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Nadine Richon Crois-moi, je mens (Une fable moderne) roman B ERNARD C AMPICHE E DITEUR

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Nadine Richon

Crois-moi, je mens(Une fable moderne)

roman

B E R N A R D C A M P I C H E E D I T E U R

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CET OUVRAGE A ÉTÉ PUBLIÉ AVEC LE SOUTIEN

DU SERVICE DE LA CULTURE DE LA VILLE DE LAUSANNE

« CROIS-MOI, JE MENS. (UNE FABLE MODERNE) »,TROIS CENT QUARANTE ET UNIÈME OUVRAGE

PUBLIÉ PAR BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR

A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION DE JANINE GOUMAZ,DE BETTY SERMAN ET DE DANIELA SPRING

COUVERTURE ET MISE EN PAGES : BERNARD CAMPICHE

COUVERTURE : « LA HUITIÈME FEMME DE BARBE-BLEUE »(BLUEBEARD’S EIGHTH WIFE), DE ERNST LUBITSCH, AVEC GARY COOPER

ET CLAUDETTE COLBERT, 1938, © FIA / RUE DES ARCHIVES, PARIS

PHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR : PHILIPPE PACHE, LAUSANNE

PHOTOGRAVURE : CÉDRIC LAUBER, L-X-IR IMAGES, PRILLY

IMPRESSION ET RELIURE : IMPRIMERIE LA SOURCE D’OR,CLERMONT-FERRAND

(OUVRAGE IMPRIMÉ EN FRANCE)

ISBN 978-2-88241-379-6TOUS DROITS RÉSERVÉS

© 2014 BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR

GRAND-RUE 26 – CH-1350 ORBE

WWW.CAMPICHE.CH

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À Serge Doubrovsky, qui a eu la gentillesse de m’encouragerÀ Paul, mon premier lecteur

À Yvan et Gabriel

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Quoi de plus passionnant que d’aimer ou d’être aimé ?

ANDRÉ COMTE-SPONVILLE

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VIOLETTE

V I O L E T T E aimait regarder Gary Cooper enpolo blanc, les cheveux gominés, caressant troischiens minuscules. Gary Cooper vieillissant ensmoking hollywoodien, au côté de Veronica, épouserayonnante et brune, d’une élégance accomplie.Quelle sortie en ville ? Quelle récompense ? Quelgala ? Quel cinéma ! Gary Cooper en canoë griffantle lac Tahoe : sur cette photo en noir et blanc, ilexhibe son torse nu et l’image signale une natureaccueillante pour l’homme saisi dans l’innocentesimplicité de son corps ; l’eau miroitant au soleil,les longs sapins du rivage suggèrent le vert et lebleu originels. C’était en 1936, année faste où l’ac-teur incarnait L’Extravagant Mr. Deeds devant lacaméra de Frank Capra.

Violette connaissait bien Gary Cooper. Ellesavait que l’acteur si longtemps discret dans sa vieprivée avait été en 1949 épinglé au cœur par une

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blonde piquante, la comédienne Patricia Neal, sapartenaire dans Le Rebelle puis Le Roi du tabac,vivant avec elle une passion tumultueuse avant derevenir à Veronica et de se convertir au catholi-cisme : ce fut alors le retour de Cooper à la casepépère, la dernière ligne droite avant la fin des hari-cots, la sale affaire qui bourgeonne dans les celluleset le forcera à rester chez lui, tandis que James Ste-wart, à la cérémonie des Oscars, recevra en pleursl’ultime statuette destinée à son ami…

Gary Cooper avec sa fille Maria, mignonne etjoufflue : la petite porte une veste en peau frangéefabriquée par ses soins à lui, l’homme de l’Ouest, lehéros des grands espaces westerniens. Gary Cooperen costume de shérif dans Le train sifflera trois fois,étoile brillante à la poitrine, partageant une icecream avec Maria adolescente, pause syndicale etfamiliale. Gary Cooper avec la reine d’Angleterre.Gary Cooper avec le pape. Gary Cooper au bord dela Seine avec Veronica et Maria, lors du tournaged’un film pétillant et tendre de Billy Wilder,Ariane, où il joue l’amoureux d’Audrey Hepburn.Violette songeait, malgré elle, à la jeunesse de l’ac-trice irradiant l’écran comme une gifle involontaireà son trop vieux partenaire, déjà malade peut-être ?Intitulé en anglais Love in the Afternoon, ce film estdaté de 1957, trois ans avant la mort de l’acteurjadis si beau, grand, facétieux, athlétique, soudainfatigué, abattu, dévoré, évaporé, livré aux autrescomme un cadavre à nettoyer, soigner, habiller,liquider. Violette connaissait ce mot de Cooperadressé, en guise de concours macabre, à son vieilami Ernest Hemingway : « Je serai dans la boîte

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avant toi ! » Elle parcourait souvent ce livre mer-veilleusement illustré, acheté au temps où elle étaitencore mariée, lors d’un séjour trop bref à NewYork.

Oui, elle s’appelle Violette, comme sa grand-mère, dans la famille on aimait les fleurs. Ellehabite une région jadis industrielle de Belgique,non loin de la frontière allemande. Dans sa villed’eau réputée pour ses aimables fontaines, mais pri-vée des attraits touristiques de la capitale bruxel-loise, elle vivait sans intensité après un divorcedepuis longtemps consommé. Les synapses, lesvaisseaux, les amitiés s’étiolaient, un univers s’effri-tait, le sien. Ai-je déjà assez vécu, songeait-elle ?Partir maintenant ou dans vingt ans, quelle diffé-rence ? Est-il vraiment plus facile de mourir àquatre-vingts, quatre-vingt-dix, cent ans ? Elleallait vers le moins, comme chacun, mais d’unemanière douloureusement accélérée. Dans cemonde craignant la faiblesse, la pauvreté, l’inuti-lité, elle cheminait sans pouvoir créer de nouvellesrichesses, elle jouait sans être vieille mais depuistrop longtemps à contre-emploi. Elle venait d’avoirsoixante ans, l’âge auquel mourut Gary Cooper.

Elle était secrétaire, « secrète secrétaire », avait-elle lu un jour en couverture d’un livre en librairie.Quelques mois auparavant, la fermeture de l’usineoù elle travaillait lui avait donné l’occasion de s’in-vestir dans une lutte syndicale inégale et incer-taine ; à quelques années de la retraite, elle pensaitpouvoir tenir avec quelques économies et desindemnités, mais elle s’était engagée dans labataille en songeant aux autres, souvent beaucoup

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plus jeunes et désemparés. Cet épisode encore trèsvif dans son esprit lui laissait un souvenir contrasté,mêlé d’angoisse, d’écoute et de solidarité. Elle nes’imaginait plus indispensable, depuis longtemps,mais elle avait été surprise par la rapidité de l’oublioù elle était tombée. Un soir d’été, elle avait ren-contré une ancienne collègue, bientôt aspirée parun emploi dans une ville voisine. Personne d’autrene s’était manifesté après cette sortie déjà lointaineoù elle avait porté sa dernière robe festive, rose pâleavec un joli plissé, négligée désormais comme unspectre inutile dans une penderie. Violette lisait deslivres pour ne pas se contenter des actualitésbanales ou cruciales et des films à la télévision. Ellechoisissait des romans d’aventure historique qui latransportaient à d’autres époques dont la cruauté nelaissait pas de la surprendre, et parfois même de laréconforter. Comme l’écrivait Alexandre Dumas àpropos des malheurs de Luisa San Felice, sa formi-dable héroïne jetée si jeune aux côtés des patriotesnapolitains, en 1798, dans un bref épisode révolu-tionnaire sauvagement réprimé par les Bour-bons : «Tout est vrai dans ce livre. » Après sonlicenciement, Violette avait pu emporter son ordi-nateur portable, qui trônait aujourd’hui sur sa tablede nuit car elle aimait s’immerger dans le songe dumonde avant de s’endormir.

En marge d’une société vouée à l’éternelle jeu-nesse, elle était reléguée au fond de la classe, conju-guée au féminin dépassé. Me voici devenue cettefleur fanée de Ronsard, songeait-elle au souvenird’un poème jadis appris. En l’absence d’unregard complice, elle se sentait incongrue, voire

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déplaisante comme une erreur de signalisation, uncheveu dans le potage, une ombre au tableau, unedoublure déchirée dans un manteau abandonné surune chaise à la fin du spectacle. Au moment dutournage, le préposé aux décors s’est mal caché, sibien qu’un œil exercé peut l’apercevoir à l’image,entre deux débris en feu traversés par TomCruise : ce technicien gênant, c’est moi, pensait-elle. Parfois, dans le bus ou le métro, elle avisait unhomme nu en face d’elle, autrement dit sanstablette ni téléphone ; l’indifférent alors se saisissaitd’un journal, d’une publicité, d’un imprimé admi-nistratif : n’importe quel support pour ne pas mesupporter ! Ces vaniteux, ces inconnus, sont d’uneméchanceté ! Elle se voyait réduite à l’état demeuble banalisé, de femme-objet sans sujet pourlui décocher la flèche d’un sourire ou lui restituerd’un regard sa féminité.

Au cinéma, elle aimait les sentiments, les hérospoignants, mais aussi les méchants bourlingueursqui se découvrent une destination et un cœur à lafaveur d’une rencontre amoureuse, d’un pardon.Elle croyait à la rédemption mais ne pensait pas quele sauveur pût venir pour elle. Trop tard, ma vieille,le train a sifflé, il est passé, l’ancienne voie ferréedisparaît sous le sable, les cailloux, les graviers.Ainsi, lorsque cet inconnu s’était présenté à ellesous le nom d’Antonio, un soir à l’écran, Violettelui avait répondu poliment, comme il lui semblaitadéquat de le faire sur le réseau en ligne Facebook.Antonio adoptait avec elle un ton charmeur etcourtois, il voulait faire sa connaissance. Très vite,leurs échanges se sont accélérés, Violette conservant

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cependant ses distances lorsque le bel inconnu – caril était beau – exprimait à son endroit un enthou-siasme démesuré. D’une certaine manière, elle envoulait à cet homme imprévu de ne pas la laisserruminer sa solitude jusqu’à la fin des temps, de labousculer avec les promesses d’un bonheur oublié,de la forcer à quitter sa zone d’inconfort, ce ghettosilencieux construit pour les femmes de son âge.

Avec un esprit compétitif, Antonio s’étaitaccroché à son rêve, d’une manière joueuse et réso-lue. Alors, l’envie d’y croire avait gagné Violette,pulvérisant ses doutes, les craintes échafaudéesdurant toute une vie, et ce fut comme si le mondede l’enfance refluait à la surface avec la confianceillimitée et le goût des croyances enchantées. Pro-pulsée par-delà elle-même, aimée, aimante, désiréeet désirante, elle ne s’envisageait plus déprimée, lesjoues creuses, l’œil cerné, le cheveu gris. Sur sesjambes d’une minceur autrefois valorisée, mais sifragiles aujourd’hui, elle allait avec une vigueursurnaturelle, gambadait dans les parcs, les jardinset les ruelles comme si elle n’avait pas oublié debouger depuis longtemps. L’amour l’entraînait, ausens sportif du terme. Violette ne croyait pas aumiracle, elle était le miracle ou la preuve vivantequ’une pareille merveille peut arriver. Envoûtée parl’apparition d’Antonio, revigorée à la pensée d’unechance insensée, proprement inespérée, elle se tour-mentait moins avec l’âge ; souriant si dans le métroun homme à sa vue détournait la tête, elle saisissaitau vol le regard d’un autre voyageur et s’en amu-sait. Passée en mode gaminerie, elle ne faisait plustapisserie.

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Elle avait recommencé à aimer, sinon son corpsentier, du moins ses seins ressuscités ; elle se risquaitmême à en parler avec son futur amant qui se trou-vait, pour quelques semaines encore, à l’étranger. Ilsutilisaient le réseau Facebook, très populaire auprèsdes adolescents mais de plus en plus attirant pourles adultes rassurés par le confort d’un échangedirect, virtuel, léger. Parfois, il lui écrivait sans fiori-tures : «Je suis nu dans mon lit et je pense à toi.»,alors, étrangement libérée, enhardie, elle se mettaitdevant le miroir et… ça débutait. «J’ai passé unchemisier blanc très sage mais trop chaud, mes seinssont si gros, je me déboutonne, me redresse pourmieux les regarder : je porte un soutien-gorge endentelle qui ne peut pas les retenir. Si tu me donnaistes doigts, je les plongerais dans mon décolleté, j’ymets les miens, j’attrape cette poitrine trop forte quiréclame tes mains, je respire mieux, je vois cettebeauté, la chair exposée, je suis tendue, offerte,ouverte, je me caresse et me pince la pointe desseins, j’adore mais ils ne veulent pas de moi, ilss’échappent comme deux animaux affolés, tu les sai-sis fermement, tu en soulignes les formes, tu enéprouves la puissance, tu les affaiblis, les étouffes, lestourmentes, tu m’enchantes, tu m’aspires, tu vienssur moi, je me pare d’humidité, tu t’empares, tuprends, tu cueilles au hasard, tu me couvres,j’écume, je gémis, tu m’immobilises, tu m’envahis,tu montes encore et brusquement tu jouis.»

L’eût-il demandé sur tous les tons, jamais ellen’aurait accepté de se montrer à l’image dans cetabandon, alors elle utilisait sa langue et la peuplaitavec les mots qu’elle mûrissait durant ses rêveries

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solitaires. Moins loquace mais plus audacieux, sonpartenaire lui avait envoyé une photographie exhi-bant son sexe érigé ; entièrement nu, le corps mus-clé en équilibre sur un fauteuil sans grâce, il tenaitsa caméra à bout de bras pour englober dans lecadre son visage volontaire et buriné. Quel plaisirs’annonce ainsi, songeait Violette : une verge d’unebelle amplitude porteuse d’une entêtante, d’uneenivrante promesse !

Contre toute attente, un homme de sa généra-tion ou presque s’invitait à l’horizon ; il n’était pasriche, mais à deux, la vie serait plus facile. Depuisla fin de son parcours professionnel brutalementinterrompu, elle croquait lentement ses dernièreséconomies et ne pouvait miser sur rien d’autre endehors de ses allocations et d’une maigre pension àl’horizon. Aucun héritage en vue, pas d’impôt àcraindre sur les successions. Violette était une filled’ouvriers. Son père montait des lignes à haute ten-sion avant de s’acheter un taxi sur un coup de tête,années sombres et endettées ; sa mère, qui tra-vaillait comme vendeuse tout en officiant dans leurimmeuble à la conciergerie, avait finalement trouvéune «meilleure situation » derrière un guichet oùelle savait manier les chiffres. Durant son enfance etson adolescence, Violette avait pu compter sur sesparents condamnés à trimer, même si avec elle ilsavaient essentiellement partagé le silence : il n’y aguère le soir à évoquer lorsque la journée absorbeles énergies et n’engendre pratiquement aucunereconnaissance sociale ; mais peut-être ne savaient-ils pas se raconter d’une manière enjouée, capablede transcender la banalité quotidienne ?

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Sa mémoire manquait d’anecdotes, de joyeuxcontes vécus et transmis par les parents. Elle se sou-venait mal de ces années si peu commentées : uneviolente dispute un jour avec son père, rentréexceptionnellement à midi puis reparti en voitureet accidenté ; quelques séjours dans une pensionsans étoile ou un bungalow, sa mère toujourslavant, cuisinant, balayant et se croyant envacances ; aucune résidence secondaire pour capterles amis intéressants, très peu de balades culturelleset de festivités, un dimanche au restaurant avec lesgrands-parents, de loin en loin, et cette image unpeu idiote d’elle à la piscine le jour de ses dix ans,jouant avec deux ou trois amies autour d’un gâteauaux fraises et posant soudain son talon maladroitsur la précieuse friandise. En tant que fille, ellen’avait pas été orientée vers le sport comme certainsgarçons enrôlés dans une communauté footballis-tique ou montés sur le ring façon Rocco et ses frères,une tragédie de Visconti avec Alain Delon et AnnieGirardot en personnages christiques. Une puremerveille, ce film, pensait Violette, qui se deman-dait parfois si le cinéma n’avait pas été sa planchede salut.

Devenue secrétaire, elle avait traversé par lasuite une période plus animée ; mieux payée que sesparents, elle sortait le samedi soir, dansait bien,grimpait sur une scène tournante, se sentait admi-rée mais sans y croire vraiment. En dépit de cetteaisance nouvelle, elle ne s’aimait pas assez pours’affirmer puissante et sortir le grand jeu ; toutecette vie adulte enfuie et enfouie, pliée dans lepassé, jamais véritablement déployée ; elle en avait

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pleinement conscience, alors pourquoi se méfierait-elle du bonheur infiltré sous sa porte, de l’amouraujourd’hui à sa portée ? Elle allait enfin pouvoirenterrer sa solitude détestée, saisir le moment pré-sent et combler l’effondrement de sa modestevaleur sur le marché du travail et de la séduction !Que pouvait-elle revendiquer d’autre ? Son indé-pendance, son glamour, sa vie culturelle, son droitau voyage, son compte en banque, son royal céli-bat ? Parce qu’elle le valait bien ?

Sa vie se déroulait loin des codes de la modernité.Elle ne fréquentait ni les vernissages ni les grigno-tages, ne buvait ni spritz (vin blanc ou prosecco), niDry Martini jeté sur une olive ; elle ne dégustait pasdes huîtres sur les terrasses chauffées, ne plongeaitpas d’un air las dans les Spa. Juste un peu de yoga,quelques salutations au soleil, chien tête en bas, pois-son, pince, chandelle, des postures enseignées par unjeune collègue durant l’action organisée pour tenterde s’opposer, en vain, à la fermeture de leur usine.Des semaines de lutte pour un plan social tout justeacceptable, des nuits sans dormir, des journées àoffrir sa présence, sa gentillesse, sa manière rassu-rante d’écouter. Si elle avait fréquenté les concerts del’été, elle aurait vu sa contemporaine Patti Smithenchaîner les morceaux avec ses musiciens, hilaresoudain puis s’interrompant pour glisser : «Pardon,je vous chante ma chanson la plus triste, mais je nepeux pas m’empêcher de rigoler !»

Les expériences décalées, les propos encoura-geants, Violette n’en profitait pas. Elle aurait aimégoûter à l’ambiance conviviale des festivals, maissans pouvoir partager ses émotions, à quoi bon ?

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Elle vivait seule depuis quinze ans. L’ombre del’amour avait glissé trop vite sur elle et son mari ;leur couple sans enfant avait perduré quelquesannées tel un habit qui s’effiloche, un fantôme quis’aventure à New York, s’offre encore un derniervoyage, et enfin plus rien, des agacements, desrages, des surdités. Lui finalement était parti, attirépar une autre, puis seul à nouveau, comme souventon utilise une personne pour s’extraire du nid ets’arracher la peau, mais bientôt on la laisse afin detisser plus loin une nouvelle habitude. De son côté,Violette avait coulé dans la glace comme une nau-fragée du Titanic ; touchant le fond, elle s’était glis-sée imperceptiblement dans le monde invisible desfemmes abandonnées. Quinze ans de confinement,comme cent ans d’une solitude masquée par uneprésence forte au bureau, puis soudain même plusun ou deux collègues pour boire une bière le ven-dredi. Violette ne mettait pas le travail au sommetd’une pyramide idéalisée mais détestait son corol-laire, le chômage, si peu propice aux liens sociaux.Engagée dans la file des demandeurs d’emploi, elleavait l’impression, un pas après l’autre, de piétinerson âme déjà meurtrie. Elle s’éprouvait alors telleune créature dédoublée, présente et absente à lafois ; ponctuellement, elle rencontrait un conseiller,elle s’orientait, patientait, s’agaçait par momentsquand le préposé maladroit lui dictait la « bonneconduite».

Pour vaincre son désenchantement au lende-main des luttes avortées, elle s’était mise à dessinerdes figures gracieuses, des corps enlacés, des visagesfondus dans un paysage. Elle partageait son trait de

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crayon subtilement coloré avec un petit grouped’amis virtuels qu’elle ne rencontrait jamais hors del’écran. Avant l’irruption d’Antonio, la peinturereprésentait son seul lien réjouissant avec l’exté-rieur, l’invitant à sortir en dépit de la solitude, àexplorer presque malgré elle les promenadesurbaines, à observer le carrousel de la vie. Commedans une ronde cinématographique, les couples sesuccédaient sous ses yeux à un rythme effréné, tousles styles représentés : amants confirmés, jeunesaudacieux ou indécis, vieux solitaires ou chanceux,marchant avec bonheur deux par deux ; des couplescollés, décollés, recollés, muets, sonores, en couleur,en damier. Toute cette vie foisonnante, cette har-monie qui n’était plus la sienne, cette moisson d’ex-périences à peine récoltées et oubliées.

Depuis quinze ans, elle n’avait plus touché lamoindre parcelle d’homme, hormis quelquespaumes serrées, des adieux expédiés, la liquida-tion d’une époque, la fin du travail ! Ses mains luiservaient à peindre, cuisiner, saisir, ouvrir, fermer,se laver, s’habiller, tapoter sur un clavier. Elle nesongeait même plus à les porter sur sa propre inti-mité, son corps frigorifié. Antonio, Antonio ! Ellevoulait crier sa joie, l’annoncer à la cantonade,l’afficher sur les murs du quartier ; devant sonmiroir réinvesti par l’espoir, elle ne se privait pasdu bonheur d’articuler le prénom favori. La décou-verte de cet amoureux de la dernière heureoctroyait des buts inédits à ses doigts effilés, silongtemps privés d’impulsion érotique. Un corps,désormais, lui était promis ; cet homme venu dusud de l’Europe effacera pour elle les brumes de la

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Belgique ! Antonio le Sicilien arborait sur sesjambes, son torse, ses bras, ce viril duvet que l’onaimait autrefois, lorsqu’il s’agissait d’envoyer lespauvres bougres dans la profondeur des mines oul’horreur des tranchées. Du poil au ventre, cla-mait-on durant la Grande Guerre, autrement ditdu courage. Exquise nouveauté pour ses mainsn’ayant exploré, jusqu’ici, que deux ou troishommes à la peau lisse. Un soldat, ça va me chan-ger, pensait-elle, transportée à l’idée d’éprouverencore une « première fois », un amour partagé !,une occasion à saisir !, un moment béni !

Cette relation naissante, si évidente et décon-tractée, la plongeait par instants dans la perplexité.Antonio ne disait jamais non. N’avait-il doncaucune habitude ancrée, nulle préférence affirmée,nul repère originel dont il ne démordrait pas ? Ilsemblait ne devoir lui transmettre qu’un seul mes-sage, chaque jour identique : je suis ton homme,fais de moi ce que tu voudras. Au début, c’est nor-mal, songeait-elle, on s’offre à l’autre en cadeau,mais est-ce bien pour moi, cet amour-là ? Aprèstant d’années si peu consistantes, elle réintégrait lemonde vibrant, étoffé, charnellement habité, et s’enétonnait, mais sans vouloir s’appesantir sur cetincroyable retournement. Antonio avait arraché lacape d’invisibilité qui la recouvrait, et elle ne savaitpas comment le remercier. Alors elle l’encoura-geait, l’invitait à pénétrer dans son cinéma inté-rieur, l’installait confortablement au premier rang ;anticipant une vie hier encore impensable, elles’imaginait au début d’une histoire palpitante, aucœur d’un scénario en devenir.

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Pas suffisamment belle, jadis, et déjà tropvieille aujourd’hui, elle s’était définitivement crueinapte au service amoureux, juste assez vaillantepour se lever de bonne heure, sortir la poubelle,passer au magasin, aller et venir, rentrer et dormir,évoluer dans l’indifférence générale, comme unefigurante effacée, un crayon à la main et l’œil rivésur les autres, dans la quête flottante d’une récipro-cité qui ne venait jamais autrement que sous laforme dégradée d’un « like» sur Facebook. Violette,qui n’était pas croyante, ou si peu, se demandaitsoudain si l’arrivée d’Antonio n’incarnait pas lamain de Dieu dans le monde des vivants ?

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CATHERINE

C E T homme me plaît, il est américain etflirte avec moi sur la Toile. Je ne l’aime pas, mais jeme laisse séduire : ce n’est pas raisonnable, à monâge ! J’ai quarante-neuf ans. Ma pomme se ratatine,ma figure se fissure, ma jeunesse s’accroche encoremais sa décision est prise, définitive : demain, elle sebarre… Le temps sur moi souffle le chaud et lefroid, le chaud surtout, je brûle sous ma robe, j’ar-rache mon boléro, même en hiver, strip-tease hor-monal. Je suis naturellement blonde, élancée etpulpeuse à la fois, les fées ont bien travaillé. Lesport me permet de conserver un ventre plat sansrenoncer aux plaisirs de la table.

Je me souviens comme un éclat d’avant-hier demes quarante ans, quel anniversaire, quelle joie àprolonger la fête jusqu’au bout de la nuit. Je vis àGenève, une ville élégante et cosmopolite, confor-tablement déployée sur les deux rives du Léman,

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avec ce pont du Mont-Blanc qui enjambe le lac etlaisse filer au loin le Rhône happé par son destinfrançais. Comme Marilyn Monroe, qui les adorait,j’aime les ponts. À propos du Brooklyn Bridge, elleécrivait que la tentation du suicide lui suggéraitparfois le grand saut, mais comment se jeter d’unpont tant aimé? Il fallait en chercher un bien laid,sans aucune vue, mais était-ce concevable ? Elle endoutait. À Lausanne, ville voisine, je ne détestemême pas l’écrasant pont Bessières, surtout depuisqu’il accueille dans ses arches le passage du métro,comme si un jouet du futur sortait de la pierremonumentale. Genève déploie des charmes hélasbalayés par le flot incessant des voitures, et je neparle pas des passions tristes qui parfois se déchaî-nent autour de la question mal posée des frontaliersou de la sécurité. Une jeune femme est égorgée parun sadique, l’imagination rechigne à penser lesultimes instants de cette malheureuse mais on veutdes réponses tout de suite, les excités donnent de lavoix, l’assassin est arrêté, une double enquête dili-gentée pour expliquer la monumentale erreur etimposer les changements nécessaires – la sociothé-rapeute seule accompagnait ce criminel lors d’unesortie autorisée –, mais déjà les inconnus agrégéspar l’émotion exigent des sanctions ultimes, criti-quent les valeurs, les idées, s’adonnent aux raccour-cis politiques, diffusent leur impuissance sur leNet, loin de la famille elle-même qui reste digne.

Je songe qu’un romancier pourrait évoquer cettetragédie, affronter l’innommable dans unedémarche croisant le réel et l’imaginaire. Pour mapart, je n’oserais pas aborder un tel sujet, engager

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ainsi ma liberté et ma responsabilité, mais je ne suispas écrivain. Je milite pour l’extension du péri-mètre piétonnier et mon mari travaille dans lafinance. J’utilise mon réseau afin de soutenir desartistes, de jeunes plasticiens, mais aussi des écri-vains ou des metteurs en scène dont les idées m’in-téressent. Disons que je crée des situations favo-rables. Mon homme n’est pas un trader, mais undirigeant chargé de la surveillance des jeunes allu-més qui jouent aux limites du système et quiaiment se shooter aux produits toxiques. Il a gardéde sa propre jeunesse un goût vibrant pour lamusique mais n’a jamais le temps de répéter,comme le lui reprochent ses vieux amis rockers. Pourmes quarante ans, cependant, il a joué avec eux, etnotre fils a chanté, c’était émouvant de le voir sijeune, si pâle, si beau, comme un ange de douceurdans ce groupe sombre et rugissant. Le séraphinrentrait tout juste de son séjour Erasmus à Dublinet nous avons traversé la nuit avec une ferveur tou-jours prête à se rallumer. Depuis lors, la mèche s’estétiolée, écourtant la flamme. Je ne déprime pas,mais la fatigue s’insinue au quotidien ; je la trompe,l’ignore en faisant du sport, malgré une douleurmusculaire insidieuse qui menace ma pratique de lacourse à pied. Je trouverai autre chose, je suppose,mais pour l’heure je ne connais rien qui puisse à cepoint me ragaillardir physiquement et mentale-ment : courir me grise. Détails insignifiants quandd’autres se consument dans des souffrances impi-toyables ? C’est clair, je ne suis pas dans le malheur,mais rien n’est jamais garanti et je refuse de scruterattentivement ma situation conjugale.

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J’ai découvert au fitness un programme de« randonnée vallonnée » et j’expérimente le joggingtechnologique en alternant sur le tapis la courselente en faux plat et rapide en montée. Je joue avecles déclivités : quand la machine me force à grim-per, j’accélère, je m’arrache la figure, mais j’anticipela descente avec joie car rien ne dure, même lespires désagréments… c’est la bonne nouvelle ici-bas. Je ne suis pas drôle ? La nuit, je sors encore,mais je cherche des endroits qui ne m’abîment pasles tympans ; c’est difficile à trouver dans cettesociété où les noctambules prétendent s’amuser enhurlant et où personne n’entend. Des amies esti-ment que je me tracasse en vain avec le vieillisse-ment : la chair est périssable, murmurent-elles,alors profite de la vie et cesse de fuir le bruit, lesoleil, les gens ; tu peux courir et poser chaque jourtrois couches successives de crèmes éblouissantessur ton visage, mais tu dois accepter le temps quipasse comme une occasion supplémentaire de t’ou-vrir au monde. Elles ont raison ! Je suis d’accordavec elles, contre moi. Je suis une acharnée qui enoublie les autres, ma mère dont j’ai du mal à écou-ter les menus propos, quitte à le regretter parfois,mes amis que je snobe avec le traiteur du coin aulieu de plonger les mains dans la terre du jardin, etjusqu’à mes enfants dont je m’échine âprement àsuivre les études, discipline, discipline, je dois avoirun ancêtre allemand !

Je le sais, bien sûr, il y a une vie pour tous lesâges ; nous sommes constamment projetés dans lefutur et ainsi nous surmontons les coups d’arrêt, lesbifurcations, les infidélités, la mort des amis trop

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jeunes, la maladie, la retraite… On parle désormaisdu « vieillissement dans le vieillissement » : ça pro-met dans une société qui compte de plus en plus depersonnes très âgées, mais qui ne leur réserve aucunrôle, aucun espace notable et approprié. Je suis auxportes de la cinquantaine et ce passage s’accom-pagne d’un sacrifice, celui de ma jeunesse en l’oc-currence, qui se vide de son sang tel un taureauandalou. Pour me consoler, j’ai acheté L’HeureBleue, un parfum sensuel, superbe, mais un riencrépusculaire. Il a été créé en 1912, c’est dire ! Lesjeunes femmes l’ignorent, ça sent la poudre, lecombat perdu ! Comme le disait bien le parfumeurJacques Guerlain : «Le soleil s’est couché, la nuitpourtant n’est pas encore tombée. C’est l’heureincertaine. » Je situe le vrai tournant vers quarante-cinq ans : à partir de là, on observe une petite bas-cule désagréable, un picotement, on éprouve d’unemanière accélérée la fuite du temps, on glisse ducôté des mûrissants anonymes, bonsoir, je suis desvôtres, souffrez que je dégringole la pente avecvous, lentement, si vous voulez, mais inexorable-ment ! Je ne suis pas la seule à l’affirmer : selon unerécente étude européenne, le déclin de la mémoireet du raisonnement survient vers quarante-cinqans ! Par ailleurs, le cerveau ne cesse de s’adapteraux sollicitations, l’espoir demeure, c’est la pro-messe de la plasticité. Et puis, un jour, les femmesimposeront leurs rides comme un charme, au mêmetitre que les hommes, mais cela changera-t-ilquelque chose à la cruauté du vieillissement ?

Mon reflet certains matins m’épouvante ; jetraque les imperfections sur la place, j’en prends

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plein la face. J’inspecte mon front déjà moins lisse,j’entrevois avec détestation la ligne arrondie quifait saillir une petite bosse sur mon menton ; j’aus-culte l’affaissement subtil à la commissure deslèvres et les boutons attardés qui se payent une nou-velle jeunesse sur mon visage, acné légère maisinsistante comme une piqûre de rappel : te sou-viens-tu de ton adolescence, souffle-t-elle ? Hélasnon, ma mémoire s’apparente à un fromage suisse,l’emmental troué, par ailleurs bon pour la santé carriche en magnésium. Je me rappelle vaguementcette manie de tomber amoureuse des professeursau lieu d’aimer d’abord les matières enseignées et,bien entendu, je n’ai pas oublié certaines amies ;l’une des plus anciennes vit à Paris, mais nous par-venons encore à nous rencontrer tous les six mois.Elle est grande et calme, avec un beau visage qui secolore à l’énoncé d’un événement frappant, un airattentif et un rire qui soudain explose sous lesvolutes d’une cigarette. Par bonheur, j’ai suffisam-ment de temps et d’argent pour m’offrir des esca-pades hors du puissant cocon helvétique : Berlin,Barcelone, Rome, Paris, en train le plus souvent,même à Londres ; quand je ne suis pas pressée, jeprends le tunnel, j’adore faire la Manche. Là je frisele code, le mauvais goût ; sur la question des men-diants, je donne ou pas, selon l’humeur dumoment, parfois ils m’exaspèrent malgré eux, ils nem’abordent pas, demeurent silencieux, mais je n’aipas envie de les voir ainsi de ville en ville, toujoursplus courbés, tristement condamnés. Certains par-fois très jeunes se transforment en criminels, maisque ferions-nous à leur place ? Ce serait bien si la

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Suisse pouvait sur le plan européen participer plei-nement aux solutions esquissées.

Depuis quelques années, je n’exerce aucun tra-vail salarié et ne m’en plains pas car les emplois sontrares pour les historiens de l’art, en dehors des écolesoù j’ai cédé ma place à d’autres, plus motivés. Je ren-contre partout des personnes captivantes et peut-être me lancerai-je un jour en politique, sans savoircomment, encore, car je crains de me lier à un parti.Contrairement à certains, j’ai du mal à me sentirindispensable dans la cité, à m’estimer puissante aupoint de viser un strapontin. Je suis une citoyennerelativement informée, j’entretiens mon réseausocial et ma forme physique, cependant, pour le direen anglais : «I don’t believe enough in my own hype.», jepeine à faire sans rire mon auto-promotion.

Ces derniers temps, je me désole en passant labrosse dans mes cheveux ; ils me quittent, se débi-nent en nombre, préparent en silence mon crâne devieille dégarnie. Manque de fer, stress oxydatif, fai-blesse passagère, nul ne le sait précisément. J’aibeau utiliser les lotions adaptées, avaler des com-pléments, boire du thé vert, manger des produitsbio, mes tifs se rebiffent. Je pense à cette citation deMontaigne : «Dieu fait grâce à ceux, à qui il sous-trait la vie par le menu. C’est le seul bénéfice de lavieillesse. La dernière mort en sera d’autant moinspleine et nuisible : elle ne tuera plus qu’un demi, ouun quart d’homme. Voilà une dent qui me vient dechoir, sans douleur, sans effort : c’était le termenaturel de sa durée. Et cette partie de mon être, etplusieurs autres, sont déjà mortes, autres demi-mortes, des plus actives, et qui tenaient le premier

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rang pendant la vigueur de mon âge. C’est ainsi queje fonds, et échappe à moi. »

Le soir, je m’attarde sur Facebook et m’amuse àrépondre aux sollicitations de cet inconnu qui seprénomme Mike. Parfois je me cache, car son intru-sion en direct me dérange ; je n’aime pas la discus-sion qui s’invite sans crier gare et n’ose pas luireprocher son zèle intempestif. J’utilise le réseaupour me tenir informée des événements, apprécierdes photos qui nous révèlent des réalités nouvellesou des mondes oubliés, réentendre de vieilles chan-sons, en découvrir d’autres, ajouter un propos, com-menter une actualité, lire un article ; j’aime me sen-tir exister dans cet entre-deux-mondes peuplé dephénomènes trompeurs, de clins d’œil amicaux, decitations et d’indiscrétions.

Je ne crois pas que nous sommes avec Facebookdans la parole qui soulève le voile d’ignorance nousempêchant de voir certains aspects du monde, maisplutôt dans les « réalités fictives», ces choses vrai-semblables qui ressemblent à des choses réelles, ausens du poète grec Hésiode. Ce ne sont pas les « réa-lités vraies», même s’il prête à ses Muses ce verssavoureux rapporté par le philosophe Heinz Wis-mann : «Nous savons proclamer des choses vraies. »Selon Wismann, Hésiode suggère que les réalitésfictives peuvent enrichir notre connaissance dumonde, à condition de ne pas nous arrêter au récitentendu, mais d’exercer notre regard aux diffé-rentes manières de raconter. Si le réseau social appa-raît comme le lieu privilégié du narcissisme et duvoyeurisme, ne pourrions-nous pas l’imaginer éga-lement comme une fiction offrant en continu la

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possibilité d’un pas de côté pour décrypter le réelselon des angles multiples, des points devue variés ? Je m’interroge et j’entends rire monmari : «Facebook, un pas de côté ? Prends ton sac àdos et va explorer le monde, ou monte au chalet lireles livres qui traînent partout ici ! »

Notre famille appartient aux heureux quisavourent les bienfaits d’une Suisse enchantée oùl’on hérite, presque sans effort, d’une résidencesecondaire dans un paysage vert et bleu sorti d’unetoile de Ferdinand Hodler. Je peux à ma guise«monter au chalet», dans le but d’échapper à lagrisaille de la plaine qui enserre les simples loca-taires, les travailleurs qui ne possèdent en banqueque leur modeste salaire. La politique, pour moi,commence là : quand on a la chance d’être riche, onpaie ses impôts et on ne triche pas !

Au fait, c’est intéressant Hésiode, il expliquepourquoi il y a des humains et comment les dieuxs’appuient sur ces créatures fragiles afin de régler,par leur intermédiaire, d’anciens comptes entreZeus, le gardien des limites, et les Titans excessifs.Ainsi l’humanité prend pour les dieux le visage del’altérité ; en contrepartie de leur immortalité per-due, les hommes se voient récompensés par… l’ar-rivée des femmes ! Un grand bonheur, en effet !L’être premier étant masculin, je vois ici les gri-maces, mais je poursuis sur la ligne tracée parHeinz Wismann : Zeus va tolérer une certaineaudace propre à l’humanité, au travers des hérosmortels qui auront tendance à se saisir de tout,comme jadis les Titans fautifs… Et ces derniers,alors ? Chez Hésiode, la capricieuse Hécate refuse

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« la justice distributive qui pacifie l’univers desOlympiens». Zeus pourtant l’honore entre toutesles déesses « en l’instituant nourricière de la jeu-nesse». Je mémorise ce passage sur Hécate afin d’ysonger lorsque ma fille m’opposera son visagefermé. Désormais, je sais que les adolescents luna-tiques et violents sont inspirés par une Titanerebelle incarnant « l’incertitude et la séduction dela promesse»…

Mon nouvel ami du Web n’a ni femme nienfant et se plaint amèrement de sa solitude. J’ai dumal à le prendre au sérieux, vivre sans attachesfamiliales m’apparaissant parfois comme unechance, une bouffée de liberté. Depuis deux mois,je le laisse approcher avec ses manières simples etdirectes, son univers particulier. Il m’écrit enanglais et tente parfois une incursion comique enfrançais, mais je préfère dialoguer avec lui dans sapropre langue. Comme tout le monde à partir d’uncertain âge, Mike possède un parcours accidenté : ilest veuf et habite à La Nouvelle-Orléans où il dirigeune entreprise de construction spécialisée dans ledomaine des routes et des voies ferrées. Une foisn’est pas coutume, je suis charmée par un hommesans envergure intellectuelle, un peu plus vieux quemoi, pas cultivé mais touchant, sexy en tout cas ! Cematin, il m’a encore envoyé une chanson de CélineDion sans se demander si cette eau de rose était matasse de thé.

J’aimerais parler de ma rencontre à quelqu’un,la faire exister pour autrui afin d’en tester le poten-tiel et de susciter un avis éclairé. Peut-être suis-jeen train de m’engluer dans une rêverie qui ne me

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fait nullement progresser ? Lorsque je m’épuisedans mes contradictions, je pars en vrille et rêved’un mois entier de folie avec ce voyageur du com-merce amoureux ! Je m’imagine pilotée sur desroutes américaines interminables, j’observe sonvisage de baroudeur, son front immense, j’imagineses mains de travailleur se posant sur mon ventreavec douceur et autorité ; nous descendons dans cesmotels qui hantent le cinéma étasunien et nousexplorons ensemble les positions les plus acroba-tiques. Lorsque mon songe s’évapore dans le soleilcouchant, je me réjouis de le savoir si loin, en Loui-siane, sachant qu’il ne viendra pas de sitôt frapper àma porte. Je lui ai posé quelques questions sur savie là-bas, son travail, sa maison, mais il prétendn’avoir rien de spécial à raconter. Il s’abîme dans lesouvenir de sa mère récemment décédée. C’étaitune Italienne, autrefois séduite par l’héritier d’uneriche famille américaine ; l’enfant issu de cesamours morganatiques n’a pas été reconnu par sonpère, qui a épousé une autre femme, sale époque,quand même. J’apprends cela avec intérêt, à montour je glisse vers la confidence, lui dévoile mesdoutes, lui raconte mes désirs. Un jour, je lui aidemandé comment il a vécu le terrible ouragan,mais il a plaisanté à cause de mon nom : «Katrina,my darling, je ne veux pas en parler. » Il m’assuren’avoir pas d’amis, uniquement des partenaires detravail, des employés et des concurrents avec les-quels il se bat sur un marché compétitif.

Régulièrement, il m’envoie des poèmes dontcertains sont charmants. Trop polie, je n’ose luidemander s’il les a rédigés ou s’ils ont mûri sous

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d’autres cieux. Se peut-il qu’il les ait écrits lui-même, le professionnel du bitume, le patron à l’aiseavec ses ouvriers ? Peu importe. J’aime l’idée que tum’aimes, lui ai-je répondu alors qu’il me pressait delui déclarer ma flamme supposée. Il prétend que jel’aime sans oser le lui confier ! Je lui parle de mafamille et lui signale, en guise d’avertissement, quel’illusion amoureuse postule une réciprocité aussiséduisante que vaine. Il dit comprendre et accepter.Il veut attendre, m’attendre, paroles, paroles, maisje me plais à les écouter ; amarré à sa solitude, ensuspension depuis si longtemps, aurait-il trouvé enmoi une nouvelle occasion de repousser son entréedans la réalité ? Je m’étonne qu’un tel hommepuisse se contenter d’une relation virtuelle quasi-ment à sens unique : il semble lui-même si charnel,avec un métier très physique, des routes, du béton,de l’acier. Mais peut-être appartient-il à la confrériedes machos déstabilisés par les femmes ? D’ailleurs,ne suis-je pas moi-même dans une forme de déni ?D’une certaine manière, je me réfugie égalementdans la représentation fantasmagorique, par paresseou crainte d’expérimenter la vie avec des personnesbien réelles. Le Net favorise un imaginaire de paco-tille.

Un Pays de Cocagne, jadis, semblait déjà inspi-rer les hommes. Non, je ne parle pas de la Suisse ! Celieu à l’abri des guerres, de la famine et des injus-tices incarnait un refuge propice au repos individuelcomme aux réjouissances collectives vécues dansl’abondance et le partage. Sur Wikipédia, jedécouvre cette petite précision : «Dans les fêtes devillage, le mât de cocagne, attraction traditionnelle,

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était un poteau savonné en haut duquel on accro-chait des jambons, des bouteilles et autres friandisesque les jeunes montaient décrocher à leurs risques etpérils et au grand amusement de la foule.» L’imagedu poteau savonné me paraît assez forte pour évo-quer les mirages et les dangers du Web qu’il fautconcevoir comme un prolongement, hélas, des vio-lences du préau. Une étude estime les activités liéesau cybermobbing beaucoup moins fréquentes que leharcèlement entre voisins et amis rencontré dans unquartier ou un établissement scolaire. Les jeuness’adonnant à ces pratiques dans l’univers numériquesont souvent ceux qui ont déjà tendance à se com-porter de façon agressive dans la société ordinaire,relèvent les auteurs. Je songe à ce continuum entrela «vraie vie» – notre existence hors écran – et letissage virtuel d’un monde parallèle qui nousaccompagne constamment. Sur mon téléphone« intelligent», je partage les échos du jour, j’ap-prends la mort d’une actrice, la naissance d’un livreécrit par un ami ; un événement planétaire s’offre àma réflexion crépusculaire, un commentaire localme cueille au saut du lit. Les nouvelles proches oudésincarnées déroulent leur sarabande fragmentéesous mes yeux captifs. Parfois je m’égare dans undébat politique et le regrette aussitôt : certaines per-sonnes adorent lancer des polémiques qui, dans lecadre très limité des échanges spontanés sur Inter-net, conduisent d’emblée dans une impasse.

Pour sa part, Mike demeure insensible à mesnotations en ligne ; il m’attend en message privé,sans jamais manifester un intérêt pour ce que j’écrisouvertement sur Facebook. Finalement, il me déçoit

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avec ses poèmes naïfs et son insistance à me fairesavoir qu’il fréquente l’église le dimanche. Jen’affiche pas mon incroyance, même s’il m’arrive departager à l’écran des dessins peut-être un peuidiots. Je me comporte parfois comme unemécréante épidermique et inculte, il faut bienl’avouer. En guise d’autocritique, je vais postercette citation sur les athées : «Prétendent-ils nousavoir bien réjouis, de nous dire qu’ils tiennent quenotre âme n’est qu’un peu de vent et de fumée, etencore de nous le dire d’un ton de voix fier etcontent ? Est-ce donc une chose à dire gaiement ?Et n’est-ce pas une chose à dire tristement, aucontraire, comme la chose du monde la plustriste ?» Je trouve cette phrase magnifique ; elle faitrésonner en moi ce « ton de voix fier et content»qui afflige tant l’auteur. Et maintenant, je m’at-tends à décrocher trois « like» avec cette citation,une paille pour Facebook, mais pour le grand BlaisePascal, c’est sans doute déjà énorme…

Aucune trace de Mike, bien entendu, la vie del’esprit lui passe par-dessus la tête. Je le perçoiscomme un homme simple et pas très « Net», etpourtant j’aimerais le voir, le toucher, compensercette pauvreté intellectuelle par une apothéosecharnelle, pourquoi pas ? Nos échanges en ligne melassent, je ne tiens pas à m’incruster sur la Toile, jesuis une araignée qui se prépare à débarquer dans lamaison bien gardée ; autorisation de voyage entreles pattes, passeport biologique fondé sur mes huityeux, je vais pénétrer d’un pas décidé le territoireétasunien car un homme venu du cyberespace metend les bras !

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Je n’en suis pas encore là, mais l’idée fait sonchemin ; je m’inspire d’une charmante coutume duMoyen Âge, « qui accorde aux épouses un jour deliberté érotique» avec un amant de passage sur-nommé Valentin. Spécialiste de la philosophie,Olivia Gazalé me signale cette pratique dans sonessai intitulé Je t’aime à la philo. Un autre livre meséduit ces jours ; il se présente sous la plume de Flo-rence Ehnuel, une enseignante française fascinéepar Le Beau Sexe des hommes. Dans cet opuscule, ellene recule devant aucune joie, même minime, etainsi elle nous rappelle qu’un bonheur n’arrivejamais seul, à condition d’ouvrir l’œil à la terrassed’un café ou ailleurs, et finalement n’importe où ; ilfaut admirer les hommes, propose-t-elle, en faireune véritable posture, se forger si nécessaire uneseconde nature capable de soutenir un regardappuyé, de rendre un sourire ou simplement decontempler un bel indifférent, un soucieux, unconcentré. Ce petit traité ferait fuir une partie desféministes. Il suggère de célébrer allègrement ladifférence sexuelle, sans forcément bondir sur leshommes de passage, mais en laissant ouverte laporte du réel et de l’imaginaire. Un beau jour, si lapossibilité somme toute assez rare se présente defaire l’amour, l’élue fortunée pourra se lancer sansoublier, telle une négligente ou une sotte, de savou-rer les beautés du pénis.

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