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Monsieur A. ou la fonction médiatrice de l’image dans le psychodrame psychanalytique individuel (Barcelone, 27 octobre 2007) Alain Gibeault Une forme de psychothérapie, le psychodrame psychanalytique individuel, introduit une variation du cadre et de la technique fondée sur le jeu. Le paradoxe du psychodrame analytique consiste en effet à prescrire systématiquement sous forme de jeu ce qui est par ailleurs considéré comme une entrave au développement du processus analytique, en particulier la latéralisation du transfert et l’agir, moteur ou verbal. Il est vrai que la reprise sur un mode ludique évite la résistance propre à ces défenses qui seraient alors de l’ordre de l’acting en tant que tel pour en faire un mode privilégié d’élaboration pour des patients incapables de supporter une relation transférentielle organisée autour d’un seul analyste. Si le moteur du processus, le transfert, comme sa finalité, sont ceux de la cure classique, dans le psychodrame les différences tiennent en fait au cadre. Le psychodrame analytique, tel que théorisé dans les années 50, par Serge Lebovici , René Diatkine, et Evelyne et Jean Kestemberg (Lebovici, Diatkine & Kestemberg, 1969-70 ; Kestemberg & Jeammet, 1987), et plus récemment par Jean Gillibert (1985) et Philippe Jeammet (1981), fournit en effet des conditions économiques et topiques permettant à l’interprétation d’être entendue sans intrusion, et de ce fait d’être introjectée. Il s’agit d’un psychodrame centré autour d’un seul patient, avec un groupe de thérapeutes comprenant le meneur de jeu, à qui revient le rôle interprétatif, et les cothérapeutes dont le nombre est au minimum de quatre, également répartis entre les deux sexes, et qui sont des joueurs potentiels. La séance est hebdomadaire et dure environ une demi-heure. Le cadre spécifique du psychodrame analytique individuel s’adresse à des patients, adultes ou enfants, qui présentent en général des phénomènes majeurs ou d’excitation ou d’inhibition, caractéristiques souvent d’un fonctionnement psychotique ou d’une phase de remaniement important, comme l’immédiate pré-adolescence et l’adolescence. La diversité entre le meneur de jeu et les différents membres de l’équipe permet de fragmenter un investissement transférentiel massif et d’alléger ainsi le poids économique de cette excitation : l’interprétation alternée dans le jeu et hors du jeu aboutit dans le meilleur des cas à la 1

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Monsieur A. ou la fonction médiatrice de l’image

dans le psychodrame psychanalytique individuel

(Barcelone, 27 octobre 2007)

Alain Gibeault

Une forme de psychothérapie, le psychodrame psychanalytique individuel, introduit

une variation du cadre et de la technique fondée sur le jeu. Le paradoxe du psychodrame

analytique consiste en effet à prescrire systématiquement sous forme de jeu ce qui est par

ailleurs considéré comme une entrave au développement du processus analytique, en

particulier la latéralisation du transfert et l’agir, moteur ou verbal. Il est vrai que la reprise sur

un mode ludique évite la résistance propre à ces défenses qui seraient alors de l’ordre de

l’acting en tant que tel pour en faire un mode privilégié d’élaboration pour des patients

incapables de supporter une relation transférentielle organisée autour d’un seul analyste. Si le

moteur du processus, le transfert, comme sa finalité, sont ceux de la cure classique, dans le

psychodrame les différences tiennent en fait au cadre.

Le psychodrame analytique, tel que théorisé dans les années 50, par Serge Lebovici ,

René Diatkine, et Evelyne et Jean Kestemberg (Lebovici, Diatkine & Kestemberg, 1969-70 ;

Kestemberg & Jeammet, 1987), et plus récemment par Jean Gillibert (1985) et Philippe

Jeammet (1981), fournit en effet des conditions économiques et topiques permettant à

l’interprétation d’être entendue sans intrusion, et de ce fait d’être introjectée. Il s’agit d’un

psychodrame centré autour d’un seul patient, avec un groupe de thérapeutes comprenant le

meneur de jeu, à qui revient le rôle interprétatif, et les cothérapeutes dont le nombre est au

minimum de quatre, également répartis entre les deux sexes, et qui sont des joueurs potentiels.

La séance est hebdomadaire et dure environ une demi-heure.

Le cadre spécifique du psychodrame analytique individuel s’adresse à des patients,

adultes ou enfants, qui présentent en général des phénomènes majeurs ou d’excitation ou

d’inhibition, caractéristiques souvent d’un fonctionnement psychotique ou d’une phase de

remaniement important, comme l’immédiate pré-adolescence et l’adolescence. La diversité

entre le meneur de jeu et les différents membres de l’équipe permet de fragmenter un

investissement transférentiel massif et d’alléger ainsi le poids économique de cette excitation :

l’interprétation alternée dans le jeu et hors du jeu aboutit dans le meilleur des cas à la

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concentration du mouvement, déplacé et ambivalent sur la personne du meneur de jeu, et à ce

moment-là maniable comme un traitement analytique avec un seul analyste.

En réalité, la tactique interprétative vise moins à faire une analyse systématique du

transfert qu’à favoriser un travail de représentation correspondant à la mise en place de la

régression formelle et topique. De ce point de vue, la fragmentation de l’investissement

transférentiel sur l’ensemble des psychodramatistes permet l’organisation du processus

analytique et ce ne sera que dans un second temps à la faveur de la régression temporelle qu’il

sera possible éventuellement d’interpréter le transfert sur le meneur de jeu.

5.2.3.1. De l’auto-engendrement à la scène primitive

Le cas de Monsieur A., un patient psychotique, en psychodrame psychanalytique

individuel, peut illustrer cette tactique interprétative (A. Gibeault, 2002, 2004) (1). Au cours

du premier entretien, Monsieur A. dit au consultant : « J’ai acheté un pistolet. Donc j’ai

essayé de me tuer pendant deux jours en faisant un circuit autour de la Seine…. enfin bon je

ne sais pas pourquoi, j’avais choisi les ponts… c’était me tirer une balle et après tomber dans

l’eau…Je ne comprends pas ce qui a pu me retenir… c’est sans doute… parce qu’avec le

pistolet, il fallait appuyer très fort sur la gâchette et bon il y avait un laps de temps… entre le

fait de mettre… de l’avoir dirigé sur moi et d’appuyer qui était trop long je trouve…quand j’ai

vu que je n’y arriverais pas, bon je me suis pointé au service d’urgence psychiatrique de

l’hôpital Sainte Anne ».

C’est cette tentative de suicide qui a conduit Monsieur A. à une hospitalisation de

plusieurs mois à la Policlinique de l’ASM 13 (Association de Santé Mentale de Paris 13ème) et

à une consultation au Centre E. et J. Kestemberg, avec le précédent directeur du Centre : c’est

une présentation qui ne laisse place à aucun jeu dans les deux sens du terme, puisqu’elle est

tout autant l’image d’une réalisation immédiate, que celle de la suspension du temps, « le laps

de temps » qui arrête le geste meurtrier.

La présentation du psychodrame de Monsieur A. et de séquences antérieures significatives a été l’objet

d’articles dans différents numéros de « Psychanalyse et psychose » :

A. Gibeault 2002, 2004, 2006 ; Murielle Gagnebin-De M’UZAN, 2003.

L’équipe actuelle est constituée par les collègues suivants :

Meneur de Jeu : Alain Gibeault (A.G.)

Psychodramatistes : Clément Bonnet (C.B), Anne Enguerand (A.E), Murielle Gagnebin (M.G), Monique Israël

(M.I), Pierre Mattar (P.M), Laurent Muldworf (L.M), Brigitte Reed-Duvaille (B. R.D), Martha Villarino (M.V).

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A l’occasion, avec l’accord de Monsieur A., certains collègues étrangers assistent aux séances de psychodrame

comme auditeurs. Au cours de cette première séance, un collègue russe, Andrei Rossokhin, était présent, ce qui a

certainement contribué au choix du thème de la scène. Ultérieurement, Marina loukomskaïa (M.L.), également

d’origine russe, a rejoint notre équipe et participe régulièrement aux séances de Monsieur A.

Pour faire face à cette problématique meurtrière, le consultant devait proposer

d’introduire le jeu du psychodrame, afin de favoriser la création d’un espace psychique et

d’une temporalité, qui surmonte le recours au déni omnipotent et au clivage du moi. Le

fonctionnement psychotique de Monsieur A. avait en effet mis en échec auparavant la

proposition d’une psychanalyse sur le divan pendant deux ans, puis d’une psychothérapie en

face à face pendant encore deux ans : ce travail avait été interrompu brutalement par la

tentative de suicide. Le travail analytique n’avait pas permis de lier la violence et la

destructivité de ce patient, seul recours possible pour échapper à la menace annihilante de

l’indifférenciation d’avec l’objet, mouvement qu’A. Green (1990) a décrit comme une

conjuration de l’objet. Pour sortir de la confusion, il ne reste plus alors que la destruction de

l’objet ou celle du sujet lui-même.

La cure par le psychodrame de Monsieur A., d’abord sous la direction de Jean

Gillibert pendant deux ans, puis sous ma direction depuis huit ans, devait permettre à Mr A.

d’envisager d’autres solutions que la destruction. Au moment de la consultation, Monsieur A.

est dans un état de grand désarroi : depuis un licenciement deux ans plus tôt, il dit qu’il ne

peut plus travailler ou même chercher du travail ; il est, dit-il « resté au lit … en faisant le

mort » jusqu’à ce qu’il se décide à trouver la solution suicidaire.

Il est hanté par une histoire paternelle humiliante et honteuse, où le grand-père

paternel et son père se sont rendus coupables de collaboration avec les Allemands pendant la

deuxième guerre mondiale ; il est hanté par les récits de guerre et de destruction qui ont

occupé ses lectures dès l’enfance et se sent envahi par des images de corps pulvérisés, qui

renvoient tout autant à ses angoisses de morcellement qu’à leur maîtrise dans la répétition

imaginaire des thèmes qui l’habitent. A la fin de l’adolescence, il a été selon le désir de son

père, soldat pendant cinq ans et il s’est senti « encaserné » selon son expression, pour désigner

cette expérience angoissante de ne plus pouvoir en sortir une fois qu’on y est entré,

correspondant au vécu de l’englobement terrifiant par l’objet : son vécu psychotique a

correspondu à cette vision de « l’Ange exterminateur », selon le titre du film célèbre de

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Bunuel, où les invités sont soudainement enfermés dans une maison au cours d’une soirée

avec l’incapacité de trouver la force d’en sortir.

A cet enfermement par l’objet, il n’y a d’autre alternative que celle de fuir l’objet et de

se réfugier dans le désinvestissement, « se laisser tomber » comme le dira Monsieur A. en

évoquant un souvenir d’enfance à deux ans : « Mon père était le long de la berge (au bord de

la Marne), il était très loin ; il était sur le côté gauche. Ma mère était avec moi sur le côté

droit. J’ai avancé dans l’eau. Comme j’étais petit, j’ai dû perdre pied très vite, à moins d’être

tombé dans un trou, mais, ce dont je me souviens précisément, c’est qu’effectivement je me

sens… tomber. Et ça dure longtemps. Et c’est quelque chose qui est sans angoisse presque

même avec plaisir ».

C’est la sortie hors du temps, la fascination pour une chute sans fin où la scène

primitive est déniée au bénéfice d’un vécu d’éternité et d’immortalité, qui peut correspondre à

un fantasme de mort et de renaissance dont le sujet est le seul maître : donc un fantasme

d’auto-engendrement correspondant au recours à l’omnipotence, comme seule solution pour

éviter la confusion incestueuse avec la mère en l’absence d’un père qui était dit-il, « très

loin ». Ses parents ont d’ailleurs divorcé quand Monsieur A. avait treize ans, et la mère a

invité son fils à partager son lit !

Je souhaiterais présenter une séquence survenue après environ neuf ans de

psychodrame, qui nous a permis d’entrevoir avec Monsieur A. la possibilité de sortir de la

solution psychotique, dans laquelle il a pu se sentir depuis si longtemps enfermé. Monsieur A.

a maintenant cinquante-quatre ans, mais il en paraît quinze de moins, comme s’il avait gardé

un air juvénile proche de l’adolescence. Il est vêtu de façon relativement élégante qui évoque

l’âge adulte, contrairement à sa présentation au début du psychodrame : à l’époque il était

habillé d’un jogging sans forme, les cheveux ébouriffés ou « coupé au bol », selon son

expression, ce qui lui donnait un air égaré ; à l’image de son apparence extérieure informe, il

était d’une telle passivité dans les scènes, que l’on pouvait penser à un être sans contour et

sans intériorité. Cette soumission masochique à l’objet n’était toutefois que l’envers d’une

fantasmatique terrifiante exprimée apparemment sans affect : avec un air rigolard, il proposait

de jouer une scène où ses deux sœurs plus jeunes (l’une est née un an après lui, la deuxième,

deux ans après lui) étaient découpées en morceaux et enterrées dans le jardin familial.

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Pour ce patient sa présence corporelle passive et sans contour témoignait de sa

reddition à l’objet, de son abandon au corps de la mère et à son plaisir. De ce point de vue la

scène du psychodrame pouvait offrir à ce patient la possibilité de se libérer de cette emprise et

de cette menace d’indifférenciation autrement que sur le mode de la violence destructrice. Si

la passivité est intolérable en raison de cette angoisse d’englobement, le psychodrame offre

par sa technique la possibilité d’une activité par le jeu, dont les thèmes et les rôles sont

préparés par le patient. Il lui permet ainsi de reconquérir une image du corps jusqu’alors

marquée par les lacunes, les failles et le morcellement en raison des défaillances de

l’investissement maternel primaire.

Plus que dans la psychothérapie individuelle, où la présence du corps et du geste assure déjà

une limite à l’angoisse d’indifférenciation, le psychodrame met en scène le corps et permet

ainsi d’aller au delà du clivage entre les affects et les représentations. Le jeu

psychodramatique s’appuie sur la mimique représentative du corps et favorise ainsi le passage

du corps à la parole.

Cela suppose toutefois que le geste dans le jeu psychodramatique soit toujours allusif en

laissant ainsi un écart entre l’identique et le même, entre la reproduction littérale et sa

représentation : le travail de symbolisation que le cadre du psychodrame propose s’inscrit

justement dans cette distance entre le passage à l’acte de l’ordre de l’équation symbolique et

la mise en acte qui s’inscrit dans une différence entre la chose et sa représentation. Si le

toucher est possible dans le jeu psychodramatique, il ne peut être de l’ordre d’un érotisme de

convoitise et d’envie qui renforcerait les angoisses psychotiques d’incorporation, mais doit

s’adresser à autrui et lui laisser sa place. Le geste allusif qui met en scène le corps fonde

d’ailleurs sa visée symbolisante sur le regard tiers du meneur de jeu, qui devient ainsi le

garant d’une visée objectalisante et de réappropriation du corps et de ses affects.

Il s’agissait d’un patient qui s’était retrouvé dans l’impossibilité de travailler, et même

de chercher du travail, ce qui l’avait conduit à faire une tentative de suicide. Grâce au

psychodrame, Monsieur A. avait pu se permettre de reprendre son travail d’informaticien et

une activité de peintre, qui l’a même amené, un jour, à nous apporter quelques-uns de ses

tableaux de style abstrait, à la manière de Poliakoff. Toutefois, il se demandait toujours

pourquoi il fallait travailler et gagner de l’argent. Par ailleurs, il se dépossédait de tout

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l’argent qu’il gagnait au profit d’une amie qu’il vivait comme vampirique. Il rencontrait

également beaucoup de difficultés à se faire payer. Pour lui, travailler, être rémunéré, c’était

vouloir gagner sa vie « comme tout le monde ».

Nous avions travaillé antérieurement ce conflit en termes d’opposition entre son idéal

du moi narcissique d’être un grand homme sans avoir à travailler et les exigences du surmoi

d’accepter les limites et, de ce fait, d’être capable de se donner de réelles satisfactions. Le

travail interprétatif davantage centré sur les modalités du fonctionnement psychique que sur

les fantasmes inconscients avait permis à Monsieur A. de mieux faire face à ses pulsions

destructrices en favorisant les capacités de liaison de l’excitation par un recours à des images

et à des mots tolérables pour le Moi.

Ce n’est que dans un second temps qu’il avait été possible d’aborder les enjeux de ses

fantasmes inconscients. A l’occasion d’une scène figurant sa curiosité pour les relations

sexuelles de ses parents, il avait exprimé un déni de la scène primitive. Au cours de cette

scène il trouve naturellement insupportable que ses parents puissent être ensemble ;

l’exclusion de la scène primitive est suggérée par les deux psychodramatistes par le désir de

ne pas être dérangé par leurs enfants quand ils sont seuls ensemble. Monsieur A. se sent alors

sollicité à exprimer un désir de voir et dit : « Je regarde à travers, c’est comme un trou

blanc ». Trou blanc qui peut être compris comme la figuration d’une hallucination négative

qui dénie la scène primitive dans le même mouvement où Monsieur A. y est directement

confronté.

Dans ses associations, après le jeu, il avait rappelé qu’à l’adolescence il pensait que

ses parents n’avaient jamais eu de vie sexuelle et que les enfants naissaient par génération

spontanée. Le travail sur cette scène fut l’occasion d’interpréter le fantasme inconscient sous-

jacent à son apragmatisme et sa difficulté à gagner de l’argent : «Gagner sa vie comme tout le

monde, c’était accepter l’idée d’être né d’un père et d’une mère comme tout le monde, ce qui

avait été longtemps pour lui insupportable et inacceptable ». Grâce à la possibilité de figurer

dans le psychodrame le déni de la scène primitive, nous avions pu aller au-delà des

mécanismes psychotiques de déni et de clivage du moi et lui permettre d’en introjecter

l’interprétation, sans vivre celle-ci comme une effraction de son monde psychique.

Il est intéressant également de remarquer que pour Monsieur A. la scène primitive

s’était figurée à partir du thème des camps de concentration. Il avait évoqué un jour l’idée que

ses parents se disputaient souvent violemment à propos de l’extermination des juifs dans les

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camps, le père refusant d’admettre la réalité de l’extermination nazie des juifs d’Europe

contrairement à la mère qui soutenait le contraire ; face à une scène primitive si violente et

destructrice, Monsieur A. n’avait eu comme recours qu’à transformer le trou noir en trou

blanc et faire disparaître toute trace de terreur et de violence au prix toutefois de cette

« déchirure dans le moi » selon l’image utilisée par Freud pour décrire le clivage du moi dans

la psychose.

Dans ce mouvement de passage du fantasme d’auto-engendrement à l’élaboration de

la scène primitive, Monsieur A. se découvre sujet de ses pulsions, plutôt que l’objet d’une

persécution par autrui. Au cours des séances suivantes, il se demande si finalement sa haine

n’a pas déformé la façon dont il a pu représenter ses parents et, conscient de l’importance

d’une temporalité, il comprend que tout ce qu’il vit aujourd’hui, en particulier dans ses

relations avec les femmes, vient « de tout ce qu’il a créé dans sa tête quand il était petit ». Il

prend également conscience de la différence entre penser et faire et après avoir eu tant de

fantasmes violents, il s’étonne en disant : "Je n’ai pas trucidé quelqu’un jusqu’à maintenant ».

Il est d’ailleurs remarquable qu’au cours des séances où les thèmes sont les plus violents, il

préfère prendre le rôle d’observateur et laisser à un psychodramatiste le soin d’exprimer les

fantasmes les plus primitifs : découper ses sœurs en petits morceaux et les déposer à la

consigne de « la gare de Lyon » qui devient alors sous la pression du processus primaire « la

gare des lions ».

Alors qu’il émerge de la confusion psychotique et redevient humain, Monsieur A.

tombe malade physiquement, et l’on ne saura jamais si ce qu’il a appelé un gros rhume pour

lequel il a été hospitalisé, a été une méningite ou pas, comme l’enfant autiste invulnérable qui

sort de l’encapsulement psychotique et attrape toutes les maladies physiques. Monsieur A. est

maintenant malade physiquement pour la première fois, mais hésite à évoquer l’idée d’une

maladie mortelle : il pense à la mort, « mais je préfère, dit-il, ne pas penser que ça pourrait me

faire peur ». Devenir humain et entrer dans le temps, c’est en fait pouvoir accepter la

naissance et la mort.

Comme le dira un jour Monsieur A. : « Le temps est à refaire tous les jours un petit

peu ». C’était certes indiquer ainsi le risque d’un enfermement dans la juxtaposition des

instants. Mais c’était aussi le souhait de s’établir dans la durée et la permanence. Cela suppose

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de pouvoir momentanément suspendre les enjeux de la vie et de la mort sans les dénier dans

un plaisir de jouer qui est tout aussi bien un plaisir à penser et à fantasmer.

Que peut-on dire des mouvements transférentiels ? Il est tout à fait remarquable que,

dans le même mouvement où Monsieur A. montrait des capacités à surmonter le conflit

d’ambivalence à l’égard des imagos parentales, il fit son premier rêve transférentiel après huit

ans de psychodrame : il m’apportait un énorme bouquet de fleurs odorantes et colorées

derrière lequel je disparaissais. Ce rêve, fortement condensé, témoignait d’une capacité à

mettre en scène un Oedipe inversé en projetant sur son analyste la position féminine tout en

représentant sa propre angoisse devant la « fleur-femme-vagin » dévoratrice. Le thème des

fleurs, figurant le sexe féminin, avait été l’occasion de réfléchir avec lui sur sa peur de

toucher la femme-fleur de crainte d’être aspiré et sur le besoin de tenir ces fleurs à distance

en se limitant à sentir leur parfum. Dans le rêve transférentiel, les fleurs odorantes étaient

certes des fleurs que l’on pouvait toucher, mais qui en même temps risquaient d’entraîner la

disparition d’autrui ou du sujet lui-même.

5.2.3.2. Le souvenir de l’enfant en détresse

Dans ce travail de perlaboration, on pouvait se demander pourquoi Monsieur A.

n’avait jamais pu évoquer directement la détresse de l’enfant qu’il avait été. Grâce à la

capacité retrouvée de régression formelle et topique, Monsieur A. a poursuivi jusqu’à

récemment le travail de remémoration et de reconstruction corrélatif de la régression

temporelle. A l’avant-dernière séance avant la séparation des vacances d’été, il proposera à

l’équipe du psychodrame d’évoquer et de retrouver le souvenir de l’enfant abandonné à des

affects et des sensations incompréhensibles en présence de ses parents et de pouvoir entrevoir

d’acquérir, selon l’hypothèse de Winnicott (1958), la capacité d’être seul en présence

d’autrui.

Je lui rappelle nos dates de vacances pour l’été. Monsieur A. remarque qu’il n’a rien à

dire. Toutefois il est allé aux prud’hommes pour réclamer l’argent que sa patronne lui devait ;

mais celle-ci n’était pas là. De plus le responsable des prud’hommes avait oublié le dossier :

« C’est un homme de la CGT (syndicat de gauche), il avait donc les mains vides et moi je n’ai

pas d’argent ».

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Il parle de Marie (son amie actuelle avec laquelle il a une relation stable pour la

première fois) qui va partir en vacances une semaine en Sardaigne parce qu’elle a travaillé un

mois ; avant elle touchait le RMI (Revenu minimum d’insertion). Il ne partira pas car il n’a

pas d’argent. Il reste silencieux et je lui demande quelle scène nous allons jouer. Il n’a pas

d’idée. Mais finalement, il déclare qu’il va jouer une scène avec son amie Marie. Il choisit le

rôle de l’observateur et donne son rôle à Mr. M. et celui de Marie à Mme I.

Marie dit : « Je pars, tu n’as pas d’argent, tu n’as pas de travail » ; il répond qu’il est

dans le vide et imagine qu’un autre homme, riche, pourrait s’occuper de Marie. J’envoie le

Dr. B., l’un des thérapeutes hommes, jouer le rôle d’un ami qui lui propose de rester avec lui

en l’absence de Marie et de lui prêter ses tubes de peinture. Monsieur A. rétorque : « Au fond

on n’est pas attaché, j’ai peur de l’engloutir dans mon vide ». On évoque l’idée que tout le

monde l’abandonne, y compris le groupe du psychodrame.

J’arrête la scène en réfléchissant avec lui pourquoi il établit un lien entre la séparation

et le vide : il dira : « Ou on est collé ou c’est le vide ». Je lui réponds qu’il a longtemps pensé

ainsi ses relations avec d’autres femmes mais qu’il avait, me semble t-il, construit une relation

différente avec Marie ; on peut se demander si la séparation ne peut qu’entraîner le vide alors

que depuis plusieurs semaines, il s’est rendu compte que nous partagions ensemble beaucoup

de choses importantes susceptibles de rester en lui-même si l’on se sépare. Il est dubitatif et

observe qu’il a l’impression que depuis un mois rien ne se passe au psychodrame, en fait,

depuis le moment où il ne gagne plus d’argent. Il s’interroge sur les raisons pour lesquelles il

réunit séparation et vide et s’il n’y a pas eu des abandons antérieurs. Je lui demande lesquels :

« A quatre ans » me dit-il. A ma question sur ce qui a pu se passer à cet âge, il me répond :

« Je ne me souviens pas à quatre ans, mais avant quand j’étais dans la poussette, c’était le

silence, les parents étaient là mais ne parlaient pas, ils se disputaient et je ne comprenais rien,

c’était des mots sans sons ». Il nous explique que la dispute concernait le loyer réclamé par le

propriétaire, que son père n’avait pas payé et il remarque : « C’est un peu comme moi

aujourd’hui ».

Je lui propose de jouer cette scène, il choisit son rôle, Mme E. dans le rôle de la mère,

Dr. B. dans celui de son père, Mr M. dans celui du propriétaire. La mère est silencieuse,

l’enfant face à elle, pendant que le propriétaire se dispute avec le père au sujet du loyer

impayé. La mère impose le silence à voix basse. Monsieur A. se mêle dans la conversation

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pour nous dire : « Je ne comprenais rien à ce qui se passe ». Toutefois il commente la scène

en nous décrivant un père mutique et sans réaction devant le propriétaire. Il remarque qu’il

n’est pas dans le sens où se trouve un enfant dans une poussette et il tourne alors le dos à sa

mère qui s’exclame : « Mais alors mon enfant comprend, je ne lui parlais pas parce que je

croyais qu’il ne comprenait pas » !

Il évoque une image : il est un enfant dans le noir, une porte s’ouvre, il voit la lumière

blanche et ne sait pas ce qui se passe. Cette image nous renvoie au trou blanc de la scène

primitive, à l’éblouissement devant l’objet maternel, « le sein qui rend aveugle ». La mère,

s’adressant alors au père, lui dit : « Il s’agit de nous derrière la porte ». « Ils se disputaient »,

nous dit Monsieur A. La mère interpelle le père : « Tu vois quand on se disputait, notre enfant

croyait que tu me coupais en morceau ».

A ce moment là, j’invite deux collègues femmes à jouer une mère et une fille dans une

relation de tendresse réciproque. L’enfant, réalisant qu’il est en face à face avec sa mère, se

retourne pour lui présenter son dos : « Mais non, tu es derrière moi, et je te sens derrière

moi ». La mère réagit avec douceur : « Tu es mon bébé, tu es très belle ». Monsieur A. en

parlant de ses parents poursuit : « Ils auraient dû en prendre de la graine ».

Je réfléchis avec lui sur le sens de cette scène et à nouveau il fait le lien entre

l’abandon et le vide. Je remarque que c’est paradoxal de vivre un sentiment d’abandon et de

séparation en présence de ses parents ; nous sommes plutôt confrontés entre nous, ici, à une

séparation dont il pourrait penser qu’elle ne renverrait pas au vide s’il gardait en lui les

paroles que nous avons partagées et qui ne sont pas des mots sans sons.

C’est cette impossibilité d’intégrer toutes ces sensations qui avaient conduit Monsieur

A. à ne construire le lien à autrui que sur le mode d’un trop d’absence ou d’un trop de

présence, comme l’avait montré l’enfant dans sa poussette incapable de comprendre des

« mots sans sons » : expression étrange de Monsieur A. pour désigner des « sons sans mots »,

un bruit incompréhensible équivalent à des « mots sans sons », à un silence destructeur de la

part du couple parental, renvoyés en raison de leurs conflits à un désinvestissement et un non

regard sur la vie émotionnelle de leur enfant.

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Dans ce mouvement transférentiel Monsieur A. s’absentera sans prévenir à la séance

de reprise après les vacances d’été. Il évoque pour lui une confusion dans les dates mais il

apparaîtra clairement que cette absence était motivée par le désir d’acquérir une maîtrise de la

séparation par rapport au meneur de jeu et au groupe de psychodrame en décidant de

renverser les rôles et d’abandonner plutôt que d’être abandonné. C’est ce que je lui

interpréterai et la suite de notre travail montrera l’importance d’élaborer le transfert paternel

sur le meneur de jeu. Monsieur A. évoque ainsi pour la première fois l’admiration pour son

père car il n’est pas seulement le salaud collaborateur avec les nazis qui a suscité sa haine

mais aussi un maire respectable et apprécié dans une commune de France qui suscite son

amour. L’appui sur ce transfert paternel lui a permis ultérieurement de mieux faire face à ses

angoisses génitales et prégénitales vis-à-vis de l’imago maternelle, et de s’autoriser et de

maintenir une vie amoureuse stable avec une femme.

Réfléchissant récemment au bénéfice trouvé dans notre travail analytique il a

remarqué : « Il y a dix ans j’étais au chômage et j’ai voulu me suicider, aujourd’hui je suis

momentanément au chômage mais je n’ai pas envie de me suicider ! » Monsieur A. avait

effectivement perdu son travail en raison de la faillite de l’entreprise dans laquelle il travaillait

mais contrairement au désespoir dans lequel il se trouvait dix ans auparavant, il peut, grâce

au transfert sur le meneur de jeu et le groupe de psychodrame trouver en lui le désir et les

ressources pour chercher un autre travail et y trouver des satisfactions. On peut ainsi penser

que le psychodrame avait permis à Monsieur A. d’accepter les enjeux de la naissance et de la

mort, de la scène primitive et de la sexualité humaine. Sortir de la psychose, c’est en réalité la

possibilité d’accepter les limites de l’être humain, et à cette condition pouvoir vivre sa vie au

lieu de la rêver.

Stratégie thérapeutique et tactique interprétative dans l’abord des patients

psychotiques ont pour objectif de favoriser les fonctions de symbolisation chez des patients

qui ont souvent perdu la possibilité de différencier entre le symbole et l’objet symbolisé, entre

le présent et le passé, entre les imagos paternelles et maternelles. L’angoisse psychotique

renvoyant le sujet à ce conflit irreprésentable d’être, à la fois, sujet dévorant et objet dévoré, il

s’agira de proposer un cadre externe et interne qui permettra à l’interprétation d’être

introjectée. C’est pour cette raison que le choix de travailler davantage d’abord sur les

modalités de fonctionnement psychique, plutôt que sur les fantasmes inconscients et la

relation transférentielle, peut favoriser dans un premier temps la création d’un espace

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psychique où peuvent se rencontrer sujet et objet dans un enrichissement réciproque sans

confusion ; c’est seulement dans un second temps que l’interprétation du transfert dans ses

modalités positives et négatives pourra être élaboré ; c’est ce que Winnicott avait à l’esprit

lorsqu’il soulignait que la chose la plus importante, pour l’analyste, était sa capacité de jouer

avec des images, des représentations, des mots qui devaient permettre aux patients, en

particulier à ceux qui présentaient un fonctionnement psychotique, d’acquérir cette capacité

de jouer, que ce soit dans un traitement individuel ou dans le psychodrame.

Le travail analytique avec les patients psychotiques visera essentiellement à

développer cette capacité à jouer, ce que le cas de Monsieur A. avait particulièrement bien

illustré lorsque, après plusieurs années de psychodrame, il commençait chaque séance en se

posant une question sur son fonctionnement psychique : « Je me suis demandé s’il n’y avait

pas eu un problème à propos de ma naissance ? » ; ou, un autre jour : « si ma haine ne m’a pas

empêché de réussir à l’école ? » où à un autre moment : « si ce n’est pas ma haine qui

m’empêche de peindre ?» Le psychodrame analytique avait permis à Monsieur A. d’acquérir

cette capacité auto-réflexive témoignant de l’instauration d’un véritable processus analytique.

Si un patient psychotique peut ainsi se poser ces questions, c’est qu’il a acquis une

capacité à jouer avec ses représentations, à fantasmer et à penser plutôt qu’à décharger une

excitation dans la recherche d’une satisfaction immédiate. C’est là l’enjeu de tout travail

analytique, quelle que soit l’organisation psychique du patient, qui s’appuie sur l’activité de

négation telle qu’elle fut décrite par Freud, (1925b), comme mécanisme psychique au

fondement des processus de pensée. Après chaque scène de psychodrame, le meneur de jeu

demande souvent au patient : « Qu’avez-vous pensé de ce qui s’est joué ? ». Il offre ainsi, à ce

dernier, la possibilité d’accepter certaines des représentations qui lui ont été proposées et d’en

rejeter d’autres et de pouvoir ainsi exister comme sujet à part entière, face à autrui.

5.2.3.3. La photo, « ça me saoule »

De ce point de vue le psychodrame psychanalytique individuel propose un cadre favorable au

développement et à l’exercice de cette pensée par images pour sortir des images fixes,

stéréotypées et répétitives et s’ouvrir à un mouvement des images au fondement de la

constitution d’un récit et d’une histoire. L’appui sur un jeu psychodramatique sous le regard

du meneur de jeu permet de construire cet écart nécessaire à la constitution d’un processus de

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symbolisation qui n’est autre qu’une possibilité de jeu sur les images, les représentations et le

langage.

Dans cette perspective l’image occupe une position intermédiaire entre la chose et le mot et

suppose que l’on soit attentif à la fois à sa « virtualité contenante », qui permet au sujet de

trouver le chemin vers l’objet, et à son « pouvoir médusant » (Tisseron, 1989) qui risque

d’enfermer le sujet dans une fascination quasi-hallucinatoire, voire dans l’hallucination

psychotique. Le même auteur remarque avec pertinence que « l’impossibilité de pouvoir

imaginer une situation peut conduire à l’agir mais, en même temps, l’impossibilité de pouvoir

imaginer une situation comme réalisée peut aussi conduire à désirer la réaliser pour pouvoir

l’imaginer, c'est-à-dire pour pouvoir la symboliser à travers une image » (p.1996). Autrement

dit, à la demande des patients de leur assurer une réciprocité du désir, il s’agit de leur

proposer la réciprocité de l’image.

Cette revalorisation de la pensée par images est au centre des réflexions sur le rôle de la

figurabilité dans la cure et de l’importance de la régression topique et formelle (C. et S.

Botella 2001) ; elle prend toutefois d’autant plus de valeur lorsqu’il s’agit de travailler avec

des patients qui n’ont pas à leur disposition cette capacité de régression formelle et topique,

condition pour que s’effectue la régression temporelle au sens psychanalytique du terme.

F. Duparc (2005) a souligné tout l’intérêt de la réflexion contemporaine sur l’image psychique

qui intéresse le psychanalyste et insiste également sur son statut intermédiaire dans l’activité

de représentation, « entre l’image perceptive proche de l’action et du réel qu’elle tend à

reproduire, et l’image poétique ou rhétorique à multiples transformations évoquées à

l’intérieur du langage » ; et il ajoute : « Ce statut intermédiaire explique le rôle positif de

l’image dans la réanimation de la pensée, qu’elle rattache au corps, à l’affect et à la pulsion » ;

mais il explique aussi « la possibilité de fixations, là où un traumatisme a gêné l’élaboration

des représentations nécessaires à la construction fantasmatique du sujet, de son Oedipe, et de

son roman familial ».

Une séquence récente du psychodrame de Monsieur A.1 permettra, ici, d’illustrer cette

fonction de l’image dans la cure analytique qui permet les retrouvailles entre le corps et

l’esprit, entre la sensation et la perception, entre les représentations et les affects. Envahi

1

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pendant longtemps par des angoisses d’indifférenciation à l’égard de l’imago maternelle

archaïque il a pu progressivement s’appuyer sur le transfert paternel et retrouver en lui le désir

d’une filiation paternelle. Après avoir lu le livre de Gérard Haddad, « Comment j’ai été

adopté par Lacan », il a pu exprimer dans le jeu son fantasme d’être adopté par le meneur de

jeu et ses co-équipiers « sa nouvelle famille ».

C’est dans ce contexte qu’il exprimera pour la première fois de façon aussi éloquente, son

rapport à l’image dans l’évocation de la visite d’une exposition de photos.

Après que le meneur de jeu lui eut demandé ce qu’il souhaitait jouer, Monsieur A réfléchit un

bon moment, bras croisés, puis en le regardant pour la première fois depuis le début de la

séance :

Mr A : Bon bien pourquoi pas ça, je ne sais pas très bien, à la FNAC il y a une expo de photos

sur Saint- Pétersbourg… Il y aurait Madame Enguerand et puis heu.. moi par exemple.

A.G : Alors Madame Enguerand…. ?

Mr A : C’est une dame que j’ai vue justement.

A.G : Vous regardez ensemble (Mr A. : Voilà !) l’exposition de photos (Mr A. : Voilà !) de

Saint-Pétersbourg (Mr A. voilà), d’accord très bien. (Les protagonistes prennent place)

A.E : Ah je ne savais pas qu’il y avait des nuits blanches à Saint-Pétersbourg ; ah oui ça c’est

un drôle de phénomène ça, à Saint-Pétersbourg, des nuits blanches, vous comprenez

comment ?

Mr A : Je savais que ça existait mais pas dans ce sens là.

A.E : Vous pensiez à quel sens, vous, Monsieur ?

Mr A : Ben de toute façon tout à l’heure là on s’est croisé, vous avez bougé (A.E : oui ?) et

puis je me suis dit mais qu’est-ce qu’elle fait ?

A.E. : Qu’est-ce que j’avais l’air de faire ?

Mr A : Ben le signe de croix (il rit)

A.E : J’aurais été inspirée par ces églises russes, ces paysages,

Mr A : Non là il n’y a pas d’église (toujours riant)

A.E : Oui il n’y a pas d’église c’est …

Mr A : Il n’y a pas d’église voilà.

A.E : J’aurais dû me prosterner devant ça ? Non mais vous avez rêvé que je faisais le signe de

croix !

Mr A : Ah ben c’est moi qui l’ai inventé.

A.E : Oui je crois, je crois, j’étais peut-être un peu agitée, je les trouve très belles ces photos,

ça m’exaltait, les couleurs magnifiques, cette impression des nuits blanches, mais vous faites

des nuits blanches ?

Mr A : Parce que c’est plus marqué.

A.E : C’est une couleur très particulière, cet espace blanc laiteux.

Mr A : J’ai compris que la nuit était claire, bon ça, alors,

A.E : Alors nous quand on dit faire une nuit blanche, hein ?

Mr A : ouais

A.E : Ça vous arrive de temps en temps ?

Mr A : On n’arrive pas à dormir.

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A.E : ouais (silence) ben là, le soleil ne se couche pas je crois hein ?

Mr A : mmm (silence)

A.E : Ça doit être un drôle de truc là, d’ailleurs, je crois, ils dansent toute la nuit, ils n’arrêtent

pas d’aller et venir, à Saint Pétersbourg.

Mr A : Là il n’y avait personne, il y avait la mer, la mer qui était gelée ».

Au cours de cette séquence Monsieur A. évoque l’excitation que suscite la vision des photos

de Saint- Pétersbourg figurée par la « folie » de la spectatrice qui fait des signes de croix.

L’image de la nuit blanche suggère l’impossibilité de faire face à cette excitation qui

l’empêche de dormir, alors que l’image de la mer gelée représente le contre-investissement de

cette excitation. Il associe par la suite sur le trouble que provoque la vision des photos :

« A.E : Et vous Monsieur, qu’est-ce que vous faites ? Vous aimez les photos, vous venez dans

des expos photos ?

Mr A : Oui j’aime bien, oui, oui.

A.E : Et vous vous êtes …

Mr A : Faut pas que j’en vois trop.

A.E : Ah bon !

Mr A : C’est comme les tableaux.

A.E : Ça vous tourne la tête.

Mr A : Ah oui, oui oui oui ah bon

A.E : C’est dangereux, vous trouvez ?

Mr A : Euh non, ça me saoule.

A.E : Ça tourne, (G. mmm) ça vous saoule ?

Mr A : Je suis vite rassasié.

A.E : Oui c’est un peu fatigant, tout à l’heure moi j’étais un peu agitée, vous avez cru que je

faisais le signe de croix, moi ça m’exalte, ça m’excite, c’est peut-être ça que vous trouvez

dangereux ?

Mr A : Ben oui, ben peut-être parce que après je sais plus quoi en faire de…

A.E : Il faut vite retourner en faire quelque chose !

Mr A : Ça retombe.

A.E : Moi ça me donne…

Mr A : Ou ça reste dans la tête et puis voilà »

La scène s’achève par l’évocation des photos que faisait son père et le lien immédiat avec les

« baffes » qu’il recevait quand il était petit. Dans l’échange qui s’ensuit entre Monsieur A. et

moi-même, il évoque son inhibition à peindre, ce que je lui interprète comme « la peur que ça

lui tourne la tête, que ce soit trop de plaisir ».

Avec une grande clairvoyance sur lui-même Monsieur A. associe alors sur les liens entre

plaisir et angoisse d’anéantissement :

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« Mr A : Oui, parce que quand, ça m’est arrivé quand j’ai des choses que j’ai faites dès que je

comprenais, ça me, bien c’est comme si ça m’anéantissait, je ne pouvais pas aller plus loin,

parce que, oui c’est ça, oui parce que c’est lié au plaisir … ça déborde ! »

Je lui fais alors remarquer que le psychodrame c’est un jeu et que l’on peut partager un plaisir

sans que cela vous déborde et que c’est une expérience différente de ce qu’il nous a raconté

des jeux avec son père, dans son enfance, quand il jouait à la guerre et que « tout d’un coup ça

ne devenait plus du jeu ». Après un temps de silence Monsieur A. associe « Oui il y a le

meurtre ». Je poursuivrai : « Oui il y a le meurtre, alors on arrête le jeu et on se dit ‘ je ne

jouerai plus jamais’.

Grâce à cet appui sur le meneur de jeu et sur toute l’équipe, Monsieur A. peut évoquer ainsi

les enjeux de l’image dans sa double polarité d’image psychique (image) et d’image

matérielle (picture) ce qui suppose une articulation entre sa fonction d’indifférenciation quasi

hallucinatoire et sa fonction contenante. Pour Monsieur A. l’image devrait être une copie du

réel et laisser peu de place à son pouvoir d’évocation et à sa dimension d’affect, au risque

sinon d’être vite « saoulé », « rassasié », voire «anéanti ». Les mots utilisés par le patient

pour décrire les photos de l’exposition sur Saint-Petersbourg sont ici impressionnants : la

vision d’une image est rapidement source d’une angoisse d’indifférenciation dont il ne peut

sortir qu’en coupant aussitôt, comme un rêveur triomphe par le réveil des images de son

cauchemar. Murielle Gagnebin (2003) évoquait à ce sujet l’ombre de l’image : « Se

confronter aux ombres dans l’image peut conduire à maints périls jusqu’à exsuder une

douleur affolante, stupéfiante, tout près d’annihiler sens et conscience » (p.10) Le risque est

alors de se trouver face à « une image privée d’ombre à jamais » (Ibid), sans profondeur.

A ce sujet, Laurie Laufer (2005), philosophe et psychanalyste, décrit avec beaucoup de talent

les enjeux de l’image dans les traumatismes de la perte : «Dans le cas du traumatisme, il peut

donc se produire parfois un arrêt sur image, arrêt qui peut être l’effroi ou la fascination qui

provoquent une sidération et cet arrêt gèle tous les affects, ne donne plus la possibilité de

s’émouvoir, c’est-à-dire de vivre le corps pulsionnel, notamment par la parole » (souligné par

moi). Et elle ajoute : « Qu’est-ce qu’une image sans mouvement, sinon l’aveuglement ou la

capture du regard ? ». Ce regard c’est tout aussi bien celui de la Méduse qui pétrifie. La

solution ne peut venir que d’un « travail de vision » qui suppose de pouvoir « fermer les

yeux » et retrouver la part d’invisible au bord du visible. Dans un cauchemar relativement

ancien, Monsieur A. avait rêvé « qu’il était chirurgien, qu’un patient était allongé sur une

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table d’opération et que celle-ci consistait à lui enlever les paupières » : il ne pouvait mieux

figurer les conditions d’un « travail de vision » dans la nécessité d’introduire un mouvement

de continuité et de discontinuité, d’ouvrir et de fermer les yeux, pour qu’une image puisse

trouver sa profondeur de champ, sa distance et l’écart indispensable entre le sujet qui voit et

l’image qu’il regarde.

Ce travail de vision est une façon de décrire la dimension de l’hallucinatoire qui cherche à

obtenir, certes une identité de perception, mais permet en même temps d’entraîner le

mouvement vers l’identité de pensée. Sans cette temporalité, l’image devient pure sensation

qui aveugle et brûle : c’est « l’arrêt sur image mélancolique », selon l’expression de Laurie

Laufer. De ce point de vue, il faudrait distinguer le statut de l’image dans l’hallucination

pathologique et dans l’hallucinatoire par rapport à cette qualité du mouvement. Par ailleurs, le

mouvement de l’image qui ouvre à la dimension de la représentation et de l’histoire serait

différent de la mobilité, qui inscrit l’image dans une répétition sans histoire au service de la

sensation.

L’opposition fonctionnelle entre perception et mémoire que Freud reprend à Breuer, pour

décrire la succession des systèmes psychiques, trouve ici sa vérité. La perception apparaît

effectivement à la place de la trace mnésique, elles ne peuvent exister en même temps (Freud,

1925). La simultanéité n’est jamais absolue. Là où elles coexistent, c’est-à-dire dans la

psychose, il y a un clivage de la topique et non une régression : Gillibert (1977) remarque à

juste titre qu’il y a alors, d’une part la trace mnésique sous la forme de l’investissement de

mot et d’autre part, la perception, comme effacement de cette trace, dans une autre place et en

même temps. Or, cette perception ne correspond plus à un « vécu » perceptif, mais se présente

sous la forme d’une « sensation », d’un affect d’effroi que traduit la terreur devant l’image

hallucinatoire. Les « représentations de mot » constitueront dès lors, la protection inerte

contre cette « sensation » terrifiante.

Le refoulement est effectivement corrélatif de la perte de l’objet, et de l’élaboration de cette

perte comme non définitive ; la permanence de l’objet garantit son apparaître-disparaître et les

substitutions symboliques de sa réapparition. C’est quand la perte est vécue comme définitive,

comme dans la psychose, que la fixité se substitue à la permanence, le mobilisme au

mouvement et la juxtaposition des contraires à la contradiction. Penser en termes

d’opposition, c’est laisser échapper la dimension du conflit psychique, qui ne peut se

comprendre qu’en termes de différence. Le travail avec les patients psychotiques consistera

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justement à favoriser le passage du clivage du Moi enfermé dans la juxtaposition des

contraires, à la dimension du conflit fondé sur la contradiction.

C’est ce qu’illustre le fonctionnement du bloc magique que Freud (1925) utilise comme

métaphore du fonctionnement psychique. La conscience n’est possible qu’en raison de

l’investissement inconscient, comme l’écriture sur la feuille de cire dépend du contact avec le

tableau de cire ; mais, en même temps, c’est parce que ce contact n’est pas permanent que le

système perception-conscience peut se renouveler : « Si l’on imagine qu’une main détache

périodiquement du tableau de cire la feuille recouvrante pendant qu’une autre écrit sur la

surface du bloc-notes magique, on aura là une figuration sensible de la manière dont je

voulais me représenter la fonction de notre appareil perceptif (p. 124).

Cette allusion au soulèvement périodique des feuillets montre qu’il faut faire intervenir la

dimension de la temporalité pour rendre compte de la structure de l’appareil psychique et

surmonter les difficultés inhérentes aux modèles optiques ou photographiques qui ne

permettaient pas de concilier simultanément les fonctions de perception (succession) et de

mémoire (permanence). Comme le remarque très justement Derrida (1967) « les traces ne

produisent donc l’espace de leur inscription qu’en se donnant la période de leur effacement »

(p. 334). Il faut retrouver la dimension du point de vue dynamique pour ne pas se laisser

enfermer dans une représentation de l’appareil psychique selon un espace et un temps

cartésiens, marqués par l’extériorité réciproque des parties et aussi rendre compte des enjeux

de l’espace et du temps dans le fonctionnement psychique, autant dans la névrose que dans la

psychose. La dimension du conflit psychique suppose qu’il n’y ait ni contact permanent, ni

rupture entre les systèmes psychiques, ni perception pure, ni mémoire pure. Le néo-kantisme

de Freud laisse échapper à un certain niveau cette différenciation de l’appareil psychique

consécutive au travail de la pulsion : la diversité des systèmes ne se résume pas à une simple

opposition entre le positif et le négatif.

C’est ainsi que l’on peut comprendre le rôle du refoulement originaire, dont Freud (1915)

nous dit qu’il permet la fixation de la pulsion à une représentation, et dont le seul mécanisme

est le contre-investissement. Il vise en effet, à contenir la tendance à la décharge absolue de

l’excitation, et à se défendre contre l’hallucination de la satisfaction par la création d’un

processus fantasmatique et la constitution des fantasmes originaires. En même temps, cette

fixation est à l’origine de cette « emprise de la compulsion de répétition » et de « cette

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attraction exercée par les prototypes inconscients », dont Freud (1926) parle à propos de la

résistance du Ça (p. 88).

Le refoulement originaire institue en effet cette « inertie » primitive du psychisme, qui permet

en retour « l’illumination » de la conscience et l’ouverture au monde. La perception n’est

possible que parce qu’une présence pleine est toujours menacée par une chute dans la

mémoire : elle suppose le deuil de la présence absolue, dès lors sa négation, au risque de

n’être qu’hallucination. L’inconscient est « l’index » de cette négativité qui s’actualise dans

un processus négatif : la résistance, l’auto-érotisme, la décharge absolue des tensions. Mais

cette négativité a une raison d’être qui n’est plus négative mais positive : elle permet à la

conscience d’apparaître et d’exister et au jugement d’existence de s’effectuer.

De ce point de vue, le travail analytique avec Monsieur A., montre clairement que l’accès à

l’hallucinatoire ne pourrait être possible qu’en surmontant le « meurtre » de l’objet et en

construisant sa possible représentation dans la vie psychique. La philosophe Marie-José

Mondzain (2002) a une formulation éloquente pour décrire les conséquences de ce travail

psychique : « L’irreprésentable ne peut attendre sa symbolisation que de la vision elle-

même » (p. 120). Notre patient a pu trouver jusqu’à maintenant dans le psychodrame un lieu

favorable pour retrouver la vue : cette tâche n’est pas achevée mais cette séance a pu montrer

les possibilités du patient d’en évoquer les enjeux, compte tenu du pouvoir accru de regarder

et d’être regardé comme figure d’un investissement de et par l’objet, rendant possible

l’acceptation d’un processus de différenciation entre soi-même et autrui et l’accès au

fonctionnement de la topique psychique.

5.2.3.4. « Qu’est-ce que je vois moi dans les tableaux ? »

A la séance suivante Monsieur A déclare d’emblée :

La dernière séance ça m’a beaucoup soulagé. Alors je crois que c’est parce que j’ai dit le mot

meurtre.

C’est l’occasion de réfléchir ensemble sur la différence entre fantasme et réalité : on peut

parler du meurtre sans tuer. Son soulagement témoigne de sa capacité à pouvoir vivre sa haine

sans crainte de se détruire ou de détruire l’objet. Ainsi s’ouvre la voie pour différencier le

plaisir orgastique, le plaisir qui monte et qui retombe, et le plaisir transitionnel qui permet

l’accès à une pensée désexualisée et à la sublimation. Winnicott (1971) a en effet souligné que

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l’expérience de la transitionnalité ne connaissait pas « d’acmé » et différait « des phénomènes

qui ont un support instinctuel où l’élément orgastique joue un rôle essentiel et où les

satisfactions ont étroitement liées à ce moment culminant » (p.36). C’est ce que Freud (1924)

avait également à l’esprit quand il s’interrogeait sur une satisfaction liée non pas à la décharge

de la quantité d’excitation, mais à la dimension qualitative de celle-ci liée au rythme. De ce

point de vue la sublimation renvoie à la possibilité d’organiser des processus de pensée que

Freud (1895) décrit dans l’Esquisse comme relatifs à l’utilisation de petites quantités

d’énergie ; ainsi s’organise la possibilité d’un plaisir de fonctionnement, non essentiellement

lié à la décharge de la quantité d’excitation, selon le principe d’inertie, mais au maintien

d’une certaine tension, selon le principe de constance.

Monsieur A. est maintenant capable de s’interroger sur son fonctionnement psychique, et

alors qu’il réfléchit à son désir de peindre et aux difficultés qu’il rencontre, il va chercher à

comprendre ce qu’il voit quand il regarde un tableau ; pour la première fois depuis le début du

psychodrame il peut évoquer une expérience hallucinatoire de son enfance qui a probablement

déterminé sa vision traumatique du monde.

Mr A. : Enfin je ne peux pas dire que je crois à la lumière quand même bon (silence), mais en

fait quand je regarde le tableau, c’est ce que je vois, je me demande pourquoi je vois ça ?

A.G : On peut jouer une scène à ce sujet là ? Comment voyez-vous la scène ?

Mr A : Ben il y a moi et quelqu’un d’autre et puis non, non personne représente le tableau.

A.G : Vous regardez l’un et l’autre deux tableaux ? Un tableau ?

Mr A : Oui par exemple.

A.G : Qui serait l’autre personne ?

Mr A : Madame Villarino.

A.G : Madame Villarino…

(Début de la scène avec les deux protagonistes)

M.V : Oui ?

Mr A : Ben oui c’est comme s’il y avait oui une grande lumière dans le tableau.

M.V : Ecoutez, en tout cas dans vos yeux ça brille hein, il y a une telle luminosité que ça vous

éclaire ce tableau, ça vous illumine.

Mr A : Je ne sais pas pourquoi je pense au zénith.

M.V : Zénith ?

Mr A : Une fois qu’on …..

M.V : Bien oui vous avez vu les saints, ils ont toujours tout un halo de lumière.

Mr A : Oui.

M.V : C’est comme ça que vous voyez le tableau ?

Mr A : Moi quand j’ai fait ma communion, je ne sais plus comment ça s’appelle…

M.V : Oui.

Mr A : Oui il y avait une tête avec …

M.V : Avec votre nom, le jour de votre communion (faisant le geste de montrer une image

religieuse)

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Mr A : mmm

M.V : Ah oui.

Mr A : mmm

M.V : Vous étiez là, vous aviez donné le jour où vous avez reçu votre communion, vous avez

été illuminé, la grâce.

Mr A : non, non.

M.V : Non ? Vous ne croyez pas ?

Mr A : Non plus maintenant, plus maintenant, non, non ! (comme s’il chassait un souvenir

teinté de désillusion).

M.V : Mais

Mr A : Non bon.

M.V : Remarquez…

Mr A : Je ne crois en rien.

M.V : Ce tableau là, c’est vrai que quand on regarde ce tableau là, c’est vrai qu’on se sent

touché.

Mr A : C’est le corps qui reçoit quelque chose c’est tout.

M.V : C’est la grâce.

Mr A : Non.

M.V : Ça vous touche à l’intérieur hein.

Mr A : mmm

M.V : Moi parfois ça m’éclaire, ça m’éclaire des choses, je ne saurais pas le dire, je sors d’un

vrai bouillard quoi !

Mr A : Oui, ça fait plaisir de voir ça.

M.V : Hein, non, non c’est plus que du plaisir ; non, non, moi, non, non, moi, ça me change,

je ne suis plus la même.

Mr A : Oui mais après ça disparaît, ça retombe.

M.V : Ah non, non, non, non, moi ça tient, vous ça tombe tout de suite ?

Mr A : C’est pas comme ce qui se maintient pendant très longtemps.

M.V : Ça dure, parce qu’après je pense, je me souviens ! Vous non ça tombe tout de suite ?

Vous ne vous rappelez pas après non ?

Mr A : Hein (G. tousse) oui, oui… je… oui, oui.

M.V : Non vous n’êtes pas très convaincu, hein ?

Mr A : Ben (silence), non, mais ça ressemble comme le jour où j’ai vu la Sainte Vierge.

M.V : Ah bon vous avez vu la Sainte Vierge ! Là

Mr A : Non c’est vraiment.

M.V : Ah bon ! Comment c’était ça ? C’était à la communion non !

Mr A : Non.

M.V : Non ? Comment vous l’avez vue ?

Mr A : Ils attendaient de passer un film, « Bernadette Soubirous »

M.V : Oui et alors ?

Mr A : Ben je l’ai vue dans le trou du toit (il rit).

M.V : Et alors elle vous a …(bras tendu vers l’avant, dans un geste d’appel et de réception),

elle vous a …

Mr A : Comme le film, tout le monde attendait, on commençait à s’impatienter (mouvements

de bras plus nombreux).

M.V : Et il y avait de la lumière ? (Les échanges deviennent rapides, accompagnés de gestes

de mains vifs, le ton est vivant avec beaucoup d’intonations)

Mr A : Ah oui ! oui, oui !...Quand j’avais dit ça au curé, mais il y a pas longtemps que je le lui

ai dit donc quand je suis allé en Sardaigne, parce qu’il y a quelqu’un dans la famille de Marie

(sa copine actuelle) qui est curé, alors il m’a demandé : « Mais elle ne t’a rien dit ? ».

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M.V : Oui et alors, qu’est-ce qu’elle vous a dit ?

Mr A : Ben pas grand-chose.

M.V : Qu’est-ce qu’elle vous a dit de, quand même vous l’avez vue.

Mr A : (silence)

M.V : Elle ne vous a rien dit ?

Mr A : Non, non.

M.V : Et pourquoi, ça vous a fait peur non ?

Mr A : Ah non ! non non ! J’avais pas peur, non, non, ah non elle n’a rien dit.

M.V : Alors là, je savais pas que ça pouvait arriver comme ça ! Vous êtes, bien, vous avez de

la chance d’être illuminé comme ça, parce que moi ça n’est que dans les musées que je vois

de la lumière comme ça, parfois je me sens saisie que j’ai…

Mr A : (coupant la parole et parlant nettement plus fort). Non, moi, ben oui mais qu’est-ce

que je vois moi dans les tableaux ?

M.V : Oui c’est comme la Sainte Vierge.

Mr A : Je vois autre chose si ça se trouve.

M.V : Oui qu’est-ce que vous voyez ?

Mr A : Ben je n’en sais rien, ça me permet de voir autre chose (G. se râcle beaucoup la

gorge)

M.V : Là regardez là ce tableau, celui-là tout juste en face. (cf. figure 1)

Mr A : mm

M.V : Vous qu’est-ce que vous voyez ? Qu’est-ce que c’est çà, vous voyez ?

Mr A : Le bleu là ? ! (très vivement)

M.V : Oui ? Ça vous permet de voir quelque chose à vous ?

Mr A : Moi ce que je vois là, heu, ça c’est le vagin.

M.V : Ah ! remarquez, vous avez tout à fait raison c’est un vagin énorme en plus (G. tousse)

mais

Mr A : Ben c’est toujours énorme.

M.V : Non mais attendez le vagin qu’est-ce qu’il y a, il y a quelque chose à l’intérieur même.

Mr A : Ben oui, je sais pas comme ça s’appelle moi.

M.V : Bien qu’est-ce que c’est ? Parce que ce vagin il y a quelque chose au milieu là ? C’est

quoi ? Qu’est-ce que vous voyez là ?

Mr A : Là c’est…

M.V : Ah bien attendez, il n’est pas vide ce vagin.

Mr A : mm

M.V : C’est quelque chose qui est en train de rentrer, quelque chose qui est en train de sortir,

je vois pas très bien.

(silence)

Mr A : Ça (dubitatif) ?

M.V : Vous qu’est-ce que vous voyez ?

Mr A : Ben oui oui oui, je vois un phallus.

M.V : Ça rentre, remarquez vous me dites énorme, moi j’aurais peut-être aussi vu un bébé qui

sort, c’est pas par là que ça sort ?

Mr A : Oui, ah on n’y voit rien.

M.V : Ah bon.

Mr A : Quand on sort.

M.V : C’est l’aveuglement total.

Mr A : Ah je n’en sais rien.

M.V : Remarquez j’imagine qu’on voit la lumière, une lumière blanche.

Mr A : Hors du trou, on est heu ébloui.

M.V : On est ébloui hein !

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A.G : Bien

A.G et Mr A. s’assoient.

Mr A : Ben là je pense à la naissance.

A.G : Peut-on naître sans être ébloui ? Aveuglé ?

Mr A : Mm, alors moi j’étais aveuglé, heu bon, par la haine envers mon père alors !

A.G : Mais en même temps, il est question, non seulement de haine mais d’amour, vous êtes

capable de vous représenter, ce qui s’est passé autrefois, où vous étiez complètement aveuglé

y compris dans le délire, et de comprendre quelque chose à votre histoire. L’individu dans

l’histoire, c’est dans l’histoire avec un grand H, (Monsieur A. avait commencé la séance en

parlant d’un livre qu’il venait d’acheter, « L’individu devant l’histoire ») mais en ce qui vous

concerne c’est, aussi vous dans votre propre histoire (Mr A. : oui), dans l’histoire telle que

nous l’avons jusqu’à maintenant partagée et dans laquelle vous avez cheminé. Je crois que

c’est très important, cette façon d’être beaucoup moins aveuglé que dans le passé (Mr A. :

oui), ce qui permet d’être en relation sans penser qu’il y a meurtre et de se séparer sans penser

que c’est le vide total. Vous voyez, vous avez vécu là quelque chose d’une expérience

profondément affective qui est celle de tous les êtres humains. Aujourd’hui je crois que grâce

au travail que nous faisons ensemble vous pouvez mettre des mots et comprendre votre

histoire, et du coup mieux pouvoir imaginer la vie.

La séance s’achève sur l’évocation de ses difficultés amoureuses qui s’inscrivent dorénavant

dans le contexte d’une angoisse de castration et d’une inhibition que l’on pourrait qualifier de

névrotique. Cette dernière séance témoigne des capacités d’élaboration de Monsieur A. et de

sa confiance transférentielle, qui lui a permis de parler pour la première fois de ses

hallucinations.

On peut se demander si l’évocation de sa vision hallucinatoire de la Vierge dans une

identification à Bernadette Soubirous, la jeune fille de Lourdes, ne le renvoie pas à son

expérience psychotique primaire, dans un mouvement que Freud a décrit à propos de la

projection paranoïaque chez Schreber. Sans la possibilité de constituer une rupture dans le

complexe hallucination/perception correspondant à un processus d’hallucination négative, la

projection ne peut que s’effectuer sur la réalité extérieure, dans une confusion entre le dedans

et le dehors correspondant à l’hallucination positive pathologique.

Monsieur A. trouve les expressions justes pour décrire l’enjeu de la vision : « C’est le corps

qui reçoit quelque chose ». « Je vois autre chose si ça se trouve ». Effectivement, quand il

regarde le paysage du tableau dans la salle de psychodrame, il voit d’abord un vagin ; la

pensée par images reste sexualisée dans un fonctionnement en équation symbolique. Mais il

évoque aussi la naissance et l’éblouissement devant le trop de présence de l’objet qui renvoie

tout aussi bien à un trop d’absence. Image du tunnel au bout duquel une lumière blanche

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éblouit, comme l’ont suggéré aussi les expériences décrites par les patients au sortir d’un

coma profond dans un entre-deux entre la vie et la mort.

Paul-Claude Racamier (1987) décrivait cette catastrophe psychotique dans les mêmes termes

que notre patient et il y voyait la conséquence d’un fantasme d’auto-engendrement marqué

davantage par la sensation que par une représentation : « Ce qui me paraît évident et

d’importance majeure, c’est que l’activation de ce « fantasme » (d’auto-engendrement) va

apporter une modification tout à fait rare dans la vie psychique du sujet. Elle constitue ce que

j’appellerai un événement psychique blanc (je dis bien : psychique). Blanc : illuminant comme

un éclair, qui crée une déflagration à son entour, et qui aveugle. Autant le préciser tout de

suite : cet événement psychique est exactement ce qui correspond à la catastrophe originaire.

Voilà donc dans l’histoire du délire un processus autre et plus précis que le simple

désinvestissement. Bien sûr, cela nécessite un déni formidable. Mais il n’y a pas que le déni :

il y a la constitution et l’activation de ce fantasme extraordinairement séduisant. Et cela, je le

dis d’autant que l’auto-engendrement s’inscrit dans le droit-fil de la séduction narcissique.

Quiconque atteint ce registre se trouve exposé à cet événement blanc à la fois fascinant et

terrible, qui va faire le vide dans la vie psychique et ne pourra être surmonté qu’à l’aide de la

constitution d’un délire ».(p.38)

De son côté, Piera Aulagnier (1985) comparait cette expérience hallucinatoire à la sensation

d’une main agrippée à un rocher et qui glisse sans fin dans le vide, comme happée par un

tourbillon vertigineux. La seule solution est de produire des images délirantes, en particulier

de persécuteurs qui vous poursuivent, pour ne pas sombrer dans cette chute sans

représentation.

Monsieur A. comprend que cette crise psychotique est liée à la haine et il peut le dire car il a

pu retrouver des capacités d’amour dans l’investissement d’un psychodrame dont on mesure

l’intensité par l’investissement créateur qu’il suscite chez lui et chez tous les membres de

l’équipe. Le travail de symbolisation est tout aussi bien un travail de co-création entre le

patient et l’analyste dans une « aire intermédiaire d’expérience » (Winnicott, 1951) que la

scène du psychodrame matérialise. Monsieur A. n’a pas encore repris la peinture mais il se

donne actuellement les moyens de comprendre profondément les raisons de ses inhibitions

dans son activité picturale, tout autant que dans ses relations amoureuses.

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5.2.3.5. Symbolisation et synergie des sensations

Grâce au travail psychodramatique, Monsieur A. avait pu ainsi élaborer son

« conflit esthétique », que Meltzer (1988) a décrit comme l’expérience de présence

envahissante par l’objet, la beauté de la mère, qui ne peut être assimilée par l’enfant si l’écart

est trop grand entre « l’extérieur de la mère ‘belle’, accessible aux organes des sens », et « son

intérieur énigmatique, qui doit être interprété et élaboré par l’imagination créative » (p. 43).

Comme le dit très justement Meltzer, l’enfant « arrive, après tout, dans un pays inconnu dont

il ne connaît ni la langue, ni les signaux habituels de la communication non-verbale. Sa mère

est énigmatique pour lui ; la plupart du temps, elle arbore le sourire de la Joconde, et la

musique de sa voix ne cesse de passer des tons majeurs aux tons mineurs » (Ibid).

Peinture et musique se correspondent ici encore pour rendre compte de

l’expérience de Monsieur A. qui n’avait pas pu élaborer les « messages ambigus » de sa mère,

ce qui l’avait condamné à la confusion psychotique et à l’impossibilité d’intégrer sa créativité

intellectuelle, affective et artistique. Il s’agit ici, dans la perspective de Bion, de transformer

les éléments bêta correspondant à des sensations intrusives et inélaborables en éléments alpha

propices à la pensée, aux rêves et aux fantasmes. C’est ce que Laplanche (1987) a également

décrit en évoquant dans sa théorie de la séduction généralisée la nécessité pour l’enfant

d’élaborer les messages énigmatiques de la mère.

Le souvenir de l’enfant en détresse, incapable d’intégrer les messages auditifs des

parents, avait conduit Monsieur A. à surinvestir les sensations visuelles jusqu’à

l’hallucination. Mais qu’en était-il des autres sens ? Dans une séance récente, Monsieur A. a

introduit une réflexion sur les raisons pour lesquelles il était envahi par le mot «rance ». Ce

fut l’occasion pour lui de prendre conscience de son rejet de toute sensorialité, car le mot

« rance » renvoyait à « l’errance » et de là au « lait rance » dont il n’avait jamais pu supporter

l’odeur, le goût et la couleur. Ayant choisi de jouer le mot « rance », il est amené à passer du

mot à la chose et à figurer, également pour la première fois, les relations primitives à sa mère

à partir des odeurs et du toucher. Après avoir dit « Ma mère sentait mauvais », Monsieur A.

associe avec insight sur son mouvement pulsionnel :

--- « Moi, à un moment donné, je sentais le rance »

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puis : « J’abîme tout »

et : « Dès que j’ touche à quelque chose…pfffuit ! »

L’enfant au sein avait ainsi rejeté la mère à partir des sensations tactiles, olfactives et

gustatives vécues comme mauvaises et destructrices.

Au cours de cette scène, le patient reparle des mauvaises odeurs de son père qui

« pétait », ce qui autrefois avait été compris comme une marque de virilité, mais destructrice

car les gaz corporels renvoyaient aux chambres à gaz des camps de concentration nazis. Le

père et le grand-père paternel avaient été des collaborateurs pendant la deuxième guerre

mondiale, ce qui avait conduit Monsieur A. à se couper de toute identification masculine, si ce

n’est sur le mode sadique. Par cette mise en scène des mauvaise odeurs des deux parents, il se

donnait ainsi les moyens de comprendre de façon plus émotionnelle que la scène primitive

avait eu pour lui une signification destructrice, car sadique-anale.

Après cette séquence sur la polysémie du mot « rance », dans l’échange avec le

meneur de jeu, Monsieur prend conscience du rejet de son corps et de ses sensations, tout

aussi bien que des objets parentaux, qui l’ont laissé totalement démuni pour sentir, penser et

découvrir le monde :

G : Heu (silence) je sais pas (silence) ben oui moi je sais pas pourquoi. Mais là si je pense à la

façon de péter de mon père ça me fait penser à la façon dont vous disiez le gaz, pfrrff (avec le

mimique) bon alors après c’est encore le massacre mais en fait j’suis toujours l’dedans.

A.G : Moi je pense que ce que vous évoquez c’est que nous avons tous un corps (G. oui) et

que les sensations et les odeurs en font partie.

G : oui, oui, oui.

A.G : Et il y a une part de vous-même qui a voulu les rejeter, ces sensations, ces odeurs.

G : Ah ben oui, ben oui, sans odeur, ça veut dire quoi ? C’est rien.

A.G : C’est rien.

G : L’absence de corps.

A.G : De corps exactement.

G : Quelqu’un qui est sans odeur (silence)

A.G : Il y a une expression : inodore incolore et sans saveur.

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G : Voilà, ouais c’est ça ; donc on le voit pas.

A.G : On le voit pas.

G : On le sent pas.

A.G : On est sans corps.

G : On le gout’pas.

A.G : Je pense qu’en même temps …

G : (Coupant la parole à A.G) Ah oui ça ça fait suite au sacrifice alors…

A.G : Eh oui !

G : La semaine dernière,

A.G : Exactement, il fallait sacrifier le corps. Alors que le corps en même temps, vous le dites

très très bien c’est le corps qui vous permet de vivre, d’exister (G. oui) de ressentir (G.oui) et

de partager aussi, et en particulier dans les relations amoureuses (G. mm), puisque vous me

posiez la question des relations amoureuses.

Monsieur A. associe ensuite sur le parfum des fleurs et propose de jouer une scène sur les

« bonnes odeurs ». Le thème des fleurs avait déjà fait l’objet de séances quelques années

auparavant, en particulier à la suite du premier rêve transférentiel où je disparaissais sous un

énorme bouquet de fleurs odorantes et colorées qu’il m’avait apporté. Or, dans cette séance

récente, Monsieur A. a pu comprendre davantage l’origine de son rejet du corps féminin par

le souvenir négatif de l’allaitement -- « Le lait m’a rendu malade » --, et être de ce fait plus

accessible à un lien à l’objet qui ne soit plus immédiatement disrupteur du narcissisme. Le

parfum des fleurs, leur « fragrance », peut, selon l’expression du patient, enivrer et

« déboussoler » ; mais il lui est possible d’évoquer cette fois « l’odeur du musc » et des

« sécrétions vaginales » sans être dégoûté. Les fleurs peuvent maintenant suggérer l’image de

la femme qui n’est pas immédiatement source d’angoisse et de destructivité. Monsieur A.

conclue cette séance en disant aux trois collègues femmes qui jouent le rôle des fleurs : « On

les sent, on regarde…on peut toucher aussi », ce qui témoigne d’un changement important

dans son économie psychique. Il peut toucher sans tout « abîmer », comme il a pu être

« touché » par l’expérience transférentielle du psychodrame sans être « débordé »par la

présence d’un objet menaçant et intrusif.

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Conclusion

On peut imaginer que la réappropriation subjective de son corps et de ses sensations

lui permettra de faire place à son désir de peindre comme à celui d’aimer une femme sans être

envahi d’une angoisse indicible. L’œil du peintre est celui qui peut aller au-delà de

l’opposition entre l’éblouissement et le noir, dans la mesure où la vision des couleurs entraîne

une correspondance avec toute la palette des sensations, qu’elles soient olfactives, gustatives,

tactiles, auditives et visuelles dans une synergie de ce que Bion (1962) appelait la

«consensualité du sein ». L’intégration du soi sensoriel peut ainsi permettre de donner au

travail de vision richesse et profondeur et favoriser ainsi l’élaboration des angoisses

primitives non-verbales et leur ancrage dans l’angoisse de castration.

La créativité psychique de Monsieur A. est tout aussi bien l’équivalent d’une

naissance psychique où le visuel cesse d’être angoissant à condition qu’il y ait un

rassemblement des sensations entre elles et l’émergence d’un auto-érotisme inclusif de l’objet

et de ses représentations. Dans sa réflexion sur Colette, Julia Kristeva (2002) a souligné avec

une grande justesse l’enjeu de cet « étayage des sens » dans la perception du monde :

« Chaque fleur est un bouquet de coenesthésies : vue, entendue, humée, mangée, caressée, elle

convie tous les sens à communiquer et à se contaminer à son approche : « Je fais mieux que

de voir la tulipe reprendre ses sens : j’entends l’iris éclore. »(Colette, 1924, p.95). Et toutes

les sensations de s’étayer pour aiguiser le regard sur le secret du rythme floral. » (p. 282).

Dans son célèbre poème du même titre, Baudelaire avait aussi insisté sur l’importance, pour la

symbolisation, de ces « correspondances » entre les sensations, de ces « forêts de symboles »

où « les parfums, les couleurs et les sons se répondent ».

Stratégie thérapeutique et tactique interprétative dans l’abord des patients

psychotiques ont ainsi pour objectif de favoriser les fonctions de symbolisation chez des

patients qui ont souvent perdu la possibilité de différencier entre le symbole et l’objet

symbolisé, entre le présent et le passé, entre les imagos paternelles et maternelles. L’angoisse

psychotique renvoyant le sujet à ce conflit irreprésentable d’être, à la fois, sujet dévorant et

objet dévoré, il s’agit de proposer un cadre externe et interne qui puisse favoriser

l’introjection de l’interprétation. Dans le psychodrame, le rôle du meneur de jeu, dans sa

fonction médiatrice de tiers, permet justement de sortir de ces angoisses d’indifférenciation et

d’acquérir cette capacité de jouer avec des représentations, des images et des mots, ce qui,

selon la suggestion de Winnicott, est au fondement des processus de symbolisation

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