n dans i b l o l d n a m a ma maison, r u o p d r a d o i vous lirez… -...

5
Lire, parler, écrire, éditer : autant de gestes, de rapports à la parole, à l’enfance et au livre que Rodney Saint-Eloi, écrivain et éditeur haïtien, évoque à travers son histoire personnelle. * Né à Cavaillon au sud d’Haïti, Rodney Saint-Éloi vit depuis 2001 à Montréal. Poète, écrivain, il a fondé en 1991 à Port-au-Prince les éditions Mémoire et en 2003 à Montréal les éditions Mémoire d'encrier. E nfant, je ne savais pas lire. Je ne savais pas ce que c’était un livre pour enfant. Cela n’existait pas chez nous, à Port-au-Prince. Pourtant je connaissais le livre, sans savoir par quel tour de passe-passe. Je savais par exemple qu’une chose était vraie si elle venait des livres. Je ne sais pas comment ni à quel moment précis la lecture s’était imposée à moi. À l’école primaire, il n’y avait pas de bibliothèque non plus. C’était sous la dictature des Duvalier (fils). Le livre était encore considéré dans certaines familles comme un objet dangereux. Duvalier père pourchassait les lecteurs. Tous ceux qui lisaient des livres, gros, ou plutôt des livres à reliure rouge, on disait qu’ils voulaient faire la révolution. Le mot Révolution était rayé du vocabulaire usuel, comme les mots Démocratie, État, Nation, Droits de l’homme, Liberté, Éga- lité, Fraternité. Le fils du dictateur ne connaissait pas grand-chose des livres ni des mots. Mais on ne sait jamais… Le malheur n’a pas de klaxons. Donc, on se le tenait pour dit : les livres étaient des objets suspects. dossier / N°227-LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS 113 Dans ma maison, vous lirez… par Rodney Saint-Éloi* ill. A. Godard pour Maman-dlo, Albin Michel Jeunesse.

Upload: others

Post on 17-Feb-2021

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • Lire, parler, écrire, éditer : autant de gestes, de rapports à la parole, à l’enfance et au livre que Rodney Saint-Eloi,écrivain et éditeur haïtien,évoque à travers son histoire personnelle.

    * Né à Cavaillon au sud d’Haïti, Rodney Saint-Éloi vitdepuis 2001 à Montréal. Poète, écrivain, il a fondé en1991 à Port-au-Prince les éditions Mémoire et en 2003à Montréal les éditions Mémoire d'encrier.

    E nfant, je ne savais pas lire. Je nesavais pas ce que c’était un livrepour enfant. Cela n’existait paschez nous, à Port-au-Prince. Pourtant jeconnaissais le livre, sans savoir par queltour de passe-passe. Je savais par exemplequ’une chose était vraie si elle venait deslivres. Je ne sais pas comment ni à quelmoment précis la lecture s’était imposéeà moi. À l’école primaire, il n’y avait pasde bibliothèque non plus. C’était sous ladictature des Duvalier (fils). Le livre étaitencore considéré dans certaines famillescomme un objet dangereux. Duvalierpère pourchassait les lecteurs. Tous ceuxqui lisaient des livres, gros, ou plutôt deslivres à reliure rouge, on disait qu’ilsvoulaient faire la révolution. Le motRévolution était rayé du vocabulaireusuel, comme les mots Démocratie, État,Nation, Droits de l’homme, Liberté, Éga-lité, Fraternité. Le fils du dictateur neconnaissait pas grand-chose des livres nides mots. Mais on ne sait jamais… Le malheur n’a pas de klaxons. Donc, onse le tenait pour dit : les livres étaientdes objets suspects.

    dossier / N ° 2 2 7 - L A R E V U E D E S L I V R E S P O U R E N FA N TS 113

    Dans ma maison,

    vous lirez…par Rodney Saint-Éloi*

    ill.

    A.G

    odar

    dpo

    urM

    aman

    -dlo

    ,A

    lbin

    Mic

    helJ

    eune

    sse.

  • Un lecteur pouvait être traité à toutmoment de communiste. Communiste,en créole Kamoken, cela voulait direl’exil pour les plus chanceux, la prison àvie, souvent la mort.Quelques livres traînaient pourtant ça etlà. Des jeunes hommes audacieux sepromenaient avec un livre sous le bras.Cela faisait chic, sérieux et intellectuel.En classe, on avait à réciter comme devaillants bonshommes nos leçons d’his-toire, avec bravoure… À l’arrivée de l’ex-pédition Leclerc envoyée par Bonaparte, leGénéral Henry Christophe Commandantdu Cap ; on martelait chaque mot etchaque phrase comme des menuisiers,on jouait également des pieds. Les motsétaient d’abord des sons qui évoquaientune musique, quelque chose de doux, detendre ou carrément de tragique. Sur lacour d’école, on jouait avec les mots.Notre jeu favori était la parodie. Pour lelancer du drapeau, on a donc tout missens dessous dessus le fameux hymnenational : Pour le drapeau pour la patrie,mourir est beau devint alors avec unaccent grave Les souliers du pays déchi-rent nos chaussettes… On inventait noslivres à notre manière. On se vengeaitsur les mots. On s’en sortait pas mal. Onjouait aussi, parallèlement aux contes dusoir, à des jeux de devinettes et de cache-cache. On tirait des contes. On ne savaitque choisir entre Dame Lune et MonsieurSoleil. On était maîtres de nos voix.Le souci de la langue française était trèsprésent. En classe, on nous faisait copierde longues dictées tous les jours. Et celadevait être, comme disaient nos maîtres,impeccable, zéro de faute ! Un désir delecture, mais en attente de livre. Je lisaisles journaux. Les vieux journaux. Sansaucune préoccupation de l’actualité.J’étais aussi friand de littérature éro-

    tique. Un soir, j’ai été puni parce que j’avais un livre dans mon sac, avec enpremière de couverture le portrait d’unefemme nue. Sacrilège ! Pour la censuredes mœurs, chaque famille était d’unevigilance extrême : les livres étaientconsidérés comme des objets dangereux.Il fallait contrôler la lecture des enfants,pour leur éviter le pire, c’est-à-dire devenircommunistes. Je lisais tout. Des livresattrapés au hasard, des romans-photos,avec des images en couleurs… et meshéros de jeunesse : Blek le Roc, Tintin,Kiwi, en BD petit format en noir et blanc.Dans les années soixante-dix à Port-au-Prince, j’avais à peine dix ans. L’institme forçait à « m’exprimer », c’est-à-direà parler en français, et correctement, s’il-vous-plaît. C’est ainsi que le livre estdevenu cette frénésie de la langue. Lelivre, ce passage obligé à l’être, au savoiret à l’âge adulte… On devait pouvoir s’ex-primer pour se faire respecter. On lisaitdans la classe à haute voix. Tout lemonde était puni quand survenait un lap-sus. Valait mieux tomber malade plutôtque de butter sur une phrase. Jamais pro-noncer un u pour un i… ne pas se trom-per de genre. Une faute française peutvous poursuivre comme un larcin ou unpetit crime toute l’année. Chacun avaitalors – à travers cette langue – une digni-té à sauver.C’est ainsi que je suis devenu schizo-phrène. Le français est la langue de l’autre, pour l’autre. La langue du faire-valoir. La langue à montrer, à parler pourfaire chic, pour mentir, pour cacher sapensée, et se cacher derrière. Une fois laclasse terminée, tout le monde dit merdeau professeur ; on revient à la vie nor-male, en chantant des merengues encréole, ou en jouant au football dansnotre langue maternelle.

    L A R E V U E D E S L I V R E S P O U R E N FA N TS - N ° 2 2 7 /dossier114

  • Ma véritable rencontre avec le livre sefait en province, à Cavaillon, chez monarrière-grand-mère, Tida, mon héroïnefavorite. Elle habitait Chatry, petit villageperché au haut d’un petit morne blanc,adossé à une rivière aux roches grises.Tida avait deux passions : la Bible et satombe. Le soir, elle lisait la Bible, et lematin, elle arrosait les fleurs de sa tombe.Le jour, elle expédiait les affaires cou-rantes, sans trop y mettre le cœur. Tidareprenait les mêmes gestes, mais toujoursavec un zeste d’élégance. Tous les soirs,elle ouvrait sa Bible à la même page etlisait le même psaume. Je l’écoutais lireavec conviction : L’Éternel est mon berger/ Je ne manque de rien. / Dans des présd’herbe fraîche / Il me fait reposer. Del’autre côté de la montagne, montaientsaccadées les voix des conteurs et les riresdans la nuit rouge. J’étais fasciné par laconviction de ma grand-mère. Elle avaitun livre. Un seul livre. Son bonheur endépendait. Elle ne sortait jamais sans saBible. Cela m’a pris longtemps pour com-prendre qu’elle ne savait pas lire…

    J’avais treize ans. J’éprouvais un pro-fond sentiment de solitude. Je vivais aufond de Saint-Antoine avec ma mère,mes frères et sœurs. La pauvreté nousguettait. Maman devait travailler trèsfort et très dur. J’avais treize ans. Onm’appelait Docteur-Ingénieur. C’étaitpour me rappeler que je n’avais pas droità l’échec. C’était pour me rappeler quej’étais l’espoir du quartier. Dire que j’étais profondément seul, avec mesrêves. Profondément seul. Comme ungamin qui avait besoin d’espaces pourlâcher sa soif du monde. C’est peut-êtregrâce à cette solitude que je me suisréfugié dans la lecture. Je me rappellecomme si c’était hier l’un des premiers

    dossier / N ° 2 2 7 - L A R E V U E D E S L I V R E S P O U R E N FA N TS 115

    Affiche politique de 1986 sur laquelle le dictateur Jean-Claude Duvalier

    et la dictature sont comparés à un arbre qu’il faut non seulement

    abattre mais dont il faut également suprimer la souche pour qu’il ne

    repousse jamais, in : Haiti. La Perle nue, Vents d’ailleurs

  • livres que j’aie lus : Les Lettres de monmoulin… Je ne sais plus comment celivre m’était tombé entre les mains. J’aicompris avec ce livre que j’avais un des-tin de lecteur. J’étais persuadé que j’a-vais trouvé ma voie. L’auteur m’a parléen ami. Ces lettres, j’en étais à la foisl’expéditeur et le destinataire. Je me suismis à regarder les livres avec plus d’amitié, un mélange de bonheur et decomplicité. J’ai appris à me déplacervers l’autre avec Les lettres de mon mou-lin. J’ai senti profondément les odeursde la Provence. J’étais tour à tour lecuré, l’amoureux, le poète. Plus tard, jeserai, toujours avec Daudet, le petitchose.

    Très tôt, je suis devenu écrivain. Mesauteurs étaient mes amis favoris. Je n’avais pas trop d’efforts à consentirpour changer de statut : je devais tra-verser la rue. J’ai écrit n’importe quoi.Vite. Mal. Pour des amis qui devaientmotiver une absence. Un retard. Pour lejeune amoureux timide, qui voulait unelettre. Pour une tante qui ne savait pasécrire. Et pour moi-même, je griffonnaisquelques poèmes d’humeur quand jen’arrivais pas à comprendre que la vieest faite de blues aussi. J’ai appris àécrire, à mentir, à séduire. Par besoind’amour. Pour exister. Pour devenircomme un livre. Pour être regardé, tou-ché, désiré. J’avais à peine quinze ans etj’ai compris la nécessité d’écrire pour nepas crever de honte, pour retrouver mavérité et la dignité perdue, pour m’ex-primer, quoi !

    Quelques années plus tard. Après l’uni-versité, je rêvais de devenir éditeur afinde publier mes textes et ceux de mesamis. Pour continuer le cycle de la

    L A R E V U E D E S L I V R E S P O U R E N FA N TS - N ° 2 2 7 /dossier116

  • parole : lire – écrire – éditer. J’avais lesentiment que ce geste était fondamen-tal, comme un hôpital pour enfant. Je publiais de la poésie, avec des aînés :René Philoctète, Georges Castera, LyonelTrouillot ; avec des amis : Gary Augustin,Marc Exavier, Emmelie Prophète, EuphèleMilcé, etc. La littérature-jeunesse m’estvenue un jour comme une révélation.Cela devait avoir quelque chose à voiravec mon arrière-grand-mère puisque larévélation eut lieu aux Cayes, à quelqueskilomètres de sa tombe. J’animais unelecture-conférence autour d’un de mesrecueils de poèmes : J’avais une villed’eau de terre et d’arc-en-ciel heureux(1999). Une écolière (Yveline qu’elle s’ap-pelle), qui prenait la parole, disait ceci :« Je n’aimais pas lire. Je lisais en classedes histoires de petite princesse perduedans des villes étranges. Ni les auteursni les personnages ne me ressemblaient.Je pensais que des gens comme moi n’étaient jamais dans des livres. C’est enlisant un livre de Deyita que j’ai décou-vert que j’existais. Depuis, je me cherchedans des livres. Ces livres qui parlent demoi et de ma réalité me font exister….»C’est elle qui m’a appris mon métierd’éditeur. Je me suis dit alors pourquoine pas écrire des livres pour que les genspuissent exister. Pourquoi ne pas écrirepour toutes les jeunes filles commeYveline ? C’est ainsi que j’ai créé auxéditions Mémoire à Port-au-Prince deuxcollections de livres-jeunesse. La pre-mière collection rassemble des titres quiparlent de la réalité haïtienne et des jeunes. La deuxième, Collection des per-sonnages célèbres, dresse le profil d’é-crivains noirs : notamment AiméCésaire, Jacques Roumain. À Montréalen 2003, j’ai fondé Mémoire d’encrier, lalittérature-jeunesse a gardé sa place, avec

    des textes d’auteurs du monde, qui par-lent de réalités culturelles différentes.

    Lire, écrire, éditer : ce triple geste est àmoi. C’est la maison où j’habite. Si tu yviens, n’hésite pas. Entre sans frappercomme le soleil. Entre en ami. Ouvregrand portes et fenêtres ! Laisse entrertoutes les mers et les musiques dumonde. Allonge-toi et vas-y entre lesmots.

    dossier / N ° 2 2 7 - L A R E V U E D E S L I V R E S P O U R E N FA N TS 117

    Mimi Barthélémy, ill. É. Barthélémy : L’Histoire d’Haïti racontée aux enfants,

    Mémoire d’encrier