moi superficiel et moi profond chez proust

Upload: andre-paes-leme

Post on 03-Mar-2016

42 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

Proust et le moi

TRANSCRIPT

  • Moi superficiel et moi profond chez Proust 59

    Moi superficiel et moi profond chez Proust Zohreh JOOZDANI Matre assistante, Universit dIspahan [email protected] Fatm NAR M.A. s-Lettres, Universit dIspahan [email protected]

    (Date de rception : 28.04.2008, date dacceptation : 18.05.2008) Rsum Proust structure sa psychologie sur lopposition entre un "moi superficiel" et un "moi profond". Le premier se divise en deux "moi", lun "mondain" et lautre "priv". Le "moi mondain" est le "moi" qui se manifeste dans la socit, qui est limage que nous donnons de nous-mmes aux autres. Le Narrateur dchiffre ce "moi" par ltude des "signes" mis par les tres qui lentourent. Le "moi priv" est celui du Narrateur tudi par lui-mme au long de la Recherche. Le deuxime "moi" est un "moi" impntrable qui se saisit par la mmoire involontaire. Ce phnomne donne une vision panoramique du moi profond du Narrateur, mais de faon accidentelle et partielle. Aprs cette tude minutieuse des deux "moi", la mtaphore proustienne en tant que contact direct du "moi profond" avec le monde sera tudie.

    Mots cls: Moi superficiel, moi social, moi priv, moi profond, Narrateur, mtaphore. Introduction

    Le Moi fait lobjet de lattention des

    crivains depuis le XVIe sicle. Une vision

    dabord exalte la faon des personnages de

    Rabelais, selon laquelle lhomme est un gant

    fait place, avec Montaigne, un certain

    scepticisme. Pour Pascal le moi est

    hassable. Le XVIIe sicle se partage entre

    un idal aristocratique, essentiellement

    personnel, qui repose sur les victoires

    clatantes du moi et un examen impitoyable,

    souvent amer de la condition humaine. Au

    sicle des Lumires, ltude du moi

    intresse beaucoup moins que la Raison, la

    science et la Rforme de la socit. Les

    crivains du XIXe sicle expriment les

    dceptions dun moi en contact avec le

    fameux mal du sicle. Mais, Proust au

    dbut du XXe sicle en a donn une

    conception toute neuve, tire de la

    psychologie de son temps. Dans cet article,

    nous allons tudier le moi proustien en

    rpondant aux questions suivantes: Comment

    se dfinit le moi en contact avec le monde

    social? Comment se dfinit le moi en

    contact avec le monde intrieur de lartiste?

    Quel est le rapport du moi avec la

    mtaphore proustienne qui est lune des

    caractristiques essentielle de son style?

  • Revue des tudes de la Langue Franaise, Premire anne, N 2, Printemps-t 2010 60

    Dveloppement

    Luvre de Proust est faite de superposition

    de Hros, de Narrateur, dEcrivain et

    dAuteur qui ont des significations bien

    distinctes. Daprs Marcel Muller, le Hros

    est le je engag dans sa propre histoire, dont

    lavenir lui est inconnu., le Narrateur est le

    je qui porte sur son pass un regard

    rtrospectif, lEcrivain se montre par la

    prsence de lartiste en langage dans le

    roman et enfin lAuteur est Marcel Proust

    en tant quil avoue la prsence de son moi

    crateur dans le roman (Muller, 1983, 8).

    Par ailleurs, Proust structure sa psychologie

    sur lopposition entre un moi superficiel et

    un moi profond. Ces expressions se

    trouvent aussi chez Bergson dans son Essai

    sur les donnes immdiates de la conscience.

    Mais, pour lui, le moi profond ne fait quune

    seule et mme avec le moi superficiel dont

    nous nous contentons le plus souvent et qui

    sappelle dans le langage de Bergson

    lombre du moi projet dans lespace

    homogne (Bergson, 1927, 95).

    Au contraire, Proust fait une distinction nette

    entre les deux moi et il nous illustre mme

    ces notions travers les pages de son roman.

    Il sattache avant tout ltude du moi

    superficiel et continue utiliser les

    catgories traditionnelles de la psychologie

    pour distinguer les diffrents niveaux de la

    vie spirituelle. Ce qui fait incontestablement

    son gnie, cest la finesse de ses analyses

    psychologiques, cest la capacit de son

    Narrateur dchiffrer les signes mis par

    les personnages quil rencontre dans la

    socit mondaine. Ce qui est confirm par

    Batrice Bonhomme qui cite lide de Gilles

    Deleuze (Bonhomme, 1996, 16). Cette

    dcouverte des signes est possible grce la

    mobilit du narrateur capable de prvoir

    toutes les postures, comme le dit Julia

    Kristeva (Kristeva, 1994, 173). En fait, le

    Narrateur analyse toujours les gestes et les

    paroles qui cachent la personnalit vritable

    des autres personnages. Nous rencontrons

    toujours dans notre lecture de la Recherche,

    surtout l o le Hros est dans les salons, les

    explications et les analyses du Narrateur la

    suite des paroles dautres personnages. Par

    exemple, dans Le Ct de Guermantes,

    lorsque le Hros est dans le salon de Mme de

    Villeparisis, celle-ci pose une question

    lhistorien de la Fronde. Mais, cest le

    Narrateur, et non pas le Hros, qui rapporte

    cette anecdote en ajoutant ses propres

    impressions sur cette dame (Proust, 1954, II,

    198).

  • Moi superficiel et moi profond chez Proust 61

    Nous pouvons retirer de bien des exemples

    similaires dans lesquels le Narrateur se met en

    jeu et nous donne une nette description des

    attitudes des personnages que le Hros

    rencontre. Et ainsi continuent les

    commentaires du Narrateur-observateur des

    salons qui concident avec lAuteur lui-mme

    dans sa faon dobservation. Dans le Temps

    retrouv, le Narrateur lui-mme mentionne la

    ncessit de ces commentaires et ces analyses

    des signes mis par les personnages quil

    avait rencontrs, pour commencer lcriture

    de son livre. Il se dit:

    Il me fallait rendre aux moindres signes qui mentouraient (Guermantes, Albertine, Gilberte, Saint-Loup, ...), leur sens que lhabitude leur avait fait perdre pour moi (Proust, 1954, III, 897). Ces signes sont nombreux et complexes et ils

    manent dun milieu mondain rgi par des

    conventions elles-mmes complexes, o la

    cration de masques dissimulant ce que lon

    est, est la premire rgle. Le signe est toujours

    la marque dun effort plus ou moins labor

    pour cacher quelque chose qui relve du moi

    superficiel. Ainsi, le snobisme que cherche

    dissimuler un Legrendin, nest quun attribut

    du moi superficiel. Car, comme la soulign

    Jacques Robichez, tre snob, cest se

    dguiser (Robichez, 1985, 178). Cette

    dfinition est conforme la personnalit de

    Legrendin qui met en scne un bon exemple

    du snobisme. Le Hros saperoit de son

    snobisme dans Le Ct de Guermantes, dans

    le salon de Mme de Villeparisis, par la

    prciosit des paroles quil adresse celle-ci

    dans lintention de se rapprocher delle

    (Proust, 1954, II, 200) La faon de parler et

    lemploi des formules mondaines rvlent la

    joie du personnage, surtout laccent quil met

    sur ladverbe beaucoup, mentionn par le

    Narrateur. La conscience de ce dfaut pousse

    la personne laborer un mcanisme plus

    superficiel encore pour le dissimuler, par des

    paroles ou des gestes trs labors. Mais, le

    personnage ne peut cacher vraiment son

    snobisme du Hros. LAuteur explique lui-

    mme le comportement de ce snob en ces

    termes en gnralisant son explication par le

    pronom nous:

    Cest que, ce que nous prouvons, comme nous sommes dcids toujours le cacher, nous navons jamais pens la faon dont nous lexprimerions. Et tout dun coup, cest en nous une bte immonde et inconnue qui se fait entendre (Ibid., 204). Le signe peut aussi exprimer le dsir de faire

    croire quelque chose qui nest pas rel, mais

    que les rgles mondaines exigent: quand le

    milieu lev auquel on appartient rend

  • Revue des tudes de la Langue Franaise, Premire anne, N 2, Printemps-t 2010 62

    suprieur, et que linterlocuteur est mis une

    distance infranchissable, comme cest le cas

    de la prsentation des gens infrieurs aux

    Guermantes (Ibid., 444) Il sagit l encore de

    mettre un masque qui ne rvle nullement

    lidentit relle de la personne, mais

    seulement des codes sociaux.

    En somme, le signe exprime toujours le dsir

    illusoire de faire croire quelque chose qui

    nest pas vrai, mais aucun personnage de la

    Recherche ny russit parce que le regard

    perant du Hros-Observateur dvoile trs

    habilement les masques mondains au fur et

    mesure que le roman avance, en employant

    des mcanismes qui lui sont propres. Cest

    lensemble de ces mcanismes qui constituent

    le premier objet dtude de Proust. En fait,

    ceux-ci reprsentent ce que lon peut appeler

    le moi mondain en tant quattribut de moi

    superficiel. Ltude de ce moi est fournie

    dans Le Ct de Guermantes, l o lAuteur

    fait introduire son Hros dans les salons

    mondains. Dans ces salons, il se comporte

    comme un observateur qui recueille des

    documents sur les mondains de son poque,

    de la mme faon que lAuteur lui-mme qui

    a frquent les fameux salons aristocratiques

    de son temps. Alors, les signes mis par ces

    mondains sont une source inpuisable de lois

    sociales ou psychologiques qui enrichissent

    luvre de lcrivain. En effet, la personnalit

    sociale du Hros et de tout autre personnage

    de la Recherche concerne le moi mondain -

    car ici cest le monde qui est envisag comme

    le cadre social- que lon peut qualifier aussi

    de moi social. Lamiti peut tre aussi lun

    des axes du moi superficiel (Gros, 1981,

    50). De nombreux passages du Ct de

    Guermantes illustrent le rapport amical du

    Hros et Saint-Loup. Nous voyons le Hros

    accompagner celui-ci dans bien des scnes

    avant de pntrer dans les salons. Mais, selon

    Proust, dans lamiti, "tout leffort est de

    nous faire sacrifier la partie seule relle et

    incommunicable () de nous-mmes un

    moi superficiel (Proust, II, 1954, 394).

    Lamiti, est ainsi un obstacle pour le but

    principal du Hros qui est la ralisation de sa

    vocation. Car, elle est voleuse de temps et

    dnergie (Ibid.) et empche le Hros de

    dcouvrir les vrits profondes de son me.

    Une phrase de la fin du Temps retrouv

    confirme aussi cette expression. L, le

    Narrateur se montre trs heureux de cette vie

    sans amis quil a choisie pour lui-mme

    (Proust, 1954, III, 943). En fait, lamiti est

    pour lartiste le sacrifice de sa partie relle et

    profonde. Dailleurs, la conversation qui est

    une des exigences de la mondanit et de

    lamiti la fois, est une forme du moi

  • Moi superficiel et moi profond chez Proust 63

    superficiel. Car, selon lexpression de

    Bonhomme, elle relve de la surface de la

    personne (Bonhomme, 1996, 12).

    Aprs avoir analys les aspects du moi

    social rvls, nous allons passer ltude

    psychologique que fait le Narrateur de sa

    propre personnalit, de ses dsillusions et de

    ses souffrances quant un autre moi

    superficiel, le moi priv.

    Cette tude psychologique se rvle double

    tranchant. Dune part, elle lui permet

    dapprofondir ltude des lois gnrales, en

    particulier celle de la souffrance la suite de

    ses dsillusions amoureuses successives.

    Cette investigation psychologique lempche

    de saisir la nature de son moi profond, la

    nature de son identit propre. Le Narrateur ne

    parvient pas entrer vraiment dans

    lintriorit, qui nest que dsigne par la

    souffrance. Le moi voqu au long de la

    Recherche est toujours soumis une forme

    dextriorisation. Le Narrateur ntudie pas

    son moi profond, mais un moi que lon peut

    qualifier, par opposition au moi mondain,

    de moi priv. Considr de lintrieur mais

    comme avec un regard extrieur, cest le

    moi de lamour-propre, celui qui souffre de

    jalousie et ne retire de lamour quun plaisir

    phmre, lequel, en ralit, nest que la

    suspension momentane dune souffrance

    permanente.

    Limpossibilit du Hros raliser sa

    vocation doit tre pense de la mme manire

    que lamour. Dans lun et lautre cas, il sagit

    de son impossibilit intrioriser,

    reprendre en lui, ou bien de lamour quil

    prouve pour Gilberte, pour la duchesse de

    Guermantes ou pour Albertine, ou bien de la

    nature de sa vocation, de llan qui lentrane

    vers la littrature. Mme les tres quil aime,

    ne cessent de se dmultiplier ses yeux, de

    devenir continuellement autre. Albertine nest

    jamais la mme dans son souvenir selon le

    moment, ou le cadre, jusqu la clbre scne

    o il lembrasse:

    Dans ce court trajet de mes lvres vers sa joue, cest dix Albertine que je vis; cette seule jeune fille tant comme une desse plusieurs ttes, celle que javais vue en dernier, si je tentais de mapprocher delle, faisait place une autre (Proust, 1954, II, 365).

    Le moi superficiel tudi jusquici, est en

    fait le moi analys avant la rvlation

    finale. C'est alors, qu'apparat un autre moi

    qui sappelle le moi profond. Ce moi-ci est

    un moi impntrable qui caractrise notre

    personnalit toute entire, qui chappe aux

    autres, mais le plus souvent nous-mmes.

    Cest grce une certaine attention porte

  • Revue des tudes de la Langue Franaise, Premire anne, N 2, Printemps-t 2010 64

    notre vie intrieure que, par moments, nous

    pouvons le retrouver. Cest lexprience de

    la mmoire involontaire, surtout dans les

    dernires pages du Temps retrouv, qui

    permet au Narrateur de ressusciter ce moi

    par la concidence dun pass lointain avec le

    prsent dans une sensation commune tous

    les deux. On a beaucoup parl de cette

    mmoire, surtout dans les dictionnaires et des

    prcis littraires. Tadi en a donn la

    dfinition suivante:

    La mmoire affective est celle qui nous fait prouver, lvolution dun souvenir, un sentiment, une impression, une sensation (Tadi, 1999, 177). Dans la partie consacre ce phnomne chez

    Proust, il exprime ainsi son ide propos de

    trois rvlations finales, relates dans le

    Temps retrouv:

    Ainsi, les trois grands textes que Proust consacre la mmoire involontaire apportent, le premier le contenu sensible du souvenir, le deuxime lide que ce contenu ramne avec lui le moi dautrefois que lavait senti, le troisime, oprant une synthse, affirme que la sensation est alors commune au prsent et au pass et quil en est de mme pour le moi: do laffirmation que le moi accde alors lintemporel (Tadi, 1999, 202).

    En fait, la perception commune au pass et au

    prsent permet au souvenir de revenir avec

    force la conscience et par l-mme, de faire

    revenir ltre enfoui dans les profondeurs de

    linconscient du Hros:

    Au vrai, ltre qui alors gotait en moi cette impression, la gotait en ce quelle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce quelle avait dextra-temporel, un tre qui napparaissait que quand, par une de ces identits entre le prsent et le pass, il pouvait se trouver dans le seul milieu o il pt vivre, jouir de lessence des choses, cest--dire en dehors du temps (Proust, 1954, III, 871).

    Le pourquoi de ce phnomne est que le

    Pass () ne meurt pas jamais, il reste

    enfoui dans les profondeurs de notre

    inconscient sous forme dimpressions

    vanouies, mais toujours prtes reparatre

    (Castex, 974, 841). Nous pouvons dire que

    cest ce pass enfoui dans notre inconscient

    qui constitue notre moi profond. Ainsi, se

    comprend mieux cette phrase de Bonhomme:

    le moi est avant tout mmoire (Bonhomme,

    1999, 16). Ce qui saffirme par cette phrase

    dEgger cite par Poulet: Le moi, cest le

    souvenir total (Poulet, 1982, 178).

    Cest en fait la mmoire qui garantit la

    permanence et la continuit de notre moi.

    Mais la mmoire dont il sagit ici est en fait le

    surgissement du pass par lappel dune

    sensation prsente semblable une sensation

    passe et cest dans les rapports du pass et du

    prsent qui se trouve ce moi intrieur, cet tre

  • Moi superficiel et moi profond chez Proust 65

    essentiel: ltre essentiel, lessence du moi

    ne rside pas en effet dans le pass, ni bien

    sr dans le prsent, mais dans les rapports qui

    lie les deux (Bonhomme, 1999, 16). Cet tre

    essentiel nest accessible que dune faon

    partielle: chez le Hros, cest le dtachement

    de lattention la vie sur un point particulier,

    partir dune sensation, celle du pied se

    posant sur deux pavs mal quarris, qui

    permet le retour du souvenir correspondant,

    sans effort. En ce sens, sil y a intuition chez

    Proust, cest sur ce mode trs limit de la

    remmoration qui retrouve le souvenir. Cest

    comme en fait ce souvenir qui affirme la

    supriorit de linstinct sur lintelligence. Ce

    dont nous trouvons laffirmation sous la

    plume de Tadi. Pour lui, [] elle [la

    mmoire affective] tmoigne de la supriorit

    de linstinct sur lintelligence, et fait accder

    au monde de linconscient (Tadi, 1983,

    210). Pourtant, comme dit Proust lui-mme

    dans la phrase suivante tire du Temps

    retrouv, ces impressions que nous apporte

    hors du temps, () sont aussi trop rares pour

    que luvre dart puisse tre compose

    seulement avec elles (Proust, 1954, III, 898).

    On comprend mieux ainsi le statut ambigu de

    lintelligence chez Proust, tantt rejete parce

    quelle ne fournit que des vrits

    superficielles, tantt prsente comme le

    moyen pour lesprit de dcouvrir les vrits

    qui sont enfouies en lui. Cest dans le Temps

    retrouv que Proust mentionne cette

    ambigut: Quant aux vrits que

    lintelligence mme des plus hauts esprits

    cueille claire-voie, devant elle, en pleine

    lumire, leur valeur peut tre trs grande;

    mais elles ont des contours plus secs et sont

    planes (Proust, 1954, III, 896). Il exprime

    ailleurs dans le Contre Sainte-Beuve, cette

    incapacit de lintelligence reconstituer le

    pass dans ses profondeurs (Proust, 1954,

    CSB, 55 et 58). Ainsi se distinguent deux

    mmoires, lune reconstruite par lintelligence

    et lautre par le hasard. Maurois donne une

    nette dfinition de ces deux mmoires en

    insistant sur linsuffisance de la premire

    mmoire dans la reconstitution du pass:

    Lhomme peut tenter de reconstruire le pass par lintelligence, par raisonnements, documents, tmoignages. Cette mmoire volontaire ne nous procurera jamais la sensation de laffleurement du pass dans le prsent, qui seule rendrait perceptible la permanence de notre moi. Pour retrouver le temps perdu, il faut quentre en jeu la mmoire involontaire (Maurois, 1954, 298).

    Cette mmoire-ci est en fait, comme il dit

    dans la page suivante, Le sujet essentiel,

    profond et neuf de la Recherche du temps

    perdu (Ibid., 299). Ce sujet avait dj t

  • Revue des tudes de la Langue Franaise, Premire anne, N 2, Printemps-t 2010 66

    abord par dautres crivains comme

    Chateaubriand et Grard de Nerval, mais ils

    lavaient entrevu, selon le mot de Maurois,

    sans ouvrir toute grande une porte magique.

    Mais, le phnomne de la mmoire

    involontaire donne une vision partielle et

    accidentelle du moi profond au Hros

    proustien. Il ne russit donc pas atteindre

    en plnitude son moi profond. Mais, cest

    ce moi qui, selon la phrase de Proust, crit

    des uvres. Cest videmment aprs la

    dcouverte de ce moi que le Hros va

    commencer crire, soulign ainsi par

    Dconte: Or, au mme moment, cette

    impression rveille en lui le projet longtemps

    abandonn dcrire (Dconte, 1991, 153).

    Donc, le souvenir et en particulier la mmoire

    affective fournissent la matire de luvre

    proustienne. Cest ainsi que lauteur trouve

    la nouvelle matire de son uvre dans les

    profondeurs de son pass (Raimond, 1966,

    150-151). La thse de Proust peut, en effet,

    tre ramene cette formule clbre, pose

    au dbut de Contre Sainte-Beuve, l o il est

    question de la mmoire involontaire: un

    livre est le produit dun autre moi que celui

    que nous manifestons dans nos habitudes,

    dans la socit, dans nos vices (Proust,

    1954, CSB, 233) Cet autre moi est le seul

    important pour la cration du livre. De l, la

    diffrence entre lhomme et lcrivain. Cest

    cet autre moi, rvl par la concidence de

    deux temps dans une mme sensation, qui est

    luvre dans la dfinition quil donne de la

    mtaphore:

    La vrit ne commencera quau moment o lcrivain prendra deux objets diffrents, posera leur rapport, analogue dans le monde de lart celui quest le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux ncessaires dun beau style. Mme, ainsi que la vie, quand en rapprochant une qualit commune deux sensations, il dgagera leur essence commune en les runissant lune et lautre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une mtaphore et les enchanera par le lien indescriptible dune alliance de mots (Proust, 1954, III, 889).

    Cette longue dfinition de la mtaphore nous

    fait comprendre la relation qui existe entre le

    moi profond et lcriture artistique. En effet,

    le texte littraire se fonde sur les figures

    potiques dont la mtaphore est une des plus

    importantes et des plus utilises chez les

    crivains. Proust en a fait la base de sa

    cration. Dconte insiste aussi sur le rapport

    de la mtaphore et la mmoire involontaire:

    Aussi les mtaphores dont est tisse son uvre sont-elles bien autre chose quun procd de style: elles sont mettre sur le mme plan que les rminiscences de la mmoire involontaire (Dconte, 1991, 153).

  • Moi superficiel et moi profond chez Proust 67

    Ainsi, donc pour Proust, la mtaphore a une

    double porte. Elle est, tout dabord, une

    faon de rendre compte du biais par lequel le

    Hros retrouve en lui cette motion dordre

    supra-intellectuel: la concidence de deux

    moments. Elle reprsente, et cest sa

    deuxime fonction, la capacit de lcrivain

    unir au sein dun mme mouvement des

    objets diffrents (cest--dire, en fait, des

    mots) quil doit la fois juxtaposer et unir.

    Cest le mouvement de la phrase proustienne

    et le cur de son style. Du point de vue de la

    perception, cela signifie que lcrivain na

    rellement peru que ce quil a su exprimer.

    Or la mtaphore est un objet esthtique. Elle

    est la matrialisation dun rapport, celui de

    lcrivain au monde dans sa perception. De

    sorte que lon peut affirmer que ce que

    lcrivain voit, quand il est en proie de

    lmotion esthtique, ce nest pas le monde

    mais ce qui, du monde, peut tre exprim en

    un objet de langage ou en une figure potique

    comme la mtaphore. La mtaphore, pour

    Proust, est donc une juxtaposition

    dimpressions, dun amalgame de labstrait et

    du concret, bref de ce que le point rationnel

    spare couramment, aboutissant une sorte de

    Phrase-spectacle (Gros, 1981, 65) Cette

    expression sadapte la dfinition que Proust

    reprsente du style dans les pages finales du

    Temps retrouv:

    Le style nest pas un enjolivement comme le croient certaines personnes, ce nest mme pas une question de technique, cest - comme la couleur chez les peintres - une qualit de la vision, la rvlation de lunivers particulier que chacun de nous voit, et que ne voient pas les autres (Proust, 1954, III, 895). En fait, le style comme la mtaphore est la

    fois vision et composition. Si nous examinons

    de prs la mtaphore file la plus fameuse de

    Du Ct de Guermantes, cest--dire, la

    baignoire de la Princesse de Guermantes que

    le Hros contemple de loin dans lOpra, nous

    constatons que la mtaphore est une sorte de

    rapport du moi intrieur de lAuteur avec

    lextrieur et avec la socit des nobles. Ainsi

    la mtaphore est-elle le point de contact de

    limagination de lAuteur avec sa capacit

    dobservation. Elle unit donc lintriorit et

    lextriorit par lassimilation de deux termes,

    la loge et la baignoire et viennent la suite de

    cette assimilation, toutes les autres images

    concernant leau et la baignoire:

    Le couloir quon lui dsigna aprs avoir prononc le mot de baignoire, et dans lequel il sengagea, tait humide et lzard et semblait conduire des grottes marines, au royaume mythologique des nymphes des eaux (Proust, 1954, II, 58).

  • Revue des tudes de la Langue Franaise, Premire anne, N 2, Printemps-t 2010 68

    Conclusion

    Dans luvre de Proust, le moi superficiel

    sadapte aux masques qui tombent dans la

    dernire scne aristocratique o le Hros est

    invit une dernire fois, cest--dire la

    matine des Guermantes. Dans cette fameuse

    matine, le Hros, en dcouvrant son moi

    profond et sa vocation artistique, annonce

    le dclin de toutes les murs mondaines qui

    forment le moi superficiel. Mais, ce sont

    ses dcouvertes de la vie sociale et ses

    analyses des autres et de sa propre personne

    qui lui procurent la matire de son uvre

    venir. Ses analyses sincorporant au rcit,

    forment une uvre gante comme la

    Recherche du Temps perdu. Luvre qui est

    finie par lAuteur et qui va commencer par

    son Hros la page finale. Cest dans cette

    page que le Hros annonce ce quil va dcrire

    dans son livre (Proust, 1954, III, 1048). Il

    dcrirait les hommes qui sont en fait ceux

    quil a rencontrs dans sa vie sociale. En fait,

    il se dcouvre chaque rencontre quil fait

    avec ces hommes. Dailleurs, plus les

    observations sur les autres hommes

    saccumulent, plus le moi se dvoile dans

    ses profondeurs, plus le Hros se rapproche

    de la dcouverte de sa vocation artistique. Le

    Narrateur est ainsi un tre qui ne vit quautant

    que son uvre peut en tre nourrie. Il est un

    tre incomplet, et pourtant pleinement

    crivain. Il nest pas Marcel Proust, cet

    homme historique, crivain rel de la

    Recherche, et pourtant il nest pas autre. Pas

    plus que la Recherche nexprime le monde, le

    Narrateur nest lexpression figure du moi

    profond de Proust. Pourtant, la Recherche,

    en tant quuvre dart, suggre lexistence

    dun moi profond, dune personnalit qui

    dpasse infiniment le moi superficiel. Ce

    que la figure du Narrateur exprime finalement

    de Marcel Proust, cest un niveau particulier

    de sa vie spirituelle, cest--dire son moi

    crivain.

    Bibliographie BERGSON, Henri. (1927). Essai sur les donnes immdiates de la conscience, Paris: PUF. BONHOMME, Batrice. (1996). Le roman au XXe sicle: travers dix auteurs de Proust au Nouveau Roman, Paris: Ellipses. CASTEX, P.-G. (1974). Histoire de la littrature franaise, Paris: Hachette. DCONTE, Georges. (1991). Itinraires littraires, XXe sicle, tome I (1900-1950). Paris: Hatier. GROS, Bernard. (1981). De Swann au Temps

    retrouv; Proust, Paris: Hatier. KRISTEVA, Julia. (1994). Le Temps sensible: Proust et lexprience littraire, Paris: Gallimard MAUROIS, Andr. (1954). De La Bruyre Proust, Paris: Fayard. MULLER, Marcel. (1983). Les Voix narratives dans la Recherche du temps perdu, Genve: librairie Droz.

  • Moi superficiel et moi profond chez Proust 69

    POULET, Georges. (1963). Espace proustien, Paris: Gallimard. PROUST, Marcel. (1954). A la Recherche du temps perdu, II, Le Ct de Guermantes, Paris: Gallimard. PROUST, Marcel. (1954). A la Recherche du temps perdu, III, Le Temps Retrouv, Paris: Gallimard. PROUST, Marcel. (1954). Contre Sainte-Beuve, Paris: Gallimard.

    RAIMOND, Michel. (1966). La crise du roman, ds lendemains du naturalisme aux annes vingt, Paris: Jos Corti. ROBICHEZ, Jacques. (1985). Prcis de littrature franaise du XXe sicle, Paris: PUF. TADI, Jean-Yves. (1983). Proust, Paris : Pierre Belfond. TADI, Jean-Yves et Marc. (1999). Le sens

    de la mmoire, Paris: Gallimard.