moi superficiel et moi profond chez proust
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Proust et le moiTRANSCRIPT
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Moi superficiel et moi profond chez Proust 59
Moi superficiel et moi profond chez Proust Zohreh JOOZDANI Matre assistante, Universit dIspahan [email protected] Fatm NAR M.A. s-Lettres, Universit dIspahan [email protected]
(Date de rception : 28.04.2008, date dacceptation : 18.05.2008) Rsum Proust structure sa psychologie sur lopposition entre un "moi superficiel" et un "moi profond". Le premier se divise en deux "moi", lun "mondain" et lautre "priv". Le "moi mondain" est le "moi" qui se manifeste dans la socit, qui est limage que nous donnons de nous-mmes aux autres. Le Narrateur dchiffre ce "moi" par ltude des "signes" mis par les tres qui lentourent. Le "moi priv" est celui du Narrateur tudi par lui-mme au long de la Recherche. Le deuxime "moi" est un "moi" impntrable qui se saisit par la mmoire involontaire. Ce phnomne donne une vision panoramique du moi profond du Narrateur, mais de faon accidentelle et partielle. Aprs cette tude minutieuse des deux "moi", la mtaphore proustienne en tant que contact direct du "moi profond" avec le monde sera tudie.
Mots cls: Moi superficiel, moi social, moi priv, moi profond, Narrateur, mtaphore. Introduction
Le Moi fait lobjet de lattention des
crivains depuis le XVIe sicle. Une vision
dabord exalte la faon des personnages de
Rabelais, selon laquelle lhomme est un gant
fait place, avec Montaigne, un certain
scepticisme. Pour Pascal le moi est
hassable. Le XVIIe sicle se partage entre
un idal aristocratique, essentiellement
personnel, qui repose sur les victoires
clatantes du moi et un examen impitoyable,
souvent amer de la condition humaine. Au
sicle des Lumires, ltude du moi
intresse beaucoup moins que la Raison, la
science et la Rforme de la socit. Les
crivains du XIXe sicle expriment les
dceptions dun moi en contact avec le
fameux mal du sicle. Mais, Proust au
dbut du XXe sicle en a donn une
conception toute neuve, tire de la
psychologie de son temps. Dans cet article,
nous allons tudier le moi proustien en
rpondant aux questions suivantes: Comment
se dfinit le moi en contact avec le monde
social? Comment se dfinit le moi en
contact avec le monde intrieur de lartiste?
Quel est le rapport du moi avec la
mtaphore proustienne qui est lune des
caractristiques essentielle de son style?
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Dveloppement
Luvre de Proust est faite de superposition
de Hros, de Narrateur, dEcrivain et
dAuteur qui ont des significations bien
distinctes. Daprs Marcel Muller, le Hros
est le je engag dans sa propre histoire, dont
lavenir lui est inconnu., le Narrateur est le
je qui porte sur son pass un regard
rtrospectif, lEcrivain se montre par la
prsence de lartiste en langage dans le
roman et enfin lAuteur est Marcel Proust
en tant quil avoue la prsence de son moi
crateur dans le roman (Muller, 1983, 8).
Par ailleurs, Proust structure sa psychologie
sur lopposition entre un moi superficiel et
un moi profond. Ces expressions se
trouvent aussi chez Bergson dans son Essai
sur les donnes immdiates de la conscience.
Mais, pour lui, le moi profond ne fait quune
seule et mme avec le moi superficiel dont
nous nous contentons le plus souvent et qui
sappelle dans le langage de Bergson
lombre du moi projet dans lespace
homogne (Bergson, 1927, 95).
Au contraire, Proust fait une distinction nette
entre les deux moi et il nous illustre mme
ces notions travers les pages de son roman.
Il sattache avant tout ltude du moi
superficiel et continue utiliser les
catgories traditionnelles de la psychologie
pour distinguer les diffrents niveaux de la
vie spirituelle. Ce qui fait incontestablement
son gnie, cest la finesse de ses analyses
psychologiques, cest la capacit de son
Narrateur dchiffrer les signes mis par
les personnages quil rencontre dans la
socit mondaine. Ce qui est confirm par
Batrice Bonhomme qui cite lide de Gilles
Deleuze (Bonhomme, 1996, 16). Cette
dcouverte des signes est possible grce la
mobilit du narrateur capable de prvoir
toutes les postures, comme le dit Julia
Kristeva (Kristeva, 1994, 173). En fait, le
Narrateur analyse toujours les gestes et les
paroles qui cachent la personnalit vritable
des autres personnages. Nous rencontrons
toujours dans notre lecture de la Recherche,
surtout l o le Hros est dans les salons, les
explications et les analyses du Narrateur la
suite des paroles dautres personnages. Par
exemple, dans Le Ct de Guermantes,
lorsque le Hros est dans le salon de Mme de
Villeparisis, celle-ci pose une question
lhistorien de la Fronde. Mais, cest le
Narrateur, et non pas le Hros, qui rapporte
cette anecdote en ajoutant ses propres
impressions sur cette dame (Proust, 1954, II,
198).
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Nous pouvons retirer de bien des exemples
similaires dans lesquels le Narrateur se met en
jeu et nous donne une nette description des
attitudes des personnages que le Hros
rencontre. Et ainsi continuent les
commentaires du Narrateur-observateur des
salons qui concident avec lAuteur lui-mme
dans sa faon dobservation. Dans le Temps
retrouv, le Narrateur lui-mme mentionne la
ncessit de ces commentaires et ces analyses
des signes mis par les personnages quil
avait rencontrs, pour commencer lcriture
de son livre. Il se dit:
Il me fallait rendre aux moindres signes qui mentouraient (Guermantes, Albertine, Gilberte, Saint-Loup, ...), leur sens que lhabitude leur avait fait perdre pour moi (Proust, 1954, III, 897). Ces signes sont nombreux et complexes et ils
manent dun milieu mondain rgi par des
conventions elles-mmes complexes, o la
cration de masques dissimulant ce que lon
est, est la premire rgle. Le signe est toujours
la marque dun effort plus ou moins labor
pour cacher quelque chose qui relve du moi
superficiel. Ainsi, le snobisme que cherche
dissimuler un Legrendin, nest quun attribut
du moi superficiel. Car, comme la soulign
Jacques Robichez, tre snob, cest se
dguiser (Robichez, 1985, 178). Cette
dfinition est conforme la personnalit de
Legrendin qui met en scne un bon exemple
du snobisme. Le Hros saperoit de son
snobisme dans Le Ct de Guermantes, dans
le salon de Mme de Villeparisis, par la
prciosit des paroles quil adresse celle-ci
dans lintention de se rapprocher delle
(Proust, 1954, II, 200) La faon de parler et
lemploi des formules mondaines rvlent la
joie du personnage, surtout laccent quil met
sur ladverbe beaucoup, mentionn par le
Narrateur. La conscience de ce dfaut pousse
la personne laborer un mcanisme plus
superficiel encore pour le dissimuler, par des
paroles ou des gestes trs labors. Mais, le
personnage ne peut cacher vraiment son
snobisme du Hros. LAuteur explique lui-
mme le comportement de ce snob en ces
termes en gnralisant son explication par le
pronom nous:
Cest que, ce que nous prouvons, comme nous sommes dcids toujours le cacher, nous navons jamais pens la faon dont nous lexprimerions. Et tout dun coup, cest en nous une bte immonde et inconnue qui se fait entendre (Ibid., 204). Le signe peut aussi exprimer le dsir de faire
croire quelque chose qui nest pas rel, mais
que les rgles mondaines exigent: quand le
milieu lev auquel on appartient rend
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suprieur, et que linterlocuteur est mis une
distance infranchissable, comme cest le cas
de la prsentation des gens infrieurs aux
Guermantes (Ibid., 444) Il sagit l encore de
mettre un masque qui ne rvle nullement
lidentit relle de la personne, mais
seulement des codes sociaux.
En somme, le signe exprime toujours le dsir
illusoire de faire croire quelque chose qui
nest pas vrai, mais aucun personnage de la
Recherche ny russit parce que le regard
perant du Hros-Observateur dvoile trs
habilement les masques mondains au fur et
mesure que le roman avance, en employant
des mcanismes qui lui sont propres. Cest
lensemble de ces mcanismes qui constituent
le premier objet dtude de Proust. En fait,
ceux-ci reprsentent ce que lon peut appeler
le moi mondain en tant quattribut de moi
superficiel. Ltude de ce moi est fournie
dans Le Ct de Guermantes, l o lAuteur
fait introduire son Hros dans les salons
mondains. Dans ces salons, il se comporte
comme un observateur qui recueille des
documents sur les mondains de son poque,
de la mme faon que lAuteur lui-mme qui
a frquent les fameux salons aristocratiques
de son temps. Alors, les signes mis par ces
mondains sont une source inpuisable de lois
sociales ou psychologiques qui enrichissent
luvre de lcrivain. En effet, la personnalit
sociale du Hros et de tout autre personnage
de la Recherche concerne le moi mondain -
car ici cest le monde qui est envisag comme
le cadre social- que lon peut qualifier aussi
de moi social. Lamiti peut tre aussi lun
des axes du moi superficiel (Gros, 1981,
50). De nombreux passages du Ct de
Guermantes illustrent le rapport amical du
Hros et Saint-Loup. Nous voyons le Hros
accompagner celui-ci dans bien des scnes
avant de pntrer dans les salons. Mais, selon
Proust, dans lamiti, "tout leffort est de
nous faire sacrifier la partie seule relle et
incommunicable () de nous-mmes un
moi superficiel (Proust, II, 1954, 394).
Lamiti, est ainsi un obstacle pour le but
principal du Hros qui est la ralisation de sa
vocation. Car, elle est voleuse de temps et
dnergie (Ibid.) et empche le Hros de
dcouvrir les vrits profondes de son me.
Une phrase de la fin du Temps retrouv
confirme aussi cette expression. L, le
Narrateur se montre trs heureux de cette vie
sans amis quil a choisie pour lui-mme
(Proust, 1954, III, 943). En fait, lamiti est
pour lartiste le sacrifice de sa partie relle et
profonde. Dailleurs, la conversation qui est
une des exigences de la mondanit et de
lamiti la fois, est une forme du moi
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superficiel. Car, selon lexpression de
Bonhomme, elle relve de la surface de la
personne (Bonhomme, 1996, 12).
Aprs avoir analys les aspects du moi
social rvls, nous allons passer ltude
psychologique que fait le Narrateur de sa
propre personnalit, de ses dsillusions et de
ses souffrances quant un autre moi
superficiel, le moi priv.
Cette tude psychologique se rvle double
tranchant. Dune part, elle lui permet
dapprofondir ltude des lois gnrales, en
particulier celle de la souffrance la suite de
ses dsillusions amoureuses successives.
Cette investigation psychologique lempche
de saisir la nature de son moi profond, la
nature de son identit propre. Le Narrateur ne
parvient pas entrer vraiment dans
lintriorit, qui nest que dsigne par la
souffrance. Le moi voqu au long de la
Recherche est toujours soumis une forme
dextriorisation. Le Narrateur ntudie pas
son moi profond, mais un moi que lon peut
qualifier, par opposition au moi mondain,
de moi priv. Considr de lintrieur mais
comme avec un regard extrieur, cest le
moi de lamour-propre, celui qui souffre de
jalousie et ne retire de lamour quun plaisir
phmre, lequel, en ralit, nest que la
suspension momentane dune souffrance
permanente.
Limpossibilit du Hros raliser sa
vocation doit tre pense de la mme manire
que lamour. Dans lun et lautre cas, il sagit
de son impossibilit intrioriser,
reprendre en lui, ou bien de lamour quil
prouve pour Gilberte, pour la duchesse de
Guermantes ou pour Albertine, ou bien de la
nature de sa vocation, de llan qui lentrane
vers la littrature. Mme les tres quil aime,
ne cessent de se dmultiplier ses yeux, de
devenir continuellement autre. Albertine nest
jamais la mme dans son souvenir selon le
moment, ou le cadre, jusqu la clbre scne
o il lembrasse:
Dans ce court trajet de mes lvres vers sa joue, cest dix Albertine que je vis; cette seule jeune fille tant comme une desse plusieurs ttes, celle que javais vue en dernier, si je tentais de mapprocher delle, faisait place une autre (Proust, 1954, II, 365).
Le moi superficiel tudi jusquici, est en
fait le moi analys avant la rvlation
finale. C'est alors, qu'apparat un autre moi
qui sappelle le moi profond. Ce moi-ci est
un moi impntrable qui caractrise notre
personnalit toute entire, qui chappe aux
autres, mais le plus souvent nous-mmes.
Cest grce une certaine attention porte
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notre vie intrieure que, par moments, nous
pouvons le retrouver. Cest lexprience de
la mmoire involontaire, surtout dans les
dernires pages du Temps retrouv, qui
permet au Narrateur de ressusciter ce moi
par la concidence dun pass lointain avec le
prsent dans une sensation commune tous
les deux. On a beaucoup parl de cette
mmoire, surtout dans les dictionnaires et des
prcis littraires. Tadi en a donn la
dfinition suivante:
La mmoire affective est celle qui nous fait prouver, lvolution dun souvenir, un sentiment, une impression, une sensation (Tadi, 1999, 177). Dans la partie consacre ce phnomne chez
Proust, il exprime ainsi son ide propos de
trois rvlations finales, relates dans le
Temps retrouv:
Ainsi, les trois grands textes que Proust consacre la mmoire involontaire apportent, le premier le contenu sensible du souvenir, le deuxime lide que ce contenu ramne avec lui le moi dautrefois que lavait senti, le troisime, oprant une synthse, affirme que la sensation est alors commune au prsent et au pass et quil en est de mme pour le moi: do laffirmation que le moi accde alors lintemporel (Tadi, 1999, 202).
En fait, la perception commune au pass et au
prsent permet au souvenir de revenir avec
force la conscience et par l-mme, de faire
revenir ltre enfoui dans les profondeurs de
linconscient du Hros:
Au vrai, ltre qui alors gotait en moi cette impression, la gotait en ce quelle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce quelle avait dextra-temporel, un tre qui napparaissait que quand, par une de ces identits entre le prsent et le pass, il pouvait se trouver dans le seul milieu o il pt vivre, jouir de lessence des choses, cest--dire en dehors du temps (Proust, 1954, III, 871).
Le pourquoi de ce phnomne est que le
Pass () ne meurt pas jamais, il reste
enfoui dans les profondeurs de notre
inconscient sous forme dimpressions
vanouies, mais toujours prtes reparatre
(Castex, 974, 841). Nous pouvons dire que
cest ce pass enfoui dans notre inconscient
qui constitue notre moi profond. Ainsi, se
comprend mieux cette phrase de Bonhomme:
le moi est avant tout mmoire (Bonhomme,
1999, 16). Ce qui saffirme par cette phrase
dEgger cite par Poulet: Le moi, cest le
souvenir total (Poulet, 1982, 178).
Cest en fait la mmoire qui garantit la
permanence et la continuit de notre moi.
Mais la mmoire dont il sagit ici est en fait le
surgissement du pass par lappel dune
sensation prsente semblable une sensation
passe et cest dans les rapports du pass et du
prsent qui se trouve ce moi intrieur, cet tre
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Moi superficiel et moi profond chez Proust 65
essentiel: ltre essentiel, lessence du moi
ne rside pas en effet dans le pass, ni bien
sr dans le prsent, mais dans les rapports qui
lie les deux (Bonhomme, 1999, 16). Cet tre
essentiel nest accessible que dune faon
partielle: chez le Hros, cest le dtachement
de lattention la vie sur un point particulier,
partir dune sensation, celle du pied se
posant sur deux pavs mal quarris, qui
permet le retour du souvenir correspondant,
sans effort. En ce sens, sil y a intuition chez
Proust, cest sur ce mode trs limit de la
remmoration qui retrouve le souvenir. Cest
comme en fait ce souvenir qui affirme la
supriorit de linstinct sur lintelligence. Ce
dont nous trouvons laffirmation sous la
plume de Tadi. Pour lui, [] elle [la
mmoire affective] tmoigne de la supriorit
de linstinct sur lintelligence, et fait accder
au monde de linconscient (Tadi, 1983,
210). Pourtant, comme dit Proust lui-mme
dans la phrase suivante tire du Temps
retrouv, ces impressions que nous apporte
hors du temps, () sont aussi trop rares pour
que luvre dart puisse tre compose
seulement avec elles (Proust, 1954, III, 898).
On comprend mieux ainsi le statut ambigu de
lintelligence chez Proust, tantt rejete parce
quelle ne fournit que des vrits
superficielles, tantt prsente comme le
moyen pour lesprit de dcouvrir les vrits
qui sont enfouies en lui. Cest dans le Temps
retrouv que Proust mentionne cette
ambigut: Quant aux vrits que
lintelligence mme des plus hauts esprits
cueille claire-voie, devant elle, en pleine
lumire, leur valeur peut tre trs grande;
mais elles ont des contours plus secs et sont
planes (Proust, 1954, III, 896). Il exprime
ailleurs dans le Contre Sainte-Beuve, cette
incapacit de lintelligence reconstituer le
pass dans ses profondeurs (Proust, 1954,
CSB, 55 et 58). Ainsi se distinguent deux
mmoires, lune reconstruite par lintelligence
et lautre par le hasard. Maurois donne une
nette dfinition de ces deux mmoires en
insistant sur linsuffisance de la premire
mmoire dans la reconstitution du pass:
Lhomme peut tenter de reconstruire le pass par lintelligence, par raisonnements, documents, tmoignages. Cette mmoire volontaire ne nous procurera jamais la sensation de laffleurement du pass dans le prsent, qui seule rendrait perceptible la permanence de notre moi. Pour retrouver le temps perdu, il faut quentre en jeu la mmoire involontaire (Maurois, 1954, 298).
Cette mmoire-ci est en fait, comme il dit
dans la page suivante, Le sujet essentiel,
profond et neuf de la Recherche du temps
perdu (Ibid., 299). Ce sujet avait dj t
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Revue des tudes de la Langue Franaise, Premire anne, N 2, Printemps-t 2010 66
abord par dautres crivains comme
Chateaubriand et Grard de Nerval, mais ils
lavaient entrevu, selon le mot de Maurois,
sans ouvrir toute grande une porte magique.
Mais, le phnomne de la mmoire
involontaire donne une vision partielle et
accidentelle du moi profond au Hros
proustien. Il ne russit donc pas atteindre
en plnitude son moi profond. Mais, cest
ce moi qui, selon la phrase de Proust, crit
des uvres. Cest videmment aprs la
dcouverte de ce moi que le Hros va
commencer crire, soulign ainsi par
Dconte: Or, au mme moment, cette
impression rveille en lui le projet longtemps
abandonn dcrire (Dconte, 1991, 153).
Donc, le souvenir et en particulier la mmoire
affective fournissent la matire de luvre
proustienne. Cest ainsi que lauteur trouve
la nouvelle matire de son uvre dans les
profondeurs de son pass (Raimond, 1966,
150-151). La thse de Proust peut, en effet,
tre ramene cette formule clbre, pose
au dbut de Contre Sainte-Beuve, l o il est
question de la mmoire involontaire: un
livre est le produit dun autre moi que celui
que nous manifestons dans nos habitudes,
dans la socit, dans nos vices (Proust,
1954, CSB, 233) Cet autre moi est le seul
important pour la cration du livre. De l, la
diffrence entre lhomme et lcrivain. Cest
cet autre moi, rvl par la concidence de
deux temps dans une mme sensation, qui est
luvre dans la dfinition quil donne de la
mtaphore:
La vrit ne commencera quau moment o lcrivain prendra deux objets diffrents, posera leur rapport, analogue dans le monde de lart celui quest le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux ncessaires dun beau style. Mme, ainsi que la vie, quand en rapprochant une qualit commune deux sensations, il dgagera leur essence commune en les runissant lune et lautre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une mtaphore et les enchanera par le lien indescriptible dune alliance de mots (Proust, 1954, III, 889).
Cette longue dfinition de la mtaphore nous
fait comprendre la relation qui existe entre le
moi profond et lcriture artistique. En effet,
le texte littraire se fonde sur les figures
potiques dont la mtaphore est une des plus
importantes et des plus utilises chez les
crivains. Proust en a fait la base de sa
cration. Dconte insiste aussi sur le rapport
de la mtaphore et la mmoire involontaire:
Aussi les mtaphores dont est tisse son uvre sont-elles bien autre chose quun procd de style: elles sont mettre sur le mme plan que les rminiscences de la mmoire involontaire (Dconte, 1991, 153).
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Ainsi, donc pour Proust, la mtaphore a une
double porte. Elle est, tout dabord, une
faon de rendre compte du biais par lequel le
Hros retrouve en lui cette motion dordre
supra-intellectuel: la concidence de deux
moments. Elle reprsente, et cest sa
deuxime fonction, la capacit de lcrivain
unir au sein dun mme mouvement des
objets diffrents (cest--dire, en fait, des
mots) quil doit la fois juxtaposer et unir.
Cest le mouvement de la phrase proustienne
et le cur de son style. Du point de vue de la
perception, cela signifie que lcrivain na
rellement peru que ce quil a su exprimer.
Or la mtaphore est un objet esthtique. Elle
est la matrialisation dun rapport, celui de
lcrivain au monde dans sa perception. De
sorte que lon peut affirmer que ce que
lcrivain voit, quand il est en proie de
lmotion esthtique, ce nest pas le monde
mais ce qui, du monde, peut tre exprim en
un objet de langage ou en une figure potique
comme la mtaphore. La mtaphore, pour
Proust, est donc une juxtaposition
dimpressions, dun amalgame de labstrait et
du concret, bref de ce que le point rationnel
spare couramment, aboutissant une sorte de
Phrase-spectacle (Gros, 1981, 65) Cette
expression sadapte la dfinition que Proust
reprsente du style dans les pages finales du
Temps retrouv:
Le style nest pas un enjolivement comme le croient certaines personnes, ce nest mme pas une question de technique, cest - comme la couleur chez les peintres - une qualit de la vision, la rvlation de lunivers particulier que chacun de nous voit, et que ne voient pas les autres (Proust, 1954, III, 895). En fait, le style comme la mtaphore est la
fois vision et composition. Si nous examinons
de prs la mtaphore file la plus fameuse de
Du Ct de Guermantes, cest--dire, la
baignoire de la Princesse de Guermantes que
le Hros contemple de loin dans lOpra, nous
constatons que la mtaphore est une sorte de
rapport du moi intrieur de lAuteur avec
lextrieur et avec la socit des nobles. Ainsi
la mtaphore est-elle le point de contact de
limagination de lAuteur avec sa capacit
dobservation. Elle unit donc lintriorit et
lextriorit par lassimilation de deux termes,
la loge et la baignoire et viennent la suite de
cette assimilation, toutes les autres images
concernant leau et la baignoire:
Le couloir quon lui dsigna aprs avoir prononc le mot de baignoire, et dans lequel il sengagea, tait humide et lzard et semblait conduire des grottes marines, au royaume mythologique des nymphes des eaux (Proust, 1954, II, 58).
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Conclusion
Dans luvre de Proust, le moi superficiel
sadapte aux masques qui tombent dans la
dernire scne aristocratique o le Hros est
invit une dernire fois, cest--dire la
matine des Guermantes. Dans cette fameuse
matine, le Hros, en dcouvrant son moi
profond et sa vocation artistique, annonce
le dclin de toutes les murs mondaines qui
forment le moi superficiel. Mais, ce sont
ses dcouvertes de la vie sociale et ses
analyses des autres et de sa propre personne
qui lui procurent la matire de son uvre
venir. Ses analyses sincorporant au rcit,
forment une uvre gante comme la
Recherche du Temps perdu. Luvre qui est
finie par lAuteur et qui va commencer par
son Hros la page finale. Cest dans cette
page que le Hros annonce ce quil va dcrire
dans son livre (Proust, 1954, III, 1048). Il
dcrirait les hommes qui sont en fait ceux
quil a rencontrs dans sa vie sociale. En fait,
il se dcouvre chaque rencontre quil fait
avec ces hommes. Dailleurs, plus les
observations sur les autres hommes
saccumulent, plus le moi se dvoile dans
ses profondeurs, plus le Hros se rapproche
de la dcouverte de sa vocation artistique. Le
Narrateur est ainsi un tre qui ne vit quautant
que son uvre peut en tre nourrie. Il est un
tre incomplet, et pourtant pleinement
crivain. Il nest pas Marcel Proust, cet
homme historique, crivain rel de la
Recherche, et pourtant il nest pas autre. Pas
plus que la Recherche nexprime le monde, le
Narrateur nest lexpression figure du moi
profond de Proust. Pourtant, la Recherche,
en tant quuvre dart, suggre lexistence
dun moi profond, dune personnalit qui
dpasse infiniment le moi superficiel. Ce
que la figure du Narrateur exprime finalement
de Marcel Proust, cest un niveau particulier
de sa vie spirituelle, cest--dire son moi
crivain.
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