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Adieu ma PME Page : 1

200 pages ; 107 figures ; 91 513 mots ; 9 285 lignes ; 568 792 caractères et espaces.

Adieu ma PME

1) Organisation, lecture

.

Page : 2 Gérard BOUYER

2) Sommaire

Adieu ma PME........................................................................................................

1) Organisation, lecture...........................................................1

2) Sommaire............................................................................2

3) Avertissement......................................................................3

4) Introduction.........................................................................3

5) C'était avant.........................................................................6

5.1) Nord-Aviation..................................................................................................

5.2) Les petites annonces........................................................................................

5.3) Mon entrée dans l’industrie.............................................................................

5.4) Mes premières réalisations.............................................................................

5.5) Mon retour du Service Militaire, passage à la documentation.......................................................................................................

5.6) Le Bureau de dessin de Nord-Aviation..........................................................

5.7) Le dessin à l’époque.......................................................................................

5.8) Mon départ de Nord-Aviation........................................................................

6) Testut me voici..................................................................21


6.1) Mon arrivée chez Testut.................................................................................

6.2) 8 rue Popincourt.............................................................................................

6.3) L'implantation à Corbeil................................................................................

Une table des matières détaillée et une table des illustrations sont placées en fin d'ouvrage.


zezerer

3) AvertissementAvec tout mon cœur et mon reste de mémoire, j'ai essayé de cerner la

réalité et la vérité dans les événements dont je parle.

Certains, ayant participé à cette aventure, ne partageront peut-être pas mon point de vue, ni mes opinions. Je possède cependant assez de documents et de témoignages pour assurer aux lecteurs qu'ils vont lire une description correcte du destin de ma PME.

Ce n'est pas un livre de dénonciations, ni de récriminations, par respect de la vie privée les noms patronymes des personnages trop impliqués ont été modifiés.

Peut-être ai-je attaché trop d'importance à la partie technique, elle semble cependant nécessaire pour appréhender l'environnement des protagonistes du récit.

4) Introduction.La vie est une aventure constituée d’étapes d’inégales importances.

Cet ouvrage veut en présenter une, remarquable, effectuée dans cette charnière technologique du vingtième siècle, préliminaire à la nécrose industrielle en cours.

D’aucuns, les aventuriers, se répandent en exploration de terres nouvelles, de peuples, de civilisations, d’autres développent des voyages en littérature, en arts de toutes sortes. Pour ma part, attiré par les sciences physiques et leurs applications, j’ai eu le plaisir de faire des études techniques puis de vivre une vie professionnelle intense.


Ainsi, j’ai considéré comme remarquable mon passage dans une PME française qui disparut, hélas, après ces trente glorieuses. Elle n’est pas seule à avoir quitté ce monde, mais sa fin interminable est l'exemple tragique de ce qui ne devrait pas arriver dans notre pays.

Je souhaite ici vous faire partager notre joie de vivre à cette époque où nous avons pu extérioriser nos talents, notre soif de connaissances, notre curiosité technique. Merci à nos prédécesseurs échappés de la guerre qui nous avaient si bien préparé le terrain.

Qui a t-il de plus enivrant que de donner naissance à un appareil de mesure, un instrument "magique" qui va être utilisé par la communauté, en l’occurrence il s’agit de matériels de pesage : les balances et les bascules.

Savoir qu’en 1973 nous étions parmi les meilleurs au monde dans cette discipline et voir maintenant que, trop évolués peut-être, nous nous bornons à acheter me laisse un goût amer.

Mais, chers lecteurs, revenons aux beaux jours, ceux d’un bon millier d’individus qui durant trente ans ont travaillé dans et pour une PME française.

Technicien d’origine j’ai besoin de m’expliquer les choses, les phénomènes, c’est d’ailleurs une nécessité lorsque l’on fait des études.

Figure 1 L'auteur rentrant en PME


Explique t-on vraiment ? Ce n’est pas certain, mais si à partir de la déclaration : « tout se passe comme si » je peux construire, reconstituer, reproduire, ça me suffit. Le reste est probablement métaphysique, au-delà de mes désirs.

Mon ouvrage poursuit plusieurs buts, le lecteur les découvrira probablement au fur et à mesure de son parcours, en voici un qui me tient à cœur.

Les jeunes techniciens qui rentrent dans la vie active n’ont pas l’expérience de leurs aînés, c'est une évidence. Ce récit devrait leur apporter non pas des informations techniques, mais pratiques. Si l’histoire ne repasse pas exactement les mêmes plats, elle repasse les recettes quel que soit l’environnement sophistiqué dans lequel on travaille, les mêmes résultats proviennent souvent des mêmes causes : l’homme et sa communication, son comportement, ses obligations et aussi son tempérament et n’oublions pas le hasard qui intervient pour quatre-vingts pour cent dans le destin, si ce n’est pas plus !

Les "toujours dans la vie active" y retrouveront les problèmes auxquels ils se heurtent, parfois sans s’en rendre compte. Ils n’auront pas les solutions toutes faites, mais en déduiront quelques chemins à suivre. Quant aux plus âgés ils reconnaîtront qu’ils sont souvent passés par ces étapes et ces difficultés, pour ne pas dire ces souffrances.


5) C'était avant.

5.1) Nord-AviationPourquoi parler de Nord-Aviation avant d’aborder ma PME ? C’est

dans cette entreprise que j’ai compris l’intérêt d’une organisation rationnelle, elle était lourde évidemment, mais combien efficace. De notre temps, 2013, on lui reprocherait sa lenteur. Je voudrais bien voir les dirigeants de maintenant travailler avec les moyens de l’époque !

Nord-Aviation : J’en ai retiré bien des enseignements pour agir, plus tard, dans ma PME et organiser mes travaux et mes responsabilités.

Compte tenu de ma formation et de mes aptitudes, c’était probablement le parcours idéal pour renforcer les moyens d’une moyenne entreprise comme l’était Testut en 1965.

5.2) Les petites annoncesJe note, hasard ou coïncidence, que j’ai toujours trouvé mes emplois

dans les petites annonces et, encore plus précisément dans les plus petites des petites annonces.

Que ce soit chez Sadir-Carpentier, mon premier emploi, Nord-Aviation, Testut ou Microtel, j’ai toujours trouvé mon job dans trois lignes de petites annonces, les moins apparentes. Cela s’accorde peut-être avec ma taille puisque je suis un homme petit, je mesure 1,58 m. Il était peut-être logique que je cherche dans les petites annonces, les toutes petites annonces.


5.3) Mon entrée dans l’industrie.Les carrières suivent des chemins bien différents en accord avec la

formation que l’on possède, son instruction et ses relations ; vient s’ajouter à cela le hasard qui n’est pas le moindre facteur.

Issu en 1954, d’une modeste école d’ingénieurs l’École Nationale de Radio Électricité Appliquée, l'ENREA, muni de mon précieux diplôme et de l’édition du journal officiel correspondant, j’imaginais trouver un emploi, je ne dis pas aisément, mais je pensais aboutir.

À cette époque la recherche d'un emploi passait surtout par la lecture des petites annonces des journaux. Je repérais l'annonce d’une entreprise pas très loin de chez moi, j’habitais Boulogne-Billancourt et l’entreprise était dans le 16ème près de la porte de Saint Cloud, autant dire 10 minutes d’autobus.

Oui, mais voilà, les embaucheurs de l’époque n’étaient pas plus indulgents qu’aujourd’hui. Je me souviens encore de la personne qui m’a reçu et, ayant jugé mes connaissances peu solides en tubes électroniques et en bruits de fond, n’a pas cessé de m’interroger sur ces sujets en me démontrant constamment que je n’avais pas les compétences d’un ingénieur. J’avais beau essayer de l'orienter vers les servomécanismes que je connaissais bien, il n’y avait rien à faire. Enfin tristement il me proposa un poste d’agent technique AT31, tout de même le poste le plus qualifié dans cette catégorie.

Nous n’étions pas très riches, maman travaillait au Métro comme caissière, Lucette ma femme était institutrice pratiquement débutante et se payait tous les jours des voyages en autobus Boulogne-Billancourt, Saint Germain en Laye (rien qu’une heure et demie trajet aller et autant

1 Agent technique échelon 3 suivant la convention collective de la Métallurgie de cette époque.


en retour, heureusement qu’elle était jeune) et moi ingénieur diplômé je me devais aussi de rapporter quelque chose dans le foyer ; j’acceptais.

J’ai passé trois mois chez Sadir-Carpentier, après tout ce n’était pas si mal, j’ai travaillé avec des gens sympathiques et vu des choses super intéressantes. Signe du destin, je trempais déjà dans l’armement puisque nous mettions au point des fusées de proximité à effet Doppler Fizeau, un dispositif électronique placé dans la tête d'un obus et déclenchant son explosion lorsqu’il parvient à une trentaine de mètres de sa cible ; en l'occurrence dans ce cas, le sol. C'était une arme anti-personnel !

À l’époque produire des armes ne gênait personne, nous sortions d’une guerre épouvantable avec des millions de morts, mon père y avait perdu la vie2 et presque tous admettaient qu’il fallait posséder les armes les plus efficaces (hélas).

Affecté aux essais des matériels, je m’ennuyais ferme sur les montages électroniques de l’époque tout en faisant connaissance avec des tubes miniatures (une enveloppe en verre de 3 cm de haut sur 1 cm de diamètre contenant un ensemble cathode, grille et anode) qui supportaient une accélération de 15 000 G, celle d'un obus dans un canon.

Très indépendant, comme les jeunes, j’ai commencé à me heurter à la discipline standard du travail d’entreprise. Chez Sadir-Carpentier comme ailleurs il y avait une heure limite pour rentrer. Les retardataires attendaient devant la porte, une belle costaude porte en fer, et pénétraient dans l'établissement un quart d’heure plus tard avec retenue sur salaire. Au bout de trois à quatre retards le chef du personnel vous recevait et vous faisait la leçon, avec la promesse d’un blâme puis au besoin d’un licenciement.

2 J’étais donc pupille de la Nation, ce qui, durant mon service militaire, m’a évité d’être envoyé en Afrique du Nord.


Et moi dans ma petite tête je me disais : tu as bûché dur jusqu’à vingt deux ans pour obtenir ton diplôme et maintenant tu te retrouves dans les contraintes horaires d’un employé. Je savais que dans une entreprise les cadres ne devaient pas ménager leur temps de travail, mais bénéficiaient en contre partie d'une souplesse d'horaire avec une rétribution au forfait.

Je n’acceptais pas, ni ma position de non cadre, ni les horaires et je recherchais du travail. J’atterrissais ainsi dans une entreprise aéronautique, la SFECMAS. Plus tard elle sera absorbée par Nord-Aviation qui, comme son nom ne l’indique pas, s’installera au sud de Paris alors que ses premières usines que l’on fermera se trouvaient dans le nord de la région parisienne. À l’époque il y avait comme aujourd’hui des décisions incompréhensibles au commun des intéressés.

Le parcours du combattant recommence, avec certaines promesses. Je rentre encore une fois comme agent technique troisième échelon dans cette entreprise, mais là j’ai la chance d’être affecté à un service qui s’appelait Méthodes Contrôle. Comme son nom l’indique, il dépendait de la direction du Contrôle qui gérait une armée de contrôleurs. Dans une entreprise aéronautique toutes les pièces fabriquées étaient contrôlées, à noter que cela exigeait une qualité exceptionnelle de la documentation, des plans, des nomenclatures et des clauses techniques.

À l’époque il n’y avait pas d’organisme de formation, pour ma part je dirais heureusement, car jamais un tel organisme ne m’aurait dispensé ce que j’ai appris dans les différents services de Nord-Aviation où les nouveaux embauchés faisaient obligatoirement un stage.

J’avais une formation de généraliste, aujourd’hui on parle trop de spécialistes, d’électroniciens, de programmeurs, etc... Dans l’Institut de René-Edy Denouette nous subissions un panorama d’enseignement qui courait de la métallurgie à la chimie, de la physique à la mécanique puis de l'électricité à la radioélectricité toute nouvelle. L'ensemble était accompagné d’applications industrielles dispensées par des enseignants


ingénieurs ou chercheurs d’entreprises. Le tout était supporté par des cours de base, de mathématiques, quelques cours de français, d’organisation du travail et même, mais c’était la partie détente, des cours de musique dispensés par un ancien ténor de la monnaie de Bruxelles.

Tous les matins, juste à la rentrée, M. Farini gérait une chorale de 300 jeunes gens durant la levée des couleurs. Oui, on levait les couleurs avant de commencer les cours. Qu’est-ce qu’il chantait bien ce bonhomme, je peux vous dire que dans le chœur où nous nous époumonions à la couvrir, sa voix de ténor nous dépassait toujours. C’était aussi le moment où nous, les élèves des classes professionnelles et techniques, regardions les élèves ingénieurs debout sur le balcon qui ceinturait la salle. Cet emplacement était inimaginable pour nous… et pourtant j’y suis parvenu ! L’espoir est un moteur puissant quand il devient plausible.

Issu du milieu dit ouvrier de l’époque, je débutais dans la première professionnelle en apprentissage du métier d’électricien avec pour but le CAP pour y apprendre aussi, de gré ou de force, des airs d’opéra. Ça a marché et j’ai chanté en chœur avec mes camarades quelques airs fameux du répertoire classique comme ceux de l’opéra Les Pêcheurs de Perles de Georges Bizet : « Je crois entendre encore » ou « Au fond du temple saint… oui, c’est elle, c’est la déesse » Ah ! Je crois m’entendre encore !!!

Sortons de la musique revenons au travail ; ces stages dans des postes névralgiques tenus par le contrôle m’ont énormément appris. Mes connaissances en mécanique me permettaient de comprendre les exigences physiques et la métrologie élargissait mon champ de connaissances. J’avais entendu parler de résilience Charpy, de dureté Brinell, mais utiliser les appareils de contrôle sur les pièces ou échantillons, quelle aubaine. Passant du contrôle des voilures des engins téléguidés au respect des tolérances sur les pièces fabriquées, de la vérification des câblages électriques aux immunités radio-électriques en


cage de Faraday, etc. etc… j’ai passé trois mois qu’aujourd’hui je qualifie de merveilleux, mais qui, à l’époque, ne m’enchantaient pas toujours. C’est dans ce milieu que j’ai rencontré des vieux bonhommes qui avaient plus de 70 ans d'âge et qui travaillaient encore. Ils étaient affectés aux postes de contrôle. Attention ils avaient de la chance ! Ils avaient droit à un tabouret, la chaise étant pour le chef. Vous me regardez avec étonnement, et bien il faut savoir qu’en 1955 dans un atelier de fabrication de pièces mécaniques à Nord-Aviation seuls les ouvriers hautement qualifiés avaient droit à un tabouret, les autres restaient debout. C’est vous dire mon étonnement puisque à la campagne, dans les champs, lorsqu’on était fatigué on s’asseyait par terre ou sur le timon d’une charrette. La vie était dure et 45 heures par semaine de ce régime calmaient tous ceux qui auraient souhaité faire du sport ou autre délassement physique, seuls les jeunes pouvaient y toucher jusqu’à 30 ans.

Outre la technique qui en était le but principal, l’intérêt de rencontrer ces personnes âgées résidait dans les informations qu’ils vous donnaient. Vraies ou fausses, je vous en livre quelques-unes.

Le directeur général de l’Arsenal de l’Aéronautique, encore plus vieux que mes contrôleurs, avait la manie de ne pas fermer sa braguette en sortant des toilettes ce qui provoquait un flot de quolibets et de plaisanteries graveleuses où la gent féminine avait sa place.

Histoire plus navrante. Il était de coutume de manifester souvent. Le personnel partait en groupes organisés pourvus des banderoles adéquates ; dans le trajet qui les amenait régulièrement aux alentours du gouvernement ou de l’assemblée les banderoles changeaient. Ainsi un porteur de banderole réclamant une augmentation de salaires (bien sûr que cela existait et plus qu’on pourrait le croire aujourd’hui) se voyait à l’arrivée porteur d'une demande de démission d’un ministre ou je ne sais


quoi de plus politique. Le vieux contrôleur qui m’a raconté cela devait en avoir gros sur le cœur.

Un autre me parlait des difficultés de l’immédiat après-guerre lorsqu’il était encore à la production. Ainsi pour un matériel militaire pourvu des priorités adéquates la fabrication attendait parfois des pièces trois à six mois, les retards s’enchaînaient les uns après les autres dans la réalisation des prototypes.

Toujours des rumeurs qui, telles que je les ai entendues, avaient l’accent de la vérité. Durant le ministère de Charles Tillon, issu du parti communiste très puissant à l’époque, les syndicats s’impliquaient fortement dans la réussite des programmes de production. Ils y mettaient le maximum de leurs forces et organisaient des assemblées générales de production où le personnel débattait des difficultés et des méthodes en cours. Pour la personne qui m’a raconté la chose, cela se transformait en tribunal où tous les – plus ou moins responsables– devaient justifier le retard des travaux. La solution était de faire profil bas et de toujours acquiescer aux propositions faites par les leaders.

5.4) Mes premières réalisations.Après ces trois mois de stage je fus affecté au service Méthodes

Contrôle. Nous étions une bande de jeunes garçons avec quelques personnes de la cinquantaine et un vieux chef de service M. Minguet. Les femmes à l’époque occupaient les fonctions de secrétariat et d’administration qui était très importantes puisqu’il n'y avait pas d’ordinateur ni de machines automatiques, tous les documents étaient manuscrits ou tapés à la machine.

Je fus chargé d’étudier les difficultés que rencontraient les contrôleurs et d’élaborer des propositions pour leur venir en aide, je rencontrai alors mes premières difficultés littéraires. Les études d’ingénieur, surtout en partant d’une base technique et professionnelle, n’entraînent guère à


écrire en langage élaboré. Dès mes rapports je fus ausculté par le Directeur du Contrôle lui-même. Je me souviens encore de ses observations3 sur pratiquement chacune des phrases que j’avais rédigées. M. Badie était un homme charmant et je n’ai pas gardé de cette rencontre de souvenirs marqués sinon que la rédaction devenait un point important du travail d’ingénieur. Je m’en suis souvenu et ça m’a beaucoup apporté dans ma carrière. Cet homme avait eu de gros déboires dans sa vie professionnelle. D’après les rumeurs il avait conçu un avion de chasse à deux moteurs en tandem (l’un derrière l’autre), l’un actionnant une hélice de traction, l’autre une hélice en propulsion. En théorie on disposait d’une puissance pratiquement double pour une même carlingue. Hélas, les deux prototypes s’étaient écrasés entraînant la mort des pilotes. Il n’y avait pas siège éjectable à l’époque. La règle était (et est peut être encore) qu’après deux prototypes défaillants le projet est abandonné. Peut-être, aujourd’hui avec les progrès de l’informatique et des ordinateurs de bord un tel appareil serait-il performant. Personnellement je ne connais pas d’avion équipé avec deux moteurs en tandem.

3 J’en aurai de bien plus importantes quand je serai affecté au service Documentation Engins.


A la suite de mes investigations parmi les postes de contrôle il me vint

l’idée de proposer plusieurs dispositifs améliorant singulièrement les capacités des services de vérification en agissant sur deux aspects — premièrement la qualité du contrôle — deuxièmement l’automatisation des tâches ou de certaines parties du processus de contrôle. Ce qui paraît tout à fait évident aujourd’hui n’y était pas à l’époque et les contrôleurs assuraient la qualité de leur contrôle sans l’aide d’automates. Tout homme est faillible et des

Figure 2, Poste de contrôle automatique de composant électrique


défaillances d’observation ou de lecture survenaient inexorablement entraînant toujours le montage de quelques pièces plus ou moins défectueuses. Lorsque le contrôle portait sur un point extrêmement sérieux les vérifications étaient effectuées par deux contrôleurs qui apposaient chacun leurs cachets.

Les engins téléguidés sont des munitions, leur emploi est unique et l'on vérifie la qualité d'un lot homogène de fabrication en utilisant (contrôle destructif) une certaine quantité prélevée avec une table de hasard. Plus la fiabilité se vérifie au fil des tirs d’essais, moins on prélève d’engins. Il y a donc grand intérêt à ne pas avoir de composants défectueux. Le calcul des probabilités et les statistiques jouent un très grand rôle dans tout ce qui touche aux munitions (usage unique).

Pour en revenir à mes premiers travaux, je proposai, pour aider un poste de contrôle, la construction d’un petit appareil basé sur l’électronique et l’électricité. Dans un cadre non défini, je fis les plans de l’appareil, la liste des nomenclatures, des approvisionnements.

Avec mon crayon je dessinais sur une feuille 21 x 27 cm4, le stencil bleu d’une feuille de carbone étant plaqué au dos. L’enduit bleu restait au verso à l’endroit des traits. En passant la feuille dans un duplicateur à alcool il était possible d'obtenir 10 à 15 copies. Cela ne me gênait pas car dans notre école nous avions pris l’habitude de faire nos plans et nos schémas avec des moyens très limités. Ainsi nous avions construit chacun avec des moyens5 "indignes" d’un bricoleur et les plans d'un de nos collègues ingénieux (déjà !) Serge Guennou, un téléviseur noir et blanc. La chaîne unique de télévision émettait à partir de la tour Eiffel sur 44 MHz une image en 441 lignes. Je me revois dans notre petit deux-

4 Ancien format avant celui du A4 qui est 21 x 29,7 cm

5 Un fer à souder, un multimètre à aiguille, une scie à métaux étaient mes seuls outils.


pièces de Boulogne-Billancourt à la première image TV puis aux réglages "pifométriques" améliorant la réception jusqu'à recevoir décemment la chaîne. Maman et les voisins étaient aux anges. Il y a des études qui vous rendent les efforts que vous avez déployés.

Nord-Aviation, mon premier essai fut un premier succès. Mes méthodes et mes résultats furent appréciés et je pus, jusqu’à mon départ au service militaire6, fournir de multiples appareils aux services de contrôle. Sur trois années, ma réussite fut telle que je passais d’ingénieur débutant IB au poste d’ingénieur chef de section IIIA.

5.5) Mon retour du Service Militaire, passage à la documentation.

Et oui les choses ne sont pas toujours aussi roses et après 27 mois de service militaire, en tant qu’exempté d’Algérie j'avais eu droit à trois mois supplémentaires (dont personne ne se plaignit), je retournais dans mon ancien service à Nord-Aviation. Les choses avaient bien changé, mon chef de service déjà âgé avait pris trois ans de plus et il avait installé dans son local l’un de mes anciens camarades de l’ENREA. Quant à moi je récupérais mon ancien bureau, un bureau en bois comme on n'en fait plus, placé au même endroit à la limite de la grande salle de dessin, mais je ne retrouvais plus mes attributions de concepteur de matériels de contrôle. La production des engins commençait à être mutée à Bourges avec les outillages de contrôle et leur suivi. Chargé de petites actions de vérification ma situation devenait intenable. Ma demande de mutation au service Documentation des Engins Spéciaux fut acceptée et je commençai à rédiger des notices techniques. Plongé dans un milieu bien particulier constitué par deux rédacteurs et trois dessinateurs spécialisés

6 À cette époque un étudiant pouvait bénéficier d’un sursis de 5 années, à demander en bloc. Je suis donc parti au service militaire à 25 ans en 1957.


mes débuts furent laborieux. Je n’avais pas le style qui convenait, comment l’aurais-je acquis. De corrections en reprises je finissais tant bien que mal ma première notice technique. Deux ans après, j’étais lassé d’écrire et d’être repris par le rédacteur en chef, nous n’avions pas la même conception de l’écriture. Ce n’est que beaucoup plus tard que je m’aperçus que ces perfectionnements littéraires m’étaient avantageux. Je sollicitais alors ma mutation au bureau d’Études Électriques Série Engins, EESE, qui avait besoin d’un ingénieur à son bureau de dessin.

5.6) Le Bureau de dessin de Nord-Aviation.Pourquoi parler du bureau de dessin de Nord-Aviation ? Parce que

j’en ai retiré bien des enseignements qui m’ont avantagé dans ma PME.

Et oui, c’était en 1965, je travaillais à Nord-Aviation, boîte immense, solide où je bénéficiais des avantages d’un cadre moyen, très moyen, avec un salaire aussi très moyen et une position moyenne.

Il y avait de bons moments à EESE, en particulier dans la technique puisque mon bureau traitait aussi des ensembles et sous-ensembles électroniques.

Radio électricien de formation je connaissais bien les tubes à vide, mais les transistors qui venaient d’apparaître m’étaient étrangers. À partir des clauses techniques et des plans établis par les services d’études prototypes nous établissions des liasses de documents pour la production en série.

Chef du bureau de dessin Électricité, ingénieur position IIIA, j’avais à l’esprit qu’un plan c’est beaucoup de choses et de responsabilités, chargé de transcrire fidèlement ce que l’ingénieur ou le technicien a imaginé, le plan doit être parfait !

La définition d’un matériel militaire demandait un minimum de confidentialité. Notre directeur polytechnicien M. Stauff appliquait une


formule simple : les numéros de plans ou de documents étaient pris dans une liste au fur et à mesure des besoins sans distinction d’ordre ou de code. Posséder un plan et son numéro n’informait en rien de son appartenance à un appareil, à un ensemble ou à un matériel. Avec ce procédé les numéros de plans et leurs désignations était tellement enchevêtrés qu’il était impossible de reconstituer un appareil à partir du fatras de papiers que l’on pouvait manipuler. Bien évidemment à l’intérieur d’un schéma on pouvait découvrir certaines astuces, certains montages, mais les pièces d’un ensemble n’étaient repérées chacune que par un numéro de plan. Sans nomenclature il était presque impossible d’en retrouver les éléments. Ce procédé était fortement décrié car il tournait au rébus pour les intervenants à l’approvisionnement, au montage au contrôle et à la maintenance, en particulier dans l’aviation civile.

Le procédé de notre direction était déjà fortement battu en brèche par la direction aéronautique du pays. Voici comment ses opposants s’y sont pris pour nous obliger à suivre la voie de la codification identitaire, nécessaire à l’OTAN7 de l’époque.

J’avais été désigné à Nord-Aviation pour aller discuter de ce sujet ! Je ne me souviens plus avec quel groupement ou chambre de constructeurs. Il s’agissait de l’identification des plans et des nomenclatures qui étaient obligatoirement remis aux services techniques aéronautiques dits STAé. Puisqu’il s’agit ici de raconter une partie de sa vie, déjà à l’époque les hommes utilisaient les subterfuges les plus divers pour arriver à leurs fins.

Il s’agissait de discuter et d’appliquer une nouvelle norme d’identification (les normalisations ravageuses apparaissaient déjà), nous avions été conviés, avec tant d’autres dont Dassault partisan du

7 Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN ou Otan) ; en anglais : North Atlantic Treaty Organization (ou NATO)


changement (déjà !) et Bréguet, pas très riche et plutôt contre. L’application d’une telle mesure entraînait, outre une perte de temps d’énormes frais et la position officielle de notre directeur était que l’État français demandeur en assurât la charge.

Et voilà " t’y pas " (comme l’on dit) que les services d’État s’organisent avec certains petits copains constructeurs, dont Dassault au mieux avec les instances officielles, pour que le groupe des constructeurs devienne demandeur, donc pas de participation d’État ! La ficelle était bien grosse, mais comme l’a dit trivialement Jacques Chirac, plus c’est gros, mieux ça passe !

Représentant Nord-Aviation, je monte au créneau, je prends des contacts avec les autres constructeurs de matériel et m’organise pour défendre notre point de vue qui était d’ailleurs partagé par beaucoup.

Je n’avais pas vu dans ce domaine que ce n’est pas la quantité qui compte, mais la force, nous étions les plus nombreux à nous opposer au projet gratuit, mais les plus faibles.

J’arrive à une nouvelle réunion. Tout jeune ingénieur j’avais la trentaine et ma formation et mes relations n’étaient pas en rapport avec le niveau des autres représentants, je me fais prendre à partie par le président de la séance et me voilà accusé d’espionnage, de compromission, de diversion et de tout un tas d’autres choses dont je suis incapable de me souvenir. Ces bons hommes savent être vaches quand ils le veulent. J'ai subi une vicieuse attaque similaire durant ma représentation aux ASSEDIC de l’Essonne, un représentant (rétribué) du patronat expliquant qu’il n’était pas là pour faire de la formation aux nouveaux représentants syndicaux (non rétribués). Il se souvient peut être encore de ma répartie, mais c’est là que j’ai pu constater encore que la division affaiblit. Aucun de mes collègues n’a bronché, peur ou désir de m’affaiblir puisque nous étions de syndicats différents, je n’ai pas su !


Dans cette assemblée pseudo démocratique où chacun faisait profil bas sauf moi, débutant en politique, j’ai bondi sur ma chaise en demandant au président ce qui lui permettait de m’accuser ainsi. Je ne faisais manifestement pas le poids, et j’ai vu à l’attitude des autres représentants que je resterais seul à maintenir mon point de vue.

Je m’imaginais que si l’État voulait une modification il devait en régler les frais, il n’y avait aucune raison pour qu’une entreprise modifie délibérément ses références, sauf évidemment si c’est elle qui le demandait : Alors là, les services de l’État acquiesceront paternellement à sa demande.

Voilà comment on change les règles du jeu ; depuis j’ai rencontré bien d’autres méthodes de ce genre aussi perverses que dissimulées,

Revenant dans mon entreprise je fais le compte-rendu idoine, j’explique que j’avais défendu la position de notre directeur et et… Je me suis retrouvé démis de cette mission. Passer trois heures à entendre des balivernes et des mensonges délivrés dans la plus parfaite indifférence, non. En y réfléchissant depuis, j’imagine que la plupart des participants ne souhaitaient qu’une chose : être payés à la fin du mois, après tout ce flot de paroles proprement inutiles était tellement berçant (pas encore pour moi, j’étais trop jeune).

J’ai appris plus tard que les tractations sur cette affaire avaient duré, qu’il fallait dire oui tout en pensant non et que ce genre de choses devaient traîner au maximum jusqu’à ce qu’elles se résolvent au plus haut niveau, peut-être dans des parties de golf ou dans des rencontres chez les personnalités. Il faut dire qu'à mon départ, en 1965, Nord-Aviation utilisait toujours son dispositif de numérotation des plans !

Le service EESE, la mise en série des parties électriques des engins téléguidés, c’est là que je me suis penché sur les premiers transistors et circuits imprimés, les circuits intégrés n’existaient pas. À l’époque il n’y


avait pas de formation organisée comme aujourd’hui (ou je n'étais pas "éligible" comme on le dit si pudiquement en 2013) et chacun devait s’instruire en autodidacte ou payer pour apprendre. J’ai donc acheté plusieurs livres et au fur et à mesure que nous recevions plans et schémas électriques j’étudiais les montages et leurs caractéristiques. À l’époque les calculs sur les transistors étaient relativement complexes et il fallait dérouler un assez grand nombre d’opérations pour obtenir l’amplification ou la stabilité d’un montage. Nous bénéficions d’un petit laboratoire qui nous permettait de vérifier quelques détails des clauses techniques à respecter. Les exigences en température étaient très sévères et nous devions vérifier le comportement de nos matériels dans des enceintes climatiques adaptées à nos applications militaires.

C’était un travail intéressant, je passais une bonne partie de mon temps penché sur les planches à dessin discutant avec les dessinateurs, les techniciens et les ingénieurs du bien-fondé de nos propositions et de leur capacité à respecter les clauses techniques.

S’ajoutait à cela un important temps d’enquête, soit auprès des services de fabrication pour vérifier leur capacité à respecter certaines règles, soit auprès des services d’études prototypes pour leur demander des précisions sur les matériels et leur fonctionnement. Tout cela source de connaissances dont je faisais profit.

5.7) Le dessin à l’époque.À l’époque tous les plans étant « papier », nous dessinions à l’encre de

Chine sur des feuilles de papier transparent appelé calques, les tracés étaient reproduits sur des feuilles de mêmes dimensions appelées tirages. On imagine les précautions qu’il fallait prendre pour obtenir un calque propre sans trop de ratures ; on pouvait faire une erreur de tracé ou d’écriture une ou deux fois puis gratter pour effacer. Encore une ou deux erreurs au même endroit et le calque était perforé, le dessin était à reprendre. Heureusement il y avait une possibilité de reproduction, une


copie du calque appelée contre-calque. On pouvait dessiner sur le contre-calque ce qui permettait de reprendre des erreurs, de faire des modifications, des nouveaux plans avec certaines parties occultées ou non. Ces procédés se retrouvent en plus élaborés dans les applications graphiques actuelles.

Un bureau de dessin c’était aussi une grande manipulation de documents, d’importantes zones de stockage, d’archivage et un service spécialisé, le tirage des plans qui se faisait à base d’ammoniaque.

Un bureau de dessin était composé de toute une hiérarchie qui partait du calqueur en passant par le dessinateur d’exécution puis d’échelons I à III jusqu’au chef de groupe. Je ne sais si ces catégories existent encore. Il est probable qu’aujourd’hui l’on exige à peu près tout du dessinateur X, y compris de dessiner dans une fenêtre microscopique que l’on appelle un écran d’ordinateur. Pour ma part la vision sur une planche à dessin de 1,50 mètre de largeur sur 1 m de hauteur me paraît autrement plus performante tout au moins pour ce que j’en ai vu, mais l’homme s’habitue à presque tout, surtout à changer ! Seul manque pour nous à l’époque, nous n’avions pas de vision 3D ; le dessin d’une pièce se faisait à plat en trois vues et il était difficile de reconstituer dans sa tête l’aspect réel de la pièce. Cette difficulté obligeait les dessinateurs à être des vrais graphistes, tout en dessinant en 2D (deux dimensions) ils devaient imaginer leurs pièces en volumes.

5.8) Mon départ de Nord-Aviation.À 33 ans dans un système organisé et figé, tout au moins à l’échelle

temporelle où l’on vit à cet âge, on s’ennuie ferme. Bien sûr les nouveautés techniques désennuient un peu et dans l’environnement personnel, la commune, les associations, on dépense le supplément d’énergie disponible.


À Nord-Aviation ma carrière était figée. Il me restait, pour faire face à mon ambition, à espérer obtenir un poste de chef de service dans huit à dix ans, les chefs de département étaient au moins des Supelec ou des Centraliens et les directeurs en principe des Polytechniciens sauf cas particuliers.

Il me fallait donc chercher ailleurs. J’étais papa de deux enfants et je devais prendre quelques précautions.

Dans ma famille on n’a jamais aimé prendre de risques inutiles. Ce n’était pas tellement pour moi que je devais prendre garde, mais pour ma femme et mes deux enfants très jeunes. J’avais un avantage, que, hélas, nombre d’habitants de la France n’ont plus aujourd’hui : mes grands-parents cultivateurs m’avaient laissé une ferme agricole. Il y avait à cet endroit tout ce qu’il fallait pour subvenir à ses besoins y compris le bois de chauffage, les jardins, les arbres fruitiers, etc. etc. Comme peut-être 30 ou 40 % de Français de l’époque, nous aurions pu y vivre pratiquement en autarcie, chichement, mais vivre sans se vendre désespérément pour trouver un peu d’argent.

Dans la Creuse, département de ma famille et de mon épouse, à part quelques machines agricoles de base, comme les charrues, les faucheuses, les herses, les moissonneuses lieuses que tous ne possédaient pas, les tracteurs étaient inconnus. Vous vouliez tirer quelque chose, vous vouliez déplacer quelque chose, vous vouliez transporter quelque chose : vous atteliez une paire de vaches à un timon et, à condition de pas être pressé, le travail se faisait. Mieux, ces braves bêtes vous donnaient du lait et des engrais. Cela explique pourquoi le monde paysan était plus calme que le monde ouvrier qui, comme aujourd’hui d’ailleurs, étranglé dans un habitat exigu, devait payer un loyer et acheter sa nourriture et son chauffage ce qui n’est pas loin de la condition des familles d’aujourd’hui sans patrimoine terrien. Le comble est que notre société, qui se dit évoluée, a réussi à transformer 90 % de sa population en esclaves


impalpables, en gens qui s’imaginent libres et indépendants alors que leur interdépendance les emprisonne bien plus brutalement qu’ils ne l’imaginent. Le pire est que la marche arrière est impensable, qui achètera8 une parcelle de terrain pour faire ses salades, qui reprendra une bêche pour cultiver ses légumes, qui plantera des arbres fruitiers, qui repiquera un taillis et des arbres pour avoir et transmettre ses enfants du bois de chauffage, qui a les capacités d’élever des lapins, de s’occuper des poules et autres volailles ? Certains diront que je retarde "grave", je l’admets, mais ils doivent admettre eux aussi que dans le cas de catastrophe, naturelle ou pas, les Français ne pourront pas faire face.

Paradoxal je suis, paradoxal je reste, tout en faisant le panégyrique d’une vie en autarcie je veux travailler sur des technologies nouvelles, m’intéresser aux découvertes, voyager, développer des appareils ou du matériel. Thèse, antithèse peut-être sommes-nous tous un peu comme cela.

Mon épouse gagnant normalement sa vie, paré pour le pire à la campagne, je m’engageais résolument dans la recherche d’un emploi et plaçais une petite annonce dans l’Usine Nouvelle9.

Oh miracle (c’est ce qu’on dirait aujourd’hui, mais à l’époque une réponse à une petite annonce était assez normale), j’eus une réponse, une réponse remarquable celle des établissements Testut.

8 D'ailleurs c'est strictement interdit, les terres agricoles sont réservées aux agriculteurs, même super possédants. Citoyen ouvrier, vous ne pouvez pas acheter un terrain agricole, même minuscule. La parcellisation est proscrite.

9 Revue hebdomadaire des Industries métallurgiques, très cotée à l’époque.


6) Testut me voici.

6.1) Mon arrivée chez TestutLe 31 mars 1965 je reçus une réponse de Testut me demandant de

prendre contact avec le directeur technique M. Talichet.

Je ne sais si vous l'avez remarqué mais les situations se présentent souvent en dents de scie ; ou tout va de plus en plus mal et à chaque étape c'est de pire en pire, ou, pour des raisons qui vous échappent tout va de mieux en mieux alors que vous ne faites rien d'extraordinaire. Le hasard se charge de tout, et les coïncidences pleuvent avec peut-être ce que vous avez préparé sans le savoir. Bref tout va bien et on se demande pourquoi.

Ce fut le cas lors de mon premier contact avec Testut.

J'arrive dans la rue Popincourt, une petite rue près de la place Voltaire, pour plonger dans une foule grouillante fréquentant un éventail de boutiques variées dont nombre d'épiceries, de boucheries et de cafés restaurants.

Le siège de Testut, 8 rue Popincourt Paris 11ème ne payait pas de mine ; c'était un immeuble ancien presque rébarbatif avec un rez-de-chaussée pourvu d'un magasin de vente et une devanture exposant une panoplie de balances et de bascules. Un porche desservait des ateliers et des magasins à l'arrière. Le téléphone de l'entreprise, 805 84 40, comptait 8 lignes téléphoniques groupées, à l’époque c’était remarquable. J'appris que l’ancien patron Charles Testut, père de Charles Pierre l'actuel dirigeant, avait pour maxime : " Ne jamais faire attendre le client " et ça marchait. Testut était coûteux, mais Testut était efficace et de qualité.


J’entre et demande à rencontrer M. Talichet. On me guide dans un escalier en bois du dix-neuvième siècle un peu grinçant et je monte au premier étage, traverse une pièce inondée de dossiers en tout genre, suis un couloir, probablement des anciens appartements, et débouche dans une petite pièce où assis devant un bureau un monsieur, déjà d’un certain âge, m’attendait.

L’état des lieux n’avait rien de folichon, rien de comparable à Nord-Aviation. Je m'interrogeais déjà sur la validité de ma démarche. Enfin je rentre, je m’assois après invitation et je me présente. Après avoir évoqué rapidement son poste dans l’entreprise et ses qualifications, il était ingénieur diplômé du conservatoire national des arts et métiers (le mot diplômé avait son importance et les ingénieurs de cette formation étaient cotés autant par la qualité de leurs professeurs que par leur volonté d'aboutir qu'ils démontraient en suivant des cours dispensés le soir). M. Talichet m’interroge sur mon poste à Nord-Aviation, mes travaux, mes responsabilités. Il me présente ensuite le poste à pouvoir et tend un dépliant qui présente un nouveau concept de codage numérique appliqué au pesage. C'était un extrait de la revue "AUTOMATISME" n°7-8 juillet août 1964 de DUNOD. Le titre était parlant : "Balance ou calculateur", une chaîne moderne de mesure et de traitement de données.

Que vois-je en cosignataire de l’article du papier : Serge Guennou Ingénieur E.N.R E.A, un de mes camarades de promotion! Il était l’initiateur du " Super au poil tape-à-l’œil " né durant notre dernière année d’école, En dehors des cours et appuis officiels, nous avions monté chacun à notre domicile un téléviseur basique qui fonctionnait. L'émetteur à unique modulation d'amplitude, 46 MHz, 441 lignes, était perché sur la tour Eiffel que je voyais en direct de chez moi. L'apparition des premières images dans notre deux pièces sur la table de la salle à manger encombrée du fatras de matériels et de pièces électroniques était un miracle (technique !). Maman a dû s'y reprendre à deux fois pour admettre la réalité de la chose, nous avions la télévision chez nous.


Guennou dans cette affaire ! Là, je prends les choses au sérieux. Chef de service à la Radiotechnique et patron d'un laboratoire, il était chargé de dénicher des développements aux tous nouveaux transistors de la firme, les premiers sur le marché. J’évoque alors avec M. Talichet ma relation très proche avec Guennou et il m’engage à aller le voir. Pas difficile, La Radiotechnique était à 200 mètres du siège de Testut où je venais de rencontrer M. Talichet.

Je rencontre donc mon ami Guennou, c’était autant un ami qu'un camarade, je lui expose la situation et lui demande son avis. Dois- je rentrer chez Testut ? Bien évidemment je n'eus pas de réponse tranchée, mais il m'informa sur les perspectives de développement de l’électronique de comptage et d’automatisme dont j'avais déjà un avant goût avec les applications militaires. Les dispositifs électroniques étaient tous câblés et l'on passait insensiblement du tube électronique à vide qui exigeait des tensions de fonctionnement élevées vers le transistor aux alimentations basse tension.

J’hésitais quelque peu, puis je me dis que si mon essai chez Testut n’était pas concluant je pourrais très probablement trouver du travail avec mon diplôme. J’acceptais la proposition de Testut malgré le dénuement de ces locaux et la faiblesse des moyens que je voyais à ma disposition.

La seule façon de déboucher sur une carrière intéressante, était de prendre des risques, de s'attaquer à un défi, une gageure, comme rentrer dans un milieu étranger à l'électronique où je pourrais développer un produit, un matériel, quelque chose que j'aurais imaginé, comme à Nord-Aviation ou tout comme quand j'étais gosse et que je construisais des jouets de bois pour singer les machines agricoles de mon environnement, mais là j'étais dans le réel. Il y avait probablement une part d'égoïsme, de narcissisme dans ma démarche, mais que faire lorsque l'on n'a pas de recommandation ni de relation et que l'on est un peu ambitieux.


Je veux saluer ici l'importance, je m'en suis rendu compte plus tard, de ma rencontre avec M. Lucien Puechberty10, ancien élève de l'école Polytechnique, directeur d'une société de diffusion de machines de tri postal, la Somepost. (SILIC, zone industrielle d'Orly Rungis, Val de Marne).

Que s'est-il passé ce jour-là, pourquoi lui ai-je plu, pourquoi at-il considéré ma candidature valable, je ne le saurai jamais (et c'est sûrement aussi bien), mais c'est lui qui a donné son aval technique à mon embauche. Il était membre du conseil d'administration de Testut dont il y possédait quelques actions, mais je ne le sus que plus tard. Il m'a toujours soutenu et parfois conseillé avantageusement. Sur un autre plan, je n'avais aucun renseignement à lui refuser, mais cet homme était assez adroit pour ne jamais me mettre dans des situations difficiles ou délicates.

Un courrier du 3 mai 1965 m'informe que Testut est d’accord pour m'embaucher comme ingénieur position IIIA aux appointements de 3000 francs par mois à titre forfaitaire et me demande de confirmer la date à laquelle je pourrai prendre mon emploi. Le 11 mai 1965 Testut prend acte de mon accord de principe en date du 9 mai et m’apprend qu’une solution sera trouvée pour me doter de chèques restaurant pour le repas de midi. Quarante huit ans plus tard je mesure la futilité de mon exigence de ce supplément de 50 fr par mois, mon excuse : nous avions cette dotation à Nord-Aviation et j'étais "jeune".

10 M. Puechberty, ingénieur général des télécommunications a été promu au rang d'officier dans l'ordre de la légion d'honneur par décret paru au Journal Officiel du 1er janvier 1979.


Enfin le 8 juin 1965 je reçois ma lettre d’embauche aux appointements convenus de 3050 fr (vous voyez j’y tenais), je

Figure 3 Action Charles Testut 1956 de 5000 fr au porteur

travaillerai dans les conditions de la Convention Collective du Groupe des Industries Métallurgiques Mécaniques et connexes de la région parisienne. J'occuperai mon poste le 29 juillet 1965 mais commencerai à travailler effectivement le 1er septembre étant entendu que le mois d’août sera pris par moi-même au titre de mes congés 1964-65 rétribués par Nord-Aviation. Après un à deux mois rue Popincourt, j'organiserai le service électronique dans l'usine de Corbeil avec les techniciens en poste et une à deux personnes à embaucher dont une secrétaire. Le courrier était signé par le secrétaire général M. Bouy (un homme charmant, au demeurant).


À Nord-Aviation, mon préavis était de trois mois, ce qui dépassait la date du 29 juillet convenu chez Testut. Je demandais et obtins sa réduction à un mois. Au début de ce délai tout se passa pour le mieux et mon rapide départ ne sembla gêner personne. Au fur et à mesure que le temps passait, j'appris que la hiérarchie, dont M. Fleury le chef du département, n'était pas contente du tout et que j'avais bénéficié d'un passe-droit qui ne serait plus accordé. Tout ceci était superfétatoire car il y avait bien assez de cadres disponibles pour me remplacer, à moins que mon travail ne fut plus apprécié que l'on ne m'en témoignait. Ceci me fit un peu plaisir je l'avoue.

Société anonyme au capital de 120.000.000 de

francs divisé en 24.000 actions de 5.000 francs

chacune 11 juin 1956


6.2) 8 rue Popincourt.Septembre 1965, on me donne un petit bureau, quelques feuilles de

papier et un demi-crayon. Ouf, ça craint. M. Talichet me remonte le moral en m'expliquant que lorsque je serai à Corbeil j'aurai beaucoup plus de facilités. Je fais connaissance avec l'équipe de techniciens installée également dans ces anciens appartements. L'accueil est agréable et nous commençons de suite à parler des problèmes techniques en cours. Rapidement notre directeur technique me demande d'établir plusieurs devis de fabrication des premiers montages envisagés, J'imagine qu'il veut voir comment je maîtrise la situation. Pour faire un devis sérieux il me fallait consulter une bonne quantité de fournisseurs. À l'époque tout se passait par catalogues, courriers, et un peu par téléphone, les gens savaient écrire. La situation ne m'était pas inconnue pour avoir souvent fait la même chose aux Méthodes Contrôle et au Dessin de Nord-Aviation.

Je présentais plusieurs devis détaillés qui donnèrent satisfaction.

Ce mois et demi passé au siège me fut très utile. Il me donna l'opportunité de rencontrer les cadres de l'entreprise et ses directeurs commerciaux. Le Président Directeur Général, M. Charles Pierre Testut, un homme charmant, venait nous voir assez souvent dans notre petit local-laboratoire. Ce n'est que plus tard que je compris son anxiété, le succès de notre projet pouvait lui permettre de conserver sa société en difficulté financière. Heureusement que je ne connaissais pas cet aspect de l'entreprise, mais après tout la réussite d'une carrière et d'un engagement dépend autant de la chance que de la compétence. La chance est de rencontrer un défi à relever en se trouvant au bon endroit, au bon moment, pourvu des aptitudes nécessaires.

J'observais les méthodes de vente qui s'appuyaient sur un puissant réseau de détaillants. Évidemment j'eus accès aux documentations de tous types, dont les normes techniques applicables aux appareils que je devais


développer. Je notais l'importance de la Revue de Métrologie publiée par le Service des Poids et Mesures.

On peut dire ici un mot de l'organisation de l'époque. Les instruments de pesage faisaient l'objet d'une réglementation française très stricte. Chaque commerçant se devait, sous peine d'amende lourde, de posséder un jeu de poids réglementaires et de récipients homologués.

La revue de Métrologie, pilier technique de la profession, indiquait les départs et arrivées des fonctionnaires responsables des différents services. Ainsi ces hommes ou femmes, ingénieurs du corps, ne passaient pas inaperçus et leurs décisions techniques étaient probablement plus que mûrement réfléchies pour ne pas être critiquées par la profession et par leurs pairs. La revue de Métrologie publiait les descriptions des instruments homologués ce qui permettait à tout un chacun d'appréhender les nouveaux instruments en service et aux inspecteurs d'effectuer leurs contrôles. Il y eut parfois quelques exagérations dans ce domaine, la perfection peut-être destructrice pour le concepteur. Ainsi les dynamomètres de la SERIM, entreprise acquise plus tard par Testut-Aequitas, furent tellement décortiqués, y compris dans les équations des jauges de contrainte, que nos concurrents de l'époque durent dire un grand merci à notre revue nationale.

Il faut dire, à la décharge des services officiels de l'époque, qu'il y avait peu de balances étrangères en France ; étaient approuvées et acceptées les catégories qui n'étaient pas fabriquées chez nous. Sans rentrer dans des considérations malthusiennes les frontières étaient suffisamment fermées pour protéger la production française. Aujourd'hui, je ne vois pas où l'ouverture des frontières a seulement épargné, sans parler d'aider, la profession et les utilisateurs français. Peut-être les fins économistes modernes pourront-ils nous l'expliquer.

Cependant la protection dont bénéficiaient les constructeurs français pouvait être à double tranchant en portant préjudice à certains secteurs à


technologie élevée. (High Teck) Ainsi à Nord-Aviation il nous fallait un oscilloscope très rapide et il n'y avait que la société Tektronix aux États-Unis qui fournissait ce type d'appareil. Nous étions pourtant bien pourvus en fabricants français d'oscilloscopes –Ribets & Desjardins -CRC – Philips – Metrix – Centrad – Mabel – etc... L'importation d'un tel produit étranger se faisait à l'aide d'une licence délivrée par les Finances, pour un tel appareil le délai à l'époque était de six mois, une manière comme une autre de freiner la sortie de devises, en l'occurrence dans ce cas le dollar.

Figure 5 Codeur 7000

Figure 4 Décade avec afficheur NixieFigure 4 Décade avec afficheur NixieFigure 4 Décade avec afficheur NixieFigure 4 Décade avec afficheur NixieFigure 4 Décade avec afficheur NixieFigure 4 Décade avec afficheur NixieFigure 4 Décade avec afficheur NixieFigure 4 Décade avec afficheur NixieFigure 4 Décade avec afficheur NixieFigure 4 Décade avec afficheur NixieFigure 4 Décade avec afficheur NixieFigure 4 Décade avec afficheur NixieFigure 4 Décade avec afficheur NixieFigure 4 Décade avec afficheur NixieFigure 4 Décade avec afficheur NixieFigure 4 Décade avec afficheur NixieFigure 4 Décade avec afficheur NixieFigure 4 Décade avec afficheur Nixie


Le projet Testut, intitulé Télétransmission 7000, partait d'un premier Meccano imaginé par M. Talichet et la Radiotechnique. Une première panoplie de sous-ensembles électroniques avait été conçue en partant d'un boîtier standard pourvu d'un afficheur Nixie et comportant une décade électronique compteuse qui délivrait sur un connecteur plat disposé à l'arrière les informations de poids. La décade était constituée de quatre bistables, chacun composé de deux transistors au germanium ASY27. Sa vitesse maximale de comptage était de 2 Mégabits/seconde, à comparer aux 2 Gigabits/seconde des microprocesseurs actuels ! Le codeur, monté en prolongement de l'aiguille d'une tête mécanique de bascule, délivrait une série d'impulsions électriques ainsi qu'un bit dit Start et un bit Stop. Un amplificateur isolait les impulsions électriques situées entre les bits Start et Stop dont le nombre représentait la position de l'aiguille du cadran de la bascule, l'absence d'impulsion correspondant à la position zéro de l'aiguille. Le codeur effectuait cinq mesures par seconde, ce qui, en utilisant les fronts de montée et de descente fournissait des signaux à la cadence maximale de 30 000 impulsions par seconde. L'électronique était à l'aise.

Malheureusement l'ensemble avait des défaillances, les transistors des bascules du type germanium PNP étaient insuffisamment bloqués lorsque la température d'utilisation montait. C'était le cas également pour les amplificateurs des afficheurs Nixies et toute l'électronique se déréglait rendant la chaîne de mesure inutilisable.


6.3) L'implantation à Corbeil.L'entreprise Testut à Corbeil-Essonnes était installée de part et d'autre

de la rue du Maréchal de Lattre de Tassigny, presque au croisement avec la Nationale 7. Mon service occupait l'ancien appartement de Charles-Pierre Testut dans le bâtiment sud-est. Pour s'y rendre, au premier étage, il fallait monter un escalier, traverser une partie du bureau d'études en visitant quelques planches à dessin, emprunter un couloir dans lequel débouchait un monte-charge interdit au personnel, mais bien utile pour les bascules et autres matériels lourds et dans le pesage il y en a, à commencer par les masses étalons des réglages et ajustages.

Passant devant ce monte-charge on continuait soit vers un autre escalier qui montait au deuxième étage vers l'école des jeunes apprentis11 ou simplement vers les portes battantes qui donnaient sur notre salle de montage de balances et de bascules à équiper du codeur 7000.

En traversant cette salle on rentrait dans mon petit bureau, un ancien vestibule qui menait au logement de Charles Pierre Testut transformé en laboratoire et ateliers de câblage. Il y avait un lavabo quelque part et des WC attenants ce qui était rare dans ces bâtiments qui dataient d'avant 1940. Dans ces murs, aux papiers peints d'origine, nous avions monté les établis, les tables, les armoires et tout le nécessaire à un ingénieur, deux agents techniques électroniciens, deux câbleuses, une secrétaire, un agent technique mécanicien spécialiste du pesage. Éventuellement, je bénéficiais des services d'un dessinateur installé au bureau d'études, planche à dessin oblige. Ce petit groupe de sept personnes partait à 11 L'école des balanciers de Testut avait une grande réputation. La tendance générale de l'enseignement a provoqué l'abandon de ce service qui n'était pas en adéquation avec la philosophie en cours : L'employeur étant le formateur, il y avait conflit d'intérêts. Le transfert des connaissances de l'entreprise en a probablement été affecté.


l'abordage du pesage numérique avec ses espérances de réussite. Nous étions disposés idéalement, notre emplacement jouxtait l'atelier des prototypes, lieu des essais des balances et bascules. Le chef d'atelier M. Thivaud et son équipe nous accueillit avec plaisir et nous fûmes également contents de rencontrer un tel appui pour installer nos matériels. Tout cela à proximité du bureau de dessin, c'était une aubaine dont nous avons profité amplement jusqu'à notre transfert à l'établissement d'Ivry. Grossir n'est pas toujours synonyme de facilité et de simplicité.

Il y a probablement une dimension critique pour chaque entité de recherches et développements. Ce qui paraît évident pour la production n'apparaît pas toujours comme nécessaire dans ces domaines.

La secrétaire.

Dans mon petit groupe je tenais tout particulièrement à bénéficier d'une secrétaire. J'ai beaucoup œuvré pour l'obtenir, mais je ne m'en suis jamais repenti. Cela fait partie de mes principes d'organisation : Pourquoi un ingénieur ou un technicien dépenserait-il le quart de son temps, quand ce n'est pas la moitié aujourd'hui, sur des travaux administratifs, travaux indispensables qui sont toujours (ça j'en suis à peu près sûr, et ça s'explique) bâclés par ceux qui les détestent. Certains rétorqueront, et c'est le Graal des organisateurs, qu'il est possible d'effectuer les travaux administratifs en "pool". Il se crée alors un bloc structuré qui se comporte en forteresse répartissant ses ressources en fonction de ses disponibilités et de son rendement. Ainsi à Nord-Aviation nous attendions parfois une semaine pour faire frapper une lettre. Avoir les services d'une sténo : il ne fallait pas y penser.

Une secrétaire sténo dactylo peut être une remarquable collaboratrice qui, tout en vous libérant la mémoire d'une foule de détails, assure sa part du fonctionnement de votre service. Oui me direz-vous, mais que ferez-vous si elle vous quitte et, pire, passe à la concurrence ? Pour la


concurrence, il existe des contrats adaptés, pour le départ il vous appartient de connaître ses travaux (c'est tout de même la moindre des choses) pour en informer une ou un remplaçant. Maintenant cela peut tourner à la paranoïa et votre comportement envers vos collaborateurs et vos patrons change du tout au tout. C'est un autre esprit, répandu dans notre société actuelle, où l'emploi du prénom ne remplace pas le respect et la confiance. Lors d'un clash les résultats en sont désastreux pour les mentalités.

Pour moi c'est triste de voir un ingénieur expérimenté taper sur un clavier d'ordinateur pendant des heures pour introduire des courriers, des rapports ou tenir à jour des bases de données qui n'ont rien à voir avec la vision technique du travail qu'il doit fournir. Ça explique aussi pourquoi il faut tant d'ingénieurs qui, entraînés constamment vers des tâches administratives, deviennent rapidement bidons. Nos secrétaires nous ont rendu d'énormes services.

Pour avoir les meilleures chances de réussir il me fallait dégager au maximum mes quelques techniciens de toute diversion administrative, et Dieu sait s'il y en avait. Je crois y avoir réussi à Corbeil, beaucoup moins à Ivry où je n'avais plus la main. Honnêtement je ne me voyais pas organiser une entreprise de 250 personnes, ce n'était pas dans mes compétences et je ne souhaitais pas m'instruire dans ce domaine.

À Corbeil, nos horaires étaient extrêmement souples. Compte tenu de la particularité de nos installations et de nos interventions dans toute la France : livraison et assistance technique à toute heure, déplacements du personnel en recherche d'informations, etc… j'avais obtenu l'absence de pointage de présence pour mes collaborateurs. Cela n'avait pas été sans mal, mais comme personne ne pointait à Popincourt où il n'y avait pas d'horloge, j'avais réussi à conserver ce "privilège" qui n'était pas vu d'un très bon œil par les syndicats. La contrepartie existait bien, mon service ne devait pas effectuer d'heures supplémentaires et il appartenait à


chacun, et à moi-même, de vérifier et d'ajuster son temps de travail et ses heures de présence (45 heures hebdomadaires) pour rentrer dans ces conditions.

Ce n'était pas tout à fait dans les conventions collectives, mais cela arrangeait tout le monde. Pour ma part je m'attachais à toujours faire une demi-heure supplémentaire de travail par jour, croyez-moi ce n'était pas difficile, et nous en fîmes parfois beaucoup plus pour tenir nos délais. En fait nous étions toujours sous la surveillance de nos collègues qui pointaient et s'il n'y a pas eu plus de réclamations c'est parce qu'ils avaient constaté que nos temps de travail dépassaient allègrement les leurs. Évidemment, j'y veillais.

J'ai toujours été très indépendant, j'aime la liberté, pas n'importe quelle liberté bien entendu et lorsque je prends des engagements je fais ce qu'il convient pour les respecter. J'avais un poste et des responsabilités à assumer, ce rôle me convenait fort bien et je faisais ce qu'il fallait le tenir. Je prends un réel plaisir à savoir que je travaille librement, libre d'autres préoccupations, libre d'autres pensées que celles attachées à la tâche que j'ai à effectuer, au but à viser, au résultat à obtenir.

Certains vous diraient que cette contrainte personnelle est plus astreignante qu'une contrainte externe, je ne dis pas le contraire. Simplement c'est ma façon d'être, c'est cet aspect qui m'avait poussé vers un poste payé au forfait où l'on peut travailler dans de telles conditions.

Je ne sais pas aujourd'hui comment les choses se passent, j'entends parler de RTT, de récupération, d'obligation de prendre ses congés ou d'heures qui sont supplémentaires sans être supplémentaires. Il est probable que la complexité des lois et des règles retire au monde du travail l'équité qu'elles voulaient y ériger.

Notre environnement était agréable, même très agréable. Le bras de l'Essonne qui longeait nos bâtiments n'était pas encore enfoui dans le


conduit bétonné d'aujourd'hui. Nos locaux donnaient sur un plan d'eau constitué par un barrage qui alimentait une turbine génératrice électrique d'environ 60 kilowatts. C'était l'énergie renouvelable de l'époque. La turbine horizontale avait un faible rendement et, parcourue de vibrations inquiétantes, son alimentation en eau devait être réduite en proportion. La génératrice était du type asynchrone, elle ne délivrait de l'énergie que lorsque la vitesse de rotation de son rotor dépassait le rythme du secteur appliqué sur le stator. Le débit de ce bras était faible en période estivale et l'ensemble fonctionnait surtout les mois pluvieux. Si les techniciens n'y prenaient pas garde, la génératrice se transformait en moteur et consommait de l'énergie dans le secteur, énergie payante évidemment.

Régler ce problème m'aurait intéressé, mais, compte tenu du faible prix de l'électricité industrielle, la direction en faisait peu de cas et préférait fermer la vanne de la turbine.

La porte fenêtre de mon bureau s'ouvrait sur un balcon en fer forgé dont la vue à 180 ° s'étendait sur la retenue d'eau bruyante, à tel point qu'il me fallait la refermer pour travailler et téléphoner. De là on apercevait le pont de la Nationale 7 menant vers Lyon et la Côte d'Azur. C'était la route des courageux automobilistes de l'époque. L'ensemble électrique fut débranché avant notre départ de Corbeil mais j'ai toujours admiré le positionnement près de ce cours d'eau qui, à ses débuts, lui fournissait son énergie électrique.


Ainsi, dans nos débuts j'y vis des joutes sur l'eau. Équipés d'une plate-forme arrière recevant le jouteur les canots allaient bien lentement, cependant je vois encore la pointe bien enveloppée d'une lance heurter la poitrine de l'adversaire, c'était très violent et l'homme volait au-dessus de sa plate-forme avant de tomber à l'eau. L'opposition entre le tranquille déplacement des canots et la soudaineté de l'action m'avait surpris, quel contraste !

Arrivés en 1965 nous partîmes pour Ivry en 1974. Durant cette période la rivière fut comblée et remplacée par un vaste conduit bétonné dont le débit était paraît-il plus efficace que celui du cours d'eau lui-même, d'ailleurs passablement pollué vu sa couleur et l'absence de poissons.

Figure 6 Mon bureau à Corbeil


Je sais comment on démolit un barrage en béton, à coups de boule en fonte, tout simplement, mais que de bruit, évidemment.

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