — Par-lez-moi donc d’elle, demanda-t-il.

Eugène, qui se trouvait pour la premièrefois chez le père Goriot, ne fut pas maître d’un

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mouvement de stupéfaction en voyant lebouge où vivait le père, après avoir admiréla toilette de la fille. La fenêtre était sans ri-deaux ; le papier de tenture collé sur les mu-railles s’en détachait en plusieurs endroits parl’effet de l’humidité, et se recroquevillait enlaissant apercevoir le plâtre jauni par la fumée.Le bonhomme gisait sur un mauvais lit, n’avaitqu’une maigre couverture et un couvre-piedouaté fait avec les bons morceaux des vieillesrobes de madame Vauquer. Le carreau étaithumide et plein de poussière. En face de lacroisée se voyait une de ces vieilles commodesen bois de rose à ventre renflé, qui ont desmains en cuivre tordu en façon de sarmentsdécorés de feuilles ou de fleurs ; un vieuxmeuble à tablette de bois sur lequel était un potà eau dans sa cuvette et tous les ustensiles né-cessaires pour se faire la barbe. Dans un coin,les souliers ; à la tête du lit, une table de nuitsans porte ni marbre ; au coin de la chemi-née, où il n’y avait pas trace de feu, se trou-

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vait la table carrée, en bois de noyer, dont labarre avait servi au père Goriot à dénaturerson écuelle en vermeil. Un méchant secrétairesur lequel était le chapeau du bonhomme, unfauteuil foncé de paille et deux chaises com-plétaient ce mobilier misérable. La flèche dulit, attachée au plancher par une loque, soute-nait une mauvaise bande d’étoffes à carreauxrouges et blancs. Le plus pauvre commission-naire était certes moins mal meublé dans songrenier, que ne l’était le père Goriot chez ma-dame Vauquer. L’aspect de cette chambre don-nait froid et serrait le cœur, elle ressemblait auplus triste logement d’une prison. Heureuse-ment Goriot ne vit pas l’expression qui se pei-gnit sur la physionomie d’Eugène quand celui-ci posa sa chandelle sur la table de nuit. Lebonhomme se tourna de son côté en restantcouvert jusqu’au menton.

— Eh ! bien, qui aimez-vous mieux de ma-dame de Restaud ou de madame de Nucingen ?

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— Je préfère madame Delphine, réponditl’étudiant, parce qu’elle vous aime mieux.

À cette parole chaudement dite, le bon-homme sortit son bras du lit et serra la maind’Eugène.

— Merci, merci, répondit le vieillard ému.Que vous a-t-elle donc dit de moi ?

L’étudiant répéta les paroles de la baronneen les embellissant, et le vieillard l’écoutacomme s’il eût entendu la parole de Dieu.

— Chère enfant ! oui, oui, elle m’aime bien.Mais ne la croyez pas dans ce qu’elle vous adit d’Anastasie. Les deux sœurs se jalousent,voyez-vous ? c’est encore une preuve de leurtendresse. Madame de Restaud m’aime bienaussi. Je le sais. Un père est avec ses enfantscomme Dieu est avec nous, il va jusqu’au fonddes cœurs, et juge les intentions. Elles sonttoutes deux aussi aimantes. Oh ! si j’avais eude bons gendres, j’aurais été trop heureux. Iln’est sans doute pas de bonheur complet ici-

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bas. Si j’avais vécu chez elles ; mais rien qued’entendre leurs voix, de les savoir là, de lesvoir aller, sortir, comme quand je les avaischez moi, ça m’eût fait cabrioler le cœur.Étaient-elles bien mises ?

— Oui, dit Eugène. Mais, monsieur Goriot,comment, en ayant des filles aussi richementétablies que sont les vôtres, pouvez-vous de-meurer dans un taudis pareil ?

— Ma foi, dit-il, d’un air en apparence in-souciant, à quoi cela me servirait-il d’êtremieux ? Je ne puis guère vous expliquer ceschoses-là ; je ne sais pas dire deux paroles desuite comme il faut. Tout est là, ajouta-t-il ense frappant le cœur. Ma vie, à moi, est dansmes deux filles. Si elles s’amusent, si elles sontheureuses, bravement mises, si elles marchentsur des tapis, qu’importe de quel drap je soisvêtu, et comment est l’endroit où je mecouche ? Je n’ai point froid si elles ont chaud,je ne m’ennuie jamais si elles rient. Je n’ai de

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chagrins que les leurs. Quand vous serez père,quand vous vous direz, en oyant gazouiller vosenfants : C’est sorti de moi ! que vous sentirezces petites créatures tenir à chaque goutte devotre sang, dont elles ont été la fine fleur, carc’est ça ! vous vous croirez attaché à leur peau,vous croirez être agité vous-même par leurmarche. Leur voix me répond partout. Un re-gard d’elles, quand il est triste, me fige le sang.Un jour vous saurez que l’on est bien plus heu-reux de leur bonheur que du sien propre. Je nepeux pas vous expliquer ça : c’est des mouve-ments intérieurs qui répandent l’aise partout.Enfin, je vis trois fois. Voulez-vous que je vousdise une drôle de chose ? Eh bien ! quand j’aiété père, j’ai compris Dieu. Il est tout entierpartout, puisque la création est sortie de lui.Monsieur, je suis ainsi avec mes filles. Seule-ment j’aime mieux mes filles que Dieu n’aimele monde, parce que le monde n’est pas si beauque Dieu, et que mes filles sont plus bellesque moi. Elles me tiennent si bien à l’âme, que

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j’avais idée que vous les verriez ce soir. MonDieu ! un homme qui rendrait ma petite Del-phine aussi heureuse qu’une femme l’est quandelle est bien aimée ; mais je lui cirerais sesbottes, je lui ferais ses commissions. J’ai supar sa femme de chambre que ce petit mon-sieur de Marsay est un mauvais chien. Il m’apris des envies de lui tordre le cou. Ne pasaimer un bijou de femme, une voix de rossi-gnol, et faite comme un modèle ! Où a-t-elle eules yeux d’épouser cette grosse souche d’Alsa-cien ? Il leur fallait à toutes deux de jolis jeunesgens bien aimables. Enfin, elles ont fait à leurfantaisie.

Le père Goriot était sublime. Jamais Eu-gène ne l’avait pu voir illuminé par les feuxde sa passion paternelle. Une chose digne deremarque est la puissance d’infusion que pos-sèdent les sentiments. Quelque grossière quesoit une créature, dès qu’elle exprime une af-fection forte et vraie, elle exhale un fluide par-ticulier qui modifie la physionomie, anime le

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geste, colore la voix. Souvent l’être le plus stu-pide arrive, sous l’effort de la passion, à la plushaute éloquence dans l’idée, si ce n’est dans lelangage, et semble se mouvoir dans une sphèrelumineuse. Il y avait en ce moment dans lavoix, dans le geste de ce bonhomme, la puis-sance communicative qui signale le grand ac-teur. Mais nos beaux sentiments ne sont-ils pasles poésies de la volonté ?

— Eh ! bien, vous ne serez peut-être pasfâché d’apprendre, lui dit Eugène, qu’elle varompre sans doute avec ce de Marsay. Cebeau-fils l’a quittée pour s’attacher à la prin-cesse Galathionne. Quant à moi, ce soir, je suistombé amoureux de madame Delphine.

— Bah ! dit le père Goriot.

— Oui. Je ne lui ai pas déplu. Nous avonsparlé amour pendant une heure, et je dois allerla voir après-demain samedi.

— Oh ! que je vous aimerais, mon chermonsieur, si vous lui plaisiez. Vous êtes bon,

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vous ne la tourmenteriez point. Si vous la tra-hissiez, je vous couperais le cou, d’abord. Unefemme n’a pas deux amours, voyez-vous ? MonDieu ! mais je dis des bêtises, monsieur Eu-gène. Il fait froid ici pour vous. Mon Dieu !vous l’avez donc entendue, que vous a-t-elledit pour moi ?

— Rien, se dit en lui-même Eugène. Ellem’a dit, répondit-il à haute voix, qu’elle vousenvoyait un bon baiser de fille.

— Adieu, mon voisin, dormez bien, faitesde beaux rêves ; les miens sont tout faits avecce mot-là. Que Dieu vous protège dans tousvos désirs ! Vous avez été pour moi ce soircomme un bon ange, vous me rapportez l’airde ma fille.

— Le pauvre homme, se dit Eugène en secouchant, il y a de quoi toucher des cœurs demarbre. Sa fille n’a pas plus pensé à lui qu’augrand-Turc.

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Depuis cette conversation, le père Goriotvit dans son voisin un confident inespéré, unami. Il s’était établi entre eux les seuls rapportspar lesquels ce vieillard pouvait s’attacher àun autre homme. Les passions ne font jamaisde faux calculs. Le père Goriot se voyait unpeu plus près de sa fille Delphine, il s’en voyaitmieux reçu, si Eugène devenait cher à la ba-ronne. D’ailleurs il lui avait confié l’une de sesdouleurs. Madame de Nucingen, à laquellemille fois par jour il souhaitait le bonheur,n’avait pas connu les douceurs de l’amour.Certes, Eugène était, pour se servir de son ex-pression, un des jeunes gens les plus gentilsqu’il eût jamais vus, et il semblait pressentirqu’il lui donnerait tous les plaisirs dont elleavait été privée. Le bonhomme se prit doncpour son voisin d’une amitié qui alla croissant,et sans laquelle il eût été sans doute impossiblede connaître le dénouement de cette histoire.

Le lendemain matin, au déjeuner, l’affec-tation avec laquelle le père Goriot regardait

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Eugène, près duquel il se plaça, les quelquesparoles qu’il lui dit, et le changement de saphysionomie, ordinairement semblable à unmasque de plâtre, surprirent les pensionnaires.Vautrin, qui revoyait l’étudiant pour la pre-mière fois depuis leur conférence, semblaitvouloir lire dans son âme. En se souvenant duprojet de cet homme, Eugène, qui, avant des’endormir, avait, pendant la nuit, mesuré levaste champ qui s’ouvrait à ses regards, pen-sa nécessairement à la dot de mademoiselleTaillefer, et ne put s’empêcher de regarder Vic-torine comme le plus vertueux jeune hommeregarde une riche héritière. Par hasard, leursyeux se rencontrèrent. La pauvre fille ne man-qua pas de trouver Eugène charmant dans sanouvelle tenue. Le coup d’œil qu’ils échan-gèrent fut assez significatif pour que Rastignacne doutât pas d’être pour elle l’objet de cesconfus désirs qui atteignent toutes les jeunesfilles et qu’elles rattachent au premier être sé-duisant. Une voix lui criait : Huit cent mille

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francs ! Mais tout à coup il se rejeta dans sessouvenirs de la veille, et pensa que sa passionde commande pour madame de Nucingen étaitl’antidote de ses mauvaises pensées involon-taires.

— L’on donnait hier aux Italiens le Barbierde Séville de Rossini. Je n’avais jamais entendude si délicieuse musique, dit-il. Mon Dieu ! est-on heureux d’avoir une loge aux Italiens.

Le père Goriot saisit cette parole au volcomme un chien saisit un mouvement de sonmaître.

— Vous êtes comme des coqs-en-pâte, ditmadame Vauquer, vous autres hommes, vousfaites tout ce qui vous plaît.

— Comment êtes-vous revenu, demandaVautrin.

— À pied, répondit Eugène.

— Moi, reprit le tentateur, je n’aimerais pasde demi-plaisirs ; je voudrais aller là dans ma

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voiture, dans ma loge, et revenir bien commo-dément. Tout ou rien ! voilà ma devise.

— Et qui est bonne, reprit madame Vau-quer.

— Vous irez peut-être voir madame de Nu-cingen, dit Eugène à voix basse à Goriot. Ellevous recevra, certes, à bras ouverts ; elle vou-dra savoir de vous mille petits détails sur moi.J’ai appris qu’elle ferait tout au monde pourêtre reçue chez ma cousine, madame la vicom-tesse de Beauséant. N’oubliez pas de lui direque je l’aime trop pour ne pas penser à lui pro-curer cette satisfaction.

Rastignac s’en alla promptement à l’Écolede droit, il voulait rester le moins de tempspossible dans cette odieuse maison. Il flânapendant presque toute la journée, en proie àcette fièvre de tête qu’ont connue les jeunesgens affectés de trop vives espérances. Les rai-sonnements de Vautrin le faisaient réfléchir à

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la vie sociale, au moment où il rencontra sonami Bianchon dans le jardin du Luxembourg.

— Où as-tu pris cet air grave ? lui dit l’étu-diant en médecine en lui prenant le bras pourse promener devant le palais.

— Je suis tourmenté par de mauvaisesidées.

— En quel genre ? Ça se guérit, les idées.

— Comment ?

— En y succombant.

— Tu ris sans savoir ce dont il s’agit. As-tulu Rousseau ?

— Oui.

— Te souviens-tu de ce passage où il de-mande à son lecteur ce qu’il ferait au cas oùil pourrait s’enrichir en tuant à la Chine par saseule volonté un vieux mandarin, sans bougerde Paris.

— Oui.

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— Eh ! bien ?

— Bah ! J’en suis à mon trente-troisièmemandarin.

— Ne plaisante pas. Allons, s’il t’était prou-vé que la chose est possible et qu’il te suffîtd’un signe de tête, le ferais-tu ?

— Est-il bien vieux, le mandarin ? Mais,bah ! jeune ou vieux, paralytique ou bien por-tant, ma foi… Diantre ! Eh ! bien, non.

— Tu es un brave garçon, Bianchon. Maissi tu aimais une femme à te mettre pour ellel’âme à l’envers, et qu’il lui fallût de l’argent,beaucoup d’argent pour sa toilette, pour sa voi-ture, pour toutes ses fantaisies enfin ?

— Mais tu m’ôtes la raison, et tu veux queje raisonne.

— Eh ! bien, Bianchon, je suis fou, guéris-moi. J’ai deux sœurs qui sont des anges debeauté, de candeur, et je veux qu’elles soientheureuses. Où prendre deux cent mille francs

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pour leur dot d’ici à cinq ans ? Il est, vois-tu,des circonstances dans la vie où il faut jouergros jeu et ne pas user son bonheur à gagnerdes sous.

— Mais tu poses la question qui se trouveà l’entrée de la vie pour tout le monde, et tuveux couper le nœud gordien avec l’épée. Pouragir ainsi, mon cher, il faut être Alexandre, si-non l’on va au bagne. Moi, je suis heureux de lapetite existence que je me créerai en province,où je succéderai tout bêtement à mon père. Lesaffections de l’homme se satisfont dans le pluspetit cercle aussi pleinement que dans une im-mense circonférence. Napoléon ne dînait pasdeux fois, et ne pouvait pas avoir plus de maî-tresses qu’en prend un étudiant en médecinequand il est interne aux Capucins. Notre bon-heur, mon cher, tiendra toujours entre laplante de nos pieds et notre occiput ; et, qu’ilcoûte un million par an ou cent louis, la per-ception intrinsèque en est la même au dedansde nous. Je conclus à la vie du Chinois.

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— Merci, tu m’as fait du bien, Bianchon !nous serons toujours amis.

— Dis donc, reprit l’étudiant en médecine,en sortant du cours de Cuvier au Jardin-des-Plantes je viens d’apercevoir la Michonneau etle Poiret causant sur un banc avec un mon-sieur que j’ai vu dans les troubles de l’annéedernière aux environs de la Chambre des Dé-putés, et qui m’a fait l’effet d’être un homme dela police déguisé en honnête bourgeois vivantde ses rentes. Étudions ce couple-là : je te diraipourquoi. Adieu, je vais répondre à mon appelde quatre heures.

Quand Eugène revint à la pension, il trouvale père Goriot qui l’attendait.

— Tenez, dit le bonhomme, voilà une lettred’elle. Hein, la jolie écriture !

Eugène décacheta la lettre et lut.

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« Monsieur, mon père m’a dit que vous ai-miez la musique italienne. Je serais heureuse sivous vouliez me faire le plaisir d’accepter uneplace dans ma loge. Nous aurons samedi la Fo-dor et Pellegrini, je suis sûre alors que vousne me refuserez pas. Monsieur de Nucingen sejoint à moi pour vous prier de venir dîner avecnous sans cérémonie. Si vous acceptez, vousle rendrez bien content de n’avoir pas à s’ac-quitter de sa corvée conjugale en m’accompa-gnant. Ne me répondez pas, venez, et agréezmes compliments.

» D. DE N. »

— Montrez-la-moi, dit le bonhomme à Eu-gène quand il eut lu la lettre. Vous irez, n’est-cepas ? ajouta-t-il après avoir flairé le papier. Ce-la sent-il bon ! Ses doigts ont touché ça, pour-tant !

— Une femme ne se jette pas ainsi à la têted’un homme, se disait l’étudiant. Elle veut se

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servir de moi pour ramener de Marsay. Il n’y aque le dépit qui fasse faire de ces choses-là.

— Eh ! bien, dit le père Goriot, à quoi pen-sez-vous donc ?

Eugène ne connaissait pas le délire de va-nité dont certaines femmes étaient saisies ence moment, et ne savait pas que, pour s’ouvrirune porte dans le faubourg Saint-Germain, lafemme d’un banquier était capable de tous lessacrifices. À cette époque, la mode commen-çait à mettre au-dessus de toutes les femmescelles qui étaient admises dans la société dufaubourg Saint-Germain, dites les dames duPetit-Château, parmi lesquelles madame deBeauséant, son amie la duchesse de Langeaiset la duchesse de Maufrigneuse tenaient le pre-mier rang. Rastignac seul ignorait la fureurdont étaient saisies les femmes de la Chaussée-d’Antin pour entrer dans le cercle supérieur oùbrillaient les constellations de leur sexe. Maissa défiance le servit bien, elle lui donna de

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la froideur, et le triste pouvoir de poser desconditions au lieu d’en recevoir.

— Oui, j’irai, répondit-il.

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Ainsi la curiosité le menait chez madame deNucingen, tandis que, si cette femme l’eût dé-daigné, peut-être y aurait-il été conduit par lapassion. Néanmoins il n’attendit pas le lende-main et l’heure de partir sans une sorte d’impa-tience. Pour un jeune homme, il existe dans sapremière intrigue autant de charmes peut-êtrequ’il s’en rencontre dans un premier amour.La certitude de réussir engendre mille félicitésque les hommes n’avouent pas, et qui font toutle charme de certaines femmes. Le désir nenaît pas moins de la difficulté que de la facilitédes triomphes. Toutes les passions deshommes sont bien certainement excitées ouentretenues par l’une ou l’autre de ces deuxcauses, qui divisent l’empire amoureux. Peut-être cette division est-elle une conséquence dela grande question des tempéraments, qui do-mine, quoi qu’on en dise, la société. Si les mé-lancoliques ont besoin du tonique des coquet-teries, peut-être les gens nerveux ou sanguins

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décampent-ils si la résistance dure trop. End’autres termes, l’élégie est aussi essentielle-ment lymphatique que le dithyrambe est bi-lieux. En faisant sa toilette, Eugène savouratous ces petits bonheurs dont n’osent parlerles jeunes gens, de peur de se faire moquerd’eux, mais qui chatouillent l’amour-propre. Ilarrangeait ses cheveux en pensant que le re-gard d’une jolie femme se coulerait sous leursboucles noires. Il se permit des singeries enfan-tines autant qu’en aurait fait une jeune fille ens’habillant pour le bal. Il regarda complaisam-ment sa taille mince, en déplissant son habit.— Il est certain, se dit-il, qu’on en peut trouverde plus mal tournés ! Puis il descendit au mo-ment où tous les habitués de la pension étaientà table, et reçut gaiement le hourra de sot-tises que sa tenue élégante excita. Un trait desmœurs particulières aux pensions bourgeoisesest l’ébahissement qu’y cause une toilette soi-gnée. Personne n’y met un habit neuf sans quechacun dise son mot.

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— Kt, kt, kt, kt, fit Bianchon en faisant cla-quer sa langue contre son palais, comme pourexciter un cheval.

— Tournure de duc et pair ! dit madameVauquer.

— Monsieur va en conquête ? fit observermademoiselle Michonneau.

— Kocquériko ! cria le peintre.

— Mes compliments à madame votreépouse, dit l’employé au Muséum.

— Monsieur a une épouse ? demanda Poi-ret.

— Une épouse à compartiments, qui va surl’eau, garantie bon teint, dans les prix de vingt-cinq à quarante, dessins à carreaux du derniergoût, susceptible de se laver, d’un joli porter,moitié fil, moitié coton, moitié laine, guérissantle mal de dents, et autres maladies approuvéespar l’Académie royale de Médecine ! excellented’ailleurs pour les enfants ! meilleure encore

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contre les maux de tête, les plénitudes etautres maladies de l’œsophage, des yeux etdes oreilles, cria Vautrin avec la volubilité co-mique et l’accentuation d’un opérateur. Maiscombien cette merveille, me direz-vous, mes-sieurs, deux sous ! Non. Rien du tout. C’est unreste des fournitures faites au grand-Mogol, etque tout les souverains de l’Europe, y comprisle grrrrrrand-duc de Bade, ont voulu voir ! En-trez droit devant vous ! et passez au petit bu-reau. Allez, la musique ! Brooum, là, là, trinn !là, là, boum, boum ! Monsieur de la clarinette,tu joues faux, reprit-il d’une voix enrouée, je tedonnerai sur les doigts.

— Mon Dieu ! que cet homme-là estagréable, dit madame Vauquer à madame Cou-ture, je ne m’ennuierais jamais avec lui.

Au milieu des rires et des plaisanteries,dont ce discours comiquement débité fut le si-gnal, Eugène put saisir le regard furtif de ma-demoiselle Taillefer qui se pencha sur madame

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Couture, à l’oreille de laquelle elle dit quelquesmots.

— Voilà le cabriolet, dit Sylvie.

— Où dîne-t-il donc ? demanda Bianchon.

— Chez madame la baronne de Nucingen.

— La fille de monsieur Goriot, réponditl’étudiant.

À ce nom, les regards se portèrent sur l’an-cien vermicellier, qui contemplait Eugène avecune sorte d’envie.

Rastignac arriva rue Saint-Lazare, dans unede ces maisons légères, à colonnes minces, àportiques mesquins, qui constituent le joli à Pa-ris, une véritable maison de banquier, pleinede recherches coûteuses, des stucs, des paliersd’escalier en mosaïque de marbre. Il trouvamadame de Nucingen dans un petit salon àpeintures italiennes, dont le décor ressemblaità celui des cafés. La baronne était triste. Lesefforts qu’elle fit pour cacher son chagrin inté-

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ressèrent d’autant plus vivement Eugène qu’iln’y avait rien de joué. Il croyait rendre unefemme joyeuse par sa présence, et la trouvaitau désespoir. Ce désappointement piqua sonamour-propre.

— J’ai bien peu de droits à votre confiance,madame, dit-il après l’avoir lutinée sur sa pré-occupation ; mais si je vous gênais, je comptesur votre bonne foi, vous me le diriez franche-ment.

— Restez, dit-elle, je serais seule si vousvous en alliez. Nucingen dîne en ville, et je nevoudrais pas être seule, j’ai besoin de distrac-tion.

— Mais qu’avez-vous ?

— Vous seriez la dernière personne à qui jele dirais, s’écria-t-elle.

— Je veux le savoir, je dois alors être pourquelque chose dans ce secret.

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— Peut-être ! Mais non, reprit-elle, c’est desquerelles de ménage qui doivent être enseve-lies au fond du cœur. Ne vous le disais-je pasavant-hier ? je ne suis point heureuse. Leschaînes d’or sont les plus pesantes.

Quand une femme dit à un jeune hommequ’elle est malheureuse, si ce jeune homme estspirituel, bien mis, s’il a quinze cents francsd’oisiveté dans sa poche, il doit penser ce quese disait Eugène, et devient fat.

— Que pouvez-vous désirer ? répondit-il.Vous êtes belle, jeune, aimée, riche.

— Ne parlons pas de moi, dit-elle en faisantun sinistre mouvement de tête. Nous dîneronsensemble, tête à tête, nous irons entendre laplus délicieuse musique. Suis-je à votre goût ?reprit-elle en se levant et montrant sa robe encachemire blanc à dessins perses de la plusriche élégance.

— Je voudrais que vous fussiez toute à moi,dit Eugène. Vous êtes charmante.

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— Vous auriez une triste propriété, dit-elleen souriant avec amertume. Rien ici ne vousannonce le malheur, et cependant, malgré cesapparences, je suis au désespoir. Mes chagrinsm’ôtent le sommeil, je deviendrai laide.

— Oh ! cela est impossible, dit l’étudiant.Mais je suis curieux de connaître ces peinesqu’un amour dévoué n’effacerait pas ?

— Ah ! si je vous les confiais, vous me fui-riez, dit-elle. Vous ne m’aimez encore que parune galanterie qui est de costume chez leshommes ; mais si vous m’aimiez bien, voustomberiez dans un désespoir affreux. Vousvoyez que je dois me taire. De grâce, reprit-elle, parlons d’autre chose. Venez voir mes ap-partements.

— Non, restons ici, répondit Eugène ens’asseyant sur une causeuse devant le feu prèsde madame de Nucingen, dont il prit la mainavec assurance.

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Elle la laissa prendre et l’appuya même surcelle du jeune homme par un de ces mouve-ments de force concentrée qui trahissent defortes émotions.

— Écoutez, lui dit Rastignac ; si vous avezdes chagrins, vous devez me les confier. Jeveux vous prouver que je vous aime pour vous.Ou vous parlerez et me direz vos peines afinque je puisse les dissiper, fallût-il tuer sixhommes, ou je sortirai pour ne plus revenir.

— Eh ! bien, s’écria-t-elle saisie par unepensée de désespoir qui la fit se frapper lefront, je vais vous mettre à l’instant même àl’épreuve. Oui, se dit-elle, il n’est plus que cemoyen. Elle sonna.

— La voiture de monsieur est-elle attelée ?dit-elle à son valet de chambre.

— Oui, madame.

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— Je la prends. Vous lui donnerez lamienne et mes chevaux. Vous ne servirez le dî-ner qu’à sept heures.

— Allons, venez, dit-elle à Eugène, qui crutrêver en se trouvant dans le coupé de monsieurde Nucingen, à côté de cette femme.

— Au Palais-Royal, dit-elle au cocher, prèsdu Théâtre-Français.

En route, elle parut agitée, et refusa de ré-pondre aux mille interrogations d’Eugène, quine savait que penser de cette résistancemuette, compacte, obtuse.

— En un moment elle m’échappe, se disait-il.

Quand la voiture s’arrêta, la baronne regar-da l’étudiant d’un air qui imposa silence à sesfolles paroles ; car il s’était emporté.

— Vous m’aimez bien ? dit-elle.

— Oui, répondit-il en cachant l’inquiétudedont il fut soudainement saisi.

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— Vous ne penserez rien de mal sur moi,quoi que je puisse vous demander ?

— Non.

— Êtes-vous disposé à m’obéir ?

— Aveuglément.

— Avez-vous été au jeu ? dit-elle d’une voixtremblante.

— Jamais.

— Ah ! je respire. Vous aurez du bonheur.Voici ma bourse, dit-elle. Prenez donc ! il ya cent francs, c’est tout ce que possède cettefemme si heureuse. Montez dans une maisonde jeu, je ne sais où elles sont, mais je sais qu’ily en a au Palais-Royal. Risquez les cent francsà un jeu qu’on nomme la roulette, et perdeztout, ou rapportez-moi six mille francs. Je vousdirai mes chagrins à votre retour.

— Je veux bien que le diable m’emporte sije comprends quelque chose à ce que je vaisfaire, mais je vais vous obéir, dit-il avec une

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joie causée par cette pensée : « Elle se compro-met avec moi, elle n’aura rien à me refuser. »

Eugène prend la jolie bourse, court au nu-méro NEUF, après s’être fait indiquer par unmarchand d’habits la plus prochaine maisonde jeu. Il y monte, se laisse prendre son cha-peau ; mais il entre et demande où est la rou-lette. À l’étonnement des habitués, le garçonde salle le mène devant une longue table. Eu-gène, suivi de tous les spectateurs, demandesans vergogne où il faut mettre l’enjeu.

— Si vous placez un louis sur un seul de cestrente-six numéros, et qu’il sorte, vous aureztrente-six louis, lui dit un vieillard respectableà cheveux blancs.

Eugène jette les cent francs sur le chiffre deson âge, vingt et un. Un cri d’étonnement partsans qu’il ait eu le temps de se reconnaître. Ilavait gagné sans le savoir.

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— Retirez donc votre argent, lui dit le vieuxmonsieur, l’on ne gagne pas deux fois dans cesystème-là.

Eugène prend un râteau que lui tend levieux monsieur, il tire à lui les trois mille sixcents francs et, toujours sans rien savoir dujeu, les place sur la rouge. La galerie le regardeavec envie, en voyant qu’il continue à jouer. Laroue tourne, il gagne encore, et le banquier luijette encore trois mille six cents francs.

— Vous avez sept mille deux cents francsà vous, lui dit à l’oreille le vieux monsieur. Sivous m’en croyez, vous vous en irez, la rouge apassé huit fois. Si vous êtes charitable, vous re-connaîtrez ce bon avis en soulageant la misèred’un ancien préfet de Napoléon qui se trouvedans le dernier besoin.

Rastignac étourdi se laisse prendre dix louispar l’homme à cheveux blancs, et descendavec les sept mille francs, ne comprenant en-core rien au jeu, mais stupéfié de son bonheur.

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— Ah çà ! où me mènerez-vous maintenant,dit-il en montrant les sept mille francs à ma-dame de Nucingen quand la portière fut refer-mée.

Delphine le serra par une étreinte folle etl’embrassa vivement, mais sans passion.— Vous m’avez sauvée ! Des larmes de joiecoulèrent en abondance sur ses joues. Je vaistout vous dire, mon ami. Vous serez mon ami,n’est-ce pas ? Vous me voyez riche, opulente,rien ne me manque ou je parais ne manquerde rien ! Eh ! bien, sachez que monsieur de Nu-cingen ne me laisse pas disposer d’un sou : ilpaye toute la maison, mes voitures, mes loges ;il m’alloue pour ma toilette une somme insuf-fisante, il me réduit à une misère secrète parcalcul. Je suis trop fière pour l’implorer. Ne se-rais-je pas la dernière des créatures si j’ache-tais son argent au prix où il veut me le vendre !Comment, moi riche de sept cent mille francs,me suis-je laissé dépouiller ? par fierté, par in-dignation. Nous sommes si jeunes, si naïves,

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quand nous commençons la vie conjugale ! Laparole par laquelle il fallait demander de l’ar-gent à mon mari me déchirait la bouche ; jen’osais jamais, je mangeais l’argent de meséconomies et celui que me donnait monpauvre père ; puis je me suis endettée. Le ma-riage est pour moi la plus horrible des décep-tions, je ne puis vous en parler : qu’il vous suf-fise de savoir que je me jetterais par la fe-nêtre s’il fallait vivre avec Nucingen autrementqu’en ayant chacun notre appartement séparé.Quand il a fallu lui déclarer mes dettes dejeune femme, des bijoux, des fantaisies (monpauvre père nous avait accoutumées à ne nousrien refuser), j’ai souffert le martyre ; mais en-fin j’ai trouvé le courage de les dire. N’avais-je pas une fortune à moi ? Nucingen s’est em-porté, il m’a dit que je le ruinerais, des hor-reurs ! J’aurais voulu être à cent pieds sousterre. Comme il avait pris ma dot, il a payé ;mais en stipulant désormais pour mes dé-penses personnelles une pension à laquelle je

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me suis résignée, afin d’avoir la paix. Depuis,j’ai voulu répondre à l’amour-propre de quel-qu’un que vous connaissez, dit-elle. Si j’ai ététrompée par lui, je serais mal venue à ne pasrendre justice à la noblesse de son caractère.Mais enfin il m’a quittée indignement ! On nedevrait jamais abandonner une femme à la-quelle on a jeté, dans un jour de détresse, untas d’or ! On doit l’aimer toujours ! Vous, belleâme de vingt et un ans, vous jeune et pur, vousme demanderez comment une femme peut ac-cepter de l’or d’un homme ? Mon Dieu ! n’est-ilpas naturel de tout partager avec l’être auquelnous devons notre bonheur ? Quand on s’esttout donné, qui pourrait s’inquiéter d’une par-celle de ce tout ? L’argent ne devient quelquechose qu’au moment où le sentiment n’est plus.N’est-on pas lié pour la vie ? Qui de nous pré-voit une séparation en se croyant bien aimée ?Vous nous jurez un amour éternel, commentavoir alors des intérêts distincts ? Vous ne sa-vez pas ce que j’ai souffert aujourd’hui, lorsque

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Nucingen m’a positivement refusé de me don-ner six mille francs, lui qui les donne tous lesmois à sa maîtresse, une fille de l’Opéra ! Jevoulais me tuer. Les idées les plus folles mepassaient par la tête. Il y a eu des moments oùj’enviais le sort d’une servante, de ma femmede chambre. Aller trouver mon père, folie !Anastasie et moi nous l’avons égorgé : monpauvre père se serait vendu s’il pouvait valoirsix mille francs. J’aurais été le désespérer envain. Vous m’avez sauvée de la honte et de lamort, j’étais ivre de douleur. Ah ! monsieur, jevous devais cette explication : j’ai été bien dé-raisonnablement folle avec vous. Quand vousm’avez quittée, et que je vous ai eu perdu devue, je voulais m’enfuir à pied… où ? je ne sais.Voilà la vie de la moitié des femmes de Pa-ris : un luxe extérieur, des soucis cruels dansl’âme. Je connais de pauvres créatures encoreplus malheureuses que je ne le suis. Il y a pour-tant des femmes obligées de faire faire de fauxmémoires par leurs fournisseurs. D’autres sont

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forcées de voler leurs maris : les uns croientque des cachemires de cent louis se donnentpour cinq cents francs, les autres qu’un cache-mire de cinq cents francs vaut cent louis. Ilse rencontre de pauvres femmes qui font jeû-ner leurs enfants, et grappillent pour avoir unerobe. Moi, je suis pure de ces odieuses trom-peries. Voici ma dernière angoisse. Si quelquesfemmes se vendent à leurs maris pour les gou-verner, moi au moins je suis libre ! Je pourraisme faire couvrir d’or par Nucingen, et je pré-fère pleurer la tête appuyée sur le cœur d’unhomme que je puisse estimer. Ah ! ce soir mon-sieur de Marsay n’aura pas le droit de me re-garder comme une femme qu’il a payée. Elle semit le visage dans ses mains, pour ne pas mon-trer ses pleurs à Eugène, qui lui dégagea la fi-gure pour la contempler, elle était sublime ain-si.

— Mêler l’argent aux sentiments, n’est-cepas horrible ? Vous ne pourrez pas m’aimer,dit-elle.

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Ce mélange de bons sentiments, quirendent les femmes si grandes, et des fautesque la constitution actuelle de la société lesforce à commettre, bouleversait Eugène, quidisait des paroles douces et consolantes en ad-mirant cette belle femme, si naïvement impru-dente dans son cri de douleur.

— Vous ne vous armerez pas de ceci contremoi, dit-elle, promettez-le moi.

— Ah, madame ! j’en suis incapable, dit-il.

Elle lui prit la main et la mit sur son cœurpar un mouvement plein de reconnaissance etde gentillesse. — Grâce à vous me voilà rede-venue libre et joyeuse. Je vivais pressée parune main de fer. Je veux maintenant vivre sim-plement, ne rien dépenser. Vous me trouverezbien comme je serai, mon ami, n’est-ce pas ?Gardez ceci, dit-elle en ne prenant que sixbillets de banque. En conscience je vous doismille écus, car je me suis considérée commeétant de moitié avec vous. Eugène se défendit

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comme une vierge. Mais la baronne lui ayantdit : — Je vous regarde comme mon ennemi sivous n’êtes pas mon complice, il prit l’argent.— Ce sera une mise de fonds en cas de mal-heur, dit-il.

— Voilà le mot que je redoutais, s’écria-t-elle en pâlissant. Si vous voulez que je soisquelque chose pour vous, jurez-moi, dit-elle,de ne jamais retourner au jeu. Mon Dieu ! moi,vous corrompre ! j’en mourrais de douleur.

Ils étaient arrivés. Le contraste de cette mi-sère et de cette opulence étourdissait l’étu-diant, dans les oreilles duquel les sinistres pa-roles de Vautrin vinrent retentir.

— Mettez-vous là, dit la baronne en entrantdans sa chambre et montrant une causeuse au-près du feu, je vais écrire une lettre bien diffi-cile ! Conseillez-moi.

— N’écrivez pas, lui dit Eugène, enveloppezles billets, mettez l’adresse, et envoyez-les parvotre femme de chambre.

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— Mais vous êtes un amour d’homme, dit-elle. Ah ! voilà, monsieur, ce que c’est qued’avoir été bien élevé ! Ceci est du Beauséanttout pur, dit-elle en souriant.

— Elle est charmante, se dit Eugène quis’éprenait de plus en plus. Il regarda cettechambre où respirait la voluptueuse éléganced’une riche courtisane.

— Cela vous plaît-il ? dit-elle en sonnant safemme de chambre.

— Thérèse, portez cela vous-même à mon-sieur de Marsay, et remettez-le à lui-même. Sivous ne le trouvez pas, vous me rapporterez lalettre.

Thérèse ne partit pas sans avoir jeté un ma-licieux coup d’œil sur Eugène. Le dîner étaitservi. Rastignac donna le bras à madame deNucingen, qui le mena dans une salle à mangerdélicieuse, où il retrouva le luxe de table qu’ilavait admiré chez sa cousine.

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— Les jours d’Italiens, dit-elle, vous vien-drez dîner avec moi, et vous m’accompagne-rez.

— Je m’accoutumerais à cette douce vie sielle devait durer ; mais je suis un pauvre étu-diant qui a sa fortune à faire.

— Elle se fera, dit-elle en riant. Vous voyez,tout s’arrange : je ne m’attendais pas à être siheureuse.

Il est dans la nature des femmes de prouverl’impossible par le possible et de détruire lesfaits par des pressentiments. Quand madamede Nucingen et Rastignac entrèrent dans leurloge aux Bouffons, elle eut un air de contente-ment qui la rendait si belle, que chacun se per-mit de ces petites calomnies contre lesquellesles femmes sont sans défense, et qui font sou-vent croire à des désordres inventés à plaisir.Quand on connaît Paris, on ne croit à rien de cequi s’y dit, et l’on ne dit rien de ce qui s’y fait.Eugène prit la main de la baronne, et tous deux

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se parlèrent par des pressions plus ou moinsvives, en se communiquant les sensations queleur donnait la musique. Pour eux, cette soiréefut enivrante. Ils sortirent ensemble, et ma-dame de Nucingen voulut reconduire Eugènejusqu’au Pont-Neuf, en lui disputant, pendanttoute la route, un des baisers qu’elle lui avaitsi chaleureusement prodigués au Palais-Royal.Eugène lui reprocha cette inconséquence.

— Tantôt, répondit-elle, c’était de la recon-naissance pour un dévouement inespéré ;maintenant ce serait une promesse.

— Et vous ne voulez m’en faire aucune, in-grate. Il se fâcha. En faisant un de ces gestesd’impatience qui ravissent un amant, elle luidonna sa main à baiser, qu’il prit avec unemauvaise grâce dont elle fut enchantée.

— À lundi, au bal, dit-elle.

En s’en allant à pied, par un beau clair delune, Eugène tomba dans de sérieuses ré-flexions. Il était à la fois heureux et mécon-

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tent : heureux d’une aventure dont le dénoue-ment probable lui donnait une des plus jolieset des plus élégantes femmes de Paris, objetde ses désirs ; mécontent de voir ses projets defortune renversés, et ce fut alors qu’il éprou-va la réalité des pensées indécises auxquellesil s’était livré l’avant-veille. L’insuccès nous ac-cuse toujours la puissance de nos prétentions.Plus Eugène jouissait de la vie parisienne,moins il voulait demeurer obscur et pauvre.Il chiffonnait son billet de mille francs danssa poche, en se faisant mille raisonnementscaptieux pour se l’approprier. Enfin il arrivarue Neuve-Sainte-Geneviève, et quand il fut enhaut de l’escalier, il y vit de la lumière. Le pèreGoriot avait laissé sa porte ouverte et sa chan-delle allumée, afin que l’étudiant n’oubliât pasde lui raconter sa fille, suivant son expression.Eugène ne lui cacha rien.

— Mais, s’écria le père Goriot dans unviolent désespoir de jalousie, elles me croientruiné : j’ai encore treize cents livres de rente !

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Mon Dieu ! la pauvre petite, que ne venait-elleici ! j’aurais vendu mes rentes, nous aurionspris sur le capital, et avec le reste je me se-rais fait du viager. Pourquoi n’êtes-vous pas ve-nu me confier son embarras, mon brave voi-sin ? Comment avez-vous eu le cœur d’allerrisquer au jeu ses pauvres petits cent francs ?c’est à fendre l’âme. Voilà ce que c’est que desgendres ! Oh ! si je les tenais, je leur serreraisle cou. Mon Dieu ! pleurer, elle a pleuré ?

— La tête sur mon gilet, dit Eugène.

— Oh ! donnez-le-moi, dit le père Goriot.Comment ! il y a eu là des larmes de ma fille,de ma chère Delphine, qui ne pleurait jamaisétant petite ! Oh ! je vous en achèterai unautre, ne le portez plus, laissez-le-moi. Elledoit, d’après son contrat, jouir de ses biens.Ah ! je vais aller trouver Derville, un avoué,dès demain. Je vais faire exiger le placementde sa fortune. Je connais les lois, je suis unvieux loup, je vais retrouver mes dents.

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— Tenez, père, voici mille francs qu’elle avoulu me donner sur notre gain. Gardez-les-lui,dans le gilet. Goriot regarda Eugène, lui tenditla main pour prendre la sienne, sur laquelle illaissa tomber une larme.

— Vous réussirez dans la vie, lui dit levieillard. Dieu est juste, voyez-vous ? Je meconnais en probité, moi, et puis vous assurerqu’il y a bien peu d’hommes qui vous res-semblent. Vous voulez donc être aussi moncher enfant ? Allez, dormez. Vous pouvez dor-mir, vous n’êtes pas encore père. Elle a pleuré,j’apprends ça, moi, qui étais là tranquillementà manger comme un imbécile pendant qu’ellesouffrait ; moi, moi qui vendrais le Père, le Filset le Saint-Esprit pour leur éviter une larme àtoutes deux !

— Par ma foi, se dit Eugène en se couchant,je crois que je serai honnête homme toute mavie. Il y a du plaisir à suivre les inspirations desa conscience.

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Il n’y a peut-être que ceux qui croient enDieu qui font le bien en secret, et Eugènecroyait en Dieu. Le lendemain, à l’heure dubal, Rastignac alla chez madame de Beauséant,qui l’emmena pour le présenter à la duchessede Carigliano. Il reçut le plus gracieux accueilde la maréchale, chez laquelle il retrouva ma-dame de Nucingen. Delphine s’était parée avecl’intention de plaire à tous pour mieux plaireà Eugène, de qui elle attendait impatiemmentun coup d’œil, en croyant cacher son impa-tience. Pour qui sait deviner les émotions d’unefemme, ce moment est plein de délices. Quine s’est souvent plu à faire attendre son opi-nion, à déguiser coquettement son plaisir, àchercher des aveux dans l’inquiétude que l’oncause, à jouir des craintes qu’on dissipera parun sourire ? Pendant cette fête, l’étudiant me-sura tout à coup la portée de sa position, etcomprit qu’il avait un état dans le monde enétant cousin avoué de madame de Beauséant.La conquête de madame la baronne de Nucin-

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gen, qu’on lui donnait déjà, le mettait si bien enrelief, que tous les jeunes gens lui jetaient desregards d’envie ; en en surprenant quelques-uns, il goûta les premiers plaisirs de la fatuité.En passant d’un salon dans un autre, en tra-versant les groupes, il entendit vanter son bon-heur. Les femmes lui prédisaient toutes dessuccès. Delphine, craignant de le perdre, luipromit de ne pas lui refuser le soir le baiserqu’elle s’était tant défendue d’accorder l’avant-veille. À ce bal, Rastignac reçut plusieurs en-gagements. Il fut présenté par sa cousine àquelques femmes qui toutes avaient des pré-tentions à l’élégance, et dont les maisons pas-saient pour être agréables ; il se vit lancé dansle plus grand et le plus beau monde de Paris.Cette soirée eut donc pour lui les charmes d’unbrillant début, et il devait s’en souvenir jusquedans ses vieux jours, comme une jeune fillese souvient du bal où elle a eu des triomphes.Le lendemain, quand, en déjeunant, il racontases succès au père Goriot devant les pension-

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naires, Vautrin se prit à sourire d’une façondiabolique.

— Et vous croyez, s’écria ce féroce logicien,qu’un jeune homme à la mode peut demeurerrue Neuve-Sainte-Geneviève, dans la maisonVauquer ? pension infiniment respectable soustous les rapports, certainement, mais qui n’estrien moins que fashionable. Elle est cossue,elle est belle de son abondance, elle est fièred’être le manoir momentané d’un Rastignac ;mais, enfin, elle est rue Neuve-Sainte-Gene-viève, et ignore le luxe, parce qu’elle est pu-rement patriarchalorama. Mon jeune ami, re-prit Vautrin d’un air paternellement railleur, sivous voulez faire figure à Paris il vous fauttrois chevaux et un tilbury pour le matin, uncoupé pour le soir, en tout neuf mille francspour le véhicule. Vous seriez indigne de votredestinée si vous ne dépensiez que trois millefrancs chez votre tailleur, six cents francs chezle parfumeur, cent écus chez le bottier, centécus chez le chapelier. Quant à votre blan-

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chisseuse, elle vous coûtera mille francs. Lesjeunes gens à la mode ne peuvent se dispenserd’être très forts sur l’article du linge : n’est-cepas ce qu’on examine le plus souvent en eux ?L’amour et l’église veulent de belles nappes surleurs autels. Nous sommes à quatorze mille. Jene vous parle pas de ce que vous perdrez aujeu, en paris, en présents ; il est impossible dene pas compter pour deux mille francs l’argentde poche. J’ai mené cette vie-là, j’en connaisles débours. Ajoutez à ces nécessités pre-mières, trois cents louis pour la pâtée, millefrancs pour la niche. Allez, mon enfant, nousen avons pour nos petits vingt-cinq mille paran dans les flancs, ou nous tombons dans lacrotte, nous nous faisons moquer de nous, etnous sommes destitué de notre avenir, de nossuccès, de nos maîtresses ! J’oublie le valet dechambre et le groom ! Est-ce Christophe quiportera vos billets doux ? Les écrirez-vous surle papier dont vous vous servez ? Ce seraitvous suicider. Croyez-en un vieillard plein

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d’expérience ! reprit-il en faisant un rinforzandodans sa voix de basse. Ou déportez-vous dansune vertueuse mansarde, et mariez-vous-yavec le travail, ou prenez une autre voie.

Et Vautrin cligna de l’œil en guignant ma-demoiselle Taillefer de manière à rappeler etrésumer dans ce regard les raisonnements sé-ducteurs qu’il avait semés au cœur de l’étu-diant pour le corrompre. Plusieurs jours se pas-sèrent pendant lesquels Rastignac mena la viela plus dissipée. Il dînait presque tous les joursavec madame de Nucingen, qu’il accompa-gnait dans le monde. Il rentrait à trois ouquatre heures du matin, se levait à midi pourfaire sa toilette, allait se promener au bois avecDelphine, quand il faisait beau, prodiguant ain-si son temps sans en savoir le prix, et aspiranttous les enseignements, toutes les séductionsdu luxe avec l’ardeur dont est saisi l’impatientcalice d’un dattier femelle pour les fécondantespoussières de son hyménée. Il jouait gros jeu,perdait ou gagnait beaucoup, et finit par s’ha-

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bituer à la vie exorbitante des jeunes gens deParis. Sur ses premiers gains, il avait renvoyéquinze cents francs à sa mère et à ses sœurs,en accompagnant sa restitution de jolis pré-sents. Quoiqu’il eût annoncé vouloir quitter laMaison-Vauquer, il y était encore dans les der-niers jours du mois de janvier, et ne savaitcomment en sortir. Les jeunes gens sont sou-mis presque tous à une loi en apparence inex-plicable, mais dont la raison vient de leur jeu-nesse même, et de l’espèce de furie avec la-quelle ils se ruent au plaisir. Riches ou pauvres,ils n’ont jamais d’argent pour les nécessités dela vie, tandis qu’ils en trouvent toujours pourleurs caprices. Prodigues de tout ce qui s’ob-tient à crédit, ils sont avares de tout ce quise paye à l’instant même, et semblent se ven-ger de ce qu’ils n’ont pas, en dissipant tout cequ’ils peuvent avoir. Ainsi, pour nettement po-ser la question, un étudiant prend bien plus desoin de son chapeau que de son habit. L’énor-mité du gain rend le tailleur essentiellement

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créditeur, tandis que la modicité de la sommefait du chapelier un des êtres les plus intrai-tables parmi ceux avec lesquels il est forcé deparlementer. Si le jeune homme assis au bal-con d’un théâtre offre à la lorgnette des jo-lies femmes d’étourdissants gilets, il est dou-teux qu’il ait des chaussettes ; le bonnetier estencore un des charançons de sa bourse. Ras-tignac en était là. Toujours vide pour madameVauquer, toujours pleine pour les exigences dela vanité, sa bourse avait des revers et dessuccès lunatiques en désaccord avec les paye-ments les plus naturels. Afin de quitter la pen-sion puante, ignoble où s’humiliaient périodi-quement ses prétentions, ne fallait-il pas payerun mois à son hôtesse, et acheter des meublespour son appartement de dandy ? c’était tou-jours la chose impossible. Si, pour se procurerl’argent nécessaire à son jeu, Rastignac savaitacheter chez son bijoutier des montres et deschaînes d’or chèrement payées sur ses gains,et qu’il portait au Mont-de-Piété, ce sombre et

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discret ami de la jeunesse, il se trouvait sansinvention comme sans audace quand il s’agis-sait de payer sa nourriture, son logement, oud’acheter les outils indispensables à l’exploita-tion de la vie élégante. Une nécessité vulgaire,des dettes contractées pour des besoins satis-faits, ne l’inspiraient plus. Comme la plupartde ceux qui ont connu cette vie de hasard, ilattendait au dernier moment pour solder descréances sacrées aux yeux des bourgeois,comme faisait Mirabeau, qui ne payait son painque quand il se présentait sous la forme dra-gonnante d’une lettre de change. Vers cetteépoque, Rastignac avait perdu son argent, ets’était endetté. L’étudiant commençait à com-prendre qu’il lui serait impossible de continuercette existence sans avoir des ressources fixes.Mais, tout en gémissant sous les piquantes at-teintes de sa situation précaire, il se sentaitincapable de renoncer aux jouissances exces-sives de cette vie, et voulait la continuer à toutprix. Les hasards sur lesquels il avait comp-

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té pour sa fortune devenaient chimériques, etles obstacles réels grandissaient. En s’initiantaux secrets domestiques de monsieur et ma-dame de Nucingen, il s’était aperçu que, pourconvertir l’amour en instrument de fortune, ilfallait avoir bu toute honte, et renoncer auxnobles idées qui sont l’absolution des fautesde la jeunesse. Cette vie extérieurement splen-dide, mais rongée par tous les tænias du re-mords, et dont les fugitifs plaisirs étaient chè-rement expiés par de persistantes angoisses,il l’avait épousée, il s’y roulait en se faisant,comme le Distrait de La Bruyère, un lit dans lafange du fossé ; mais, comme le Distrait, il nesouillait encore que son vêtement.

— Nous avons donc tué le mandarin ? luidit un jour Bianchon en sortant de table.

— Pas encore, répondit-il, mais il râle.

L’étudiant en médecine prit ce mot pourune plaisanterie, et ce n’en était pas une. Eu-gène, qui, pour la première fois depuis long-

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temps, avait dîné à la pension, s’était montrépensif pendant le repas. Au lieu de sortir audessert, il resta dans la salle à manger assisauprès de mademoiselle Taillefer, à laquelle iljeta de temps en temps des regards expres-sifs. Quelques pensionnaires étaient encore at-tablés et mangeaient des noix, d’autres se pro-menaient en continuant des discussions com-mencées. Comme presque tous les soirs, cha-cun s’en allait à sa fantaisie, suivant le degréd’intérêt qu’il prenait à la conversation, ou se-lon le plus ou le moins de pesanteur que luicausait sa digestion. En hiver, il était rare quela salle à manger fût entièrement évacuéeavant huit heures, moment où les quatrefemmes demeuraient seules et se vengeaientdu silence que leur sexe leur imposait au milieude cette réunion masculine. Frappé de la pré-occupation à laquelle Eugène était en proie,Vautrin resta dans la salle à manger, quoiqu’ileût paru d’abord empressé de sortir, et se tintconstamment de manière à n’être pas vu d’Eu-

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gène, qui dut le croire parti. Puis, au lieu d’ac-compagner ceux des pensionnaires qui s’en al-lèrent les derniers, il stationna sournoisementdans le salon. Il avait lu dans l’âme de l’étu-diant et pressentait un symptôme décisif. Ras-tignac se trouvait en effet dans une situationperplexe que beaucoup de jeunes gens ont dûconnaître. Aimante ou coquette, madame deNucingen avait fait passer Rastignac par toutesles angoisses d’une passion véritable, en dé-ployant pour lui les ressources de la diplomatieféminine en usage à Paris. Après s’être com-promise aux yeux du public pour fixer prèsd’elle le cousin de madame de Beauséant, ellehésitait à lui donner réellement les droits dontil paraissait jouir. Depuis un mois elle irritait sibien les sens d’Eugène, qu’elle avait fini par at-taquer le cœur. Si, dans les premiers momentsde sa liaison, l’étudiant s’était cru le maître,madame de Nucingen était devenue la plusforte, à l’aide de ce manège qui mettait enmouvement chez Eugène tous les sentiments,

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bons ou mauvais, des deux ou trois hommesqui sont dans un jeune homme de Paris. Était-ce en elle un calcul ? Non ; les femmes sonttoujours vraies, même au milieu de leurs plusgrandes faussetés, parce qu’elles cèdent àquelque sentiment naturel. Peut-être Delphine,après avoir laissé prendre tout à coup tantd’empire sur elle par ce jeune homme et luiavoir montré trop d’affection, obéissait-elle àun sentiment de dignité, qui la faisait ou reve-nir sur ses concessions, ou se plaire à les sus-pendre. Il est si naturel à une Parisienne, aumoment même où la passion l’entraîne, d’hési-ter dans sa chute, d’éprouver le cœur de celuiauquel elle va livrer son avenir ! Toutes les es-pérances de madame de Nucingen avaient ététrahies une première fois, et sa fidélité pourun jeune égoïste venait d’être méconnue. Ellepouvait être défiante à bon droit. Peut-êtreavait-elle aperçu dans les manières d’Eugène,que son rapide succès avait rendu fat, unesorte de mésestime causée par les bizarreries

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de leur situation. Elle désirait sans doute pa-raître imposante à un homme de cet âge, etse trouver grande devant lui après avoir été silongtemps petite devant celui par qui elle étaitabandonnée. Elle ne voulait pas qu’Eugène lacrût une facile conquête, précisément parcequ’il savait qu’elle avait appartenu à de Mar-say. Enfin, après avoir subi le dégradant plaisird’un véritable monstre, un libertin jeune, elleéprouvait tant de douceur à se promener dansles régions fleuries de l’amour, que c’était sansdoute un charme pour elle d’en admirer tousles aspects, d’en écouter longtemps les frémis-sements, et de se laisser longtemps caresserpar de chastes brises. Le véritable amourpayait pour le mauvais. Ce contre-sens seramalheureusement fréquent tant que leshommes ne sauront pas combien de fleursfauchent dans l’âme d’une jeune femme lespremiers coups de la tromperie. Quelles quefussent ses raisons, Delphine se jouait de Ras-tignac, et se plaisait à se jouer de lui, sans

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doute parce qu’elle se savait aimée et sûre defaire cesser les chagrins de son amant, suivantson royal bon plaisir de femme. Par respect delui-même, Eugène ne voulait pas que son pre-mier combat se terminât par une défaite, etpersistait dans sa poursuite, comme un chas-seur qui veut absolument tuer une perdrix àsa première fête de Saint-Hubert. Ses anxiétés,son amour-propre offensé, ses désespoirs, fauxou véritables, l’attachaient de plus en plus àcette femme. Tout Paris lui donnait madamede Nucingen, auprès de laquelle il n’était pasplus avancé que le premier jour où il l’avaitvue. Ignorant encore que la coquetterie d’unefemme offre quelquefois plus de bénéfices queson amour ne donne de plaisir, il tombait dansde sottes rages. Si la saison pendant laquelleune femme se dispute à l’amour offrait à Ras-tignac le butin de ses primeurs, elles lui deve-naient aussi coûteuses qu’elles étaient vertes,aigrelettes et délicieuses à savourer. Parfois,en se voyant sans un sou, sans avenir, il pen-

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sait, malgré la voix de sa conscience, auxchances de fortune dont Vautrin lui avait dé-montré la possibilité dans un mariage avec ma-demoiselle Taillefer. Or il se trouvait alors dansun moment où sa misère parlait si haut, qu’ilcéda presque involontairement aux artifices duterrible sphinx par les regards duquel il étaitsouvent fasciné. Au moment où Poiret et ma-demoiselle Michonneau remontèrent chez eux,Rastignac se croyant seul entre madame Vau-quer et madame Couture, qui se tricotait desmanches de laine en sommeillant auprès dupoêle, regarda mademoiselle Taillefer d’unemanière assez tendre pour lui faire baisser lesyeux.

— Auriez-vous des chagrins, monsieur Eu-gène ? lui dit Victorine après un moment de si-lence.

— Quel homme n’a pas ses chagrins ! ré-pondit Rastignac. Si nous étions sûrs, nousautres jeunes gens, d’être bien aimés, avec un

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dévouement qui nous récompensât des sacri-fices que nous sommes toujours disposés àfaire, nous n’aurions peut-être jamais de cha-grins.

Mademoiselle Taillefer lui jeta, pour touteréponse, un regard qui n’était pas équivoque.

— Vous, mademoiselle, vous vous croyezsûre de votre cœur aujourd’hui ; mais répon-driez-vous de ne jamais changer ?

Un sourire vint errer sur les lèvres de lapauvre fille comme un rayon jailli de son âme,et fit si bien reluire sa figure qu’Eugène fut ef-frayé d’avoir provoqué une aussi vive explo-sion de sentiment.

— Quoi ! si demain vous étiez riche et heu-reuse, si une immense fortune vous tombaitdes nues, vous aimeriez encore le jeunehomme pauvre qui vous aurait plu durant vosjours de détresse ?

Elle fit un joli signe de tête.

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— Un jeune homme bien malheureux ?

Nouveau signe.

— Quelles bêtises dites-vous donc là ?s’écria madame Vauquer.

— Laissez-nous, répondit Eugène, nousnous entendons.

— Il y aurait donc alors promesse de ma-riage entre monsieur le chevalier Eugène deRastignac et mademoiselle Victorine Taillefer ?dit Vautrin de sa grosse voix en se montranttout à coup à la porte de la salle à manger.

— Ah ! vous m’avez fait peur, dirent à lafois madame Couture et madame Vauquer.

— Je pourrais plus mal choisir, répondit enriant Eugène à qui la voix de Vautrin causa laplus cruelle émotion qu’il eût jamais ressentie.

— Pas de mauvaises plaisanteries, mes-sieurs ! dit madame Couture. Ma fille, remon-tons chez nous.

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Madame Vauquer suivit ses deux pension-naires, afin d’économiser sa chandelle et sonfeu en passant la soirée chez elles. Eugène setrouva seul et face à face avec Vautrin.

— Je savais bien que vous y arriveriez, luidit cet homme en gardant un imperturbablesang-froid. Mais, écoutez ! j’ai de la délicatessetout comme un autre, moi. Ne vous décidezpas dans ce moment, vous n’êtes pas dansvotre assiette ordinaire. Vous avez des dettes.Je ne veux pas que ce soit la passion, le déses-poir, mais la raison qui vous détermine à venirà moi. Peut-être vous faut-il quelque millierd’écus. Tenez, le voulez-vous ?

Ce démon prit dans sa poche un porte-feuille, et en tira trois billets de banque qu’il fitpapilloter aux yeux de l’étudiant. Eugène étaitdans la plus cruelle des situations. Il devait aumarquis d’Ajuda et au comte de Trailles centlouis perdus sur parole. Il ne les avait pas, etn’osait aller passer la soirée chez madame de

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Restaud, où il était attendu. C’était une de cessoirées sans cérémonie où l’on mange des pe-tits gâteaux, où l’on boit du thé, mais où l’onpeut perdre six mille francs au whist.

— Monsieur, lui dit Eugène en cachant avecpeine un tremblement convulsif ; après ce quevous m’avez confié, vous devez comprendrequ’il m’est impossible de vous avoir des obliga-tions.

— Eh ! bien, vous m’auriez fait de la peinede parler autrement, reprit le tentateur. Vousêtes un beau jeune homme, délicat, fier commeun lion et doux comme une jeune fille. Vous se-riez une belle proie pour le diable. J’aime cettequalité de jeunes gens. Encore deux ou troisréflexions de haute politique, et vous verrez lemonde comme il est. En y jouant quelques pe-tites scènes de vertu, l’homme supérieur y sa-tisfait toutes ses fantaisies aux grands applau-dissements des niais du parterre. Avant peude jours vous serez à nous. Ah ! si vous vou-

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liez devenir mon élève, je vous ferais arriverà tout. Vous ne formeriez pas un désir qu’ilne fût à l’instant comblé, quoi que vous puis-siez souhaiter : honneur, fortune, femmes. Onvous réduirait toute la civilisation en ambroi-sie. Vous seriez notre enfant gâté, notre Benja-min, nous nous exterminerions tous pour vousavec plaisir. Tout ce qui vous ferait obstacleserait aplati. Si vous conservez des scrupules,vous me prenez donc pour un scélérat ? Eh !bien, un homme qui avait autant de probité quevous croyez en avoir encore, M. de Turenne,faisait, sans se croire compromis, de petites af-faires avec des brigands. Vous ne voulez pasêtre mon obligé, hein ? Qu’à cela ne tienne, re-prit Vautrin en laissant échapper un sourire.Prenez ces chiffons, et mettez-moi là-dessus,dit-il en tirant un timbre, là, en travers : Accep-té pour la somme de trois mille cinq cents francspayable en un an. Et datez ! L’intérêt est assezfort pour vous ôter tout scrupule ; vous pouvezm’appeler juif, et vous regarder comme quitte

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de toute reconnaissance. Je vous permets deme mépriser encore aujourd’hui, sûr que plustard vous m’aimerez. Vous trouverez en moide ces immenses abîmes, de ces vastes senti-ments concentrés que les niais appellent desvices ; mais vous ne me trouverez jamais nilâche ni ingrat. Enfin, je ne suis ni un pion niun fou, mais une tour, mon petit.

— Quel homme êtes-vous donc ? s’écriaEugène, vous avez été créé pour me tourmen-ter.

— Mais non, je suis un bon homme qui veutse crotter pour que vous soyez à l’abri de laboue pour le reste de vos jours. Vous vous de-mandez pourquoi ce dévouement ? Eh ! bien,je vous le dirai tout doucement quelque jour,dans le tuyau de l’oreille. Je vous ai d’abordsurpris en vous montrant le carillon de l’ordresocial et le jeu de la machine ; mais votre pre-mier effroi se passera comme celui du conscritsur le champ de bataille, et vous vous accou-

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tumerez à l’idée de considérer les hommescomme des soldats décidés à périr pour le ser-vice de ceux qui se sacrent rois eux-mêmes.Les temps sont bien changés. Autrefois on di-sait à un brave : Voilà cent écus, tue-moi mon-sieur un tel, et l’on soupait tranquillementaprès avoir mis un homme à l’ombre pour unoui, pour un non. Aujourd’hui je vous proposede vous donner une belle fortune contre unsigne de tête qui ne vous compromet en rien,et vous hésitez. Le siècle est mou.

Eugène signa la traite, et l’échangea contreles billets de banque.

— Eh ! bien, voyons, parlons raison, repritVautrin. Je veux partir d’ici à quelques moispour l’Amérique, aller planter mon tabac. Jevous enverrai les cigares de l’amitié. Si je de-viens riche, je vous aiderai. Si je n’ai pas d’en-fants (cas probable, je ne suis pas curieux deme replanter ici par bouture), eh ! bien, je vousléguerai ma fortune. Est-ce être l’ami d’un

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homme ? Mais je vous aime, moi. J’ai la pas-sion de me dévouer pour un autre. Je l’ai déjàfait. Voyez-vous, mon petit, je vis dans unesphère plus élevée que celles des autreshommes. Je considère les actions comme desmoyens, et ne vois que le but. Qu’est-ce qu’unhomme pour moi ? Ça ! fit-il en faisant claquerl’ongle de son pouce sous une de ses dents.Un homme est tout ou rien. Il est moins querien quand il se nomme Poiret : on peut l’écra-ser comme une punaise, il est plat et il pue.Mais un homme est un dieu quand il vous res-semble : ce n’est plus une machine couverteen peau ; mais un théâtre où s’émeuvent lesplus beaux sentiments, et je ne vis que parles sentiments. Un sentiment, n’est-ce pas lemonde dans une pensée ? Voyez le père Go-riot : ses deux filles sont pour lui tout l’univers,elles sont le fil avec lequel il se dirige dans lacréation. Eh ! bien, pour moi qui ai bien creu-sé la vie, il n’existe qu’un seul sentiment réel,une amitié d’homme à homme. Pierre et Jaf-

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fier, voilà ma passion. Je sais Venise sauvée parcœur. Avez-vous vu beaucoup de gens assezpoilus pour, quand un camarade dit : « Allonsenterrer un corps ! » y aller sans souffler motni l’embêter de morale ? J’ai fait ça, moi. Je neparlerais pas ainsi à tout le monde. Mais vous,vous êtes un homme supérieur, on peut toutvous dire, vous savez tout comprendre. Vousne patouillerez pas longtemps dans les maré-cages où vivent les crapoussins qui nous en-tourent ici. Eh ! bien, voilà qui est dit. Vousépouserez. Poussons chacun nos pointes ! Lamienne est en fer et ne mollit jamais, hé, hé !

Vautrin sortit sans vouloir entendre la ré-ponse négative de l’étudiant, afin de le mettreà son aise. Il semblait connaître le secret deces petites résistances, de ces combats dontles hommes se parent devant eux-mêmes, etqui leur servent à se justifier leurs actions blâ-mables.

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— Qu’il fasse comme il voudra, je n’épou-serai certes pas mademoiselle Taillefer ! se ditEugène.

Après avoir subi le malaise d’une fièvre in-térieure que lui causa l’idée d’un pacte faitavec cet homme dont il avait horreur, mais quigrandissait à ses yeux par le cynisme mêmede ses idées et par l’audace avec laquelle ilétreignait la société, Rastignac s’habilla, de-manda une voiture, et vint chez madame deRestaud. Depuis quelques jours, cette femmeavait redoublé de soins pour un jeune hommedont chaque pas était un progrès au cœur dugrand monde, et dont l’influence paraissait de-voir être un jour redoutable. Il paya messieursde Trailles et d’Ajuda, joua au whist une partiede la nuit, et regagna ce qu’il avait perdu. Su-perstitieux comme la plupart des hommes dontle chemin est à faire et qui sont plus ou moinsfatalistes, il voulut voir dans son bonheur unerécompense du ciel pour sa persévérance àrester dans le bon chemin. Le lendemain ma-

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tin, il s’empressa de demander à Vautrin s’ilavait encore sa lettre de change. Sur une ré-ponse affirmative, il lui rendit les trois millefrancs en manifestant un plaisir assez naturel.

— Tout va bien, lui dit Vautrin.

— Mais je ne suis pas votre complice, ditEugène.

— Je sais, je sais, répondit Vautrin en l’in-terrompant. Vous faites encore des enfan-tillages. Vous vous arrêtez aux bagatelles de laporte.

Deux jours après, Poiret et mademoiselleMichonneau se trouvaient assis sur un banc, ausoleil, dans une allée solitaire du Jardin-des-Plantes, et causaient avec le monsieur qui pa-raissait à bon droit suspect à l’étudiant en mé-decine.

— Mademoiselle, disait monsieur Gondu-reau, je ne vois pas d’où naissent vos scru-

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pules. Son Excellence monseigneur le ministrede la police générale du royaume…

— Ah ! Son Excellence monseigneur le mi-nistre de la police générale du royaume… ré-péta Poiret.

— Oui, Son Excellence s’occupe de cette af-faire, dit Gondureau.

À qui ne paraîtra-t-il pas invraisemblableque Poiret, ancien employé, sans doutehomme de vertus bourgeoises, quoique dénuéd’idées, continuât d’écouter le prétendu rentierde la rue de Buffon, au moment où il pronon-çait le mot de police en laissant ainsi voir laphysionomie d’un agent de la rue de Jérusalemà travers son masque d’honnête homme ? Ce-pendant rien n’était plus naturel. Chacun com-prendra mieux l’espèce particulière à laquelleappartenait Poiret, dans la grande famille desniais, après une remarque déjà faite par cer-tains observateurs, mais qui jusqu’à présent n’apas été publiée. Il est une nation plumigère,

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serrée au budget entre le premier degré de la-titude qui comporte les traitements de douzecents francs, espèce de Groënland administra-tif, et le troisième degré, où commencent lestraitements un peu plus chauds de trois à sixmille francs, région tempérée, où s’acclimatela gratification, où elle fleurit malgré les diffi-cultés de la culture. Un des traits caractéris-tiques qui trahit le mieux l’infirme étroitessede cette gent subalterne, est une sorte de res-pect involontaire, machinal, instinctif, pour cegrand lama de tout ministère, connu de l’em-ployé par une signature illisible et sous le nomde SON EXCELLENCE MONSEIGNEUR LE MIN-ISTRE, cinq mots qui équivalent à l’Il BondoCani du Calife de Bagdad, et qui, aux yeuxde ce peuple aplati, représente un pouvoir sa-cré, sans appel. Comme le pape pour les chré-tiens, monseigneur est administrativement in-faillible aux yeux de l’employé ; l’éclat qu’iljette se communique à ses actes, à ses paroles,à celles dites en son nom ; il couvre tout de sa

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broderie, et légalise les actions qu’il ordonne ;son nom d’Excellence, qui atteste la pureté deses intentions et la sainteté de ses vouloirs,sert de passeport aux idées les moins admis-sibles. Ce que ces pauvres gens ne feraient pasdans leur intérêt, ils s’empressent de l’accom-plir dès que le mot Son Excellence est pro-noncé. Les bureaux ont leur obéissance pas-sive, comme l’armée a la sienne : système quiétouffe la conscience, annihile un homme, etfinit, avec le temps, par l’adapter comme unevis ou un écrou à la machine gouvernementale.Aussi monsieur Gondureau, qui paraissait seconnaître en hommes, distingua-t-il prompte-ment en Poiret un de ces niais bureaucratiques,et fit-il sortir le Deus ex machina, le mot talis-manique de Son Excellence, au moment où ilfallait, en démasquant ses batteries, éblouir lePoiret, qui lui semblait le mâle de la Michon-neau, comme la Michonneau lui semblait la fe-melle du Poiret.

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— Du moment où Son Excellence elle-même, Son Excellence monseigneur le ! Ah !c’est très différent, dit Poiret.

— Vous entendez monsieur, dans le juge-ment duquel vous paraissez avoir confiance,reprit le faux rentier en s’adressant à mademoi-selle Michonneau. Eh ! bien, Son Excellence amaintenant la certitude la plus complète quele prétendu Vautrin, logé dans la Maison-Vau-quer, est un forçat évadé du bagne de Toulon,où il est connu sous le nom de Trompe-la-Mort.

— Ah ! Trompe-la-Mort ! dit Poiret, il estbien heureux, s’il a mérité ce nom-là.

— Mais oui, reprit l’agent. Ce sobriquet estdû au bonheur qu’il a eu de ne jamais perdrela vie dans les entreprises extrêmement auda-cieuses qu’il a exécutées. Cet homme est dan-gereux, voyez-vous ! Il a des qualités qui lerendent extraordinaire. Sa condamnation estmême une chose qui lui a fait dans sa partie unhonneur infini…

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— C’est donc un homme d’honneur, de-manda Poiret.

— À sa manière. Il a consenti à prendre surson compte le crime d’un autre, un faux com-mis par un très beau jeune homme qu’il aimaitbeaucoup, un jeune Italien assez joueur, entrédepuis au service militaire, où il s’est d’ailleursparfaitement comporté.

— Mais si Son Excellence le Ministre dela police est sûr que monsieur Vautrin soitTrompe-la-Mort, pourquoi donc aurait-il be-soin de moi ? dit mademoiselle Michonneau.

— Ah ! oui, dit Poiret, si en effet le Ministre,comme vous nous avez fait l’honneur de nousle dire, a une certitude quelconque…

— Certitude n’est pas le mot ; seulement onse doute. Vous allez comprendre la question.Jacques Collin, surnommé Trompe-la-Mort, atoute la confiance des trois bagnes qui l’ontchoisi pour être leur agent et leur banquier. Ilgagne beaucoup à s’occuper de ce genre d’af-

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faires, qui nécessairement veut un homme demarque.

— Ah ! ah ! comprenez-vous le calembour,mademoiselle ? dit Poiret. Monsieur l’appelleun homme de marque, parce qu’il a été marqué.

— Le faux Vautrin, dit l’agent en conti-nuant, reçoit les capitaux de messieurs les for-çats, les place, les leur conserve, et les tientà la disposition de ceux qui s’évadent, ou deleurs familles, quand ils en disposent par tes-tament, ou de leurs maîtresses, quand ils tirentsur lui pour elles.

— De leurs maîtresses ! Vous voulez dire deleurs femmes, fit observer Poiret.

— Non, monsieur. Le forçat n’a générale-ment que des épouses illégitimes, que nousnommons des concubines.

— Ils vivent donc tous en état de concubi-nage ?

— Conséquemment.

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— Eh ! bien, dit Poiret, voilà des horreursque Monseigneur ne devrait pas tolérer.Puisque vous avez l’honneur de voir Son Ex-cellence, c’est à vous, qui me paraissez avoirdes idées philanthropiques, à l’éclairer sur laconduite immorale de ces gens, qui donnent untrès mauvais exemple au reste de la société.

— Mais, monsieur, le gouvernement ne lesmet pas là pour offrir le modèle de toutes lesvertus.

— C’est juste. Cependant, monsieur, per-mettez…

— Mais, laissez donc dire monsieur, moncher mignon, dit mademoiselle Michonneau.

— Vous comprenez, mademoiselle, repritGondureau. Le gouvernement peut avoir ungrand intérêt à mettre la main sur une caisseillicite, que l’on dit monter à un total assezmajeur. Trompe-la-Mort encaisse des valeursconsidérables en recélant non-seulement lessommes possédées par quelques-uns de ses ca-

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marades, mais encore celles qui proviennentde la Société des Dix mille…

— Dix mille voleurs ! s’écria Poiret effrayé.

— Non, la société des Dix mille est une as-sociation de hauts voleurs, de gens qui tra-vaillent en grand, et ne se mêlent pas d’une af-faire où il n’y a pas dix mille francs à gagner.Cette société se compose de tout ce qu’il y ade plus distingué parmi ceux de nos hommesqui vont droit en cour d’assises. Ils connaissentle Code, et ne risquent jamais de se faire ap-pliquer la peine de mort quand ils sont pincés.Collin est leur homme de confiance, leurconseil. À l’aide de ses immenses ressources,cet homme a su se créer une police à lui, desrelations fort étendues qu’il enveloppe d’unmystère impénétrable. Quoique depuis un annous l’ayons entouré d’espions, nous n’avonspas encore pu voir dans son jeu. Sa caisse etses talents servent donc constamment à sol-der le vice, à faire les fonds au crime, et entre-

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tiennent sur pied une armée de mauvais sujetsqui sont dans un perpétuel état de guerre avecla société. Saisir Trompe-la-Mort et s’emparerde sa banque, ce sera couper le mal dans saracine. Aussi cette expédition est-elle devenueune affaire d’État et de haute politique, sus-ceptible d’honorer ceux qui coopéreront à saréussite. Vous-même, monsieur, pourriez êtrede nouveau employé dans l’administration, de-venir secrétaire d’un commissaire de police,fonctions qui ne vous empêcheraient point detoucher votre pension de retraite.

— Mais pourquoi, dit mademoiselle Mi-chonneau, Trompe-la-Mort ne s’en va-t-il pasavec la caisse ?

— Oh ! fit l’agent, partout où il irait, il seraitsuivi d’un homme chargé de le tuer, s’il volaitle bagne. Puis une caisse ne s’enlève pas aussifacilement qu’on enlève une demoiselle debonne maison. D’ailleurs, Collin est un gaillard

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incapable de faire un trait semblable, il se croi-rait déshonoré.

— Monsieur, dit Poiret, vous avez raison, ilserait tout à fait déshonoré.

— Tout cela ne nous dit pas pourquoi vousne venez pas tout bonnement vous emparer delui, demanda mademoiselle Michonneau.

— Eh ! bien, mademoiselle, je réponds…Mais, lui dit-il à l’oreille, empêchez votre mon-sieur de m’interrompre, ou nous n’en auronsjamais fini. Il doit avoir beaucoup de fortunepour se faire écouter, ce vieux-là. Trompe-la-Mort, en venant ici, a chaussé la peau d’unhonnête homme, il s’est fait bon bourgeois deParis, il s’est logé dans une pension sans ap-parence ; il est fin, allez ! on ne le prendra ja-mais sans vert. Donc monsieur Vautrin est unhomme considéré, qui fait des affaires considé-rables.

— Naturellement, se dit Poiret à lui-même.

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— Le ministre, si l’on se trompait en ar-rêtant un vrai Vautrin, ne veut pas se mettreà dos le commerce de Paris, ni l’opinion pu-blique. M. le préfet de police branle dans lemanche, il a des ennemis. S’il y avait erreur,ceux qui veulent sa place profiteraient des cla-baudages et des criailleries libérales pour lefaire sauter. Il s’agit ici de procéder commedans l’affaire de Cogniard, le faux comte deSainte-Hélène ; si ç’avait été un vrai comte deSainte-Hélène, nous n’étions pas propres. Aus-si faut-il vérifier ! »

— Oui, mais vous avez besoin d’une joliefemme, dit vivement mademoiselle Michon-neau.

— Trompe-la-Mort ne se laisserait pasaborder par une femme, dit l’agent. Apprenezun secret ? il n’aime pas les femmes.

— Mais je ne vois pas alors à quoi je suisbonne pour une semblable vérification, une

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supposition que je consentirais à la faire pourdeux mille francs.

— Rien de plus facile, dit l’inconnu. Je vousremettrai un flacon contenant une dose de li-queur préparée pour donner un coup de sangqui n’a pas le moindre danger et simule uneapoplexie. Cette drogue peut se mêler égale-ment au vin et au café. Sur-le-champ voustransportez votre homme sur un lit, et vous ledéshabillez afin de savoir s’il ne se meurt pas.Au moment où vous serez seule, vous lui don-nerez une claque sur l’épaule, paf ! et vous ver-rez reparaître les lettres.

— Mais c’est rien du tout, ça, dit Poiret.

— Eh ! bien, consentez-vous ? dit Gondu-reau à la vieille fille.

— Mais, mon cher monsieur, dit mademoi-selle Michonneau, au cas où il n’y aurait pointde lettres, aurais-je les deux mille francs ?

— Non.

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— Quelle sera donc l’indemnité ?

— Cinq cents francs.

— Faire une chose pareille pour si peu. Lemal est le même dans la conscience, et j’ai maconscience à calmer, monsieur.

— Je vous affirme, dit Poiret, que made-moiselle a beaucoup de conscience, outre quec’est une très aimable personne et bien enten-due.

— Eh ! bien, reprit mademoiselle Michon-neau, donnez-moi trois mille francs si c’estTrompe-la-Mort, et rien si c’est un bourgeois.

— Ça va, dit Gondureau, mais à conditionque l’affaire sera faite demain.

— Pas encore, mon cher monsieur, j’ai be-soin de consulter mon confesseur.

— Finaude ! dit l’agent en se levant. À de-main alors. Et si vous étiez pressée de me par-ler, venez petite rue Sainte-Anne, au bout dela cour de la Sainte-Chapelle. Il n’y a qu’une

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porte sous la voûte. Demandez monsieur Gon-dureau.

Bianchon, qui revenait du cours de Cuvier,eut l’oreille frappée du mot assez original deTrompe-la-Mort, et entendit le ça va du cé-lèbre chef de la police de sûreté.

— Pourquoi n’en finissez-vous pas, ce seraittrois cents francs de rente viagère, dit Poiret àmademoiselle Michonneau.

— Pourquoi ? dit-elle. Mais il faut y réflé-chir. Si monsieur Vautrin était ce Trompe-la-Mort, peut-être y aurait-il plus d’avantage às’arranger avec lui. Cependant lui demanderde l’argent, ce serait le prévenir, et il seraithomme à décamper gratis. Ce serait un puffabominable.

— Quand il serait prévenu, reprit Poiret, cemonsieur ne nous a-t-il pas dit qu’il était sur-veillé ? Mais vous, vous perdriez tout.

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— D’ailleurs, pensa mademoiselle Michon-neau, je ne l’aime point, cet homme ! Il ne saitme dire que des choses désagréables.

— Mais, reprit Poiret, vous feriez mieux.Ainsi que l’a dit ce monsieur, qui me paraîtfort bien, outre qu’il est très proprement cou-vert, c’est un acte d’obéissance aux lois que dedébarrasser la société d’un criminel, quelquevertueux qu’il puisse être. Qui a bu boira. S’illui prenait fantaisie de nous assassiner tous ?Mais, que diable ! nous serions coupables deces assassinats, sans compter que nous en se-rions les premières victimes.

La préoccupation de mademoiselle Mi-chonneau ne lui permettait pas d’écouter lesphrases tombant une à une de la bouche dePoiret, comme les gouttes d’eau qui suintent àtravers le robinet d’une fontaine mal fermée.Quand une fois ce vieillard avait commencé lasérie de ses phrases, et que mademoiselle Mi-chonneau ne l’arrêtait pas, il parlait toujours, à

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l’instar d’une mécanique montée. Après avoirentamé un premier sujet, il était conduit parses parenthèses à en traiter de tout opposés,sans avoir rien conclu. En arrivant à la maisonVauquer, il s’était faufilé dans une suite de pas-sages et de citations transitoires qui l’avaientamené à raconter sa déposition dans l’affairedu sieur Ragoulleau et de la dame Morin, oùil avait comparu en qualité de témoin à dé-charge. En entrant, sa compagne ne manquapas d’apercevoir Eugène de Rastignac engagéavec mademoiselle Taillefer dans une intimecauserie dont l’intérêt était si palpitant que lecouple ne fit aucune attention au passage desdeux vieux pensionnaires quand ils traver-sèrent la salle à manger.

— Ça devait finir par là, dit mademoiselleMichonneau à Poiret. Ils se faisaient des yeuxà s’arracher l’âme depuis huit jours.

— Oui, répondit-il. Aussi fut-elle condam-née.

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— Qui ?

— Madame Morin.

— Je vous parle de mademoiselle Victo-rine, dit la Michonneau en entrant, sans y faireattention, dans la chambre de Poiret, et vousme répondez par madame Morin. Qu’est-ceque c’est que cette femme-là ?

— De quoi serait donc coupable mademoi-selle Victorine ? demanda Poiret.

— Elle est coupable d’aimer M. Eugène deRastignac, et va de l’avant sans savoir où ça lamènera, pauvre innocente !

Eugène avait été, pendant la matinée, ré-duit au désespoir par madame de Nucingen.Dans son for intérieur, il s’était abandonnécomplétement à Vautrin, sans vouloir sonderni les motifs de l’amitié que lui portait cethomme extraordinaire, ni l’avenir d’une sem-blable union. Il fallait un miracle pour le tirerde l’abîme où il avait déjà mis le pied depuis

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une heure, en échangeant avec mademoiselleTaillefer les plus douces promesses. Victorinecroyait entendre la voix d’un ange, les cieuxs’ouvraient pour elle, la maison Vauquer se pa-rait des teintes fantastiques que les décora-teurs donnent aux palais de théâtre : elle ai-mait, elle était aimée, elle le croyait du moins !Et quelle femme ne l’aurait cru comme elle envoyant Rastignac, en l’écoutant durant cetteheure dérobée à tous les argus de la maison ?En se débattant contre sa conscience, en sa-chant qu’il faisait mal et voulant faire mal, ense disant qu’il rachèterait ce péché véniel parle bonheur d’une femme, il s’était embelli deson désespoir, et resplendissait de tous les feuxde l’enfer qu’il avait au cœur. Heureusementpour lui, le miracle eut lieu : Vautrin entrajoyeusement, et lut dans l’âme des deux jeunesgens qu’il avait mariés par les combinaisons deson infernal génie, mais dont il troubla soudainla joie en chantant de sa grosse voix railleuse :

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Ma Fanchette est charmanteDans sa simplicité…

Victorine se sauva en emportant autant debonheur qu’elle avait eu jusqu’alors de malheurdans sa vie. Pauvre fille ! un serrement demains, sa joue effleurée par les cheveux deRastignac, une parole dite si près de son oreillequ’elle avait senti la chaleur des lèvres de l’étu-diant, la pression de sa taille par un bras trem-blant, un baiser pris sur son cou, furent les ac-cordailles de sa passion, que le voisinage de lagrosse Sylvie, menaçant d’entrer dans cette ra-dieuse salle à manger, rendirent plus ardentes,plus vives, plus engageantes que les plus beauxtémoignages de dévouement racontés dans lesplus célèbres histoires d’amour. Ces menus suf-frages, suivant une jolie expression de nos an-cêtres, paraissaient être des crimes à unepieuse jeune fille confessée tous les quinzejours ! En cette heure, elle avait prodigué plusde trésors d’âme que plus tard, riche et heu-

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reuse, elle n’en aurait donné en se livrant toutentière.

— L’affaire est faite, dit Vautrin à Eugène.Nos deux dandies se sont piochés. Tout s’estpassé convenablement. Affaire d’opinion.Notre pigeon a insulté mon faucon. À demain,dans la redoute de Clignancourt. À huit heureset demie, mademoiselle Taillefer héritera del’amour et de la fortune de son père, pendantqu’elle sera là tranquillement à tremper sesmouillettes de pain beurré dans son café.N’est-ce pas drôle à se dire ? Ce petit Tailleferest très fort à l’épée, il est confiant comme unbrelan carré ; mais il sera saigné par un coupque j’ai inventé, une manière de relever l’épéeet de vous piquer le front. Je vous montreraicette botte-là, car elle est furieusement utile.

Rastignac écoutait d’un air stupide, et nepouvait rien répondre. En ce moment le pèreGoriot, Bianchon et quelques autres pension-naires arrivèrent.

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— Voilà comme je vous voulais, lui dit Vau-trin. Vous savez ce que vous faites. Bien, monpetit aiglon ! vous gouvernerez les hommes ;vous êtes fort, carré, poilu ; vous avez mon es-time.

Il voulut lui prendre la main. Rastignac reti-ra vivement la sienne, et tomba sur une chaiseen pâlissant ; il croyait voir une mare de sangdevant lui.

— Ah ! nous avons encore quelques petitslanges tachés de vertu, dit Vautrin à voixbasse. Papa d’Oliban a trois millions, je sais safortune. La dot vous rendra blanc comme unerobe de mariée, et à vos propres yeux.

Rastignac n’hésita plus. Il résolut d’allerprévenir pendant la soirée messieurs Tailleferpère et fils. En ce moment, Vautrin l’ayant quit-té, le père Goriot lui dit à l’oreille : — Vous êtestriste, mon enfant ! je vais vous égayer, moi.Venez ! Et le vieux vermicellier allumait son

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rat-de-cave à une des lampes. Eugène le suivittout ému de curiosité.

— Entrons chez vous, dit le bonhomme, quiavait demandé la clef de l’étudiant à Sylvie.Vous avez cru ce matin qu’elle ne vous aimaitpas, hein ! reprit-il. Elle vous a renvoyé deforce, et vous vous en êtes allé fâché, désespé-ré. Nigaudinos ! elle m’attendait. Comprenez-vous ? Nous devions aller achever d’arrangerun bijou d’appartement dans lequel vous irezdemeurer d’ici à trois jours. Ne me vendez pas.Elle veut vous faire une surprise ; mais je netiens pas à vous cacher plus longtemps le se-cret. Vous serez rue d’Artois, à deux pas dela rue Saint-Lazare. Vous y serez comme unprince. Nous vous avons eu des meublescomme pour une épousée. Nous avons fait biendes choses depuis un mois, en ne vous en di-sant rien. Mon avoué s’est mis en campagne,ma fille aura ses trente-six mille francs par an,l’intérêt de sa dot, et je vais faire exiger le pla-

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cement de ses huit cent mille francs en bonsbiens au soleil.

Eugène était muet et se promenait, les brascroisés, de long en long, dans sa pauvrechambre en désordre. Le père Goriot saisit unmoment où l’étudiant lui tournait le dos, et mitsur la cheminée une boîte en maroquin rouge,sur laquelle étaient imprimées en or les armesde Rastignac.

— Mon cher enfant, disait le pauvre bon-homme, je me suis mis dans tout cela jusqu’aucou. Mais, voyez-vous, il y avait à moi bien del’égoïsme, je suis intéressé dans votre change-ment de quartier. Vous ne me refuserez pas,hein ! si je vous demande quelque chose ?

— Que voulez-vous ?

— Au-dessus de votre appartement, au cin-quième, il y a une chambre qui en dépend,j’y demeurerai, pas vrai ? Je me fais vieux, jesuis trop loin de mes filles. Je ne vous gêne-rai pas. Seulement je serai là. Vous me parle-

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rez d’elle tous les soirs. Ça ne vous contrarierapas, dites ? Quand vous rentrerez, que je seraidans mon lit, je vous entendrai, je me dirai : Ilvient de voir ma petite Delphine. Il l’a menéeau bal, elle est heureuse par lui. Si j’étais ma-lade, ça me mettrait du baume dans le cœur devous écouter revenir, vous remuer, aller. Il yaura tant de ma fille en vous ! Je n’aurai qu’unpas à faire pour être aux Champs-Élysées, oùelles passent tous les jours, je les verrai tou-jours, tandis que quelquefois j’arrive trop tard.Et puis elle viendra chez vous peut-être ! jel’entendrai, je la verrai dans sa douillette dumatin, trottant, allant gentiment comme unepetite chatte. Elle est redevenue, depuis unmois, ce qu’elle était, jeune fille, gaie, pim-pante. Son âme est en convalescence, elle vousdoit le bonheur. Oh ! je ferais pour vous l’im-possible. Elle me disait tout à l’heure en reve-nant : « Papa, je suis bien heureuse ! » Quandelles me disent cérémonieusement : Mon père,elles me glacent ; mais quand elles m’appellent

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papa, il me semble encore les voir petites, ellesme rendent tous mes souvenirs. Je suis mieuxleur père. Je crois qu’elles ne sont encore àpersonne ! Le bonhomme s’essuya les yeux, ilpleurait. Il y a longtemps que je n’avais enten-du cette phrase, longtemps qu’elle ne m’avaitdonné le bras. Oh ! oui, voilà bien dix ans queje n’ai marché côte à côte avec une de mesfilles. Est-ce bon de se frotter à sa robe, dese mettre à son pas, de partager sa chaleur !Enfin, j’ai mené Delphine, ce matin, partout.J’entrais avec elle dans les boutiques. Et je l’aireconduite chez elle. Oh ! gardez-moi près devous. Quelquefois vous aurez besoin de quel-qu’un pour vous rendre service, je serai là. Oh !si cette grosse souche d’Alsacien mourait, si sagoutte avait l’esprit de remonter dans l’esto-mac, ma pauvre fille serait-elle heureuse ! Vousseriez mon gendre, vous seriez ostensiblementson mari. Bah ! elle est si malheureuse de nerien connaître aux plaisirs de ce monde, que jel’absous de tout. Le bon Dieu doit être du côté

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des pères qui aiment bien. Elle vous aime trop !dit-il en hochant la tête après une pause. Enallant, elle causait de vous avec moi : « N’est-ce pas, mon père, il est bien ! il a bon cœur !Parle-t-il de moi ? » Bah, elle m’en a dit, depuisla rue d’Artois jusqu’au passage des Panora-mas, des volumes ! Elle m’a enfin versé soncœur dans le mien. Pendant toute cette bonnematinée, je n’étais plus vieux, je ne pesais pasune once. Je lui ai dit que vous m’aviez remisle billet de mille francs. Oh ! la chérie, elle en aété émue aux larmes. Qu’avez-vous donc là survotre cheminée ? dit enfin le père Goriot qui semourait d’impatience en voyant Rastignac im-mobile.

Eugène tout abasourdi regardait son voisind’un air hébété. Ce duel, annoncé par Vautrinpour le lendemain, contrastait si violemmentavec la réalisation de ses plus chères espé-rances, qu’il éprouvait toutes les sensations ducauchemar. Il se tourna vers la cheminée, yaperçut la petite boîte carrée, l’ouvrit, et trouva

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dedans un papier qui couvrait une montre deBréguet. Sur ce papier étaient écrit ces mots :« Je veux que vous pensiez à moi à touteheure, parce que…

» DELPHINE. »

Ce dernier mot faisait sans doute allusion àquelque scène qui avait eu lieu entre eux, Eu-gène en fut attendri. Ses armes étaient inté-rieurement émaillées dans l’or de la boîte. Cebijou si longtemps envié, la chaîne, la clef, lafaçon, les dessins répondaient à tous ses vœux.Le père Goriot était radieux. Il avait sans doutepromis à sa fille de lui rapporter les moindreseffets de la surprise que causerait son présentà Eugène, car il était en tiers dans ces jeunesémotions et ne paraissait pas le moins heu-reux. Il aimait déjà Rastignac et pour sa fille etpour lui-même.

— Vous irez la voir ce soir, elle vous attend.La grosse souche d’Alsacien soupe chez sa

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danseuse. Ah ! ah ! il a été bien sot quand monavoué lui a dit son fait. Ne prétend-il pas aimerma fille à l’adoration ? qu’il y touche et je letue. L’idée de savoir ma Delphine à… (il soupi-ra) me ferait commettre un crime ; mais ce neserait pas un homicide, c’est une tête de veausur un corps de porc. Vous me prendrez avecvous, n’est-ce pas ?

— Oui, mon bon père Goriot, vous savezbien que je vous aime…

— Je le vois, vous n’avez pas honte de moi,vous ! Laissez-moi vous embrasser. Et il serral’étudiant dans ses bras. Vous la rendrez bienheureuse, promettez-le-moi ! Vous irez ce soir,n’est-ce pas ?

— Oh, oui ! Je dois sortir pour des affairesqu’il est impossible de remettre.

— Puis-je vous être bon à quelque chose ?

— Ma foi, oui ! Pendant que j’irai chez ma-dame de Nucingen, allez chez M. Taillefer le

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père, lui dire de me donner une heure dans lasoirée pour lui parler d’une affaire de la der-nière importance.

— Serait-ce donc vrai, jeune homme, dit lepère Goriot en changeant de visage ; feriez-vous la cour à sa fille, comme le disent ces im-béciles d’en bas ? Tonnerre de Dieu ! vous nesavez pas ce que c’est qu’une tape à la Goriot.Et si vous nous trompiez, ce serait l’affaire d’uncoup de poing. Oh ! ce n’est pas possible.

— Je vous jure que je n’aime qu’une femmeau monde, dit l’étudiant, je ne le sais que de-puis un moment.

— Ah, quel bonheur ! fit le père Goriot.

— Mais, reprit l’étudiant, le fils de Tailleferse bat demain, et j’ai entendu dire qu’il seraittué.

— Qu’est-ce que cela vous fait ? dit Goriot.

— Mais il faut lui dire d’empêcher son filsde se rendre… s’écria Eugène.

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En ce moment, il fut interrompu par la voixde Vautrin, qui se fit entendre sur le pas de saporte, où il chantait :

Ô Richard, ô mon roi !L’univers t’abandonne…

Broum ! broum ! broum ! broum ! broum !

J’ai longtemps parcouru le monde,Et l’on m’a vu…

Tra la, la, la, la…

— Messieurs, cria Christophe, la soupevous attend, et tout le monde est à table.

— Tiens, dit Vautrin, viens prendre unebouteille de mon vin de Bordeaux.

— La trouvez-vous jolie, la montre ? dit lepère Goriot. Elle a bon goût, hein !

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Vautrin, le père Goriot et Rastignac descen-dirent ensemble et se trouvèrent, par suite deleur retard, placés à côté les uns des autres àtable. Eugène marqua la plus grande froideurà Vautrin pendant le dîner, quoique jamais cethomme, si aimable aux yeux de madame Vau-quer, n’eût déployé autant d’esprit. Il fut pé-tillant de saillies, et sut mettre en train tousles convives. Cette assurance, ce sang-froidconsternaient Eugène.

— Sur quelle herbe avez-vous donc marchéaujourd’hui ? lui dit madame Vauquer. Vousêtes gai comme un pinson.

— Je suis toujours gai quand j’ai fait debonnes affaires.

— Des affaires ? dit Eugène.

— Eh ! bien, oui. J’ai livré une partie demarchandises qui me vaudra de bons droits decommission. Mademoiselle Michonneau, dit-ilen s’apercevant que la vieille fille l’examinait,ai-je dans la figure un trait qui vous déplaise,

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que vous me faites l’œil américain ? Faut ledire ! je le changerai pour vous être agréable.

— Poiret, nous ne nous fâcherons pas pourça, hein ? dit-il en guignant le vieil employé.

— Sac à papier ! vous devriez poser pour unHercule-Farceur, dit le jeune peintre à Vautrin.

— Ma foi, ça va ! si mademoiselle Michon-neau veut poser en Vénus du Père-Lachaise, ré-pondit Vautrin.

— Et Poiret ? dit Bianchon.

— Oh ! Poiret posera en Poiret. Ce sera ledieu des jardins ! s’écria Vautrin. Il dérive depoire…

— Molle ! reprit Bianchon. Vous seriezalors entre la poire et le fromage.

— Tout ça, c’est des bêtises, dit madameVauquer, et vous feriez mieux de nous donnerde votre vin de Bordeaux dont j’aperçois unebouteille qui montre son nez ! Ça nous entre-

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tiendra en joie, outre que c’est bon à l’esto-maque.

— Messieurs, dit Vautrin, madame la pré-sidente nous rappelle à l’ordre. Madame Cou-ture et mademoiselle Victorine ne se formali-seront pas de vos discours badins ; mais res-pectez l’innocence du père Goriot. Je vous pro-pose une petite bouteillorama de vin de Bor-deaux, que le nom de Laffitte rend doublementillustre, soit dit sans allusion politique. Allons,Chinois ! dit-il en regardant Christophe qui nebougea pas. Ici, Christophe ! Comment, tun’entends pas ton nom ? Chinois, amène les li-quides !

— Voilà, monsieur, dit Christophe en luiprésentant la bouteille.

Après avoir rempli le verre d’Eugène et ce-lui du père Goriot, il s’en versa lentementquelques gouttes qu’il dégusta, pendant queses deux voisins buvaient, et tout à coup il fitune grimace.

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— Diable ! diable ! il sent le bouchon.Prends cela pour toi, Christophe, et va nousen chercher ; à droite, tu sais ? Nous sommesseize, descends huit bouteilles.

— Puisque vous vous fendez, dit le peintre,je paye un cent de marrons.

— Oh ! oh !

— Booououh !

— Prrrr !

Chacun poussa des exclamations qui par-tirent comme les fusées d’une girandole.

— Allons, maman Vauquer, deux de cham-pagne, lui cria Vautrin.

— Quien, c’est cela ! Pourquoi pas deman-der la maison ? Deux de champagne ! mais çacoûte douze francs ! Je ne les gagne pas, non !Mais si monsieur Eugène veut les payer, j’offredu cassis.

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— V’là son cassis qui purge comme de lamanne, dit l’étudiant en médecine à voixbasse.

— Veux-tu te taire, Bianchon, s’écria Rasti-gnac, je ne peux pas entendre parler de mannesans que le cœur… Oui, va pour le vin deChampagne, je le paye, ajouta l’étudiant.

— Sylvie, dit madame Vauquer, donnez lesbiscuits et les petits gâteaux.

— Vos petits gâteaux sont trop grands, ditVautrin, ils ont de la barbe. Mais quant aux bis-cuits, aboulez.

En un moment le vin de Bordeaux circula,les convives s’animèrent, la gaieté redoubla.Ce fut des rires féroces, au milieu desquelséclatèrent quelques imitations des diversesvoix d’animaux. L’employé au Muséum s’étantavisé de reproduire un cri de Paris qui avait del’analogie avec le miaulement du chat amou-reux, aussitôt huit voix beuglèrent simultané-ment les phrases suivantes : — À repasser les

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couteaux ! — Mo-ron pour les p’tits oiseaulx !— Voilà le plaisir, mesdames, voilà le plaisir !— À raccommoder la faïence ! — À la barque,à la barque ! — Battez vos femmes, vos habits !— Vieux habits, vieux galons, vieux chapeauxà vendre ! — À la cerise, à la douce ! La palmefut à Bianchon pour l’accent nasillard avec le-quel il cria : — Marchand de parapluies ! Enquelques instants ce fut un tapage à casser latête, une conversation pleine de coqs-à-l’âne,un véritable opéra que Vautrin conduisaitcomme un chef d’orchestre, en surveillant Eu-gène et le père Goriot, qui semblaient ivres dé-jà. Le dos appuyé sur leur chaise, tous deuxcontemplaient ce désordre inaccoutumé d’unair grave, en buvant peu ; tous deux étaientpréoccupés de ce qu’ils avaient à faire pendantla soirée, et néanmoins ils se sentaient inca-pables de se lever. Vautrin, qui suivait les chan-gements de leur physionomie en leur lançantdes regards de côté, saisit le moment où leursyeux vacillèrent et parurent vouloir se fermer,

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pour se pencher à l’oreille de Rastignac et luidire : — Mon petit gars, nous ne sommes pasassez rusé pour lutter avec notre papa Vautrin,et il vous aime trop pour vous laisser faire dessottises. Quand j’ai résolu quelque chose, lebon Dieu seul est assez fort pour me barrer lepassage. Ah ! nous voulions aller prévenir lepère Taillefer, commettre des fautes d’écolier !Le four est chaud, la farine est pétrie, le painest sur la pelle ; demain nous en ferons sau-ter les miettes par-dessus notre tête en y mor-dant ; et nous empêcherions d’enfourner ?…non, non, tout cuira ! Si nous avons quelquespetits remords, la digestion les emportera.Pendant que nous dormirons notre petitsomme, le colonel comte Franchessini vousouvrira la succession de Michel Taillefer avecla pointe de son épée. En héritant de son frère,Victorine aura quinze petits mille francs derente. J’ai déjà pris des renseignements, et saisque la succession de la mère monte à plus detrois cent mille…

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Eugène entendait ces paroles sans pouvoiry répondre : il sentait sa langue collée à sonpalais, et se trouvait en proie à une somno-lence invincible ; il ne voyait déjà plus la tableet les figures des convives qu’à travers unbrouillard lumineux. Bientôt le bruit s’apaisa,les pensionnaires s’en allèrent un à un. Puis,quand il ne resta plus que madame Vauquer,madame Couture, mademoiselle Victorine,Vautrin et le père Goriot, Rastignac aperçut,comme s’il eût rêvé, madame Vauquer occupéeà prendre les bouteilles pour en vider les restesde manière à en faire des bouteilles pleines.

— Ah ! sont-ils fous, sont-ils jeunes ! disaitla veuve.

Ce fut la dernière phrase que put com-prendre Eugène.

— Il n’y a que monsieur Vautrin pour fairede ces farces-là, dit Sylvie. Allons, voilà Chris-tophe qui ronfle comme une toupie.

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— Adieu, maman, dit Vautrin. Je vais auboulevard admirer M. Marty dans le Mont Sau-vage, une grande pièce tirée du Solitaire. Sivous voulez, je vous y mène ainsi que cesdames.

— Je vous remercie, dit madame Couture.

— Comment, ma voisine ! s’écria madameVauquer, vous refusez de voir une pièce prisedans Le Solitaire, un ouvrage fait par Atala deChateaubriand, et que nous aimions tant à lire,qui est si joli que nous pleurions comme desMadeleines d’Élodie sous les tyeuilles cet étédernier, enfin un ouvrage moral qui peut êtresusceptible d’instruire votre demoiselle ?

— Il nous est défendu d’aller à la comédie,répondit Victorine.

— Allons, les voilà partis, ceux-là, dit Vau-trin en remuant d’une manière comique la têtedu père Goriot et celle d’Eugène.

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En plaçant la tête de l’étudiant sur la chaise,pour qu’il pût dormir commodément, il le baisachaleureusement au front, en chantant :

Dormez, mes chères amours !Pour vous je veillerai toujours.

— J’ai peur qu’il ne soit malade, dit Victo-rine.

— Restez à le soigner alors, reprit Vautrin.C’est, lui souffla-t-il à l’oreille, votre devoir defemme soumise. Il vous adore, ce jeunehomme, et vous serez sa petite femme, je vousle prédis. Enfin, dit-il à haute voix, ils furentconsidérés dans tout le pays, vécurent heureux,et eurent beaucoup d’enfants. Voilà comment fi-nissent tous les romans d’amour. Allons, ma-man, dit-il en se tournant vers madame Vau-quer, qu’il étreignit, mettez le chapeau, la bellerobe à fleurs, l’écharpe de la comtesse. Je vais

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vous aller chercher un fiacre, soi-même. Et ilpartit en chantant :

Soleil, soleil, divin soleil,Toi qui fais mûrir les citrouilles…

— Mon Dieu ! dites donc, madame Cou-ture, cet homme-là me ferait vivre heureusesur les toits. Allons, dit-elle en se tournant versle vermicellier, voilà le père Goriot parti. Cevieux cancre-là n’a jamais eu l’idée de me me-ner nune part, lui. Mais il va tomber par terre,mon Dieu ! C’est-y indécent à un homme d’âgede perdre la raison ! Vous me direz qu’on neperd point ce qu’on n’a pas. Sylvie, montez-ledonc chez lui.

Sylvie prit le bonhomme par-dessous lebras, le fit marcher, et le jeta tout habillécomme un paquet au travers de son lit.

— Pauvre jeune homme, disait madameCouture en écartant les cheveux d’Eugène qui

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lui tombaient dans les yeux, il est comme unejeune fille, il ne sait pas ce que c’est qu’un ex-cès.

— Ah ! je peux bien dire que depuis trenteet un ans que je tiens ma pension, dit madameVauquer, il m’est passé bien des jeunes genspar les mains, comme on dit ; mais je n’en aijamais vu d’aussi gentil, d’aussi distingué quemonsieur Eugène. Est-il beau quand il dort ?Prenez-lui donc la tête sur votre épaule, ma-dame Couture. Bah ! il tombe sur celle de ma-demoiselle Victorine : il y a un dieu pour lesenfants. Encore un peu, il se fendait la tête surla pomme de la chaise. À eux deux, ils feraientun bien joli couple.

— Ma voisine, taisez-vous donc, s’écria ma-dame Couture, vous dites des choses…

— Bah ! fit madame Vauquer, il n’entendpas. Allons, Sylvie, viens m’habiller. Je vaismettre mon grand corset.

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— Ah bien ! votre grand corset, après avoirdîné, madame, dit Sylvie. Non, cherchez quel-qu’un pour vous serrer, ce ne sera pas moi quiserai votre assassin. Vous commettriez là uneimprudence à vous coûter la vie.

— Ça m’est égal, il faut faire honneur àmonsieur Vautrin.

— Vous aimez donc bien vos héritiers ?

— Allons, Sylvie, pas de raisons, dit laveuve en s’en allant.

— À son âge, dit la cuisinière en montrantsa maîtresse à Victorine.

Madame Couture et sa pupille, sur l’épaulede laquelle dormait Eugène, restèrent seulesdans la salle à manger. Les ronflements deChristophe retentissaient dans la maison silen-cieuse, et faisaient ressortir le paisible sommeild’Eugène, qui dormait aussi gracieusementqu’un enfant. Heureuse de pouvoir se per-mettre un de ces actes de charité par lesquels

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s’épanchent tous les sentiments de la femme,et qui lui faisait sans crime sentir le cœur dujeune homme battant sur le sien, Victorineavait dans la physionomie quelque chose dematernellement protecteur qui la rendait fière.À travers les mille pensées qui s’élevaient dansson cœur, perçait un tumultueux mouvementde volupté qu’excitait l’échange d’une jeune etpure chaleur.

— Pauvre chère fille ! dit madame Coutureen lui pressant la main.

La vieille dame admirait cette candide etsouffrante figure, sur laquelle était descenduel’auréole du bonheur. Victorine ressemblait àl’une de ces naïves peintures du moyen âgedans lesquelles tous les accessoires sont négli-gés par l’artiste, qui a réservé la magie d’unpinceau calme et fier pour la figure jaune deton, mais où le ciel semble se refléter avec sesteintes d’or.

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— Il n’a pourtant pas bu plus de deuxverres, maman, dit Victorine en passant sesdoigts dans la chevelure d’Eugène.

— Mais si c’était un débauché, ma fille, ilaurait porté le vin comme tous ces autres. Sonivresse fait son éloge.

Le bruit d’une voiture retentit dans la rue.

— Maman, dit la jeune fille, voici monsieurVautrin. Prenez donc monsieur Eugène. Je nevoudrais pas être vue ainsi par cet homme, il ades expressions qui salissent l’âme, et des re-gards qui gênent une femme comme si on luienlevait sa robe.

— Non, dit madame Couture, tu tetrompes ! Monsieur Vautrin est un bravehomme, un peu dans le genre de défunt mon-sieur Couture, brusque, mais bon, un bourrubienfaisant.

En ce moment Vautrin entra tout douce-ment, et regarda le tableau formé par ces deux

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enfants que la lueur de la lampe semblait ca-resser.

— Eh ! bien, dit-il en se croisant les bras,voilà de ces scènes qui auraient inspiré debelles pages à ce bon Bernardin de Saint-Pierre, l’auteur de Paul et Virginie. La jeunesseest bien belle, madame Couture. Pauvre en-fant, dors, dit-il en contemplant Eugène, lebien vient quelquefois en dormant. Madame,reprit-il en s’adressant à la veuve, ce qui m’at-tache à ce jeune homme, ce qui m’émeut, c’estde savoir la beauté de son âme en harmonieavec celle de sa figure. Voyez, n’est-ce pas unchérubin posé sur l’épaule d’un ange ? il estdigne d’être aimé, celui-là ! Si j’étais femme,je voudrais mourir (non, pas si bête !) vivrepour lui. En les admirant ainsi, madame, dit-il à voix basse et se penchant à l’oreille de laveuve, je ne puis m’empêcher de penser queDieu les a créés pour être l’un à l’autre. La Pro-vidence a des voies bien cachées, elle sondeles reins et les cœurs, s’écria-t-il à haute voix.

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En vous voyant unis, mes enfants, unis par unemême pureté, par tous les sentiments humains,je me dis qu’il est impossible que vous soyezjamais séparés dans l’avenir. Dieu est juste.Mais, dit-il à la jeune fille, il me semble avoirvu chez vous des lignes de prospérité. Donnez-moi votre main, mademoiselle Victorine ? jeme connais en chiromancie, j’ai dit souvent labonne aventure. Allons, n’ayez pas peur. Oh !qu’aperçois-je ? Foi d’honnête homme, vousserez avant peu l’une des plus riches héritièresde Paris. Vous comblerez de bonheur celui quivous aime. Votre père vous appelle auprès delui. Vous vous mariez avec un homme titré,jeune, beau, qui vous adore.

En ce moment, les pas lourds de la coquetteveuve qui descendait interrompirent les pro-phéties de Vautrin.

— Voilà mamman Vauquerre belle commeun astrrre, ficelée comme une carotte. N’étouf-fons-nous pas un petit brin ? lui dit-il en met-

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tant sa main sur le haut du busc ; les avant-cœurs sont bien pressés, maman. Si nous pleu-rons, il y aura explosion ; mais je ramasserailes débris avec un soin d’antiquaire.

— Il connaît le langage de la galanteriefrançaise, celui-là ! dit la veuve en se penchantà l’oreille de madame Couture.

— Adieu, enfants, reprit Vautrin en se tour-nant vers Eugène et Victorine. Je vous bénis,leur dit-il en leur imposant ses mains au-dessusde leurs têtes. Croyez-moi, mademoiselle, c’estquelque chose que les vœux d’un honnêtehomme, ils doivent porter bonheur, Dieu lesécoute.

— Adieu, ma chère amie, dit madame Vau-quer à sa pensionnaire. Croyez-vous, ajouta-t-elle à voix basse, que monsieur Vautrin ait desintentions relatives à ma personne ?

— Heu ! heu !

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— Ah ! ma chère mère, dit Victorine en sou-pirant et en regardant ses mains, quand lesdeux femmes furent seules, si ce bon monsieurVautrin disait vrai !

— Mais il ne faut qu’une chose pour cela,répondit la vieille dame, seulement que tonmonstre de frère tombe de cheval.

— Ah ! maman.

— Mon Dieu, peut-être est-ce un péché quede souhaiter du mal à son ennemi, reprit laveuve. Eh ! bien, j’en ferai pénitence. En vérité,je porterai de bon cœur des fleurs sur satombe. Mauvais cœur ! il n’a pas le courage deparler pour sa mère, dont il garde à ton détri-ment l’héritage par des micmacs. Ma cousineavait une belle fortune. Pour ton malheur, iln’a jamais été question de son apport dans lecontrat.

— Mon bonheur me serait souvent pénibleà porter s’il coûtait la vie à quelqu’un, dit Vic-torine. Et s’il fallait, pour être heureuse, que

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mon frère disparût, j’aimerais mieux toujoursêtre ici.

— Mon Dieu, comme dit ce bon monsieurVautrin, qui, tu le vois, est plein de religion, re-prit madame Couture, j’ai eu du plaisir à sa-voir qu’il n’est pas incrédule comme les autres,qui parlent de Dieu avec moins de respect quen’en a le diable. Eh ! bien, qui peut savoir parquelles voies il plaît à la Providence de nousconduire ?

Aidées par Sylvie, les deux femmes finirentpar transporter Eugène dans sa chambre, lecouchèrent sur son lit, et la cuisinière lui défitses habits pour le mettre à l’aise. Avant de par-tir, quand sa protectrice eut le dos tourné, Vic-torine mit un baiser sur le front d’Eugène avectout le bonheur que devait lui causer ce cri-minel larcin. Elle regarda sa chambre, ramas-sa pour ainsi dire dans une seule pensée lesmille félicités de cette journée, en fit un tableauqu’elle contempla longtemps, et s’endormit la

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plus heureuse créature de Paris. Le festoiementà la faveur duquel Vautrin avait fait boire à Eu-gène et au père Goriot du vin narcotisé déci-da la perte de cet homme. Bianchon, à moitiégris, oublia de questionner mademoiselle Mi-chonneau sur Trompe-la-Mort. S’il avait pro-noncé ce nom, il aurait certes éveillé la pru-dence de Vautrin, ou, pour lui rendre son vrainom, de Jacques Collin, l’une des célébrités dubagne. Puis le sobriquet de Vénus du Père-La-chaise décida mademoiselle Michonneau à li-vrer le forçat au moment où, confiante en lagénérosité de Collin, elle calculait s’il ne va-lait pas mieux le prévenir et le faire évaderpendant la nuit. Elle venait de sortir, accom-pagnée de Poiret, pour aller trouver le fameuxchef de la police de sûreté, petite rue Sainte-Anne, croyant encore avoir affaire à un em-ployé supérieur nommé Gondureau. Le direc-teur de la police judiciaire la reçut avec grâce.Puis, après une conversation où tout fut préci-sé, mademoiselle Michonneau demanda la po-

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tion à l’aide de laquelle elle devait opérer la vé-rification de la marque. Au geste de contente-ment que fit le grand homme de la petite rueSainte-Anne, en cherchant une fiole dans un ti-roir de son bureau, mademoiselle Michonneaudevina qu’il y avait dans cette capture quelquechose de plus important que l’arrestation d’unsimple forçat. À force de se creuser la cervelle,elle soupçonna que la police espérait, d’aprèsquelques révélations faites par les traîtres dubagne, arriver à temps pour mettre la main surdes valeurs considérables. Quand elle eut ex-primé ses conjectures à ce renard, il se mit àsourire, et voulut détourner les soupçons de lavieille fille.

— Vous vous trompez, répondit-il. Collinest la sorbonne la plus dangereuse qui jamais sesoit trouvée du côté des voleurs. Voilà tout. Lescoquins le savent bien ; il est leur drapeau, leursoutien, leur Bonaparte enfin ; ils l’aiment tous.Ce drôle ne nous laissera jamais sa tronche enplace de Grève.

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Mademoiselle Michonneau ne comprenantpas, Gondureau lui expliqua les deux motsd’argot dont il s’était servi. Sorbonne et tronchesont deux énergiques expressions du langagedes voleurs, qui, les premiers, ont senti la né-cessité de considérer la tête humaine sousdeux aspects. La sorbonne est la tête del’homme vivant, son conseil, sa pensée. Latronche est un mot de mépris destiné à ex-primer combien la tête devient peu de chosequand elle est coupée.

— Collin nous joue, reprit-il. Quand nousrencontrons de ces hommes en façon de barresd’acier trempées à l’anglaise, nous avons laressource de les tuer si, pendant leur arresta-tion, ils s’avisent de faire la moindre résistance.Nous comptons sur quelques voies de fait pourtuer Collin demain matin. On évite ainsi le pro-cès, les frais de garde, la nourriture, et ça dé-barrasse la société. Les procédures, les assi-gnations aux témoins, leurs indemnités, l’exé-cution, tout ce qui doit légalement nous dé-

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faire de ces garnements-là coûte au delà desmille écus que vous aurez. Il y a économie detemps. En donnant un bon coup de baïonnettedans la panse de Trompe-la-Mort, nous empê-cherons une centaine de crimes, et nous évite-rons la corruption de cinquante mauvais sujetsqui se tiendront bien sagement aux environs dela correctionnelle. Voilà de la police bien faite.Selon les vrais philanthropes, se conduire ain-si, c’est prévenir les crimes.

— Mais c’est servir son pays, dit Poiret.

— Eh ! bien, répliqua le chef, vous dites deschoses sensées ce soir, vous. Oui, certes, nousservons le pays. Aussi le monde est-il bien in-juste à notre égard. Nous rendons à la sociétéde bien grands services ignorés. Enfin, il estd’un homme supérieur de se mettre au-dessusdes préjugés, et d’un chrétien d’adopter lesmalheurs que le bien entraîne après soi quandil n’est pas fait selon les idées reçues. Parisest Paris, voyez-vous ? Ce mot explique ma

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vie. J’ai l’honneur de vous saluer, mademoi-selle. Je serai avec mes gens au Jardin-du-Roi demain. Envoyez Christophe rue de Buf-fon, chez monsieur Gondureau, dans la maisonoù j’étais. Monsieur, je suis votre serviteur. S’ilvous était jamais volé quelque chose, usez demoi pour vous le faire retrouver, je suis à votreservice.

— Eh ! bien, dit Poiret à mademoiselle Mi-chonneau, il se rencontre des imbéciles quece mot de police met sens dessus dessous. Cemonsieur est très aimable, et ce qu’il vous de-mande est simple comme bonjour.

Le lendemain devait prendre place parmiles jours les plus extraordinaires de l’histoirede la maison Vauquer. Jusqu’alors l’événementle plus saillant de cette vie paisible avait étél’apparition météorique de la fausse comtessede l’Ambermesnil. Mais tout allait pâlir devantles péripéties de cette grande journée, de la-quelle il serait éternellement question dans les

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conversations de madame Vauquer. D’abordGoriot et Eugène de Rastignac dormirent jus-qu’à onze heures. Madame Vauquer, rentrée àminuit de la Gaîté, resta jusqu’à dix heures etdemie au lit. Le long sommeil de Christophe,qui avait achevé le vin offert par Vautrin, causades retards dans le service de la maison. Poiretet mademoiselle Michonneau ne se plaignirentpas de ce que le déjeuner se reculait. Quantà Victorine et à madame Couture, elles dor-mirent la grasse matinée. Vautrin sortit avanthuit heures, et revint au moment même où ledéjeuner fut servi. Personne ne réclama donc,lorsque, vers onze heures un quart, Sylvie etChristophe allèrent frapper à toutes les portes,en disant que le déjeuner attendait. Pendantque Sylvie et le domestique s’absentèrent, ma-demoiselle Michonneau, descendant la pre-mière, versa la liqueur dans le gobelet d’argentappartenant à Vautrin, et dans lequel la crèmepour son café chauffait au bain-marie, parmitous les autres. La vieille fille avait compté

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sur cette particularité de la pension pour faireson coup. Ce ne fut pas sans quelques diffi-cultés que les sept pensionnaires se trouvèrentréunis. Au moment où Eugène, qui se détiraitles bras, descendait le dernier de tous, un com-missionnaire lui remit une lettre de madame deNucingen. Cette lettre était ainsi conçue :

« Je n’ai ni fausse vanité ni colère avecvous, mon ami. Je vous ai attendu jusqu’à deuxheures après minuit. Attendre un être que l’onaime ! Qui a connu ce supplice ne l’impose àpersonne. Je vois bien que vous aimez pourla première fois. Qu’est-il donc arrivé ? L’in-quiétude m’a prise. Si je n’avais craint de livrerles secrets de mon cœur, je serais allée savoirce qui vous advenait d’heureux ou de malheu-reux. Mais sortir à cette heure, soit à pied,soit en voiture, n’était-ce pas se perdre ? J’aisenti le malheur d’être femme. Rassurez-moi,expliquez-moi pourquoi vous n’êtes pas venu,après ce que vous a dit mon père. Je me fâche-

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rai, mais je vous pardonnerai. Êtes-vous ma-lade ? pourquoi se loger si loin ? Un mot, degrâce. À bientôt, n’est-ce pas ? Un mot me suf-fira si vous êtes occupé. Dites : J’accours, ouje souffre. Mais si vous étiez mal portant, monpère serait venu me le dire ! Qu’est-il donc ar-rivé ?… »

— Oui, qu’est-il arrivé ? s’écria Eugène quise précipita dans la salle à manger en froissantla lettre sans l’achever. Quelle heure est-il ?

— Onze heures et demie, dit Vautrin en su-crant son café.

Le forçat évadé jeta sur Eugène le regardfroidement fascinateur que certains hommeséminemment magnétiques ont le don de lan-cer, et qui, dit-on, calme les fous furieux dansles maisons d’aliénés. Eugène trembla de tousses membres. Le bruit d’un fiacre se fit en-tendre dans la rue, et un domestique à la livréede monsieur Taillefer, et que reconnut sur-le-

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champ madame Couture, entra précipitam-ment d’un air effaré.

— Mademoiselle, s’écria-t-il, monsieurvotre père vous demande. Un grand malheurest arrivé. Monsieur Frédéric s’est battu enduel, il a reçu un coup d’épée dans le front, lesmédecins désespèrent de le sauver ; vous au-rez à peine le temps de lui dire adieu, il n’a plussa connaissance.

— Pauvre jeune homme ! s’écria Vautrin.Comment se querelle-t-on quand on a trentebonnes mille livres de rente ? Décidément lajeunesse ne sait pas se conduire.

— Monsieur ! lui cria Eugène.

— Eh ! bien, quoi, grand enfant ? dit Vautrinen achevant de boire son café tranquillement,opération que mademoiselle Michonneau sui-vait de l’œil avec trop d’attention pour s’émou-voir de l’événement extraordinaire qui stupé-fiait tout le monde. N’y a-t-il pas des duels tousles matins à Paris ?

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— Je vais avec vous, Victorine, disait ma-dame Couture.

Et ces deux femmes s’envolèrent sans châleni chapeau. Avant de s’en aller, Victorine, lesyeux en pleurs, jeta sur Eugène un regard quilui disait : Je ne croyais pas que notre bonheurdût me causer des larmes !

— Bah ! vous êtes donc prophète, monsieurVautrin ? dit madame Vauquer.

— Je suis tout, dit Jacques Collin.

— C’est-y singulier ! reprit madame Vau-quer en enfilant une suite de phrases insigni-fiantes sur cet événement. La mort nous prendsans nous consulter. Les jeunes gens s’en vontsouvent avant les vieux. Nous sommes heu-reuses, nous autres femmes, de n’être pas su-jettes au duel ; mais nous avons d’autres ma-ladies que n’ont pas les hommes. Nous faisonsles enfants, et le mal de mère dure longtemps !Quel quine pour Victorine ! Son père est forcéde l’adopter.

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— Voilà ! dit Vautrin en regardant Eugène,hier elle était sans un sou, ce matin elle estriche de plusieurs millions.

— Dites donc, monsieur Eugène, s’écriamadame Vauquer, vous avez mis la main aubon endroit.

À cette interpellation, le père Goriot regar-da l’étudiant et lui vit à la main la lettre chif-fonnée.

— Vous ne l’avez pas achevée ! qu’est-ceque cela veut dire ? seriez-vous comme lesautres ? lui demanda-t-il.

— Madame, je n’épouserai jamais made-moiselle Victorine, dit Eugène en s’adressant àmadame Vauquer avec un sentiment d’horreuret de dégoût qui surprit les assistants.

Le père Goriot saisit la main de l’étudiant etla lui serra. Il aurait voulu la baiser.

— Oh, oh ! fit Vautrin. Les Italiens ont unbon mot : col tempo !

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— J’attends la réponse, dit à Rastignac lecommissionnaire de madame de Nucingen.

— Dites que j’irai.

L’homme s’en alla. Eugène était dans unviolent état d’irritation qui ne lui permettaitpas d’être prudent. — Que faire ? disait-il àhaute voix, en se parlant à lui-même. Point depreuves !

Vautrin se mit à sourire. En ce moment lapotion absorbée par l’estomac commençait àopérer. Néanmoins le forçat était si robustequ’il se leva, regarda Rastignac, lui dit d’unevoix creuse : — Jeune homme, le bien nousvient en dormant.

Et il tomba roide mort.

— Il y a donc une justice divine, dit Eugène.

— Eh ! bien, qu’est-ce qui lui prend donc, àce pauvre cher monsieur Vautrin ?

— Une apoplexie, cria mademoiselle Mi-chonneau.

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— Sylvie, allons, ma fille, va chercher lemédecin, dit la veuve. Ah ! monsieur Rasti-gnac, courez donc vite chez monsieur Bian-chon ; Sylvie peut ne pas rencontrer notre mé-decin, monsieur Grimprel.

Rastignac, heureux d’avoir un prétexte dequitter cette épouvantable caverne, s’enfuit encourant.

— Christophe, allons, trotte chez l’apothi-caire demander quelque chose contre l’apo-plexie.

Christophe sortit.

— Mais, père Goriot, aidez-nous donc à letransporter là-haut, chez lui.

Vautrin fut saisi, manœuvré à travers l’esca-lier et mis sur son lit.

— Je ne vous suis bon à rien, je vais voirma fille, dit monsieur Goriot.

— Vieil égoïste ! s’écria madame Vauquer,va, je te souhaite de mourir comme un chien.

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— Allez donc voir si vous avez de l’éther,dit à madame Vauquer mademoiselle Michon-neau qui aidée par Poiret avait défait les habitsde Vautrin.

Madame Vauquer descendit chez elle etlaissa mademoiselle Michonneau maîtresse duchamp de bataille.

— Allons, ôtez-lui donc sa chemise et re-tournez-le vite ! Soyez donc bon à quelquechose en m’évitant de voir des nudités, dit-elleà Poiret. Vous restez là comme Baba.

Vautrin retourné, mademoiselle Michon-neau appliqua sur l’épaule du malade une forteclaque, et les deux fatales lettres reparurent enblanc au milieu de la place rouge.

— Tiens, vous avez bien lestement gagnévotre gratification de trois mille francs, s’écriaPoiret en tenant Vautrin debout, pendant quemademoiselle Michonneau lui remettait sachemise. — Ouf ! il est lourd, reprit-il en lecouchant.

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— Taisez-vous. S’il y avait une caisse ? ditvivement la vieille fille dont les yeux sem-blaient percer les murs, tant elle examinaitavec avidité les moindres meubles de lachambre. — Si l’on pouvait ouvrir ce secré-taire, sous un prétexte quelconque ? reprit-elle.

— Ce serait peut-être mal, répondit Poiret.

— Non. L’argent volé, ayant été celui detout le monde, n’est plus à personne. Mais letemps nous manque, répondit-elle. J’entendsla Vauquer.

— Voilà de l’éther, dit madame Vauquer.Par exemple, c’est aujourd’hui la journée auxaventures. Dieu ! cet homme-là ne peut pasêtre malade, il est blanc comme un poulet.

— Comme un poulet ? répéta Poiret.

— Son cœur bat régulièrement, dit la veuveen lui posant la main sur le cœur.

— Régulièrement ? dit Poiret étonné.

— Il est très bien.

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— Vous trouvez ? demanda Poiret.

— Dame ! il a l’air de dormir. Sylvie est al-lée chercher un médecin. Dites donc, made-moiselle Michonneau, il renifle à l’éther. Bah !c’est un se-passe (un spasme). Son pouls estbon. Il est fort comme un Turc. Voyez donc,mademoiselle, quelle palatine il a sur l’estomacil vivra cent ans, cet homme-là ! Sa perruquetient bien tout de même. Tiens, elle est collée,il a de faux cheveux, rapport à ce qu’il estrouge. On dit qu’ils sont tout bons ou toutmauvais, les rouges ! Il serait donc bon, lui ?

— Bon à pendre, dit Poiret.

— Vous voulez dire au cou d’une joliefemme, s’écria vivement mademoiselle Mi-chonneau. Allez-vous-en donc, monsieur Poi-ret. Ça nous regarde, nous autres, de vous soi-gner quand vous êtes malades. D’ailleurs, pource à quoi vous êtes bon, vous pouvez bien vouspromener, ajouta-t-elle. Madame Vauquer et

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moi, nous garderons bien ce cher monsieurVautrin.

Poiret s’en alla doucement et sans murmu-rer, comme un chien à qui son maître donne uncoup de pied. Rastignac était sorti pour mar-cher, pour prendre l’air, il étouffait. Ce crimecommis à heure fixe, il avait voulu l’empêcherla veille. Qu’était-il arrivé ? Que devait-il faire ?Il tremblait d’en être le complice. Le sang-froidde Vautrin l’épouvantait encore.

— Si cependant Vautrin mourait sans par-ler ? se disait Rastignac.

Il allait à travers les allées du Luxembourg,comme s’il eût été traqué par une meute dechiens, et il lui semblait en entendre les aboie-ments.

— Eh ! bien, lui cria Bianchon, as-tu lu le Pi-lote ?

Le Pilote était une feuille radicale dirigéepar monsieur Tissot, et qui donnait pour la

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province, quelques heures après les journauxdu matin, une édition où se trouvaient les nou-velles du jour qui alors avaient, dans les dépar-tements, vingt-quatre heures d’avance sur lesautres feuilles.

— Il s’y trouve une fameuse histoire, ditl’interne de l’hôpital Cochin. Le fils Taillefers’est battu en duel avec le comte Franchessini,de la vieille garde, qui lui a mis deux poucesde fer dans le front. Voilà la petite Victorineun des plus riches partis de Paris. Hein ! sil’on avait su cela ? Quel trente-et-quarante quela mort ! Est-il vrai que Victorine te regardaitd’un bon œil, toi ?

— Tais-toi, Bianchon, je ne l’épouserai ja-mais. J’aime une délicieuse femme, j’en suis ai-mé, je…

— Tu dis cela comme si tu te battais lesflancs pour ne pas être infidèle. Montre-moidonc une femme qui vaille le sacrifice de la for-tune du sieur Taillefer.

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— Tous les démons sont donc après moi ?s’écria Rastignac.

— Après qui donc en as-tu ? es-tu fou ?Donne-moi donc la main, dit Bianchon, que jete tâte le pouls. Tu as la fièvre.

— Va donc chez la mère Vauquer, lui dit Eu-gène, ce scélérat de Vautrin vient de tombercomme mort.

— Ah ! dit Bianchon, qui laissa Rastignacseul, tu me confirmes des soupçons que jeveux aller vérifier.

La longue promenade de l’étudiant en droitfut solennelle. Il fit en quelque sorte le tour desa conscience. S’il frotta, s’il s’examina, s’il hé-sita, du moins sa probité sortit de cette âpre etterrible discussion éprouvée comme une barrede fer qui résiste à tous les essais. Il se souvintdes confidences que le père Goriot lui avaitfaites la veille, il se rappela l’appartement choi-si pour lui près de Delphine, rue d’Artois ; il re-prit sa lettre, la relut, la baisa. — Un tel amour

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est mon ancre de salut, se dit-il. Ce pauvrevieillard a bien souffert par le cœur. Il ne ditrien de ses chagrins, mais qui ne les devineraitpas ! Eh ! bien, j’aurai soin de lui comme d’unpère, je lui donnerai mille jouissances. Si ellem’aime, elle viendra souvent chez moi passerla journée près de lui. Cette grande comtessede Restaud est une infâme, elle ferait un portierde son père. Chère Delphine ! elle est meilleurepour le bonhomme, elle est digne d’être aimée.Ah ! ce soir je serai donc heureux ! Il tira lamontre, l’admira. — Tout m’a réussi ! Quandon s’aime bien pour toujours, l’on peut s’aider,je puis recevoir cela. D’ailleurs, je parviendrai,certes, et pourrai tout rendre au centuple. Iln’y a dans cette liaison ni crime, ni rien quipuisse faire froncer le sourcil à la vertu la plussévère. Combien d’honnêtes gens contractentdes unions semblables ! Nous ne tromponspersonne ; et ce qui nous avilit, c’est le men-songe. Mentir, n’est-ce pas abdiquer ? Elle s’estdepuis longtemps séparée de son mari.

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D’ailleurs je lui dirai, moi, à cet Alsacien, deme céder une femme qu’il lui est impossible derendre heureuse.

Le combat de Rastignac dura longtemps.Quoique la victoire dût rester aux vertus de lajeunesse, il fut néanmoins ramené par une in-vincible curiosité sur les quatre heures et de-mie, à la nuit tombante, vers la maison Vau-quer, qu’il se jurait à lui-même de quitter pourtoujours. Il voulait savoir si Vautrin était mort.Après avoir eu l’idée de lui administrer un vo-mitif, Bianchon avait fait porter à son hôpitalles matières rendues par Vautrin, afin de lesanalyser chimiquement. En voyant l’insistanceque mit mademoiselle Michonneau à vouloirles faire jeter, ses doutes se fortifièrent. Vautrinfut d’ailleurs trop promptement rétabli pourque Bianchon ne soupçonnât pas quelque com-plot contre le joyeux boute-en-train de la pen-sion. À l’heure où rentra Rastignac, Vautrin setrouvait donc debout près du poêle dans lasalle à manger. Attirés plus tôt que de coutume

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par la nouvelle du duel de Taillefer le fils, lespensionnaires, curieux de connaître les détailsde l’affaire et l’influence qu’elle avait eue surla destinée de Victorine, étaient réunis, moinsle père Goriot, et devisaient de cette aventure.Quand Eugène entra, ses yeux rencontrèrentceux de l’imperturbable Vautrin, dont le regardpénétra si avant dans son cœur et y remua sifortement quelques cordes mauvaises, qu’il enfrissonna.

— Eh ! bien, cher enfant, lui dit le forçatévadé, la Camuse aura longtemps tort avecmoi. J’ai, selon ces dames, soutenu victorieu-sement un coup de sang qui aurait dû tuer unbœuf.

— Ah ! vous pouvez bien dire un taureau,s’écria la veuve Vauquer.

— Seriez-vous donc fâché de me voir envie ? dit Vautrin à l’oreille de Rastignac dont ilcrut deviner les pensées. Ce serait d’un hommediantrement fort !

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— Ah, ma foi ! dit Bianchon, mademoiselleMichonneau parlait avant-hier d’un monsieursurnommé Trompe-la-Mort ; ce nom-là vousirait bien.

Ce mot produisit sur Vautrin l’effet de lafoudre : il pâlit et chancela, son regard magné-tique tomba comme un rayon de soleil sur ma-demoiselle Michonneau, à laquelle ce jet devolonté cassa les jarrets. La vieille fille se lais-sa couler sur une chaise. Poiret s’avança vive-ment entre elle et Vautrin, comprenant qu’elleétait en danger, tant la figure du forçat devintférocement significative en déposant lemasque bénin sous lequel se cachait sa vraienature. Sans rien comprendre encore à cedrame, tous les pensionnaires restèrent ébahis.En ce moment, l’on entendit le pas de plusieurshommes, et le bruit de quelques fusils que dessoldats firent sonner sur le pavé de la rue. Aumoment où Collin cherchait machinalementune issue en regardant les fenêtres et les murs,quatre hommes se montrèrent à la porte du sa-

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lon. Le premier était le chef de la police desûreté, les trois autres étaient des officiers depaix.

— Au nom de la loi et du roi, dit un des of-ficiers dont le discours fut couvert par un mur-mure d’étonnement.

Bientôt le silence régna dans la salle à man-ger, les pensionnaires se séparèrent pour livrerpassage à trois de ces hommes, qui tousavaient la main dans leur poche de côté et ytenaient un pistolet armé. Deux gendarmes quisuivaient les agents occupèrent la porte du sa-lon, et deux autres se montrèrent à celle quisortait par l’escalier. Le pas et les fusils de plu-sieurs soldats retentirent sur le pavé caillou-teux qui longeait la façade. Tout espoir de fuitefut donc interdit à Trompe-la-Mort, sur quitous les regards s’arrêtèrent irrésistiblement.Le chef alla droit à lui, commença par lui don-ner sur la tête une tape si violemment appli-quée qu’il fit sauter la perruque et rendit à

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la tête de Collin toute son horreur. Accompa-gnées de cheveux rouge-brique et courts quileur donnaient un épouvantable caractère deforce mêlée de ruse, cette tête et cette face,en harmonie avec le buste, furent intelligem-ment illuminées comme si les feux de l’enferles eussent éclairées. Chacun comprit toutVautrin, son passé, son présent, son avenir, sesdoctrines implacables, la religion de son bonplaisir, la royauté que lui donnaient le cynismede ses pensées, de ses actes, et la force d’uneorganisation faite à tout. Le sang lui montaau visage, et ses yeux brillèrent comme ceuxd’un chat sauvage. Il bondit sur lui-même parun mouvement empreint d’une si féroce éner-gie, il rugit si bien qu’il arracha des cris deterreur à tous les pensionnaires. À ce gestede lion, et s’appuyant de la clameur générale,les agents tirèrent leurs pistolets. Collin com-prit son danger en voyant briller le chien dechaque arme, et donna tout à coup la preuvede la plus haute puissance humaine. Horrible

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et majestueux spectacle ! sa physionomie pré-senta un phénomène qui ne peut être comparéqu’à celui de la chaudière pleine de cette va-peur fumeuse qui soulèverait des montagnes,et que dissout en un clin d’œil une goutte d’eaufroide. La goutte d’eau qui froidit sa rage futune réflexion rapide comme un éclair. Il se mità sourire et regarda sa perruque.

— Tu n’es pas dans tes jours de politesse,dit-il au chef de la police de sûreté. Et il tenditses mains aux gendarmes en les appelant parun signe de tête. Messieurs les gendarmes,mettez-moi les menottes ou les poucettes. Jeprends à témoin les personnes présentes queje ne résiste pas. Un murmure admiratif, arra-ché par la promptitude avec laquelle la lave etle feu sortirent et rentrèrent dans ce volcan hu-main, retentit dans la salle. — Ça te la coupe,monsieur l’enfonceur, reprit le forçat en regar-dant le célèbre directeur de la police judiciaire.

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— Allons, qu’on se déshabille, lui ditl’homme de la petite rue Sainte-Anne d’un airplein de mépris.

— Pourquoi ? dit Collin, il y a des dames. Jene nie rien, et je me rends.

Il fit une pause, et regarda l’assembléecomme un orateur qui va dire des choses sur-prenantes.

— Écrivez, papa Lachapelle, dit-il ens’adressant à un petit vieillard en cheveuxblancs qui s’était assis au bout de la table aprèsavoir tiré d’un portefeuille le procès-verbal del’arrestation. Je reconnais être Jacques Collin,dit Trompe-la-Mort, condamné à vingt ans defers ; et je viens de prouver que je n’ai pas volémon surnom. Si j’avais seulement levé la main,dit-il aux pensionnaires, ces trois mouchards-là répandaient tout mon raisiné sur le trimardomestique de maman Vauquer. Ces drôles semêlent de combiner des guet-apens !

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Madame Vauquer se trouva mal en enten-dant ces mots. — Mon Dieu ! c’est à en faireune maladie ; moi qui étais hier à la Gaîté aveclui, dit-elle à Sylvie.

— De la philosophie, maman, reprit Collin.Est-ce un malheur d’être allée dans ma logehier, à la Gaîté ? s’écria-t-il. Êtes-vousmeilleure que nous ? Nous avons moins d’in-famie sur l’épaule que vous n’en avez dans lecœur, membres flasques d’une société gangre-née : le meilleur d’entre vous ne me résistaitpas. Ses yeux s’arrêtèrent sur Rastignac, au-quel il adressa un sourire gracieux qui contras-tait singulièrement avec la rude expression desa figure. — Notre petit marché va toujours,mon ange, en cas d’acceptation, toutefois !Vous savez ? Il chanta :

Ma Fanchette est charmanteDans sa simplicité.

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— Ne soyez pas embarrassé, reprit-il, jesais faire mes recouvrements. L’on me crainttrop pour me flouer, moi !

Le bagne avec ses mœurs et son langage,avec ses brusques transitions du plaisant àl’horrible, son épouvantable grandeur, sa fami-liarité, sa bassesse, fut tout à coup représen-té dans cette interpellation et par cet homme,qui ne fut plus un homme, mais le type detoute une nation dégénérée, d’un peuple sau-vage et logique, brutal et souple. En un mo-ment Collin devint un poème infernal où sepeignirent tous les sentiments humains, moinsun seul, celui du repentir. Son regard était celuide l’archange déchu qui veut toujours laguerre. Rastignac baissa les yeux en acceptantce cousinage criminel comme une expiation deses mauvaises pensées.

— Qui m’a trahi ? dit Collin en promenantson terrible regard sur l’assemblée. Et l’arrê-tant sur mademoiselle Michonneau : C’est toi,

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lui dit-il, vieille cagnotte, tu m’as donné unfaux coup de sang, curieuse ! En disant deuxmots, je pourrais te faire scier le cou dans huitjours. Je te pardonne, je suis chrétien.D’ailleurs ce n’est pas toi qui m’as vendu. Maisqui ? — Ah ! ah ! vous fouillez là-haut, s’écria-t-il en entendant les officiers de la police ju-diciaire qui ouvraient ses armoires et s’empa-raient de ses effets. Dénichés les oiseaux, en-volés d’hier. Et vous ne saurez rien. Mes livresde commerce sont là, dit-il en se frappant lefront. Je sais qui m’a vendu maintenant. Ce nepeut être que ce gredin de Fil-de-Soie. Pas vrai,père l’empoigneur ? dit-il au chef de police. Ças’accorde trop bien avec le séjour de nos billetsde banque là-haut. Plus rien, mes petits mou-chards. Quant à Fil-de-Soie, il sera terré sousquinze jours, lors même que vous le feriez gar-der par toute votre gendarmerie. — Que luiavez-vous donné, à cette Michonnette ? dit-ilaux gens de la police, quelque millier d’écus ?Je valais mieux que ça, Ninon cariée, Pompa-

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dour en loques, Vénus du Père-Lachaise. Si tum’avais prévenu, tu aurais eu six mille francs.Ah ! tu ne t’en doutais pas, vieille vendeusede chair, sans quoi j’aurais eu la préférence.Oui, je les aurais donnés pour éviter un voyagequi me contrarie et qui me fait perdre de l’ar-gent, disait-il pendant qu’on lui mettait les me-nottes. Ces gens-là vont se faire un plaisir deme traîner un temps infini pour m’otolondrer.S’ils m’envoyaient tout de suite au bagne, je se-rais bientôt rendu à mes occupations, malgrénos petits badauds du quai des Orfèvres. Là-bas, ils vont tous se mettre l’âme à l’enverspour faire évader leur général, ce bon Trompe-la-Mort ! Y a-t-il un de vous qui soit, commemoi, riche de plus de dix mille frères prêts àtout faire pour vous ? demanda-t-il avec fierté.Il y a du bon là, dit-il en se frappant le cœur ;je n’ai jamais trahi personne ! Tiens, cagnotte,vois-les, dit-il en s’adressant à la vieille fille. Ilsme regardent avec terreur, mais toi tu leur sou-lèves le cœur de dégoût. Ramasse ton lot. Il fit

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une pause en contemplant les pensionnaires.— Êtes-vous bêtes, vous autres ! n’avez-vousjamais vu de forçat ? Un forçat de la trempe deCollin, ici présent, est un homme moins lâcheque les autres, et qui proteste contre les pro-fondes déceptions du contrat social, commedit Jean-Jacques, dont je me glorifie d’êtrel’élève. Enfin, je suis seul contre le gouverne-ment avec son tas de tribunaux, de gendarmes,de budgets, et je les roule.

— Diantre ! dit le peintre, il est fameuse-ment beau à dessiner.

— Dis-moi, menin de monseigneur le bour-reau, gouverneur de la VEUVE (nom plein deterrible poésie que les forçats donnent à laguillotine), ajouta-t-il en se tournant vers lechef de la police de sûreté, sois bon enfant, dis-moi si c’est Fil-de-Soie qui m’a vendu ! Je nevoudrais pas qu’il payât pour un autre, ce neserait pas juste.

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En ce moment les agents qui avaient toutouvert et tout inventorié chez lui rentrèrent etparlèrent à voix basse au chef de l’expédition.Le procès-verbal était fini.

— Messieurs, dit Collin en s’adressant auxpensionnaires, ils vont m’emmener. Vous avezété tous très aimables pour moi pendant monséjour ici, j’en aurai de la reconnaissance. Re-cevez mes adieux. Vous me permettrez de vousenvoyer des figues de Provence. Il fit quelquespas, et se retourna pour regarder Rastignac.Adieu, Eugène, dit-il d’une voix douce et tristequi contrastait singulièrement avec le tonbrusque de ses discours. Si tu étais gêné, je t’ailaissé un ami dévoué. Malgré ses menottes, ilput se mettre en garde, fit un appel de maîtred’armes, cria : Une, deux ! et se fendit. En casde malheur, adresse-toi là. Homme et argent,tu peux disposer de tout.

Ce singulier personnage mit assez de bouf-fonnerie dans ces dernières paroles pour

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qu’elles ne pussent être comprises que de Ras-tignac et de lui. Quand la maison fut évacuéepar les gendarmes, par les soldats et par lesagents de la police, Sylvie, qui frottait de vi-naigre les tempes de sa maîtresse, regarda lespensionnaires étonnés.

— Eh ! bien, dit-elle, c’était un bon hommetout de même.

Cette phrase rompit le charme que produi-saient sur chacun l’affluence et la diversité dessentiments excités par cette scène. En ce mo-ment, les pensionnaires, après s’être examinésentre eux, virent tous à la fois mademoiselleMichonneau grêle, sèche et froide autantqu’une momie, tapie près du poêle, les yeuxbaissés, comme si elle eût craint que l’ombrede son abat-jour ne fût pas assez forte pour ca-cher l’expression de ses regards. Cette figure,qui leur était antipathique depuis si longtemps,fut tout à coup expliquée. Un murmure, qui,par sa parfaite unité de son, trahissait un dé-

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goût unanime, retentit sourdement. Mademoi-selle Michonneau l’entendit et resta. Bianchon,le premier, se pencha vers son voisin.

— Je décampe si cette fille doit continuer àdîner avec nous, dit-il à demi-voix.

En un clin d’œil chacun, moins Poiret, ap-prouva la proposition de l’étudiant en méde-cine, qui, fort de l’adhésion générale, s’avançavers le vieux pensionnaire.

— Vous qui êtes lié particulièrement avecmademoiselle Michonneau, lui dit-il, parlez-lui, faites-lui comprendre qu’elle doit s’en allerà l’instant même.

— À l’instant même ? répéta Poiret étonné.

Puis il vint auprès de la vieille, et lui ditquelques mots à l’oreille.

— Mais mon terme est payé, je suis ici pourmon argent comme tout le monde, dit-elle enlançant un regard de vipère sur les pension-naires.

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— Qu’à cela ne tienne, nous nous cotise-rons pour vous le rendre, dit Rastignac.

— Monsieur soutient Collin, répondit-elleen jetant sur l’étudiant un regard venimeuxet interrogateur, il n’est pas difficile de savoirpourquoi.

À ce mot, Eugène bondit comme pour seruer sur la vieille fille et l’étrangler. Ce regard,dont il comprit les perfidies, venait de jeter unehorrible lumière dans son âme.

— Laissez-la donc, s’écrièrent les pension-naires.

Rastignac se croisa les bras et resta muet.

— Finissons-en avec mademoiselle Judas,dit le peintre en s’adressant à madame Vau-quer. Madame, si vous ne mettez pas à la portela Michonneau, nous quittons tous votre ba-raque, et nous dirons partout qu’il ne s’y trouveque des espions et des forçats. Dans le cascontraire, nous nous tairons tous sur cet évé-

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nement, qui, au bout du compte, pourrait ar-river dans les meilleures sociétés, jusqu’à cequ’on marque les galériens au front, et qu’onleur défende de se déguiser en bourgeois deParis et de se faire aussi bêtement farceursqu’ils le sont tous.

À ce discours, madame Vauquer retrouvamiraculeusement la santé, se redressa, se croi-sa les bras, ouvrit ses yeux clairs et sans appa-rence de larmes.

— Mais, mon cher monsieur, vous voulezdonc la ruine de ma maison ? Voilà monsieurVautrin… Oh ! mon Dieu, se dit-elle en s’inter-rompant elle-même, je ne puis pas m’empêcherde l’appeler par son nom d’honnête homme !Voilà, reprit-elle, un appartement vide, et vousvoulez que j’en aie deux de plus à louer dansune saison où tout le monde est casé.

— Messieurs, prenons nos chapeaux, et al-lons dîner place Sorbonne, chez Flicoteaux, ditBianchon.

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Madame Vauquer calcula d’un seul coupd’œil le parti le plus avantageux, et roula jus-qu’à mademoiselle Michonneau.

— Allons, ma chère petite belle, vous nevoulez pas la mort de mon établissement,hein ? Vous voyez à quelle extrémité me ré-duisent ces messieurs ; remontez dans votrechambre pour ce soir.

— Du tout, du tout, crièrent les pension-naires, nous voulons qu’elle sorte à l’instant.

— Mais elle n’a pas dîné, cette pauvre de-moiselle, dit Poiret d’un ton piteux.

— Elle ira dîner où elle voudra, crièrent plu-sieurs voix.

— À la porte, la moucharde !

— À la porte, les mouchards !

— Messieurs, s’écria Poiret, qui s’éleva toutà coup à la hauteur du courage que l’amourprête aux béliers, respectez une personne dusexe.

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— Les mouchards ne sont d’aucun sexe, ditle peintre.

— Fameux sexorama !

— À la portorama !

— Messieurs, ceci est indécent. Quand onrenvoie les gens, on doit y mettre des formes.Nous avons payé, nous restons, dit Poiret ense couvrant de sa casquette et se plaçant surune chaise à côté de mademoiselle Michon-neau, que prêchait madame Vauquer.

— Méchant, lui dit le peintre d’un air co-mique, petit méchant, va !

— Allons, si vous ne vous en allez pas, nousnous en allons, nous autres, dit Bianchon.

Et les pensionnaires firent en masse unmouvement vers le salon.

— Mademoiselle, que voulez-vous donc ?s’écria madame Vauquer, je suis ruinée. Vousne pouvez pas rester, ils vont en venir à desactes de violence.

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Mademoiselle Michonneau se leva.

— Elle s’en ira ! — Elle ne s’en ira pas !— Elle s’en ira ! — Elle ne s’en ira pas ! Cesmots dits alternativement, et l’hostilité despropos qui commençaient à se tenir sur elle,contraignirent mademoiselle Michonneau àpartir, après quelques stipulations faites à voixbasse avec l’hôtesse.

— Je vais chez madame Buneaud, dit-elled’un air menaçant.

— Allez où vous voudrez, mademoiselle, ditmadame Vauquer, qui vit une cruelle injuredans le choix qu’elle faisait d’une maison aveclaquelle elle rivalisait, et qui lui était consé-quemment odieuse. Allez chez la Buneaud,vous aurez du vin à faire danser les chèvres, etdes plats achetés chez les regrattiers.

Les pensionnaires se mirent sur deux filesdans le plus grand silence. Poiret regarda sitendrement mademoiselle Michonneau, il semontra si naïvement indécis, sans savoir s’il

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devait la suivre ou rester, que les pension-naires, heureux du départ de mademoiselle Mi-chonneau, se mirent à rire en se regardant.

— Xi, xi, xi, Poiret, lui cria le peintre. Al-lons, houpe là, haoup !

L’employé au Muséum se mit à chanter co-miquement ce début d’une romance connue :

Partant pour la Syrie,Le jeune et beau Dunois…

— Allez donc, vous en mourez d’envie, tra-hit sua quemque voluptas, dit Bianchon.

— Chacun suit sa particulière, traductionlibre de Virgile, dit le répétiteur.

Mademoiselle Michonneau ayant fait legeste de prendre le bras de Poiret en le re-gardant, il ne put résister à cet appel, et vintdonner son appui à la vieille. Des applaudis-sements éclatèrent, et il y eut une explosion

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de rires. — Bravo, Poiret ! — Ce vieux Poiret !— Apollon-Poiret. — Mars-Poiret. — Coura-geux Poiret !

En ce moment, un commissionnaire entra,remit une lettre à madame Vauquer, qui se lais-sa couler sur sa chaise, après l’avoir lue.

— Mais il n’y a plus qu’à brûler ma maison,le tonnerre y tombe. Le fils Taillefer est mort àtrois heures. Je suis bien punie d’avoir souhaitédu bien à ces dames au détriment de ce pauvrejeune homme. Madame Couture et Victorineme redemandent leurs effets, et vont demeurerchez son père. Monsieur Taillefer permet à safille de garder la veuve Couture comme demoi-selle de compagnie. Quatre appartements va-cants, cinq pensionnaires de moins ! Elle s’assitet parut près de pleurer. Le malheur est entréchez moi, s’écria-t-elle.

Le roulement d’une voiture qui s’arrêtait re-tentit tout à coup dans la rue.

— Encore quelque chape-chute, dit Sylvie.

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Goriot montra soudain une physionomiebrillante et colorée de bonheur, qui pouvaitfaire croire à sa régénération.

— Goriot en fiacre, dirent les pension-naires, la fin du monde arrive.

Le bonhomme alla droit à Eugène, qui res-tait pensif dans un coin, et le prit par le bras :— Venez, lui dit-il d’un air joyeux.

— Vous ne savez donc pas ce qui se passe ?lui dit Eugène. Vautrin était un forçat que l’onvient d’arrêter, et le fils Taillefer est mort.

— Eh ! bien, qu’est-ce que ça nous fait ? ré-pondit le père Goriot. Je dîne avec ma fille,chez vous, entendez-vous ? Elle vous attend,venez !

Il tira si violemment Rastignac par le bras,qu’il le fit marcher de force, et parut l’enlevercomme si c’eût été sa maîtresse.

— Dînons, cria le peintre.

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En ce moment chacun prit sa chaise et s’at-tabla.

— Par exemple, dit la grosse Sylvie, toutest malheur aujourd’hui, mon haricot de mou-ton s’est attaché. Bah ! vous le mangerez brûlé,tant pire !

Madame Vauquer n’eut pas le courage dedire un mot en ne voyant que dix personnesau lieu de dix-huit autour de sa table ; maischacun tenta de la consoler et de l’égayer. Sid’abord les externes s’entretinrent de Vautrinet des événements de la journée, ils obéirentbientôt à l’allure serpentine de leur conversa-tion, et se mirent à parler des duels, du bagne,de la justice, des lois à refaire, des prisons.Puis ils se trouvèrent à mille lieues de JacquesCollin, de Victorine et de son frère. Quoiqu’ilsne fussent que dix, ils crièrent comme vingt,et semblaient être plus nombreux qu’à l’ordi-naire ; ce fut toute la différence qu’il y eut entrece dîner et celui de la veille. L’insouciance ha-

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bituelle de ce monde égoïste qui, le lendemain,devait avoir dans les événements quotidiensde Paris une autre proie à dévorer, reprit ledessus, et madame Vauquer elle-même se lais-sa calmer par l’espérance, qui emprunta la voixde la grosse Sylvie.

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Cette journée devait être jusqu’au soir unefantasmagorie pour Eugène, qui, malgré laforce de son caractère et la bonté de sa tête,ne savait comment classer ses idées, quand ilse trouva dans le fiacre à côté du père Goriotdont les discours trahissaient une joie inac-coutumée, et retentissaient à son oreille, aprèstant d’émotions, comme les paroles que nousentendons en rêve.

— C’est fini de ce matin. Nous dînons tousles trois ensemble, ensemble ! comprenez-vous ? Voici quatre ans que je n’ai dîné avec maDelphine, ma petite Delphine. Je vais l’avoir àmoi pendant toute une soirée. Nous sommeschez vous depuis ce matin. J’ai travaillécomme un manœuvre, habit bas. J’aidais àporter les meubles. Ah ! ah ! vous ne savez pascomme elle est gentille à table, elle s’occupe-ra de moi : « Tenez, papa, mangez donc de ce-la, c’est bon. » Et alors je ne peux pas manger.

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Oh ! y a-t-il longtemps que je n’ai été tranquilleavec elle comme nous allons l’être !

— Mais, lui dit Eugène, aujourd’hui lemonde est donc renversé ?

— Renversé ? dit le père Goriot. Mais à au-cune époque le monde n’a si bien été. Je nevois que des figures gaies dans les rues, desgens qui se donnent des poignées de main,et qui s’embrassent ; des gens heureux commes’ils allaient tous dîner chez leurs filles, y gobi-chonner un bon petit dîner qu’elle a commandédevant moi au chef du café des Anglais. Mais,bah ! près d’elle le chicotin serait doux commemiel.

— Je crois revenir à la vie, dit Eugène.

— Mais marchez donc, cocher, cria le pèreGoriot en ouvrant la glace de devant. Allezdonc plus vite, je vous donnerai cent sous pourboire si vous me menez en dix minutes là oùvous savez. En entendant cette promesse, le

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cocher traversa Paris avec la rapidité del’éclair.

— Il ne va pas, ce cocher, disait le père Go-riot.

— Mais où me conduisez-vous donc, lui de-manda Rastignac.

— Chez vous, dit le père Goriot.

La voiture s’arrêta rue d’Artois. Le bon-homme descendit le premier et jeta dix francsau cocher, avec la prodigalité d’un hommeveuf qui, dans le paroxysme de son plaisir, neprend garde à rien.

— Allons, montons, dit-il à Rastignac en luifaisant traverser une cour et le conduisant àla porte d’un appartement situé au troisièmeétage, sur le derrière d’une maison neuve et debelle apparence. Le père Goriot n’eut pas be-soin de sonner. Thérèse, la femme de chambrede madame de Nucingen, leur ouvrit la porte.Eugène se vit dans un délicieux appartement

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de garçon, composé d’une antichambre, d’unpetit salon, d’une chambre à coucher et d’uncabinet ayant vue sur un jardin. Dans le petitsalon, dont l’ameublement et le décor pou-vaient soutenir la comparaison avec ce qu’il yavait de plus joli, de plus gracieux, il aperçut,à la lumière des bougies, Delphine, qui se levad’une causeuse, au coin du feu, mit son écransur la cheminée, et lui dit avec une intonationde voix chargée de tendresse : — Il a donc falluvous aller chercher, monsieur qui ne compre-nez rien.

Thérèse sortit. L’étudiant prit Delphinedans ses bras, la serra vivement et pleura dejoie. Ce dernier contraste entre ce qu’il voyaitet ce qu’il venait de voir, dans un jour où tantd’irritations avaient fatigué son cœur et sa tête,détermina chez Rastignac un accès de sensibi-lité nerveuse.

— Je savais bien, moi, qu’il t’aimait, dit toutbas le père Goriot à sa fille pendant qu’Eugène

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abattu gisait sur la causeuse sans pouvoir pro-noncer une parole ni se rendre compte encorede la manière dont ce dernier coup de baguetteavait été frappé.

— Mais venez donc voir, lui dit madame deNucingen en le prenant par la main et l’em-menant dans une chambre dont les tapis, lesmeubles et les moindres détails lui rappelèrent,en de plus petites proportions, celle de Del-phine.

— Il y manque un lit, dit Rastignac.

— Oui, monsieur, dit-elle en rougissant etlui serrant la main.

Eugène la regarda, et comprit, jeune en-core, tout ce qu’il y avait de pudeur vraie dansun cœur de femme aimante.

— Vous êtes une de ces créatures que l’ondoit adorer toujours, lui dit-elle à l’oreille. Oui,j’ose vous le dire, puisque nous nous compre-nons si bien : plus vif et sincère est l’amour,

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plus il doit être voilé, mystérieux. Ne donnonsnotre secret à personne.

— Oh ! je ne serai pas quelqu’un, moi, dit lepère Goriot en grognant.

— Vous savez bien que vous êtes nous,vous…

— Ah ! voilà ce que je voulais. Vous ne ferezpas attention à moi, n’est-ce pas ? J’irai, jeviendrai comme un bon esprit qui est partout,et qu’on sait être là sans le voir. Eh ! bien, Del-phinette, Ninette, Dedel ! n’ai-je pas eu raisonde te dire : « Il y a un joli appartement rued’Artois, meublons-le pour lui ! » Tu ne vou-lais pas. Ah ! c’est moi qui suis l’auteur de tajoie, comme je suis l’auteur de tes jours. Lespères doivent toujours donner pour être heu-reux. Donner toujours, c’est ce qui fait qu’onest père.

— Comment ? dit Eugène.

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— Oui, elle ne voulait pas, elle avait peurqu’on ne dît des bêtises, comme si le mondevalait le bonheur ! Mais toutes les femmesrêvent de faire ce qu’elle fait…

Le père Goriot parlait tout seul, madame deNucingen avait emmené Rastignac dans le ca-binet où le bruit d’un baiser retentit, quelquelégèrement qu’il fût pris. Cette pièce était enrapport avec l’élégance de l’appartement, danslequel d’ailleurs rien ne manquait.

— A-t-on bien deviné vos vœux ? dit-elle enrevenant dans le salon pour se mettre à table.

— Oui, dit-il, trop bien. Hélas ! ce luxe sicomplet, ces beaux rêves réalisés, toutes lespoésies d’une vie jeune, élégante, je les senstrop pour ne pas les mériter ; mais je ne puisles accepter de vous, et je suis trop pauvre en-core pour…

— Ah ! ah ! vous me résistez déjà, dit-elled’un petit air d’autorité railleuse en faisant unede ces jolies moues que font les femmes quand

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elles veulent se moquer de quelque scrupulepour le mieux dissiper.

Eugène s’était trop solennellement interro-gé pendant cette journée, et l’arrestation deVautrin, en lui montrant la profondeur del’abîme dans lequel il avait failli rouler, venaitde trop bien corroborer ses sentiments nobleset sa délicatesse pour qu’il cédât à cette cares-sante réfutation de ses idées généreuses. Uneprofonde tristesse s’empara de lui.

— Comment ! dit madame de Nucingen,vous refuseriez ? Savez-vous ce que signifie unrefus semblable ? Vous doutez de l’avenir, vousn’osez pas vous lier à moi. Vous avez donc peurde trahir mon affection ? Si vous m’aimez, sije… vous aime, pourquoi reculez-vous devantd’aussi minces obligations ? Si vous connais-siez le plaisir que j’ai eu à m’occuper de toutce ménage de garçon, vous n’hésiteriez pas, etvous me demanderiez pardon. J’avais de l’ar-gent à vous, je l’ai bien employé, voilà tout.

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Vous croyez être grand, et vous êtes petit. Vousdemandez bien plus… (Ah ! dit-elle en saisis-sant un regard de passion chez Eugène) et vousfaites des façons pour des niaiseries. Si vousne m’aimez point, oh ! oui, n’acceptez pas. Monsort est dans un mot. Parlez ? Mais, mon père,dites-lui donc quelques bonnes raisons, ajouta-t-elle en se tournant vers son père après unepause. Croit-il que je ne sois pas moins cha-touilleuse que lui sur notre honneur ?

Le père Goriot avait le sourire fixe d’un thé-riaki en voyant, en écoutant cette jolie que-relle.

— Enfant ! vous êtes à l’entrée de la vie, re-prit-elle en saisissant la main d’Eugène, voustrouvez une barrière insurmontable pour beau-coup de gens, une main de femme vous l’ouvre,et vous reculez ! Mais vous réussirez, vous fe-rez une brillante fortune, le succès est écritsur votre beau front. Ne pourrez-vous pas alorsme rendre ce que je vous prête aujourd’hui ?

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Autrefois les dames ne donnaient-elles pas àleurs chevaliers des armures, des épées, descasques, des cottes de mailles, des chevaux,afin qu’ils pussent aller combattre en leur nomdans les tournois ? Eh ! bien, Eugène, leschoses que je vous offre sont les armes del’époque, des outils nécessaires à qui veut êtrequelque chose. Il est joli, le grenier où vousêtes, s’il ressemble à la chambre de papa.Voyons, nous ne dînerons donc pas ? Voulez-vous m’attrister ? Répondez donc ? dit-elle enlui secouant la main. Mon Dieu, papa, décide-le donc, ou je sors et ne le revois jamais.

— Je vais vous décider, dit le père Gorioten sortant de son extase. Mon cher monsieurEugène, vous allez emprunter de l’argent à desjuifs, n’est-ce pas ?

— Il le faut bien, dit-il.

— Bon, je vous tiens, reprit le bonhommeen tirant un mauvais portefeuille en cuir toutusé. Je me suis fait juif, j’ai payé toutes les

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factures, les voici. Vous ne devez pas un cen-time pour tout ce qui se trouve ici. Ça ne faitpas une grosse somme, tout au plus cinq millefrancs. Je vous les prête, moi ! Vous ne me re-fuserez pas, je ne suis pas une femme. Vousm’en ferez une reconnaissance sur un chiffonde papier, et vous me les rendrez plus tard.

Quelques pleurs roulèrent à la fois dans lesyeux d’Eugène et de Delphine, qui se regar-dèrent avec surprise. Rastignac tendit la mainau bonhomme et la lui serra.

— Eh ! bien, quoi ! n’êtes-vous pas mes en-fants ? dit Goriot.

— Mais, mon pauvre père, dit madame deNucingen, comment avez-vous donc fait ?

— Ah ! nous y voilà, répondit-il. Quand jet’ai eu décidée à le mettre près de toi, que je t’aivue achetant des choses comme pour une ma-riée, je me suis dit : « Elle va se trouver dansl’embarras ! L’avoué prétend que le procès à in-tenter à ton mari, pour lui faire rendre ta for-

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tune, durera plus de six mois. Bon. J’ai ven-du mes treize cent cinquante livres de renteperpétuelle ; je me suis fait, avec quinze millefrancs, douze cents francs de rentes viagèresbien hypothéquées, et j’ai payé vos marchandsavec le reste du capital, mes enfants. Moi, j’ailà-haut une chambre de cinquante écus par an,je peux vivre comme un prince avec quarantesous par jour, et j’aurai encore du reste. Jen’use rien, il ne me faut presque pas d’habits.Voilà quinze jours que je ris dans ma barbe enme disant : « Vont-ils être heureux ! » Eh ! bien,n’êtes-vous pas heureux ?

— Oh ! papa, papa ! dit madame de Nucin-gen en sautant sur son père qui la reçut surses genoux. Elle le couvrit de baisers, lui ca-ressa les joues avec ses cheveux blonds, etversa des pleurs sur ce vieux visage épanoui,brillant. — Cher père, vous êtes un père ! Non,il n’existe pas deux pères comme vous sous leciel. Eugène vous aimait bien déjà, que sera-cemaintenant !

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— Mais, mes enfants, dit le père Goriot quidepuis dix ans n’avait pas senti le cœur desa fille battre sur le sien, mais, Delphinette,tu veux donc me faire mourir de joie ! Monpauvre cœur se brise. Allez, monsieur Eugène,nous sommes déjà quittes ! Et le vieillard ser-rait sa fille par une étreinte si sauvage, si déli-rante qu’elle dit : — Ah ! tu me fais mal. — Jet’ai fait mal ! dit-il en pâlissant. Il la regardad’un air surhumain de douleur. Pour bienpeindre la physionomie de ce Christ de la Pa-ternité, il faudrait aller chercher des compa-raisons dans les images que les princes de lapalette ont inventées pour peindre la passionsoufferte au bénéfice des mondes par le Sau-veur des hommes. Le père Goriot baisa biendoucement la ceinture que ses doigts avaienttrop pressée. — Non, non, je ne t’ai pas faitmal ; reprit-il en la questionnant par un sou-rire ; c’est toi qui m’as fait mal avec ton cri. Çacoûte plus cher, dit-il à l’oreille de sa fille en

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la lui baisant avec précaution, mais faut l’attra-per, sans quoi il se fâcherait.

Eugène était pétrifié par l’inépuisable dé-vouement de cet homme, et le contemplait enexprimant cette naïve admiration qui, au jeuneâge, est de la foi.

— Je serai digne de tout cela, s’écria-t-il.

— Ô mon Eugène, c’est beau ce que vousvenez de dire-là. Et madame de Nucingen bai-sa l’étudiant au front.

— Il a refusé pour toi mademoiselle Taille-fer et ses millions, dit le père Goriot. Oui, ellevous aimait, la petite ; et, son frère mort, lavoilà riche comme Crésus.

— Oh ! pourquoi le dire ? s’écria Rastignac.

— Eugène, lui dit Delphine à l’oreille, main-tenant j’ai un regret pour ce soir. Ah ! je vousaimerai bien, moi ! et toujours.

— Voilà la plus belle journée que j’aie euedepuis vos mariages, s’écria le père Goriot. Le

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bon Dieu peut me faire souffrir tant qu’il luiplaira, pourvu que ce ne soit pas par vous, jeme dirai : En février de cette année, j’ai étépendant un moment plus heureux que leshommes ne peuvent l’être pendant toute leurvie. Regarde-moi, Fifine ! dit-il à sa fille. Elleest bien belle, n’est-ce pas ? Dites-moi donc,avez-vous rencontré beaucoup de femmes quiaient ses jolies couleurs et sa petite fossette ?Non, pas vrai ? Eh ! bien, c’est moi qui ait faitcet amour de femme. Désormais, en se trou-vant heureuse par vous, elle deviendra millefois mieux. Je puis aller en enfer, mon voisin,dit-il, s’il vous faut ma part de paradis, je vousla donne. Mangeons, mangeons, reprit-il en nesachant plus ce qu’il disait, tout est à nous.

— Ce pauvre père !

— Si tu savais, mon enfant, dit-il en se le-vant et allant à elle, lui prenant la tête et la bai-sant au milieu de ses nattes de cheveux, com-bien tu peux me rendre heureux à bon marché !

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viens me voir quelquefois, je serai là-haut, tun’auras qu’un pas à faire. Promets-le-moi, dis !

— Oui, cher père.

— Dis encore.

— Oui, mon bon père.

— Tais-toi, je te le ferais dire cent fois si jem’écoutais. Dînons.

La soirée tout entière fut employée en en-fantillages, et le père Goriot ne se montra pasle moins fou des trois. Il se couchait aux piedsde sa fille pour les baiser ; il la regardait long-temps dans les yeux ; il frottait sa tête contresa robe ; enfin il faisait des folies comme en au-rait fait l’amant le plus jeune et le plus tendre.

— Voyez-vous ? dit Delphine à Eugène,quand mon père est avec nous, il faut être toutà lui. Ce sera pourtant bien gênant quelquefois.

Eugène, qui s’était senti déjà plusieurs foisdes mouvements de jalousie, ne pouvait pas

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blâmer ce mot, qui renfermait le principe detoutes les ingratitudes.

— Et quand l’appartement sera-t-il fini ? ditEugène en regardant autour de la chambre. Ilfaudra donc nous quitter ce soir ?

— Oui, mais demain vous viendrez dîneravec moi, dit-elle d’un air fin. Demain est unjour d’Italiens.

— J’irai au parterre, moi, dit le père Goriot.

Il était minuit. La voiture de madame deNucingen attendait. Le père Goriot et l’étudiantretournèrent à la Maison-Vauquer en s’entre-tenant de Delphine avec un croissant enthou-siasme qui produisit un curieux combat d’ex-pressions entre ces deux violentes passions.Eugène ne pouvait pas se dissimuler quel’amour du père, qu’aucun intérêt personneln’entachait, écrasait le sien par sa persistanceet par son étendue. L’idole était toujours pureet belle pour le père, et son adoration s’ac-croissait de tout le passé comme de l’avenir. Ils

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trouvèrent madame Vauquer seule au coin deson poêle, entre Sylvie et Christophe. La vieillehôtesse était là comme Marius sur les ruinesde Carthage. Elle attendait les deux seuls pen-sionnaires qui lui restassent, en se désolantavec Sylvie. Quoique lord Byron ait prêté d’as-sez belles lamentations au Tasse, elles sontbien loin de la profonde vérité de celles quiéchappaient à madame Vauquer.

— Il n’y aura donc que trois tasses de caféà faire demain matin, Sylvie. Hein ! ma maisondéserte, n’est-ce pas à fendre le cœur ? Qu’est-ce que la vie sans mes pensionnaires ? Riendu tout. Voilà ma maison démeublée de seshommes. La vie est dans les meubles. Qu’ai-je fait au ciel pour m’être attiré tous ces dé-sastres ? Nos provisions de haricots et depommes de terre sont faites pour vingt per-sonnes. La police chez moi ! Nous allons doncne manger que des pommes de terre ! Je ren-verrai donc Christophe !

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Le Savoyard, qui dormait, se réveilla sou-dain et dit :

— Madame ?

— Pauvre garçon ! c’est comme un dogue,dit Sylvie.

— Une saison morte, chacun s’est casé.D’où me tombera-t-il des pensionnaires ? J’enperdrai la tête. Et cette sibylle de Michonneauqui m’enlève Poiret ! Qu’est-ce qu’elle lui fai-sait donc pour s’être attaché cet homme-là, quila suit comme un toutou ?

— Ah ! dame ! fit Sylvie en hochant la tête,ces vieilles filles, ça connaît les rubriques.

— Ce pauvre monsieur Vautrin dont ils ontfait un forçat, reprit la veuve, eh ! bien, Sylvie,c’est plus fort que moi, je ne le crois pas en-core. Un homme gai comme ça, qui prenaitdu gloria pour quinze francs par mois, et quipayait rubis sur l’ongle !

— Et qui était généreux ! dit Christophe.

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— Il y a erreur, dit Sylvie.

— Mais, non, il a avoué lui-même, repritmadame Vauquer. Et dire que toutes ceschoses-là sont arrivées chez moi, dans unquartier où il ne passe pas un chat ! Foi d’hon-nête femme, je rêve. Car, vois-tu, nous avonsvu Louis XVI avoir son accident, nous avonsvu tomber l’empereur, nous l’avons vu reveniret retomber, tout cela c’était dans l’ordre deschoses possibles ; tandis qu’il n’y a point dechances contre des pensions bourgeoises : onpeut se passer de roi, mais il faut toujoursqu’on mange ; et quand une honnête femme,née de Conflans, donne à dîner avec toutesbonnes choses, mais à moins que la fin dumonde n’arrive… Mais, c’est ça, c’est la fin dumonde.

— Et penser que mademoiselle Michon-neau, qui vous fait tout ce tort, va recevoir, àce qu’on dit, mille écus de rente, s’écria Sylvie.

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— Ne m’en parle pas, ce n’est qu’une scélé-rate ! dit madame Vauquer. Et elle va chez laBuneaud, par-dessus le marché ! Mais elle estcapable de tout, elle a dû faire des horreurs,elle a tué, volé dans son temps. Elle devaitaller au bagne à la place de ce pauvre cherhomme…

En ce moment Eugène et le père Goriotsonnèrent.

— Ah ! voilà mes deux fidèles, dit la veuveen soupirant.

Les deux fidèles, qui n’avaient qu’un fort lé-ger souvenir des désastres de la pension bour-geoise, annoncèrent sans cérémonie à leur hô-tesse qu’ils allaient demeurer à la Chaussée-d’Antin.

— Ah, Sylvie ! dit la veuve, voilà mon der-nier atout. Vous m’avez donné le coup de lamort, messieurs ! ça m’a frappée dans l’esto-mac. J’ai une barre là. Voilà une journée qui memet dix ans de plus sur la tête. Je deviendrai

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folle, ma parole d’honneur ! Que faire des hari-cots ? Ah ! bien, si je suis seule ici, tu t’en irasdemain, Christophe. Adieu, messieurs, bonnenuit.

— Qu’a-t-elle donc ? demanda Eugène àSylvie.

— Dame ! voilà tout le monde parti parsuite des affaires. Ça lui a troublé la tête. Al-lons, je l’entends qui pleure. Ça lui fera du biende chigner. Voilà la première fois qu’elle se videles yeux depuis que je suis à son service.

Le lendemain, madame Vauquer s’était, sui-vant son expression, raisonnée. Si elle parut af-fligée comme une femme qui avait perdu tousses pensionnaires, et dont la vie était boule-versée, elle avait toute sa tête, et montra cequ’était la vraie douleur, une douleur profonde,la douleur causée par l’intérêt froissé, par leshabitudes rompues. Certes, le regard qu’unamant jette sur les lieux habités par sa maî-tresse, en les quittant, n’est pas plus triste que

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ne le fut celui de madame Vauquer sur sa tablevide. Eugène la consola en lui disant que Bian-chon, dont l’internat finissait dans quelquesjours, viendrait sans doute le remplacer ; quel’employé du Muséum avait souvent manifestéle désir d’avoir l’appartement de madame Cou-ture, et que dans peu de jours elle aurait re-monté son personnel.

— Dieu vous entende, mon cher monsieur !mais le malheur est ici. Avant dix jours, la morty viendra, vous verrez, lui dit-elle en jetant unregard lugubre sur la salle à manger. Qui pren-dra-t-elle ?

— Il fait bon déménager, dit tout bas Eu-gène au père Goriot.

— Madame, dit Sylvie en accourant effarée,voici trois jours que je n’ai vu Mistigris.

— Ah ! bien, si mon chat est mort, s’il nousa quittés, je…

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La pauvre veuve n’acheva pas, elle joignitles mains et se renversa sur le dos de son fau-teuil accablée par ce terrible pronostic.

Vers midi, heure à laquelle les facteurs ar-rivaient dans le quartier du Panthéon, Eugènereçut une lettre élégamment enveloppée, ca-chetée aux armes de Beauséant. Elle contenaitune invitation adressée à monsieur et à ma-dame de Nucingen pour le grand bal annoncédepuis un mois, et qui devait avoir lieu chez lavicomtesse. À cette invitation était joint un pe-tit mot pour Eugène :

« J’ai pensé, monsieur, que vous vous char-geriez avec plaisir d’être l’interprète de messentiments auprès de madame de Nucingen ;je vous envoie l’invitation que vous m’avez de-mandée, et serai charmée de faire la connais-sance de la sœur de madame de Restaud. Ame-nez-moi donc cette jolie personne, et faites ensorte qu’elle ne prenne pas toute votre affec-

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tion, vous m’en devez beaucoup en retour decelle que je vous porte.

» Vicomtesse DE BEAUSÉANT. »

— Mais, se dit Eugène en relisant ce billet,madame de Beauséant me dit assez clairementqu’elle ne veut pas du baron de Nucingen. Ilalla promptement chez Delphine, heureuxd’avoir à lui procurer une joie dont il recevraitsans doute le prix. Madame de Nucingen étaitau bain. Rastignac attendit dans le boudoir, enbutte aux impatiences naturelles à un jeunehomme ardent et pressé de prendre possessiond’une maîtresse, l’objet de deux ans de désirs.C’est des émotions qui ne se rencontrent pasdeux fois dans la vie des jeunes gens. La pre-mière femme réellement femme à laquelle s’at-tache un homme, c’est-à-dire celle qui se pré-sente à lui dans la splendeur des accompagne-ments que veut la société parisienne, celle-làn’a jamais de rivale. L’amour à Paris ne res-

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semble en rien aux autres amours. Ni leshommes ni les femmes n’y sont dupes desmontres pavoisées de lieux communs que cha-cun étale par décence sur ses affections soi-disant désintéressées. En ce pays, une femmene doit pas satisfaire seulement le cœur et lessens, elle sait parfaitement qu’elle a de plusgrandes obligations à remplir envers les millevanités dont se compose la vie. Là surtoutl’amour est essentiellement vantard, effronté,gaspilleur, charlatan et fastueux. Si toutes lesfemmes de la cour de Louis XIV ont envié àmademoiselle de La Vallière l’entraînement depassion qui fit oublier à ce grand prince queses manchettes coûtaient chacune mille écusquand il les déchira pour faciliter au duc deVermandois son entrée sur la scène du monde,que peut-on demander au reste de l’humanité ?Soyez jeunes, riches et titrés, soyez mieux en-core si vous pouvez ; plus vous apporterez degrains d’encens à brûler devant l’idole, pluselle vous sera favorable, si toutefois vous avez

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une idole. L’amour est une religion, et son cultedoit coûter plus cher que celui de toutes lesautres religions ; il passe promptement, etpasse en gamin qui tient à marquer son pas-sage par des dévastations. Le luxe du senti-ment est la poésie des greniers ; sans cette ri-chesse, qu’y deviendrait l’amour ? S’il est desexceptions à ces lois draconiennes du code pa-risien, elles se rencontrent dans la solitude,chez les âmes qui ne se sont point laissé en-traîner par les doctrines sociales, qui viventprès de quelque source aux eaux claires, fugi-tives mais incessantes ; qui, fidèles à leurs om-brages verts, heureuses d’écouter le langagede l’infini, écrit pour elles en toute chose etqu’elles retrouvent en elles-mêmes, attendentpatiemment leurs ailes en plaignant ceux de laterre. Mais Rastignac, semblable à la plupartdes jeunes gens, qui, par avance, ont goûtéles grandeurs, voulait se présenter tout armédans la lice du monde ; il en avait épousé lafièvre, et se sentait peut-être la force de le do-

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miner, mais sans connaître ni les moyens ni lebut de cette ambition. À défaut d’un amour puret sacré, qui remplit la vie, cette soif du pou-voir peut devenir une belle chose ; il suffit dedépouiller tout intérêt personnel et de se pro-poser la grandeur d’un pays pour objet. Maisl’étudiant n’était pas encore arrivé au pointd’où l’homme peut contempler le cours de lavie et la juger. Jusqu’alors il n’avait même pascomplétement secoué le charme des fraîcheset suaves idées qui enveloppent comme d’unfeuillage la jeunesse des enfants élevés en pro-vince. Il avait continuellement hésité à franchirle Rubicon parisien. Malgré ses ardentes cu-riosités, il avait toujours conservé quelques ar-rière-pensées de la vie heureuse que mène levrai gentilhomme dans son château. Néan-moins ses derniers scrupules avaient disparula veille, quand il s’était vu dans son apparte-ment. En jouissant des avantages matériels dela fortune, comme il jouissait depuis longtempsdes avantages moraux que donne la naissance,

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il avait dépouillé sa peau d’homme de pro-vince, et s’était doucement établi dans une po-sition d’où il découvrait un bel avenir. Aussi,en attendant Delphine, mollement assis dansce joli boudoir qui devenait un peu le sien, sevoyait-il si loin du Rastignac venu l’année der-nière à Paris, qu’en le lorgnant par un effetd’optique morale, il se demandait s’il se res-semblait en ce moment à lui-même.

— Madame est dans sa chambre, vint luidire Thérèse qui le fit tressaillir.

Il trouva Delphine étendue sur sa causeuse,au coin du feu, fraîche, reposée. À la voir ainsiétalée sur des flots de mousseline, il était im-possible de ne pas la comparer à ces bellesplantes de l’Inde dont le fruit vient dans lafleur.

— Eh ! bien, nous voilà, dit-elle avec émo-tion.

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— Devinez ce que je vous apporte, dit Eu-gène en s’asseyant près d’elle et lui prenant lebras pour lui baiser la main.

Madame de Nucingen fit un mouvement dejoie en lisant l’invitation. Elle tourna sur Eu-gène ses yeux mouillés, et lui jeta ses bras aucou pour l’attirer à elle dans un délire de satis-faction vaniteuse.

— Et c’est vous (toi, lui dit-elle à l’oreille ;mais Thérèse est dans mon cabinet de toilette,soyons prudents !), vous à qui je dois ce bon-heur ? Oui, j’ose appeler cela un bonheur. Ob-tenu par vous, n’est-ce pas plus qu’un triomphed’amour-propre ? Personne ne m’a voulu pré-senter dans ce monde. Vous me trouverezpeut-être en ce moment petite, frivole, légèrecomme une Parisienne ; mais pensez, monami, que je suis prête à tout vous sacrifier, etque, si je souhaite plus ardemment que jamaisd’aller dans le faubourg Saint-Germain, c’estque vous y êtes.

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— Ne pensez-vous pas, dit Eugène, que ma-dame de Beauséant a l’air de nous dire qu’ellene compte pas voir le baron de Nucingen à sonbal ?

— Mais oui, dit la baronne en rendant lalettre à Eugène. Ces femmes-là ont le génie del’impertinence. Mais n’importe, j’irai. Ma sœurdoit s’y trouver, je sais qu’elle prépare une toi-lette délicieuse. Eugène, reprit-elle à voixbasse, elle y va pour dissiper d’affreux soup-çons. Vous ne savez pas les bruits qui courentsur elle ? Nucingen est venu me dire ce matinqu’on en parlait hier au Cercle sans se gêner.À quoi tient, mon Dieu ! l’honneur des femmeset des familles ! Je me suis sentie attaquée,blessée dans ma pauvre sœur. Selon certainespersonnes, monsieur de Trailles aurait souscritdes lettres de change montant à cent millefrancs, presque toutes échues, et pour les-quelles il allait être poursuivi. Dans cette ex-trémité, ma sœur aurait vendu ses diamants àun juif, ces beaux diamants que vous avez pu

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lui voir, et qui viennent de madame de Res-taud la mère. Enfin, depuis deux jours, il n’estquestion que de cela. Je conçois alors qu’Anas-tasie se fasse faire une robe lamée, et veuilleattirer sur elle tous les regards chez madamede Beauséant, en y paraissant dans tout sonéclat et avec ses diamants. Mais je ne veuxpas être au-dessous d’elle. Elle a toujours cher-ché à m’écraser, elle n’a jamais été bonne pourmoi, qui lui rendais tant de services, qui avaistoujours de l’argent pour elle quand elle n’enavait pas. Mais laissons le monde, aujourd’huije veux être tout heureuse.

Rastignac était encore à une heure du matinchez madame de Nucingen, qui, en lui prodi-guant l’adieu des amants, cet adieu plein desjoies à venir, lui dit avec une expression demélancolie : — Je suis si peureuse, si supersti-tieuse, donnez à mes pressentiments le nomqu’il vous plaira, que je tremble de payer monbonheur par quelque affreuse catastrophe.

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— Enfant, dit Eugène.

— Ah ! c’est moi qui suis l’enfant ce soir,dit-elle en riant.

Eugène revint à la maison Vauquer avec lacertitude de la quitter le lendemain, il s’aban-donna donc pendant la route à ces jolis rêvesque font tous les jeunes gens quand ils ont en-core sur les lèvres le goût du bonheur.

— Eh bien ? lui dit le père Goriot quandRastignac passa devant sa porte.

— Eh ! bien, répondit Eugène, je vous diraitout demain.

— Tout, n’est-ce pas ? cria le bonhomme.Couchez-vous. Nous allons commencer de-main notre vie heureuse.

Le lendemain, Goriot et Rastignac n’atten-daient plus que le bon vouloir d’un commis-sionnaire pour partir de la pension bourgeoise,quand vers midi le bruit d’un équipage qui s’ar-rêtait précisément à la porte de la maison Vau-

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quer retentit dans la rue Neuve-Sainte-Gene-viève. Madame de Nucingen descendit de savoiture, demanda si son père était encore à lapension. Sur la réponse affirmative de Sylvie,elle monta lestement l’escalier. Eugène se trou-vait chez lui sans que son voisin le sût. Il avait,en déjeunant, prié le père Goriot d’emporterses effets, en lui disant qu’ils se retrouveraientà quatre heures rue d’Artois. Mais, pendant quele bonhomme avait été chercher des porteurs,Eugène, ayant promptement répondu à l’appelde l’école, était revenu sans que personne l’eûtaperçu, pour compter avec madame Vauquer,ne voulant pas laisser cette charge à Goriot,qui, dans son fanatisme, aurait sans doute payépour lui. L’hôtesse était sortie. Eugène remon-ta chez lui pour voir s’il n’y oubliait rien, ets’applaudit d’avoir eu cette pensée en voyantdans le tiroir de sa table l’acceptation en blanc,souscrite à Vautrin, qu’il avait insouciammentjetée là le jour où il l’avait acquittée. N’ayantpas de feu, il allait la déchirer en petits mor-

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ceaux quand, en reconnaissant la voix de Del-phine, il ne voulut faire aucun bruit, et s’arrêtapour l’entendre, en pensant qu’elle ne devaitavoir aucun secret pour lui. Puis, dès les pre-miers mots, il trouva la conversation entre lepère et la fille trop intéressante pour ne pasl’écouter.

— Ah ! mon père, dit-elle, plaise au ciel quevous ayez eu l’idée de demander compte de mafortune assez à temps pour que je ne sois pasruinée ! Puis-je parler ?

— Oui, la maison est vide, dit le père Goriotd’une voix altérée.

— Qu’avez-vous donc, mon père ? repritmadame de Nucingen.

— Tu viens, répondit le vieillard, de medonner un coup de hache sur la tête. Dieu tepardonne, mon enfant ! Tu ne sais pas combienje t’aime ; si tu l’avais su, tu ne m’aurais pas ditbrusquement de semblables choses, surtout sirien n’est désespéré. Qu’est-il donc arrivé de si

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pressant pour que tu sois venue me chercherici quand dans quelques instants nous allionsêtre rue d’Artois ?

— Eh ! mon père, est-on maître de son pre-mier mouvement dans une catastrophe ? Jesuis folle ! Votre avoué nous a fait découvrir unpeu plus tôt le malheur qui sans doute éclateraplus tard. Votre vieille expérience commercialeva nous devenir nécessaire, et je suis accou-rue vous chercher comme on s’accroche à unebranche quand on se noie. Lorsque monsieurDerville a vu Nucingen lui opposer mille chi-canes, il l’a menacé d’un procès en lui disantque l’autorisation du président du tribunal se-rait promptement obtenue. Nucingen est venuce matin chez moi pour me demander si je vou-lais sa ruine et la mienne. Je lui ai répondu queje ne me connaissais à rien de tout cela, quej’avais une fortune, que je devais être en pos-session de ma fortune, et que tout ce qui avaitrapport à ce démêlé regardait mon avoué, quej’étais de la dernière ignorance et dans l’impos-

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sibilité de rien entendre à ce sujet. N’était-cepas ce que vous m’aviez recommandé de dire ?

— Bien, répondit le père Goriot.

— Eh ! bien, reprit Delphine, il m’a mise aufait de ses affaires. Il a jeté tous ses capitauxet les miens dans des entreprises à peine com-mencées ; et pour lesquelles il a fallu mettre degrandes sommes en dehors. Si je le forçais àme représenter ma dot, il serait obligé de dé-poser son bilan ; tandis que, si je veux attendreun an, il s’engage sur l’honneur à me rendreune fortune double ou triple de la mienne enplaçant mes capitaux dans des opérations ter-ritoriales à la fin desquelles je serai maîtressede tous les biens. Mon cher père, il était sin-cère, il m’a effrayée. Il m’a demandé pardon desa conduite, il m’a rendu ma liberté, m’a per-mis de me conduire à ma guise, à la conditionde le laisser entièrement maître de gérer les af-faires sous mon nom. Il m’a promis, pour meprouver sa bonne foi, d’appeler monsieur Der-

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ville toutes les fois que je le voudrais pour ju-ger si les actes en vertu desquels il m’institue-rait propriétaire seraient convenablement rédi-gés. Enfin il s’est remis entre mes mains piedset poings liés. Il demande encore pendant deuxans la conduite de la maison, et m’a suppliéede ne rien dépenser pour moi de plus qu’il nem’accorde. Il m’a prouvé que tout ce qu’il pou-vait faire était de conserver les apparences,qu’il avait renvoyé sa danseuse, et qu’il allaitêtre contraint à la plus stricte mais à la plussourde économie, afin d’atteindre au terme deses spéculations sans altérer son crédit. Je l’aimalmené, j’ai tout mis en doute afin de le pous-ser à bout et d’en apprendre davantage : il m’amontré ses livres, enfin il a pleuré. Je n’ai ja-mais vu d’homme en pareil état. Il avait perdula tête, il parlait de se tuer, il délirait. Il m’a faitpitié.

— Et tu crois à ces sornettes, s’écria le pèreGoriot. C’est un comédien ! J’ai rencontré desAllemands en affaires : ces gens-là sont

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presque tous de bonne foi, pleins de candeur ;mais, quand, sous leur air de franchise et debonhomie, ils se mettent à être malins et char-latans, ils le sont alors plus que les autres.Ton mari t’abuse. Il se sent serré de près, ilfait le mort, il veut rester plus maître sous tonnom qu’il ne l’est sous le sien. Il va profiter decette circonstance pour se mettre à l’abri deschances de son commerce. Il est aussi fin queperfide ; c’est un mauvais gars. Non, non, jene m’en irai pas au Père-Lachaise en laissantmes filles dénuées de tout. Je me connais en-core un peu aux affaires. Il a, dit-il, engagéses fonds dans les entreprises, eh ! bien, sesintérêts sont représentés par des valeurs, pardes reconnaissances, par des traités ! qu’il lesmontre, et liquide avec toi. Nous choisironsles meilleures spéculations, nous en courronsles chances, et nous aurons les titres recog-nitifs en notre nom de Delphine Goriot, épouseséparée quant aux biens du baron de Nucingen.Mais nous prend-il pour des imbéciles, celui-

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là ? Croit-il que je puisse supporter pendantdeux jours l’idée de te laisser sans fortune,sans pain ? Je ne la supporterais pas un jour,pas une nuit, pas deux heures ! Si cette idéeétait vraie, je n’y survivrais pas. Eh ! quoi, j’au-rai travaillé pendant quarante ans de ma vie,j’aurai porté des sacs sur mon dos, j’aurai suédes averses, je me serai privé pendant toutema vie pour vous, mes anges, qui me rendieztout travail, tout fardeau léger ; et aujourd’huima fortune, ma vie s’en iraient en fumée ! Cecime ferait mourir enragé. Par tout ce qu’il y a deplus sacré sur terre et au ciel, nous allons tirerça au clair, vérifier les livres, la caisse, les en-treprises ! Je ne dors pas, je ne me couche pas,je ne mange pas, qu’il ne me soit prouvé que tafortune est là tout entière. Dieu merci, tu es sé-parée de biens ; tu auras maître Derville pouravoué, un honnête homme heureusement. Jourde Dieu ! tu garderas ton bon petit million, tescinquante mille livres de rente, jusqu’à la finde tes jours, ou je fais un tapage dans Paris,

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ah ! ah ! Mais je m’adresserais aux chambres siles tribunaux nous victimaient. Te savoir tran-quille et heureuse du côté de l’argent, maiscette pensée allégeait tous mes maux et cal-mait mes chagrins. L’argent, c’est la vie. Mon-naie fait tout. Que nous chante-t-il donc, cettegrosse souche d’Alsacien ? Delphine, ne faispas une concession d’un quart de liard à cettegrosse bête, qui t’a mise à la chaîne et t’a ren-due malheureuse. S’il a besoin de toi, nous letricoterons ferme, et nous le ferons marcherdroit. Mon Dieu, j’ai la tête en feu, j’ai dansle crâne quelque chose qui me brûle. Ma Del-phine sur la paille ! Oh ! ma Fifine, toi ! Sa-pristi ! où sont mes gants ? Allons ! partons, jeveux aller tout voir, les livres, les affaires, lacaisse, la correspondance, à l’instant. Je ne se-rai calme que quand il me sera prouvé que tafortune ne court plus de risques, et que je laverrai de mes yeux.

— Mon cher père ! allez-y prudemment. Sivous mettiez la moindre velléité de vengeance

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en cette affaire, et si vous montriez des in-tentions trop hostiles, je serais perdue. Il vousconnaît, il a trouvé tout naturel que, sous votreinspiration, je m’inquiétasse de ma fortune ;mais, je vous le jure, il la tient en ses mains,et a voulu la tenir. Il est homme à s’enfuir avectous les capitaux, et à nous laisser là, le scé-lérat ! Il sait bien que je ne déshonorerai pasmoi-même le nom que je porte en le poursui-vant. Il est à la fois fort et faible. J’ai bien toutexaminé. Si nous le poussons à bout, je suisruinée.

— Mais c’est donc un fripon ?

— Eh ! bien, oui, mon père, dit-elle en se je-tant sur une chaise en pleurant. Je ne voulaispas vous l’avouer pour vous épargner le cha-grin de m’avoir mariée à un homme de cetteespèce-là ! Mœurs secrètes et conscience,l’âme et le corps, tout en lui s’accorde ! c’esteffroyable : je le hais et le méprise. Oui, je nepuis plus estimer ce vil Nucingen après tout ce

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qu’il m’a dit. Un homme capable de se jeterdans les combinaisons commerciales dont ilm’a parlé n’a pas la moindre délicatesse, et mescraintes viennent de ce que j’ai lu parfaitementdans son âme. Il m’a nettement proposé, lui,mon mari, la liberté, vous savez ce que cela si-gnifie ? si je voulais être, en cas de malheur, uninstrument entre ses mains, enfin si je voulaislui servir de prête-nom.

— Mais les lois sont là ! Mais il y a uneplace de Grève pour les gendres de cette es-pèce-là, s’écria le père Goriot ; mais je le guillo-tinerais moi-même s’il n’y avait pas de bour-reau.

— Non, mon père, il n’y a pas de lois contrelui. Écoutez en deux mots son langage, dégagédes circonlocutions dont il l’enveloppait : « Outout est perdu, vous n’avez pas un liard, vousêtes ruinée ; car je ne saurais choisir pour com-plice une autre personne que vous ; ou vousme laisserez conduire à bien mes entreprises. »

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Est-ce clair ? Il tient encore à moi. Ma probitéde femme le rassure ; il sait que je lui laisseraisa fortune, et me contenterai de la mienne.C’est une association improbe et voleuse à la-quelle je dois consentir sous peine d’être rui-née. Il m’achète ma conscience et la paye enme laissant être à mon aise la femme d’Eu-gène. « Je te permets de commettre des fautes,laisse-moi faire des crimes en ruinant depauvres gens ! » Ce langage est-il encore assezclair ? Savez-vous ce qu’il nomme faire desopérations ? Il achète des terrains nus sous sonnom, puis il y fait bâtir des maisons par deshommes de paille. Ces hommes concluent lesmarchés pour les bâtisses avec tous les en-trepreneurs, qu’ils payent en effets à longstermes, et consentent, moyennant une légèresomme, à donner quittance à mon mari, qui estalors possesseur des maisons, tandis que ceshommes s’acquittent avec les entrepreneursdupés en faisant faillite. Le nom de la maisonde Nucingen a servi à éblouir les pauvres

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constructeurs. J’ai compris cela. J’ai comprisaussi que, pour prouver, en cas de besoin, lepayement de sommes énormes, Nucingen aenvoyé des valeurs considérables à Amster-dam, à Londres, à Naples, à Vienne. Commentles saisirions-nous ?

Eugène entendit le son lourd des genoux dupère Goriot, qui tomba sans doute sur le car-reau de sa chambre.

— Mon Dieu, que t’ai-je fait ? Ma fille livréeà ce misérable, il exigera tout d’elle s’il le veut.Pardon, ma fille ! cria le vieillard.

— Oui, si je suis dans un abîme, il y a peut-être de votre faute, dit Delphine. Nous avonssi peu de raison quand nous nous marions !Connaissons-nous le monde, les affaires, leshommes, les mœurs ? Les pères devraient pen-ser pour nous. Cher père, je ne vous reprocherien, pardonnez-moi ce mot. En ceci la fauteest toute à moi. Non, ne pleurez point, papa,dit-elle en baisant le front de son père.

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— Ne pleure pas non plus, ma petite Del-phine. Donne tes yeux, que je les essuie en lesbaisant. Va ! je vais retrouver ma caboche, etdébrouiller l’écheveau d’affaires que ton mari amêlé.

— Non, laissez-moi faire ; je saurai le ma-nœuvrer. Il m’aime, eh ! bien, je me servirai demon empire sur lui pour l’amener à me placerpromptement quelques capitaux en propriétés.Peut-être lui ferai-je racheter sous mon nomNucingen, en Alsace, il y tient. Seulement ve-nez demain pour examiner ses livres, ses af-faires. Monsieur Derville ne sait rien de ce quiest commercial. Non, ne venez pas demain.Je ne veux pas me tourner le sang. Le bal demadame de Beauséant a lieu après-demain, jeveux me soigner pour y être belle, reposée, etfaire honneur à mon cher Eugène ! Allons doncvoir sa chambre.

En ce moment une voiture s’arrêta dans larue Neuve-Sainte-Geneviève, et l’on entendit

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dans l’escalier la voix de madame de Restaud,qui disait à Sylvie : — Mon père y est-il ? Cettecirconstance sauva heureusement Eugène, quiméditait déjà de se jeter sur son lit et de feindred’y dormir.

— Ah ! mon père, vous a-t-on parlé d’Anas-tasie ? dit Delphine en reconnaissant la voix desa sœur. Il paraîtrait qu’il lui arrive aussi desingulières choses dans son ménage.

— Quoi donc ! dit le père Goriot : ce seraitdonc ma fin. Ma pauvre tête ne tiendra pas àun double malheur.

— Bonjour, mon père, dit la comtesse enentrant. Ah ! te voilà, Delphine.

Madame de Restaud parut embarrassée derencontrer sa sœur.

— Bonjour, Nasie, dit la baronne. Trouves-tu donc ma présence extraordinaire ? Je voismon père tous les jours, moi.

— Depuis quand ?

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— Si tu y venais, tu le saurais.

— Ne me taquine pas, Delphine, dit la com-tesse d’une voix lamentable. Je suis bien mal-heureuse, je suis perdue, mon pauvre père !oh ! bien perdue cette fois !

— Qu’as-tu, Nasie ? cria le père Goriot. Dis-nous tout, mon enfant. Elle pâlit. Delphine, al-lons, secours-la donc, sois bonne pour elle, jet’aimerai encore mieux, si je peux, toi !

— Ma pauvre Nasie, dit madame de Nu-cingen en asseyant sa sœur, parle. Tu vois ennous les deux seules personnes qui t’aimeronttoujours assez pour te pardonner tout. Vois-tu,les affections de famille sont les plus sûres. Ellelui fit respirer des sels, et la comtesse revint àelle.

— J’en mourrai, dit le père Goriot. Voyons,reprit-il en remuant son feu de mottes, appro-chez-vous toutes les deux. J’ai froid. Qu’as-tu,Nasie ? dis vite, tu me tues…

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— Eh ! bien, dit la pauvre femme, mon marisait tout. Figurez-vous, mon père, il y aquelque temps, vous souvenez-vous de cettelettre de change de Maxime ? Eh ! bien, cen’était pas la première. J’en avais déjà payébeaucoup. Vers le commencement de janvier,monsieur de Trailles me paraissait bien cha-grin. Il ne me disait rien ; mais il est si facile delire dans le cœur des gens qu’on aime, un riensuffit : puis il y a des pressentiments. Enfin ilétait plus aimant, plus tendre que je ne l’avaisjamais vu, j’étais toujours plus heureuse.Pauvre Maxime ! dans sa pensée, il me faisaitses adieux, m’a-t-il dit ; il voulait se brûler lacervelle. Enfin je l’ai tant tourmenté, tant sup-plié, je suis restée deux heures à ses genoux.Il m’a dit qu’il devait cent mille francs ! Oh !papa, cent mille francs ! Je suis devenue folle.Vous ne les aviez pas, j’avais tout dévoré…

— Non, dit le père Goriot, je n’aurais pas pules faire, à moins d’aller les voler. Mais j’y au-rais été, Nasie ! J’irai.

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À ce mot lugubrement jeté, comme un sondu râle d’un mourant, et qui accusait l’agoniedu sentiment paternel réduit à l’impuissance,les deux sœurs firent une pause. Quel égoïsmeserait resté froid à ce cri de désespoir qui, sem-blable à une pierre lancée dans un gouffre, enrévélait la profondeur ?

— Je les ai trouvés en disposant de ce quine m’appartenait pas, mon père, dit la com-tesse en fondant en larmes.

Delphine fut émue et pleura en mettant latête sur le cou de sa sœur.

— Tout est donc vrai, lui dit-elle.

Anastasie baissa la tête, madame de Nucin-gen la saisit à plein corps, la baisa tendrement,et l’appuyant sur son cœur : — Ici, tu seras tou-jours aimée sans être jugée, lui dit-elle.

— Mes anges, dit Goriot d’une voix faible,pourquoi votre union est-elle due au malheur ?

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— Pour sauver la vie de Maxime, enfin poursauver tout mon bonheur, reprit la comtesseencouragée par ces témoignages d’une ten-dresse chaude et palpitante, j’ai porté chez cetusurier que vous connaissez, un homme fa-briqué par l’enfer, que rien ne peut attendrir,ce monsieur Gobseck, les diamants de familleauxquels tient tant monsieur de Restaud, lessiens, les miens, tout, je les ai vendus. Vendus !comprenez-vous ? il a été sauvé ! Mais, moi, jesuis morte. Restaud a tout su.

— Par qui ? comment ? Que je le tue ! criale père Goriot.

— Hier, il m’a fait appeler dans sa chambre.J’y suis allée… « Anastasie, m’a-t-il dit d’unevoix… (oh ! sa voix a suffi, j’ai tout deviné), oùsont vos diamants ? » Chez moi. « Non, m’a-t-il dit en me regardant, ils sont là, sur macommode. » Et il m’a montré l’écrin qu’il avaitcouvert de son mouchoir. « Vous savez d’oùils viennent ? » m’a-t-il dit. Je suis tombée à

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ses genoux… j’ai pleuré, je lui ai demandé dequelle mort il voulait me voir mourir.

— Tu as dit cela ! s’écria le père Goriot. Parle sacré nom de Dieu, celui qui vous fera mal àl’une ou à l’autre, tant que je serai vivant, peutêtre sûr que je le brûlerai à petit feu ! Oui, je ledéchiquèterai comme…

Le père Goriot se tut, les mots expiraientdans sa gorge.

— Enfin, ma chère, il m’a demandé quelquechose de plus difficile à faire que de mourir. Leciel préserve toute femme d’entendre ce quej’ai entendu !

— J’assassinerai cet homme, dit le père Go-riot tranquillement.

Mais il n’a qu’une vie, et il m’en doit deux.Enfin, quoi ? reprit-il en regardant Anastasie.

— Eh bien, dit la comtesse en continuant,après une pause il m’a regardée : « Anastasie,m’a-t-il dit, j’ensevelis tout dans le silence,

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nous resterons ensemble, nous avons des en-fants. Je ne tuerai pas monsieur de Trailles, jepourrais le manquer, et pour m’en défaire au-trement je pourrais me heurter contre la jus-tice humaine. Le tuer dans vos bras, ce seraitdéshonorer les enfants. Mais pour ne voir périrni vos enfants, ni leur père, ni moi, je vousimpose deux conditions. Répondez : Ai-je unenfant à moi ? » J’ai dit oui. « Lequel ? » a-t-il demandé. Ernest, notre aîné. « Bien, a-t-ildit. Maintenant, jurez-moi de m’obéir désor-mais sur un seul point. » J’ai juré. « Vous signe-rez la vente de vos biens quand je vous le de-manderai. »

— Ne signe pas, cria le père Goriot. Nesigne jamais cela. Ah ! ah ! monsieur de Res-taud, vous ne savez pas ce que c’est que derendre une femme heureuse, elle va chercherle bonheur là où il est, et vous la punissez devotre niaise impuissance ?… Je suis là, moi,halte là ! il me trouvera dans sa route. Nasie,sois en repos. Ah, il tient à son héritier ! bon,

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bon. Je lui empoignerai son fils, qui, sacré ton-nerre, est mon petit-fils. Je puis bien le voir, cemarmot ? Je le mets dans mon village, j’en au-rai soin, sois bien tranquille. Je le ferai capitu-ler, ce monstre-là, en lui disant : À nous deux !Si tu veux avoir ton fils, rends à ma fille sonbien, et laisse-la se conduire à sa guise.

— Mon père !

— Oui, ton père ! Ah ! je suis un vrai père.Que ce drôle de grand seigneur ne maltraitepas mes filles. Tonnerre ! je ne sais pas ce quej’ai dans les veines. J’y ai le sang d’un tigre,je voudrais dévorer ces deux hommes. Ô mesenfants ! voilà donc votre vie ? Mais c’est mamort. Que deviendrez-vous donc quand je neserai plus là ? Les pères devraient vivre autantque leurs enfants. Mon Dieu, comme tonmonde est mal arrangé ! Et tu as un fils ce-pendant, à ce qu’on nous dit. Tu devrais nousempêcher de souffrir dans nos enfants. Meschers anges, quoi ! ce n’est qu’à vos douleurs

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que je dois votre présence. Vous ne me faitesconnaître que vos larmes. Eh ! bien, oui, vousm’aimez, je le vois. Venez, venez vous plaindreici ! mon cœur est grand, il peut tout recevoir.Oui, vous aurez beau le percer, les lambeauxferont encore des cœurs de père. Je voudraisprendre vos peines, souffrir pour vous. Ah !quand vous étiez petites, vous étiez bien heu-reuses…

— Nous n’avons eu que ce temps-là de bon,dit Delphine. Où sont les moments où nous dé-gringolions du haut des sacs dans le grand gre-nier.

— Mon père ! ce n’est pas tout, dit Anasta-sie à l’oreille de Goriot qui fit un bond. Les dia-mants n’ont pas été vendus cent mille francs.Maxime est poursuivi. Nous n’avons plus quedouze mille francs à payer. Il m’a promis d’êtresage, de ne plus jouer. Il ne me reste plus aumonde que son amour, et je l’ai payé trop cherpour ne pas mourir s’il m’échappait. Je lui ai

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sacrifié fortune, honneur, repos, enfants. Oh !faites qu’au moins Maxime soit libre, honoré,qu’il puisse demeurer dans le monde où il sau-ra se faire une position. Maintenant il ne medoit pas que le bonheur, nous avons des en-fants qui seraient sans fortune. Tout sera perdus’il est mis à Sainte-Pélagie.

— Je ne les ai pas, Nasie. Plus, plus rien,plus rien ! C’est la fin du monde. Oh ! le mondeva crouler, c’est sûr. Allez-vous-en, sauvez-vous avant ! Ah ! j’ai encore mes boucles d’ar-gent, six couverts, les premiers que j’aie eusdans ma vie. Enfin, je n’ai plus que douze centsfrancs de rente viagère…

— Qu’avez-vous donc fait de vos rentesperpétuelles ?

— Je les ai vendues en me réservant ce pe-tit bout de revenu pour mes besoins. Il me fal-lait douze mille francs pour arranger un appar-tement à Fifine.

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— Chez toi, Delphine ? dit madame de Res-taud à sa sœur.

— Oh ! qu’est-ce que cela fait ! reprit le pèreGoriot, les douze mille francs sont employés.

— Je devine, dit la comtesse. Pour mon-sieur de Rastignac. Ah ! ma pauvre Delphine,arrête-toi. Vois où j’en suis.

— Ma chère, monsieur de Rastignac est unjeune homme incapable de ruiner sa maîtresse.

— Merci, Delphine. Dans la crise où je metrouve, j’attendais mieux de toi ; mais tu nem’as jamais aimée.

— Si, elle t’aime, Nasie, cria le père Goriot,elle me le disait tout à l’heure. Nous parlionsde toi, elle me soutenait que tu étais belle etqu’elle n’était que jolie, elle !

— Elle ! répéta la comtesse, elle est d’unbeau froid.

— Quand cela serait, dit Delphine en rou-gissant, comment t’es-tu comportée envers

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moi ? Tu m’as reniée, tu m’as fait fermer lesportes de toutes les maisons où je souhaitaisaller, enfin tu n’as jamais manqué la moindreoccasion de me causer de la peine. Et moi,suis-je venue, comme toi, soutirer à ce pauvrepère, mille francs à mille francs, sa fortune, etle réduire dans l’état où il est ? Voilà ton ou-vrage, ma sœur. Moi, j’ai vu mon père tant quej’ai pu, je ne l’ai pas mis à la porte, et ne suispas venue lui lécher les mains quand j’avais be-soin de lui. Je ne savais seulement pas qu’il eûtemployé ces douze mille francs pour moi. J’aide l’ordre, moi ! tu le sais. D’ailleurs, quand pa-pa m’a fait des cadeaux, je ne les ai jamais quê-tés.

— Tu étais plus heureuse que moi : mon-sieur de Marsay était riche, tu en sais quelquechose. Tu as toujours été vilaine comme l’or.Adieu, je n’ai ni sœur, ni…

— Tais-toi, Nasie ! cria le père Goriot.

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— Il n’y a qu’une sœur comme toi quipuisse répéter ce que le monde ne croit plus, tues un monstre, lui dit Delphine.

— Mes enfants, mes enfants, taisez-vous,ou je me tue devant vous.

— Va, Nasie, je te pardonne, dit madamede Nucingen en continuant, tu es malheureuse.Mais je suis meilleure que tu ne l’es. Me direcela au moment où je me sentais capable detout pour te secourir, même d’entrer dans lachambre de mon mari, ce que je ne ferais nipour moi ni pour… Ceci est digne de tout ceque tu as commis de mal contre moi depuisneuf ans.

— Mes enfants, mes enfants, embrassez-vous ! dit le père. Vous êtes deux anges.

— Non, laissez-moi, cria la comtesse queGoriot avait prise par le bras et qui secoual’embrassement de son père. Elle a moins depitié pour moi que n’en aurait mon mari. Ne di-

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rait-on pas qu’elle est l’image de toutes les ver-tus !

— J’aime encore mieux passer pour devoirde l’argent à monsieur de Marsay que d’avouerque monsieur de Trailles me coûte plus dedeux cent mille francs, répondit madame deNucingen.

— Delphine ! cria la comtesse en faisant unpas vers elle.

— Je te dis la vérité quand tu me calom-nies, répliqua froidement la baronne.

— Delphine ! tu es une…

Le père Goriot s’élança, retint la comtesseet l’empêcha de parler en lui couvrant labouche avec sa main.

— Mon Dieu ! mon père, à quoi donc avez-vous touché ce matin ? lui dit Anastasie.

— Eh ! bien, oui, j’ai tort, dit le pauvre pèreen s’essuyant les mains à son pantalon. Mais jene savais pas que vous viendriez, je déménage.

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Il était heureux de s’être attiré un reprochequi détournait sur lui la colère de sa fille.

— Ah ! reprit-il en s’asseyant, vous m’avezfendu le cœur. Je me meurs, mes enfants ! Lecrâne me cuit intérieurement comme s’il avaitdu feu. Soyez donc gentilles, aimez-vous bien !Vous me feriez mourir. Delphine, Nasie, allons,vous aviez raison, vous aviez tort toutes lesdeux. Voyons, Dedel, reprit-il en tournant surla baronne des yeux pleins de larmes, il luifaut douze mille francs, cherchons-les. Ne vousregardez pas comme ça. Il se mit à genouxdevant Delphine. — Demande-lui pardon pourme faire plaisir, lui dit-il à l’oreille, elle est laplus malheureuse, voyons ?

— Ma pauvre Nasie, dit Delphine épouvan-tée de la sauvage et folle expression que ladouleur imprimait sur le visage de son père, j’aieu tort, embrasse-moi…

— Ah ! vous me mettez du baume sur lecœur, cria le père Goriot. Mais où trouver

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douze mille francs ? Si je me proposais commeremplaçant ?

— Ah ! mon père ! dirent les deux filles enl’entourant, non, non.

— Dieu vous récompensera de cette pen-sée, notre vie n’y suffirait point ! n’est-ce pas,Nasie ? reprit Delphine.

— Et puis, pauvre père, ce serait une goutted’eau, fit observer la comtesse.

— Mais on ne peut donc rien faire de sonsang ? cria le vieillard désespéré. Je me voue àcelui qui te sauvera, Nasie ! je tuerai un hommepour lui. Je ferai comme Vautrin, j’irai aubagne ! je… Il s’arrêta comme s’il eût été fou-droyé. Plus rien ! dit-il en s’arrachant les che-veux. Si je savais où aller pour voler, mais il estencore difficile de trouver un vol à faire. Et puisil faudrait du monde et du temps pour prendrela Banque. Allons, je dois mourir, je n’ai plusqu’à mourir. Oui, je ne suis plus bon à rien, jene suis plus père ! non. Elle me demande, elle

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a besoin ! et moi, misérable, je n’ai rien. Ah ! tut’es fait des rentes viagères, vieux scélérat, ettu avais des filles ! Mais tu ne les aimes doncpas ? Crève, crève comme un chien que tu es !Oui, je suis au-dessous d’un chien, un chienne se conduirait pas ainsi ! Oh ! ma tête ! ellebout !

— Mais, papa, crièrent les deux jeunesfemmes qui l’entouraient pour l’empêcher dese frapper la tête contre les murs, soyez doncraisonnable.

Il sanglotait. Eugène, épouvanté, prit lalettre de change souscrite à Vautrin, et dont letimbre comportait une plus forte somme ; il encorrigea le chiffre, en fit une lettre de changerégulière de douze mille francs à l’ordre de Go-riot et entra.

— Voici tout votre argent, madame, dit-ilen présentant le papier. Je dormais, votreconversation m’a réveillé, j’ai pu savoir ainsice que je devais à monsieur Goriot. En voici le

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titre que vous pouvez négocier, je l’acquitteraifidèlement.

La comtesse, immobile, tenait le papier.

— Delphine, dit-elle pâle et tremblante decolère, de fureur, de rage, je te pardonnaistout, Dieu m’en est témoin, mais ceci ! Com-ment, monsieur était là, tu le savais ! tu as eula petitesse de te venger en me laissant lui li-vrer mes secrets, ma vie, celle de mes enfants,ma honte, mon honneur ! Va, tu ne m’es plusde rien, je te hais, je te ferai tout le mal pos-sible, je… La colère lui coupa la parole, et songosier se sécha.

— Mais, c’est mon fils, notre enfant, tonfrère, ton sauveur, criait le père Goriot. Em-brasse-le donc, Nasie ! Tiens, moi je l’em-brasse, reprit-il en serrant Eugène avec unesorte de fureur. Oh ! mon enfant ! je serai plusqu’un père pour toi, je veux être une famille. Jevoudrais être Dieu, je te jetterais l’univers aux

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pieds. Mais, baise-le donc, Nasie ? ce n’est pasun homme, mais un ange, un véritable ange.

— Laissez-la, mon père, elle est folle en cemoment, dit Delphine.

— Folle ! folle ! Et toi, qu’es-tu ? demandamadame de Restaud.

— Mes enfants, je meurs si vous continuez,cria le vieillard en tombant sur son lit commefrappé par une balle. — Elles me tuent ! se dit-il.

La comtesse regarda Eugène, qui restait im-mobile, abasourdi par la violence de cettescène : — Monsieur, lui dit-elle en l’interro-geant du geste, de la voix et du regard, sansfaire attention à son père dont le gilet fut rapi-dement défait par Delphine.

— Madame, je payerai et je me tairai, ré-pondit-il sans attendre la question.

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— Tu as tué notre père, Nasie ! dit Delphineen montrant le vieillard évanoui à sa sœur, quise sauva.

— Je lui pardonne bien, dit le bonhommeen ouvrant les yeux, sa situation est épouvan-table et tournerait une meilleure tête. ConsoleNasie, sois douce pour elle, promets-le à tonpauvre père, qui se meurt, demanda-t-il à Del-phine en lui pressant la main.

— Mais qu’avez-vous ? dit-elle tout ef-frayée.

— Rien, rien, répondit le père, ça se passe-ra. J’ai quelque chose qui me presse le front,une migraine. Pauvre Nasie, quel avenir !

En ce moment la comtesse rentra, se jetaaux genoux de son père : — Pardon ! cria-t-elle.

— Allons, dit le père Goriot, tu me fais en-core plus de mal maintenant.

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— Monsieur, dit la comtesse à Rastignac,les yeux baignés de larmes, la douleur m’a ren-due injuste. Vous serez un frère pour moi ? re-prit-elle en lui tendant la main.

— Nasie, lui dit Delphine en la serrant, mapetite Nasie, oublions tout.

— Non, dit-elle, je m’en souviendrai, moi !

— Les anges, s’écria le père Goriot, vousm’enlevez le rideau que j’avais sur les yeux,votre voix me ranime. Embrassez-vous doncencore. Eh ! bien, Nasie, cette lettre de changete sauvera-t-elle ?

— Je l’espère. Dites donc, papa, voulez-vous y mettre votre signature ?

— Tiens, suis-je bête, moi, d’oublier ça !Mais je me suis trouvé mal, Nasie, ne m’enveux pas. Envoie-moi dire que tu es hors depeine. Non, j’irai. Mais non, je n’irai pas, je nepuis plus voir ton mari, je le tuerais net. Quant

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à dénaturer tes biens, je serai là. Va vite, monenfant, et fais que Maxime devienne sage.

Eugène était stupéfait.

— Cette pauvre Anastasie a toujours étéviolente, dit madame de Nucingen, mais elle abon cœur.

— Elle est revenue pour l’endos, dit Eugèneà l’oreille de Delphine.

— Vous croyez ?

— Je voudrais ne pas le croire. Méfiez-vousd’elle, répondit-il en levant les yeux commepour confier à Dieu des pensées qu’il n’osaitexprimer.

— Oui, elle a toujours été un peu comé-dienne, et mon pauvre père se laisse prendre àses mines.

— Comment allez-vous, mon bon père Go-riot ? demanda Rastignac au vieillard.

— J’ai envie de dormir, répondit-il.

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Eugène aida Goriot à se coucher. Puis,quand le bonhomme se fut endormi en tenantla main de Delphine, sa fille se retira.

— Ce soir aux Italiens, dit-elle à Eugène, ettu me diras comment il va. Demain, vous dé-ménagerez, monsieur. Voyons votre chambre.Oh ! quelle horreur ! dit-elle en y entrant. Maisvous étiez plus mal que n’est mon père. Eu-gène, tu t’es bien conduit. Je vous aimerais da-vantage si c’était possible ; mais, mon enfant,si vous voulez faire fortune, il ne faut pas je-ter comme ça des douze mille francs par lesfenêtres. Le comte de Trailles est joueur. Masœur ne veut pas voir ça. Il aurait été chercherses douze mille francs là où il sait perdre ou ga-gner des monts d’or.

Un gémissement les fit revenir chez Goriot,qu’ils trouvèrent en apparence endormi ; maisquand les deux amants approchèrent, ils en-tendirent ces mots : — Elles ne sont pas heu-reuses ! Qu’il dormît ou qu’il veillât, l’accent de

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cette phrase frappa si vivement le cœur de safille, qu’elle s’approcha du grabat sur lequel gi-sait son père, et le baisa au front. Il ouvrit lesyeux en disant : — C’est Delphine !

— Eh ! bien, comment vas-tu ? demanda-t-elle.

— Bien, dit-il. Ne sois pas inquiète, je vaissortir. Allez, allez, mes enfants, soyez heureux.

Eugène accompagna Delphine jusque chezelle ; mais, inquiet de l’état dans lequel il avaitlaissé Goriot, il refusa de dîner avec elle, et re-vint à la maison Vauquer. Il trouva le père Go-riot debout et prêt à s’attabler. Bianchon s’étaitmis de manière à bien examiner la figure duvermicellier. Quand il lui vit prendre son painet le sentir pour juger de la farine avec laquelleil était fait, l’étudiant, ayant observé dans cemouvement une absence totale de ce que l’onpourrait nommer la conscience de l’acte, fit ungeste sinistre.

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— Viens donc près de moi, monsieur l’in-terne à Cochin, dit Eugène.

Bianchon s’y transporta d’autant plus vo-lontiers qu’il allait être près du vieux pension-naire.

— Qu’a-t-il ? demanda Rastignac.

— À moins que je ne me trompe, il est flam-bé ! Il a dû se passer quelque chose d’extraor-dinaire en lui, il me semble être sous le poidsd’une apoplexie séreuse imminente. Quoiquele bas de la figure soit assez calme, les traitssupérieurs du visage se tirent vers le front mal-gré lui, vois ! Puis les yeux sont dans l’état par-ticulier qui dénote l’invasion du sérum dansle cerveau. Ne dirait-on pas qu’ils sont pleinsd’une poussière fine ? Demain matin j’en sauraidavantage.

— Y aurait-il quelque remède ?

— Aucun. Peut-être pourra-t-on retarder samort si l’on trouve les moyens de déterminer

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une réaction vers les extrémités, vers lesjambes ; mais si demain soir les symptômes necessent pas, le pauvre bonhomme est perdu.Sais-tu par quel événement la maladie a étécausée ? il a dû recevoir un coup violent souslequel son moral aura succombé.

— Oui, dit Rastignac en se rappelant queles deux filles avaient battu sans relâche sur lecœur de leur père.

— Au moins, se disait Eugène, Delphineaime son père, elle !

Le soir, aux Italiens, Rastignac pritquelques précautions afin de ne pas trop alar-mer madame de Nucingen.

— N’ayez pas d’inquiétude, répondit-elleaux premiers mots que lui dit Eugène, monpère est fort. Seulement, ce matin, nous l’avonsun peu secoué. Nos fortunes sont en question,songez-vous à l’étendue de ce malheur ? Je nevivrais pas si votre affection ne me rendaitpas insensible à ce que j’aurais regardé na-

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guère comme des angoisses mortelles. Il n’estplus aujourd’hui qu’une seule crainte, un seulmalheur pour moi, c’est de perdre l’amour quim’a fait sentir le plaisir de vivre. En dehors dece sentiment tout m’est indifférent, je n’aimeplus rien au monde. Vous êtes tout pour moi.Si je sens le bonheur d’être riche, c’est pourmieux vous plaire. Je suis, à ma honte, plusamante que je ne suis fille. Pourquoi ? je nesais. Toute ma vie est en vous. Mon père m’adonné un cœur, mais vous l’avez fait battre. Lemonde entier peut me blâmer, que m’importe !si vous, qui n’avez pas le droit de m’en vouloir,m’acquittez des crimes auxquels me condamneun sentiment irrésistible ? Me croyez-vous unefille dénaturée ? oh, non, il est impossible de nepas aimer un père aussi bon que l’est le nôtre.Pouvais-je empêcher qu’il ne vît enfin les suitesnaturelles de nos déplorables mariages ? Pour-quoi ne les a-t-il pas empêchés ? N’était-ce pasà lui de réfléchir pour nous ? Aujourd’hui, je lesais, il souffre autant que nous ; mais que pou-

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vions-nous y faire ? Le consoler ! nous ne leconsolerions de rien. Notre résignation lui fai-sait plus de douleur que nos reproches et nosplaintes ne lui causeraient de mal. Il est des si-tuations dans la vie où tout est amertume.

Eugène resta muet, saisi de tendresse parl’expression naïve d’un sentiment vrai. Si lesParisiennes sont souvent fausses, ivres de va-nité, personnelles, coquettes, froides, il est sûrque quand elles aiment réellement, elles sacri-fient plus de sentiments que les autres femmesà leurs passions ; elles se grandissent de toutesleurs petitesses, et deviennent sublimes. PuisEugène était frappé de l’esprit profond et judi-cieux que la femme déploie pour juger les sen-timents les plus naturels, quand une affectionprivilégiée l’en sépare et la met à distance. Ma-dame de Nucingen se choqua du silence quegardait Eugène.

— À quoi pensez-vous donc ? lui demanda-t-elle.

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— J’écoute encore ce que vous m’avez dit.J’ai cru jusqu’ici vous aimer plus que vous nem’aimiez.

Elle sourit et s’arma contre le plaisir qu’elleéprouva, pour laisser la conversation dans lesbornes imposées par les convenances. Ellen’avait jamais entendu les expressions vi-brantes d’un amour jeune et sincère. Quelquesmots de plus, elle ne se serait plus contenue.

— Eugène, dit-elle en changeant de conver-sation, vous ne savez donc pas ce qui sepasse ? Tout Paris sera demain chez madamede Beauséant. Les Rochefide et le marquisd’Ajuda se sont entendus pour ne rien ébrui-ter ; mais le roi signe demain le contrat de ma-riage, et votre pauvre cousine ne sait rien en-core. Elle ne pourra pas se dispenser de rece-voir, et le marquis ne sera pas à son bal. On nes’entretient que de cette aventure.

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— Et le monde se rit d’une infamie, et il ytrempe ! Vous ne savez donc pas que madamede Beauséant en mourra ?

— Non, dit Delphine en souriant, vous neconnaissez pas ces sortes de femmes-là. Maistout Paris viendra chez elle, et j’y serai ! Jevous dois ce bonheur-là pourtant.

— Mais, dit Rastignac, n’est-ce pas un deces bruits absurdes comme on en fait tant cou-rir à Paris ?

— Nous saurons la vérité demain.

Eugène ne rentra pas à la maison Vauquer.Il ne put se résoudre à ne pas jouir de son nou-vel appartement. Si, la veille, il avait été forcéde quitter Delphine, à une heure après minuit,ce fut Delphine qui le quitta vers deux heurespour retourner chez elle. Il dormit le lendemainassez tard, attendit vers midi madame de Nu-cingen, qui vint déjeuner avec lui. Les jeunesgens sont si avides de ces jolis bonheurs, qu’ilavait presque oublié le père Goriot. Ce fut une

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longue fête pour lui que de s’habituer à cha-cune de ces élégantes choses qui lui apparte-naient. Madame de Nucingen était là, donnantà tout un nouveau prix. Cependant, vers quatreheures, les deux amants pensèrent au père Go-riot en songeant au bonheur qu’il se promettaità venir demeurer dans cette maison. Eugènefit observer qu’il était nécessaire d’y transpor-ter promptement le bonhomme, s’il devait êtremalade, et quitta Delphine pour courir à lamaison Vauquer. Ni le père Goriot ni Bianchonn’étaient à table.

— Eh ! bien, lui dit le peintre, le père Goriotest éclopé. Bianchon est là-haut près de lui. Lebonhomme a vu l’une de ses filles, la comtessede Restaurama. Puis il a voulu sortir et sa ma-ladie a empiré. La société va être privée d’unde ses beaux ornements.

Rastignac s’élança vers l’escalier.

— Hé ! monsieur Eugène !

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— Monsieur Eugène ! madame vous ap-pelle, cria Sylvie.

— Monsieur, lui dit la veuve, monsieur Go-riot et vous, vous deviez sortir le quinze de fé-vrier. Voici trois jours que le quinze est passé,nous sommes au dix-huit ; il faudra me payerun mois pour vous et pour lui, mais, si vousvoulez garantir le père Goriot, votre parole mesuffira.

— Pourquoi ? n’avez-vous pas confiance ?

— Confiance ! si le bonhomme n’avait plussa tête et mourait, ses filles ne me donneraientpas un liard, et toute sa défroque ne vaut pasdix francs. Il a emporté ce matin ses dernierscouverts, je ne sais pourquoi. Il s’était mis enjeune homme. Dieu me pardonne, je crois qu’ilavait du rouge, il m’a paru rajeuni.

— Je réponds de tout, dit Eugène en fris-sonnant d’horreur et appréhendant une catas-trophe.

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Il monta chez le père Goriot. Le vieillard gi-sait sur son lit, et Bianchon était auprès de lui.

— Bonjour, père, lui dit Eugène.

Le bonhomme lui sourit doucement, et ré-pondit en tournant vers lui des yeux vitreux :— Comment va-t-elle ?

— Bien. Et vous ?

— Pas mal.

— Ne le fatigue pas, dit Bianchon en entraî-nant Eugène dans un coin de la chambre.

— Eh ! bien ? lui dit Rastignac.

— Il ne peut être sauvé que par un miracle.La congestion séreuse a eu lieu, il a les sina-pismes ; heureusement il les sent, ils agissent.

— Peut-on le transporter ?

— Impossible. Il faut le laisser là, lui évitertout mouvement physique et toute émotion…

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— Mon bon Bianchon, dit Eugène, nous lesoignerons à nous deux.

— J’ai déjà fait venir le médecin en chef demon hôpital.

— Eh ! bien ?

— Il prononcera demain soir. Il m’a promisde venir après sa journée. Malheureusement cefichu bonhomme a commis ce matin une im-prudence sur laquelle il ne veut pas s’expliquer.Il est entêté comme une mule. Quand je luiparle, il fait semblant de ne pas entendre, etdort pour ne pas me répondre ; ou bien, s’il ales yeux ouverts, il se met à geindre. Il est sortivers le matin, il a été à pied dans Paris, on nesait où. Il a emporté tout ce qu’il possédait devaillant, il a été faire quelque sacré trafic pourlequel il a outrepassé ses forces ! Une de sesfilles est venue.

— La comtesse ? dit Eugène. Une grandebrune, l’œil vif et bien coupé, joli pied, taillesouple ?

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— Oui.

— Laisse-moi seul un moment avec lui, ditRastignac. Je vais le confesser, il me dira tout,à moi.

— Je vais aller dîner pendant ce temps-là.Seulement tâche de ne pas trop l’agiter ; nousavons encore quelque espoir.

— Sois tranquille.

— Elles s’amuseront bien demain, dit lepère Goriot à Eugène quand ils furent seuls.Elles vont à un grand bal.

— Qu’avez-vous donc fait ce matin, papa,pour être si souffrant ce soir qu’il vous faillerester au lit ?

— Rien.

— Anastasie est venue ? demanda Rasti-gnac.

— Oui, répondit le père Goriot.

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— Eh ! bien, ne me cachez rien. Que vousa-t-elle encore demandé ?

— Ah ! reprit-il en rassemblant ses forcespour parler, elle était bien malheureuse, allez,mon enfant ! Nasie n’a pas un sou depuis l’af-faire des diamants. Elle avait commandé, pource bal, une robe lamée qui doit lui aller commeun bijou. Sa couturière, une infâme, n’a pasvoulu lui faire crédit, et sa femme de chambrea payé mille francs en à-compte sur la toilette.Pauvre Nasie, en être venue là ! Ça m’a déchiréle cœur. Mais la femme de chambre, voyant ceRestaud retirer toute sa confiance à Nasie, a eupeur de perdre son argent, et s’entend avec lacouturière pour ne livrer la robe que si les millefrancs sont rendus. Le bal est demain, la robeest prête, Nasie est au désespoir. Elle a vou-lu m’emprunter mes couverts pour les engager.Son mari veut qu’elle aille à ce bal pour mon-trer à tout Paris les diamants qu’on prétendvendus par elle. Peut-elle dire à ce monstre :« Je dois mille francs, payez-les ? » Non. J’ai

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compris ça, moi. Sa sœur Delphine ira là dansune toilette superbe. Anastasie ne doit pas êtreau-dessous de sa cadette. Et puis elle est sinoyée de larmes, ma pauvre fille ! J’ai été si hu-milié de n’avoir pas eu douze mille francs hier,que j’aurais donné le reste de ma misérable viepour racheter ce tort-là. Voyez-vous ? j’avaiseu la force de tout supporter, mais mon der-nier manque d’argent m’a crevé le cœur. Oh !oh ! je n’en ai fait ni une ni deux, je me suisrafistolé, requinqué ; j’ai vendu pour six centsfrancs de couverts et de boucles, puis j’ai en-gagé, pour un an, mon titre de rente viagèrecontre quatre cents francs une fois payés, aupapa Gobseck. Bah ! je mangerai du pain ! çame suffisait quand j’étais jeune, ça peut encorealler. Au moins elle aura une belle soirée, maNasie. Elle sera pimpante. J’ai le billet de millefrancs là sous mon chevet. Ça me réchauffed’avoir là sous la tête ce qui va faire plaisir à lapauvre Nasie. Elle pourra mettre sa mauvaiseVictoire à la porte. A-t-on vu des domestiques

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ne pas avoir confiance dans leurs maîtres ! De-main je serai bien, Nasie vient à dix heures. Jene veux pas qu’elles me croient malade, ellesn’iraient point au bal, elles me soigneraient.Nasie m’embrassera demain comme son en-fant, ses caresses me guériront. Enfin, n’aurais-je pas dépensé mille francs chez l’apothicaire ?J’aime mieux les donner à mon Guérit-Tout, àma Nasie. Je la consolerai dans sa misère, aumoins. Ça m’acquitte du tort de m’être fait duviager. Elle est au fond de l’abîme, et moi jene suis plus assez fort pour l’en tirer. Oh ! jevais me remettre au commerce. J’irai à Odessapour y acheter du grain. Les blés valent là troisfois moins que les nôtres ne coûtent. Si l’intro-duction des céréales est défendue en nature,les braves gens qui font les lois n’ont pas son-gé à prohiber les fabrications dont les blés sontle principe. Hé, hé !… j’ai trouvé cela, moi, cematin ! Il y a de beaux coups à faire dans lesamidons.

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— Il est fou, se dit Eugène en regardantle vieillard. Allons, restez en repos, ne parlezpas…

Eugène descendit pour dîner quand Bian-chon remonta. Puis tous deux passèrent la nuità garder le malade à tour de rôle, en s’occu-pant, l’un à lire ses livres de médecine, l’autre àécrire à sa mère et à ses sœurs. Le lendemain,les symptômes qui se déclarèrent chez le ma-lade furent, suivant Bianchon, d’un favorableaugure ; mais ils exigèrent des soins continuelsdont les deux étudiants étaient seuls capables,et dans le récit desquels il est impossible decompromettre la pudibonde phraséologie del’époque. Les sangsues mises sur le corps ap-pauvri du bonhomme furent accompagnées decataplasmes, de bains de pied, de manœuvresmédicales pour lesquelles il fallait d’ailleurs laforce et le dévouement des deux jeunes gens.Madame de Restaud ne vint pas ; elle envoyachercher sa somme par un commissionnaire.

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— Je croyais qu’elle serait venue elle-même. Mais ce n’est pas un mal, elle se seraitinquiétée, dit le père en paraissant heureux decette circonstance.

À sept heures du soir, Thérèse vint apporterune lettre de Delphine.

« Que faites-vous donc, mon ami ? À peineaimée, serais-je déjà négligée ? Vous m’avezmontré, dans ces confidences versées de cœurà cœur, une trop belle âme pour n’être pasde ceux qui restent toujours fidèles en voyantcombien les sentiments ont de nuances.Comme vous l’avez dit en écoutant la prièrede Mosé : « Pour les uns c’est une même note,pour les autres c’est l’infini de la musique ! »Songez que je vous attends ce soir pour allerau bal de madame de Beauséant. Décidémentle contrat de monsieur d’Ajuda a été signé cematin à la cour, et la pauvre vicomtesse ne l’asu qu’à deux heures. Tout Paris va se porterchez elle, comme le peuple encombre la Grève

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quand il doit y avoir une exécution. N’est-cepas horrible d’aller voir si cette femme cacherasa douleur, si elle saura bien mourir ? Je n’iraiscertes pas, mon ami, si j’avais été déjà chezelle ; mais elle ne recevra plus sans doute, ettous les efforts que j’ai faits seraient superflus.Ma situation est bien différente de celle desautres. D’ailleurs, j’y vais pour vous aussi. Jevous attends. Si vous n’étiez pas près de moidans deux heures, je ne sais si je vous pardon-nerais cette félonie. »

Rastignac prit une plume et répondit ainsi :

« J’attends un médecin pour savoir si votrepère doit vivre encore. Il est mourant. J’iraivous porter l’arrêt, et j’ai peur que ce ne soit unarrêt de mort. Vous verrez si vous pouvez allerau bal. Mille tendresses. »

Le médecin vint à huit heures et demie, et,sans donner un avis favorable, il ne pensa pasque la mort dût être imminente. Il annonça des

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mieux et des rechutes alternatives d’où dépen-draient la vie et la raison du bonhomme.

— Il vaudrait mieux qu’il mourût prompte-ment, fut le dernier mot du docteur.

Eugène confia le père Goriot aux soins deBianchon, et partit pour aller porter à madamede Nucingen les tristes nouvelles qui, dans sonesprit encore imbu des devoirs de famille, de-vaient suspendre toute joie.

— Dites-lui qu’elle s’amuse tout de même,lui cria le père Goriot qui paraissait assoupimais qui se dressa sur son séant au moment oùRastignac sortit.

Le jeune homme se présenta navré de dou-leur à Delphine, et la trouva coiffée, chaussée,n’ayant plus que sa robe de bal à mettre. Mais,semblable aux coups de pinceau par lesquelsles peintres achèvent leurs tableaux, les der-niers apprêts voulaient plus de temps que n’endemandait le fond même de la toile.

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— Eh quoi, vous n’êtes pas habillé ? dit-elle.

— Mais, madame, votre père…

— Encore mon père, s’écria-t-elle en l’in-terrompant. Mais vous ne m’apprendrez pasce que je dois à mon père. Je connais monpère depuis longtemps. Pas un mot, Eugène.Je ne vous écouterai que quand vous aurezfait votre toilette. Thérèse a tout préparé chezvous ; ma voiture est prête, prenez-la ; reve-nez. Nous causerons de mon père en allantau bal. Il faut partir de bonne heure, si noussommes pris dans la file des voitures, nous se-rons bien heureux de faire notre entrée à onzeheures.

— Madame !

— Allez ! pas un mot, dit-elle courant dansson boudoir pour y prendre un collier.

— Mais, allez donc, monsieur Eugène, vousfâcherez madame, dit Thérèse en poussant le

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jeune homme épouvanté de cet élégant parri-cide.

Il alla s’habiller en faisant les plus tristes,les plus décourageantes réflexions. Il voyait lemonde comme un océan de boue dans lequelun homme se plongeait jusqu’au cou, s’il ytrempait le pied. — Il ne s’y commet que descrimes mesquins ! se dit-il. Vautrin est plusgrand. Il avait vu les trois grandes expressionsde la société : l’Obéissance, la Lutte et la Ré-volte ; la Famille, le Monde et Vautrin. Et iln’osait prendre parti. L’Obéissance était en-nuyeuse, la Révolte impossible, et la Lutte in-certaine. Sa pensée le reporta au sein de safamille. Il se souvint des pures émotions decette vie calme, il se rappela les jours passésau milieu des êtres dont il était chéri. En seconformant aux lois naturelles du foyer do-mestique, ces chères créatures y trouvaient unbonheur plein, continu, sans angoisses. Malgréses bonnes pensées, il ne se sentit pas le cou-rage de venir confesser la foi des âmes pures à

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Delphine, en lui ordonnant la Vertu au nom del’Amour. Déjà son éducation commencée avaitporté ses fruits. Il aimait égoïstement déjà. Sontact lui avait permis de reconnaître la naturedu cœur de Delphine. Il pressentait qu’elle étaitcapable de marcher sur le corps de son pèrepour aller au bal, et il n’avait ni la force dejouer le rôle d’un raisonneur, ni le courage delui déplaire, ni la vertu de la quitter. — Ellene me pardonnerait jamais d’avoir eu raisoncontre elle dans cette circonstance, se dit-il.Puis il commenta les paroles des médecins, ilse plut à penser que le père Goriot n’était pasaussi dangereusement malade qu’il le croyait ;enfin, il entassa des raisonnements assassinspour justifier Delphine. Elle ne connaissait pasl’état dans lequel était son père. Le bonhommelui-même la renverrait au bal, si elle l’allaitvoir. Souvent la loi sociale, implacable danssa formule, condamne là où le crime apparentest excusé par les innombrables modificationsqu’introduisent au sein des familles la diffé-

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rence des caractères, la diversité des intérêtset des situations. Eugène voulait se tromperlui-même, il était prêt à faire à sa maîtresse lesacrifice de sa conscience. Depuis deux jours,tout était changé dans sa vie. La femme y avaitjeté ses désordres, elle avait fait pâlir la fa-mille, elle avait tout confisqué à son profit.Rastignac et Delphine s’étaient rencontrésdans les conditions voulues pour éprouver l’unpar l’autre les plus vives jouissances. Leur pas-sion bien préparée avait grandi par ce qui tueles passions, par la jouissance. En possédantcette femme, Eugène s’aperçut que jusqu’alorsil ne l’avait que désirée. Il ne l’aima qu’au len-demain du bonheur : l’amour n’est peut-êtreque la reconnaissance du plaisir. Infâme ou su-blime, il adorait cette femme pour les voluptésqu’il lui avait apportées en dot, et pour toutescelles qu’il en avait reçues ; de même que Del-phine aimait Rastignac autant que Tantale au-rait aimé l’ange qui serait venu satisfaire sa

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faim, ou étancher la soif de son gosier dessé-ché.

— Eh ! bien, comment va mon père ? lui ditmadame de Nucingen quand il fut de retour eten costume de bal.

— Extrêmement mal, répondit-il, si vousvoulez me donner une preuve de votre affec-tion, nous courrons le voir.

— Eh ! bien, oui, dit-elle, mais après le bal.Mon bon Eugène, sois gentil, ne me fais pas demorale, viens.

Ils partirent. Eugène resta silencieux pen-dant une partie du chemin.

— Qu’avez-vous donc ? dit-elle.

— J’entends le râle de votre père, répondit-il avec l’accent de la fâcherie. Et il se mit à ra-conter avec la chaleureuse éloquence du jeuneâge la féroce action à laquelle madame de Res-taud avait été poussée par la vanité, la crisemortelle que le dernier dévouement du père

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avait déterminée, et ce que coûterait la robe la-mée d’Anastasie. Delphine pleurait.

— Je vais être laide, pensa-t-elle. Seslarmes se séchèrent. J’irai garder mon père, jene quitterai pas son chevet, reprit-elle.

— Ah ! te voilà comme je te voulais, s’écriaRastignac.

Les lanternes de cinq cents voitures éclai-raient les abords de l’hôtel de Beauséant. Dechaque côté de la porte illuminée piaffait ungendarme. Le grand monde affluait si abon-damment, et chacun mettait tant d’empresse-ment à voir cette grande femme au momentde sa chute, que les appartements, situés aurez-de-chaussée de l’hôtel, étaient déjà pleinsquand madame de Nucingen et Rastignac s’yprésentèrent. Depuis le moment où toute lacour se rua chez la grande Mademoiselle à quiLouis XIV arrachait son amant, nul désastre decœur ne fut plus éclatant que ne l’était celui demadame de Beauséant. En cette circonstance,

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la dernière fille de la quasi royale maison deBourgogne se montra supérieure à son mal, etdomina jusqu’à son dernier moment le mondedont elle n’avait accepté les vanités que pourles faire servir au triomphe de sa passion. Lesplus belles femmes de Paris animaient ses sa-lons de leurs toilettes et de leurs sourires. Leshommes les plus distingués de la cour, les am-bassadeurs, les ministres, les gens illustrés entout genre, chamarrés de croix, de plaques, decordons multicolores, se pressaient autour dela vicomtesse. L’orchestre faisait résonner lesmotifs de sa musique sous les lambris dorésde ce palais, désert pour sa reine. Madame deBeauséant se tenait debout devant son premiersalon pour recevoir ses prétendus amis. Vêtuede blanc, sans aucun ornement dans ses che-veux simplement nattés, elle semblait calme,et n’affichait ni douleur, ni fierté, ni fausse joie.Personne ne pouvait lire dans son âme. Vouseussiez dit d’une Niobé de marbre. Son sourireà ses intimes amis fut parfois railleur ; mais elle

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parut à tous semblable à elle-même, et se mon-tra si bien ce qu’elle était quand le bonheur laparait de ses rayons, que les plus insensiblesl’admirèrent, comme les jeunes Romaines ap-plaudissaient le gladiateur qui savait sourire enexpirant. Le monde semblait s’être paré pourfaire ses adieux à l’une de ses souveraines.

— Je tremblais que vous ne vinssiez pas,dit-elle à Rastignac.

— Madame, répondit-il d’une voix émue enprenant ce mot pour un reproche, je suis venupour rester le dernier.

— Bien, dit-elle en lui prenant la main. Vousêtes peut-être ici le seul auquel je puisse mefier. Mon ami, aimez une femme que vous puis-siez aimer toujours. N’en abandonnez aucune.

Elle prit le bras de Rastignac et le mena surun canapé, dans le salon où l’on jouait.

— Allez, lui dit-elle, chez le marquis.Jacques, mon valet de chambre, vous y

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conduira et vous remettra une lettre pour lui.Je lui demande ma correspondance. Il vous laremettra tout entière, j’aime à le croire. Si vousavez mes lettres, montez dans ma chambre. Onme préviendra.

Elle se leva pour aller au-devant de la du-chesse de Langeais, sa meilleure amie qui ve-nait aussi. Rastignac partit, fit demander lemarquis d’Ajuda à l’hôtel de Rochefide, où ildevait passer la soirée, et où il le trouva. Lemarquis l’emmena chez lui, remit une boîteà l’étudiant, et lui dit : — Elles y sont toutes.Il parut vouloir parler à Eugène, soit pour lequestionner sur les événements du bal et surla vicomtesse, soit pour lui avouer que déjàpeut-être il était au désespoir de son mariage,comme il le fut plus tard ; mais un éclair d’or-gueil brilla dans ses yeux, et il eut le déplorablecourage de garder le secret sur ses plus noblessentiments. — Ne lui dites rien de moi, moncher Eugène. Il pressa la main de Rastignacpar un mouvement affectueusement triste, et

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lui fit signe de partir. Eugène revint à l’hôtel deBeauséant, et fut introduit dans la chambre dela vicomtesse, où il vit les apprêts d’un départ.Il s’assit auprès du feu, regarda la cassette encèdre, et tomba dans une profonde mélancolie.Pour lui, madame de Beauséant avait les pro-portions des déesses de l’Iliade.

— Ah ! mon ami, dit la vicomtesse en en-trant et appuyant sa main sur l’épaule de Ras-tignac.

Il aperçut sa cousine en pleurs, les yeux le-vés, une main tremblante, l’autre levée. Elleprit tout à coup la boîte, la plaça dans le feu etla vit brûler.

— Ils dansent ! ils sont venus tous bienexactement, tandis que la mort viendra tard.Chut ! mon ami, dit-elle en mettant un doigtsur la bouche de Rastignac prêt à parler. Jene verrai plus jamais ni Paris ni le monde. Àcinq heures du matin, je vais partir pour allerm’ensevelir au fond de la Normandie. Depuis

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trois heures après midi, j’ai été obligée de fairemes préparatifs, signer des actes, voir à des af-faires ; je ne pouvais envoyer personne chez…Elle s’arrêta. Il était sûr qu’on le trouveraitchez… Elle s’arrêta encore accablée de dou-leur. En ces moments tout est souffrance, etcertains mots sont impossibles à prononcer.— Enfin, reprit-elle, je comptais sur vous cesoir pour ce dernier service. Je voudrais vousdonner un gage de mon amitié. Je penseraisouvent à vous, qui m’avez paru bon et noble,jeune et candide au milieu de ce monde oùces qualités sont si rares. Je souhaite que voussongiez quelquefois à moi. Tenez, dit-elle en je-tant les yeux autour d’elle, voici le coffret oùje mettais mes gants. Toutes les fois que j’en aipris avant d’aller au bal ou au spectacle, je mesentais belle, parce que j’étais heureuse, et jen’y touchais que pour y laisser quelque penséegracieuse : il y a beaucoup de moi là-dedans, ily a toute une madame de Beauséant qui n’estplus. Acceptez-le. J’aurai soin qu’on le porte

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chez vous, rue d’Artois. Madame de Nucingenest fort bien ce soir, aimez-la bien. Si nous nenous voyons plus, mon ami, soyez sûr que jeferai des vœux pour vous, qui avez été bonpour moi. Descendons, je ne veux pas leur lais-ser croire que je pleure. J’ai l’éternité devantmoi, j’y serai seule, et personne ne m’y deman-dera compte de mes larmes. Encore un regardà cette chambre. Elle s’arrêta. Puis, après s’êtreun moment caché les yeux avec sa main, ellese les essuya, les baigna d’eau fraîche, et prit lebras de l’étudiant. Marchons ! dit-elle.

Rastignac n’avait pas encore senti d’émo-tion aussi violente que le fut le contact de cettedouleur si noblement contenue. En rentrantdans le bal, Eugène en fit le tour avec madamede Beauséant, dernière et délicate attention decette gracieuse femme. En entrant dans la ga-lerie où l’on dansait, Rastignac fut surpris derencontrer un de ces couples que la réunion detoutes les beautés humaines rend sublimes àvoir. Jamais il n’avait eu l’occasion d’admirer

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de telles perfections. Pour tout exprimer en unmot, l’homme était un Antinoüs vivant, et sesmanières ne détruisaient pas le charme qu’onéprouvait à le regarder. La femme était une fée,elle enchantait le regard, elle fascinait l’âme, ir-ritait les sens les plus froids. La toilette s’har-moniait chez l’un et chez l’autre avec la beauté.Tout le monde les contemplait avec plaisir etenviait le bonheur qui éclatait dans l’accord deleurs yeux et de leurs mouvements.

— Mon Dieu, quelle est cette femme ? ditRastignac.

— Oh ! la plus incontestablement belle, ré-pondit la vicomtesse. C’est lady Brandon, elleest aussi célèbre par son bonheur que par sabeauté. Elle a tout sacrifié à ce jeune homme.Ils ont, dit-on, des enfants. Mais le malheurplane toujours sur eux. On dit que lord Bran-don a juré de tirer une effroyable vengeancede sa femme et de cet amant. Ils sont heureux,mais ils tremblent sans cesse.

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— Et lui ?

— Comment ! vous ne connaissez pas lebeau colonel Franchessini ?

— Celui qui s’est battu…

— Il y a trois jours, oui. Il avait été provo-qué par le fils d’un banquier : il ne voulait quele blesser, mais par malheur il l’a tué.

— Oh !

— Qu’avez-vous donc ? vous frissonnez, ditla vicomtesse.

— Je n’ai rien, répondit Rastignac.

Une sueur froide lui coulait dans le dos.Vautrin lui apparaissait avec sa figure debronze. Le héros du bagne donnant la main auhéros du bal changeait pour lui l’aspect de lasociété. Bientôt il aperçut les deux sœurs, ma-dame de Restaud et madame de Nucingen. Lacomtesse était magnifique avec tous ses dia-mants étalés, qui, pour elle, étaient brûlantssans doute, elle les portait pour la dernière

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fois. Quelque puissants que fussent son orgueilet son amour, elle ne soutenait pas bien lesregards de son mari. Ce spectacle n’était pasde nature à rendre les pensées de Rastignacmoins tristes. S’il avait revu Vautrin dans le co-lonel italien, il revit alors, sous les diamantsdes deux sœurs, le grabat sur lequel gisait lepère Goriot. Son attitude mélancolique ayanttrompé la vicomtesse, elle lui retira son bras.

— Allez ! je ne veux pas vous coûter unplaisir, dit-elle.

Eugène fut bientôt réclamé par Delphine,heureuse de l’effet qu’elle produisait, et jalousede mettre aux pieds de l’étudiant les hom-mages qu’elle recueillait dans ce monde, oùelle espérait être adoptée.

— Comment trouvez-vous Nasie ? lui dit-elle.

— Elle a, dit Rastignac, escompté jusqu’à lamort de son père.

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Vers quatre heures du matin, la foule dessalons commençait à s’éclaircir. Bientôt la mu-sique ne se fit plus entendre. La duchesse deLangeais et Rastignac se trouvèrent seuls dansle grand salon. La vicomtesse, croyant n’y ren-contrer que l’étudiant, y vint après avoir ditadieu à monsieur de Beauséant, qui s’alla cou-cher en lui répétant : — Vous avez tort, machère, d’aller vous enfermer à votre âge ! Res-tez donc avec nous.

En voyant la duchesse, madame de Beau-séant ne put retenir une exclamation.

— Je vous ai devinée, Clara, dit madamede Langeais. Vous partez pour ne plus revenir ;mais vous ne partirez pas sans m’avoir enten-due et sans que nous nous soyons comprises.Elle prit son amie par le bras, l’emmena dansle salon voisin, et là, la regardant avec deslarmes dans les yeux, elle la serra dans sesbras et la baisa sur les joues. — Je ne veuxpas vous quitter froidement, ma chère, ce se-

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rait un remords trop lourd. Vous pouvez comp-ter sur moi comme sur vous-même. Vous avezété grande ce soir, je me suis sentie digne devous, et veux vous le prouver. J’ai eu des tortsenvers vous, je n’ai pas toujours été bien, par-donnez-moi, ma chère : je désavoue tout ce quia pu vous blesser, je voudrais reprendre mesparoles. Une même douleur a réuni nos âmes,et je ne sais qui de nous sera la plus malheu-reuse. Monsieur de Montriveau n’était pas icice soir, comprenez-vous ? Qui vous a vue pen-dant ce bal, Clara, ne vous oubliera jamais.Moi, je tente un dernier effort. Si j’échoue, j’iraidans un couvent ! Où allez-vous, vous ?

— En Normandie, à Courcelles, aimer,prier, jusqu’au jour où Dieu me retirera de cemonde.

— Venez, monsieur de Rastignac, dit la vi-comtesse d’une voix émue, en pensant que cejeune homme attendait. L’étudiant plia le ge-nou, prit la main de sa cousine et la baisa.

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— Antoinette, adieu ! reprit madame de Beau-séant, soyez heureuse. Quant à vous, vousl’êtes, vous êtes jeune, vous pouvez croire àquelque chose, dit-elle à l’étudiant. À mon dé-part de ce monde, j’aurai eu, comme quelquesmourants privilégiés, de religieuses, de sin-cères émotions autour de moi !

Rastignac s’en alla vers cinq heures, aprèsavoir vu madame de Beauséant dans sa berlinede voyage, après avoir reçu son dernier adieumouillé de larmes qui prouvaient que les per-sonnes les plus élevées ne sont pas mises horsde la loi du cœur et ne vivent pas sans cha-grins, comme quelques courtisans du peuplevoudraient le lui faire croire. Eugène revint àpied vers la maison Vauquer, par un temps hu-mide et froid. Son éducation s’achevait.

— Nous ne sauverons pas le pauvre pèreGoriot, lui dit Bianchon quand Rastignac entrachez son voisin.

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— Mon ami, lui dit Eugène après avoir re-gardé le vieillard endormi, va, poursuis la des-tinée modeste à laquelle tu bornes tes désirs.Moi, je suis en enfer, et il faut que j’y reste.Quelque mal que l’on te dise du monde, crois-le ! il n’y a pas de Juvénal qui puisse en peindrel’horreur couverte d’or et de pierreries.

Le lendemain, Rastignac fut éveillé sur lesdeux heures après midi par Bianchon, qui, for-cé de sortir, le pria de garder le père Goriot,dont l’état avait fort empiré pendant la mati-née.

— Le bonhomme n’a pas deux jours, n’apeut-être pas six heures à vivre, dit l’élève enmédecine, et cependant nous ne pouvons pascesser de combattre le mal. Il va falloir lui don-ner des soins coûteux. Nous serons bien sesgarde-malades ; mais je n’ai pas le sou, moi.J’ai retourné ses poches, fouillé ses armoires :zéro au quotient. Je l’ai questionné dans un

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moment où il avait sa tête, il m’a dit ne pasavoir un liard à lui. Qu’as-tu, toi ?

— Il me reste vingt francs, répondit Rasti-gnac ; mais j’irai les jouer, je gagnerai.

— Si tu perds ?

— Je demanderai de l’argent à ses gendreset à ses filles.

— Et s’ils ne t’en donnent pas ? reprit Bian-chon. Le plus pressé dans ce moment n’estpas de trouver de l’argent, il faut envelopper lebonhomme d’un sinapisme bouillant depuis lespieds jusqu’à la moitié des cuisses. S’il crie, ily aura de la ressource. Tu sais comment celas’arrange. D’ailleurs, Christophe t’aidera. Moi,je passerai chez l’apothicaire répondre de tousles médicaments que nous y prendrons. Il estmalheureux que le pauvre homme n’ait pas ététransportable à notre hospice, il y aurait étémieux. Allons, viens que je t’installe, et ne lequitte pas que je ne sois revenu.

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Les deux jeunes gens entrèrent dans lachambre où gisait le vieillard. Eugène fut ef-frayé du changement de cette face convulsée,blanche et profondément débile.

— Eh ! bien, papa ? lui dit-il en se penchantsur le grabat.

Goriot leva sur Eugène des yeux ternes etle regarda fort attentivement sans le recon-naître. L’étudiant ne soutint pas ce spectacle,des larmes humectèrent ses yeux.

— Bianchon, ne faudrait-il pas des rideauxaux fenêtres ?

— Non. Les circonstances atmosphériquesne l’affectent plus. Ce serait trop heureux s’ilavait chaud ou froid. Néanmoins il nous fautdu feu pour faire les tisanes et préparer biendes choses. Je t’enverrai des falourdes qui nousserviront jusqu’à ce que nous ayons du bois.Hier et cette nuit, j’ai brûlé le tien et toutesles mottes du pauvre homme. Il faisait humide,l’eau dégouttait des murs. À peine ai-je pu sé-

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cher la chambre. Christophe l’a balayée, c’estvraiment une écurie. J’y ai brûlé du genièvre,ça puait trop.

— Mon Dieu ! dit Rastignac, mais ses filles !

— Tiens, s’il demande à boire, tu lui don-neras de ceci, dit l’interne en montrant à Ras-tignac un grand pot blanc. Si tu l’entends seplaindre et que le ventre soit chaud et dur, tute feras aider par Christophe pour lui adminis-trer… tu sais. S’il avait, par hasard, une grandeexaltation, s’il parlait beaucoup, s’il avait enfinun petit brin de démence, laisse-le aller. Cene sera pas un mauvais signe. Mais envoieChristophe à l’hospice Cochin. Notre médecin,mon camarade ou moi, nous viendrions lui ap-pliquer des moxas. Nous avons fait ce matin,pendant que tu dormais, une grande consulta-tion avec un élève du docteur Gall, avec unmédecin en chef de l’Hôtel-Dieu et le nôtre.Ces messieurs ont cru reconnaître de curieuxsymptômes, et nous allons suivre les progrès

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de la maladie, afin de nous éclairer sur plu-sieurs points scientifiques assez importants.Un de ces messieurs prétend que la pressiondu sérum, si elle portait plus sur un organe quesur un autre, pourrait développer des faits par-ticuliers. Écoute-le donc bien, au cas où il par-lerait, afin de constater à quel genre d’idées ap-partiendraient ses discours : si c’est des effetsde mémoire, de pénétration, de jugement ; s’ils’occupe de matérialités, ou de sentiments ; s’ilcalcule, s’il revient sur le passé ; enfin sois enétat de nous faire un rapport exact. Il est pos-sible que l’invasion ait lieu en bloc, il mourraimbécile comme il l’est en ce moment. Tout estbien bizarre dans ces sortes de maladies ! Si labombe crevait par ici, dit Bianchon en mon-trant l’occiput du malade, il y a des exemplesde phénomènes singuliers : le cerveau re-couvre quelques-unes de ses facultés, et lamort est plus lente à se déclarer. Les sérositéspeuvent se détourner du cerveau, prendre desroutes dont on ne connaît le cours que par l’au-

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topsie. Il y a aux Incurables un vieillard hébétéchez qui l’épanchement a suivi la colonne ver-tébrale ; il souffre horriblement, mais il vit.

— Se sont-elles bien amusées ? dit le pèreGoriot, qui reconnut Eugène.

— Oh ! il ne pense qu’à ses filles, dit Bian-chon. Il m’a dit plus de cent fois cette nuit :Elles dansent ! Elle a sa robe. Il les appelait parleurs noms. Il me faisait pleurer, diable m’em-porte ! avec ses intonations : Delphine ! ma pe-tite Delphine ! Nasie ! Ma parole d’honneur, ditl’élève en médecine, c’était à fondre en larmes.

— Delphine, dit le vieillard, elle est là, n’est-ce pas ? Je le savais bien. Et ses yeux recou-vrèrent une activité folle pour regarder lesmurs et la porte.

— Je descends dire à Sylvie de préparer lessinapismes, cria Bianchon, le moment est favo-rable.

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Rastignac resta seul près du vieillard, assis au pied du lit, les yeux fixes sur cette tête ef- frayante et douloureuse à voir.

— Madame de Beauséant s’enfuit, celui-ci se meurt, dit-il. Les belles âmes ne peuvent pas rester longtemps en ce monde. Comment les grands sentiments s’allieraient-ils, en effet, à une société mesquine, petite, superficielle ?

Les images de la fête à laquelle il avait as- sisté se représentèrent à son souvenir et contrastèrent avec le spectacle de ce lit de mort. Bianchon reparut soudain.

— Dis donc, Eugène, je viens de voir notre médecin en chef, et je suis revenu toujours courant. S’il se manifeste des symptômes de raison, s’il parle, couche-le sur un long sina- pisme, de manière à l’envelopper de moutarde depuis la nuque jusqu’à la chute des reins, et fais-nous appeler.

— Cher Bianchon, dit Eugène.

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— Oh ! il s’agit d’un fait scientifique, repritl’élève en médecine avec toute l’ardeur d’unnéophyte.

— Allons, dit Eugène, je serai donc le seul àsoigner ce pauvre vieillard par affection.

— Si tu m’avais vu ce matin, tu ne dirais pascela, reprit Bianchon sans s’offenser du propos.Les médecins qui ont exercé ne voient que lamaladie ; moi, je vois encore le malade, moncher garçon.

Il s’en alla, laissant Eugène seul avec levieillard, et dans l’appréhension d’une crise quine tarda pas à se déclarer.

— Ah ! c’est vous, mon cher enfant, dit lepère Goriot en reconnaissant Eugène.

— Allez-vous mieux ? demanda l’étudianten lui prenant la main.

— Oui, j’avais la tête serrée comme dans unétau, mais elle se dégage. Avez-vous vu mesfilles ? Elles vont venir bientôt, elles accour-

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ront aussitôt qu’elles me sauront malade, ellesm’ont tant soigné rue de la Jussienne ! MonDieu ! je voudrais que ma chambre fût proprepour les recevoir. Il y a un jeune homme quim’a brûlé toutes mes mottes.

— J’entends Christophe, lui dit Eugène, ilvous monte du bois que ce jeune homme vousenvoie.

— Bon ! mais comment payer le bois ? jen’ai pas un sou, mon enfant. J’ai tout donné,tout. Je suis à la charité. La robe lamée était-elle belle au moins ? (Ah ! je souffre !) Merci,Christophe. Dieu vous récompensera, mongarçon ; moi, je n’ai plus rien.

— Je te payerai bien, toi et Sylvie, dit Eu-gène à l’oreille du garçon.

— Mes filles vous ont dit qu’elles allaientvenir, n’est-ce pas, Christophe ? Vas-y encore,je te donnerai cent sous. Dis-leur que je ne mesens pas bien, que je voudrais les embrasser,

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les voir encore une fois avant de mourir. Dis-leur cela, mais sans trop les effrayer.

Christophe partit sur un signe de Rastignac.

— Elles vont venir, reprit le vieillard. Je lesconnais. Cette bonne Delphine, si je meurs,quel chagrin je lui causerai ! Nasie aussi. Je nevoudrais pas mourir, pour ne pas les faire pleu-rer. Mourir, mon bon Eugène, c’est ne plus lesvoir. Là où l’on s’en va, je m’ennuierai bien.Pour un père, l’enfer, c’est d’être sans enfants,et j’ai déjà fait mon apprentissage depuisqu’elles sont mariées. Mon paradis était rue dela Jussienne. Dites donc, si je vais en para-dis, je pourrai revenir sur terre en esprit au-tour d’elles. J’ai entendu dire de ces choses-là. Sont-elles vraies ? Je crois les voir en cemoment telles qu’elles étaient rue de la Jus-sienne. Elles descendaient le matin. Bonjour,papa, disaient-elles. Je les prenais sur mes ge-noux, je leur faisais mille agaceries, des niches.Elles me caressaient gentiment. Nous déjeu-

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nions tous les matins ensemble, nous dînions,enfin j’étais père, je jouissais de mes enfants.Quand elles étaient rue de la Jussienne, ellesne raisonnaient pas, elles ne savaient rien dumonde, elles m’aimaient bien. Mon Dieu !pourquoi ne sont-elles pas toujours restées pe-tites ? (Oh ! je souffre, la tête me tire.) Ah !ah ! pardon, mes enfants ! je souffre horrible-ment, et il faut que ce soit de la vraie douleur,vous m’avez rendu bien dur au mal. Mon Dieu !si j’avais seulement leurs mains dans lesmiennes, je ne sentirais point mon mal.Croyez-vous qu’elles viennent ? Christophe estsi bête ! J’aurais dû y aller moi-même. Il va lesvoir, lui. Mais vous avez été hier au bal. Dites-moi donc comment elles étaient ? Elles ne sa-vaient rien de ma maladie, n’est-ce pas ? Ellesn’auraient pas dansé, pauvres petites ! Oh ! jene veux plus être malade. Elles ont encore tropbesoin de moi. Leurs fortunes sont compro-mises. Et à quels maris sont-elles livrées ! Gué-rissez-moi, guérissez-moi ! (Oh ! que je

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souffre ! Ah ! ah ! ah !) Voyez-vous, il faut meguérir, parce qu’il leur faut de l’argent, et jesais où aller en gagner. J’irai faire de l’amidonen aiguilles à Odessa. Je suis un malin, je ga-gnerai des millions. (Oh ! je souffre trop !).

Goriot garda le silence pendant un moment,en paraissant faire tous ses efforts pour ras-sembler ses forces afin de supporter la douleur.

— Si elles étaient là, je ne me plaindraispas, dit-il. Pourquoi donc me plaindre ?

Un léger assoupissement survint et duralongtemps. Christophe revint. Rastignac, quicroyait le père Goriot endormi, laissa le garçonlui rendre compte à haute voix de sa mission.

— Monsieur, dit-il, je suis d’abord allé chezmadame la comtesse, à laquelle il m’a été im-possible de parler, elle était dans de grandesaffaires avec son mari. Comme j’insistais, mon-sieur de Restaud est venu lui-même, et m’adit comme ça : Monsieur Goriot se meurt, eh !bien, c’est ce qu’il a de mieux à faire. J’ai be-

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soin de madame de Restaud pour terminer desaffaires importantes, elle ira quand tout sera fi-ni. Il avait l’air en colère, ce monsieur-là. J’al-lais sortir, lorsque madame est entrée dansl’antichambre par une porte que je ne voyaispas, et m’a dit : Christophe, dis à mon père queje suis en discussion avec mon mari, je ne puispas le quitter ; il s’agit de la vie ou de la mortde mes enfants ; mais aussitôt que tout sera fi-ni, j’irai. Quant à madame la baronne, autrehistoire ! je ne l’ai point vue, et je n’ai pas pului parler. Ah ! me dit la femme de chambre,madame est rentrée du bal à cinq heures unquart, elle dort ; si je l’éveille avant midi, elleme grondera. Je lui dirai que son père va plusmal quand elle me sonnera. Pour une mauvaisenouvelle, il est toujours temps de la lui dire.J’ai eu beau prier ! Ah ouin ! J’ai demandé àparler à monsieur le baron, il était sorti.

— Aucune de ses filles ne viendrait, s’écriaRastignac. Je vais écrire à toutes deux.

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— Aucune, répondit le vieillard en se dres-sant sur son séant. Elles ont des affaires, ellesdorment, elles ne viendront pas. Je le savais. Ilfaut mourir pour savoir ce que c’est que des en-fants. Ah ! mon ami, ne vous mariez pas, n’ayezpas d’enfants ! Vous leur donnez la vie, ils vousdonnent la mort. Vous les faites entrer dansle monde, ils vous en chassent. Non, elles neviendront pas ! Je sais cela depuis dix ans. Jeme le disais quelquefois, mais je n’osais pas ycroire.

Une larme roula dans chacun de ses yeux,sur la bordure rouge, sans en tomber.

— Ah ! si j’étais riche, si j’avais gardé mafortune, si je ne la leur avais pas donnée, ellesseraient là, elles me lècheraient les joues deleurs baisers ! je demeurerais dans un hôtel,j’aurais de belles chambres, des domestiques,du feu à moi ; et elles seraient tout en larmes,avec leurs maris, leurs enfants. J’aurais toutcela. Mais rien. L’argent donne tout, même des

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filles. Oh ! mon argent, où est-il ? Si j’avais destrésors à laisser, elles me panseraient, elles mesoigneraient ; je les entendrais, je les verrais.Ah ! mon cher enfant, mon seul enfant, j’aimemieux mon abandon et ma misère ! Au moinsquand un malheureux est aimé, il est bien sûrqu’on l’aime. Non, je voudrais être riche, je lesverrais. Ma foi, qui sait ? Elles ont toutes lesdeux des cœurs de roche. J’avais trop d’amourpour elles pour qu’elles en eussent pour moi.Un père doit être toujours riche, il doit tenirses enfants en bride comme des chevaux sour-nois. Et j’étais à genoux devant elles. Les mi-sérables ! elles couronnent dignement leurconduite envers moi depuis dix ans. Si vous sa-viez comme elles étaient aux petits soins pourmoi dans les premiers temps de leur mariage !(Oh ! je souffre un cruel martyre !) Je venaisde leur donner à chacune près de huit centmille francs, elles ne pouvaient pas, ni leursmaris non plus, être rudes avec moi. L’on merecevait : « Mon bon père, par-ci ; mon cher

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père, par là. » Mon couvert était toujours mischez elles. Enfin je dînais avec leurs maris, quime traitaient avec considération. J’avais l’aird’avoir encore quelque chose. Pourquoi ça ?Je n’avais rien dit de mes affaires. Un hommequi donne huit cent mille francs à ses fillesétait un homme à soigner. Et l’on était auxpetits soins, mais c’était pour mon argent. Lemonde n’est pas beau. J’ai vu cela, moi ! L’onme menait en voiture au spectacle, et je restaiscomme je voulais aux soirées. Enfin elles sedisaient mes filles, et elles m’avouaient pourleur père. J’ai encore ma finesse, allez, et rienne m’est échappé. Tout a été à son adresse etm’a percé le cœur. Je voyais bien que c’étaitdes frimes ; mais le mal était sans remède. Jen’étais pas chez elles aussi à l’aise qu’à la tabled’en bas. Je ne savais rien dire. Aussi quandquelques-uns de ces gens du monde deman-daient à l’oreille de mes gendres : — Qui est-ce que ce monsieur-là ? — C’est le père auxécus, il est riche. — Ah, diable ! disait-on, et

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l’on me regardait avec le respect dû aux écus.Mais si je les gênais quelquefois un peu, je ra-chetais bien mes défauts ! D’ailleurs, qui doncest parfait ? (Ma tête est une plaie !) Je souffreen ce moment ce qu’il faut souffrir pour mou-rir, mon cher monsieur Eugène, eh ! bien, cen’est rien en comparaison de la douleur quem’a causée le premier regard par lequel Anas-tasie m’a fait comprendre que je venais de direune bêtise qui l’humiliait ; son regard m’a ou-vert toutes les veines. J’aurais voulu tout sa-voir, mais ce que j’ai bien su, c’est que j’étaisde trop sur terre. Le lendemain je suis allé chezDelphine pour me consoler, et voilà que j’y faisune bêtise qui me l’a mise en colère. J’en suisdevenu comme fou. J’ai été huit jours ne sa-chant plus ce que je devais faire. Je n’ai pasosé les aller voir, de peur de leurs reproches.Et me voilà à la porte de mes filles. Ô monDieu ! puisque tu connais les misères, les souf-frances que j’ai endurées ; puisque tu as comp-té les coups de poignard que j’ai reçus, dans

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ce temps qui m’a vieilli, changé, tué, blanchi,pourquoi me fais-tu donc souffrir aujourd’hui ?J’ai bien expié le péché de les trop aimer. Ellesse sont bien vengées de mon affection, ellesm’ont tenaillé comme des bourreaux. Eh ! bien,les pères sont si bêtes ! je les aimais tant quej’y suis retourné comme un joueur au jeu. Mesfilles, c’était mon vice à moi ; elles étaient mesmaîtresses, enfin tout ! Elles avaient toutes lesdeux besoin de quelque chose, de parures ; lesfemmes de chambre me le disaient, et je lesdonnais pour être bien reçu ! Mais elles m’ontfait tout de même quelques petites leçons surma manière d’être dans le monde. Oh ! ellesn’ont pas attendu le lendemain. Elles commen-çaient à rougir de moi. Voilà ce que c’est quede bien élever ses enfants. À mon âge je nepouvais pourtant pas aller à l’école. (Je souffrehorriblement, mon Dieu ! les médecins ! lesmédecins ! Si l’on m’ouvrait la tête, je souffri-rais moins.) Mes filles, mes filles, Anastasie,Delphine ! je veux les voir. Envoyez-les cher-

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cher par la gendarmerie, de force ! la justice estpour moi, tout est pour moi, la nature, le codecivil. Je proteste. La patrie périra si les pèressont foulés aux pieds. Cela est clair. La société,le monde roulent sur la paternité, tout croulesi les enfants n’aiment pas leurs pères. Oh ! lesvoir, les entendre, n’importe ce qu’elles me di-ront, pourvu que j’entende leur voix, ça calme-ra mes douleurs, Delphine surtout. Mais dites-leur, quand elles seront là, de ne pas me re-garder froidement comme elles font. Ah ! monbon ami, monsieur Eugène, vous ne savez pasce que c’est que de trouver l’or du regard chan-gé tout à coup en plomb gris. Depuis le jour oùleurs yeux n’ont plus rayonné sur moi, j’ai tou-jours été en hiver ici ; je n’ai plus eu que deschagrins à dévorer, et je les ai dévorés ! J’ai vé-cu pour être humilié, insulté. Je les aime tant,que j’avalais tous les affronts par lesquels ellesme vendaient une pauvre petite jouissancehonteuse. Un père se cacher pour voir sesfilles ! Je leur ai donné ma vie, elles ne me

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donneront pas une heure aujourd’hui ! J’ai soif,j’ai faim, le cœur me brûle, elles ne viendrontpas rafraîchir mon agonie, car je meurs, je lesens. Mais elles ne savent donc pas ce quec’est que de marcher sur le cadavre de sonpère ! Il y a un Dieu dans les cieux, il nousvenge malgré nous, nous autres pères. Oh !elles viendront ! Venez, mes chéries, venez en-core me baiser, un dernier baiser, le viatiquede votre père, qui priera Dieu pour vous, quilui dira que vous avez été de bonnes filles,qui plaidera pour vous ! Après tout, vous êtesinnocentes. Elles sont innocentes, mon ami !Dites-le bien à tout le monde, qu’on ne les in-quiète pas à mon sujet. Tout est de ma faute,je les ai habituées à me fouler aux pieds. J’ai-mais cela, moi. Ça ne regarde personne, nila justice humaine, ni la justice divine. Dieuserait injuste s’il les condamnait à cause demoi. Je n’ai pas su me conduire, j’ai fait la bê-tise d’abdiquer mes droits. Je me serais avilipour elles ! Que voulez-vous ! le plus beau na-

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turel, les meilleurs âmes auraient succombéà la corruption de cette facilité paternelle. Jesuis un misérable, je suis justement puni. Moiseul ai causé les désordres de mes filles, je lesai gâtées. Elles veulent aujourd’hui le plaisir,comme elles voulaient autrefois du bonbon.Je leur ai toujours permis de satisfaire leursfantaisies de jeunes filles. À quinze ans, ellesavaient voiture ! Rien ne leur a résisté. Moiseul suis coupable, mais coupable par amour.Leur voix m’ouvrait le cœur. Je les entends,elles viennent. Oh ! oui, elles viendront. La loiveut qu’on vienne voir mourir son père, la loiest pour moi. Puis ça ne coûtera qu’une course.Je la payerai. Écrivez-leur que j’ai des millionsà leur laisser ! Parole d’honneur. J’irai faire despâtes d’Italie à Odessa. Je connais la manière.Il y a, dans mon projet, des millions à gagner.Personne n’y a pensé. Ça ne se gâtera pointdans le transport comme le blé ou comme lafarine. Eh, eh, l’amidon ? il y aura là des mil-lions ! Vous ne mentirez pas, dites-leur des mil-

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lions, et quand mêmes elles viendraient paravarice, j’aime mieux être trompé, je les verrai.Je veux mes filles ! je les ai faites ! elles sontà moi ! dit-il en se dressant sur son séant, enmontrant à Eugène une tête dont les cheveuxblancs étaient épars et qui menaçait par tout cequi pouvait exprimer la menace.

— Allons, lui dit Eugène, recouchez-vous,mon bon père Goriot, je vais leur écrire. Aus-sitôt que Bianchon sera de retour, j’irai si ellesne viennent pas.

— Si elles ne viennent pas ? répéta levieillard en sanglotant. Mais je serai mort,mort dans un accès de rage, de rage ! La rageme gagne ! En ce moment, je vois ma vie en-tière. Je suis dupe ! elles ne m’aiment pas, ellesne m’ont jamais aimé ! cela est clair. Si elles nesont pas venues, elles ne viendront pas. Pluselles auront tardé, moins elles se décideront àme faire cette joie. Je les connais. Elles n’ontjamais su rien deviner de mes chagrins, de mes

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douleurs, de mes besoins, elles ne devinerontpas plus ma mort ; elles ne sont seulement pasdans le secret de ma tendresse. Oui, je le vois,pour elles, l’habitude de m’ouvrir les entraillesa ôté du prix à tout ce que je faisais. Elles au-raient demandé à me crever les yeux, je leuraurais dit : « Crevez-les ! » Je suis trop bête.Elles croient que tous les pères sont comme leleur. Il faut toujours se faire valoir. Leurs en-fants me vengeront. Mais c’est dans leur in-térêt de venir ici. Prévenez-les donc qu’ellescompromettent leur agonie. Elles commettenttous les crimes en un seul. Mais allez donc,dites-leur donc que, ne pas venir, c’est un par-ricide ! Elles en ont assez commis sans ajoutercelui-là. Criez donc comme moi : « Hé, Nasie !hé, Delphine ! venez à votre père qui a été sibon pour vous et qui souffre ! » Rien, personne.Mourrai-je donc comme un chien ? Voilà marécompense, l’abandon. Ce sont des infâmes,des scélérates ; je les abomine, je les maudis ;je me relèverai, la nuit, de mon cercueil pour

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les remaudire, car, enfin, mes amis, ai-je tort ?elles se conduisent bien mal ! hein ? Qu’est-ceque je dis ? Ne m’avez-vous pas averti que Del-phine est là ? C’est la meilleure des deux. Vousêtes mon fils, Eugène, vous ! aimez-la, soyezun père pour elle. L’autre est bien malheureuse.Et leurs fortunes ! Ah, mon Dieu ! J’expire, jesouffre un peu trop ! Coupez-moi la tête, lais-sez-moi seulement le cœur.

— Christophe, allez chercher Bianchon,s’écria Eugène épouvanté du caractère queprenaient les plaintes et les cris du vieillard, etramenez-moi un cabriolet.

— Je vais aller chercher vos filles, mon bonpère Goriot, je vous les ramènerai.

— De force, de force ! Demandez la garde,la ligne, tout ! tout, dit-il en jetant à Eugène undernier regard où brilla la raison. Dites au gou-vernement, au procureur du roi, qu’on me lesamène, je le veux !

— Mais vous les avez maudites.

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— Qui est-ce qui a dit cela ? répondit levieillard stupéfait. Vous savez bien que je lesaime, je les adore ! Je suis guéri si je les vois…Allez, mon bon voisin, mon cher enfant, allez,vous êtes bon, vous ; je voudrais vous remer-cier, mais je n’ai rien à vous donner que les bé-nédictions d’un mourant. Ah ! je voudrais aumoins voir Delphine pour lui dire de m’acquit-ter envers vous. Si l’autre ne peut pas, ame-nez-moi celle-là. Dites-lui que vous ne l’aime-rez plus si elle ne veut pas venir. Elle vousaime tant qu’elle viendra. À boire, les entraillesme brûlent ! Mettez-moi quelque chose sur latête. La main de mes filles, ça me sauverait, jele sens… Mon Dieu ! qui refera leurs fortunes sije m’en vais ? Je veux aller à Odessa pour elles,à Odessa, y faire des pâtes.

— Buvez ceci, dit Eugène en soulevant lemoribond et le prenant dans son bras gauchetandis que de l’autre il tenait une tasse pleinede tisane.

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— Vous devez aimer votre père et votremère, vous ! dit le vieillard en serrant de sesmains défaillantes la main d’Eugène. Compre-nez-vous que je vais mourir sans les voir, mesfilles ? Avoir soif toujours, et ne jamais boire,voilà comment j’ai vécu depuis dix ans… Mesdeux gendres ont tué mes filles. Oui, je n’aiplus eu de filles après qu’elles ont été mariées.Pères, dites aux chambres de faire une loi surle mariage ! Enfin, ne mariez pas vos filles sivous les aimez. Le gendre est un scélérat quigâte tout chez une fille, il souille tout. Plus demariages ! C’est ce qui nous enlève nos filles,et nous ne les avons plus quand nous mourons.Faites une loi sur la mort des pères. C’est épou-vantable, ceci ! Vengeance ! Ce sont mesgendres qui les empêchent de venir. Tuez-les !À mort le Restaud, à mort l’Alsacien, ce sontmes assassins ! La mort ou mes filles ! Ah !c’est fini, je meurs sans elles ! Elles ! Nasie, Fi-fine, allons, venez donc ! Votre papa sort…

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— Mon bon père Goriot, calmez-vous,voyons, restez tranquille, ne vous agitez pas,ne pensez pas.

— Ne pas les voir, voilà l’agonie !

— Vous allez les voir.

— Vrai ! cria le vieillard égaré. Oh ! lesvoir ! je vais les voir, entendre leur voix. Jemourrai heureux. Eh bien ! oui, je ne demandeplus à vivre, je n’y tenais plus, mes peines al-laient croissant. Mais les voir, toucher leursrobes, ah ! rien que leurs robes, c’est bien peu ;mais que je sente quelque chose d’elles !Faites-moi prendre les cheveux… veux…

Il tomba la tête sur l’oreiller comme s’il re-cevait un coup de massue. Ses mains s’agi-tèrent sur la couverture comme pour prendreles cheveux de ses filles.

— Je les bénis, dit-il en faisant un effort, bé-nis.

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Il s’affaissa tout à coup. En ce momentBianchon entra. — J’ai rencontré Christophe,dit-il, il va t’amener une voiture. Puis il regardale malade, lui souleva de force les paupières, etles deux étudiants lui virent un œil sans cha-leur et terne. — Il n’en reviendra pas, dit Bian-chon, je ne crois pas. Il prit le pouls, le tâta, mitla main sur le cœur du bonhomme.

— La machine va toujours ; mais, dans saposition, c’est un malheur, il vaudrait mieuxqu’il mourût !

— Ma foi, oui, dit Rastignac.

— Qu’as-tu donc ? tu es pâle comme lamort.

— Mon ami, je viens d’entendre des cris etdes plaintes. Il y a un Dieu ! Oh ! oui ! il y a unDieu, et il nous a fait un monde meilleur, ounotre terre est un non-sens. Si ce n’avait pasété si tragique, je fondrais en larmes, mais j’aile cœur et l’estomac horriblement serrés.

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— Dis donc, il va falloir bien des choses ; oùprendre de l’argent ?

Rastignac tira sa montre.

— Tiens, mets-la vite en gage. Je ne veuxpas m’arrêter en route, car j’ai peur de perdreune minute, et j’attends Christophe. Je n’ai pasun liard, il faudra payer mon cocher au retour.

Rastignac se précipita dans l’escalier, etpartit pour aller rue du Helder chez madame deRestaud. Pendant le chemin, son imagination,frappée de l’horrible spectacle dont il avait ététémoin, échauffa son indignation. Quand il ar-riva dans l’antichambre et qu’il demanda ma-dame de Restaud, on lui répondit qu’elle n’étaitpas visible.

— Mais, dit-il au valet de chambre, je viensde la part de son père qui se meurt.

— Monsieur, nous avons de monsieur lecomte les ordres les plus sévères...

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— Si monsieur de Restaud y est, dites-luidans quelle circonstance se trouve son beau-père et prévenez-le qu’il faut que je lui parle àl’instant même.

Eugène attendit pendant longtemps.

— Il se meurt peut-être en ce moment, pen-sait-il.

Le valet de chambre l’introduisit dans lepremier salon, où monsieur de Restaud reçutl’étudiant debout, sans le faire asseoir, devantune cheminée où il n’y avait pas de feu.

— Monsieur le comte, lui dit Rastignac,monsieur votre beau-père expire en ce mo-ment dans un bouge infâme, sans un liard pouravoir du bois ; il est exactement à la mort etdemande à voir sa fille…

— Monsieur, lui répondit avec froideur lecomte de Restaud, vous avez pu vous aperce-voir que j’ai fort peu de tendresse pour mon-sieur Goriot. Il a compromis son caractère

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avec madame de Restaud, il a fait le malheurde ma vie, je vois en lui l’ennemi de mon repos.Qu’il meure, qu’il vive, tout m’est parfaitementindifférent. Voilà quels sont mes sentiments àson égard. Le monde pourra me blâmer, jeméprise l’opinion. J’ai maintenant des chosesplus importantes à accomplir qu’à m’occuperde ce que penseront de moi des sots ou desindifférents. Quant à madame de Restaud, elleest hors d’état de sortir. D’ailleurs, je ne veuxpas qu’elle quitte sa maison. Dites à son pèrequ’aussitôt qu’elle aura rempli ses devoirs en-vers moi, envers mon enfant, elle ira le voir.Si elle aime son père, elle peut être libre dansquelques instants…

— Monsieur le comte, il ne m’appartientpas de juger de votre conduite, vous êtes lemaître de votre femme ; mais je puis comptersur votre loyauté ? eh bien ! promettez-moiseulement de lui dire que son père n’a pas unjour à vivre, et l’a déjà maudite en ne la voyantpas à son chevet !

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— Dites-le-lui vous-même, répondit mon-sieur de Restaud frappé des sentiments d’indi-gnation que trahissait l’accent d’Eugène.

Rastignac entra, conduit par le comte, dansle salon où se tenait habituellement la com-tesse : il la trouva noyée de larmes, et plongéedans une bergère comme une femme qui vou-lait mourir. Elle lui fit pitié. Avant de regarderRastignac, elle jeta sur son mari de craintifsregards qui annonçaient une prostration com-plète de ses forces écrasées par une tyranniemorale et physique. Le comte hocha la tête,elle se crut encouragée à parler.

— Monsieur, j’ai tout entendu. Dites à monpère que s’il connaissait la situation dans la-quelle je suis, il me pardonnerait. Je ne comp-tais pas sur ce supplice, il est au-dessus demes forces, monsieur, mais je résisterai jus-qu’au bout, dit-elle à son mari. Je suis mère.Dites à mon père que je suis irréprochable en-

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vers lui, malgré les apparences, cria-t-elle avecdésespoir à l’étudiant.

Eugène salua les deux époux, en devinantl’horrible crise dans laquelle était la femme,et se retira stupéfait. Le ton de monsieur deRestaud lui avait démontré l’inutilité de sa dé-marche, et il comprit qu’Anastasie n’était pluslibre. Il courut chez madame de Nucingen, et latrouva dans son lit.

— Je suis souffrante, mon pauvre ami, luidit-elle. J’ai pris froid en sortant du bal, j’aipeur d’avoir une fluxion de poitrine, j’attends lemédecin…

— Eussiez-vous la mort sur les lèvres, luidit Eugène en l’interrompant, il faut vous traî-ner auprès de votre père. Il vous appelle ! sivous pouviez entendre le plus léger de ses cris,vous ne vous sentiriez point malade.

— Eugène, mon père n’est peut-être pasaussi malade que vous le dites ; mais je seraisau désespoir d’avoir le moindre tort à vos

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yeux, et je me conduirai comme vous le vou-drez. Lui, je le sais, il mourrait de chagrin si mamaladie devenait mortelle par suite de cettesortie. Eh ! bien, j’irai dès que mon médecin se-ra venu. Ah ! pourquoi n’avez-vous plus votremontre ? dit-elle en ne voyant plus la chaîne.Eugène rougit. Eugène ! Eugène, si vous l’aviezdéjà vendue, perdue… Oh ! cela serait bienmal.

L’étudiant se pencha sur le lit de Delphine,et lui dit à l’oreille : — Vous voulez le savoir ?eh ! bien, sachez-le ! Votre père n’a pas de quois’acheter le linceul dans lequel on le mettra cesoir. Votre montre est en gage, je n’avais plusrien.

Delphine sauta tout à coup hors de son lit,courut à son secrétaire, y prit sa bourse, latendit à Rastignac. Elle sonna et s’écria : J’yvais, j’y vais, Eugène. Laissez-moi m’habiller ;mais je serais un monstre ! Allez, j’arriveraiavant vous ! Thérèse, cria-t-elle à sa femme

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de chambre, dites à monsieur de Nucingen demonter me parler à l’instant même.

Eugène, heureux de pouvoir annoncer aumoribond la présence d’une de ses filles, arrivapresque joyeux rue Neuve-Sainte-Geneviève. Ilfouilla dans la bourse pour pouvoir payer im-médiatement son cocher. La bourse de cettejeune femme, si riche, si élégante, contenaitsoixante-dix francs. Parvenu en haut de l’esca-lier, il trouva le père Goriot maintenu par Bian-chon, et opéré par le chirurgien de l’hôpital,sous les yeux du médecin. On lui brûlait le dosavec des moxas, dernier remède de la science,remède inutile.

— Les sentez-vous, demandait le médecin.

Le père Goriot, ayant entrevu l’étudiant, ré-pondit : — Elles viennent, n’est-ce pas ?

— Il peut s’en tirer, dit le chirurgien, ilparle.

— Oui, répondit Eugène, Delphine me suit.

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— Allons ! dit Bianchon, il parlait de sesfilles, après lesquelles il crie comme un hommesur le pal crie, dit-on, après l’eau…

— Cessez, dit le médecin au chirurgien, iln’y a plus rien à faire, on ne le sauvera pas.

Bianchon et le chirurgien replacèrent lemourant à plat sur son grabat infect.

— Il faudrait cependant le changer de linge,dit le médecin. Quoiqu’il n’y ait aucun espoir,il faut respecter en lui la nature humaine. Jereviendrai, Bianchon, dit-il à l’étudiant. S’il seplaignait encore, mettez-lui de l’opium sur lediaphragme.

Le chirurgien et le médecin sortirent.

— Allons, Eugène, du courage, mon fils ! ditBianchon à Rastignac quand ils furent seuls, ils’agit de lui mettre une chemise blanche et dechanger son lit. Va dire à Sylvie de monter desdraps et de venir nous aider.

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Eugène descendit, et trouva madame Vau-quer occupée à mettre le couvert avec Sylvie.Aux premiers mots que lui dit Rastignac, laveuve vint à lui, en prenant l’air aigrementdoucereux d’une marchande soupçonneuse quine voudrait ni perdre son argent, ni fâcher leconsommateur.

— Mon cher monsieur Eugène, répondit-elle, vous savez tout comme moi que le pèreGoriot n’a plus le sou. Donner des draps à unhomme en train de tortiller de l’œil, c’est lesperdre, d’autant qu’il faudra bien en sacrifierun pour le linceul. Ainsi, vous me devez déjàcent quarante-quatre francs, mettez quarantefrancs de draps, et quelques autres petiteschoses, la chandelle que Sylvie vous donnera,tout cela fait au moins deux cents francs,qu’une pauvre veuve comme moi n’est pas enétat de perdre. Dame ! soyez juste, monsieurEugène, j’ai bien assez perdu depuis cinq joursque le guignon s’est logé chez moi. J’auraisdonné dix écus pour que ce bonhomme-là fût

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parti ces jours-ci, comme vous le disiez. Çafrappe mes pensionnaires. Pour un rien, je leferais porter à l’hôpital. Enfin, mettez-vous àma place. Mon établissement avant tout, c’estma vie, à moi.

Eugène remonta rapidement chez le pèreGoriot.

— Bianchon, l’argent de la montre ?

— Il est là sur la table, il en reste trois centsoixante et quelques francs. J’ai payé sur cequ’on m’a donné tout ce que nous devions. Lareconnaissance du Mont-de-Piété est sous l’ar-gent.

— Tenez, madame, dit Rastignac aprèsavoir dégringolé l’escalier avec horreur, soldeznos comptes. Monsieur Goriot n’a pas long-temps à rester chez vous, et moi…

— Oui, il en sortira les pieds en avant,pauvre bonhomme, dit-elle en comptant deux

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cents francs, d’un air moitié gai, moitié mélan-colique.

— Finissons, dit Rastignac.

— Sylvie, donnez les draps, et allez aiderces messieurs, là-haut.

— Vous n’oublierez pas Sylvie, dit madameVauquer à l’oreille d’Eugène, voilà deux nuitsqu’elle veille.

Dès qu’Eugène eut le dos tourné, la vieillecourut à sa cuisinière : — Prends les draps re-tournés, numéro sept. Par Dieu, c’est toujoursassez bon pour un mort, lui dit-elle à l’oreille.

Eugène, qui avait déjà monté quelquesmarches de l’escalier, n’entendit pas les pa-roles de la vieille hôtesse.

— Allons, lui dit Bianchon, passons-lui sachemise. Tiens-le droit.

Eugène se mit à la tête du lit, et soutint lemoribond auquel Bianchon enleva sa chemise,et le bonhomme fit un geste comme pour gar-

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der quelque chose sur sa poitrine, et poussades cris plaintifs et inarticulés, à la manière desanimaux qui ont une grande douleur à expri-mer.

— Oh ! oh ! dit Bianchon, il veut une petitechaîne de cheveux et un médaillon que nouslui avons ôtés tout à l’heure pour lui poser sesmoxas. Pauvre homme ! il faut la lui remettre.Elle est sur la cheminée.

Eugène alla prendre une chaîne tresséeavec des cheveux blond-cendré, sans douteceux de madame Goriot. Il lut d’un côté dumédaillon : Anastasie ; et de l’autre : Delphine.Image de son cœur qui reposait toujours surson cœur. Les boucles contenues étaient d’unetelle finesse qu’elles devaient avoir été prisespendant la première enfance des deux filles.Lorsque le médaillon toucha sa poitrine, levieillard fit un han prolongé qui annonçait unesatisfaction effrayante à voir. C’était un desderniers retentissements de sa sensibilité, qui

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semblait se retirer au centre inconnu d’oùpartent et où s’adressent nos sympathies. Sonvisage convulsé prit une expression de joie ma-ladive. Les deux étudiants, frappés de ce ter-rible éclat d’une force de sentiment qui survi-vait à la pensée, laissèrent tomber chacun deslarmes chaudes sur le moribond qui jeta un cride plaisir aigu.

— Nasie ! Fifine ! dit-il.

— Il vit encore, dit Bianchon.

— À quoi ça lui sert-il ? dit Sylvie.

— À souffrir, répondit Rastignac.

Après avoir fait à son camarade un signepour lui dire de l’imiter, Bianchon s’agenouillapour passer ses bras sous les jarrets du malade,pendant que Rastignac en faisait autant del’autre côté du lit afin de passer les mains sousle dos. Sylvie était là, prête à retirer les drapsquand le moribond serait soulevé, afin de lesremplacer par ceux qu’elle apportait. Trompé

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sans doute par les larmes, Goriot usa ses der-nières forces pour étendre les mains, rencontrade chaque côté de son lit les têtes des étu-diants, les saisit violemment par les cheveux,et l’on entendit faiblement : — « Ah ! mesanges ! » Deux mots, deux murmures accen-tués par l’âme qui s’envola sur cette parole.

— Pauvre cher homme, dit Sylvie attendriede cette exclamation où se peignit un senti-ment suprême que le plus horrible, le plus in-volontaire des mensonges exaltait une der-nière fois.

Le dernier soupir de ce père devait être unsoupir de joie. Ce soupir fut l’expression detoute sa vie, il se trompait encore. Le père Go-riot fut pieusement replacé sur son grabat. Àcompter de ce moment, sa physionomie gardala douloureuse empreinte du combat qui se li-vrait entre la mort et la vie dans une machinequi n’avait plus cette espèce de conscience cé-rébrale d’où résulte le sentiment du plaisir et

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de la douleur pour l’être humain. Ce n’était plusqu’une question de temps pour la destruction.

— Il va rester ainsi quelques heures, etmourra sans que l’on s’en aperçoive, il ne râ-lera même pas. Le cerveau doit être compléte-ment envahi.

En ce moment on entendit dans l’escalierun pas de jeune femme haletante.

— Elle arrive trop tard, dit Rastignac.

Ce n’était pas Delphine, mais Thérèse, safemme de chambre.

— Monsieur Eugène, dit-elle, il s’est élevéune scène violente entre monsieur et madame,à propos de l’argent que cette pauvre madamedemandait pour son père. Elle s’est évanouie,le médecin est venu, il a fallu la saigner, ellecriait : — Mon père se meurt, je veux voir pa-pa ! Enfin, des cris à fendre l’âme.

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— Assez, Thérèse. Elle viendrait que main-tenant ce serait superflu, monsieur Goriot n’aplus de connaissance.

— Pauvre cher monsieur, est-il mal commeça ! dit Thérèse.

— Vous n’avez plus besoin de moi, faut quej’aille à mon dîner, il est quatre heures et de-mie, dit Sylvie qui faillit se heurter sur le hautde l’escalier avec madame de Restaud.

Ce fut une apparition grave et terrible quecelle de la comtesse. Elle regarda le lit de mort,mal éclairé par une seule chandelle, et versades pleurs en apercevant le masque de sonpère où palpitaient encore les derniers tres-saillements de la vie. Bianchon se retira pardiscrétion.

— Je ne me suis pas échappée assez tôt, ditla comtesse à Rastignac.

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L’étudiant fit un signe de tête affirmatifplein de tristesse. Madame de Restaud prit lamain de son père, la baisa.

— Pardonnez-moi, mon père ! Vous disiezque ma voix vous rappellerait de la tombe ;eh ! bien, revenez un moment à la vie pourbénir votre fille repentante. Entendez-moi. Ce-ci est affreux ! votre bénédiction est la seuleque je puisse recevoir ici-bas désormais. Toutle monde me hait, vous seul m’aimez. Mes en-fants eux-mêmes me haïront. Emmenez-moiavec vous, je vous aimerai, je vous soignerai.Il n’entend plus, je suis folle. Elle tomba surses genoux, et contempla ce débris avec uneexpression de délire. Rien ne manque à monmalheur, dit-elle en regardant Eugène. Mon-sieur de Trailles est parti, laissant ici des dettesénormes, et j’ai su qu’il me trompait. Mon marine me pardonnera jamais, et je l’ai laissé lemaître de ma fortune. J’ai perdu toutes mesillusions. Hélas ! pour qui ai-je trahi le seulcœur (elle montra son père) où j’étais adorée !

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Je l’ai méconnu, je l’ai repoussé, je lui ai faitmille maux, infâme que je suis !

— Il le savait, dit Rastignac.

En ce moment le père Goriot ouvrit lesyeux, mais par l’effet d’une convulsion. Legeste qui révélait l’espoir de la comtesse ne futpas moins horrible à voir que l’œil du mourant.

— M’entendrait-il ? cria la comtesse. Non,se dit-elle en s’asseyant auprès du lit.

Madame de Restaud ayant manifesté le dé-sir de garder son père, Eugène descendit pourprendre un peu de nourriture. Les pension-naires étaient déjà réunis.

— Eh ! bien, lui dit le peintre, il paraît quenous allons avoir un petit mortorama là-haut ?

— Charles, lui dit Eugène, il me semble quevous devriez plaisanter sur quelque sujetmoins lugubre.

— Nous ne pourrons donc plus rire ici ? re-prit le peintre. Qu’est-ce que cela fait, puisque

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Bianchon dit que le bonhomme n’a plus saconnaissance ?

— Eh ! bien, reprit l’employé au Muséum, ilsera mort comme il a vécu.

— Mon père est mort, cria la comtesse.

À ce cri terrible, Sylvie, Rastignac et Bian-chon montèrent, et trouvèrent madame deRestaud évanouie. Après l’avoir fait revenir àelle, ils la transportèrent dans le fiacre qui l’at-tendait. Eugène la confia aux soins de Thérèse,lui ordonnant de la conduire chez madame deNucingen.

— Oh ! il est bien mort, dit Bianchon endescendant.

— Allons, messieurs, à table, dit madameVauquer, la soupe va se refroidir.

Les deux étudiants se mirent à côté l’un del’autre.

— Que faut-il faire maintenant ? dit Eugèneà Bianchon.

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— Mais je lui ai fermé les yeux, et je l’aiconvenablement disposé. Quand le médecinde la mairie aura constaté le décès que nousirons déclarer, on le coudra dans un linceul, eton l’enterrera. Que veux-tu qu’il devienne ?

— Il ne flairera plus son pain comme ça, ditun pensionnaire en imitant la grimace du bon-homme.

— Sacrebleu, messieurs, dit le répétiteur,laissez donc le père Goriot, et ne nous en faitesplus manger. On l’a mis à toute sauce depuisune heure. Un des privilèges de la bonne villede Paris, c’est qu’on peut y naître, y vivre, ymourir sans que personne fasse attention àvous. Profitons donc des avantages de la ci-vilisation. Il y a trois cents morts aujourd’hui,voulez-vous vous apitoyer sur les hécatombesparisiennes ? Que le père Goriot soit crevé,tant mieux pour lui ! Si vous l’adorez, allez legarder, et laissez-nous manger tranquillement,nous autres.

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— Oh ! oui, dit la veuve, tant mieux pour luiqu’il soit mort ! Il paraît que le pauvre hommeavait bien du désagrément, sa vie durant.

Ce fut toute l’oraison funèbre d’un être qui,pour Eugène, représentait toute la paternité.Les quinze pensionnaires se mirent à causercomme à l’ordinaire. Lorsque Eugène et Bian-chon eurent mangé, le bruit des fourchettes etdes cuillers, les rires de la conversation, les di-verses expressions de ces figures gloutonneset indifférentes, leur insouciance, tout les glaçad’horreur. Ils sortirent pour aller chercher unprêtre qui veillât et priât pendant la nuit prèsdu mort. Il leur fallut mesurer les derniers de-voirs à rendre au bonhomme sur le peu d’ar-gent dont ils pourraient disposer. Vers neufheures du soir, le corps fut placé sur un fondsanglé, entre deux chandelles, dans cettechambre nue, et un prêtre vint s’asseoir auprèsde lui. Avant de se coucher, Rastignac, ayantdemandé des renseignements à l’ecclésiastiquesur le prix du service à faire et sur celui des

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convois, écrivit un mot au baron de Nucingenet au comte de Restaud en les priant d’envoyerleurs gens d’affaires afin de pourvoir à tous lesfrais de l’enterrement. Il leur dépêcha Chris-tophe, puis il se coucha et s’endormit accabléde fatigue. Le lendemain matin Bianchon etRastignac furent obligés d’aller déclarer eux-mêmes le décès, qui vers midi fut constaté.Deux heures après aucun des deux gendresn’avait envoyé d’argent, personne ne s’étaitprésenté en leur nom, et Rastignac avait étéforcé déjà de payer les frais du prêtre. Sylvieayant demandé dix francs pour ensevelir lebonhomme et le coudre dans un linceul, Eu-gène et Bianchon calculèrent que si les parentsdu mort ne voulaient se mêler de rien, ils au-raient à peine de quoi pourvoir aux frais. L’étu-diant en médecine se chargea donc de mettrelui-même le cadavre dans une bière de pauvrequ’il fit apporter de son hôpital, où il l’eut àmeilleur marché.

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— Fais une farce à ces drôles-là, dit-il àEugène. Va acheter un terrain, pour cinq ans,au Père-Lachaise, et commande un service detroisième classe à l’église et aux Pompes-Fu-nèbres. Si les gendres et les filles se refusentà te rembourser, tu feras graver sur la tombe :« Ci-gît monsieur Goriot, père de la comtessede Restaud et de la baronne de Nucingen, en-terré aux frais de deux étudiants. »

Eugène ne suivit le conseil de son amiqu’après avoir été infructueusement chez mon-sieur et madame de Nucingen et chez mon-sieur et madame de Restaud. Il n’alla pas plusloin que la porte. Chacun des concierges avaitdes ordres sévères.

— Monsieur et madame, dirent-ils, ne re-çoivent personne ; leur père est mort, et ilssont plongés dans la plus vive douleur.

Eugène avait assez l’expérience du mondeparisien pour savoir qu’il ne devait pas insister.Son cœur se serra étrangement quand il se vit

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dans l’impossibilité de parvenir jusqu’à Del-phine.

« Vendez une parure, lui écrivit-il chez leconcierge, et que votre père soit décemmentconduit à sa dernière demeure. »

Il cacheta ce mot, et pria le concierge dubaron de le remettre à Thérèse pour sa maî-tresse ; mais le concierge le remit au baron deNucingen qui le jeta dans le feu. Après avoirfait toutes ses dispositions, Eugène revint verstrois heures à la pension bourgeoise, et ne putretenir une larme quand il aperçut à cette portebâtarde la bière à peine couverte d’un drapnoir, posée sur deux chaises dans cette rue dé-serte. Un mauvais goupillon, auquel personnen’avait encore touché, trempait dans un platde cuivre argenté plein d’eau bénite. La porten’était pas même tendue de noir. C’était lamort des pauvres, qui n’a ni faste, ni suivants,ni amis, ni parents. Bianchon, obligé d’être àson hôpital, avait écrit un mot à Rastignac pour

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lui rendre compte de ce qu’il avait fait avecl’église. L’interne lui mandait qu’une messeétait hors de prix, qu’il fallait se contenter duservice moins coûteux des vêpres, et qu’il avaitenvoyé Christophe avec un mot aux Pompes-Funèbres. Au moment où Eugène achevait delire le griffonnage de Bianchon, il vit entre lesmains de madame Vauquer le médaillon àcercle d’or où étaient les cheveux des deuxfilles.

— Comment avez-vous osé prendre ça ? luidit-il.

— Pardi ! fallait-il l’enterrer avec ? réponditSylvie, c’est en or.

— Certes ! reprit Eugène avec indignation,qu’il emporte au moins avec lui la seule chosequi puisse représenter ses deux filles.

Quand le corbillard vint, Eugène fit remon-ter la bière, la décloua, et plaça religieusementsur la poitrine du bonhomme une image qui serapportait à un temps où Delphine et Anasta-

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sie étaient jeunes, vierges et pures, et ne rai-sonnaient pas, comme il l’avait dit dans ses crisd’agonisant. Rastignac et Christophe accompa-gnèrent seuls, avec deux croque-morts, le charqui menait le pauvre homme à Saint-Étienne-du-Mont, église peu distante de la rue Neuve-Sainte-Geneviève. Arrivé là, le corps fut pré-senté à une petite chapelle basse et sombre,autour de laquelle l’étudiant chercha vaine-ment les deux filles du père Goriot ou leurs ma-ris. Il fut seul avec Christophe, qui se croyaitobligé de rendre les derniers devoirs à unhomme qui lui avait fait gagner quelques bonspourboires. En attendant les deux prêtres, l’en-fant de chœur et le bedeau, Rastignac serra lamain de Christophe, sans pouvoir prononcerune parole.

— Oui, monsieur Eugène, dit Christophe,c’était un brave et honnête homme, qui n’a ja-mais dit une parole plus haut que l’autre, qui nenuisait à personne et n’a jamais fait de mal.

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Les deux prêtres, l’enfant de chœur et le be-deau vinrent et donnèrent tout ce qu’on peutavoir pour soixante-dix francs dans uneépoque où la religion n’est pas assez riche pourprier gratis. Les gens du clergé chantèrent unpsaume, le Libera, le De profundis. Le servicedura vingt minutes. Il n’y avait qu’une seulevoiture de deuil pour un prêtre et un enfantde chœur, qui consentirent à recevoir avec euxEugène et Christophe.

— Il n’y a point de suite, dit le prêtre, nouspourrons aller vite, afin de ne pas nous attar-der, il est cinq heures et demie.

Cependant, au moment où le corps fut pla-cé dans le corbillard, deux voitures armoriées,mais vides, celle du comte de Restaud et celledu baron de Nucingen, se présentèrent et sui-virent le convoi jusqu’au Père-La-Chaise. À sixheures, le corps du père Goriot fut descendudans sa fosse, autour de laquelle étaient lesgens de ses filles, qui disparurent avec le clergé

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aussitôt que fut dite la courte prière due aubonhomme pour l’argent de l’étudiant. Quandles deux fossoyeurs eurent jeté quelques pel-letées de terre sur la bière pour la cacher, ilsse relevèrent, et l’un d’eux, s’adressant à Ras-tignac, lui demanda leur pourboire. Eugène sefouilla, il n’avait plus rien, et fut forcé d’em-prunter vingt sous à Christophe. Ce fait, si lé-ger en lui-même, détermina chez Rastignac unaccès d’horrible tristesse. Le jour tombait, iln’y avait plus qu’un crépuscule qui agaçait lesnerfs ; il regarda la tombe et y ensevelit sadernière larme de jeune homme, cette larmearrachée par les saintes émotions d’un cœurpur, une de ces larmes qui, de la terre où ellestombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Ilse croisa les bras et contempla les nuages.Christophe le quitta. Rastignac, resté seul, fitquelques pas vers le haut du cimetière et vitParis tortueusement couché le long des deuxrives de la Seine, où commençaient à briller leslumières. Ses yeux s’attachèrent presque avi-

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dement entre la colonne de la place Vendômeet le dôme des Invalides, là où vivait ce beaumonde dans lequel il avait voulu pénétrer. Illança sur cette ruche bourdonnante un regardqui semblait par avance en pomper le miel, etdit ces mots grandioses : — À nous deux main-tenant !

Il revint à pied rue d’Artois, et alla dînerchez madame de Nucingen.

Saché, septembre 1834

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— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration et aux correc-tions de ce livre numérique : Éric Müller (ÉFÉ-LÉ), Lise-Marie, Françoise, mais aussi Fred,Coolmicro, PatriceC, Nicolas Taffin, Inês Ari-goni, Célia Tran Van Huong, Jean-JacquesMure, Jean-Guy Le Duigou, Gabriel Cabos,Pierre Periac, Marcel Schmitt, et Jacques Quin-tallet.

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— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après la numérisation d’ÉFÉLÉ (mercipour cette mise à disposition !) du 4 juin 2017.Notre édition de référence, ainsi que celled’ÉFÉLÉ est : Honoré de Balzac, Œuvres com-plètes de M. de Balzac, Paris, Furne, J.-J. Du-bochet et Cie, J. Hetzel et Paulin, Paris,1842-1848 et, en particulier : La Comédie hu-maine, neuvième volume, première partie,Études de Mœurs, troisième livre, Scènes de lavie parisienne, tome 1, Paris, Furne, J.-J. Dubo-chet et Cie, J. Hetzel, 1843. D’autres éditionsont pu être consultées en vue de l’établisse-ment du présent texte. L’illustration de pre-mière page – avec une maquette de LauraBarr-Wells – ainsi que les illustrations dans letexte sont de Honoré Daumier.

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