montesquieu-et-la-métaphysique dans les lettres persanes

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    Montesquieu et la mtaphysique dans les Penses

    La philosophie franaise des Lumires du XVIIIe sicle, surtout le matrialisme franais, fut non seulement une lutte contre les institutions politiques existantes, ainsi que contre la religion et la thologie existantes, mais, tout autant, une lutte ouverte, dclare, contre la mtaphysique du dix-septime sicle, et contre toute mtaphysique, notamment celle de Descartes, de Malebranche, de Spinoza et de Leibniz. On opposa la philosophie la mtaphysique1.

    I. Quest-ce que la mtaphysique ?

    Aristote dfinit la mtaphysique comme la science des premiers principes et des

    premires causes, la science de ltre en tant qutre, la connaissance des ralits spares et

    immobiles2 ; ce titre, il sagit bien de la philosophie premire, celle que Descartes

    nommera encore la reine des sciences : cest elle qui fonde toutes les autres sciences, elle

    dont la vrit celle des principes conditionne toute autre connaissance. Or au moment

    o crit Montesquieu, la mtaphysique est associe au cartsianisme dans sa version

    malebranchiste plutt quavec la scolastique, dj largement critique. Du point de vue de

    son objet, la mtaphysique est associe aux choses immatrielles ou incorporelles, et du

    point de vue du sujet, une connaissance intelligible et non sensible3. A cet gard, elle

    qualifie certains objets minents du savoir (pour lessentiel, Dieu et lme4), mais dsigne

    aussi un mode suprme de la connaissance : avec Descartes, la mtaphysique se dfinit

    moins par la primaut de ses objets dans lordre de ltre que par sa primaut dans lordre

    du connatre, les premiers principes de la philosophie tant les conditions de possibilit de

    toute connaissance possible les racines de larbre des connaissances. Science des principes

    1 Marx, La Sainte Famille, dans uvres, Paris, Gallimard, t. III, 1982, p. 564. 2 Aristote, Mtaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1991, Alpha, 1 ; Gamma, 1-2. 3 Ainsi peut-on dire selon Malebranche : Ce principe est abstrait, mtaphysique, purement intelligible ; il ne se sent pas, il ne simagine pas (De la recherche de la vrit (dsormais RV), IV, II, 3, dans uvres compltes, Paris, Gallimard, t. I, 1979, p. 394). On ne stonnera pas, de ce point de vue, que la mtaphysique soit juge difficile et obscure, en raison de son abstraction mme, au point que Descartes la qualifie de science que presque personne nentend (lettre Mersenne, 27 aot 1639). 4 Voir galement Descartes, lettre Mersenne du 16 juillet 1641 : la mtaphysique commence par lide de Dieu, par lide de lme et par les ides des choses insensibles .

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    que lui empruntent toutes les autres sciences, la mtaphysique est donc la connaissance

    abstraite par ide pure, ce qui implique, pour Descartes comme pour Malebranche, que lon

    puisse abstraire lesprit des sens (abductio mentis a sensibus). Mais sur ce socle commun contre

    les abus dialectiques de la scolastique, sopre un clivage majeur : en rupture avec la thorie

    cartsienne de la connaissance, Malebranche faire en effet retour saint Augustin ; lesprit

    nest pas lui-mme sa propre lumire, le savoir vient lhomme par vision en Dieu. La

    conclusion des trois premiers livres de la Recherche de la vrit le dit sans ambigut : lesprit

    ou lentendement pur reoit les ides toutes pures de la vrit sans mlange de sensations

    ou dimages : non par lunion quil a avec le corps, mais par celle quil a avec le Verbe ou la

    sagesse de Dieu ; non par ce quil est dans le monde matriel et sensible, mais par ce quil

    subsiste dans le monde immatriel et intelligible 5.

    Or cest avec ce paradigme mtaphysique jug obscur, extravagant, voire barbare

    que va rompre le XVIIIe sicle, sous leffet du sensualisme hrit de Locke6 : on peut dire,

    crit dAlembert propos de Locke, quil cra la mtaphysique peu prs comme Newton

    avait cr la physique () Il rduisit la mtaphysique ce quelle doit tre en effet, la

    physique exprimentale de lme 7. Il faudra donc distinguer dsormais deux

    mtaphysiques, lune bonne et lautre mauvaise, comme lcrira Condillac dans lEssai sur

    lorigine des connaissances humaines (1746) :

    Lune, ambitieuse, veut percer tous les mystres ; la nature, lessence des tres, les causes les plus

    caches, voil ce qui la flatte et ce quelle se promet de dcouvrir ; lautre, plus retenue, proportionne

    ses recherches la faiblesse de lesprit humain, et, aussi peu inquite de ce qui doit lui chapper,

    5 Malebranche, RV, conclusion des trois premiers livres, p. 381. Voir J.-C. Bardoux, Malebranche et la mtaphysique, Paris, P.U.F., 1999. 6 Marx dcrit fort bien ce mouvement : Le matrialisme franais comprend deux tendances, dont lune est issue de Descartes et lautre de Locke () Au XVIIe sicle, la mtaphysique (voir Descartes, Leibniz, etc.) possdait encore un contenu positif, profane. Elle faisait des dcouvertes en mathmatiques, en physique et dans dautres sciences exactes qui semblaient tre de son ressort. Ds le dbut du XVIIIe sicle, cen tait fait de cette illusion. Les sciences positives staient spares de la mtaphysique et avaient trac des frontires autonomes. Toute la richesse mtaphysique se trouvait rduite des tres imaginaires et des choses clestes, au moment mme o lon se mettait concentrer tout intrt sur les tres rels et sur les choses terrestres. La mtaphysique stait affadie. Lanne mme o mouraient les derniers grands mtaphysiciens du XVIIe sicle, Malebranche et Arnauld, naquirent Helvtius et Condillac () Louvrage de Locke : Essai sur lentendement humain, vint doutre-manche son heure. Il fut accueilli avec enthousiasme, tel un hte impatiemment attendu (La Sainte Famille, ouvr. cit, p. 565-568). Sur les figures de ce matrialisme, voir O. Bloch, Le Matrialisme, Paris, P.U.F., 1995 ; et sur la diffusion des ides de Locke en France, voir R. Hutchison, Locke in France, 1688-1734, Oxford, Studies on Voltaire, 290, 1991 ; J. W. Yolton, Locke and french materialism, Oxford, Clarendon Press, 1991 ; J. Schsler, LEssai sur lentendement de Locke et la lutte philosophique en France au XVIIIe sicle : lhistoire des traductions, des ditions et de la diffusion journalistique (1688-1742) , Oxford, Studies on Voltaire, 04, 2001.

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    quavide de ce quelle peut saisir, elle sait se contenir dans les bornes qui lui sont marques. La

    premire fait de toute la nature une espce denchantement qui se dissipe comme elle : la seconde, ne

    cherchant voir les choses que comme elles sont en effet, est aussi simple que la vrit mme. Avec

    celle-l, les erreurs saccumulent sans nombre, et lesprit se contente de notions vagues et de mots qui

    nont aucun sens : avec celle-ci on acquiert peu de connaissances mais on vite lerreur : lesprit

    devient juste et se forme toujours des ides nettes8.

    La bonne mtaphysique ne prtend plus aller senqurir de ltre en tant qutre, des causes

    premires et des essences ; elle se contente de remonter lorigine de nos ides et de

    dcrire comment nos connaissances se forment partir de lexprience9. Dans ses

    recherches sur lesprit humain, Fontenelle proposait dj de convoquer une mtaphysique

    traitable , dnue de toute austrit spculative mais non de justesse ni dexactitude10.

    Dans cette optique, la mtaphysique en vient donc dsigner une physique exprimentale

    de lme, une thorie de la gense des ides formes par lesprit humain, des sensations aux

    conceptions simples et complexes.

    Cette redfinition du domaine lgitime de la mtaphysique conduit carter les

    spculations vaines et subtiles, et souvent, de ce fait, jouer Locke contre Malebranche11.

    7 DAlembert, Discours prliminaire de LEncyclopdie, 1751. G. Gusdorf qualifie cette mtaphysique dun nouveau genre de psychologie : Locke serait ainsi au fondement de lmergence de cette science humaine (LAvnement des sciences humaines au sicle des Lumires, Paris, Payot, 1973, p. 30). 8 Condillac, Essai sur lorigine des connaissances humaines, introduction, Paris, Vrin, 2002, p. 7. Voir A. Charrak, Empirisme et Mtaphysique. L Essai sur lorigine des connaissances humaines de Condillac, Paris, Vrin, 2003. 9 Ibid., p. 9. DAlembert oprera une distinction analogue dans son Essai sur les lments de philosophie (1759) : La bonne mtaphysique correspond la connaissance rationnelle des principes des sciences ; elle est la plus satisfaisante quand elle ne considre que des objets qui sont sa porte, quelle les analyse avec nettet et avec prcision, et quelle ne slve point dans cette analyse au-del de ce quelle connat clairement de ces mmes objets ; mais la mtaphysique devient la plus futile lorsque, orgueilleuse et tnbreuse la fois, elle senfonce dans une rgion refuse ses regards, quelle disserte sur les attributs de Dieu, sur la nature de lme, sur la libert () o lantiquit philosophique sest perdue, et o la philosophie moderne ne doit pas esprer tre plus heureuse (Essai sur les lments de philosophie, Paris, Fayard, 1986, p. 347). Selon dAlembert, les mtaphysiciens abusifs (comme Fontenelle voire Leibniz) se sont engags dans de faux problmes, dans des questions irrductiblement obscures, en particulier sur la nature de linfini dont nous ne pouvons avoir dide positive. 10 Je nentreprends point sur la nature de lesprit une spculation mtaphysique, o je me perdrais peut-tre, et o il est certain que peu de gens me suivraient, quand je ne my garerais pas. Je ne prtends dcouvrir que des vrits moins abstraites, mais dont quelques-unes ne sont pas pour cela moins nouvelles, ni moins utiles. Jviterai avec soin les ides trop philosophiques, mais je ne les contredirai pas () Peut-tre mme emploierai-je quelquefois la mtaphysique, pourvu quelle se rende traitable, et quen conservant son exactitude et sa justesse, elle se laisse dpouiller de son pret et de son austrit ordinaires. Toute la nature de lesprit est de penser, et nous ne considrons lesprit humain que selon ses ides. Nous examinerons dabord quelle est leur origine (Fontenelle, De la connaissance de lesprit humain, dans uvres Compltes, Paris, Fayard, t. VII, 1996, p. 501) 11 Que Locke soit encore considr comme un mtaphysicien, cest ce dont tmoigne par exemple le jugement de Bayle la lecture de lAbrg de lEssai dans la Bibliothque universelle (t. VIII, p. 49 sq.) : On fait grand cas de cet ouvrage. La mtaphysique y est profonde (lettre CXCIV Mr. xxx [Minutoli], juin 1697). Condillac invoque Locke comme le seul mtaphysicien digne de ce nom avant lui, en lopposant Descartes et Malebranche : Les philosophes se sont particulirement exercs sur la premire, et nont regard lautre

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    En France, Voltaire est lun des premiers dfenseurs du sensualisme lockien contre la

    mtaphysique cartsienne des ides innes et, surtout, contre la thorie malebranchiste de la

    vision en Dieu : M. Malebranche, de lOratoire, dans ses illusions sublimes, a non

    seulement admis les ides innes, mais il ne doutait pas que nous ne les vissions tout en

    Dieu, et que Dieu, pour ainsi dire, ne ft notre me. Tant de raisonneurs ayant fait le

    roman de lme, un sage est venu, qui en a fait modestement lhistoire 12. Voltaire ne se

    contente pas de rappeler la critique des ides innes : la suite de Coste, il expose

    lhypothse de la matire pensante rien nexcluant que Dieu ait pu confrer la matire la

    proprit de penser13. On connat lcho de cette hypothse dans la mouvance matrialiste

    en France : lme peut tre pense comme matrielle et mortelle14. Mais lhritage de Locke

    ne transporte pas ncessairement aux confins de lhtrodoxie libertine ; il peut mener

    une simple analyse de la gense des ides, qui restaure, contre les garements

    mtaphysiques, la valeur de lexprience. Cest le cas chez Buffier, jsuite qui participe aux

    Mmoires de Trvoux et habitu du salon de Mme de Lambert, figure essentielle dans la

    diffusion de Locke en France au XVIIIe sicle. Ecartant lhypothse de la matrialit de

    que comme une partie accessoire qui mrite peine le nom de mtaphysique. Locke est le seul que je crois devoir excepter : il sest born ltude de lesprit humain, et a rempli cet objet avec succs. Descartes na connu ni lorigine ni la gnration de nos ides. Cest quoi il faut attribuer linsuffisance de sa mthode : car nous ne dcouvrirons point une manire sre de conduire nos penses, tant que nous ne saurons pas comment elles se sont formes. Malebranche, de tous les Cartsiens celui qui a le mieux aperu les causes de nos erreurs, cherche tantt dans la matire des comparaisons pour expliquer les facults de lme : tantt il se perd dans un monde intelligible, o il simagine avoir trouv la source de nos ides (Essai sur lorigine des connaissances humaines, ouvr. cit, p. 8). 12 Voltaire, Lettres philosophiques, XIIIe lettre, Paris, Garnier, 1956, p. 63 (voir Catalogue, n 2315). Sur limportance de cette lettre dans la diffusion des ides de Locke, et en particulier de lhypothse de la matire pensante , on se reportera notamment J. W. Yolton, Locke and french materialism, ouvr. cit, chap. 2. Montesquieu crit dans le Spicilge, n 572 : Voltaire dans ses lettres dit des anglois : on ne voit le portrait du premier ministre que sur sa chemine mais on voit dans toutes les maisons des honntes gens celui de Mr Look ou de mr de Neuton . 13 Ibid., p. 63-64. Selon Ann Thomson, La Mettrie se rfrera une version clandestine de la lettre XIII connue comme Lettre sur Locke : rfrence est faite au paragraphe o Voltaire cite Locke aux cts de Bayle, Spinoza, Hobbes, Toland (Materialism and Society in the mid-eighteenth Century : La Mettries Discours prliminaire , Genve, Droz, 1981). Cette premire version de la lettre XIII a donc manifestement influenc la pense clandestine, notamment LAme matrielle, qui constitue une compilation de passages pris chez de nombreux auteurs (Lucrce, Bayle, Hobbes, Bernier pour lAbrg de Gassendi et mme Malebranche, utilis pour la physiologie de La Recherche de la vrit). Locke y est prsent travers sa rponse lvque Stillingfleet (passages qui apparaissent ds ldition Coste de 1729 et que les Nouvelles de la Rpublique des Lettres ont rapport ds 1699). Ainsi la doctrine lockienne parat-elle place au cur de la littrature clandestine en France dans la premire moiti du XVIIIe sicle. 14 Il faut cependant rappeler quau dbut du XVIIIe sicle le matrialisme ne se dissimule pas seulement dans la littrature clandestine ; il se livre aussi dans des ouvrages dont les Mmoires de Trvoux font cho favorablement : cest le cas du livre du mdecin Maubec, Principes physiques de la raison et des passions des hommes, par M. Maubec, docteur en mdecine de la Facult de Montpellier. Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu. Cest--dire que lhomme na aucune connaissance qui ne lui soit venue par lentremise des sens, Paris, 1709. Voir J. Ehrard, LIde de nature en France dans la premire moiti du XVIIIe sicle (1963), rd. Paris, Albin Michel, 1994, chap. XI, p. 673-690 ; J. S. Spink, La Libre Pense franaise, de Gassendi Voltaire, trad. P. Meier, Paris, Editions sociales, 1966.

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    lme15, Buffier rfute les principes du systme malebranchiste en prenant appui sur Locke,

    replac dans la filiation cartsienne :

    On est redevable Descartes dune manire de philosopher mthodique, dont lusage sest tabli son

    occasion ou son exemple : & on lui est encore plus redevable que ne pensent quelques-uns de ses

    sectateurs, puisque sa mthode sert parfois le combattre lui-mme. Pour le Pre Malebranche, il a

    saisi limagination de beaucoup de personnes : mais la Mtaphysique de M. Locke, a fait revenir une

    grande partie de lEurope de certaines illusions travesties en systmes16.

    Locke, cependant, a ouvert une voie nouvelle contre la thorie des ides innes et ce

    titre, Descartes reste du ct de Malebranche17 dans le champ de la mtaphysique obscure.

    Dans une lettre de 1713 Pierre Desmaizeaux, Buffier exprime ainsi son intention de

    composer un trait de mtaphysique dont les lments saccorderont beaucoup plus avec

    les principes de M. Locke () quavec ceux de Malebranche ou de Descartes .

    Lexamen de ce dialogue intitul Elemens de metaphisique a la porte de tout le monde

    claire la conception de la mtaphysique au moment o crit Montesquieu. Dans le premier

    entretien, Buffier sinterroge sur la solidit de la mtaphysique. Face Eugne, prvenu

    contre ses disputes sans fin et dsireux de lui donner une fin de non-recevoir18, Tandre la

    dfend : si lon en vient la pousser trop loin et lappliquer mal, il ny a l que labus de la

    meilleure des choses, car la mtaphisique nest que la raison dans sa plus grande

    perfection 19. Son utilit vritable tient ce quelle apprend penser de tout avec

    exactitude et prcision20. Loin dtre la science par excellence, le principe et le fondement

    des sciences, en un mot, la science universelle , la mtaphysique se conoit ds lors comme

    15 Buffier rapporte le dbat en ces termes : Quelques-uns croient pouvoir demander ce sujet, sil est bien vrai quil existe dans nous un esprit ou une me. On nest pas certain, disent-ils, si ce nous appelons esprit nest point quelque chose de corporel, qui rsulte de parties de matire imperceptibles nos sens. Comme dc on na point de certitude vidente l dessus, ajoutent-ils, on ne doit pas nier absolument que lesprit soir corporel. Ils prtendent encore donner du poids cette difficult, par la rflexion suivante. Notre me doit dpendre du corps et de la matire ds sa substance, aussi bien que dans ses oprations ; puisque la nature de lopration suit la nature de ltre (Trait des premieres vritez, et de la source de nos jugements, dans Cours de sciences, Paris, Giffart, 1732, II, chap. XXVIII, IIIe partie, p. 683). Or selon lui, cette chimre de quelques philosophes de ce temps doit tre rfute : nous ne devons pas juger que notre me est corporelle (p. 685). Si lme ne peut agir sans le corps, linverse est tout aussi vrai, et lon nen conclut pas que le corps est spirituel ; lme est donc autre que le corps. 16 Ibid., p. 556. 17 Malebranche a certes critiqu linnisme cartsien, mais au profit dune thorie plus obscure encore. 18 Buffier donne lexemple de la fameuse dispute entre Arnauld et Malebranche au sujet des causes occasionnelles : Ils en vinrent un point si sublime, quon ne les entendoit plus, & o il ne parot pas quils sentendissent eux-mmes (Elemens de metaphisique a la porte de tout le monde, dans Examen des prjugs vulgaires, Paris, Giffart, 1725, p. 5). 19 Ibid., p. 6. 20 Ibid., p. 13.

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    accroissement du discernement et comme capacit cerner les rapports qui existent

    rellement entre les choses, affiner la perception des ressemblances et des diffrences21 ;

    elle se donne comme une critique du ralisme des universaux enseigne par la scolastique et

    comme une thorie nominaliste de labstraction. Une fois cart le danger dun abus de la

    mtaphysique qui considre comme rellement spar ce qui ne lest que par lentendement

    abus qui concerne paradoxalement la philosophie nouvelle (celle de Descartes) comme la

    philosophie ancienne (aristotlicienne)22 , la mtaphysique nest plus un exercice faux et

    dangereux ; il est le plus digne qui soit de lesprit humain en clarifiant le processus mme de

    la connaissance et du jugement23.

    Or telles sont prcisment les questions que retient Montesquieu dans les rares

    penses quil consacre la mtaphysique : une critique des mauvaises abstractions et de la

    philosophie spculative, qui porte notamment sur Dieu, la conception de lme ou linfini

    positif ; une investigation sur la gense des ides ; une rflexion, libre de tout ancrage

    ontologique, sur la constitution des connaissances partir de lexprience.

    II. La mtaphysique dans les Penses

    Il faut le noter en prambule, dans les Penses pas plus que dans le reste de son

    uvre, Montesquieu ne prend rellement la mtaphysique au srieux :

    La mtaphysique a deux choses bien sduisantes.

    Elle saccorde avec la paresse : on ltudie partout, dans son lit, la promenade, etc.

    Dailleurs, la mtaphysique ne traite que de grandes choses : on y ngocie toujours pour de grands

    intrts. Le physicien, le logicien, lorateur ne soccupent que de petits objets ; mais le mtaphysicien

    sempare de toute la nature, la gouverne son gr, fait et dfait les dieux, donne et te lintelligence,

    met lhomme dans la conditions des btes ou len te (Penses, n 202).

    21 Voir IIe Entretien : un philosophe qui porte son attention, non seulement sur les objets qui loccupent, mais encore sur le rapport quils ont avec une infinit dautres ; il multiplie par cette attention, & perfectionne infiniment ses propres connaissances (ibid., p. 20-21). 22 Au reste, jai peur que la facilit de prendre ainsi des abstractions pour des ralits, ne soit un abus familier mme lancienne & la nouvelle philosophie. Les aristotliciens y avaient donn ; Descartes sen est moqu : Ny est-il point tomb de son ct avec ses sectateurs ? (ibid., IIIe entretien, p. 54-55). 23 Dans cette optique, le IIIe Entretien redfinit lobjet de la mtaphysique : On insiste dabord sur les objets de notre esprit qui sont les plus essentiels, & par lesquels nous atteignons tous les autres, telles sont les connaissances mmes de notre esprit (p. 40) ; dun autre ct, on y recherche encore les notions prcises de tout ce qui fait le plus universellement lobjet de nos penses, dans les natures & les proprits de tous les tres & particulirement des tres spirituels qui sont les plus nobles : cest ce qui a fait regarder par quelques uns la mtaphysique comme la science des tres ou de ltre en gnral (p. 41)

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    Ce qui retient lauteur est donc un refus ou une critique de la mtaphysique, qui se dploie

    dans plusieurs dimensions. Certaines Penses conduisent en premier lieu une clipse de la

    mtaphysique au sens traditionnel du terme. Montesquieu reste pris dans des antinomies

    relatives lexistence de Dieu et limmatrialit de lme : sans souci de la dmonstration,

    il souscrit la preuve cosmologique24 ; il existe des arguments que les athes tentent en vain

    dluder25 ; face Bayle, Montesquieu rpond que la moindre rflexion suffit lhomme

    pour se gurir de lathisme au sens o il faut (au moins) une crature intelligente pour

    produire lordre du monde26. Mais aprs tout, certains arguments des athes pourraient

    avoir leur pertinence27. La question est lie celle du dualisme substantiel et de la

    spiritualit de lme28, o, l encore, les Penses font valoir deux points de vue antagonistes.

    Dun ct, la tentation matrialiste affleure propos de lhypothse de la matire pensante :

    M. de Saint-Aulaire29 dit fort bien : Nous disons : Nous ne pouvons comprendre que

    la matire pense ; donc nous avons une me diffrente de la matire . Donc nous tirons de

    notre ignorance une raison pour nous faire une substance plus parfaite que la matire

    (Penses, n 712) ; de cette hypothse associe lathisme, Montesquieu prtend devoir

    rpondre30. Mais de lautre, il rejette sans la rfuter la conception prtendument spinoziste

    24 On parlait de lexistence de Dieu. Je dis : En voil une preuve en deux paroles : il y a un effet ; donc il y a une cause (Penses, n 2096). 25 Sp., n 511, OC, t. XIII, R. Minuti et S. Rotta ds., Oxford, Voltaire Foundation, 2002, p. 454-455. 26 Quant aux athes de M. Bayle, la moindre rflexion suffit lhomme pour se gurir de lathisme. Il na qu considrer les cieux, et il y trouvera une preuve invincible de lexistence de Dieu. Il nest point excusable lorsquil ne voit point la Divinit peinte dans tout ce qui lentoure : car, ds quil voit des effets, il faut bien quil admette une cause. Il nen est pas de mme de lidoltre : car lhomme peut bien voir et considrer lordre des cieux et rester opinitrement dans lidoltrie. Cette disposition ne rpugne point la multiplicit des Dieux, ou, si elle y est contraire, ce ne peut tre que par une suite de raisonnements mtaphysiques, souvent trop faibles sans le recours de la foi, quils le peuvent dcouvrir. Je dis plus : peut-tre que la seule chose que la raison nous apprenne de Dieu, cest quil y a un tre intelligent qui produit cet ordre que nous voyons dans le monde. Mais, si lon demande quelle est la nature de cet tre, on demande une chose qui passe la raison humaine. Tout ce quon sait de certain, cest que lhypothse dEpicure est insoutenable, parce quelle attaque lexistence dun tre dont le nom est crit partout (Penses, n 1946 ; voir EL, I,1). 27 Voir lanalyse que propose D. de Casabianca de la Pense 1096. 28 Les thologiens soutiennent quil ny a point dathes de sentiment. Mais peut-on juger de ce qui se passe dans le cur de tous les hommes ? Lexistence de Dieu nest pas une vrit plus claire que celles-ci : lhomme est compos de deux substances ; lme est spirituelle. Cependant, il y a des nations entires qui doutent de ces deux vrits. Cest que notre sentiment intrieur nest pas le leur, et que lducation la dtruit. Il est vrai que ce sont des vrits claires ; mais il y a des aveugles. Ce sont des sentiments naturels ; mais il y a des gens qui ne sentent point (Penses, n 64). 29 Membre de lAcadmie franaise, que Montesquieu a pu rencontrer dans le salon de Mme de Lambert. 30 Il met la proposition suivante au nombre des Objections que peuvent faire les athes, et auxquelles je rpondrai : Les proprits de la matire ou lois de la nature sont, dira lathe : 1 ltendue ; 2 la force, qui est le mouvement ; 3 les facults quont les corps de sattirer ou de se repousser ; 4 la gravitation ; 5 la facult qua la matire de vgter ; 6 celle quelle a de sorganiser ; 7 celle quelle a de sentir ; 8 celle quelle a de penser . On peut lgitimement se demander jusquo Montesquieu entrine ici le discours attribu lathe : une fois dcouvert (grce au microscope) que la matire est organise, combien ne nous faudrait-il pas de lumires nouvelles, pour que nous pussions concevoir comment la matire est capable de sentir et de penser ? Mais, de mme que nous jugeons que les corps sont organiss, parce que nous voyons leurs organes ; quils ont de llectricit, parce que nous en voyons les effets : nous devons dire de mme que la matire est capable de sentiment (dira un athe), parce que nous sentons, et de pense, parce que nous pensons .

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    de la corporit de lme31 ; rapportant une conversation avec Fontenelle, il affirme

    incidemment que lide de la nature de lme et de sa distinction relle avec le corps na

    t bien tablie que depuis Descartes (Penses, n 1677). Le matrialisme pourrait bien ntre

    quune erreur de jeunesse, dont la philosophie aurait pour vocation de nous dtromper :

    On ne peut juger des choses que par les ides quon en a. Or, la premire ide qui se prsente notre

    esprit, cest celle de la matire. Tout ce que nous voyons, tout ce qui nous entoure est matriel. Il ny a

    pas jusquaux sensations qui ne nous paraissent tre un attribut de la matire. Ce nest que par ltude

    de la philosophie quon peut se dtromper. (Je parle de la nouvelle : car lancienne ne servirait qu

    fortifier les prjugs) (Penses, n 1946).

    Sans prtendre trancher la question dlicate de la tentation matrialiste chez

    Montesquieu32, il faut donc conclure que le questionnement mtaphysique traditionnel

    demeure ici en suspens. Linterrogation spculative ne peut dsormais prendre sens que

    dans la mesure o elle relve dun intrt pratique qui lui assigne sa solution : ce sont les

    consquences pratiques peu dsirables de la doctrine adverse qui conduisent poser la

    thse de limmatrialit de lme33, plus encore que les preuves cartsiennes34.

    Une fois mise lcart la question de lexistence des objets incorporels et des causes

    premires, la rflexion de Montesquieu se prsentera donc comme une critique du

    dogmatisme : la mauvaise mtaphysique pche par essentialisme, hypostasiant les qualits

    objectives et confrant aux reprsentations subjectives une porte quelles nont pas. Sans

    31 Voir Penses, n 1266 : Cependant, un grand gnie ma promis que je mourrai comme un insecte. Il cherche me flatter de lide que je ne suis quune modification de la matire. Il emploie un ordre gomtrique et des raisonnements quon dit tre trs forts, et que jai trouvs trs obscurs, pour lever mon me la dignit de mon corps, et au lieu de cet espace immense que mon esprit embrasse, il me donne ma propre matire et un espace de quatre ou cinq pieds dans lunivers . On se reportera galement au Spicilge, n 399. Il et t plus pertinent de citer Hobbes (galement vis par la pense 1266) plutt que Spinoza. 32 Voir larticle de D. de Casabianca ( Des objections sans rponse ? A propos de la tentation matrialiste de Montesquieu dans Mes penses ). On notera limportance de la pense 76, qui reprend lhypothse selon laquelle tout est anim, tout est organis : La matire qui a eu un mouvement gnral, par lequel sest form lordre des cieux, doit avoir des mouvements particuliers qui la portent lorganisation . 33 Quand limmortalit de lme serait une erreur, je serais trs fche de ne pas la croire. Je ne sais comment pensent les athes. (Javoue que je ne suis point si humble que les athes). Mais pour moi, je ne veux point troquer (et je nirai point troquer) lide de mon immortalit contre celle de la batitude dun jour. Je suis trs charm de me croire immortel comme Dieu mme. Indpendamment des vrits rvles, des ides mtaphysiques me donnent une trs forte esprance de mon bonheur ternel, laquelle je ne voudrais pas renoncer (Penses, n 57). La pense 231 insiste sur les terribles superstitions tires du dogme de limmortalit de lme. Il existe des raisons anthropologiques de la croyance en limmortalit, voir Penses, n 349 : On ne veut pas mourir. Chaque homme est proprement une suite dides quon ne veut pas interrompre . 34 Seule la philosophie (et non la Rvlation) peut nous guider vers lide dune substance spirituelle alors que nous sommes tents de ne croire qu lexistence de la matire : Il est mme certain quavant M. Descartes la philosophie navait point de preuves de limmatrialit de lme (Penses, n 1946).

  • 9

    doute la scolastique a-t-elle contribu perptuer la mtaphysique comme tradition et

    comme croyance, faisant passer des anciens aux modernes la conviction de sa solidit35. Or

    lignorance de la diffrence entre qualits absolues et qualits relatives conduit

    invalider la philosophie grecque dans son ensemble :

    La mme erreur des Grecs inondait toute leur philosophie ; ce qui leur a fait faire une mauvaise

    physique leur fait faire une mauvaise morale, une mauvaise mtaphysique. Cest quils ne sentaient pas

    la diffrence quil y a entre les qualits positives et les relatives ; et, comme Aristote sest tromp avec

    son sec, son humide, son chaud, son froid, Platon et Socrate se sont tromps avec leur beau, leur bon,

    leur fou, leur sage [Grande dcouverte quil ny a pas de qualits positives] (Penses, n 799).

    La philosophie des Grecs tait trs peu de chose. Ils ont gt tout lunivers : non seulement leurs

    contemporains, mais aussi leurs successeurs (Penses, n 211).

    Lignorance des qualits absolues36 conduit se dfaire de la thorie platonicienne des Ides

    autant que de la doctrine aristotlicienne des catgories. Rejoignant une thmatique des

    Modernes, Montesquieu juge que Descartes est le premier vritable philosophe, celui qui a

    enseign tirer parti de ses erreurs mmes37. Dans sa Digression sur les Anciens et les Modernes,

    Fontenelle y insistait dj : avant den venir au mcanisme cartsien, il a fallu essayer des

    ides de Platon, des nombres de Pythagore, des qualits dAristote ; et tout cela ayant t

    reconnu pour faux, on a t rduit prendre le vrai systme 38.

    35 Voir Causes, dans uvres compltes, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade, t. II, 1951, p. 64 : celui qui sest familiaris avec les termes de lEcole ne sent dabord rveiller en lui aucune ide, mais, force de les rpter, il parvient y attacher peu peu une ide confuse ; et quenfin un homme qui sest longtemps dit ou qui lon a longtemps dit que les conceptions mtaphysiques taient solides, et non les principes de physique, que les histoires grecques sont vraies, et non pas les modernes, en sera la fin convaincu . Selon Montesquieu, cest gratuitement que nous avons pris le jargon dAristote, et je ne sache pas que nous y ayons jamais rien gagn (Penses, n 21). 36 Quand on dit quil ny a point de qualits absolues, je crois que cela ne veut pas dire quil ny en ait point rellement ; mais que notre esprit ne peut pas les dterminer (Penses, n 818). 37 Penses, n 775, 1445 ; et Essai dobservations sur lhistoire naturelle, dans uvres et Ecrits divers, OC, t. VIII, sous la direction de P. Rtat, Oxford, Voltaire Foundation, 2003, p. 213 : Montesquieu sy prsente comme un cartsien rigide par opposition aux malebranchistes qui invoquent la Providence pour lexplication des phnomnes de la nature. 38 Fontenelle, Digression sur les Anciens et les Modernes, dans uvres compltes, Paris, Fayard, t. II, 1991, p. 418. Tout autant que Fontenelle, B. Lamy et ses Entretiens sur les sciences ont pu jouer un rle dans llaboration de cette critique : Si on considre la Philosophie des Grecs en elle mme, on trouvera quelle a t peu claire, & quelle nest considrable que lorsquon la compare avec la profonde ignorance o toient alors les peuples de la Terre (Discours sur la philosophie, dans Entretien sur les sciences, Lyon, Jean Certe, 1694, p. 263). Sur Platon, et en particulier sur sa physique, Lamy est svre : En dissimulant mme plusieurs erreurs grossires de ce Philosophe, il faut dire quil nest estimable que lorsquon le compare avec le reste des Paens. Il y a parmi les Chrtiens une infinit de petites femmelettes incomparablement plus claires que Platon (p. 265). Aristote, certes, tait plus adroit, mais sa physique reste trs imparfaite, dforme de surcrot par linterprtation des Arabes. Finalement, les anciens ont tout ignor de la philosophie naturelle, faute de sy appliquer srieusement : La morale faisoit toute leur tude . Montesquieu reprendra largement ce jugement (voir Penses, n 1940).

  • 10

    Tout laisse donc croire que Montesquieu critique lhypostase des qualits partir

    dun point de vue Moderne . Or la critique pyrrhonienne de lattitude dogmatique peut

    galement tre pertinente : le huitime mode de Sextus Empiricus (mode de la relation) ne

    pose-t-il pas que lhomme ne peut connatre les choses dans labsolu et selon leur nature

    propre ? Selon Sextus, Puisque ainsi nous avons tabli que tout est relatif, il est vident

    en conclusion que nous ne serons pas capables de dire ce quest chaque objet pris en soi et

    dans sa puret, mais seulement ce quest la reprsentation en tant que relative. Il sensuit

    quil nous faut suspendre notre jugement sur la nature effective des objets 39. La

    thmatique passe au demeurant des anciens aux modernes, par lintermdiaire notamment

    de Montaigne. L Apologie de Raymond Sebond critique lautorit des auteurs anciens, et

    en particulier dAristote : la raison ne peut apprhender les qualits objectives des choses40.

    Mais au-del du scepticisme, ancien ou moderne41, la critique des qualits absolues peut

    renvoyer une dmarche mtaphysique au bon sens du terme, comme cest le cas chez

    Locke. Comme lindique lEssai sur lentendement humain, certains termes apparemment

    absolus contiennent une relation : Il y a une autre sorte de termes relatifs, quon ne

    regarde point sous cette ide, ni mme comme dnominations extrieures, & qui paraissent

    signifier quelque chose dabsolu dans le sujet auquel on les applique pourtant sous la forme

    & lapparence de termes positifs une relation tacite, quoique moins remarquable : tels sont

    les termes en apparence positifs de vieux, grand, imparfait, &c. 42. Le Trait des premires

    vrits de Buffier prolonge largumentation en insistant sur la relativit des qualits

    sensibles43.

    39 Hypotyposes, I, 140. Montesquieu possdait lAdversus mathematicos et pyrrhoniarum hypotheseon, 1569 (Catalogue, n 1559). Dans le Spicilge, n 54, p. 110, on peut lire : Le doutte des sceptiques nalloit pas si loing quon le pretend. Ils ne doutoient point de leur existence, de leur doutte. Ils etoient persuadez quil y a avoit des grecs et des romains : mais ils soutenoient que les qualitez des objects netoient pas telles que nous les voyons Mais il sagit dun extrait du Recueil Desmolets. 40 Montaigne, Essais, II, 12, P. Villey d., Paris, P.U.F., 1992, p. 539-541. Il conviendrait galement de convoquer le scepticisme de Bayle (voir Francine Markovits, Bayle et le dcalogue sceptique , in Une philosophie dans lhistoire. Hommages Raymond Klibansky, Bjarne Melkevik et Jean-Marc Narbonne ds., Qubec, Les Presses de lUniversit Laval, 2000, p. 251-287). 41 Sur la crise pyrrhonienne qui fit suite Montaigne, le rle des libertins rudits et en particulier de Gassendi, voir Richard Popkin, Histoire du scepticisme dErasme Spinoza, trad. Ch. Hivet, Paris, P.U.F., 1995. Gassendi, en particulier, insiste sur la diffrence entre qualits apparentes et qualits relles. 42 Locke, Essai philosophique concernant lentendement humain (dsormais Essai), trad. P. Coste, Paris, Vrin, 1989 partir de la 5e dition, Amsterdam et Leipzig, 1745, II, XXV, 3. Montesquieu possde la traduction P. Coste Amsterdam 1700 (Catalogue, n 1489). On pourra galement se reporter la traduction de J.-M. Vienne, Paris, Vrin, 2001. 43 Enfin, ce qui mrite encore notre atention, & ce qui a chap celle de M. Locke, cest que dans les exemples quil a donnez dides absolues : cest--dire, non-relatives ; comme de blanc, noir, heureux, doux, &c. Ces ides mmes ne sont pas entirement absolues, mais relatives, dans lusage ordinaire quen fait notre esprit. Par exemple, nous napliquons gueres lide de blanc ou de doux, que par raport un certain degr de blancheur & de douceur, que nous formons actuellement, par comparaison, une ide arbitraire que nous

  • 11

    Linfluence de la pense lockienne sur Montesquieu apparat ainsi. De cette

    rorientation du regard philosophique tmoigne une pense dcisive, consacre la critique

    de linfini positif et de lhypostase des catgories de ltre :

    Substance, accident, individu, genre, espce, ne sont quune manire de concevoir les choses, selon le

    diffrent rapport quelles ont entre elles. Par exemple la rondeur, qui est un accident du corps, devient

    lessence dun cercle, et la rougeur, qui sert de coloris un cercle matriel, devient lessence dun cercle

    rouge. Idem, lide du genre, qui nest rien en elle-mme, ntant que celle dun individu en tant que je

    ne le dtermine pas, et que je le garde dans mon esprit sans lappliquer un sujet plutt qu un autre ;

    lide de linfini, qui le pre Malebranche trouve tant de ralit quil croit que les ides particulires

    viennent de celle-l, en faisant une espce de soustraction arithmtique (si jose me servir de ce

    terme) : au lieu que ce nest quen ajoutant sans cesse au fini, sans trouver de bornes, que je fais lide

    de linfini. Cest ainsi que je pense une tendue o jajoute toujours, un tre dont je bornerai si peu

    les perfections que je pourrai toujours, par ma pense, en ajouter de nouvelles. Mais je nai lide dune

    matire, ni dun tre, auxquels je ne puisse rien ajouter, non plus que dun temps, ni dun nombre. Il

    est bien vrai que Dieu a t de toute ternit : car aucune chose ne peut tre faite de rien ; de manire

    quil y a eu une dure infinie. Mais je nai pas pour cela dide de cette dure et je ne la vois que par des

    consquences que je tire de certains principes (Penses, n 156).

    Les catgories ne sont que des modalits reprsentatives, sans porte ontologique. Mais

    par-del la philosophie ancienne, Montesquieu entend rfuter certains principes de la

    philosophie malebranchiste, laquelle sont opposes les vrits dexprience issues de

    lanalyse lockienne44. Trois lments convergent pour rendre cette opposition manifeste

    bonne contre mauvaise mtaphysique, sensualisme contre idalisme45. Certes, lide selon

    laquelle les termes de substance, daccident, dindividu, de genre ou despce, ne sont

    quune manire de concevoir les choses selon le diffrent rapport quelles ont entre elles ,

    peut trouver son fondement dans la philosophie cartsienne : selon Descartes, les

    universaux se font de cela seul que nous nous servons dune mme ide pour penser

    plusieurs choses particulires qui ont entre elles un certain rapport 46. Mais la critique du

    ralisme des universaux renvoie de faon plus immdiate la clbre thse de Locke selon

    laquelle substance et accidents sont peu utiles en philosophie : Ceux qui les premiers se

    avons dans lesprit (Buffier, Trait des premieres vritez, et de la source de nos jugements, ouvr. cit, II, chap. XXVIII, p. 681). 44 Pour une approche plus gnrale des rapports entre Montesquieu et ces deux auteurs, voir les analyses de S. M. Mason, Montesquieus Idea of Justice, La Haye, Martinus Nijhoff, 1975. 45 Lusage du terme mtaphysique en ce sens est attest chez Montesquieu. Voir Penses, n 2167 : M. Quincy ma parl dun ouvrage de mtaphysique quil fait. Selon lui, toutes nos penses sont des sensations .

  • 12

    sont aviss de regarder les Accidens comme une espce dEtres rels qui ont besoin de

    quelque chose quoi ils soient attachs, ont t contraints dinventer le mot de Substance,

    pour servir de soutien aux Accidens 47. Dire que lide du genre nest rien en elle-mme,

    quelle nest que celle dun individu en tant que lesprit ne la dtermine pas, revient encore

    poursuivre la thorie nominaliste de labstraction48. Buffier avait suivi cette voie : abstraire

    consiste sparer par la pense ce qui est rellement insparable49 ; or labstraction nest

    que fictive, lorsque lesprit spare une qualit de la chose en portant exclusivement son

    attention sur cette qualit50.

    La critique de lide mtaphysique dinfini est plus rvlatrice encore. Les Penses

    rcusent la conception malebranchiste qui, refusant de penser linfini partir du fini,

    dmontrait simultanment lexistence de la vision en Dieu et lexistence de Dieu :

    La preuve de lexistence de Dieu la plus belle, la plus releve, la plus solide, & la premire, ou celle qui

    suppose le moins de choses, cest lide que nous avons de linfini. Car il est constant que lesprit

    aperoit linfini, quoiquil ne le comprenne pas () Mais non seulement lesprit a lide de linfini, il la

    mme avant celle du fini. Car nous concevons ltre infini, de cela seul que nous concevons ltre, sans

    penser sil est fini ou infini. Mais afin que nous concevions un tre fini, il faut ncessairement

    retrancher quelque chose de cette notion gnrale de ltre, laquelle par consquent doit prcder51.

    A cet gard, la principale cible mtaphysique de Montesquieu est bien Malebranche, dont la

    conception de linfini assume un statut fondateur : Cette ide mme, si chre au

    P. Malebranche, lide de lInfini, nous ne lavons point, quoique ce philosophe en ait fait le

    46 Descartes, Les Principes de la philosophie, dans uvres philosophiques, F. Alqui d, Paris, Bordas, t. III, 1989, I, 59. Montesquieu possde les Principes de la philosophie en franois, Paris 1659, Catalogue, n 1438. 47 Locke, Essai, ouvr. cit, II, XIII, 19, p. 128. Cest ici que sopre la rupture relle avec Aristote, alors que la thse selon laquelle toutes les ides viennent des sens peut tre considre comme une reprise de laristotlisme (voir larticle Locke, Philosophie de de Diderot dans LEncyclopdie). 48 Les mots deviennent gnraux lorsquils sont institus signes dides gnrales ; & les ides deviennent gnrales lorsquon en spare les circonstances du tems, du lieu & de toute autre ide qui peut les dterminer telle ou telle existence particulire. Par cette sorte dabstraction elles sont rendues capables de reprsenter galement plusieurs choses individuelles (ibid., III, III, 6, p. 329). Voir galement II, XI, 9 et III, III, 9 : tout ce mystre des Genres & des Espces dont on fait tant de bruit dans les Ecoles () se rduit uniquement la formation dides abstraites, plus ou moins tendues, auxquelles on donne certains noms (p. 331). 49 Buffier, Elemens de metaphisique a la porte de tout le monde, ouvr. cit, p. 24-25. 50 Ainsi quand il [lesprit] aperoit dans la perle la blancheur ou la rondeur qui en sont les circonstances ou modifications, il peut considrer et considre souvent, soit la blancheur, soit la rondeur indpendamment lune de lautre et indpendamment de la perle mme dans laquelle elle se trouvent ; mais sans juger aussi quelles en soient rellement spars. Ce nest donc pas juger rien de faux de la perle, que de faire une abstraction en pensant une de ces circonstances sans faire attention tout le reste de ce quest la perle (ibid., p. 27). 51 Malebranche, RV, III, II, 6, Paris 1712, p. 101-102 (Catalogue, n 1495 : nous citons de prfrence ici cette dition que possdait Montesquieu) ; voir Entretiens sur la mtaphysique et la religion, premier entretien.

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    fondement de son systme. Mais on peut dire quil a bti en lair un palais magnifique, qui

    se drobe aux yeux, et qui se perd dans les nues (Penses, n 1946). Largumentation parat

    dabord fonde sur la distinction cartsienne de linfini et de lindfini, prsente dans les

    Principes de la philosophie comme dans les Rponses aux premires objections52. Mais la pense

    n 156 sinscrit plutt, en ralit, dans le sillage de la critique gassendiste ou lockienne de

    linfini positif. Dans ses objections aux Mditations mtaphysiques, Gassendi refusait en effet la

    preuve cartsienne de lexistence de Dieu par lide dinfini : linfini nest que la ngation du

    fini ; incapable de comprendre lide dune substance infinie, lesprit humain nen forme le

    concept quen joignant et en amplifiant les perfections quil conoit53. Locke, de son ct,

    interrogeait la gense psychologique de lide dinfini : linfinit rside dans le seul pouvoir

    de toujours ajouter toute combinaison dunits nimporte quel nombre. Attribu aux

    quantits, lespace, la dure et au nombre, linfini lest aussi Dieu dont nous ne

    bornons pas les perfections54. Cest cette critique de la mtaphysique qui est entrine par

    Montesquieu : lesprit na pas dide positive de linfini, il na pas dide de linfini en acte55.

    III. Sensibilit et Jugement : une histoire naturelle de lme

    La remise en cause de la mtaphysique classique se poursuit enfin dans les Penses

    consacres lme et aux modalits du jugement, o Montesquieu esquisse une thorie

    sensualiste de la connaissance dont les prolongements pourraient tre suivis dans lEssai sur

    52 Et je mets ici de la distinction entre lindfini et linfini. Et il ny a rien que je nomme proprement infini, sinon ce en quoi de toutes parts je ne rencontre point de limites, auquel sens Dieu seul est infini. Mais les choses auxquelles sous quelque considration je ne vois point de fin, comme ltendue des espaces imaginaires, la multitude des nombres, la divisibilit des parties de la quantit et autres choses semblables, je les appelle indfinies, et non pas infinies, parce que de toutes parts elles ne sont pas sans fin ni sans limites. Davantage, je mets distinction entre la raison formelle de linfini, ou linfinit, et la chose qui est infinie. Car, quant linfinit, encore que nous la concevions tre trs positive, nous ne lentendons nanmoins que dune faon ngative, savoir est, de ce que nous ne remarquons en la chose aucune limitation (Rponses aux premires objections, dans uvres philosophiques, F. Alqui d., Paris, Garnier, t. II, 1992, p. 531-532 ; voir Principes, I, 26). 53 Gassendi, Cinquimes Objections, dans Descartes, uvres philosophiques, t. II, ouvr. cit, p. 735, 739-740. Gassendi rcuse la distinction cartsienne entre concevoir et comprendre. Voir en contrepoint Descartes, troisime Mditation, p. 445 : Et je ne me dois pas imaginer que je ne conois pas linfini par une vritable ide, mais seulement par la ngation de ce qui est fini . 54 Locke, Essai, ouvr. cit, II, 17, 1. 55 On trouverait un mouvement analogue (quoique plus approfondi) chez Fontenelle pour qui Lide mme de linfini nest prise que sur le fini dont jte les bornes, et alors je ne lembrasse ni ne le conois plus (De la connaissance de lesprit humain, ouvr. cit, p. 504). Selon Fontenelle, Lide que jai de linfini, ne suppose donc ni la possibilit de linfini dans la nature, ni une grande tendue de mon esprit ; elle demande seulement que je puisse supposer que de certaines ides expresses et trs bornes que jai, soient augmentes, sans que je les puisse concevoir dans cette augmentation (p. 513). Fontenelle distingue ainsi linfini mtaphysique ( grandeur sans bornes en tous sens, qui comprend tout, hors de laquelle il ny a rien ) et linfini gomtrique ( grandeur plus grande que toute grandeur finie, mais non pas plus grande que toute grandeur ). Le premier est un pur tre de raison, dont la fausse ide ne sert qu nous troubler et nous garer (Prface des Elements de la Gomtrie de linfini (1727), dans uvres Compltes, t. VII, p. 367).

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    les causes56 et lEssai sur le got57. Dans les Penses 1187 et 1341, la polarisation de lanalyse par

    la confrontation entre Malebranche et Locke est sensible. En premier lieu, Montesquieu

    dfinit lactivit de lme comme activit de mise en rapport, ce qui, malgr leurs divergences,

    peut constituer un socle commun aux deux philosophies concurrentes. Selon Malebranche,

    lentendement est purement passif (seule la volont est active en acquiesant ce que

    lentendement reprsente) ; il se borne, dans toutes ses oprations, apercevoir des

    rapports58. Or lEssai dfinit la connaissance comme perception de la convenance ou

    disconvenance qui se trouve entre deux ides59 ; la nature de lesprit est de lier et de

    comparer, dtablir des relations et des rapports60. Pour autant, ce rapprochement ne doit

    pas amoindrir lopposition doctrinale qui conduit Montesquieu suivre Locke dans sa

    critique de la mtaphysique abstraite et de la vision en Dieu61. Car la vrit, selon

    Malebranche, doit toujours tre conquise contre la tendance naturelle de lhomme se

    56 Dans lEssai sur les causes, Montesquieu dfinit le processus de la connaissance par une psycho-physiologie qui le conduit emprunter Malebranche certains dveloppements (thorie des fibres et des lments qui influencent le jugement) mais dans le cadre dune conception sensualiste de type lockienne : Les perceptions, les ides, la mmoire, cest toujours la mme opration, qui vient de la seule facult qua lme de sentir (ouvr. cit, p. 42). 57 L encore, Montesquieu y subvertit les ides malebranchistes en les sensualisant : Lme connat par ses ides et par ses sentiments ; car, quoique nous opposions lide au sentiment, cependant, lorsquelle voit une chose, elle la sent ; et il ny a point de choses si intellectuelles quelle ne voie ou ne croie voir, et par consquent quelle ne sente (dans uvres compltes, t. II, ouvr. cit, p. 1243). Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer notre article : Une thorie matrialiste du got peut-elle produire lvaluation esthtique ? Montesquieu, de LEsprit des lois lEssai sur le got , Corpus, n 40, 2001, p. 167-213. 58 Je dis donc quil ny a point dautre diffrence de la part de lentendement entre une simple perception, un jugement, et un raisonnement, sinon que lentendement aperoit une chose simple sans aucun rapport quoi que ce soit, par une simple perception ; quil aperoit les rapports entre deux ou plusieurs choses, dans les jugements ; et quenfin il aperoit les rapports, qui sont entre les rapports des choses, dans les raisonnements : de sorte que toutes les oprations de lentendement ne sont que de pures perceptions (Malebranche, RV, I, I, 2, p. 29-30). Il est constant que lesprit de lhomme ne cherche que les rapports des choses (III, II, 10, p. 369). 59 La Connaissance nest autre chose que la perception de la liaison & de la convenance, ou de lopposition & de la disconvenance qui se trouve entre deux de nos ides (Locke, Essai, ouvr. cit, IV, I, 2, p. 427). 60 Outre les ides simples ou complexes que lEsprit a des choses considres en elles-mmes, il y en a dautres quil forme de la comparaison quil fait de ces choses entre elles. Lorsque lEntendement considre une chose, il nest pas born prcisment cet Objet ; il peut transporter, pour ainsi dire, chaque ide hors delle-mme, ou du moins regarder au-del, pour voir quel rapport elle a avec quelque autre ide. Lorsque lEsprit envisage ainsi une chose, ensorte quil la conduit & la place, pour ainsi dire, auprs dune autre, en jettant la vue de lune sur lautre, cest une relation ou rapport (ibid., II, XXV, 1, p. 250). 61 Penses, n 157 : Quand le Pre Malebranche dit : Nous ne voyons point les objets en eux-mmes : car ceux qui dorment les voient sans quils soient prsents ; ni dans nous : car nous avons lide de lInfini ; nous le voyons donc dans Dieu ; on peut lui rpondre que nous voyons les objets comme nous sentons la douleur : tout cela, dans nous-mmes. Nous sentons mme notre me qui se rflchit sur elle-mme, et qui saperoit quelle pense sans doute dans elle. Remarquez que largument du pre Malebranche ne prouve autre chose si ce nest que nous ne savons pas comment nous apercevons les objets . On peut l encore citer Locke, Critique de la vision en Dieu de Malebranche, 2, Paris, Vrin 1978. Selon Locke, largument en faveur de la vision en Dieu est un argumentum ad ignorantiam : il perd sa force ds que lon considre la faiblesse de notre esprit, ltroitesse de nos capacits ; ds que nous sommes assez humbles pour reconnatre quil peut y avoir bien des choses que nous ne saurions pleinement comprendre (p. 32). On peut aussi mentionner Buffier (Observations sur la mtaphysique du P. Malebranche, dans son livre De la recherche de la vrit , 586, Paris, 1712).

  • 15

    laisser emporter par les sens62. Dans le processus de recherche de la vrit, lesprit doit

    dpasser le sensible (obscur, confus) vers lintelligible pur ; la perception des rapports

    renvoie un idal de contemplation qui exclut toute mise en ordre de la sensibilit.

    Or une fois carte lide dun esprit pur dtach de limagination et des sens, une

    fois opre la substitution dune investigation sur les oprations de lme une doctrine des

    facults, les Penses sintressent la gense sensualiste des jugements : nul dpassement du

    sensible ne sopre dans la recherche de la vrit, nul idal contemplatif ne permet de

    penser la reconnaissance des rapports ; chez Montesquieu, lme compose des rapports en

    laborant ce quelle sent. Comme le rappelle lEssai sur le got, il est impossible dabstraire

    lesprit des sens : lorsque lme voit une chose, elle la sent ; et il ny a pas de choses si

    intellectuelles quelle ne voie ou quelle ne croit voir, et par consquent quelle ne sente 63.

    Lhypothse de la vision en Dieu est donc par nature exclue64 : lme reste ancre dans le

    corps, elle ne peut penser que par lintermdiaire des organes des sens (Penses, n 798). Peu

    importe que les rapports qui lunissent au corps lui chappent (Penses, n 157) ; ce qui est

    essentiel est que lesprit se structure dans lactivit mme de mise en rapport qui lancre

    dans le sensible, loin de len dtacher. L o Malebranche distingue les ides des sensations

    seules les premires permettant datteindre la vrit Montesquieu les lie

    indissociablement : lme nest que le centre topique des rapports qui constituent sa

    machine65 ; les rapports qui structurent lesprit senracinent dans la configuration active de

    la sensibilit.

    62 La prface de la RV expose sans ambigut cette ide : Lorsquun homme ne juge des choses que par les ides pures de lesprit, quil vite avec soin le bruit confus des cratures, et que rentrant en lui-mme, il coute son souverain matre dans le silence de ses sens et de ses passions, il est impossible quil tombe dans lerreur (ouvr. cit, p. 9). Afin dviter lerreur, lhomme doit donc rsister sans cesse leffort que le corps fait contre lesprit ; et [] saccoutumer ne pas croire les rapports que nos sens nous font de tous les corps qui nous environnent, quils nous reprsentent toujours comme dignes de notre application, et de notre estime : parce quil ny a rien de sensible quoi nous devions nous arrter, ni de quoi nous devions nous occuper (p. 11). 63 Got, ouvr. cit, p. 1243. 64 Plusieurs jugements des Penses convergent pour soutenir que la thorie de la Vision en Dieu est extraordinaire, ce qui justifie son dclin : Le systme du P. Malebranche est fini. Quand des choses extraordinaires comme celles-l ne sont pas nouvelles, il est impossible quelles subsistent (Penses, n 1195). Malebranche est un visionnaire, mme sil nest pas dnu de bon sens ( Jamais visionnaire na eu plus de bon sens que le pre Malebranche , Penses, n 305) ; il fait partie des grands potes (Penses, n 1092), quoi quil sagisse dun penseur subtil (Sp., n 211). 65 Voir Causes, ouvr. cit, p. 49 : Lme est, dans notre corps, comme une araigne dans sa toile . Il conviendrait dtablir le rapprochement avec Diderot sur ce point (voir notamment Colas Duflos, Diderot philosophe, Paris, Champion, 2003).

  • 16

    Les Penses 1187 et 1341, qui voquent laperception des vrits gomtriques,

    permettent de mieux cerner le processus de formation du jugement66. La question aborde

    est celle de lacquisition dune connaissance telle que celle des proprits du carr. Pour

    Malebranche, seul lentendement pur peut apercevoir les proprits universelles du carr ou

    du cercle : Ces sortes de perceptions sappellent pures intellections, ou pures perceptions, parce

    quil nest point ncessaire que lesprit forme des images corporelles dans le cerveau pour se

    reprsenter toutes ces choses 67. A cet gard, laperception universelle et abstraite de

    lentendement pur doit tre distingue de la perception par limagination dune figure

    singulire : Par limagination lme naperoit que les tres matriels, lorsque tant absents

    elle se les rend prsents, en sen formant, pour ainsi dire, des images dans le cerveau. Cest

    de cette manire quon imagine toutes sortes de figures, un cercle, un triangle 68. La

    division ontologique des tres en matriels et spirituels interdit le passage, sans solution de

    continuit, de limagination lintellection69 : parce quil est impossible de former des

    images des choses spirituelles, lme ne saurait imaginer les rapports constitutifs du carr

    elle ne saurait imaginer la quadrature. Selon Malebranche, lme ne peut voir le carr quen

    Dieu70.

    Or pour Montesquieu, les choses sont trs diffrentes. Ce nest pas par vision en

    Dieu mais par gense dans lexprience, par le jeu conjugu des sens, de la mmoire et de

    limagination que se forme la connaissance : un chatouillement sensible de lme suffit

    pour expliquer tout (Penses, n 1187). Loin de vouloir relguer une sensibilit qui fait

    cran la vision des rapports intelligibles en Dieu, Montesquieu sintresse dsormais au

    processus de raffinement de la sensibilit ; celle-ci nest plus considre comme simple passivit,

    rceptivit pure, capacit tre impressionn, mais comme activit de mise en rapport.

    Lide procde dun vritable travail sensible partir de lirritation des fibres nerveuses.

    Ainsi, lorsque nous voyons un carr pour la premire fois, il suffit que nous sentions que

    nous le voyons, pour en avoir une ide car, sans cela, lon ne verrait point de carr (n. s.).

    Comme Malebranche, Montesquieu joue certes de lanalogie entre vision de lesprit et

    66 Sur lanalyse de ces penses, nous ne pouvons que renvoyer au travail remarquable de D. de Casabianca dans sa thse intitule Le Sens de lesprit. Les sciences et les arts : formation du regard dans LEsprit des lois , Universit dAix-Marseille I, 2002, t. II, p. 553-568, dont nous nous inspirons ici. 67 Malebranche, RV, I, I, 4, ouvr. cit, p. 44. 68 Ibid. 69 Si elles [les choses] sont spirituelles, il ny a que lentendement pur qui les puisse connatre. Que si elles sont matrielles, elles seront prsentes ou absentes. Si elles sont absentes, lme ne se les reprsente ordinairement que par limagination : mais si elles sont prsentes, lme peut les apercevoir par les impressions quelles font sur ses sens (ibid., p. 44-45).

  • 17

    vision relle afin denvisager le passage de la perception la conception ; mais

    contrairement lui, il ne subordonne plus luvre de limagination au travail de

    lentendement pur : sous le regard de lesprit, lapparition dun carr particulier sopre avec

    ses proprits universelles (lgalit de ses quatre angles). Dans sa mobilit (aptitude la

    mise en relation) comme dans sa facult daperception intuitive des rapports, lesprit est

    analogue la vue, mais il est pourvu du privilge de conserver la mmoire des expriences

    passes, ce qui conduit chaque aperception nouvelle se dtacher sur fond de rapports

    possibles. Aussi trange que cela puisse paratre, lhypothse sensualiste, voire matrialiste

    (tout procdant du chatouillement initial), peut donc rendre raison de ce qui est

    actuellement absent purement possible : lme peut unifier le multiple et voir ce qui ne

    laffecte pas immdiatement. La perception est comparaison, elle met en jeu, entre le

    possible et le rel, lactivit du jugement : tout se passe comme si lme ne pouvait juger

    quen comparant, cest--dire en distinguant le carr du cercle et les proprits du premier

    de celles du second. Toute aperception sopre sur fond de dlimitation, toute dfinition est

    ngation : pour que notre me voie des rapports effectifs, il faut ncessairement quelle

    voie quil y en a dautres qui nen sont point . Lattention, qui reconnat les ressemblances

    et les diffrences, engage un processus dabstraction : cest lorsque lme envisage tous les

    possibles quelle peut accder lide gnrale en loccurrence, lide du carr en tant

    quil nest pas plac l o lesprit en a vu un. Labstraction de la proprit (quadrature du

    carr, rondeur du cercle) se conoit de la sorte, mais il faut souligner quelle nest pas

    accessible tous : si la capacit daperception de certains est immense (ils verront alors

    une infinit de ces rapports la fois ), celle des autres peut tre trs limite ou, du fait de

    mauvaises habitudes, profondment vicie (ils percevront alors peu de rapports ou de faux

    rapports)71. Ainsi sesquisse une analytique du jugement o lhabitude et les associations

    dides jouent un rle dterminant. Mme si limportance de lhabitude de la rptition de

    lexprience nest pas la marque dun raisonnement sensualiste ou lockien ( la suite de

    Descartes, Malebranche y insiste dans sa thorie de la liaison des traces spirituelles aux

    traces corporelles, de la mmoire aux fibres du cerveau72), laccoutumance concerne ici tous

    les jugements de lesprit, jusquaux plus abstraits dentre eux.

    70 Car lorsquon voit un carr, par exemple, on ne dit pas que lon voit lide de ce carr, qui est unie lesprit, mais seulement le carr qui est au dehors (ibid., III, II, 6, p. 339). 71 Voir Causes, ouvr. cit, p. 56-57 ; p. 63-64. 72 Lhypothse dune liaison des ides aux traces matrielles tait dj prsente chez Descartes, o elle rend raison des particularits individuelles (Les Passions de lme, art. 136). Pour sa part, Malebranche rend raison de la mmoire par le fait que toutes nos diffrentes perceptions sont attaches aux changements, qui arrivent aux fibres de la partie principale du cerveau dans laquelle lme rside plus particulirement : car les fibres du cerveau ayant une fois reu certaines impressions par le cours des esprits animaux, et par laction des

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    Dans les Penses, lme nexiste donc pas comme substance, mais comme dynamique

    de la pense, flux dides structur par des rseaux dassociations et dhabitudes. Ainsi

    apparaissent simultanment la proximit et la distance de lhistoire naturelle de lme

    (Montesquieu) et de la psychologie exprimentale (Locke). A lvidence, lhistoire abrge

    de lesprit expose dans lEssai trouve des chos dans la pense consacre lopration de

    Cheselden, dont lopration de la cataracte fit recouvrir la vue un aveugle-n73 : celui-ci ne

    peut interprter justement ses sensations et reconnatre par la vue ce quil na pas touch au

    pralable (Penses, n 1341). A cette occasion, Montesquieu esquisse une histoire de la

    sensibilit et de la formation du jugement : ce sont les observations ritres de

    lenfance qui conduisent aux associations dides habituelles entre la sensation prouve et

    lobjet extrieur qui en est la cause. Ni le toucher ni la vue seule ne suffisent donner une

    ide juste de la figure ; il faut un lieu commun o les sens communiquent pour que les

    ides justes se forment74. Le cas de Molyneux permet de saisir la gense des jugements

    naturels de lme : les sens doivent se coordonner afin de produire des ides ; le jugement

    est lacte par lequel lme rapporte entre elles les diverses sensations selon les associations

    dj vcues qui structurent son apprhension de lexprience. Singulirement, la pense

    n 1341 rinvestit de la sorte le thme malebranchiste des jugements naturels 75 inhrents

    aux perceptions visuelles (grandeurs, distances, figures) : dans ces cas particuliers, les sens

    ne se contentent plus, selon Malebranche, dprouver passivement ; les sensations se

    composent et se rectifient mutuellement, jusqu former un vritable jugement76. Ainsi la

    discontinuit du sensible et de la connaissance vraie, de la sensation et de son objet rel,

    est-elle ici remise en cause. Or sans souscrire au paradigme thologique, et tout en rcusant

    la solution de continuit entre sentiment et concept77, Montesquieu transpose ce schme de

    la rectification sensorielle qui conduit lapprhension des figures : dsormais, ce sont les

    diffrents sens qui se rectifient entre eux. La spontanit du jugement inscrit dans le

    objets, gardent assez longtemps quelque facilit pour recevoir ces mmes dispositions (RV, II, I, 5, ouvr. cit, p. 167). Ainsi la mmoire peut passer pour une espce dhabitude (p. 170). Sur le rle des habitudes, voir p. 168-171. 73 Sur le problme de Molyneux, voir G. Evans, The Molyneux Question , Collected Papers, Oxford, Clarendon Press, 1985, p. 364-399 ; F. Markovits, Mrian, Diderot et laveugle , dans Mrian, Sur le problme de Molyneux, Paris, Flammarion, 1984, p. 193-282. 74 Voir Locke, Essai, ouvr. cit, II, IX, 8. 75 Sur ces jugements naturels, voir F. Alqui, Le Cartsianisme de Malebranche, Paris, Vrin, 1974, p. 167-173. 76 Ce jugement intgre les lois de la perspective et de loptique et rectifient par l certaines illusions de la vue ; ils se font, grce lAuteur de la Nature, en nous, sans nous, et mme malgr nous (Malebranche, RV, I, VII, 4-5, ouvr. cit, ici p.70). 77 Selon Malebranche, quand on juge comme lon sent, on se trompe toujours en quelque chose, quoiquon ne se trompe jamais en rien, quand on juge comme lon conoit : parce que le corps ninstruit que pour le corps, et quil ny a que Dieu qui enseigne toujours la vrit (ibid., p. 71).

  • 19

    prolongement immdiat de limpression sensible se trouve corrige sous leffet de multiples

    expriences qui font peu peu de lme-sensible une me-philosophe : Lme est donc une

    philosophe qui commence sinstruire, qui apprend juger de ses sens mmes et de la

    nature des avertissements quils doivent lui donner. Elle reoit dabord un sentiment, et,

    ensuite, elle en juge, elle ajoute, elle se corrige, elle rgle lun de ses sens par lautre .

    Une telle histoire naturelle de lme ninscrit-elle pas Montesquieu dans le sillage de

    Locke ? Son ambition, cependant, nest pas tant dinterroger les limites des connaissances

    humaines en mettant lpreuve la possibilit mme de la mtaphysique, mais de mettre en

    lumire une gense de la sensibilit physique et morale, que lEssai avait exclue. Dans lAvant-

    propos plac en tte du texte par Coste qui la pris du livre I (dont il forme le 1er dans

    loriginal anglais), Locke affirmait son refus de toute proccupation physicienne :

    Dans le dessein que jai form dexaminer la certitude & ltendue des Connaissances humaines (.),

    je ne mengagerai point considrer en Physicien la nature de lme, voir ce qui le constitue

    lessence, quels mouvements doivent sexciter dans nos esprits animaux, ou quelques changements

    doivent arriver dans notre corps, pour produire, la faveur de nos Organes, certaines sensations ou

    certaines ides dans ntre Entendement, & si quelques-unes de ces ides ou toutes ensemble

    dpendent, dans leur premier principe de la Matire, ou non. Quelque curieuses & instructives que

    soient ces spculations, je les viterai, comme nayant aucun rapport au but que je me propose dans

    cet ouvrage78.

    Le projet lockien diffre ainsi de larchologie du sensible quesquisse Montesquieu en

    explorant la base physiologique des sensations et des ides. Le paradoxe est l : daccord

    avec Locke pour critiquer linnisme et envisager la gense empirique des connaissances,

    Montesquieu transpose la rflexion malebranchiste sur lenracinement organique de la vie

    de lesprit79.

    *

    78 Locke, Essai, 2, ouvr. cit, p. 1-2. 79 Comme le dit justement D. de Casabianca, le cadre sensualiste emprunt Locke lui permet dutiliser certains aspects du discours Malebranche en les dtournant de leur sens mtaphysique originel (p. 559). Il faut ajouter que dans cette transposition, Dubos a pu jouer un rle dterminant. Admirateur prcoce de Locke dont il a fait la connaissance lors de sa visite en Angleterre en 1698, il propose une conception phsycho-physiologique du sensualisme qui a manifestement beaucoup influenc Montesquieu (Rflexions critiques sur la posie et la peinture, Paris, Ecole Normale Suprieure des Beaux-Arts, 1993, IIe partie, sections XIV-XX).

  • 20

    A la mauvaise mtaphysique malebranchiste, abstraite et visionnaire, Montesquieu

    oppose donc le principe dun nominalisme associ son sensualisme, hrit de Locke :

    nulle vrit nexiste, dissimule, au-del de la nature ni au-del de lexprience. Si la

    mtaphysique ou sa critique noccupent donc quune place marginale dans les Penses, elles

    occupent nanmoins un lieu thorique stratgique. Contre lextravagance dune

    mtaphysique obscure, contre la divagation dune thorie abstraite qui prend pour rels les

    tres de raison, la Pense 1176 laffirme : Les deux mondes. Celui-ci gte lautre, et lautre

    gte celui-ci. Cest trop de deux. Il nen fallait quun . La mtaphysique comme croyance

    en un autre monde, au-del du monde : Montesquieu serait-il nieztschen avant lheure80 ?

    Du moins peut-on dire quil participe au crpuscule des idoles , grce auquel la

    philosophie politique ne sembarrasse plus de questionnements thologiques ou

    mtaphysiques mais devient elle-mme son propre fondement81.

    80 Voir Nietzche, Le Crpuscule des idoles, trad. H. Albert, Paris, GF-Flammarion, 1985, p. 93-96. 81 On en trouvera un exemple particulirement significatif dans LEsprit des lois, XII, 2 : La libert philosophique consiste dans lexercice de sa volont, ou du moins (sil faut parler dans tous les systmes) dans lopinion o lon est que lon exerce sa volont. La libert politique consiste dans la sret, ou du moins dans lopinion que l'on a de sa sret . La libert politique est dfinie indpendamment de son fondement philosophique (la question de lexistence du libre-arbitre). Contrairement Hobbes, Montesquieu ndifie pas sa politique sur une philosophie premire, pas mme pour critiquer (ce que faisait Hobbes) linanit de la scolastique.