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Mutation mondiale, crise et innovation monétaire 1

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Mutation mondiale, crise et innovation monétaire

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La collection Aube Nordest dirigée par Jean Viard

Série Rencontres du nouveau siècle

© Éditions de l’Aube, 2008

www.aube.lu

ISBN : 2-7526- ???

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Bernard Lietaer

Mutation mondiale, crise et innovation monétaire

Conférence donnée à Lille, le 29 novembre 2007

éditions de l’aube

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Ouvrage publié avec le concoursde la région Nord-Pas-de-Calais

Du même auteur :

Future of Money: Creating New Wealth, Work and a Wiser World (London: Random House, January 2001), traduit en 18 langues.

Mysterium Geld: Bedeutung und Wirkungsweise eines Tabus (Munich: Riemann Verlag, April 2000) traduit en six autres langues

En co-auteur avec Prof. Dr. Margrit Kennedy: Regionalwährungen: Neue Wege zu nachhaltigem Wohlstand (Munich: Riemann Verlag, March 2004)

“Die Welt des Geldes” (Würzburg: Arena Verlag)

¿Es una opportunidad la Deuda? (Mexico: Fondo de Cultura Economica, 1987)

Le Grand Jeu Europe - Amérique Latine (Paris: Presses Universitaires de France, 1981)

Europe + Latin America + the Multinationals : A Positive Sum Game for the Exchange of Raw Materials and Technology in the 1980’s (London: Saxon House ; New York: Praeger, 1979)

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Avant-propos

Les « Rencontres du nouveau siècle » ont débuté en janvier 2001 à l’initiative de la Direction de la prospective, de la planification et de l’évaluation du conseil régional Nord-Pas-de-Calais. Leur objectif clairement énoncé consiste à croiser des personnalités remarquables, de formations et de cultures variées, sur des thèmes à chaque fois différents, illustrant les grandes problématiques auxquelles est confrontée notre société contemporaine. Ces conférences, qui envisagent de manière inédite le monde de demain, donnent lieu à des ouvrages publiés aux éditions de l’Aube tels que Penser la société des médias avec Marcel Gauchet, L’Avenir de nos emplois entre mondialisation et territoires avec Pierre Veltz, Les Orphelins de l’exode rural avec Bertrand Hervieu.

Bernard Lietaer est belge, architecte monétaire, professeur-chercheur à l’université de Berkeley en Californie. Il a dirigé pendant cinq ans l’organisation et l’informatique à la Banque centrale de Belgique. À ce titre, son premier projet fut de contribuer à concevoir et mettre en place l’ECU, le système de convergence vers la monnaie unique européenne, désormais entendu et admis par tous, l’euro. Pendant cette période il était également Président du système de paiement électronique belge. Antérieurement, il avait développé, pour des multinationales, des technologies destinées à gérer des environnements monétaires multiples, tout comme il a aidé des pays en voie de développement à optimiser leurs réserves monétaires. Il a enseigné la finance internationale à l'université de Louvain et dans diverses universités américaines. Membre du Club de Rome, il a été également le directeur général et le trader d'une des plus grandes réussites de fonds monétaires offshore. Il est reconnu aujourd’hui comme l’un des plus grands experts en matière de monnaies complémentaires, expression qu’il dit préférer à celle, fréquemment utilisée, de monnaie alternative. Il est l’auteur notamment du fameux Future of Money publié en 2001 chez Random House et traduit en dix-huit langues.

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Dans ce domaine de l’argent qui est le mien, vous me donnez l’occasion de m’exprimer en français pour la première fois. J’espère donc ne pas trop malmener la langue de Molière... Je donnerai d’abord quelques concepts de base sur la monnaie. J’aborderai ensuite la question de l’avenir du dollar – une question qui semble intéresser le plus grand nombre. Enfin, je traiterai des monnaies complémentaires, le cœur de mon propos, avec notamment une proposition d’une nouvelle monnaie mondiale, post-dollar.

Deux grandes hypothèses implicites concernant la monnaie sous-tendent l’ensemble de la théorie économique. La première suppose que la monnaie est neutre. Elle est supposée n’être qu’un instrument passif, certes utile pour réaliser des échanges, mais qui, de toutes les façons, auraient lieu. Cet instrument est présumé ne changer ni les types de transactions réalisées, ni l’horizon des investissements mis en œuvre, et encore moins les relations entre les gens qui l’utilisent. Seconde hypothèse : la monnaie est ce qu’elle est et nous n’y pouvons rien, une situation immuable et qui continuera de l’être, quelle que soient les circonstances.

Ces deux hypothèses sont fausses. Nombre de monnaies, autres que les officielles existent aujourd’hui ; elles fonctionnent très différemment et encouragent ceux qui les utilisent d’agir aussi de manière différente. Le projet de monnaie mondiale, « Terra », que j’aborderai plus loin, porteur d’un nouveau mode de fonctionnement, est en ce sens un exemple significatif. Il démontre que, lorsqu’on abandonne ces deux hypothèses erronées, il devient possible d’encourager les entreprises à penser et investir pour le long terme, plutôt que le court terme caractéristique qui les caractérise dans nos sociétés dites modernes.

Aujourd’hui, la monnaie conventionnelle programme nos entreprises à un horizon trop bref, de quelques années, parfois même seulement entre six ou neuf mois. Ce temps économique extrêmement court limite considérablement la prise en considération des conséquences des actions humaines, même lorsque nous sommes informés intellectuellement de ces conséquences. Avec tous les risques que cela suppose. Par exemple, nous savons depuis 1905 par le physicien Suédois Arrhenius des conséquences des émissions de carbone pour le changement de climat. À mon sens, si nos entreprises continuent de « tourner » avec un horizon de court terme , l’espèce humaine n’aura bientôt plus d’avenir sur cette planète.

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On peut s’interroger sur les raisons qui poussent les chefs d’entreprises à réfléchir à court terme. Sont-ils incompétents ou indifférents? À mon avis, ni l’un ni l’autre. Je citerai une anecdote : le président d’une des plus grosses sociétés allemandes, à qui je demandais à quel terme il prenait une décision pour ses enfants, me répondit : « À vingt ou trente ans. » Et à son bureau ? « Deux ou trois trimestres », me dit-il, en ajoutant que, s’il s’aventurait à voir plus loin, on le mettrait à la porte et on trouverait un autre président qui accepterait d’agir à très court terme. Le choix d’un horizon limité est donc délibéré, imposé par le système financier. Ce chef d’entreprise est tout à fait capable de penser à long terme, mais il ne peut pas se le permettre. Voilà bien la preuve que, pour peu que nous décidions de remettre en question les hypothèses que j’ai évoquées, nous avons la capacité de tout changer…

Tous les textes d’économie parlent de la monnaie au travers de ses fonctions, c'est-à-dire ce qu’elle fait : unité de change, unité standard de valeur ou encore moyen d’épargne, etc. Mais on n’explique jamais ce qu’est véritablement la monnaie. Selon moi, elle est d’abord un accord. Elle vit dans le même espace qu’un mariage, un contrat d’affaires, un parti politique, une nationalité. Tout cela n’existe que dans notre tête, mais ne signifie pas pour autant qu’elle n’est pas réelle. Or, ce qui me paraît primordial est que, comme dans tout accord, nous devons avoir la possibilité de le changer lorsqu’il ne nous convient plus. Il importe vraiment de prendre conscience de ce pouvoir. Après le mariage, n’avons-nous pas inventé le divorce ?

La monnaie est donc un accord changeable, mais aussi, deuxième mot clé, elle est liée à une notion de communauté. Une monnaie fonctionne toujours dans une communauté donnée, nationale et européenne pour les monnaies qui nous sont les plus familières, mais elle peut aussi bien concerner d’autres groupes socio-économiques. Il est ainsi tout à fait possible que trois cents familles d’un même quartier décident d’utiliser, entre eux, une monnaie spécifique. Ce peuvent être des cigarettes par exemple, comme ce fut le cas sur le front pendant la seconde guerre mondiale, ou encore le dollar, après les accords mondiaux de 1945.

La troisième idée enfin, qui scelle la définition de la monnaie, tient au fait que ce qui change un objet quelconque en monnaie est sa rôle de standard d’échange.

La monnaie la plus courante qui soit, le dollar, est devenue mondiale en 1945 par le traité de Bretton Woods. Récemment, elle nous en fait voir des vertes et des pas mûres ! Contrairement à ce que l’on croit, les crises monétaires – une expression qui est malheureusement entrée dans le langage courant – ne sont pas rares ni nouvelles. On en dénombre cent soixante-seize depuis vingt-cinq ans, affectant cent trente de quelque deux cents pays existants dans le monde ! Constat effrayant, la majorité des terriens ont déjà connu un krach monétaire ! En parallèle, quatre-vingt-seize crises bancaires

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ont eu lieu.. Les deux grandes exceptions sont précisément les États-Unis et l’Europe – encore faut il exclure la crise Anglaise, et celles en Norvège et en Scandinavie. La question n’est donc pas de savoir s’il y aura d’autres crises monétaires – cela, on en est certain – mais plutôt d’en définir l’ampleur et, pour ainsi dire, la ou les victimes.

Le dollar, système de référence de l’ensemble des monnaies mondiales, est une espèce de grand patron. S’il est réputé indéboulonnable, il a déjà beaucoup perdu de sa notoriété.

Une crise annoncée

En Chine, j’ai trouvé un dessin humoristique significatif qui illustre ce fait : un petit Chinois glisse sur une peau de banane en essayant d’atteindre un gros sac de dollars. Au-dessus, deux idéogrammes sont associés au mot « banque » : le premier signifie « danger » et le second, « opportunité ». Voilà comment est perçue le dollar par le plus grand banquier des États-Unis – je rappelle en effet que les réserves chinoises de plus de mille milliards de dollars ont dépassé l’an dernier pour la première fois les réserves du Japon. Certains américains, et non des moindres, ont également exprimé leur opinion sur le sujet. Paul Volcker, prédécesseur d’Alan Greenspan à la tête de la Banque de Réserve Fédérale, a déclaré en 2006 : «Il y a soixante-quinze pourcents de chances que le dollar vive avant cinq ans un « hard landing. », un atterissage en catastrophe. Cette phrase viole toutes les règles du jeu : en tant qu’ex-banquier central, il n’est pas de bon ton de parler du futur de sa propre monnaie, car cela complique considérablement la vie de son successeur ; en tant qu’économiste, il n’est pas supposé prononcer dans une même phrase une probabilité et une date limite. Mais si Volcker a pris autant de risques, il faut au moins considérer ce qu’il dit.

Stephen Roach, économiste en chef de la banque d’investissement Morgan Stanley, parlé d’un « Armageddon du dollar », d’un effondrement de la monnaie américaine. Robert Rubin, secrétaire d’État au Trésor sous Clinton, actuellement chairman de la Citibank, la plus grande banque du monde, partage cette vision très pessimiste en estimant que les Etats-Unis se sont engagés dans une voie sans issue.. Rubin n’est pas le genre de personne qui cherche à se rendre intéressante en annonçant des catastrophes… Paul Krugman, qui a fait sa thèse de doctorat à MIT sur les krach monétaires latino-américains , dans un editorial du New York Times, compare la situation économique des États-Unis à celle de l’Argentine avant son effondrement. Il n’utilise pas ces mots à titre anecdotique : il y donne un sens très précis.

Quels peuvent être les déclencheurs d’une crise du dollar ? En fait, ce que nous avons vécu depuis l’été dernier est ce que j’appellerai un soft-

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landing – un « atterrissage en douceur ». Par contre, un krach est un hard-landing, c’est-à-dire un phénomène de chute de valeurs significatif qui survient brusquement, en quelques heures ou quelques jours.

Les raisons financières

L’évolution de l’endettement des États-Unis, depuis le début du siècle passé, montre deux grandes pointes : la première accompagnant la grande dépression des années 1930, et la seconde consécutive au changement unilatéral du système monétaire, adopté en 1971 par le président Nixon. Pendant cette dernière époque, la situation du dollar se présentait comme celle d’une cocotte minute qui, arrivée à une certaine pression, s’agite et fait beaucoup de bruit. Pour être précis, le système d’alarme qui avait été prévu en 1945 dans le cas où une banque centrale avait trop de dollars, lui permettait de les échanger contre de l’or a un prix fixe de 35 dollar l’once. Qu’ont fait les Etats-Unis lorsque la Banque de France demandait d’exercer ce droit en Août 1971 pour un montant de cinq milliard de dollars? Ils ont simplement et unilatéralement changé les règles du jeu, en annulant le mécanisme. En quelque sorte, ils se sont contentés de coller un chewing-gum sur la soupape de sécurité pour qu’on ne l’entende plus. Aucun nouveau mécanisme pour lâcher de la pression n’a été envisagé, bien au contraire. Il n’est pas besoin d’être un spécialiste de la question pour comprendre que le système finira, un jour ou l’autre, par déborder. Et c’est bel et bien ce qui arrive : depuis le début des années 1980, l’endettement extérieur des Etats-Unis s’est emballé. Vers la fin des années 1990 il atteignait 270% du produit national brut (PNB) des Etats Unis, le niveau maximum qu’il avait atteint pendant la grande dépression. Actuellement, nous sommes à plus de 310 % du PNB américain.

Ludwig von Mises, auteur majeur de l'école autrichienne d'économie, disait : « Il n’y a pas de moyen d’éviter l’écroulement d’un boom économique financé par l’endettement. Nous avons juste le choix entre la peste et le choléra : une fin rapide du boom si on arrête volontairement l’endettement, ou une fin catastrophique du système monétaire lui-même si on ne le fait pas.» Il est devenu évident que nous n’avons pas choisi la première option…

Tous les trois ans, la Banque des Règlements Internationaux (BRI) de Bâle choisit un jour du mois d’avril, où en principe rien de particulier ne se passe, pour calculer l’ensemble des changements de devises dans le monde. En 2007 le volume journalier du marché des devises atteignait plus de trois mille milliards de dollars, soit cent fois plus que l’ensemble de toutes les bourses du monde, ou encore le produit national brut combiné de la Chine et de l’Allemagne pendant un an !. L’ensemble des réserves de toutes les banques du monde – y compris l’or au prix actuel– ne tiendrait qu’une

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dizaine d’heures dans ce marché. Nous sommes là hors de toute réalité de contrôle, face à une machine qui n’a même pas de bouton d’arrêt : si ce marché panique, l’encre ne sera pas sèche avant que tout ne soit consommé !

Le volume d’échanges réalisé pour toutes les opérations économiques réelles - toutes les exportations et importations de biens et de services dans le monde - ne représente que deux à trois pourcent du volume des échanges de devises. Si quelqu’un achète une voiture japonaise à Lille, quelque part les euros de cet achat devront être échangés contre des yen au Japon ; lorsqu’on part en vacances au Mexique, des euros seront échangés contre des pesos mexicains. Lorsque l’on acquiert des obligations japonaises, il y a, là encore, une conversion de monnaies. Tout cela ensemble ne représente que deux ou trois pourcent des échanges de devises dans le monde. Les autres 97% sont de nature spéculative. Leur seule raison tient à l’espoir que le taux de change entre les monnaies se modifiera en ma faveur avant que j’agirai dans le sens inverse. C’est aussi simple que cela. Ce marché spéculatif de devises est donc devenu massivement dominant. Il est donc devenu impossible que les banques centrales aient le temps d’apporter une réponse si jamais un mouvement de panique se manifeste dans ce marché.

Dans un tel environnement, on peut même envisager qu’une crise se manifeste tout simplement par accident Il suffirait par exemple d’une rumeur – vraie ou fausse - que la Chine est en train de liquider ses excédents de dollars pour qu’une crise du dollar devienne un réalité.

Une monnaie mondiale complémentaire ?

Que peut on faire maintenant dans ce domaine? Ma proposition est d’introduire une monnaie complémentaire conçue spécifiquement pour jouer le rôle d’une monnaie mondiale. Une telle monnaie est appelée complémentaire parce qu’elle peut fonctionner en parallèle avec le système monétaire actuel.

Je prétends en effet qu’utiliser une monnaie nationale – de n’importe quel pays – comme monnaie mondiale est une erreur fondamentale. Aujourd’hui, certains pensent que c’est une bonne idée de le faire avec l’euro. Je dis non, pour la simple et bonne raison que des conflits systémiques se manifestent inévitablement entre ces deux rôles, le national et le mondial. Certes, pendant 70 % du temps, ce qui est bon pour l’économie nationale ou régionale peut être bon également pour l’économie mondiale, mais dans les 30 % de cas qui restent, le conflit est direct.

Un monnaie nationale qui joue un rôle mondial a été tenté d’abord par les Britanniques, puis par les Américains. Pour maintenir le rôle international de la livre sterling, les Britanniques ont dû sacrifier leur économie nationale. Cela explique pourquoi ils ont été les derniers à sortir des affres des années 1930 et 1940 ; le rationnement en Angleterre a duré jusqu’aux années 1950, moment où ils se sont résolus à abandonner l’idée

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que la livre sterling avait encore un rôle international à jouer. Les États-Unis ont fait l’inverse. Paul Volcker a spécifié que les Américains le payaient pour qu’il gère les dollars pour le bénéfice des Américains, un point c’est tout. Par exemple, lorsqu’un problème d’inflation a surgi à l’intérieur des Etats-Unis vers la fin des années 1970, il n’a pas hésité a faire monter les taux d’intérêt jusque 20 %, provoquant du même coup la faillite générale en Amérique latine, provoquant une décennie de crises économiques qui ont lésé trois cents millions de Latino Américains.

Lorsqu‘une monnaie doit jouer les deux rôles de monnaie nationale et monnaie mondiale, ce genre de conflits apparaissent inévitablement. D’ou ma proposition de créer une monnaie Terra conçue spécifiquement pour jouer le rôle de monnaie mondiale. Une telle monnaie aurait aussi d’autres avantages, entre autres, celui de pouvoir résoudre certains problèmes sociaux et surtout réaligner la pensée financière avec la pensée à long terme.

Un tel réalignement me paraît tout à fait fondamental pour que notre planète reste habitable pour nos petits-enfants ! En effet, la pensée à court terme est à l’origine de plusieurs problèmes massifs qui se posent pour l’humanité aujourd’hui. Ne mentionnons que le changement de climat, l’extinction des espèces, ou la crise d’énergie. Dans tous ces cas, des avertissements ont été lancés depuis longtemps, mais nous avons continué a foncer sans changements de direction jusqu’au moment où les problèmes deviennent inéluctables et écrasants. Quelle est la cause profonde de ce mécanisme ?

Commençons par constater qu’aujourd’hui ce sont les entreprises qui déterminent ce que nous mangeons, comment nous nous habillons, nous nous déplaçons, nous vivons ; quelles énergies, quelles technologies nous utilisons, etc. Ce ne sont pas les gouvernements ou les citoyens qui prennent ces décisions. J’en conclus que tant que les entreprises seront programmées à réfléchir à court terme, nous nous dirigeons aveuglément vers des catastrophes en série.

. Certains pensent convaincre les entreprises avec des règlements qui les obligent à changer leur manière d’agir, mais quel règlement peut les induire à penser à long terme ? Nous n’y parviendrons pas – d’autant plus que ce sont les entreprises elles-mêmes qui déterminent de plus en plus le contenu de ces règlements. Une autre approche serait l’éducation, essayer de convaincre les chefs d’entreprises à penser au monde qu’ils laisseront à leurs petits-enfants et arrière-petits-enfants. Mais qui va influencer la Chine a réduire ses émissions de carbone si cela n’est pas dans son intérêt économique ?

Par contre, avec une motivation financière à la clé, tout cela peut changer. Ma solution est donc celle-ci : pourquoi ne pas créer une monnaie qui rend profitable de penser a long terme ? Une telle idée est en effet réalisable.

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Démonstration. Supposons que nous vivons dans un monde où il n’existe que deux types d’investissements disponibles : un de court terme et un autre de long terme. Par exemple, le premier pourrait être un investissement dans une plantation de pins, où la valeur de chaque pin serait de 100 euros après dix ans ; et le second dans une plantation de chênes qui valent 1 000 euros après cent ans. Nous supposerons également que toutes ces valeurs sont ajustées pour l’inflation, de façon que les chiffres restent comparables. Un investisseur rationnel devrait être indifférent entre ces deux types d’investissements : il pourrait en effet couper ses pins tous les dix ans et obtenir 1 000 euros après 100 ans, le même résultat financier qu’avec la plantation de chênes.

Maintenant, introduisons le facteur monétaire. Supposons que nous utilisons une monnaie conventionnelle (l’euro, le dollar, etc.) avec par exemple un taux d’intérêt de 5 %. La valeur d’un pin de 100 Euros dans 10 ans vaut, escompté a aujourd’hui, 61,39 euros. En effet, si je place aujourd’hui 61,39 euros pendant 10 ans avec un taux d’intérêt de 5%, j’obtiendrai exactement 100 euros. Cependant, par le même calcul rationnel, notre chêne d’une valeur de 1000 euros dans 100 ans escompté à aujourd’hui ne vaut que 7,60 euros. Dans toute société qui utilise une monnaie conventionnelle avec un taux d’intérêt positif, on finira par couper les chênes pour ne planter que des pins. Cette métaphore illustre parfaitement comment le système monétaire conventionnel programme automatiquement vers le court terme toutes les décisions à base financière.

Imaginons à présent que nous utilisons un autre type de monnaie, une monnaie avec « demeurage ». Ce terme désigne une monnaie avec un taux d’intérêt négatif, similaire à un coût de parking. Supposons que le taux de demeurage soit également de 5% par an. Avec une telle monnaie, escompté a aujourd’hui, le pin vaut 167 euros ; tandis que le chêne escompté à aujourd’hui vaut 168 000 euros ! Dans une société qui utiliserait une telle monnaie, on investirait spontanément a très long terme. Cela peut nous paraître invraisemblable à première vue, mais de telles monnaies et sociétés ont effectivement existé, y compris chez nous en Europe. En France, elles étaient opérationnelles particulièrement entre le Xe et le XIIIe siècle. Pendant cette période, en parallèle avec la monnaie royale, de nombreuses monnaies locales circulaient, et étaient sujettes à des taxes périodiques équivalentes a un système de demeurage. En effet, à la mort du seigneur local, son successeur émettait une nouvelle monnaie, avec cette règle de conversion quasi arithmétique : trois nouvelles pièces contre quatre anciennes de la même valeur nominale (on appelait cela les renovatio monetae). Dans certaines régions la monnaie était changée périodiquement, par exemple tous les cinq ans, au lieu d’attendre la mort du seigneur, toujours avec 25 % de taxes à la clé. C’était une forme primitive de demeurage sur la monnaie. Les gens ne réalisaient pas leur épargne sous forme de cette monnaie. Ils

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l’investissaient en des biens qui dureraient longtemps, même dans des cathédrales, qui étaient typiquement financées localement.

Ce n’est pas une coïncidence que cette période est également appelée le « temps de cathédrales » En effet, en plus de sa fonction religieuse, une cathédrale était également un investissement à très long terme pour la communauté locale. Non seulement cela prenait souvent plus d’un siècle pour la construire, mais elle attirera des pèlerins pendant des générations futures. Économiquement, elles jouaient donc le rôle que joue un Disneyland pour les touristes de maintenant. Chartres vit encore aujourd’hui de sa cathédrale construite au XIIeme siècle ! L’Egypte a connu un système monétaire similaire pendant plus de seize siècles, et construisait également ses monuments pour l’éternité.1

Or, nous pouvons nous interroger: que restera-t-il de nos bâtiments dans mille ans ? Que restera-t-il de tout ce que nous faisons dans trois mille ans ? À mon avis, pas grand-chose, mis à part nos déchets nucléaires.

Morale de l’histoire : si l’on parvient à créer une monnaie à demeurage pour notre temps et que les entreprises internationales l’utilisent pour décider de leurs investissements, on peut reprogrammer les pressions financières vers une pensée à long terme. Comment introduire pratiquement un tel mécanisme ?

Sur le plan technique, imaginons un panier d’une douzaine de matières premières essentielles pour le commerce mondial : le pétrole, le blé, le cuivre, etc. La monnaie Terra serait émise comme un reçu d’inventaire des composants de ce panier. Enfin, le prix de stockage physique de ces matières est payé par le porteur de la monnaie. Le mécanisme du Terra comporterait donc comme frais de demeurage les frais de stockage des composantes physiques de la monnaie. Notez que ces coûts existent maintenant, par exemple nous payons déjà pour les coûts de stockage du pétrole que nous consommons.

J’ai expliqué ce projet aux Japonais de la manière suivante : le Terra n’est pas un yacht élégant et luxueux, mais je peux garantir qu’il flottera dans n’importe quelles circonstances ! Même si tout s’écroule, un tel panier de matières premières survivrait comme une référence utilisable dans l’économie mondiale. Le Terra est un radeau qui flottera parce qu’il est fait en balsa ! Mais puisque nous le construisons sur le Titanic, il n’y aura pas de problèmes pour trouver des utilisateurs au moment opportun. Comme nous avons vu plus tôt, une catastrophe monétaire n’est plus qu’une question de timing. 2

1 Les détails historiques de ce mécanisme et de ses résultats sont décrits dans divers livres de Bernard Lietaer. Voyez en particulier: Mysterium Geld (Munich : Riemann Verlag, 2000), et Of Human Wealth (Boulder : Citerra Press, 2008)

2 Tous les details techniques du Terra sont disponibles sur le site internet www.terratrc.org

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Monnaies complémentaires déjà opérationnellesLe Terra n’est qu’un exemple de monnaies complémentaires, dont un

nombre important sont déjà opérationnelles aujourd’hui. Je vais donc conclure en décrivant divers systèmes de monnaies complémentaires, peut-être plus modestes que le Terra, mais qui ont le grand mérite d’être fonctionnelles maintenant, et d’avoir démontré qu’ils sont capables de résoudre des problèmes qui se sont montrés coriaces à solutionner autrement.

Le nombre de ces innovations monétaires est passé de deux systèmes pionniers en 1984 (un en Suisse et un au Canada), à plus de 5000 aujourd’hui.

Monnaies Complémentaires basées sur le temps.

Le temps, c’est de l’argent. Cette équation, presque trop simple, est à la base d’une famille de monnaies complémentaires parmi les plus célèbres de notre temps. Pendant une heure, je fais quelque chose pour vous : j’obtiens un crédit d’une heure et vous, un débit d’une heure. Si plus tard vous faites quelque chose pour moi pendant une heure, on se retrouve à faire du simple troc, mais si je peux allez chez un tel pour bénéficier d’un massage d’une heure, tandis que vous pouvez éliminer votre débit en travaillant pendant une heure dans le jardin d’un tierce personne, alors, nous venons, à nous quatre, de créer une monnaie d’échange dans notre petite communauté dont l’unité de mesure est une heure de service. Ce moyen d’échange ou de paiement est par ailleurs parfaitement fonctionnel, n’a pas de taux d’intérêt et ne risque pas l’inflation – une heure est égale à soixante minutes depuis longtemps !

Un autre caractéristique intéressante est que cette monnaie est disponible en suffisance. Si je fais quelque chose pour vous pendant trois heures, nous pouvons créer sans difficultés le montant de monnaie nécessaire. Essayez de faire cela avec des euros et vous allez vous retrouver en prison pour faux monnayage !

L’inventrice de ce système est une Japonaise qui, en 1955, a écrit un article à ce sujet, pour lequel elle a reçu un prix dans son pays. Celui qui a réalisé ce système en pratique est mon ami américain Edgar Cahn, qui a déjà lancé plusieurs centaines de systèmes de Time Dollar dans une douzaine de pays, y compris quatre-vingts aux Etats-Unis. Cette monnaie s’est révélée particulièrement utile pour résoudre des problèmes sociaux dans les communautés plus pauvres.

Un deuxième type de système est le fureai kippu japonais qui a su, à lui seul, apporter une vraie réponse aux conséquences financières de la crise du vieillissement vécue dans ce pays. Le Japon a en effet la population qui

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vieillit le plus vite sur la planète : déjà 18,5 % de Japonais ont plus de 65 ans, ce qui implique que plus de 1,8 million de personnes ont besoin d’aide journalière pour vivre. De plus, ce chiffre doublera dans les dix prochaines années. Pour traiter ce type de problème sous un régime d’un monopole de monnaie nationale, on ne dispose que de deux réponses classiques :

–La première, typique de l’Allemagne ou des pays scandinaves, consiste à dire : « Une promesse est une promesse, allons banqueroute ! »

–La deuxième, plus anglo-saxonne, américaine ou anglaise, est plus brutale encore. Imaginez une tarte d’une certaine taille devant laquelle s’amasse de plus en plus de monde. La solution consiste à couper la tarte en morceaux de plus en plus petits : de cette manière les personnes âgées mourront plus vite, ce que certains considèrent une manière de résoudre le problème de longévité!

Il y cependant une troisième solution, moins classique, qui fut d’inventer une nouvelle monnaie, le fureai kippu – littéralement : ticket de relation cordiale. Actuellement, quatre cent soixante systèmes de ce type sont opérationnels au Japon et aident des centaines de milliers de gens. Dans ce système d’une géniale simplicité, une organisation non gouvernementale locale prend en charge tous les services qui ne sont pas couverts par l’assurance maladie et invalidité nationale. Par exemple, si une personne âgée se casse une jambe, elle va à l’hôpital, et ses soins sont payés par l’assurance nationale en yen. Cependant, cette personne peut quitter l’hôpital plus vite parce qu’à sa sortie, un voisin de son quartier prend le relais pour faire ses courses, préparer ses repas, etc., contre des unités de temps qui sont versés dans un compte d’épargne électronique. Que peut faire ce voisin avec de telles unités ? D’abord, il peut les garder pour les utiliser à son tour pour obtenir des services similaires. Si ce voisin tombe malade, quelqu’un ira chercher ses enfants à l’école, ira acheter ses médicaments, lui fournira les mêmes genres de services qu’il a prodigués à d’autres. Un second usage, très populaire au Japon, est d’envoyer les crédits ainsi accumulés à ses propres parents. Par exemple, si la mère de ce voisin habite à l’autre bout du pays, il lui envoie ses crédits par échange électronique pour que l’on s’occupe d’elle… Il existe au Japon deux caisses de compensation en temps, dont le travail est de gérer les échanges qui se pratiquent entre les différentes communautés utilisant cette monnaie.

Cette innovation résout un problème financier majeur pour les soins de personnes âgées. De plus cela solutionne également un problème humain dans la mesure où elle crée des relations inter-générationnelles qui, autrement, n’existeraient pas.

On a demandé aux personnes âgées si pour un même service, elles choisiraient des professionnels payés en monnaie nationale, ou des personnes payées en fureai kippu. Réponse unanime : le fureai kippu ! Pourquoi ? Parce que les relations sont différentes : cette vieille personne

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dans ma rue représente ma mère, tandis que pour la nurse professionnelle, aussi dévouée qu’elle soit avec moi, je suis quand même le numéro dix-huit de la journée !

Mentionnons également l’Ithaca Hours, qui circule sous forme de monnaie en papier depuis plus de quinze ans dans la ville d’Ithaca dans l’Ètat de New York L’unité de compte est également l’heure, mais dans ce cas-ci on peut acheter un billet d’une heure pour dix dollars. Dans ce système, la valeur du temps n’est pas nécessairement le même pour tous. Je peux payer un dentiste cinq heures pour une intervention qui ne lui prend que vingt minutes. Le prix se négocie comme lorsque l’on choisit n’importe quel autre dentiste : il y a des dentistes chers et d’autres pas. À vous de décider chez qui vous vous préférez.

Autres systèmesIl ne faut pas croire que toutes les monnaies complémentaires utilisent

le temps comme unité d’échange. Il y a également plusieurs milliers de systèmes qui ont choisi d’autres références.

Mis en place par l’administration de la ville de Yamato au Japon, la monnaie Yamato LOVE, repose sur un système de carte à puce à fonctions multiples. Le mot LOVE signifie Local Value Exchange. Si un citoyen de la ville souhaite créer une communauté qui s’occupe par exemple de baby-sitting ou pour embellir son quartier, ou n’importe quoi d’autre, la ville vous donne gratuitement les cartes nécessaires pour lancer votre propre monnaie pour ce service. La ville encourage ainsi les initiatives entre les citoyens eux-mêmes pour résoudre des problèmes locaux. Tous les LOVE utilisent en commun les mêmes lecteurs de cartes, ce qui réduit les frais de lancement d’une nouvelle monnaie complémentaire locale

En Allemagne aussi, les monnaies régionales se sont considérablement développées depuis cinq ans. Tous les SEL (Systèmes d’échange local) que l’on connaît en France sont petits, constitués de cinq cents à mille personnes. Il y a maintenant une cinquantaine de systèmes Regio qui, eux, sont conçus pour des marchés régionaux de plus grande envergure de la taille du Nord-Pas-de-Calais, et peuvent toucher un million de personnes et plus. Ces moyens de paiement fonctionnent au point qu’ils font maintenant partie intégrante de l’économie régionale. Certains de ces systèmes, comme le Chiemgauer en Bavière, ont introduit un système de « demeurage » comme celui du Terra dont l’objectif principal est ici d'accélérer la mobilité de la monnaie. Le revenu tiré de cette taxe est redistribué à des associations à but non lucratif ou des écoles locales.

En France, je citerai bien entendu le projet Sol (abréviation de solidaire), particulièrement développé à Lille – le Nord-Pas-de-Calais est l’une des régions pilotes de cette nouvelle stratégie française. Ce projet

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repose sur une carte de fidélité multifonctions : coopération entre les entreprises de l’économie sociale et solidaire avec comme unité d’échange l’Euro (Sol Coopération) ; l’engagement dans des activités d’entraide (Sol Engagement) avec une unité comparable au Time Dollar ; enfin politiques sociales à travers une monnaie affectée (Sol affecté), un mécanisme qui ressemble à celui du chèque-déjeuner.

Questions

Avec le fureai kippu, un individu peut vous donner de son temps, mais rien ne dit que ce temps aura, pour vous, la même utilité… Cela ne pose-t-il pas un problème ?

Bernard Lietaer. – Dans le domaine des monnaies complémentaires, on est libre d’inventer différentes règles de jeu dépendant de l’objectif et le contexte donné. Le Time Dollar connaît effectivement le problème que vous soulevez : une des règles de ce système est que le temps de tout le monde a la même valeur. Le résultat est que peu de chirurgiens du cerveau ou de dentistes ont adhéré au système. En revanche, avec l’Ithaca Hours, le temps de tout le monde n’est pas systématiquement égal. Comme j’ai expliqué, je peux, si je le désire, payer un dentiste 5 heures pour un travail de 20 minutes. C’est mon choix. Cela dépendra donc du système et des règles du jeu : si vous voulez une monnaie complémentaire qui fonctionne dans une communauté très diversifiée, prenez le modèle Ithaca Hours ; si vous êtes dans une situation sociale comme celle d’étudiants, de retraités ou de personnes au chômage, tous cas ou la valeur du temps est en fait très semblable, choisissez plutôt le Time Dollar.

Donc, selon vous, le système fonctionne dans tous les cas ?

Bernard Lietaer. – Absolument ! Le but d’une monnaie est de créer un espace privilégié d’échange – la monnaie française n’a-t-elle pas été créée pour privilégier un marché entre français ? Sans cela, il n’y aurait pas eu de différence économique entre un côté et l’autre de la frontière ! Chaque marché a ses règles. C’est bien cela qui est intéressant. On crée une monnaie, selon un ou plusieurs objectifs précis…

Que pensez-vous des Réseaux d'échanges réciproques de savoirs, nés en France il y a une trentaine d’années ?

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Bernard Lietaer. – Ces réseaux sont une excellente application de monnaies complémentaires qui utilisent comme unité le temps puisque les unités sont exprimées ici en temps d’échange de savoirs. Pour information, sachez que le Brésil souhaite créer une monnaie pour encourager l’apprentissage. Il est prévu que deux universités y participeraient. L’idée de ce système repose sur une pyramide d’apprentissage, sur la capacité de créer une chaîne d’apprentissage par l’enseignement. Aux États-Unis, un projet pilote lancé dans les écoles secondaires pour encourager les étudiants d’âges différents de s’entraider utilise le système des Time Dollar.

Cartes magnétiques, machines pour les lire, structure de compensation organisée avec des gens qu’on salarie…, tout cela fonctionne forcément sur le système conventionnel : il faut injecter de l’argent conventionnel au départ, et sans doute aussi assurer une maintenance. Votre monnaie complémentaire sociale paraît donc fondée sur le système monétaire dominant, non ?

Bernard Lietaer. – Oui, il y effectivement des coûts a couvrir en monnaie nationale. À mon sens, il importe, dans le cas des prestations de vieillesse et d’invalidité par exemple, de vérifier au préalable combien cela coûterait au contribuable de résoudre un problème social donné, puis de comparer ce coût avec celui d’un système de fureai kippu. On découvre ainsi que non seulement cette solution produit une qualité humaine différente, mais également que cela coûte beaucoup moins cher au contribuable d’utiliser une monnaie complémentaire pour résoudre le problème en question.

Injecter de l’argent, oui, mais comment ? Un mécène, une contribution de chaque participant ?

Bernard Lietaer. – Dans certains cas, ce sont effectivement des mécènes ou des fondations qui financent ce genre d’initiatives. Dans d’autres cas, y compris pour certains projets de Time Dollar le gouvernement local joue ce rôle. Pourquoi, me direz-vous ? Pour la simple raison que le Time Dollar résolvait certains problèmes de façon beaucoup moins onéreuse pour l’État ! À noter que le Time Dollar est officiellement exempté d’impôts aux Etats Unis, ce qui n’est pas le cas des SEL en France.

Pourquoi parlez-vous de monnaie complémentaire et non pas de monnaie alternative ?

Bernard Lietaer. – Parce qu’une monnaie alternative impliquerait qu’on n’ait plus besoin d’euros, au même titre que « médecine alternative »

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implique qu’on n’utilise pas la médecine officielle. Dans le cas de monnaies complémentaires, une monnaie n’exclut pas l’autre. C’est ce que font entre autres les lignes aériennes avec leurs monnaies complémentaires de fidélisation, comme les S’Miles. Rien n’empêche d’ailleurs d’avoir des activités rétribuées partiellement en monnaie officielle et partiellement en monnaie complémentaire. Dans le cas d’un restaurant par exemple, ce que vous avez dans l’assiette vaut, à peu près, un tiers de la note ; le deuxième tiers correspond aux frais fixes de l’établissement : l’électricité, le loyer, les employés; enfin, le troisième tiers fournit les bénéfices. Tant que le restaurant n’est pas plein, il a tout intérêt à accepter toute monnaie autre que la monnaie nationale, à une hauteur de 50 % – même s’il la jette sans en faire d’autre usage. Financièrement, tant que le restaurant n’est pas plein, il reste gagnant, car même avec seulement 50 % du payement en Euros il améliore son revenu final. De plus, de cette façon le restaurant attirerait une nouvelle clientèle.

Qu’est-ce que le demeurage ?

Bernard Lietaer. –Le concept du demeurage est un terme français inventé à l’époque des premiers chemins de fer. Les compagnies de chemins de fer se faisaient payer pour les wagons qui restaient inutilisés par une entreprise, afin d’encourager la circulation des wagons. Dans le domaine monétaire, le plus vieux précédent que je connais est celui du système monétaire égyptien. Supposons qu’un fermier du delta du Nil avait produit dix sacs de blé dont il n’avait pas besoin pour sa consommation propre. Il les emmenait au dépôt attaché à un temple local. Un reçu daté et signé lui était alors remis par le scribe local. Ce reçu prenait la forme d’un ostrakon - littéralement morceau de poterie –, sur lequel etait inscrit : « J’ai reçu aujourd’hui dix sacs de blé », suivi de la date et du nom du scribe. Ce reçu était utilisé comme monnaie, que notre fermier pouvait dépenser. Mais, plus intéressant encore : si ce fermier conservait son ostrakon pendant un an avant de retourner au temple pour reprendre ses sacs de blé, que reçoit-il ? Dix sacs ? Pas du tout. On lui en remet neuf. Pourquoi ? Parce que le dixième sac représentait le coût du stockage, qui permettait au gardien et au scribe de se nourrir ! Dès lors, que pensez vous que le fermier faisait avec son ostrakon ? Il ne l’utilisait pas comme instrument d’épargne, mais le dépensait ou l’investissait dans des biens qui produisaient des revenus à long terme, comme un système d’irrigation, la plantation de vergers, etc. L’économie égyptienne etait ainsi devenue la plus riche du monde ancien… Tout cela a changé lorsque les romains ont imposé militairement un changement monétaire, en remplacement de l’ancien système des ostrakon. Résultat : l’Egypte est graduellement devenu et est resté jusqu’aujourd’hui ce que nous appelons aujourd’hui un pays en développement.

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La courbe quasi exponentielle que vous avez présentée montre un volume journalier d’échange de devises de 3 200 milliards de dollars. Cela traduit un quasi-cancer financier… Dans ces 3 200 milliards, quelle est la fraction liée aux produits dérivés?

Bernard Lietaer. – Ces montants représentent le marché spot. Les dérivés ne font pas donc pas partie de la statistique que je vous ai fourni. Les dérivés représentent en fait 2 500 milliards de dollars en plus. L’ensemble des échanges de devises, spot et dérivés, fait donc 5 700 milliards de dollars.

Un des aspects de votre proposition du Terra tient au fait que les calculs d’actualisation se font avec un taux d’intérêt négatif et non pas positif. Est ce que cela suffirait pour changer les horizons de tous les investissements ?

Bernard Lietaer. – Non, pas tous les investissements, mais au moins les investissements dont le risque technique n’est pas prédominant. En effet, le taux d’escompte d’un projet réel n’est pas seulement constitué par le taux d’intérêt. Deux autres facteurs doivent également être pris en compte : le coût du capital, et le niveau de risque du projet. Si j’ai choisi les pins et les chênes dans ma démonstration, c’est parce que les arbres augmentent en valeur du fait de leur croissance biologique assez prévisible. J’ai donc volontairement escamoté toute la partie risque. Pour des projets à moindre risque, la différence reste néanmoins considérable. Pour des projets très risqués, le court terme continuerait de prévaloir. Mais le projet Terra pousserait au moins la prise en compte des conséquences de tous les investissements dans la bonne direction.

Terra est-il semblable à la monnaie fondante de Gesell ?

Bernard Lietaer. – La seule chose que le Terra a en commun avec la monnaie fondante de Gesell est le concept du demeurage. Mais le Terra est différent à tous les autres égards. Tout d’abord Gesell voulait remplacer le système conventionnel ; par contre, le Terra est conçu comme un système complémentaire. De plus, Gesell parle d’une monnaie fiat, le Terra est un reçu d’inventaire, avec un support d’une garantie physique. Le taux de demeurage de Gesell est arbitraire ; le taux de demeurage du Terra correspond au coût de stockage des inventaires. Notez que le Terra est en fait un troc international standardisé. Actuellement, le volume d’affaires du commerce international par troc sans l’utilisation d’aucune monnaie nationale – Countertrade en termes techniques – est de l’ordre de 1 000 à 2 000 milliards par an et représente 10 à 15 % du commerce mondial.

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L’inspiration du Terra n’est pas la monnaie fondante de Gesell, mais plutôt une modernisation du système monétaire égyptien que je vous décrit tantôt!

Une monnaie complémentaire circula dans la ville autrichienne de Wörgl dans les années 1930, à l’époque de la Grande Dépression : le maire fit imprimer des billets de 1, 5 et 10 schillings pour payer le salaire des ouvriers du bâtiment. Le système fonctionna tellement bien que la banque centrale de Vienne, qui eut peur pour son monopole, décida de l’interdire… Quelle est donc, selon vous, la mainmise des pouvoirs publics sur les monnaies secondaires ?

Bernard Lietaer. – Ces faits historiques sont exacts. Wörgl eut un tel succès que trois cents villes autrichiennes décidèrent de l’imiter. Généralement, quand une banque centrale se sent menacée elle va invoquer l’argument de la nécessité de contrôler l’inflation. Comme je vous l’ai expliqué, une monnaie complémentaire bien conçue crée la quantité de monnaie exactement nécessaire pour mener à bien une transaction qui, autrement, n’aurait pas lieu. Il n’y a donc pas de risque d’inflation. L’inflation est un prétexte parfois utilisé par les banques pour protéger leur monopole. Une étude de la Banque centrale allemande sur le projet Regio recommande de surveiller ce système et de l’éradiquer s’il prend de l’ampleur. Mais, ajoute ce rapport, il ne pose aucun problème au stade de développement actuel. Il me semble que si les gens prennent conscience de l’enjeu, les banques centrales n’agiront pas comme elles l’ont fait dans les années 1930. D’autant qu’on a pu mesurer les conséquences tragiques de leur geste : la suppression des monnaies locales, à Wörgl et ailleurs, a maintenu au chômage 30 à 35 % de la population autrichienne et aidé Hitler à prendre le pouvoir. La situation est donc pressante : il faut bien comprendre qu’on ne parle pas ici de simples questions techniques, mais d’un vrai choix de société. Dans les années 1930, il y avait une préférence générale vers des solutions centralisatrices. Actuellement, la bonne nouvelle est que la compétition internationale fiscale pousse les problèmes hors des budgets centraux. Les solutions centralisées coûtent trop cher : si le pouvoir central éliminait le fureai kippu au Japon, il devrait doubler son budget pour prendre soin de ses personnes âgées. Or, qui paiera ?

Comment un homme du sérail comme vous, qui avait les honneurs et la gloire, est-il passé promoteur des monnaies libres ?

Bernard Lietaer. – J’ai toujours été un mouton noir dans le sérail. Dans les années 1970, de l’Amérique latine où je vivais à l’époque, j’ai vu se préparer le krach de la dette latino-américaine. Dans un ouvrage3, j’ai avancé ma théorie sur l’instabilité du système monétaire mondial et annoncé 3 Le Grand Jeu Europe-Amérique Latine (Paris : PUF, 1979)

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qu’une série de krachs monétaires successifs serait à prévoir. C’est exactement ce qui s’est passé. Juste après cela, j’ai reçu une offre pour un poste stratégique dans la Banque Centrale de Belgique. La Belgique, malgré sa taille insignifiante, fait partie intégrante du cercle central de la Banque des Règlements Internationaux (BRI) et du Fonds monétaire international (FMI).

J’ai pensé que cette position me donnait l’opportunité de faire partie du sérail comme vous dites: ce qui me donnerait peut-être l’occasion de d’améliorer le système de l’intérieur. Deux semaines après ma prise de fonctions, le Président Valéry Giscard d'Estaing et le Chancelier allemand Helmut Schmidt firent leur déclaration annonçant la nécessité de créer une « zone de stabilité monétaire en Europe ». Lorsque la Belgique reçut la mission de présider le comité de création de l’ECU, le système de convergence des monnaies européennes qui devait aboutir à la monnaie unique, je me suis dit alors que j’avais effectivement atterri au bon endroit.

Pourquoi êtes-vous parti de la Banque centrale, endroit stratégique, dites-vous ?

Bernard Lietaer. – Après avoir lu mon livre sur l’Amérique latine, le secrétaire général de la BRI de l’époque me demanda ce que je faisais dans une Banque centrale. Je lui répondis la vérité, à savoir que mon but était de voir s’il était possible d’améliorer de l’intérieur le système monétaire, parce que j’étais convaincu que le problème d’instabilité était de nature systémique et qu’il allait donc se répéter. Mon interlocuteur me répondit que j’avais raison, mais me précisa que la BRI, les banques centrales, et le FMI n’existaient que pour une raison : garder le système tel qu’il était et non pas l’améliorer. Il ajouta que des changements fondamentaux auraient lieu, mais sur base d’initiatives privées, en dehors du système bancaire officiel. Cette conversation fut un choc pour moi. Abandonnant l’idée que j’étais à la bonne place, je remis ma démission à mon retour à Bruxelles.

Comment favoriser le projet Terra en Europe ?

Bernard Lietaer. – Je pense que Terra ne se fera pas sur une initiative gouvernementale, car les gouvernements ne disposent pas du degré de liberté nécessaire. De plus, en cinq mille ans d’histoire monétaire, pas un seul cas de changement préventif du système monétaire n’est répertorié. On a toujours agi après coup, après l’écroulement du système précédent. Dans le jeu mondial actuel, les seules entités capables de prendre des initiatives de ce type sont les multinationales. Comme nous avons vu antérieurement, ce sont aussi elles qui doivent être reprogrammées pour la pensée à long terme. Finalement, elles ont intérêt à agir, car si le système dollar se brise, leur mode d’opération et leur système de production intégré mondialement sera

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également en sérieuse difficulté. Je cherche d’ailleurs pour mener un projet pilote un groupe de trois à cinq entreprises de poids, à haut niveau stratégique, dont une pourrait être française. Si vous en connaissez, je suis preneur… À condition qu’il y ait transparence, le système que je vous ai décrit est indépendant des organisations qui en prennent l’initiative, c’est le mécanisme qui importe. Cela pourrait aussi bien fonctionner dans le contexte d’un FMI rénové que d’une initiative privée.

En 1971, lorsque Nixon a découplé le dollar de l’or, avait-il réellement le choix, compte tenu des contraintes sur le déficit fédéral, causé par exemple par la guerre du Vietnam, etc. ?

Bernard Lietaer. – Le Président Nixon avait le choix entre plusieurs options. Par exemple, Paul Volker avait une autre proposition que celle qui a été choisie : il voulait maintenir le système de Bretton Woods, et simplement doubler le prix de l’or de 35 à 70 dollars. La solution choisie par Nixon a été présentée comme une grande victoire des États Unis : « On ne se laisse pas faire, nous ! » John Connally, secrétaire au Trésor, a eu cette phrase magnifique en arrivant à Rome : « Le dollar est peut-être notre monnaie, mais c’est votre problème. »

Le Terra, à l’inverse du dollar aujourd’hui, doit-il être annexé à un étalon précieux comme l’or ?

Bernard Lietaer. – Dans le panier Terra, je propose d’inclure pour cinq pourcents d’or, pour les nostalgiques et pour les banques centrales qui en ont encore ! En fait, le Terra n’est pas « indexé à », il est lui-même un outil d’indexation… . Sa valeur est calculable à partir de la valeur en dollars ou en Euros de chacune de ses composants. Sa valeur en monnaie conventionnelle est donc la somme des valeurs d’un baril de pétrole, 10 kilogrammes de cuivre, 20 kilogrammes de blé…, un quart de gramme d’or, etc

Le pétrole qui risque de monter d’une façon exponentielle ne présente-t-il pas un inconvénient par rapport au Terra?

Bernard Lietaer. – Cela dépend du poids de la composante du pétrole dans le panier ! Si vous mettez 10 % de pétrole dans le panier Terra, et si le coût du pétrole double, la valeur du Terra ne changerait que de 10 %. En fait, la volatilité d’un panier de neuf matières premières – dont le pétrole – serait d’un quart de la volatilité historique des monnaies nationales.

Vous avez indiqué qu’une monnaie est un accord au sein d’une communauté. J’ai tendance à penser que les termes de cet accord sont

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influencés par le référentiel philosophico-religieux dans lequel baigne cette communauté. Vous avez aussi rappelé le danger que représente le comportement spéculatif. Peut-être que ce comportement est lié au référentiel judéo-chrétien dans lequel nous baignons, à l’inverse de certaines sociétés musulmanes, dans lesquelles les taux d’intérêts sont mis entre parenthèses. Cela signifie-t-il que, pour sortir de cette crise, nous soyons condamnés à nous convertir ou à changer de système philosophico-religieux ?

Bernard Lietaer. – Ce que vous dites est tout à fait exact. J’ai écrit un livre publié en allemand, qui s’intitule Le Mystère de l’argent.4 La thèse centrale de cet ouvrage est qu’un système monétaire est une projection de l’inconscient collectif d’une société. Spécifiquement, les sociétés patriarcales ont toujours imposé un monopole d’une monnaie centralisatrice, hiérarchique, à compétition, avec un taux d’intérêt positif, comme les monnaies conventionnelles qui circulent aujourd’hui. À l’inverse, les sociétés matrifocales, sociétés qui honorent les valeurs féminines, comme l’Égypte et comme chez nous le Moyen Âge du Xieme au XIIIeme siècle disposaient d’un système monétaire double du genre que j’ai présenté. Notez que je fais allusion non pas simplement au rôle des femmes, mais bien du poids des valeurs féminines. Fait notable, bien que notre système monétaire fasse encore dans le tout-masculin, une évolution sensible de l’inconscient collectif se fait déjà sentir. Notre crise écologique peut être vu comme une crise du réveil de valeurs féminines dans nos relations, dans notre empathie avec le reste de la biosphère. Il nous reste à réintégrer ces valeurs féminines dans notre monnaie. Une société équilibrée se doit de posséder une monnaie yin et une monnaie yang. Les deux sont nécessaires. Nous n’avons donc pas à changer de religion, mais d’état d’esprit.

Extrait du catalogue

4 Mysterium Geld: Emotionale Bedeutung und Wirkungsweise eines Tabus (Munich: Riemann Verlag, 2000)

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achevé d’imprimer

Conception éditoriale : Sonja Boué

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