morale et science des moeurs - levi-bruhl

369
8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl http://slidepdf.com/reader/full/morale-et-science-des-moeurs-levi-bruhl 1/369

Upload: archeoten

Post on 08-Aug-2018

216 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    1/369

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    2/369

    LIBRARY OF THE

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    3/369

    Return this book on or before theLatest Date stamped below. Acharge is made on ail overduebooks.University of Illinois Library

    ':^

    it 6 "N0Vl8li5

    LI6IH4l

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    4/369

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    5/369

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    6/369

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    7/369

    LA MORALE

    LA SCIENCE DES MURS

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    8/369

    DU MEME AUTEURLIBRAIRIE FELIX ALGAN

    La Philosophie d'Auguste Comte. Quatrime dition, i vol, in-8 de laBibliothque de philosophie contemporaine.La Philosophie de Jacobi. 1 vol. in-S de la Bibliothque de philosophiecontemporaine.

    Lettres indites de John Stuart Mill Auguste Comte, publies avecles rponses de Comk et une introduction par L. Lvy-Bruhl. i vol.in-8o de la Bibliothque de philosophie contemporaine.

    Les fonctions mentales dans les socits infrieures. Sixime dition.1 vol. in-S" des Travaux de l'Anne sociologique publis sous la direc-tion de E. DuRKHEiM (Bibliothque de philosophie contemporaine).La mentalit primitive. Quatrime dition. 1 vol. in-8 de la Bibliothquede philosophie contemporaine.La Conflagration Europenne. Les causes conomiques et politiques, l bro-chure in-8.

    L'ide de responsabilit. 1 vol. in-8 (Paris, Hachette).L'Allemagne depuis Leibniz. Essai sur le dveloppement de la consciencenationale en Allemagne, deuxime dition, i vol. in-12 (Paris, Hachette).Hitory of moderne Philosophy in France, 1 vol. in-8, 1889. (Ghicaco,The Open Court Publishing Company ; Londres, Kegan Paul, Trench,TriJbner and C).Jean Jaurs. Esquisse biographique suivie de lettres indites. 1 vol. ln-8.

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    9/369

    LA MORALElA SCIENCE DES MURS

    PAR

    L. LEVY-BRUHL

    DIXIEME EDITION

    PARISLIBRAIRIE FLIX ALCAN

    108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, VI*1927

    Tous droits de reproduction, de traductioa et d'adaptation tseivspour tous pays.

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    10/369

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    11/369

    /7/

    ^ PRFACEDE LA TROISIME DITION

    Il est gnralement admis qu'en matire de morale les chan-V^ements se font avec une extrme lenteur. C'est une observa-tion qui ne vaut pas seulement pour les rgles morales elles-

    v mmes, mais aussi poui; la spculation philosophique sur la! morale. Cette spculation n'entre pas volontiers dans de nou--/ velles voies. Elle s'en tient de prfrence ses problmes2 traditionnels. Elle ne les croit bien poss que sous leur forme^ habituelle. Essaye-t-on de montrer que cette forme est suranne^ et que ces problmes, ou du moins certains d'entre eux, neV doivent plus tre poss, aussitt des malentendus et des conflits

    se produisent.La Morale et la Science des Murs devait en faire l'exp-rience. A peine ce livre avait-il paru, que l'on pouvait lire dansun compte rendu sommaire* : L'auteur... nous apporte un

    "^ trait de morale... Avoir mis tous ses soins faire voir qu'auxtraits de morale construits par les philosophes, il faut substi-

    . tuer dsormais une science des murs, qui ne prtendra nulle-^ ' ment tre normative, et un art moral rationnel, fond sur cettescience; et s'entendre rpondre aussitt, sans ironie, que

    't^^'J'on apporte un trait de morale ! Je n'en croyais pas mes yeux,S^j -je l'avoue. Depuis lors, je suis revenu de ce grand tonnement.Le mot qui m'avait d'abord si vivement surpris est devenu pourmoi une indication prcieuse. Il m'a clair sur les dispositions

    d'esprit de la plupart de mes critiques. Il m'a donn par avancela clef d'un grand nombre d'objections qui me furent faites.Celles-ci aussi supposent, implicitement, que la Morale et laScience des Murs est, ou doit tre, un trait de morale. Mou

    1. Revue de Mtaphysique et de Morale, juillet 1903.

    )kX> i ^4

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    12/369

    II PREFACEdessein avait t tout autre, etje l'avais expliqu dmon mieux.Pourquoi, malgr les prcautions prises, le malentendu s'est-ilproduit cependant? Peut-tre, en cherchant les raisons de cefait, pourrons-nous la fois rpondre quelques-uns de noscritiques, et mettre mieux en lumire ce que nous nous sommespropos d'tablir.La science des murs se substituera-t-elle la morale?demande M. Fouille'. Non, rpond-il. On ne dtruit que cequ'on remplace. La science des murs, qui prtend dtruirela morale, ne saurait la remplacer. Par consquent la moralesubsistera.En quel sens, demanderons-nous notre tour, le mot mo-rale est-il pris ici ? S'agit-il de la morale en tant qu'elleessaie de se constituer comme science, ou de la morale en tantqu'elle formule les devoirs de l'homme, et qu'elle donne uneexpression abstraite aux injonctions de la conscience? Lascience des murs, recherche de caractre thorique commela physique ou toute autre science, ne saurait videmmentviser dtruire la morale prise au second sens. Elle ne peutavoir affaire jqu' la morale dite thorique. La question sou-leve est d'ordre purement spculatif, et elle ne porte que surl'objet et la mthode d'une science. Quel que soit le parti quitriomphera, la moralit n'est pas intresse dans ce dbat.L'emploi du mot morale ne doit pas laisser subsister dqui-voque sur ce point.Nous ne croyons pas non plus que la science des murs ait dtruire la morale thorique. Elle n'y prtend pas, et ellen'en a pas besoin. A quoi bon s'engager dans une lutte quiprendrait ncessairement la forme d'une rfutation dialectiquedes systmes de morale, et qui impliquerait l'acceptation deprincipes communs avec eux ? Il sufft la science des mursde faire voir ce que sont historiquement ces systmes, com-ment ils expriment un effort, qui a d ncessairement se pro-duire, pour rationaliser la pratique morale existante, et dereconnatre le rle parfois considrable que ces systmes ontjou dans l'volution morale des socits civilises. Mais, sielle ne les dtruit pas, on peut dire bon droit qu'elle les rem-place. Car elle est vraiment ce que ces systmes n'taient qu'en

    i . Revue des Deux Mondes, i" octobre 1905.

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    13/369

    PRFACE nrapparence : une science objective et dsintresse de la ralitmorale.Pourquoi donc M. Fouille, et plusieurs autres critiquescomme lui, soutiennent-ils que la science des murs dtruit

    la morale et ne la remplace pas, alors que nous croyions avoirmontr qu'elle la remplace, au contraire, sans avoir la d-truire? C'est que l'on a peine accepter l'ide d'une sciencetouchant la ralit morale, qui ne soit pas une morale ana-logue celles qui ont t proposes jusqu' prsent, c'est- dire la fois thorique et normative. Vous voulez que la sciencedes murs se substitue la morale thorique ? Il faudra doncqu'elle procure le mme genre de satisfaction rationnelle, etqu'elle rsolve les problmes essentiels poss par cette morale. Et comme la science des murs ne contente nullement cesexigences, les critiques trouvent l ample matire objections.Il est certain que, comme trait de morale , la science desmurs laisse fort dsirer. Mais si elle tait ce que l'on rclamed'elle, c'est alors qu'elle ne remplacerait pas la morale tho-rique : elle ne ferait que la prolonger, sous une forme nouvelle.Elle la remplacera, au contraire, parce qu'elle refuse de conti-nuer poser en termes abstraits les problmes traditionnelssur le devoir, l'utile, le bien, etc., parce qu'elle ne spcule plussur des concepts, comme faisaient Socrate, Platon et Aristote,parce qu'elle abandonne les discussions dialectiques pour s'at-tacher des problmes particuliers et prcis, qui admettentdes solutions vrifables.Ce dplacement de l'effort spculatif provoque naturellementdes rsistances. Dconcerts, et parfois mme inquiets de ne

    pas retrouver dans la science des murs ce qu'ils sont habitus voir dans les traits de morale, les critiques protestent. Iln'y a rien l que de conforme aux prcdents. L'histoire dessciences de la nature nous enseigne qu'elles aussi ont d lutterlongtemps pour se rendre matresses de leur objet et de leur m-thode. Il leur fallut de longs efforts pour s'affranchir d'une spcu-lation dialectique et verbale, qui leur dniait la qualit de sciencesparce qu'elles ne tenaient compte que des expriences, et ne seproposaient que des questions particulires bien dfinies.La rsistance nous parat sans doute tort plus viveencore dans le cas prsent, o il s'agit de la morale, et peut-

    tre pourrions-nous, sans trop de peine, dmler les princi-Ltt-Brgbi,. La morale. 9

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    14/369

    IV PREFACEpales causes qui tendent la prolonger. Sans reprendre icicette tude, signalons du moins un prjug qui se retrouvesous beaucoup d'objections qui nous sont faites, et dont pres-que aucun critique n'est tout fait exempt. On veut que laspculation sr la morale soit morale elle-mme, et, comme lascience des murs est aussi dpourvue de ce caractre quepeut l'tre la physique ou la mcanique, on lui en fait grief.Cependant, quelle raison y a t-il, api'iori, pour qu'une scienceparticipe aux aspects moraux ou esthtiques de son objet?Attend-on d'un trait de physiologie qu'il soit vivant , d'unouvrage d'acoustique qu'il soit harmonieux ? Considrezles figures d'un livre de biologie : quelle distance n'y a-t-il pasde ces dessins aux fonctions vitales dont ils reprsentent l'ana-lyse ! Pareillement, on s'habituera peu peu trouver, dansles ouvrages qui traitent de la science des murs, non pas desdductions abstraites ou des rflexions de moralistes, maisdes observations ethnographiques, des rponses des ques-tionnaires, des courbes statistiques, des colonnes de chiffres,toutes choses qui sont en effet, pour l'apprhension immdiate,extrmement loin de ce que nous appelons morale , Le seulintrt dont la science, en tant que science, ait se proccuper,n'est-il pas d'objectiver le plus parfaitement possible la ralitqu'elle tudie ? Ensuite, mais ensuite seulement, on pourra seplacer au point de vue de la pratique, et les applications seronten gnral, d'autant plus fcondes que la recherche scientifiqueaura t plus dsintcesse.

    Cette conception pouvait difficilement trouver grce aux yeuxde critiques qui, loin de distinguer ainsi le point de vue de laspculation de celui de la pratique, se reprsentent au contrairela morale comme la fois thorique et normative, et plus nor-mative encore que thorique. Certains d'entre eux vont mmejusqu' lui demander uniquement de systmatiser ce que laconscience commune ordonne. Toute autre recherche leurparat superflue, pour ne pas dire nuisible. Gomme les savants,crit M. Cantecor, ne se croient pas obligs de tenir compte,pour dcider du vrai, des opinions des Patagons ou des Esqui-maux, il serait peut-tre temps d'en finir aussi, en morale, avecles histoires de sauvages ^. L'intrt thorique disparait ici

    d. Cantecor, Revue philosophique, avril 1904, p. 390.

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    15/369

    PRFACE Tentirement devant l'intrt pratique. La morale a pour uni-que objet de dcider du bien , de ramener leur principeles devoirs que*notre conscience nous dicte. Ds lors, puisquenous ne voulons pas pratiquer la mme morale que les Pata-gons et les Esquimaux, quoi l'tude de leurs murs nousservirait-elle? Nous n'avons que faire d'une science des murs,tandis que nous ne pouvons nous passer d'une morale thoriquenormative : comment consentirions-nous la substitution qu'onnous propose ?Le dissentiment entre notre critique et nous est donc telqu'il ne s'agit plus ici, proprement parler, d'une objection,mais plutt d'une divergence totale de principes. Kl cette diver-gence devient encore plus clatante quand M. Cantecor demandesi la science des murs rpond bien nos besoins pratiques .videmment non, elle n'y rpond pas. Mais, selon nous, ellen'a pas y rpondre. Une science, quelle qu'elle soit, si c'estNTaiment une science, rpond notre besoin de connatre, cequi est tout diffrent. La science des murs a prcismenftpour objet d'tudier la ralit morale, qui, malgr le prjugcontraire, ne nous est pas plus connue, avant l'analyse scien-tifique, que ne l'est la ralit physique. Pour y parvenir, ellen'a pas de meilleur instrument que la mthode comparative,et les a histoires de sauvages sont aussi indispensables pourla constitution des divers types sociaux que l'tude des orga-nismes infrieurs pour la physiologie humaine. Quant nos besoins pratiques , il est juste sans doute qu'ils trouventsatisfaction. Mais ce n'est pas de la science qu'ils peuvent imm-diatement l'obtenir.

    Une autre difficult, non moins grave que la prcdente, at souleve. La science des murs ne pourrait prtendre remplacer la morale thorique, non plus parce qu'elle ne nousdonnerait pas l'quivalent de cette morale, raison qui, nousl'avons vu, revient simplement une fin de non-recevoir, mais parce que l'ide mme de cette science serait irralisable.L'analogie tablie entre la nature physique et la naturemorale serait fausse. Objection dcisive, si elle est juste.M. Fouille l'ecprime ainsi : La nature physique est fonde

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    16/369

    VI PRFACEindpendamment des individus humains, tandis que c'est nousqui, individuellement ou collectivement, admettons et tablis-sons un ordre moral quelconque, lequel n'existerait pas sansnos consciences et nos volonts^ . Cette dernire formule estambigu. Selon le sens qu'elle prendra en se prcisant, nousl'accepterons ou nous la rejetterons. M. Fouille veut-il direque les faits sociaux se manifestent par le moyen de cons-ciences individuelles, et ne se manifestent que dans ces cons-ciences ? Nous en tomberons d'accord. Une reprsentation col-lective est une reprsentation qui occupe simultanment lesesprits d'un mme groupe. Une langue n'existe que dans lapense des individus plus ou moins nombreux qui la parlent.Une croyance religieuse n'a pas d'autre lieu que la cons-cience de chacun de ceux qui la professent. Jamais la socio-logie scientifique n'a song nier ces vrits plus qu'videntes.Il lui suffit que les reprsentations collectives, les langues, lescroyances religieuses, et, en gnral, les faits sociaux soientrgis par un ordre de lois spcifiques, distinctes des autresordres de lois. M. Fouille entend-il que l'ordre moral, dontil parle, c'est--cire ce que nous appelons la nalure morale par analogie avec la nature physique, dpend, pour exister, duconsentement exprs des individus, soit isols, soit runis ? Ilnierait alors l'vidence. Personne aujourd'hui ne conteste plusgure que les institutions sociales, telles que la religion et ledroit, par exemple, constituent pour les individus d'une socitdonne une ralit vritablement objective. Sans doute, ellen'existerait pas sans eux, mais elle ne dpend pas de leur bonvouloir pour exister. Elle s'impose eux, elle existait avanteux, et elle leur survivra. C'est l un ordre qui, pour n'trepas physique, mais moral , c'est--dire pour avoir lieu dansdes consciences, n'en prsente pas moins les caractres essen-tiels d'une a nature dont les faits peuvent tre analyss etramens leurs lois. La sociologie est possible, puisqu'elleexiste : quel intrt y aurait-il revenir, propos de la sciencedes murs, sur ce dbat qui parat puis ?

    Mais, cela dit, nous n'avons garde de mconnatre les difif-pences trs marques qui distinguent la nature morale de lanature physique. Nous ne cherchons pas confondre et encore

    l. Revue des Deux Mondes, 1" oct. 190S, p. 528.

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    17/369

    PREFACE VIImoins identifier ces deux natures. Nous avons voulu seulement,en les dsignant du mme nom de nature , appeler l'atten-tion sur un caractre trs gnral qui leur appartient toutesdeux : savoir que les faits, ici et l, sont rgis par des lois quenous ignorons d'abord, et que la recherche scientifique peutseule dcouvrir. Mais il est trop clair que ce caractre, h luiseul, ne suffirait les dfinir ni l'une ni l'autre : il n'exprimeque ce qu'elles ont de commun. De mme, rien n'est plus loinde notre pense que de rduire tous les faits de la naturemorale , quels qu'ils soient, un mme type, qui serait nces-sairement vague. L'analogie que nous nous sommes efforcd'tablir, loin d'impliquer cet excs de simplification abstraite,nous met au contraire en garde contre lui. Dire que tous lesph(^nomnes de la nature physique sont re'gis par des lois,est-ce mconnatre ce qu'a de spcifique chaque catgorie dephnomnes, est-ce confondre, par exemple, les faits physiquesavec les biologiques ? Pareillement, on peut afirmer que tous lesphnomnes de la nature morale sont, eux aussi, soumis des lois constantes, sans effacer les diffrences qui caractrisentles diverses catgories de ces phnomnes, et qui correspon-dent aux grandes divisions de la sociologie. Nous ne nieronsdonc point que les faits proprement moraux aient leurs carac-tres spcifiques, qui les distinguent de faits sociaux les plusvoisins (faits juridiques, faits religieux), et davantage encoredes faits conomiques, linguistiques et autres.Ces caractres sont si marqus, si importants aux yeux de laconscience individuelle, qu'elle se sent invinciblement porte y voir l'essence mme du fait moral. Elle rpugne d'abord admettre qu'il puisse se dsubjectiver , et prendre placedans l'ensemble des faits sociaux. Il lui parat qu'en l'assimi-lant eux on le dnature. On ne la tranquillise pas en spcifiantque, lorsque la science traite le fait moral comme un faitsocial, elle n'a pas la prtention d'en saisir ni d'en exprimerl'essence tout entire, et qu'elle se contente de l'apprhenderpar ceux de ses caractres qui permettent l'emploi de lamthode comparative. Elle maintient au contraire que le faitmoral cesse d'exister aussitt que l'on cesse de considrer larelation intime de l'agent responsable aux actes qu'il a libre-ment voulus : un fait social, observable du dehors, peut-ilavoir rien de commun avec cette relation ?

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    18/369

    VIII PREFACECette protestation est assez vive, et assez spontane, pour

    qu'on soit tent de lui donner gain de cause. Et, en efifet, tantque nous oi)servons les faits moraux dans notre propre cons-cience, ou chez ceux qui nous entourent, nous en sentons siprofondment le caractre original et irrductible, que nous nepouvons presque pas croire qu'objectivs, ce soient encore lesmmes faits. Il nous semble qu' tre considrs du dehors, ilsperdent ce qui en fait la ralit et l'essence. Mais transportons-nous par la pense dans une socit autre que la ntre, bien quedj trs complexe, telle que la socit grecque ancienne, parexemple, ou les socits actuelles de l'Extrme-Orient. Nous nesentons plus aussi vivement les faits qui, pour ces consciencesexotiques, sont des faits moraux, et nous concevons sans peineque ce soient des faits sociaux, dont les conditions peuventtre dtermines par une recherche scientifique. Nous admet-tons qu'un Japonais ou un Annamite ait comme nous une viemorale intrieure, et que nanmoins les faits de cette viemorale puissent tre considrs d'un point de vue objectif. Ilfaut donc l'admettre aussi quand il s'agit de nous, et ne pastre dupe d'une illusion d'optique mentale. Les mmes consi-drations qui valent pour une socit, valent aussi pour lesautres. S'il est vrai, ce qu'on ne peut gure contester, que lesdiffrentes sries de faits qui composent la vie d'une socit sontsolidaires 1:es unes des autres, comment les faits morauxferaient-ils seuls exception? Ne voyons-nous pas, dans Ihis-toire, qu'ils varient toujours en fonction des faits religieux,juridiques, conomiques, etc., qui sont videmment rgis pardes lois ? Nous avouerons donc, tout en respectant le caractrepropre des faits moraux, que la science a le droit de les dsub-jectiver en tant que faits sociaux, et de les incorporer commetels la nature morale dont elle a pour objet de rechercherles lois.

    Il subsiste cependant, selon certains critiques, entre la naturephysique et la nature morale une diffrence telle qu'on ne peutpas conclure de ce qui a t possible pour l'une ce qui serapossible pour l'autre. La nature physique est fixe. Que nous laconnaissions ou 'que nous l'ignorions, les phnomnes y ontlieu de la mme manire, conformment des lois immuables.Les mares montent et descendent, sur les ctes de l'Ocan,qu'un astronome les ait calcules ou non, exactement la

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    19/369

    PRFACE IXmme hauteur. Notre science demeure, l'gard des faits decet ordre, une dnomination extrinsque. Nous pouvonsmesurer d'avance, au moins dans certains cas, avec toute laprcision dsirable, l'effet que notre intervention produira dansles phnomnes. Cette sret fait notre scurit, et nous permetnombre d'applications heureuses. Une science et une tech-nique physiques sont possibles, crit M. Belot, parce que lanature nous est trangre. C'est parce qu'elle nous ignore quenous pouvons la connatre * .En est-il de mme de la nature morale? Non, rpondM. Belot, et, semble-t-il, aussi M. Fouille. Selon eux, la con-naissance que nous acqurons de la ralit morale fait variercelte ralit mme. La rflexion ne peut se porter sur elle sansla modifier. En connaissant ce que nous s^ommes, nous deve-nons autres. Nous ne sommes plus ce que nous tions tout l'heure, quand nous nous ignorions encore. C'est comme siun astronome, en dterminant l'attraction solaire et lunaire,en modifiait la force; comme si un ingnieur, en calculant l'in-tensit de la pesanteur en un point donn, l'augmentait ou ladiminuait. S'il en est ainsi, on ne peut plus, videmment, parler .de nature morale . L'analogie sur laquelle nous nous fon-dions s'vanouit.

    Mais cette objection prouve trop. Pour montrer l'impossi-bilit de la science des murs, et dans l'intrt de la moraletraditionnelle, elle irait jusqu' soutenir qu'une partie impor-tante des phnomnes de la nature chappe au principe deslois. Cependant, M. Fouille lui-mme, et nos critiques en gn-ral, se contentent d'ordinaire d'affirmer qu'il n'est pas impos-sible de concilier ce principe, considr comme s'appliquant l'universalit des phnomnes, avec les exigences del morale,ou, en d'autres termes, que les lois de la nature n'excluent pasla contingence. Nous n'avons pas discuter cette thse mta-physique : il nous suffit de remarquer que,' si ses partisans nel'abandonnent pas, l'objection prcdente perd presque toutesa porte. Elle ne prouvera plus que la science des murs oude la nature morale est impossible. Elle fera seulement res-sortir une difficult spciale, et trs grave, particulire cettescience et aux applications qu'on en voudrait tirer. Si vraiment

    i. Revue de Mtaphysique et de Morale, septembre 1905, p. 743-9.

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    20/369

    X j PREFACEla connaissance ici modifie l'objet mme sur lequel elle porte,c'est une complication de plus dont il faut tenir compte, dansune recherche dj trs malaise : ce n'est pas une raison derenoncer cette recherche. Une difficult analogue semblaits'opposer l'emploi de l'exprimentation en physiologie. Vousvoulez, disait-on, obtenir une observation plus rigoureuse desphnomnes biologiques, et votre intervention, si limitequ'elle soit, a pour effet immdiat de faire varier ces phno-mnes et leurs rapports : ce que vous vouliez observer a dis-paru. En vertu du consensus vital, ds le moment o l'expri-mentateur opre, une infinit de modifications se produisentdans l'organisme. L'lat chimique du sang, des humeurs, lesscrtions, etc., tout a chang. Les physiologistes ne se sontpas laiss dcourager par ces objections prjudicielles. Ils ontexpriment, et bien leur en a pris. Pareillement, les sciencesde la nature morale travaillent la recherche des lois desfaits sociaux, et elles parviennent dj des rsultats satisfai-sants, sans se laisser arrter par les difficults inhrentes la nature de leur objet, en particulier par l'extrme variabilitque signalent M. Belot et M. Fouille, et que d'ailleurs les faitssociaux ne manifestent pas tous au mme degr.La forme que leur objection a prise vrifie une fois de plusune rflexion profonde d'Auguste Comte au sujet du principedes lois. Ce principe, disait-il, n'est solidement tabli que pourles ordres de phnomnes naturels o des lois invariables ontt en effet dcouvertes. On l'tend, par analogie, aux ordresde phnomnes plus complexes, dont on ne connat pas- encorede lois proprement dites, et on lui donne une valeur univer-selle. Mais cette vague anticipation logique demeure sansvaleur comme sans fcondit. Rien ne sert de concevoir,abstraitement, qu'un certain ordre de phnomnes doit tresoumis des lois. Cette conception vide ne peut contrebalancerles croyances thologiques et mtaphysiques relatives cesphnomnes, qui ont pour elle la force de la tradition. Celles-ci ne cdent la place que lorsque quelques lois ont t en effettrouves et dmontres. Il ne faut donc pas s'tonner si ceuxmmes qui admettent, en principe, la possibilit d'une sciencenaissante, contestent en fait cette possibilit quelques pagesplus loin.

    Enfin, il est tmraire d'affirmer que les faits d'un certain

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    21/369

    PREFACE XIordre ne peuvent pas, qu'ils ne pourront jamais tre pris d'unbiais tel qu'ils deviennent objets d'une science positive et qu'ilsprtent des applications fondes sur cette science. On risqued'tre dmenti par des dcouvertes imprvues. Comme celles-cidpendent, en gnral, de progrs de mthode, de procds nou-veaux d'analyse et de classification, tant que ces procds n'ontpoint paru, on a beau jeu pour proclamer qu'ils ne se produirontpas. Mais cette position n'est pas sre. On peut en tre dlogdemain, par l'extension inattendue d'un artifice de mthode,dont souvent celui mme qui l'a invent, tout entier son tra-vail de recherche positive, n'avait pas pressenti la porte. Oubien une dcouverte se trouve avoir des consquences inatten-dues pour des sciences qui n'y paraissaient pas du tout int-resses. Comment les inventeurs de la photographie, parexemple, auraient-ils devin que leur dcouverte serait d'ungrand prix pour l'astronomie, et qu'elle permettrait la connais-sance de corps clestes jusque-l invisibles?De nos adversaires et de nous, c'est donc nous qui sommesle plus rservs dans nos affirmations. Selon eux, une sciencedes murs et une technique fonde sur cette science sontimpossibles, cause des caractres des faits moraux. Impos-sibles sans doute, si l'on considre ces faits du point de vueo la conscience individuelle les aperoit et les sent, maisnon pas si on les soumet un clivage qui les rende propres une laboration scientifique. Nos critiques affirment de lasociologie ce qui est vrai des sciences morales auxquelles juste-ment la sociologie se substitue. C'est le propre du progrsscientifique de faire apparatre la ralit donne sous un aspectqui ne pouvait tre prvu. Une grande dcouverte, comme cellesde Newton ou de Pasteur, par exemple, oblige leurs contempo-rains soit abandonner, soit radapter, tout un ensembled'ides et de croyances : ce ne sont pas des changements surlesquels on puisse anticiper. Mais, dira-t-on, vous prjugezbien vous-mme des rsultats qu'obtiendra la science desmurs ! Non pas ; je prjuge seulement qu'elle en obtiendra,et de quelle sorte, en me fondant sur les analogies que permetl'histoire des sciences. Mais je ne prjuge pas quels ils seront,prcisment parce que je sais qu'ils sont imprvisibles quant leur contenu. Nos adversaires soutiennent que cette sciencen'existera pas, ou, s'ils en admettent l'existence, ils raisonnent

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    22/369

    II PRFACEcomme si elle ne devait rien apporter de vraiment nouveau,rien qui oblige quitter, ou du moins modifier, leur attitudementale actuelle. C'est par l qu'ils sont imprudents, et sourds la leon que proclame le pass de l'esprit humain.

    Soit, disent les critiques. Supposons cette science faite, oudu moins suffisamment avance. Mme dans cette hypolhse(que rien n'oblige accepter ds prsent), elle ne permet pasde constituer une morale. Il est sophistique, crit l'un deux^,de constituer une morale sans finalit... L'auteur de la Moraleet la Science des Murs n'a pas russi viter les jugementsde valeur et les prfrences sentimentales... La connaissancedes lois- est la condition ncessaire et non suffisante de notreintervention raisonne dans les phnomnes moraux. En premier lieu, l'objection implique que la science desmurs devra remplir le double office auquel la morale tho-rique a suffi jusqu' prsent, c'est -dire qu'elle devra tre lafois thorique et normative. Mais faut-il rpter qu'elle n'a riende commun avec un trait de morale ? Nous avons essayde montrer, au contraire, qu'ici comme ailleurs le point de vuethorique, ou l'tude scientifique de la ralit donne, devaittre soigneusement spar du point de vue pratique, c'est--direde la dtermination des fins et des moyens dans l'action ; que,jusqu' prsent, cette distinction, pour des raisons fortes etnombreuses, d'ailleurs faciles expliquer, n'avait pas l rel-lement faite en morale ; mais que le temps paraissait venu del'tablir, dans l'intrt commun de notre savoir et de notrepouvoir. Accordons que l'auteur de l'objection ait raison, etqu'il soit impossible de constituer une morale sans faire appel des jugements de valeur. Cela ne touche que celui qui veutconstituer une morale. Nous n'ambitionnons rien de tel. Lebut o nous tendons est autre. Nous cherchons fonder unescience qui ait la nature morale pour objet, et, s'il se peut,un art moral rationnel, qui tire des applications de cette science.

    Mais, insiste-t-on, c'est ici prcisment que des considra-tions de finalit, que des jugements de valeur devront interve-1. Revue de Mtaphysique et de Morale, juillet 1903.

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    23/369

    PflFACE XXIlnr. Comment chercher des applications, sans avoir rflchisur les fins et choisi celles que l'on voudra poursuivre? Pour lessciences de la nature physique, le problme est aussitt rsoluque pos. Aucune hsitation n'est possible. Les sciences mdi-*iales servent combattre la maladie et protger la sant. Lessciences physiques et me'caniques servent domestiquer lesforces naturelles et conomiser le travail humain. Mais lessciences de la ralit morale, quoi les appliquerons-nous?Une spculation d'un autre ordre sera videmment ncessairepour dmontrer que telle fin est prfrable telle autre, aupoint de vue de l'individu ou au point de vue de la socit. Ilfaudra tablir une chelle de valeurs. La science des murs,par dfinition, est hors d'tat de le faire. Sa fonction uniqueest d'analyser la ralit donne. En sorte que, en l'absence dela morale thorique qu'elle prtendait remplacer, cette sciencedes murs restera inutilisable. La morale thorique actuelleessaie au moins de dterminer le fondement de l'obligationmorale, l'objet suprme de notre activit, les rapports des ten-dances gostes et des sentiments altruistes. La science desmurs n'en fait rien. Supposons-la acheve : elle ne nous estd'aucun secours en prsence de ces problmes. Mais si elle nenous sert pas les rsoudre, nous ne pouvons pas non plusnous servir d'elle : car, pour l'employer, nous devrions d'abordsavoir h. quoi.

    L'objection est spcieuse. Elle exprime, sous un aspect nou-veau et saisissant, le trouble que produit la substitution de lascience des murs la morale thorique, et les difficultsd'une transition qui n'est pourtant pas aussi brusque qu'ellepeut le jjaratre.

    Ici encore, l'histoire de la philosophie et des sciences nousfournira une analogie prcieuse. Quand les sciences positivesde la nature physique se sont dfinitivement substitues laspculation dialectique qui les avait prcdes, en ont-ellosaccept Ihritage entier? Ont-elles repris h leur compte, sousune forme nouvelle, tous les problmes auparavant agits?Certes non. De ces problmes, elles ont retenu seulement ceuxqui relevaient de la mthode exprimentale et du calcul. Quantaux autres, aux problmes transcendants, elles les ont consi-drs comme hors de porte, et elles se sont abstenues d'y tou-cher. Mais elles n'ont pas ni pour cela qu'ils existassent, ni

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    24/369

    XIV PRFACEinterdit une autre sorte de spculation de les aborder. De queldroit, au nom de quels principes l'auraient-elles fait? Le physi-cien ne spcule pas sur l'essence de la matire ou de la force,ni le biologiste sur l'essence de la vie : mais tous deux recon-naissent qu'il est loisible au mtaphysicien de s'y risquer. Unprocessus semblable de diffrenciation se produit lorsque lessciences de la nature morale remplacent la spculation dialec-tique. Ces sciences, positives par la conception de leur objet etpar la pratique de leur mthode, ne retiennent pas non plustous les problmes traits par cette spculation. Mais elles neprononcent pas une sorte d'interdit sur ceux qu'elles aban-donnent. Pourquoi se donneraient-elles l'air de mriter lereproche que fait J. S. Mill Auguste Comte, de ne pas vouloirlaisser de questions ouvertes? Libre la mtaphysique, ou, sil'on nous permet le mot, la mtamorale, de s'attacher auxproblmes del destine de l'homme, du souverain bien, etc.,et de continuer y appliquer sa mthode traditionnelle.Quant prtendre qu'ils doivent tre rsolus d'abord, pourque la science positive puisse recevoir des applications, c'estne tenir aucun compte de la diffrenciation que nous venonsde rappeler. C'est admettre implicitement que, si la science desmurs tait faite, nous nous poserions encore, et dans lesmmes termes, les problmes btards, la fois thoriques etpratiques, sur lesquels spculent les traits de morale. Je m'yrefuse pour ma part. Le concept de cette science, qui est videpour vous, est plein pour moi. La ralit morale qui en faitl'objet, je la considre vraiment comme une nature , quim'est familire sans doute, mais qui ne m'en est pas moinsinconnue, et dont j'ignore les lois. Par suite, les questions quela spculation morale a poses jusqu' prsent au sujet de cetteralit portent ncessairement la marque de notre ignoracce :j'ai les plus fortes raisons de douter qu'elles se posent encorede la mme faon, quand celle-ci aura disparu, ou sensible-ment diminu. A l'heure actuelle, la morale traite surtout desquestions relatives aux fins les plus hautes, et rien n'est plusnaturel. La tradition, les exigences du sentiment, les besoinslogiques de l'entendement, tout conspire mettre au premierplan ce genre de questions. Faut-il poursuivre le bonheur, indi-viduel ou social? Quel idal moral faut il se proposer? Quel estle but suprme de l'activit humaine, etc. ? Tout serait gagn.

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    25/369

    PRFACE XVpense-t-on, si l'on trouvait une rponse dfinitive ces pro-blmes, et aujourd'hui encore des philosophes se flattent d'yapporter de vritables dmonstrations.Mais cette confiance en la mthode dialectique, peu justified'ailleurs jusqu' prsent par le succs, prouve seulement com-bien certaines habitudes d'esprit sont difficiles draciner. Ellemconnat qu'il existe une ralit morale extrmement com-plexe, dont nous ne pouvons pas esprer dcouvrir les lois parune analyse abstraite, et par une simple manipulation de con-cepts. Si elle fait une place la science positive de cette ralit,c'est une place subordonne. Elle lui assigne pour rle d'indi-quer les moyens les plus propres atteindre les fins qui aurontt dtermines par la spculation morale. Mais cette concep-tion, pour employer une expression anglaise, est tout faitpreposterous. C'est la science, au contraire, qui, en nous appre-nant peu peu discerner ce qui est possible pour nous de cequi ne l'est pas, fera apparatre en mme temps quelles fins ilest raisonnable de poursuivre.Rserve est faite, bien entendu, des fins qui sont tellementuniverselles et instinctives, que sans elles il ne pourrait trequestion ni d'une ralit morale, ni d'une science de cette ra-lit, ni d'applications de cette science. On prend pour accordque les individus et les socits veulent vivre, et vivre le mieuxpossible, au sens le plus gnral du mot. Il n'est pas absurde,sans doute, de soutenir que les socits et les individus feraientmieux de ne pas le vouloir, et Schopenhauer a employ unadmirable talent dfendre cette thse ; mais c'est l une ques-tion mtaphysique au premier chef. La science a le droit depostuler ce genre de fins universelles, et c'est de son progrsque dpendra ensuite la dtermination de fins plus prcises.Faut-il montrer que ces fins varient ncessairement avecl'tat de nos connaissances? Tant que celles-ci consistent enun mlange d'observations plus ou moins rigoureuses et deconceptions d'origine subjective, les fins gardent un caractreabstrait et chimrique. Avant que les sciences de la nature fus-sent dfinitivement constitues, et en tat de porter des fruits,pouvait-on avoir seulement l'ide des fins positives qu'elles per-mettent aujourd'hui de poursuivre et d'atteindre? Une de cesfins qui nous paraissent aujourd'hui le plus naturelles, telle-ment nous y sommes habitus par le spectacle de ce qui nous

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    26/369

    XVI PREFACEentoure, c'est la substitution de la machine l'hemme. Lapesanteur, la vapeur, l'lectricit, doivent travailler pour nous.Pourtant, c'est une fin dont les socits antiques se sont peuproccupes. Elles se contentaient, pour presque tous les tra-vaux, de la main-d'uvre fournie par les esclaves et par lespetits ai-tisans. Qui a suggr aux socits modernes de l'Occi-dent la poursuite de cette fin nouvelle, dont les consquencesociales porteront si loin ? Elle provient d'un ensemble decauses complexes, mais avant tout du dveloppement dessciences mathmatiques et physiques, qui a permis la construc-tion de machines dont l'antiquit ne pouvait avoir ni l'ide nile dsir. Est-il tmraire d'augurer qu'un processus analoguese produira au sujet de la nature morale? Aujourd'hui, la moralethorique spcule encore en vue d'tablir une chelle des finsqui nous apparaissent comme dsirables, belles ou rationnelles,indpendamment de toute connaissance positive autre quel'analyse de la nature humaine en gnral. Mais que la sciencede la ralit morale se dveloppe comme ont fait les sciencesphysiques depuis le xvi sicle : elle fournira sur cette ralitdes prises dont nous n'avons pas, dont nous ne pouvons pasavoir actuellement l'ide, et ces prises leur tour suggrerontdes fins poursuivre qu'aujourd'hui nous ne pouvons pas nonplus concevoir. Compares celles dont traitent les moralesthoriques, ces fins seront sans doute plus spciales et plusmodestes; mais ce qu'elles perdront en gnralit elles le gagne-ront en efficacit. Au lieu de s'imposer tout tre libre et rai-sonnable , elles prsenteront probablement la mme varitque les types sociaux. Disons seulement, sans nous hasarder des prvisions trop aventureuses, que les fins qui seront alorsconues et poursuivies ne dpendront plus, pour tre dtermi-nes, de la spculation mtaphysique.

    L'objection principale carte, les difficults secondaires dumme ordre s'effacent en mme tenips. Nous avons fait voirque nous n'essayons point de constituer une morale sansfinalit . Peu importe, aprs cela, que nous n'ayons pas russi viter les jugements de valeur et les prfrences senti-mentales . Pourquoi d'ailleurs nous interdirions-nous les con-sidrations de finalit, si l'objet de notre science les comporte?Elles peuvent tre un auxiliaire trs utile de la recherche. Lessciences biologiques ne se font pas faute de l'employer. Les

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    27/369

    PREFACE XVIIsocits diffrent sans doute des organismes vivants, mais ellesprsentent du moins ce caractre. commun avec eux qu'envertu d'un consensus intime, les parties et le tout s'y comman-dent rciproquement. Rien n'empche donc que les sciences dela ralit morale ne se servent aussi des considrations de fina-lit comme d'un procd heuristique. Quant aux jugements devaleur, il faut distinguer s'ils sont relatifs ou absolus. Lascience positive doit s'abstenir de ceux qui prtendraient treabsolus et assigner des valeurs d'ordre transcendant. Maispeut-on lui dnier le droit de formuler des jugements de valeurrelatifs? Quand la science biologique remarque que dans lecorps humain actuel il y a un grand nombre d'organes inutiles,dont quelques-uns deviennent souvent dangereux, elle prononceun jugement de valeur, qui est parfaitement lgitime. De mme,la science des murs pourra observer que telle rgle actuelle-ment en vigueur, et obligatoire, dans une socit donne, y estnuisible : elle formulera ainsi un jugement de valeur^ sansexcder ce qui lui est permis. 11 n'est que trop vrai que toutesles socits existantes ont besoin d'tre amliores . Lascience a le droit d'en constater les imperfections : trop heu-reuse si elle permettait aussi de prescrire un moyen sr d'yremdier.

    II

    L'ide d'une science des murs substitue la morale tho-rique ne heurte pas seulement d'antiques habitudes d'esprit.Elle veille aussi des inquitudes au point de vue social. Aentendre dire que les faits moraux sont des faits sociaux, quetoutes les morales sont naturelles, que chacune d'elles est fonc-tion des autres sries de faits dans la socit o on l'observe,plus d'un critique se demande si la doctrine nouvelle, dj peurassurante au point de vue thorique, ne met pas en pril lamoralit elle-mme. Elle ne serait pas seulement aventureuseet inexacte, elle serai-t en outre dangereuse et subversive. Tous,il est vrai, n'expriment pas ces craintes : on les rencontre nan-moins souvent. M. Fouille les a dveloppes longuement, ens'appuyant sur la loi nonce par Guyau : La rflexion dissoutl'instinct . Il estime que cette doctrine conduit au scepticismemoral . Il proclame que l'humanit ne se contentera jamais

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    28/369

    XVIII PRpACEd'une morale par provision* . Selon M. Cantecor, nousvoil dmunis de toute rgle ^ . M. Belot n'est pas moinsaffirmatif. Il est contradictoire de vouloir instruire unesocit du caractre provisoire de sa morale, et d'espreren mme temps qu'elle ne s'en apercevra pas... C'est lapioche du dmolisseur... C'est pour la socit une euthanasiemorale' .Ce genre d'argument fait beaucoup d'impression. On peut

    considrer comme de bonne guerre d'y avoir recours. Mais ilest moins sr qu'il ne parat d'abord, et il relve plutt de lapolmique que de la discussion scientifique. Il a le dfaut d'treindirect. Pour rfuter une doctrine qui prtend dmontrerqu'elle est vraie, il faudrait prouver qu'elle est fausse. On luiobjecte que, si elle tait vraie, les consquences en seraientfcheuses, et qu'il vaut donc mieux qu'elle ne le soit pas. Maiscette prfrence sentimentale ne change rien la ralit deschoses. Si la doctrine est vraie, il sera bien difficile, la longue,de l'empcher d'vincer les autres. Le meilleur parti prendre,dans ce cas, serait de l'accepter, et de parer de son mieux auxconsquences que l'on redoute. Au reste, l'exprience a montrqu'une rfutation par les consquences peut tout au plus arrterla diffusion d'une doctrine vraie, et jeter la dfaveur sur les pre-miers qui la soutiennent. Elle ne fait que retarder ainsi unevictoire qu'elle n'empche pas.Mais laissons ce point prliminaire. A ces apprhensions,dans la mesure o elles sont sincres, on rpondra qu'elles pro-viennent d'une illusion o les philosophes se sont complu, sansgrand dommage d'ailleurs, except pour leurs systmes. Ilscroient fonder la morale, au sens plein du mot, ils croientaussi que si ce fondement vient manquer, la moralit va dis-paratre. En vain nous avons essay de montrer que la morale,en ce sens, n'a pas plus besoin d'tre fonde que la nature, etque si les philosophes ne font pas la morale, ils ne la dfontpas non plus. Les critiques rpliquent que des rgles moralesdont les hommes connatraient la nature relative et provisoireperdraient ncessairement leur autorit et ne sauraient plus

    1. Revue des Deux Mondes, octobre 1905, p. 539, 541, 543.2. Revue philosophique, mars 1904, p. 236.3. Revue de Mtaphysique et de Morale, juillet 1905, p. 58.

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    29/369

    PREFACE XIXimposer le respect. La science des murs serait mortelle laconscience morale.

    Appelons-en aux faits, et prenons pour exemple des obliga-tions auxquelles nous nous conformons tous ou presque tousavec une grande rgularit : les obligations de politesse et lesgards pour autrui qui sont de rgle dans le groupe social onous vivons. Nous les observons parce que nous y avons tplies ds l'enfance, parce que nous sentons qu' les violer nousprouverions une sorte de disgrce, et que nous nous expose-rions des ennuis fort dsagrables. Supposons maintenantque la science nous rvle l'origine de ces obligations, leurrapport avec les conditions gnrales de notre socit, et mmele caractre fortuit de la plupart d'entre elles, qui auraient pune pas exister, ou tre diffrentes, et qui sont autres en effetchez d'autres peuples. Quel effet cette connaissance aura-t-ellesur notre conduite? Cesserons-nous d'observer ces rgles? Enperdrons-nous le respect? videmment non. Et l o le respectdes rgles mondaines prend la forme du snobisme, cette con-naissance pourra-t-elle rien contre lui? Il est donc certain queles forces qui assurent l'obissance volontaire ces prescrip-tions ne dpendent point de l'ignorance o nous sommes deleur origine, et ne sont pas paralyses, ni mme affaiblies,quan^ cette ignorance se dissipe.Mais, dira-t-on, ce ne sont l que des convenances et desusages, c'est--dire quelque chose d'extrieur, o la consciencemorale n'est pas intresse, et o notre avantage personnelpousse presque toujours l'observation des rgles. Il en vaautrement des vrais devoirs. Se pourrait-il donc que lessimples formalits de la vie sociale eussent une assiette plussolide que les obligations morales qui en assurent la dure ? Iln'en est rien, et l'exprience tmoigne pour celles-ci exacte-ment comme pour les autres. Soit, par exemple, le devoir desacrifier la justice l'intrt personnel, de rendre la vritun tmoignage qui dplaira ceux dont on dpend. Un hommehonnte et courageux parlera. Un homme faible ou malhonntese taira. Qu'il prenne l'un ou l'autre parti, c'est une questiond'espce : il aura toujours senti l'obligation. Croit-on que laconnaissance scientifique des lois qui rgissent les faits moraux,et du caractre relatif de toute morale, fasse qu'il ne la sentplus, ou qu'il la considre comme ngligeable? Ou imagine

    Lvt-Bruhi.. La morala.

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    30/369

    XX PRFACEaisment des influences qui, dans des circonstances donnes,loufent la voix de la conscience : la contagion du mauvaisexemple, l'esprit de corps, la pression de l'opinion publique, lacrainte de se compromettre, d'autres encore. Mais on ne voitpas comment une connaissance purement thorique pourraitcontrebalancer la force du sentiment moral. Il faudrait, pourcela, que cette force ft simplement apparente et la mercid'un changement d'opinion. Et c'est bien ce qu'implique l'objec-tion qui nous est faite. Comme la moralit s'exprime dans lesconsciences par des impratifs, on soutient qu'elle appartient la catgorie du devoir-tre, et non celle de l'tre. On enmconnat la ralit sociale, en mme temps que l'on accuseceux qui veulent la faire, considrer comme existante en fait,de la dnaturer ou mme de la dtruire.

    Ainsi la moralit, et par consquent la persistance d'unesocit compose d'tres moraux, seraient suspendues l'igno-rance oii chacun d'eux doit rester des conditions d'existenceobjectives de cette moralit I L'homme peut connatre la natureinorganique, il peut connatre la nature vivante, il peut mmeconnatre la nature sociale tant qu'il n'y considre que des faitscomme les faits conomiques, juridiques, linguistiques, etc.Ces sciences lui sont profitables. Indpendamment des applica-tions qu'il en peut tirer, elles constituent le dveloppementmme de sa raison. Il n'y a que la ralit morale proprementdite qu'il ne doit pas connatre scientifiquement, sous peine dela faire vanouir ! Pourquoi cette exception, si ce n'est parceque justement elle n'est pas conue comme une ralit?Comme la reprsentation des faits moraux que suppose cetteconception est incomplte et tronque ! Elle ne veut considrerque le caractre d'obligation sous lequel ils se prsentent laconscience individuelle. Mais ce caractre, qui les fait admira-blement discerner du point de vue de l'action, ne suffit pas les dfinir d'un point de vue objectif, et ne nous rvle pasleurs conditions relles d'existence. Pour prendre une compa-raison, d'ailleurs fort grossire, quand nous prouvons unedouleur physique, nous savons, n'en pas douter, que nousrprouvons, et que quelque chose n'est pas en ordre dans notrecorps. Mais, pour le mdecin qui nous examine, cette douleur,si vive qu elle soit, n'est qu'un symptme. Elle est moins impor-tante que tel ou tel signe objectif, qui le renseigne sur la nature

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    31/369

    PRFACE XXI

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    32/369

    XXII PREFACEdfinir les faits moraux comme des faits sociaux, concevoir unea nature morale analogue la nature physique , tudierl'une comme l'autre d'un point de vue objectif, tout cela dissi-mule mal la pioche du dmolisseur . Une sufft pas de mon-trer que ces craintes sont vaines, et que les consquencesredoutes ne se produiront pas. Il faut, en outre, faire voirpourquoi ces craintes sont si vives et si persistantes. Une pre-mire explication se prsente tout de suite l'esprit : l'extrmesensibilit de la conscience commune ds que la morale est enjeu. La conception traditionnelle de la morale participe ducaractre sacr de son objet. Qu'une doctrine nouvelle heurtecette conception, la conscience commune ragit aussitt avecforce. Tant que les sentiments ainsi provoqus demeurentintenses, les arguments les plus dcisifs parviennent difficile-ment se faire couter.En second lieu, la morale, dans notre socit, est troitementlie la religion. Elles semblent se prter un mutuel appui,

    et lutter parfois toutes deux contre les mmes ennemis. Nousvoyons la morale enseigne souvent au nom du dogme religieux,et le dogme dfendu contre les impies dans l'intrt de lamorale. L'volution des doctrines religieuses touche donc detrs prs la morale. Or rien n'est plus intolrable, pour unereligion rvle, que d'tre replace par l'histoire, par l'ex-gse, par la sociologie, dans le cours des vnements humains.Il semble qu'en perdant son caractre surnaturel, elle perdetout, et jusqu' sa raison d'tre : c'est du moins ce quecroient la plupart de ses adversaires, et beaucoup de sesdfenseurs. Que maintenant la morale soit conue comme unesorte de religion laque, o le Devoir, mystre auguste et incom-prhensible, tient la place de Dieu, combien l'exprience dou-loureuse faite depuis deux sicles par la religion positive nedevra-t-elle pas exciter les craintes et exasprer les rsistancesdes thoriciens de la morale ainsi comprise ? Quand ils enten-dent parler de science des murs , de mthode comparativeapplique la ralit morale, ils pressentent que le mme pro-cs va se drouler, et qu'ici encore la thologie ptira du dve-loppement du savoir rationnel. C'est pourquoi ils ne veulentpas tre rassurs. Rien ne leur tera de lesprit que, constituerune science objective des murs, c'est agir en ennemi, dclarou masqu, de la morale. Mais il n'y a de menac, en fait, que

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    33/369

    PRFACE XXIIIla conception mystique et thologique de la morale, non la mo-rale elle-mme. Nous avons vu tout l'heure que la science nepouvait avoir pour effet de faire vanouir la ralit ni les carac-tres propres des faits moraux. Elle s'efforce, au contraire, d'endgager les conditions d'existence sans les dnaturer. Pour enchercher les lois, et pour en dterminer les rapports avec lesautres sries de faits de la nature morale , il faut bien sansdoute qu'elle les dsubjective . Mais cette objectivation seraitsans valeur, si elle mutilait la ralit qu'il s'agit de connatre,et si, pour nous procurer la science des faits moraux, elle com-menait par les dpouiller de ce qu'il y a en eux de proprementmoral.

    Il est vrai que certaines doctrines philosophiques ont tent derendre compte de ce caractre spcifique au moyen de l'associa-tion des ides, de l'ducation, de la tradition, de l'habitudeacquise, comme elles essayaient, par une sorte de chimie men-tale, d'engendrer l'espace en partant d'lments intendus.C'tait, en un sens, faire disparatre la moralit en l'expliquant.Ces tentatives n'ont pas russi, et elles paraissent assez aban-donnes aujourd'hui. Elles auraient pu, la rigueur, justifier enquelque mesure les craintes exprimes par leurs adversaires.C'est elles surtout que s'adressait la critique de Guyau. Pour-tant, mme au moment o elles trouvaient faveur, aucune cons-quence fcheuse pour la morale existante tait-elle vraiment redouter? Il n'y a gure eu d'hommes plus scrupuleux, plusrespectueux du devoir tel qu'ils le comprenaient, ou plutt, telque leur conscience le leur dictait, que les deux reprsentantsles plus convaincus de cette doctrine, James et John StuartMill ; et Ton ne saurait dire que le cercle de ceux qui ont subileur influence y ait perdu de sa valeur morale. Le contraireserait plutt vrai. Inconsquence, dira-t-on, et qui ne prouverien : les hommes valaient mieux que leur doctrine. Mais iln'est pas besoin d'invoquer ici une inconsquence. Leur effort,d'ailleurs malheureux, pour expliquer le sentiment de l'obli-gation morale par une thorie associationniste, provenait lui-mme du sentiment trs vif de leur devoir social. Ils se consi-draient comme obligs de promouvoir la vrit philosophiquede toutes leurs forces, et de substituer desjugements rationnelsaux croyances mystiques qui ne se justifient pas logiquement.Et pour expliquer son tour cette obligation, il suffirait d'ana-

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    34/369

    XXIV PRFACElyser, outre le caractre individuel des deux Mill lmentqu'on ne peut ngliger dans l'examen de cas particuliers, la ralit morale de leur temps, et surtout l'idal social qui leurtait commun avec l'cole de Benlham.

    Ces doctrines n'ont donc pas, en fait, des consquences aussifcheuses que leurs, adversaires l'ont dit. plus forte raison nedevrait-on rien craindre de la recherche scientifique qui, proc-dant par une tout autre mthode, ne risque pas de mconnatrece qui est spcifiquement moral en l'expliquant. Mais, ditM. Fouille, avec Guyau, il n'en reste pas moins que la rexiondissout l'instinct. Il n'est pas sr que ce soit vrai de tous lesinstincts. Et le sentiment du devoir ne saurait tre assimil l'instinct. 11 en a sans doute l'imprativit et la spontanitapparente. Mais, par ailleurs, il implique souvent une rflexion,une possession de soi, un effort conscient, qui en font l'expres-sion la plus parfaite, la plus sublime parfois de la personnalit,c'est--dire juste l'oppos d'un instinct.Sous cette ide, que la conscience morale participe de la naturede l'instinct, et qu elle peut tre dissoute comme lui par larflexion, ne reconnat-on pas une conception assez analogue la clbre thorie de l'amour chez Schopeuhauer? L'amourserait, comme on sait, une duperie savamment organise parle gnie de l'espce, qui parvient ses fins aux dpens de l'in-dividu, au moment mme o celui-ci croit toucher , son proprebonheur. De mme, la moralit dissimulerait une ruse provi-dentiellement amnage pour maintenir l'ordre social. Cetteruse dvoile, tout serait perdu. L'individu ne prfrerait plusla sublimit du sacrifice moral la satisfaction de ses penchantsgostes. Dtromp, il se refuserait tre dupe plus long-temps : c'est le mot de Renan. Mais cette mtaphysique scho-penhauerienne est moins convaincante qu'ingnieuse. Le fon-dement de la moralit est heureusement plus solide. 11 est ins-parable de la structure mme de chaque socit. La moraled'un groupe social, comme sa langue et ses institutions, natavec lui, se dveloppe et volue avec lui, et ne disparat qu'aveclui.

    Cependant, si la morale est fonction de la socit oi elleapparat, elle varie ncessairement avec cette socit. Elle est

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    35/369

    PRFACE XXVaulre dans une socit d'un autre type. Elle est diffrente mmedans une socit donne des poques diffrentes, ou, unemme poque, pour des classes diffrentes. Comment, dans uneconception de ce genre, le devoir peut-il conserver son auto-rit? Gomment lui sacrifier sa vie, en se disant que quelquessicles plus Lot ou plus tard, ce sacrifice n'aurait pas t exig,n'aurait peut-tre pas eu de sens ? On respectera encore l'ordrede la conscience, par la force de l'habitude acquise, quand iln'en cotera pas beaucoup. Mais si l'effort demand est troppnible, le devoir aura le dessous. Et ainsi, malgr les expli-cations que nous avons donnes, la tentative d'une sciencenaturelle des faits moraux reste un danger mortel pour la mo-ralit.A quoi l'on peut rpondre :

    1 La variabilit des devoirs dans le temps, la diversit desmorales dans les diverses socits humaines est un fait, dont ilfaut bien s'accommoder. Personne aujourd'hui ne le contesteplus. Ceux mmes qui admettent une morale naturelle, identi-que pour tous les hommes, avouent qu'elle n'est universel4dqu'en puissance, et qu'en fait, les civilisations tant diffrentes,leurs morales le sont aussi. Cette constatation nous sufft. Nousn'avons mme aucune raison de mettre en doute que, si toutesles socits taient semblables, elles pratiqueraient la mmemorale. Rien ne s'accorde mieux avec notre conception qui voitdans la morale une fonction de l'ensemble des autres insti-tutions sociales. Seulement, nos critiques s'attachent presqueexclusivement cette morale universelle hypothtique, accoutu-ms qu'ils sont spculer sur l'homme en gnral, tandis qu'nos yeux l'important est d'tudier d'abord la ralit moraledans sa diversit donne, c'est--dire les divers types sociauxqui existent ou ont exist. Toujours est-il que, d'un communaccord, il est reconnu que les rgles morales sont relatives etprovisoires, si l'on prend un champ de comparaison asseztendu. Pourquoi soutenir alors que la relativit de ces rglesest incompatible avec le respect qu'elles exigent?Sans revenir aux arguments dj produits, l'exprienceprouve, au contraire, que le caractre local et temporaire d'undevoir peut tre connu, sans que ce devoir cesse d'tre, senticomme obligatoire. Par exemple, il y a seulement quelquessicles, quand une pidmie clatait dans une ville, les mde-

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    36/369

    XXVI PRFACEcins s'enfuyaient comme les autres, s'ils craignaient d'y succom-ber. Tout le monde le trouvait naturel, personne n'aurait song leur en faire un crime, e leur conscience ne leur reprochaitrien. Aujourd'hui, un mdecin qui se sauverait quand la pesteou le cholra se dclare, manquerait un de ses devoirs lesplus imprieux. Il serait svrement condamn par l'opinionpublique, par la conscience de ses confrres et par la siennepropre. Supposez qu'il sache qu' l'poque de la grande pestede Londres les mdecins ont pu s'enfuir en toute conscience, etqu'il prvoie un temps o ce devoir ne s'imposera plus : enquoi cette connaissance affaiblira-t-elle l'obligation profession-nelle qui s'impose lui? Il se dira, cerlaiinement, que s'il avaitvcu au temps de la peste de Londres, sa conscience n'auraitpas t plus exigeante que celle de ses confrres; mais que,Tvant au xx* sicle, il ne peut se drober aux devoirs qui luisont dicts par sa conscience actuelle. Voil ce que nous enten-dons par la ralit objective de la morale, ralit qui n'arien craindre des recherches des savants non plus que desthories des philosophes, prcisment parce que sa naturesociale en fonde l'objectivit.

    Il semblerait, entendre nos critiques, qu'une rgle moraledt perdre toute chance d'tre observe, du jour oii ceux qui s'yconforment s'apercevraient qu'elle n'est pas une injonction for-mule de toute ternit par un pouvoir qui exige d'eux uneobissance passive. Mais il n'en est rien. On pourrait, sansparadoxe, soutenir la thse contraire. Dans toute socithumaine, dans la ntre en particulier, si avance qu'elle secroie, il subsiste nombre de rgles dont on a beau savoirqu'elles sont aujourd'hui sans raison et sans utilit : elles n'encontinuent pas moins d'tre observes, et par ceux qui en souf-frent autant que par ceux qui en profitent. Qui sait si l'unedes formes du progrs qu'on peut esprer de la science ne serapas la disparition de ces impratifs prims et nanmoins res-pects ?

    2" On oppose l'un l'autre le devoir senti comme absolu,catgorique, et, comme tel, imposant le respect la conscienceindividuelle, et le devoir connu comme relatif, provisoire,et perdant comme tel son droit ce respect, mme si en fait ill'obtient pendant quelque temps encore. Mais l'antithse estfactice. Elle ne rpond pas la ralit des faits. Non seulement

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    37/369

    PREFACE XXVIIle devoir, mme connu comme relatif, peut continuer trerespect et obi : mais, entre les termes extrmes, un trs grandnombre de termes moyens peuvent s'insrer. Entre les pres-criptions de la mode, qui durent une anne ou changent avecles saisons, et les devoirs relatifs la famille, qui mettent dessicles varier, il y a place pour des obligations qui prsen-tent tous les degrs possibles de stabilit. La qualification de provisoire ne convient pas toutes exactement dans lemme sens. Sans doute, la morale d'une socit est relative sa structure, au type auquel elle appartient, au stade actuel deson dveloppement, etc. Elle est donc destine varier, et, ence sens, elle est provisoire : mais provisoire comme son droit,comme sa religion, comme la langue qu'elle parle. Un provi-soire qui s'tend ainsi sur une longue suite de gnrationsquivaut, pour la courte vie d'un individu, d dfinitif. IIs'impose lui, comme l'exprience le prouve, sous la formed'obligations nettement impratives. Et si l'on ne voit pas biencomment il dpendrait de l'individu de changer tout d'un coupla langue qu'il a apprise sur les lvres de sa mre, on ne con-oit pas davantage qu'il puisse vivre moralement d'aprs dsrgles tout autres que celles qui sont obligatoires dans lasocit o il est devenu homme. Les consciences les pluspromptes s'alarmer peuvent donc se tranquilliser. Le carac-tre relatif et provisoire de toute morale, ainsi entendu etc'est en ce sens seulement que la science des murs l'impli-que, ne compromet pas la stabilit de la moralit existante.

    III

    Aprs s'tre dfendue d'tre subversive au point de vuesocial, et de porter sur la morale la pioche du dmolisseur ,il est assez trange que la conception d'une science des murset d'un art moral rationnel doive rpondre une objection con-traire. On lui reproche cependant de conduire l'impossibi-lit de procurer ou mme de concevoir un progrs social , une attitude purement passive et expectante qui laisseraittout au plus subsister lavis medicatrix natursR , bref, uconservatisme absolu^ . L'une de ces objections, semble-t-il,

    1. Belot, Revue de Mtaphysique et de Morale, juillet 1905, p. 586.

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    38/369

    XXVIII PREFACEdevrait exclure l'autre. Si la doctrine tend au maintien indfinide l'tat actuel d la socit, comment peut-elle en mme tempsagir la faon d'un ferment nergique ou d'un dissolvant?

    Toutefois, en un sens, les deux objections ne sont pas incon-ciliables. L'affaiblissement de la moralit est une consquencede la doctrine, qui, selon les critiques, en rsultera en fait;le conservatisme absolu est une attitude que le partisan de ladoctrine devrait observer, s'il tait fidle ses principes. Lapremire objection considre la conscience morale individuelle ;la seconde se rapporte l'action sociale. Et pourquoi la sciencedes moeurs aboutit-elle ici une attitude purement passive etexpectante ? C'est qu'elle subordonne notre intervention dansles fai'ts sociaux la science de ces faits. Or nous sommes loind'avoir port cette science au point qu'il faudrait pour que desapplications fussent possibles. Donc, dans l'ignorance o noussommes encore, et qui peut durer des sicles, la prudence con-seille de s'abstenir. Notre intervention courrait risque de pro-duire des eflets tout autres que ceux que nous attendons.Puisque l'tat de chaque socit est, chaque moment, aussibon et aussi mauvais qu'il peut tre , le plus sage est de ne rienfaire. La doctrine serait ainsi, de ce point de vue, ultra-conser-vatrice, et, pourrait-on dire, quitiste.

    Les auteurs de l'objection oublient, ici encore, que nous noussommes efforc, avant tout, de distinguer le plus parfaitementpossible le point de vue de la connaissance et le point de vuede la pratique. A leurs yeux, l'urgence de certains problmessociaux exige que la science, si elle existe, en fournisse dsaujourd'hui une solution satisfaisante. Si la science s'en avoueincapable, quoi sert-elle? On ne lui fait pas crdit. Il faut,comme dit M. Canlecor, qu'elle rponde nos besoins prati-ques. Aussi bien n'y a-t-il gure eu, jusqu' prsent, de spcu-lation en cette matire qui n'ait t je ne dis pas anime pardes motifs pratiques, ce qui est trs lgitime, mais dirigepar eux, ce qui ne l'est point. Mais si l'on concevait vraimentla nature morale , de mme que la nature physique ,comme une ralit objective tudier, si l'on comprenaitqu'elle ne nous est pas plus connue d'emble que le monde dela matire ou de la vie, on n'exigerait plus de la science desmurs une rponse immdiate des questions d'ordre pra-tique. Comme elle n'est pas un trait de morale, ni, plus forte

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    39/369

    PREFACE XXIXraison, de politique, ses recherches ne portent jamais que surdes problmes thori(iues. Par suite, elle n'est pas moins indif-frente que les autres sciences aux questions politiques dujour. Lui demander s'il faut tre conservateur, libral, ou rvo-lutionnaire, c'est lui poser une question laquelle, en tant quescience, elle n'a pas plus de rponse que la mcanique clesteou la botanique. Sa fonction se limite connatre des faits avecle plus de prcision possible, et en chercher les lois. Des tra-vailleurs runis dans un laboratoire de physique ou de physio-logie peuvent professer des opinions politiques trs diffrentes :de mme, on conoit que dans une quipe de savants s'occu-pant ensemble de la science des murs, les tendances socialesles plus opposes se rencontrent.

    Il est vrai que si la science des murs, comme telle, estindiffrente la politique, la politique ne se dsintresse peut-tre pas de la science des murs. Les partis sont toujours l'afft de ce qui peut les servir dans l'opinion publique. Ilsn'hsitent pas s'approprier, sans grande crmonie, telle outelle doctrine scientifique, s'ils pensent y trouver un avantage,quitte n'en plus parler ou mme la combattre quelquesannes plus tard, quand les circonstances auront chang. Quine se rappelle comme les thories transformistes ont servi ce jeu, dans la seconde moiti du xix* sicle? A peine VOriginedes Espces avait-elle paru, qu'on en tira les consquencestouchant l'origine de l'homme, et, par suite, touchant lesdogmes religieux qui sont intresss ce problme. Inquitantepour les dogmes, l'hypothse darwiniste eut aussitt une foulede partisans qui ne s'taient jamais occups d'histoire natu-relle. VOrigine des Espces et la Descendance de l'Homme,suspectes l'orthodoxie religieuse, devinrent les livres dechevet des rvolutionnaires. Mais voici qu'un peu plus tard, lalutte pour la vie, la slection naturelle, l'hrdit des caractresacquis, ont l'air de s'accorder bien mieux avec les tendancesaristocratiques qu'avec les ides galitaires, tandis que desvques anglicans ne voient plus rien dans le transformismequi soit inconciliable avec la foi chrtienne. Qu' cela ne tienne :ce sont les conservateurs, maintenant, qui utilisent le dar-winisme, et leurs adversaires qui le regardent de mauvais il.Enfin le moment viento les partis portentailleurs leur humeurbatailleuse, et abandonnent aux naturalistes un problme qui

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    40/369

    XXX PREFACEleur appartient. La science ds murs ne peut empcher quede semblables controverses ne se produisent son sujet.Rvolutionnaires et conservateurs tour tour, sinon en mmetemps, prtendront peut-tre y trouver la justification de leurattitude, ou se donneront devant l'opinion le mrite de la com-battre. C'est l un inconvnient auquel, par la nature de sonobjet, elle est plus expose que toute autre science. Mais il neserait pas juste de l'en rendre responsable.

    L'objection, qui ne porte point contre la science des murs,a-t-elle plus de force contre l'art rationnel que nous concevonscomme fond sur cette science? Il le semble d'abord : car, sicet art ne peut se constituer que dans un avenir lointain, nesommes-nous pas engags demeurer immobiles dans l'inter-valle? Ne devons-nous pas viter de prendre parti, puisquenous n'avons pas le moyen de le faire rationnellement, mmedans les questions qui exigeraient une solution immdiate? Nesommes-nous pas condamns l'abstention pour un tempsindfini ? Nullement. L o la science ne peut pas encorediriger notre action, et oti cependant la ncessit d'agir s'impose,il faut s'arrter la dcision qui parat aujourd'hui la plusraisonnable, d'aprs l'exprience passe et l'ensemble de ce quenous savons. Le bon sens nous le conseille, et la force deschoses nous y contraint. Ne devons-nous pas dj nous yrsoudre en mille circonstances? La mdecine, par exemple,intervient encore souvent sur de simples prsomptions, ou surla foi d'expriences antrieures, qui ont donn de bons rsul-tats dans des cas peu prs pareils celui qu'il faut traiter.De mme, une socit qui prend conscience d'un mal dont ellesouffre, essaiera d'y porter remde de son mieux, avec lesmoyens dont elle dispose, mme si la science, et l'art rationnelpar consquent, lui font encore dfaut. Elle pourra se tromper,et, faute d'avoir aperu les consquences un peu loignes deses rsolutions, de ce mal tomber dans un pire. Mais il se peutaussi qu'elle russisse, et la possibilit d'un chec n'est pas uneraison de ne rien tenter. Pourquoi telle intervention sera-t-elleheureuse, telle autre non? Les conditions du succs sont sicomplexes que nous ne saurions, dans l'tat actuel de nosconnaissances, en donner une analyse satisfaisante. Noussavons du moins que l'habilet, la dcision, le tact politique, lettio de l'homme d'lat, quand ils se renconlrent, peuvent

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    41/369

    PREFACE XXXIexercer l une influence dcisive. Vrits presque trop vi-dentes, que notre doctrine ne songe pas nier. Elle ne dit paset n'a pas dire : Abstenez-vous, tant que la science ne serapas faite. Elle dit, au contraire : Le mieux serait, ici commeailleurs, de possder la science de la nature, pour intervenirdans les phnomnes coup sr, quand il le faut, et dans lamesure o il faut. Mais, jusqu' ce que cet idal soit atteint, si jamais il doit l'tre, que chacun agisse selon desrgles provisoires, les plus raisonnables possible , ce qui neveut pas toujours dire des rgles conservatrices.

    Ainsi, lorsqu'un critique estime que nous aboutissons des consquences extrmement conservatrices... prserver lasocit, telle qu'elle est constitue, des accidents qui peuventl'branler* , il tire de la doctrine des consquences qui n'endcoulent point naturellement. Sans doute, l'art moral rationnelne peut exister encore, puisqu'il suppose une connaissancescientifique des institutions sociales, et que, cette connaissance,nous commenons peine l'acqurir. Mais notre ignoranceconfre-t-elle ces institutions, quelles qu'elles soient, uncaractre intangible et sacr, jusqu' ce que la science soitfaite ? C'est bien une affirmation de ce genre qu'on nous prte :nous nous refusons l'accepter. Nous dirions bien plutt, aucontraire : tant que la science n'est pas faite, nulle institutionn'a de caractre intangible et sacr. Comment l'attitude scienti-fique ne serait-elle pas en mme temps une attitude critique?Sans doute, de notre point de vue, toutes les institutions,comme toutes les morales, sont a naturelles . Mais a naturel ne veut pas dire, comme certains semblent l'avoir cru, lgi-time , et qui doit a priori tre conserv. Pour le savant, lamaladie est aussi naturelle que la sant. Il ne s'ensuit pasqu'un membre gangren doive tre trait comme un membresain. De ce que la science constate tout, tudie tout avec uneimpartiale srnit, il ne faut pas conclure qu'elle conseille detout conserver avec une gale indiffrence.Aprs cela, est-il ncessaire de montrer que notre doctrine

    n'a pas pour consquence un esclavage, o nul ne peut treadmis, titre individuel, juger la volont sociale * ? Cons-

    1. Revue de Mtaphysique et de Morale, juillet 1903.S. Gantecor, Revue philosophique, mars 1904, p. 240.

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    42/369

    XXXII PREFACEquence effroyable en effet, si elle tait ncessaire. Mais lascience des murs n'implique rien de tel. Elle reconnat, aucontraire, qu' un moment donn l'harmonie des forces dansune socit n'est jamais parfaite. C'est toujours une concordiadiscors. On y constate la lutte de tendances diverses, des effortspour conserver l'quilibre actuel, contrebalancs par d'autresefforts pour en tablir un diffrent, l'apparition d'ides etde sentiments nouveaux en correspondance avec les change-ments qui se produisent dans les phnomnes conomiques,religieux, juridiques, dans les rapports avec les socits voi-sines, dans la densit croissante ou dcroissante de la popula-tion, etc. Et quant refuser l'individu le droit de juger lavolont sociale, comment la science y songerait-elle, puisquen'tant pas normative, elle n'est pas non plus prohibitive, etqu'elle ne dfend rien personne? Est-ce de l'art moral rationnelque l'on redoute cette tyrannie? Mais, par dfinition, il ne ser-vira qu' amliorer les institutions sociales. Il n'est pasvraisemblable que cette amlioration consiste jamais briserce qui a t jusqu' prsent un des ressorts les plus nergiquesdu progrs social. Il faut attendre de lui, au contraire, qu'ilprocure une indpendance toujours plus grande des individusen mme temps qu'il assurera une solidarit sociale toujoursplus troite. Si ces deux termes semblent aujourd'hui s'exclure,la faute en est sans doute notre ignorance, et la duret descharges qu'elle fait peser sur les individus dans la socit pr-sente.Pour conclure, les quelques objections que nous avons exa-

    mines, comme les craintes plus ou moins vives que l'on exprime,soit au nom de la conscience morale, soit du point de vue del'action politique et sociale, se ramnent sans trop de peine une origine commune. Elles procdent d'une rpugnance, dontles raisons sont multiples et fortes, accepter jusqu'au boutl'ide d'une nature morale et d'une science applique connatre cette nature. Nous en trouvons l'aveu pour ainsi direingnu chez un critique. Aprs une longue discussion quiaboutit un expos de ses propres ides, il crit cette phrasesignificative : Nous ne connatrons jamais bien la socit quedans la mesure oii nous l'aurons faite^. Tant qu'une croyance

    1. Belot, Revue de Mtaphysique et de Morale^ septembre 1905, p. 761.

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    43/369

    PRFACE XXXnide ce genre persiste, tant que l'on s'imagine que des actes devolont, mme collectifs, suffiront pour dterminer dans laralit objective les transformations que l'on souhaite, quoibon en effet se contraindre au long et pnible dtour qui passepar la science? Il est beaucoup plus simple et plus conomiquede s'en dispenser, et d'aller droit au rsultat, qui seul importe.Le malheur est qu'on a peu de chances de transformer syst-matiquement une nature qu'on ne connat pas.En fait, si l'on affirme avec tant de confiance que la volonthumaine superpose un monde nouveau la nature brute ,

    c'est qu'on n'est pas persuad que ce soit l une nature ausens plein du mot, une ralit objective, qui ne dpend pas denous pour exister, rgie par des lois que nous ignorons et quine seront mises au jour que par une recherche mthodique etpersvrante. On pense plutt que cette nature sociale, qui nese manifeste aprs tout que dans des consciences humaines, nepeut pas leur tre obscure. Pour la pntrer, il doit suffire desavoir ce que c'est que l'homme , et de continuer le travailentrepris, de temps immmorial, par les philosophes et par lesmoralistes. Et Ton rejette enfin une analogie trop troite entrela nature physique et la nature morale, comme un paradoxe la fois invraisemblable et dangereux. Mais on oublie que pen-dant de longs sicles, qui se comptent par centaines et peut-tre par milliers, nos anctres ont senti, ont vcu la naturephysique comme nous sentons, comme nous vivons aujour-d'hui la nature morale, et peut-tre plus intimement encore :je veux dire qu'elle leur tait la fois plus familire et plusinconnue que la nature morale ne l'est pour nous. Les croyanceset les pratiques des primitifs en fournissent des preuves sansnombre. Ce n'est donc pas la nature physique, telle que nousla concevons aujourd'hui, objective dans ses lois, qu'il fautcomparer la nature morale, qui ne nous est connue encoreque par des reprsentations presque exclusivement subjectiveset sentimentales. Il faut rapprocher de cette nature morale lanature physique des primitifs, ou de la nature physique objec-tive d'aujourd'hui, la nature morale telle que la science com-mence la dgager avec ses lois Alors l'analogie se justifie, etelle apparat profonde.On voit aussi ce qu'elle nous permet d'attendre de l'avenir.Non pas sans doute la transformation systmatique qu'on

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    44/369

    XXXIV PREFACEnous promettait tout l'heure, sans avoir prendre la peinede connatre la nature sociale, par la seule vertu des volontsconvergentes ; mais une libration progressive qui noustirera peu peu de quelques-unes des servitudes auxquellescette nature nous a assujettis, et dont nous ne nous affranchi-rions jamais sans la science. La bonne volont n'y sufft pas.Si la prdication morale avait pu transformer la naturemorale, les leons les plus sublimes, les exemples les plus beauxet les plus touchants ont-ils fait dfaut depuis de longs sicles?Que d'efiforts se sont perdus, que de sacrifices se sont accomplispour des causes que l'ignorance seule pouvait croire saintesou utiles ! De mme que le progrs de l'intelligence a peu peuconduit dominer et utiliser, dans une certaine mesure, lesforces de la nature physique, dont les hommes furent longtempsles esclaves et les victimes, de mme la science de la naturemorale permettra sans doute d'allger le poids des ncessits dela vie sociale, si cruellement lourdes pour ceux qui ne sont pasprivilgis. Cette analogie n'a rien de tmraire : mais ellereste, jusqu' prsent, presque purement idale. Il dpend desprogrs de la science qu'elle devienne une ralit ^

    1. On n'a voulu considrer dans cette prface, et sans prtendre trecomplet, que les objections des critiques qui contestent le fond aamede notre thse, et qui dfendent contre nous la forme traditionnelle de laspculation morale. On n'a donc pas cru devoir discuter ici les thories pro-pres d'autres critiques, qui, comme M. Rauh, par exemple, se dclarentd'accord avec nous sur un certain nombre de points essentiels, et quiacceptent, du moins en gros, notre mthode, tout en croyant indispensablede la complter par des recherches d'un caractre diffrent (l'expriencemorale). C'est l une conception fort intressante en soi, mais dont nousne pouvions entreprendre ici l'examen.Nous ne pouvons non plus discuter ici les a applications morales dessciences sociologiques proposes par M. Albert Bayet dans sa Moralescientifique. L'auteur y accepte, en principe, la distinction de la science desmurs et de l'art moral rationnel, mais les applications qu'il en tire nesauraient d'aucune manire tre considres comme une interprtationde notre doctrine. En fait, la mthode qu'il emploie est, sans confusionpossible, trs diffrente de la ntre, et, par suite, entre les ides dvelop-pes dans notre ouvrage et les conclusions auxquelles aboutit M. AlbertBayet, les divergences sont videntes.

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    45/369

    LA MORALEET

    LA SCIENCE DES MURS

    CHAPITRE PREMIERIL N'Y A PAS ET IL NE PEUT PAS Y AVOIR DE MORALE

    THORIQUEI

    Conditions gnrales de la distinction du point de vue thorique etdu point de vue pratique. Cette distinction se fait d'autant plustardivement et difficilement que les questions considres touchentdavantage nos sentiments, nos croyances et nos intrts. Exem-ples pris des sciences de la nature et en particulier des sciencesmdicales.La distinction de la science et de l'art, ou, plus prcis-

    ment, du point de vue thorique et du point de vue pra-tique, est, dans certains cas, trs simple, dans certainsautres, plus dlicate. Nous la faisons sans peine, commeon sait, quand l'objet dont il s'agit intresse presque exclu-sivement l'esprit, et trs, peu, ou d'une faon trs indirecte,les sentiments et les passions. Nous concevons trs ais-ment les mathmatiques pures, la physique pure, d'unepart, les mathmatiques appliques, la physique applique,d'autre part. Il se peut que toute science soit ne d'unart correspondant, comme le dit Comte, et peut-tre lesmathmatiques elles-mmes ont-elles travers, leur ori-gine, une priode oii les vrits acquises n'taient consi-

    Lvy-Brkhl, La morale. 1

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    46/369

    2 LA MORALE KT LA SCPNXS DES MHEURSdres que comme des connaissances utiles. Du moins,depuis de longs sicles, le gomtre s'est accoutum sparer l'tude spculative des mathmatiques d'avec]eurs applications.

    Cet exemple, donn d'abord par les mathmatiques, at extrmement prcieux pour les autres sciences. Car,quels que soient les phnomnes naturels tudis, plus larecherche thorique a t dgage de toute proccupationpratique, plus les applications ont chance d'tre, dans lasuite, sres et fcondes. Non que la recherche ne puisseporter, dans certains cas, sur des problmes spciauxposs par des besoins urgents de la pratique : quelques-unes des grandes dcouvertes de Pasteur, par exemple,ont cette origine. Mais la poursuite scientifique de rsul-tats utilisables sur-le-champ n'est possible, comme leprouvent les travaux mmes de Pasteur, que grce desrecherches antrieures, de caractre purement spculatif,oi le savant ne se proposait que la dcouverte des loisdes phnomnes.

    Or, en fait, mesure que l'on monte l'chelle des sciencesdans l'ordre de complexit croissante de leur objet, ladistinction du point de vue thorique et du point de vuepratiq-ue parat moins srement tablie et moins nette.Le changement est surtout sensible lorsque l'on arrive la nature vivante. Claude Bernard n'aurait sans doute pasexpliqu avec tant d'insistance que la mdecine doit treexprimentale, c'est--dire que l'art mdical doit se fondersur une r^clierche scientifique dont il est distinct, si cettevrit avait t universellement admise de son temps. Laphysiologie^ ne s'est constitue comme science indpen-dante qu' la fin du xviii* sicle ; la biologie gnrale estencore plus rcente, ainsi que la plupart des sciences quis'y rattachent. Un grand nombre de causes, il est vrai, et,avant toute autre, l'extrme complexit des phnomnes

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    47/369

    IL NE PEUT Y AVOIR DE MORALE THEORIQUE 3biologiques ont contribu retarder la formation dfini-tive de ces sciences. Mais, paimi ces causes, l'exigenceimmdiate de la, pratique n'a pais t la moins dcisive.L'intrt n,-jeu sajit ou maladie, vie ou mort esttrop pressant, trop imprieux. Pendant delongs sicles, etjusqu' une poque toute rcente, il n'a pu consentir sesubordonner avec patience lltiide purement spculativeet dsintresse des faits. ^Quand Ja gomtrie rationnelle s'est substitue la go-

    mtrie empirique, cette rvolution, grosse de consquencespresque infinies pour l'humanit, put passer inaperue,except dans les corps de rntier qu'elle intressait. Encorerien ne fut-il chang d'abord dans l'arpentage des chcypipsni dans le bornage des proprits. Une substitution ana-logue, pour la mdecine, a demand des sicles. Elle n'estpas encore tout _.fait acheve. C'est que la pratique,dans ce dernier cas, pour devenir rationnelle, devait sedgager d'un ensemble trs complexe de croyances, decoutumes, et par consquent aussi de sentiments et depassions que leur antiquit rendait singulirement tenaces,La sociologie a tabli que partout le mdecin a com-menc par ne faire qu'un avec le sorcier, le magicien,le prtre. A eux revenait la tche de combattre les mala-dies, dont beaucoup, par leur caractre pidmique, ousoudain, ou horrible voir, suggraient invinciblementl'ide d'un ou de plusieurs principes malfaisants qui seseraient introduits dans le corps. Et comment agir sur cesprincipes, sinon par les moyens appropris, coercition,exorcisme, persuasion, prire? Peu peu, la division dutravail social et le progrs de la connaissance de la natureont spar le sorcier du prtre, et le mdecin de l'un et del'autre. Mais la distinction n'est pas si bien tablie qu'il nese trouve encore des sorciers et des rebouteux, en nombrenon ngligeable, dans nos campagnes, et mme dans

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    48/369

    4 LA MORALE ET LA SCIENCE DES MOEURSnos villes. Il est bien peu de personnes, parmi celles quel'on dit instruites, qui ne p ,tent une oreille complaisante des histoires de cures merveilleuses et inexplicables.Combien d'autres acceptent, plus ou moins franchement,l'hypothse d'une intervention miraculeuse de la Vierge,ou d'un saint, au cours d'une maladie ! Elles repoussentride que les lois de la mcanique ou de la physiquepuissent comporter actuellement aucune exception. Maiselles s'accommodent fort bien d'une exception clatanteaux lois biologiques ; sans s'apercevoir, d'ailleurs, quele miracle qu'elles admettent implique ncessairementplusieurs de ceux qu'elles n'admettent pas. >Que des croyances qui proviennent d'une poque extr-mement recule persistent ainsi, cte cte avec uneconception gnrale de la nature qui les exclut ; que tantd'esprits s'accommodent encore aujourd'hui d'une contra-diction si grossire, cela s'explique, notamment, par ledsir ardent d'chapper la souffrance et la mort. Faut-il s'tonner, si ce mme dsir a rendu la distinction dela thorie et de la pratique fort lente et fort pnible,quand l'art de gurir est intress ? Non que l'antiquitn'ait connu des mdecins dous d'un esprit scientifiqueremarquable. Les auteurs des crits hippocratiques, pourne citer que ceux-l, savaient dj fort bien observer, etmme, dans certains cas, exprimenter. Non que descliniciens excellents ne se soient produits, jusque dans lessicles obscurs du moyen ge, en Europe comme chez lesArabes, et que, depuis lexvi* sicle, les sciences mdicalesn'aient fait de continuels progrs. Mais on n'en tait pasencore instituer des recherches biologiques pures, endehors de toute application mdicale ou chirurgicale imm-diate. L'ide en est rcente, et elle ne se serait peut-trepas fait accepter avant le xix sicle. Trop d'obstacles s'yopposaient. On sentait surtout la ncessit de plus en plus

  • 8/23/2019 Morale et Science des Moeurs - Levi-Bruhl

    49/369

    IL NE PEUT Y AVOIR DE MORALE THORIQUE Y,pressante de substituer une pratique plus rationnelle auxprocds et aux recettes empiriques de la tradition, et l'onvoulait, par consquent, que toute acquisition nouvellede la science ft aussitt utilisable.Les progrs des sciences biologiques et naturelles au

    XIX* sicle, et, en particulieiv ceux de Tanatonciie compareet de la physiologie gnrale modifirent peu peu cesdispositions. Un effet encore plus considrable fut produit,en ce sens, par les dcouvertes de Pasteur, qui n'taitpas mdecin, et par celles de ses successeurs, qui le sontpour la plupart. Elles ont prouv par le fait, de la faonla plus dcisive et la plus clatante, que, dans ce domainecomme dans les autres, les recherches les plus dsint-resses, et les plus trangres, en apparence, la pratique,peuvent se trouver un jour extraordinairement fcondesen applications. Aprs Pasteur, Lister. Elles ont fait com-prendre que la microbiologie et la chimie biologiquen'taient pas moins indispensables au progrs de l'art degurir que la pathologie et la physiologie. Par suite, lesavoir scientifique sur lequel la mdecine et la chirurgiese fondent n'est plus rduit, par l'intrt immdiat et malcompris de la pratique, un segment