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Yves Gauthier SEPTENTRION MONSIEUR LIVRE henri tranquille Extrait de la publication

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Page 1: Monsieur Livre. Henri Tranquille…8 monsieur livre allait devenir fameuse. Deux autres lieux saints, La Casa espagnole, en biais de La Hutte, du côté nord de Sherbrooke et Le Mas,

Yves Gauthier

SEPTENTRION

M O N S I E U R L I V R Ehenri tranquille

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m o n s i e u r l i v r ehenri tranquille

s e p t e n t r i o n

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Photo de la couverture : Le libraire en 1972, auréolé d’un miroir, en communication devant ses livres derrière sa caisse enregistreuse au 67, rue Sainte-Catherine Ouest. (Collection Georges Raby)

Révision : Solange Deschênes

Correction d’épreuves : Sophie Imbeault

Mise en pages et maquette de la couverture : Folio infographie

Si vous désirez être tenu au courant des publicationsdes ÉDITIONS DU SEPTENTRION

vous pouvez nous écrire au1300, av. Maguire, Sillery (Québec) G1T 1Z3

ou par télécopieur (418) 527-4978ou consulter notre catalogue sur Internet :

www.septentrion.qc.ca

© Les éditions du Septentrion Diffusion au Canada : 1300, av. Maguire Diffusion DimediaSillery (Québec) 539, boul. LebeauG1T 1Z3 Saint-Laurent (Québec) H4N 1S2

Dépôt légal – 2e trimestre 2005 Ventes en Europe :Bibliothèque nationale du Québec Distribution du Nouveau MondeISBN 2-89448-423-2 30, rue Gay-Lussac 75005 Paris

Les éditions du Septentrion remercient le Conseil des Arts du Canada et la Société de dévelop pement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) pour le soutien accordé à leur programme d’édition, ainsi que le gouvernement du Québec pour son Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres. Nous reconnaissons éga lement l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Pro gramme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.

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Pour Hélène,Sylvie et Émile.

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préface

Ceux qui n’ont pas vécu la bohème montréalaise des années 1950 n’ont pas connu la ferveur de l’art et la fureur de vivre. C’était encore

le règne de la peur multiforme et les artistes ne pouvaient pas faire la bringue sans qu’elle ne soit ponctuée par une tentative de suicide. La plupart du temps une menace avortée. La figure de ceux qui avaient défi-nitivement mis fin à l’assassinat massif du présent et du futur à coups redoublés du passé planait au-dessus de toutes les fêtes. Une série noire : une actrice, Muriel Guilbault, deux poètes, Sylvain Garneau et André Pouliot, un acteur, Jean Saint-Denis. On parlait d’un pacte. Dans la bohème, il y avait urgence de s’envoyer en l’air tous les soirs, mais on ne savait jamais d’avance où on s’appliquerait à brûler la chandelle par les deux bouts.

En début de soirée, pour connaître le lieu de la foire, il était recom-mandé de s’arrêter au El Cortijo, rue Clark, en bas de Sherbrooke, et plus tard dans la veillée, à La Hutte suisse, rue Sherbrooke, à l’ouest de Bleury. Aux alentours de minuit, les retardataires pouvaient toujours tenter leur chance au Moulin rouge, un club adjacent à La Hutte. Armand Vaillancourt qui était descendu de son arbre de la rue Durocher dominait la piste de danse avec l’élégance d’un dieu grec. Vers deux heures du matin, on pou-vait croiser Robert Roussil qui marchait de long en large devant l’affiche éteinte du moulin. T’attends quelqu’un Robert ? Et le sculpteur d’ac-quiescer d’une tête frisée que son idée faite en changeait rarement. Ouais ! j’ai promis au barman que je l’attendrais dehors pour y apprendre à vivre ! Pis là j’sais pas pourquoi mais y sort pas ? Y pense que j’vas me tanner de l’attendre ! La réputation de Roussil comme batailleur n’était pas surfaite et la nuit où le barman du Moulin rouge avait dû dormir dans son bar

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allait devenir fameuse. Deux autres lieux saints, La Casa espagnole, en biais de La Hutte, du côté nord de Sherbrooke et Le Mas, rue Saint-Dominique en haut de Sherbrooke, se sont ajoutés aux stations de pèle-rinage quelques années plus tard.

La bohème était celle des peintres et son esprit celui du Bal des Quat’Zarts. Tout originait de l’École des beaux-arts, rue Sherbrooke Ouest, coin Saint-Urbain, au cœur du no man’s land entre la ville française et la ville anglaise, un statut de marginalité que les arts partageaient avec les immigrants et le red light. La pointe nord du losange de la bohème était le café L’Échouerie, rue des Pins Ouest, près de Bleury, où l’on jouait aux échecs, et la pointe sud, la Librairie Tranquille, rue Sainte-Catherine Ouest, où l’on jouait également aux dames. Le commerce était situé en face du Continental, le bar des automatistes, et d’un théâtre de poche accessible au public par la rue Saint-Urbain, l’ancien Saint-Germain-des-Prés de Jacques Normand devenu le Théâtre de dix heures de Jacques Languirand.

L’année 1948 a marqué l’avènement d’une nouvelle bohème artis-tique qui s’inspirait du surréalisme et de toutes les modernités tant en peinture qu’en sculpture alors que le Musée des beaux-arts de Montréal venait tout juste de présenter une exposition de toiles impressionnistes pour la première fois. La Librairie Tranquille est au cœur de cette mise à jour culturelle.

Le 4 février 1948, Alfred Pellan ouvre toute grande la porte à la cou-leur avec une exposition collective et un manifeste, Prisme d’Yeux, dont les signataires sont, entre autres, Louis Archambault, Léon Bellefleur, Jean Benoît, Jacques de Tonnancour, Albert Dumouchel, Gabriel Filion, Arthur Gladu et Mimi Parent. Pellan a vécu pendant 14 ans à Paris avant la guerre et, de tous les peintres québécois, il est le seul qui a fréquenté Picasso et travaillé de pair avec des Cubistes, des Fauves et des Surréalistes. Enfin, Pellan revint ! pourrait-on dire.

Le 8 mai, lorsque la Librairie Tranquille ouvre ses portes, une ving-taine de toiles des peintres du groupe Prisme d’Yeux ornent ses murs dans un décor conçu par Alfred Pellan, comme le rappelle Yves Gauthier. Sur les conseils du peintre, la librairie a acquis le décor qu’on lui connaîtra par la suite : aménagement des murs pour marier l’espace-livres et l’espace-tableaux, plafonds blancs, fond noir pour les étagères afin de faire mieux ressortir les livres, les bords des tablettes bleu-Pellan et, bien sûr, l’îlot central

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où trône le maître de céans. Qui est âgé de 31 ans et libraire à son compte depuis 10 ans.

Le 9 août, les vitrines de la librairie présentent cette fois Paul-Émile Borduas et les œuvres de plusieurs Automatistes dont Jean-Paul Riopelle, Fernand Leduc, Jean-Paul Mousseau, Marcel Barbeau, Pierre Gauvreau et Marcelle Ferron, pour annoncer le lancement d’un manifeste dont ils sont signataires, Refus global, publié par la maison Mythra-Mythe et tiré à 400 exemplaires.

Dix ans plus tard, l’Automatisme n’avait plus la cote et l’événement avait sombré dans l’oubli. L’abstraction pure des Plasticiens avait le vent dans les voiles et l’on s’inspirait de plus en plus de l’expérience new- yorkaise plutôt que de l’École de Paris. Mais, à partir du vingtième anni-versaire, de dix ans en dix ans, la publication de Refus global a pris rétros-pectivement du grade pour devenir un coup de canon, un point de non-retour, le début de la fin et finalement un acte de libération nationale.

À chaque nouvel agrandissement, j’ai posé la question à Henri : Est-ce qu’il y avait tant de monde que ça au lancement parce qu’aujourd’hui si on se fie à ce qu’on en dit, ça donne l’impression que la police aurait dû fermer la rue ? Sa réaction ne varie pas, il redresse l’échine et, l’œil incré-dule, me répond en soupirant. Sûrement pas plus que le magasin pouvait en contenir, tu te rappelles ! C’est vrai qu’au-dessus d’une trentaine d’in-vités il aurait fallu accrocher les surnuméraires au plafond ou entre les œuvres et, s’ils s’étaient attroupés sur le trottoir, le bouncer du Blue Sky les aurait dispersés pour dégager l’entrée du club qui était à l’étage.

Une fois sur sa lancée, Henri n’est pas du genre à lâcher le morceau ou à retoucher le souvenir. « Les journaux en ont parlé mais ça n’a rien changé, Refus global ça s’est pas vendu ! » Le fait que j’ai trouvé une copie du tirage original à sa librairie quelques années plus tard ne le contredit pas. Mais j’ai également trouvé dans ses tablettes – celles du bas – des plaquettes numérotées de René Char ou d’autres poètes surréalistes, tirées à 100 ou 125 exemplaires, comme quoi la beauté convulsive ne se vendait peut-être pas mieux à Paris.

L’extraordinaire n’était pas l’amplitude de la rectitude ou l’outrecui-dance du silence, mais le fait que la Librairie Tranquille ait pu exister en 1948 comme un puits de lumière pour faire voir, lire et entendre les mots qui dissiperaient la Grande Noirceur à terme : Au diable le goupillon et la

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tuque ! Place à la magie ! Place aux mystères objectifs ! Place à l’amour ! Place aux nécessités ! À nous le risque total dans le refus global !

La rencontre d’Henri Tranquille avec la peinture n’était pas un acci-dent fortuit, mais le fruit de ce qu’André Breton choisissait alors d’appeler un hasard objectif. De 1948 à 1958, au rythme d’une nouvelle exposition par mois consacrée à l’œuvre d’un peintre ou d’un collectif, la Librairie Tranquille a accroché plus de 3 000 toiles à ses cimaises pour rappeler à tous les passants que, dans un régime de croque-mitaines et de rabat-joie, la liberté se manifeste d’abord par une explosion des arts visuels.

Henri Tranquille n’est pas seulement un libraire qui aime lire – ce qui est rare – un libraire qui a lu sa librairie comme le dit si joliment Yves Beauchemin – ce qui est rarissime – un libraire qui a lu 2 000 pièces de théâtre – ce qui est unique et sans pareil –, mais c’est surtout un compa-gnon de route des pelleteurs de nuages comme les décrivait Maurice Duplessis. Tranquille a côtoyé la bohème littéraire de son époque, la bohème chantée par Aznavour, Mouloudji – et Tex Lecor avec Rue Sainte-Famille au El Cortijo pourrait-on ajouter –, la bohème plutôt débraillée, rappelle son biographe.

Le libraire vit en même temps un autre genre de bohème, d’une part bien rangée, bourgeoise, en veston cravate avec madame à la maison à Outremont et d’autre part sans autre horaire que celui de la librairie et le calendrier des tournois de dames et d’échecs. Henri a-t-il eu une vie privée ? une vie de famille ? A-t-il été un bon mari ? un bon père ? Yves Gauthier s’interroge, comme Manon Barbeau naguère à propos de ses parents automatistes, et conclut que la vie d’Henri Tranquille fut une vie d’absence à tout autre chose que la littérature.

J’ai franchi le portail du 67, rue Sainte-Catherine pour la première fois lorsque j’étais en éléments latins au Collège Sainte-Marie qui avait pignon sur rue à deux pas, coin Bleury et Dorchester. Henri Tranquille y avait fait ses études classiques qu’il n’avait pas terminées par honnêteté intellectuelle. Sa foi en l’Église avait été ébranlée non pas parce que son directeur spirituel lui interdisait de lire un livre à l’Index, mais parce qu’il s’apprêtait à lui en accorder la permission à condition que le jeune Henri s’engage d’avance à réfuter les thèses d’un auteur qu’il n’avait pas encore lu. S’empêcher de penser par soi-même et de se faire sa propre opinion ? La question ne se posera jamais pour Henri, ni jeune ni vieux !

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L’année suivante, à la fin de sa première philo, c’est la foi tout court qu’il avait perdue et, lorsqu’on le somme de s’expliquer, il bombe le torse et, le regard acéré, lance un pavé dans le bénitier : Pourquoi ? Tout simple-ment parce que je trouve ça ridicule ! Longtemps avant Refus global, Henri Tranquille a été violemment anticlérical. Et il l’est demeuré à ce jour. Ce n’est pas la moindre de ses qualités. Il y a du Péret et du Prévert en lui. Notre Père qui êtes aux cieux, restez-y !

Profitant de mes après-midi de congé du mardi et du jeudi, puis de mes heures de dîner, j’ai fréquenté toutes les librairies du centre-ville évoquées par Yves Gauthier. Il y avait les belles assoupies qui s’efforçaient de ne pas remarquer la présence des clients, les religieuses qui les bénis-saient d’un sourire béat en glissant une image sainte dans leurs achats, les inquiètes qui les toisaient à l’entrée, les dévisageaient à la caisse et les transperçaient du regard à la sortie, les paranoïaques qui les suivaient dans toutes les rangées et se méfiaient des imperméables même les jours de pluie et il y avait Tranquille qui les engueulait carrément dès qu’ils ouvraient la porte.

Debout sur le pont de son bateau-livre qu’il arpentait de la poupe à la proue, Henri – comme l’a souligné Jacques Cotnam – enseignait la littérature à la criée. On allait chez lui autant pour écouter que pour bouquiner. Pour un élève des Jésuites, sa langue souvent tarabiscotée était familière, elle portait l’empreinte indélébile d’une langue morte et écrite, le latin, qui nous a longtemps fermé la porte du xxe siècle et de la moder-nité en nous apprenant à architecturer nos phrases comme des orateurs sacrés.

Le prêche de Tranquille n’était pas aussi véhément que celui de Claude Gauvreau, mais tout aussi libertaire. L’atmosphère qui régnait dans sa librairie était la même que celle de la grande table du fond à La Hutte où se retrouvaient les peintres et les sculpteurs après une journée de travail à l’atelier. On discutait ferme, on ferraillait, on frappait de taille et d’estoc, on pourfendait les baudruches, on admirait les abstraits, on exécrait les figuratifs, on dénonçait les critiques et on refaisait le monde pour en exclure toutes les censures comme celle du nu de Roussil, exposé devant la galerie Lefort, rue Sherbrooke Ouest, qu’un avocat pudibond avait démoli à coups de madrier, en poussant l’impudence jusqu’à laisser sa carte d’affaires. L’homme de loi savait à quoi s’en tenir et n’a pas été inquiété. Bien au contraire, c’est la sculpture en pièces détachées et la

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galerie qui ont écopé d’une amende de 15 $ pour outrage aux bonnes mœurs.

Alors qu’à Paris Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir fait scan-dale et atteint les limites de l’abject pour citer la critique catholique ; qu’au Théâtre des Noctambules d’abord, puis à la Huchette, l’absurde prend l’affiche pour les prochains cinquante ans avec la Cantatrice chauve, et qu’à Venise la Biennale consacre Henri Matisse et présente la jeune géné-ration d’artistes américains, Arshile Gorky, Willem De Kooning et Jackson Pollock, la même année, à Montréal, le Comité diocésain d’Action catho-lique s’agite pour interdire la célébration du 100e anniversaire de la mort d’un auteur qu’Henri Tranquille affectionne, le père du roman moderne, Honoré de Balzac.

Les ouvrages de cet écrivain sont à l’Index, décrète Mgr Valois, et nous considérons ces manifestations comme un défi à l’opinion publique catho-lique. Raison suffisante pour qu’un daguerréotype de l’auteur de La Comédie humaine accompagné de ses œuvres et d’un buste modelé par Roussil apparaissent dans la vitrine de la librairie. Et, comme le raconte Yves Gauthier, le pied de nez à la censure ne s’arrête pas là. Le soir du jeudi 17 août 1950, c’est la fête à Balzac au centre-ville. La faune artistique et journalistique forme un cortège aux flambeaux derrière un magnifique chariot haut sur roues qui arbore un insolent Balzac pas mort et porte une bière où repose le romancier personnifié par le sculpteur et poète André Pouliot. Le dimanche précédent, Le Petit Journal avait annoncé l’événe-ment en titrant à la une : ON VA FÊTER M. DE BALZAC MALGRÉ TOUT ! Cette fois, on a dû fermer la rue à la circulation.

Au milieu de tout ce brouhaha qui donne l’impression plutôt d’un quartier général que d’une librairie, les jeunes étudiants dont j’ai été se présentaient au début de l’année scolaire pour se procurer des manuels de seconde main et, à la fin, pour les revendre. Les autres clients se fau-filaient entre les coups de gueule pour trouver ce qu’ils cherchaient et obtenaient plus facilement l’adoubement du père Tranquille avec une brique de Dostoïevski qu’avec un petit roman de François Mauriac, même si dans les milieux catholiques informés la question de faire l’amour la lumière éteinte ou allumée était à la fine pointe du questionnement sexuel. Si on avait posé la question : Est-il préférable de tout suggérer plu- tôt que de tout montrer ? les partisans de l’agace-pissetterie auraient été nettement majoritaires. La Grande Noirceur était dans tout et partout.

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Il n’y avait de lumière que dans l’art et d’espoir que dans la beauté des mots. À la sortie de ma philo I, j’ai fait mon entrée dans la bohème sur la banquette arrière d’une mobylette, accroché aux basques de sa papesse, Janou Saint-Denis, qui me conduisait de toute urgence à ma première foire. Actrice, elle était interdite d’ondes à Radio-Canada parce que son mari s’était suicidé. Ça ne s’invente pas ! C’était d’ailleurs pour cette raison que j’étais au Moulin rouge la nuit où le hasard objectif m’a fait m’asseoir à sa table.

Au Sainte-Marie, l’année suivant mon départ, un de mes anciens profs racontait à ses nouveaux élèves qu’il avait été marqué par trois étu-diants dans sa vie : le premier était devenu fou, le second s’était enlevé la vie et le troisième était à moitié chemin entre la folie et le suicide. Le premier était Claude Gauvreau, le deuxième Jean Saint-Denis et le troi-sième s’était mis à la recherche de sa nouvelle famille spirituelle. Je l’ai trouvée dans la bohème.

Nous avons été ainsi quelques centaines à adopter un mode de vie qui devra attendre 1968 pour s’étendre à toute une génération. En défro-quant de la Grande Soutane, nous sommes entrés en art comme on entre en religion, avec ferveur et détermination. Le premier credo de la bohème était l’amour libre qui a fait des femmes des muses, des amantes, des compagnes, mais non des épouses et inversement des hommes, leurs chantres, leurs amants, leurs compagnons, mais non leurs maris. Peu importait l’air ou la musique, la chanson des amoureux se conjuguait avec les mots de La Non-Demande en mariage de Brassens.

La pauvreté n’était pas une vertu, mais le prix à payer pour la liberté de peindre des silences, noter des insomnies, modeler l’inexprimable ou fixer des vertiges sur une page blanche. La foi que nous partagions était une conviction secrète et inébranlable que la littérature et les arts ont le pouvoir de changer la vie. Y parviennent-ils jamais ? À nous l’imprévisible passion ! Nous prenons allègrement l’entière responsabilité de demain, pro-fessait joyeusement Refus global en 1948. Plus de cinquante plus tard, le désir du désir a donné un visage au Québec et, ce faisant, une incontestable reconnaissance de la culture québécoise sur la scène internationale.

Notre foi n’a pas transporté des montagnes ou aménagé le cours des rivières – elle a laissé cette tâche à Hydro-Québec – mais, elle a cartogra-phié l’envers du pays réel, exploré les affluents du monologue intérieur, prospecté les veines de l’imaginaire et catalogué ces rêves qui traduisent

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l’esprit du temps encore mieux que l’histoire, comme l’a écrit Hegel. Somme toute, notre foi a tout simplement rendu la vie vivable en lui donnant la liberté d’être toujours un peu plus que ce qu’elle est vraiment quand on l’écrit, on la chante, on la danse, on la joue, on la peint ou on la coule dans le bronze.

As-tu été un bon maître avant qu’on te transforme en monument ? Je pose la question à Henri et laisse le soin de la réponse à ses trois auteurs préférés. Un fol enseigne bien un sage, lance Rabelais avec un éclat de rire. Mais la sagesse ne fait que des médiocres timides, lui rétorque rageusement Érasme. La félicité alors serait de mourir sage après avoir vécu fou, conclut Cervantès avec un sourire bon enfant.

Jean-Claude Germain

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remerciements

Je remercie tout d’abord Henri Tranquille, bien sûr, pour avoir été ce grand libraire amoureux fou des livres et de ce qu’ils portent : la

littérature, la culture, le rêve, la connaissance. Il a écrit dans Place publique : « Il reste que la poésie est le résumé d’une culture. Le poète ressent fortement son époque. Pour connaître les époques obscures du passé, lisez Villon, lisez Marot, lisez Ronsard. » Et c’est par le libraire que la poésie, dans son sens étymologique d’« art de la fiction littéraire », rejoint les liseurs. Il a été ce libraire-là. De façon plus « prosaïque », je le remercie pour toute son abondante documentation qu’il a mise à ma disposition et, surtout, pour son indéfectible disponibilité à me commu-niquer de vive voix la masse de ses souvenirs, pour m’avoir prêté sa pro-digieuse mémoire. Je le cite encore : « Exactitude avant tout est mon éternel motto. » J’en réponds !

Merci à sa fille Gisèle Rocheleau qui m’a entrouvert la porte de l’in-timité de la famille Tranquille.

Je remercie également Yves Beauchemin qui m’a précédé de quelques années dans le dépouillement des souvenirs d’Henri Tranquille en publiant les Entretiens sur la passion de lire, un condensé de centaines d’heures d’enregistrement et de 571 pages de transcription. Une approche certes différente, tout aussi valable, favorisant la spontanéité. J’y ai puisé renseignements et inspiration.

Merci à Hélène Rioux, Gilbert Forest, Robert Lahaise et Sophie Imbeault pour leurs judicieux commentaires à la lecture du manuscrit, cet exercice d’humilité et de perfectibilité pour l’auteur.

Merci à Bernard Janelle et Guy Alain pour leur documentation.Je remercie André Robichaud qui a gracieusement accepté de dresser,

parallèlement à l’auteur, l’index des noms propres des personnes et des

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œuvres cités avec toute la minutie qu’exige ce travail harassant, essentiel pour naviguer dans un ouvrage comme celui-ci.

Au cours de l’année 2004, l’Université de Sherbrooke a constitué un Fonds Henri Tranquille, qui « témoigne des grands courants sociaux du Québec des années 1950 et présente un intérêt pour l’étude de l’activité littéraire et éditoriale ». Les nombreux documents d’Henri Tranquille cités dans le présent ouvrage s’y trouvent. Je remercie Frédéric Brochu, directeur du Service des archives, au nom des éventuels chercheurs. L’Uni- versité de Sherbrooke administre également un Fonds Émile-Charles Hamel et un Fonds Jean-Charles Harvey qu’on peut consulter avec intérêt.

Et l’intérêt de « mettre un visage sur un nom »... « Une image vaut mille mots », dit-on. Les photographies qui illustrent le texte justifient amplement ces formules. Elles appartiennent à Henri Tranquille. Certaines proviennent de la collection Georges Raby, qui les a acquises de Tranquille ; la provenance est indiquée dans les légendes. Chaque fois que cela était possible, j’ai mentionné l’auteur, la source et la circonstance de l’événe-ment capté par la caméra. Malheureusement, un grand nombre de pho-tographies ne sont pas identifiées à ces titres. Je m’excuse de cette omis-sion auprès des photographes et des médias.

De même pour les personnes vivantes figurant sur les photographies. J’assume qu’elles auraient autorisé l’éditeur à enrichir la publication de la biographie d’Henri Tranquille en paraissant à ses côtés...

Il va de soi que le sujet de cette biographie, Monsieur Livre Henri Tranquille, se joint à l’auteur pour remercier tous ceux qui ont collaboré à l’ouvrage, et les liseurs qui lui ont été fidèles au long de sa carrière et après.

Et ces remerciements s’accompagnent de remerciements anticipés. Un livre est écrit, et on se rend compte qu’il existe de nombreuses zones d’ombre. D’autres personnes voudront peut-être combler ces lacunes et compléter la présente biographie, ou aborder d’autres pistes, par exemple la publication de la correspondance générale d’Henri Tranquille.

Yves Gauthier

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Première partie

henri tranquille, libraire

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Chapitre 1

les premières années 1916-1937

Henri Tranquille ? Notre maître à tous », me disait un commis-libraire avec une certaine amertume, ces commis-libraires considérés

comme des archaïsmes dans le contexte des grandes surfaces gérées par ordinateur. Ces librairies, magasins généraux de l’industrie culturelle, cédant aux exigences de l’économie. Ces libraires, espèce en voix d’extinc-tion. Mais il en reste. Il en reste encore.

« Henri Tranquille ? Le père de la Révolution tranquille ? » Non, même s’il y a participé par son action culturelle.

« Tranquille, est-ce vraiment votre nom ? », lui demandait parfois un nouveau client, ébahi par sa nature passionnée, énergique, fébrile, exces-sive, violente même.

C’est vraiment son nom, mais il s’en est fallu de peu : Henri Tranquille est né à Montréal le 2 novembre 1916, de Josaphat Tranquille et Rose Alma (dite Rosama) Boudria. Mais ses ancêtres picards avaient pour noms Pierre Jourdanais et Jeanne Clair de Bannes. On appelait leur fils Pierre, l’immigrant, Pierre Jourdanais dit Tranquille. Ce dernier épousa Marie-Louise Charland à La Prairie le 8 avril 1755. Leur fils Jacques laissa tomber Jourdanais et se fit appeler Jacques Tranquille. Deux générations plus tard, Henri Tranquille clôt cette branche de la lignée, n’ayant pas eu de fils.

Futur libraire né en 1916 entre deux bibliothèques... ou plutôt entre les dates de fondation de deux bibliothèques ! En effet, en 1915, monsei-gneur Paul Bruchési inaugure la bibliothèque Saint-Sulpice, rue Saint-Denis. Propriété des Messieurs de Saint-Sulpice, elle est sujette à l’Index.

«

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Deux ans plus tard, en 1917, c’est l’inauguration de la Bibliothèque muni-cipale de Montréal, 1210, rue Sherbrooke Est. Laïque, elle offre le libre choix des livres.

À la naissance d’Henri, la famille demeure rue Montgomery, dans la paroisse Saint-Anselme du quartier Hochelaga-Maisonneuve. Deux mois plus tard, elle déménage au 178, 7e Avenue à Lachine. Ils habiteront ensuite le 335, 8e Avenue, puis le 156, 6e Avenue. Henri est l’aîné de huit enfants, sept garçons et une fille. Devenus adultes, tous s’établiront à Lachine, sauf Henri, plutôt nomade au fil de ses librairies.

Une famille canadienne-française modeste, même pauvre, catholique pratiquante. Le père, sévère et autoritaire, est journalier à la Dominion Bridge ; la mère, douce, pleine d’abnégation, élève ses enfants à la maison. On ne connaissait pas les garderies à l’époque, et il était impensable ou rarissime qu’une mère de famille se retrouve sur le marché du travail. Elle se confie souvent à son aîné, lui fait part de ses problèmes quotidiens, lui raconte ses peines, les choses du passé. Curieusement, Henri recueille éga- lement les confidences de son père, dont les sautes d’humeur, les colères et quelques taloches distribuées ici et là (sept gars, une fille !) faisaient partie de l’éducation. Pas très grand, mais trapu et plutôt costaud, il inspire le respect même dans la rue où « l’ennemi » préfère généralement éviter l’affrontement. Mais l’aîné se fâche aussi parfois et le père essaie de l’ama-douer, il veut être compris, il veut qu’on sache qu’il n’est pas méchant.

La sorcière. Josaphat appelait sa femme la sorcière. Rosama avait comme un don pour prévoir les événements, un instinct, des antennes, une faculté de prémonition qui donnait la trouille à son mari et à ses enfants parce que, effectivement, il arrivait que les choses se passent comme elle les avait prévues : un accident à l’un des enfants, un événe-ment malheureux qu’elle avait prédit à Josaphat. Plus tard, Henri admet que son père était peut-être un peu destiné à être victime. Pas par fai-blesse ! Josaphat ne s’en laissait pas imposer. Par personne. Pas méchant non plus, mais pas facile à convaincre, pas influençable, une tête dure. Même plutôt colérique, un peu porté sur la boisson, se fâchant parfois pour un détail... mais cédant sous les vociférations de Rosama à qui il arrivait d’élever la voix assez fort. Et Josaphat s’éclipsait pour éviter l’en-gueulade... qu’il méritait bien souvent !

Il y a une anecdote à propos du déménagement de la 8e à la 6e Avenue qui nous renseigne sur le caractère du père : Josaphat Tranquille, momen-

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Chapitre 9les amis de léautaud (1980-1985) 187

Chapitre 10une autre librairie tranquille : usurpation d’identité 191

Chapitre 11la vie privée d’un homme public 193

Chapitre 12les amitiés 199

Chapitre 13à tout seigneur, tout honneur 203

Chapitre 14De corps et d’esprit 207

Annexes 213

Repères chronologiques 255

Index des noms propres et des œuvres 263

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cet ouvrage est composé en minion corps 11selon une maquette réalisée par josée lalancette

et achevé d’imprimer en mai 2005sur les presses de l’imprimerie marquis

à cap-saint-ignacepour le compte de denis vaugeois

éditeur à l’enseigne du septentrion

Extrait de la publication