mill,john stuart - l'utilitarisme

Upload: sugarplantation

Post on 11-Feb-2018

236 views

Category:

Documents


4 download

TRANSCRIPT

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    1/86

    John Stuart MILL (1861)

    LutilitarismeTraduction franaise de Georges Tanesse

    partir de la 4edition anglaise parue en 1871 du vivant de Mill.

    Un document produit en version numrique par ean!Marie Trem"la#$professeur de sociologie au %gep de %&icoutimi

    %ourriel' (mt)sociologue*videotron.ca+ite ,e"'&ttp'--pages.infinit.net-socio(mt

    ans le cadre de la collection' /0es classiques des sciences sociales/+ite ,e"' &ttp'--,,,.uqac.uque"ec.ca-one23-%lassiques)des)sciences)sociales-inde.&tml

    Une collection dveloppe en colla"oration avec la 5i"liot&6queaul!mile!5oulet de l9Universit du :u"ec %&icoutimi

    +ite ,e"'&ttp'--"i"liot&eque.uqac.uque"ec.ca-inde.&tm

    http://pages.infinit.net/sociojmthttp://pages.infinit.net/sociojmthttp://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.htmlhttp://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htmhttp://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htmhttp://pages.infinit.net/sociojmthttp://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.htmlhttp://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    2/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 2

    Cette dition lectronique a tralise par Jean-Marie Tremblay, professeurde sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de :

    John Stuart Mill (1861)

    LUTILITARISME

    Une dition lectronique ralise partir du livre de John Stuart Mill(1861), De la libert. Traduction franaise de Georges Tanesse partir de la 4edition anglaise parue en 1871 du vivant de Mill.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.

    Pour les citations : Times 10 points.

    Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2001pour Macintosh.

    Mise en page sur papier format

    LETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 19 mai 2002 Chicoutimi, Qubec.

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    3/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 3

    Table des matires

    CHAPITRE I. Considrations gnrales

    Le problme moral. Critique des morales intuitionnistes.

    Le principe de l'utilit, reconnu ou non, a exercune influence profonde sur la formationdes croyances et des doctrines morales.

    Objet du prsent ouvrage.

    CHAPITRE II. Ce que c'est que l'utilitarisme

    1re objection : L'utilitarisme condamne-t-il le plaisir ?

    L'utilitarisme soutient au contraire que la seule chose dsirable comme fin est lebonheur, c'est--dire le plaisir et l'absence de douleur.

    2e objection : La conception utilitariste de la vie est-elle basse, vile et goste ?3e objection : Le bonheur est-il impossible ?

    4e objection : L'utilitarisme n'exclut-il pas le sacrifice de soi-mme ?5e objection : L'idal utilitariste est-il trop levpour l'humanit?6e objection : Est-il vrai que les utilitaristes jugent froidement les actes sans s'intresser

    l'agent ?7e objection : L'utilitarisme est-il une morale sans Dieu ?

    8e objection : L'utilitarisme est-il une morale de l' intrt ?9e objection : Avons-nous le temps, avant d'agir, de calculer les effets de notre conduite sur le

    bonheur gnral ?10e objection :La morale utilitariste risque-t-elle, plus que les autres morales, de donner lieu

    une casuistique malhonnte ?

    CHAPITRE III. De la sanction dernire du principe de l'utilit

    Le problme des sanctions se pose dans les mmes termes pour tous les systmes demorale. La morale utilitariste possde ou peut possder les mmes sanctions que les autres

    morales.

    Le sentiment du devoir, essence de la conscience morale.

    Complexitdu sentiment de l'obligation morale. Ce sentiment joue comme sanction en faveur de l'utilitarisme aussi bien que des autres

    morales.

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    4/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 4

    On n'accrot pas la force de l'obligation morale en prtendantla rattacher au domaine des choses en soi .

    Les sentiments moraux ne sont pas inns; ils sont acquis, mais cependant naturels. La morale utilitariste trouve un solide point d'appui dans le sentiment social , qui est

    naturel l'homme.

    Les progrs de la civilisation tendent renforcer et largir ce sentiment. On peut concevoir un systme d'ducation qui revtirait un caractre religieuxet qui seraitorientvers le dveloppement de l'altruisme.

    Comte et la religion de l'humanit. Le sens social, quoique insuffisamment dvelopp, existe djchez tout individu normal.

    CHAPITRE IV. De quel genre de preuve le principe de l'utilitest susceptible

    Ce qui est dsirable, c'est ce qui est dsiren fait.

    1Tout le monde, en fait, dsire le bonheur.2On ne dsire jamais en dfinitive que le bonheur.3Mais ne peut-on pas vouloir autre chose que le bonheur et le plaisir ?

    CHAPITRE V. Du lien qui unit la justice et l'utilit

    Analyse de l'ide et du sentiment de la justice :

    1re mthode d'investigation: Y a-t-il une qualitcommune tous les actes qualifisd'injustes qui nous permette de dterminer l'origine du sentiment de la justice ?

    2e mthode d'investigation: tymologie et volution smantique.

    Conclusion de l'enqute. Gense du sentiment de la justice et du droit Utilitsuprieure des rgles de justice. Les principales rgles de justice. Conclusion: les actes de justice correspondent a des exigences sociales qui sont les plus

    importantes et les plus imprieuse de toutes

    Appendice. Herbert SPENCER et John Stuart MILL

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    5/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 5

    JOHN STUART MILL

    L'UTILITARISME

    Ce traitde John Stuart Mill a tpublien 1863. La morale de Bentham, dans l'Introductionaux principes de morale et de lgislation, partait du principe que le plaisir est Punique but del'existence; Stuart Mill, son disciple, a su comprendre que mme une morale utilitaire ne sauraitse passer d'lments intrieurs et il a voulu la doter d'une conscience, d'un sentiment du devoir etd'une obligation morale. Bentham avait lancla formule : "Chercher le bonheur du plus grandnombre en identifiant toujours l'intrt de l'individu l'intrt universel". Mill, sans combattre cepoint de vue, observe qu'on trouve d'autant mieux le bonheur personnel qu'on le cherche moins,

    et qu'on le trouve en travaillant au bonheur des autres, l'amlioration du sort de l'humanit.

    Cet ouvrage reste un classique de la rflexion morale.

    Traduction et prsentation de Georges Tanesse.

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    6/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 6

    Chronologie

    L'enfance et la jeunesse

    1806 (20 mai) : Naissance de John Stuart Mill Londres. Son pre James Mill, fils d'une servantecossaise et d'un modeste cordonnier de village, galement cossais, avait pu, grce lalibralit d'un voisin de campagne (Sir John Stuart of Fettercairn) devenu par la suite leparrain de John Stuart Mill, faire l'Universit d'Edimbourg des tudes de thologie. Iln'exera pas la prtrise, gagna Londres en 1802, avec l'espoir - bien tmraire - d'y vivre desa plume. Mari en 1805 avec une jeune fille de condition modeste, il eut son premier

    enfant, John Stuart , en 1806. Par la suite, il en eut huit autres. Jusqu'en 1819, la situationde la famille fut prcaire et presque misrable.

    1809: James Mill prend en main l'ducation de John, qui n'ira jamais l'cole et ne sera jamaistudiant d'aucune Universit. A l'ge de trois ans, il commence l'tude du grec, huit anscelle du latin, un peu plus tard celle des mathmatiques (il en est, douze ans, au calculdiffrentiel). A treize ans, il aborde l'conomie politique. James Mill tant devenuagnostique vers 1808 sous l'influence du philosophe Jeremy Bentham, l'instruction

    religieuse ne figure pas ce programme. Ni camarades, ni vacances, ni jours de congpourle jeune John. En fait d'exercices physiques, une promenade chaque matin en compagnie de

    son pre. Pendant plus de douze ans, James Mill consacre tout 'son temps l'ducation de

    son fils John - et l'laboration d'un ouvrage important : Histoire de l'Inde britannique, surlequel il comptait pour amliorer la situation familiale.

    1819 : Publication de l'Histoire de l'Inde britannique (9 vol.). Le succs fut considrable, etJames Mill fut presque aussitt appelpar la Compagnie des Indes pour remplir Londresd'importantes fonctions, aux appointements annuels de 800 .

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    7/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 7

    1820-1821 : Pour la premire fois, J. S. Mill, g de 14 ans, quitte la Grande-Bretagne pourpasser un an dans le midi de la France, o il est l'hte de Samuel Bentham, frre duphilosophe. A l'ducation purement livresque qu'il avait reue, il ajoute maintenant, aucours de ce sjour, la natation, l'escrime, l'quitation; il apprend le franais (qu'il crivit etparla fort bien), visite le bassin d'Aquitaine et les Pyrnes, et finalement suit des cours la

    facultdes sciences de Montpellier (le temps le plus heureux de ma vie, crivit-il plus tarddans son Autobiography). De ce premier sjour en France date l'attachement profond deMill pour notre pays.

    1822 : A son retour en Grande-Bretagne, il lit le Traitde Lgislation de Jeremy Bentham.Converti ds ce jour la philosophie de l'utilit, il devait dclarer plus tard, dans sonAutobiography, que cette lecture l'avait transform . Il fonde, avec quelques amis,disciples de Bentham et de James Mill une Socitutilitariste - qui dura trois ans.

    1824 : Il obtient, sous les ordres de son pre, un emploi modeste (clerk) la Compagnie desIndes. Il devait finalement y remplir les fonctions, trs importantes, d'examiner. Il ne quittala Compagnie qu'sa disparition, en 1858.

    1825 : Dissolution de la Socit utilitariste que J. S. Mill remplace par une Socit dediscussion, Debating Society, ouverte toutes les tendances. Frquence croissante desheurts entre J. S. Mill et son pre. Publication d'articles dans diverses revues, etspcialement dans la Westminster Review, dont Mill deviendra par la suite le directeur. Millapprend l'allemand.

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    8/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 8

    La crise de 1826 et la maturit

    1826-1830: Crise physique et morale. Le surmenage invraisemblable que lui avait impossonpre, et aussi le dsaccord de plus en plus grave avec lui, expliquent assez la crise de 1826sous ses deux aspects. Mill, influencpar des penseurs romantiques, tels que Coleridge, sesent de plus en plus l'troit dans la doctrine scientiste et utilitariste de James Mill et deBentham, et l'hostilitde son pre tout ce qui relve du sentiment lui parat de plus en plusinacceptable.

    1830 : Premire rencontre de Mill avec Harriet Taylor. Harriet Taylor, marie et djmre dedeux enfants, lui ouvre le monde du rve, de la posie, de l'amour partag; il noue avec elledes liens d'amiti, et, vingt et un ans plus-tard, lorsqu'elle sera devenue veuve, il l'pousera.Elle a exercsur lui - sur son caractre surtout - une influence considrable.

    1831 : Dbut de la correspondance de Mill avec Thomas Carlyle. Elle se poursuivra, semble-t-il,jusqu'en 1846.

    1841 : Dbut de la correspondance avec Auguste Comte. Elle se poursuivra jusqu'en 1847.

    1843: Publication du Systme de logique dductive et inductive, un des deux ouvrages les plusimportants de Mill.

    1848: Publication des Principes d'conomie politique, ouvrage galement trs important, ol'onreconnat l'influence d'Harriet Taylor, qui oriente Mill vers le socialisme.

    1851: Mariage de Mill avec Harriet Taylor (devenue veuve en 1849).

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    9/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 9

    Les dernires annes

    1858: Suppression de la Compagnie des Indes. Mill bnficie dsormais d'une pension de retraiteleve et dispose de tout son temps. Dans la mme anne, mort Avignon (que Mill et safemme traversaient pour aller passer l'hiver Hyres) d'Harriet Mill, qui succombe unehmorragie pulmonaire. Mill fait, Avignon, l'acquisition d'une propritdans le voisinagedu cimetire orepose sa femme et oil reposera lui-mme. Il habite dsormais Avignonpendant presque toute Vanne, en compagnie de sa belle-fille Helen Taylor. Il y mourraquinze ans plus tard.

    1859 Publication deLa Libert.

    1861 Publication deL'Utilitarisme et du Gouvernement reprsentatif.

    1865: Publication de l'Examen de la philosophie de Hamilton.

    1867: Est lu dputde Westminster la Chambre des communes comme candidat radical. Il ydfend les causes qui lui sont chres; en particulier, mais sans succs, le suffrage fminin.

    La Chambre ayant tdissoute en 1868, il n'est pas rlu et regagne Avignon - avec unegrande joie.

    1869: Publication de L'Assujettissement des femmes (crit en 1861). Il rclame le vote d'uneaudacieuse loi agraire en faveur des paysans irlandais et d'une rforme de la tenure desterres dans tout le Royaume-Uni.

    1873 (7 mai) : Mort de John Stuart Mill Avignon (rysiple infectieux). J. S. Mill et sa femmereposent Avignon dans la mme tombe.

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    10/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 10

    Prface

    Alors que l'Universit canadienne de Toronto vient d'entreprendre, avec le concours deprofesseurs d'universit des tats-Unis, la publication d'une dition critique en vingt-deuxvolumes des uvres compltes de John Stuart Mill, le public philosophique de la Franced'aujourd'hui ignore trop souvent la pense de Mill et porte frquemment sur elle, quand il nel'ignore pas tout fait, un jugement htif et mal fond.

    C'est ainsi que Mill apparat trop souvent, en morale, comme un disciple fidle de Bentham,qui aurait fait sienne la doctrine morale de son matre, en y introduisant seulement, avecmaladresse, la notion de qualit des plaisirs, addition qui. serait la ngation mme de cettedoctrine, en ce qu'elle a d'essentiel, et qui fait honneur, dit-on avec une bienveillance mprisante, au caractre de Mill plus qu'sa clairvoyance .

    Il convient de rtablir la vrit.

    Disciple, d'abord docile, de son pre et de Bentham, il devint, aux approches de la vingtimeanne, un disciple trs indocile, puis un disciple rebelle. Vers 1830, il est bien dcidpenser parlui-mme, et l'on peut suivre, depuis 1833 jusqu'en 1861 (date de la publication deL'Utilitarisme), travers sa correspondance et ses divers crits, l'laboration de sa philosophiepratique.

    La crise par laquelle il passe en 1826 1marque l'origine de cet effort personnel de pense. Acette crise on pourrait ne pas assigner d'autre cause que le surmenage extravagant que son pre -qui avait voulu tre son seul matre - lui avait imposdepuis l'ge de trois ans. Mais, vrai dire,elle est lie aussi un conflit intrieur, d'ordre psychologique et moral. Son ducation, trsautoritaire et exclusivement oriente par son pre vers le dveloppement de l'intelligence, l'avait

    1 V. sonAutobiography, trad. franaise sous le titreMes Mmoires, p. 126 et suivantes.

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    11/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 11

    soustrait toutes les influences qui auraient pu s'exercer sur lui du dehors. Vers l' ge de vingtans, il se trouva brusquement confrontavec le rel 2,et en particulier avec le romantisme qui sedchanait alors sur la Grande-Bretagne et qui rpondait d'ailleurs mieux que l'intellectualismepaternel et la morale de Bentham sa nature profonde. Sa dpression morale trouva unallgement dans la lecture des potes, en particulier de Wordsworth et de Coleridge, et les

    relations d'amitiqu'il noua partir de 1830 avec Harriet Taylor firent le reste. Puis, la tempteintrieure une fois apaise, il se donna pour tche de concilier les droits de l'intelligence, lesexigences du sentiment, et les aspirations profondes de la personnalit, chres aux romantiques.Cet effort devait se poursuivre durant toute sa vie, selon la mthode de pense qu'il avait dcidde suivre : saisir tous les aspects du rel, qui est vielseitig, mot de Gthe qu'il aimait citer, etspcialement toutes les richesses de la vie intrieure; et retenir de toutes les doctrines la part devritqu'elles contiennent toujours. clectisme, si l'on veut, mais clectisme de bon aloi, quiunit les ides en les approfondissant, enfant lgitime de la raison interprtant l'exprience (AndrLalande).

    En 1833, il publie, sans nom d'auteur, une tude sur la philosophie de Bentham 3,et une autresur celle de son pre 4. A l'un et l'autre il reproche de n'avoir eu de la ralit qu'une visionincomplte. Le sentiment du devoir, le sentiment moral, la conscience morale ont chapp Bentham. La ngation de la conduite dsintresse est l'une de ses plus graves erreurs. Quant James Mill, il n'envisage de la nature humaine que ce qui est commun tous les hommes, sanstenir le moindre compte des diffrences de caractre entre les individus. Et cela l'amne uneconception trs troite de la perfection morale, qui lui apparat seulement comme rectitude etfermetmorale, alors qu'elle est bien autre chose encore.

    En 1838 - sous son nom, cette fois - il consacre une autre tude Bentham 5. Il lui adresse, entermes plus mesurs, essentiellement les mmes critiques qu'en 1833, insistant encore sur

    l'importance de la vie intrieure pour tablir les bases de la morale et sur la ncessit d'uneducation de soi-mme, reprochant la morale de Bentham de n'apercevoir que le ct affaires [business] de la conduite, et d'en ngliger les sources profondes.

    Mais c'est seulement en 1843, la fin de son Systme de logique, que Mill dfinit avecprcision la morale telle qu'il la conoit, en la situant dans le plan gnral d'une philosophie dela pratique . Il envisage la constitution d'un Art de la vie , qui comprendrait trois rameaux : la

    Morality, qui aurait pour objet de nous faire connatre le right et le wrong, c'est--dire lacorrection morale; la Policy ou Prudence, qui formulerait, dans le domaine de l'expedient, les

    rgles d'une gestion avise des affaires prives ou publiques (cela se bornait en somme la morale de Bentham); et enfin l'Aesthetics qui, avec l'aide du sentiment, guiderait notre

    imagination pratique dans la recherche du beau, du noble et de l'aimable. A cet art de la vie seraient subordonnes toutes les techniques particulires, auxquelles les sciences ne fourniraient

    2 V. lettre Thomas Carlyle du 12 janvier 1834 : [1] had never conversed with a reality (J. S. Mill, TheEarlier Letters in Collected Works, Toronto, 1964).

    3 Remarks on Bentham's Philosophy in Lytton Bulwer.England and the English, Appendix B.4 A few observations on Mr Mill , Appendix C.5 Bentham inDissertations and Discussions, T. 1, d. Routledge, p. 270 et suivantes.

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    12/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 12

    que leurs moyens d'action, leurs fins tant imposes par la nature (mdecine par exemple) ouchoisies par la volont humaine (mtallurgie par exemple). La Policy et l'Aesthetics sontsubordonnes elles-mmes la Morality. Et le principe suprme auquel il faut se rfrer pourtablir entre les techniques l'ordre hirarchique qui s'impose, et rsoudre en dernire instance tousles problmes de l'action, est le principe de l'utilit. A noter que Mill distingue avec soin l'utile

    [useful] de l'expdient [expedient]. Est utile tout ce qui peut contribuer au bonheur gnral. Estexpdient tout ce qui peut permettre de raliser une fin prochaine, souvent assez basse, ou seule-ment personnelle 6.

    Dans l'tablissement du plan de sa philosophie pratique, Mill a visiblement poursuivi l'effortde conciliation djcommencdepuis une dizaine d'annes. D'une part, sa morale, comme cellede Bentham, a rsolument rompu ses attaches avec une mtaphysique plus ou moins servante descroyances religieuses; elle devient une technique - suprieure toutes les autres, sans doute -mais qui est lie - virtuellement du moins - aux sciences humaines, et spcialement lasociologie et la psychologie; et la fin suprme, la ralisation de laquelle tous les effortsdoivent tendre dans tous les domaines, nous est rvle par l'exprience : c'est le bonheur del'homme. Mais d'autre part, en faisant une place l'Aesthetics, qui relve, selon lui, du sentimentet de l'imagination, il fait leur part aux exigences du romantisme de son temps.

    Pendant le mme temps et dans les annes qui suivent, Mill, qui subit, partir de 1834,l'influence de Carlyle (hostile l'utilitarisme), reste pourtant fermement attachau principe del'utilit et le dfend avec force, d'abord contre le professeur Sedgwick 7 et ensuite contreWhewell 8. Mais son utilitarisme n'est plus celui de Bentham. Il crit Carlyle le 12 janvier1834 9: Je suis encore et je resterai probablement utilitariste, mais sans faire partie de ces gens

    qu'on appelle utilitaristes ; dire vrai, c'est peine si J'ai une de mes prmisses secondaires encommun avec eux et je ne suis mme pas du tout utilitariste, si ce n'est dans un sens tout diffrent

    de ce que tout le monde, sauf moi peut-tre, entend par ce mot... Vous jugerez plus tard dunombre et de la diversitconsidrables des claircissements que requiert mon utilitarisme et vousverrez que ces claircissements affectent son essence et non pas seulement ses aspectsaccidentels.

    En 1861, la philosophie pratique et plus spcialement la morale de Mill semblent avoir acquisleur forme dfinitive dansL'Utilitarisme.

    L'effort de conciliation entre doctrines diverses, celle de Bentham, celles de Coleridge et

    Carlyle, celles des saint-simoniens et d'Auguste Comte, et plus gnralement entre les exigencesde la raison applique l'exprience et celles du sentiment, parat, dans ce domaine, avoir atteint

    son but. Le bonheur, qui reste, comme chez Bentham, la fin dernire de la conduite humaine,

    6 La traduction maladroite des deux mots expedient et useful par le mme mot franais utile est certainementresponsable dans une large mesure des contresens commis couramment dans l'interpr tation de la pense deMill.

    7 Professor Sedgwick's Discourse on the Studies of the University of Cambridge , 1835, inDissertations

    and Discussions, T. 1, d. Routledge, p. 77 et suivantes.8 Dr Whewell on Moral Philosophy , 1852, inDissertations and Discussions, t.II, p. 450 et suivantes.9 The Earlier Letters of J. S. Mill in Collected Works, t. 1, p. 207, Toronto and London, 1963.

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    13/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 13

    n'est plus simplement lila satisfaction de nos dsirs, sans distinction de qualit. Une hirarchiede dignitentre les tendances s'impose. C'est le bonheur de l'homme en tant qu'homme - sansqu'il faille pour autant jeter le discrdit sur aucun des plaisirs compatibles avec la dignithumaine - qui est notre fin normale. Le bonheur standard , qui rsulterait d'un calculmathmatique, tel que le concevait Bentham, n'est pas celui qu'exige la nature humaine. A la

    morality, qui est l'accomplissement des obligations de justice et de fraternit imposes par laconscience collective, et qui condensent, tant bien que mal, l'exprience sculaire acquise parl'humanit au cours d'un effort continu, soit pour rendre possible la vie en socit, soit pourremplir les conditions du bonheur gnral, s'ajoute, pour chacun de nous, la libre poursuite desfins personnelles pour le choix desquelles les considrations de qualit, fondes sur uneexprience sui generis, joueront un rle dcisif, ce choix relevant de l'Aesthetics.

    La philosophie pratique de S. S. Mill n'est pas, ainsi qu'on le voit, la p le et maladroite copiede philosophies antrieures. Mill a rsolument affirmson indpendance - et cela ds l'ge devingt ans, au point de se heurter souvent aux utilitaristes benthamiens de stricte observance, et,

    d'abord, son pre.

    De Bentham, il retient le principe de l'utilit, mais le principe seulement. Encore donne-t-il aumot utile un tout autre sens que Bentham, en distinguant soigneusement l'utile de

    l'expdient .

    Et de mme Mill conomiste, sans renoncer admettre comme valables les travaux desconomistes libraux concernant laproduction des richesses, affirme que leur rpartition n'obitpas des lois inflexibles, mais peut et doit tre organise par la volonthumaine en qute de lajustice.

    Mais la philosophie de Mill est aussi largement et gnreusement ouverte sur l'avenir. Mill estrestfidle l'empirisme anglais traditionnel peut-tre, mais il a largi et enrichi la notion mmed'exprience. La hirarchie des plaisirs tablie par des consciences comptentes est djl'esquisse de l'exprience morale dfinie plus tard par Rauh. Comme Bentham il fonde lesimpratifs moraux sur l'exprience, mais l'exprience, ici, ce sont des faits normatifs, desjugements de valeur et les rgles qui leur sont lies dans une socitdonne. C'est djpresque lefait moral, tel que l'ont conu Durkheim, Rauh ou Lalande. La distinction mme que Mill tablitentre les obligations morales - expression des exigences de la vie collective - et les aspirations

    individuelles vers un idal suprieur fait dj penser la distinction bergsonienne entre la morale close et la morale ouverte , entre la morale de la pression et la morale de

    l'aspiration , cela prs que Mill ne penche aucunement vers le mysticisme. Enfin, il n'est pas

    douteux que les conceptions sociales de Mill ont inspir plus tard la Socit Fabienne laquelle la doctrine et l'esprit du Parti travailliste doivent tant...

    En fait, Mill, philosophe et propagandiste, conomiste et dputaux Communes, logicien etanimateur de Socits de discussion , militant toujours prt dfendre les plus nobles causes,avait le droit de dire en mourant : You know that I have done my work, Vous savez que j'ai

    accompli ma tche .

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    14/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 14

    Pour tout dire, la belle formule de Bergson Il faut agir en homme de pens e et penser enhomme d'action , semble, par avance, avoir tmise en pratique par Mill.

    Il se rjouirait de voir aujourd'hui triompher ou prs de triompher les causes qui lui furent

    chres : le suffrage des femmes, la reprsentation proportionnelle, les rformes de structureorientes vers le socialisme.

    Comment ne souscrirait-on pas au jugement pntrant et quitable que portait sur lui LouisCazamian, qui le connaissait bien ? : Son uvre est grande et n'a pas cessd'tre fconde. Fruitd'une pense noblement scrupuleuse et d'une humanit rflchie, elle contenait assez d'avenirpour durer 10.

    Georges TANESSE.

    10 Legouis et Cazamian, Histoire de la littrature anglaise, d. 1951, p. 1047.

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    15/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 15

    Notice sur l'utilitarisme

    L'Utilitarisme (en anglais : Utilitarianism; exactement : la doctrine utilitariste) a tcompospar Mill entre 1854 et 1860. Il a paru d'abord dans le Fraser's Magazine (livraisons d'octobre,

    novembre et dcembre 186 1) et ensuite en volume en 1863. Il obtint un succ s considrable, trsapprci par les uns, trs attaqu par d'autres, eut 15 ditions successives jusqu'en 1907 et futsouvent rimprim. Il a ttraduit dans les principales langues du monde, y compris le chinois, lejaponais et l'hbreu. Les traductions franaises - trs imparfaites et qui furent souventresponsables de beaucoup d'erreurs commises dans l'interprtation de la pense morale de Mill-taient puises depuis longtemps lorsque la prsente traduction - entirement nouvelle - a paru(1964). Elle a tfaite sur la dernire dition parue du vivant de l'auteur (4e d., 1871).

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    16/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 16

    Sommaire bibliographique

    On pourra consulter pour une bibliographie plus complte :

    PACKE, Raphal St John. The Life of J. S. Mill, London, 1954, p. 532-542 et pour les ouvragesou articles de Revues plus rcents le priodique :

    The Mill News Letter. John M. Robson editor. Published by University of Toronto Press. Premier

    numro paru en 1965.

    Enfin, on trouvera une bibliographie plus sommaire. mais encore utile dans J. S. MILL.

    L'Utilitarisme, trad. Georges TANESSE, Toulouse, 1964, p. 64 79.

    I. - OEUVRES DE J. S. MILL

    L'Oeuvre de Mill est considrable. Ses articles de Revues, qui ne sont pas la moinsintressante partie de son oeuvre, et qui ne sont pas encore entirement rpertoris, sontinnombrables.

    L'Universit de Toronto a entrepris la publication, en dition critique, de ses Oeuvrescompltes, qui comprendront vingt-deux volumes.

    En se bornant l'essentiel pour la connaissance de la philosophie - surtoutpratique - de Mill,on doit mentionner :

    The Spirit of the Age. Chicago, 1942 avec prface de F. A. HAYEK (Art. parus dans l'Examineren 1830-1831). Remarks on Bentham's Philosophy, 1833 et A few Observations on MrMill,

    1833 (Art. non signs parus en appendices (B et C) l'ouvrage de Edw. Lytton BULWER.England and the English, Paris, 1833).

    Rimpr. in J. W. M. GIBBS.Early Essays by J. S. Mill selected... London, 1897.

    Professor Sedgwicks Discourse on the Studies of the University of Cambridge , 1835, in

    Dissertations and Discussions, t. 1.

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    17/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 17

    Bentham , 1838, inDissertations and Discussions, t. 1.

    Coleridge , 1840, inDissertations and Discussions, t. 1.

    Rimpr. sous le titre : Mill on Bentham and Coleridge, with an Introd. by F. R. Leavis, London,1962.

    System of Logic ratiocinative and inductive, London, 1843, 2 vol. Trad. fr. PEISSE sur la 6e d.,Paris, 1866-1867, 2 vol. Excellente trad. fr. du 6e livre (Sciences morales) par BELOT,

    Paris, 1897.

    The Principles of political Economy, London, 1848, 2 vol., 8e d. (dfinitive) en 1871.

    Rimpr. avec introd., variantes et commentaires par ASHLEY, London, 1909.

    Rimpr. en 2 vol. dans les Collected Works. d. par l'Univ. de Toronto, avec Introd. de BLADEN,1965. Trad. fr. de DUSSARD et COURCELLE-SENEUIL, sur la 3e d., 1873.

    Dr Whewell, on Moral Philosophy, 1852, inDissertations and Discussions, t. Il.

    On Liberty, London, 1859. Trad. fr. DUTPONT-WHITE, 1860.

    Dissertations and Discussions, London, 1859 1875, 4 vol.

    Considrations on Representative Government, London, 1861. Trad. fr. DUPONT-WHITE,1862.

    Utilitarianism , in Fraser's Magazine, 1861. En vol. 1863. Trad. fr. LE MONNIER (1883),

    LEMAIRE (1922), TANESSE (1964).

    Auguste Comte and Positivism, London, 1865. Trad. fr. CLEMENCEAU, 1868.

    The Subjection of Women, London, 1869. Trad. fr. CAZELLES, 1869.

    Autobiography, London, 1873. Trad. fr. CAZELLES sous le titreMes Mmoires, 1874.

    Three Essays on Religion, London, 1874. Trad. fr. CAZELLES, 1875.

    Essays on Economics and Society (recueil de 28 tudes conomiques et sociales importantes de

    Mill, rassembles parJ. M. Robson). 2 vol. t.IV et V des Collected Works, Toronto, 1967.

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    18/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 18

    II. - CORRESPONDANCE DE J. S. MILL

    Trs importante pour la connaissance de sa philosophie pratique.

    ELLIOT. The Letters of J. S. Mill, London, 1910, 2 vol.

    MINEKA. The Earlier Letters of J. S. Mill , 1812 1848, in Collected Works, London. 1965, 2vol.

    L. LVY-BRUHL.Lettres indites de J. S. Mill Auguste Comte. Introd. par LVY-BRHL,Paris, 1899.

    III. - VIE DE J. S. MILL

    Autobiography. V. Oeuvres.

    HAYEK F. A. J. S. Mill and Harriet Taylor, London, 1951.

    PACKE R. St JOHN. The Life ofJ. S. Mill, London, 1954.

    IV. - SUR LA PHILOSOPHIE PRATIQUE DE J. S. MILL

    Trs peu d'ouvrages franais ou en franais dignes d'tre mentionns :

    BELOT G. L'Utilitarisme et ses nouveaux critiques , in tudes de morale positive, Paris, 1907.

    DEVAUX.L'Utilitarisme, Bruxelles, 1955.

    HALEVY lie.La formation du radicalisme philosophique en Angleterre, Paris, 1901 1904, 3

    vol.HFFDINGH. Histoire de la philosophie moderne. Trad. fr. BORDIER, Paris, 1906, 2 vol., p.

    376 454 du t. Il (3e d.).

    TANESSE G. [Introduction ] L'Utilitarisme. Trad. fr., Toulouse, 1964, p. 9 63.

    THOUVEREZ, E. Stuart Mill. Paris, 1905.

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    19/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 19

    Chapitre I

    Considrations gnrales

    Le problme moral.

    Parmi les faits dont l'ensemble constitue l'tat prsent de la connaissance humaine, il en estpeu qui rpondent aussi mal notre attente ou qui fassent apparatre plus clairement le retard et la

    lenteur de la spculation sur les sujets les plus importants, que le peu de progrs ralisdans lacontroverse, toujours indcise, sur le critrium du bien et du mal. Depuis l'origine de laphilosophie, la question du summum bonum, ou, en d'autres termes, du fondement de la

    morale, a tconsidre comme le plus important des problmes poss la pense spculative;elle a occuples plus minents penseurs; et elle les a diviss en sectes et en coles dresses lesunes contre les autres dans une guerre acharne. Plus de deux mille ans ont pass, et les mmesdiscussions continuent, les philosophes sont encore rangs sous les mmes drapeaux ennemis; etles penseurs de l'humaniten gnral ne semblent pas plus prs de s'entendre sur cette questionqu'au temps o le jeune Socrate coutait le vieux Protagoras ( supposer que le dialogue dePlaton lui ait tinspirpar une conversation relle) et soutenait contre la morale populaire duSophiste (comme on disait alors) la thse utilitariste.

    Il est vrai qu'on retrouve une confusion et une incertitude analogues, et aussi, dans certains

    cas, un dsaccord analogue, lorsqu'on a affaire aux premiers principes de n'importe quellescience, sans excepter celle qui est considre comme la plus certaine de toutes : la sciencemathmatique; et que cela n'affaiblit gure, je dirai mme, n'affaiblit en rien, d'une faongnrale, la confiance qu'inspirent lgitimement les conclusions de ces sciences. Cette anomalie

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    20/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 20

    apparente s'explique ainsi : les propositions d'une science, dans leur dtail, ne sont pas dduitesordinairement de ce qu'on appelle ses premiers principes, et ce n'est pas d'eux que dpend leurvidence. Autrement, il n'y aurait pas de science plus prcaire, et moins sre dans sesconclusions, que l'algbre; celle-ci ne tire aucunement sa certitude de ce qu'on enseigne habituel-lement aux lves comme ses lments, car, tablis par certains des matres les plus minents, ils

    n'en contiennent pas moins autant de fictions que le droit anglais et de mystres que la thologie.Les vrits admises en dernire analyse comme premiers principes d'une science sont en ralitles derniers rsultats de l'analyse mtaphysique pratique sur les notions lmentaires propres cette science; et ces principes ne sont pas la science ce que les fondations sont l'difice, maisce que les racines sont l'arbre : elles peuvent tout aussi bien remplir leur fonction, alors mmeque la bche n'est jamais parvenue jusqu'elles pour les mettre au jour. Toutefois, alors que, dansla science, les vrits particulires prcdent la thorie gnrale, on pourrait s'attendre ce que ceft l'inverse dans le cas d'un art pratique, tel que la morale ou le droit. Toute action est accomplieen vue d'une fin et les rgles de l'action - il semble naturel de l'admettre - reoiventncessairement tous leurs caractres, toute leur coloration, de la fin qu'elles servent. Quand nousnous engageons dans une recherche, une ide claire et prcise de ce que nous recherchonssemblerait devoir tre la premire chose dont nous ayons besoin et non la dernire laquelle ilnous faille aspirer. Un critrium du bien et du mal doit ncessairement - on pourrait le penser -nous donner le moyen de dterminer avec certitude ce qui est bien ou mal, et ne doit pas rsulterde cette certitude djacquise.

    Critique des morales intuitionnistes.

    On n'carte pas la difficultlorsqu'on a recours la thorie trs rpandue d'aprs laquelle unefacultnaturelle, un sens ou un instinct, nous ferait connatre le bien et le mal. Car - outre quel'existence d'un tel instinct moral est elle-mme un objet de discussion - ceux qui y croient et sepiquent tant soit peu de philosophie ont dabandonner l'ide qu'il nous fait discerner ce qui estbien ou mal dans les cas particuliers qui s'offrent nous, comme nos autres sens discernent lalumire ou le son qui les affectent prsentement. Notre facultmorale, d'aprs tous ceux de sesinterprtes qui mritent le titre de penseurs, nous fournit seulement les principes gnraux desjugements de moralit, relve de notre raison et non de notre facult de sentir; il faut s'enrapporter elle pour tablir les prceptes abstraits de la moralit, mais non pas pour en fournir laperception in concreto. Car les moralistes de l'cole intuitionniste insistent tout autant que ceuxde l'cole qu'on peut appeler inductive sur la ncessitdes lois gnrales. Les uns et les autresadmettent que la moralit d'une action particulire nous est connue, non pas par perceptiondirecte, mais par application d'une loi un cas particulier. Ils reconnaissent aussi, dans une largemesure, les mmes lois morales, mais ils sont en dsaccord sur la question de leur justification etde la source o elles puisent leur autorit. Selon la doctrine intuitionniste, les principes de lamorale sont vidents priori; ils commandent l'assentiment sous la seule condition que l'onsaisisse le sens des mots qui les expriment. D'aprs l'autre doctrine, le bien et le mal, comme levrai et le faux, sont affaire d'observation et d'exprience. Mais les uns et les autres sont d'accord

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    21/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 21

    pour admettre que la morale doit tre dduite de principes, et l'cole intuitionniste affirme aussifortement que l'inductive qu'il y a une science de la moralit. Cependant, il est rare qu'elle essaiede dresser une liste des principes priori qui doivent servir de prmisses cette science; plus rareencore qu'elle fasse le moindre effort pour ramener ces divers principes un principe premier ouun fondement gnral [common ground] de l'obligation. Ou bien elle prend sur elle d'attribuer

    aux prescriptions courantes de la morale une autorit priori, ou bien elle donne commefondement commun ces maximes quelqu'une de ces gnralits dont l'autorit est beaucoupmoins manifeste que celle des maximes elles-mmes et qui n'ont jamais russi obtenirl'adhsion gnrale. Et pourtant, pour que ses prtentions soient soutenables, il faut bien qu'il yait la base de toute la morale quelque principe ou loi fondamentale, ou bien, au cas o il y enaurait plusieurs, qu'il y ait entre eux un ordre hirarchique bien dfini; enfin, le principe uniquedoit tre vident par lui-mme, tout aussi bien que la rgle qui permet de dcider entre les diversprincipes quand ils ne s'accordent pas.

    Le principe de l'utilit, reconnu ou non, a exercune influence profonde sur la

    formation des croyances et des doctrines morales.

    Rechercher dans quelle mesure les fcheux effets de cette carence ont t attnus dans lapratique, ou jusqu'quel point les croyances morales de l'humanitont taltres ou renduesincertaines par l'absence d'un principe suprme expressment reconnu, entranerait un examencritique complet de l'enseignement moral dans le passet dans le prsent. Mais il serait facile demontrer que, si ces croyances ont pu acqurir quelque stabilitet quelque cohrence, elles l'ontd principalement l'influence tacite d'un principe non reconnu. Sans doute, l'absence d'unpremier principe reconnu a fait de la morale moins le guide que la conscration des opinions[sentiments] professes en fait par les hommes; mais comme les opinions des hommes -favorables ou dfavorables - sont fortement influences par ce qu'ils imaginent tre l'effet deschoses sur leur bonheur, le principe de l'utilitou, comme Bentham l'a appelen dernier lieu, leprincipe du plus grand bonheur, a jouun grand rle dans la formation des ides morales, mmechez ceux qui rejettent l'autoritde ce principe avec le plus de mpris. D'ailleurs, il n'est pas unecole philosophique qui refuse d'admettre que l'influence des actions sur le bonheur doit treprise en considration trs srieusement, et mme avant toute autre chose, dans bien desquestions de morale applique, quelque rpugnance qu'prouvent certains reconnatre cetteinfluence comme le principe fondamental de la moralitet la source de l'obligation morale. Je

    pourrais aller beaucoup plus loin et dire que tous les partisans de la morale priori, pour peuqu'ils jugent ncessaire de prsenter quelque argument, ne peuvent se dispenser d'avoir recours des arguments utilitaristes. Je ne me propose pas prsentement de critiquer ces penseurs; mais jene puis m'empcher de renvoyer, titre d'exemple, un traitsystmatique compospar l'un desplus illustres d'entre eux : La Mtaphysique des murs, de Kant. Cet homme remarquable, dontle systme marquera longtemps une date dans l'histoire de la spculation philosophique, pose,dans le trait en question, comme origine et fondement de l'obligation morale, un premierprincipe de porte universelle, qui est celui-ci : Agis de telle sorte que la rgle selon laquelle tu

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    22/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 22

    agis puisse tre adopte comme loi par tous les tres raisonnables. Mais entreprend-il dedduire de ce prcepte l'une quelconque de nos obligations morales relles, il choue d'une faonpresque ridicule, impuissant qu'il est faire apparatre la moindre contradiction, la moindreimpossibilitlogique (pour ne pas dire physique) dans l'adoption par tous les tres raisonnablesdes rgles de conduite les plus outrageusement immorales. Tout ce qu'il montre, c'est que les con-

    squences de leur adoption universelle seraient telles que personne ne jugerait bon de s'y exposer.

    Objet du prsent ouvrage.

    Pour l'instant, sans pousser plus loin la discussion des autres doctrines, j'essaierai, pour ma

    part, de faire comprendre et apprcier la doctrine utilitariste ou du bonheur, et de fournir en safaveur toutes les preuves dont elle est susceptible. videmment, il ne peut s'agir de preuves ausens ordinaire et populaire du terme. Les questions relatives aux fins suprmes ne comportent pasde preuve directe. Pour prouver qu'une chose est bonne, il faut ncessairement montrer que cettechose est le moyen d'en atteindre une autre dont on admet sans preuve- qu'elle est bonne. On

    prouve que l'art mdical est bon parce qu'il procure la sant; mais comment est-il possible deprouver que la sant est bonne ? L'art musical est bon, pour cette raison, parmi d'autres, qu'ilcause du plaisir; mais quelle preuve donner que le plaisir est bon? Si donc on affirme qu'il existe

    une formule d'action trs large comprenant toutes les choses bonnes par elles-mmes, et que touteautre chose bonne l'est comme moyen et non comme fin, la formule peut tre accepte ou rejete,mais non prouve, au sens ordinaire du mot. Nous n'allons pourtant pas en conclure quel'acceptation ou le rejet de la formule dpendent ncessairement d'une tendance aveugle ou d'un

    choix arbitraire. Car il y a un sens plus large du mot preuve; et c'est dans ce sens-l que laformule en question est susceptible de preuve aussi bien que n'importe quelle autre thsephilosophique controverse. Le sujet qui nous occupe est de la comptence de notre raison[rational faculty]; et il n'est pas vrai que cette facult ne puisse le traiter qu'en recourant l'intuition. On peut offrir l'intelligence des considrations capables de la dterminer donner ourefuser son assentiment la doctrine; et cela quivaut prouver.

    Nous examinerons bientt de quelle nature sont ces considrations, comment elless'appliquent au cas en question, et quels sont, en consquence, les motifs rationnels qui peuventtre donns pour justifier l'acceptation ou le rejet de la formule utilitariste. Mais la conditionprliminaire d'une acceptation ou d'un rejet fonds en raison est que la formule utilitariste soitexactement comprise. L'ide trs imparfaite qu'on se fait ordinairement de sa signification est, jecrois, l'obstacle principal qui s'oppose son adoption; si on pouvait la tirer au clair, ne ft-cequ'en cartant les mprises les plus grossires, la question serait, mon avis, grandementsimplifie, et une bonne partie des difficults qu'elle soulve disparatrait. C'est pourquoi, avantd'exposer les raisons philosophiques qu'on peut faire valoir pour justifier l'adhsion au critriumutilitariste, je donnerai quelques claircissements sur la doctrine mme, pour montrer plusnettement ce qu'elle est, la distinguer de ce qu'elle n'est pas, et liminer, parmi les objections

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    23/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 23

    d'ordre pratique qui lui sont faites, celles qui proviennent des interprtations errones qu'on endonne ou qui sont troitement lies ces interprtations. Ayant ainsi prpar le terrain, jem'efforcerai de rpandre autant de lumire que possible sur cette question en la considrantcomme un problme philosophique.

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    24/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 24

    Chapitre IICe que c'est que l'utilitarisme

    1re objection :L'utilitarisme condamne-t-il le plaisir ?

    Une remarque en passant : c'est tout ce que mrite la bvue des ignorants qui supposent qu'enadoptant l'utilit comme critrium du bien et du mal, les utilitaristes donnent ce mot le senstroit et propre la langue familire, qui oppose l'utilitau plaisir. Nous devons nous excuser

    auprs des adversaires de l'utilitarisme qui sont philosophes d'avoir paru les confondre - ne ft-cequ'un moment - avec des gens capables d'un si absurde contresens. Contresens d'autant plus

    extraordinaire que, parmi les autres griefs couramment formuls contre l'utilitarisme, figurel'accusation contraire de tout ramener au plaisir, et mme au plaisir sous sa forme la plus gros-sire. Bien plus, comme un crivain de talent en a fait la remarque piquante, c'est la mmecatgorie de personnes, et souvent les mmes personnes, qui dnoncent l'utilitarisme commeune thorie qui est impossible mettre en pratique, en raison de sa scheresse, quand le motutilitprcde le mot plaisir, et qui n'est que trop praticable, en raison de son caractre sensuel,quand le mot plaisir prcde le mot utilit. Ceux qui sont un peu au courant de la question lesavent bien; d'picure Bentham, tous les auteurs qui ont dfendu la doctrine de l'utilit ontdsignpar ce mot, non pas quelque chose qui dt tre opposau plaisir, mais le plaisir mme,en mme temps que l'absence de douleur, et, bien loin d'opposer ce qui est utile ce qui estagrable ou lgant, ils ont toujours dclar que le mot utile dsigne galement ces choses-l,parmi d'autres. Et pourtant la grande masse, sans en excepter une masse de gens qui crivent nonpas seulement dans des journaux et des priodiques, mais dans des livres pesants et prtentieux,commet constamment, par lgret d'esprit, une telle confusion. On attrape au vol le mot utilitariste , sans en connatre absolument rien que le son et on l'emploie de faon habituellepour exprimer l'indiffrence au plaisir, ou le rejet du plaisir dans quelques-unes de ses formes :

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    25/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 25

    du plaisir que peuvent donner la beautou l'lgance ou le jeu. D'ailleurs en faisant de ce terme,par ignorance, un usage erron, ce n'est pas toujours une critique, mais l'occasion uncompliment, que l'on veut faire : tre utilitariste, ce serait se montrer suprieur aux espritsfrivoles absorbs par les simples plaisirs du moment. Cette signification altre du mot est laseule qui soit populaire, la seule dont s'inspire la nouvelle gnration pour s'en former une ide.

    Ceux qui, aprs avoir lancle mot, avaient cessde l'employer comme appellation distinctive,ont bien lieu de se croire appels le reprendre si, en le faisant, ils peuvent avoir l'espoir de lesauver de ce complet avilissement.

    L'utilitarisme soutient au contraire que la seule chose dsirable comme fin est le

    bonheur, c'est--dire le plaisir et l'absence de douleur.

    La doctrine qui donne comme fondement la morale l'utilit ou le principe du plus grandbonheur, affirme

    a. L'auteur de cet essai a des raisons de penser qu'il fut le premier mettre en circulation lemot utilitariste [utililarian].Ce n'est pas lui qui le cra, il l'emprunta un passage des que lesactions sont bonnes [right] ou sont mauvaises (wrong] dans la mesure oelles tendent accrotrele bonheur, ou produire le contraire du bonheur. Par bonheur on entend le plaisir etl'absence de douleur; par malheur [unhappiness], la douleur et la privation de plaisir. Pour

    donner une vue claire de la rgle morale pose par la doctrine, de plus amples dveloppementssont ncessaires; il s'agit de savoir, en particulier, quel est, pour l'utilitarisme, le contenu desides de douleur et de plaisir, et dans quelle mesure le dbat sur cette question reste ouvert. Maisces explications supplmentaires n'affectent en aucune faon la conception de la vie sur laquelleest fonde cette thorie de la moralit, a savoir que le plaisir et l'absence de douleur sont lesseules choses dsirables comme fins, et que toutes les choses dsirables (qui sont aussinombreuses dans le systme utilitariste que dans tout autre) sont dsirables, soit pour le plaisirqu'elles donnent elles-mmes, soit comme des moyens de procurer le plaisir et d'viter la douleur.

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    26/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 26

    2e objection :La conception utilitariste de la vie est-elle basse, vile et goste ?

    Or, une semblable conception de la vie provoque chez beaucoup de gens - il en est parmi eux

    qui sont des plus estimables par leurs sentiments et leur ligne de conduite - une profonde

    rpugnance. Admettre que la vie - pour employer leurs expressions - n'a pas de fin plus haute quele plaisir, qu'on ne peut dsirer et poursuivre d'objet meilleur et plus noble, c'est, les en croire,chose absolument basse et vile, c'est une doctrine qui ne convient qu'au porc, auquel, unepoque trs recule, on assimilait avec mpris les disciples d'picure; et, l'occasion, lespartisans modernes de la doctrine donnent lieu des comparaisons tout aussi courtoises de la part

    de leurs antagonistes allemands, franais et anglais.

    Ainsi attaqus, les picuriens ont toujours rpliqu que ce n'est pas eux, mais leursaccusateurs, qui reprsentent la nature humaine sous un jour dgradant; l'accusation suppose eneffet que les tres humains ne sont pas capables d'prouver d'autres plaisirs que ceux que peutprouver le porc. Si cette supposition tait fonde, l'imputation mise leur charge ne pourrait trecarte, mais elle cesserait immdiatement d'impliquer un blme; car si les sources de plaisirtaient exactement les mmes pour les tres humains et pour le porc, la rgle de vie qui est assezbonne pour l'un serait assez bonne pour les autres. Si le rapprochement que l'on fait entre la vie

    picurienne et celle des btes donne le sentiment d'une dgradation, c'est prcisment parce queles plaisirs d'une bte ne rpondent pas aux conceptions qu'un tre humain se fait du bonheur. Les

    tres humains ont des facults plus leves que les apptits animaux et, lorsqu'ils ont prisconscience de ces facults, ils n'envisagent plus comme tant le bonheur un tat o elles netrouveraient pas satisfaction. A vrai dire, je ne considre pas que les picuriens, dans lesconsquences systmatiques qu'ils tiraient du principe utilitariste, aient t absolument sansreproche. Pour procder de faon satisfaisante, il faut incorporer au systme beaucoup d'lmentsstociens aussi bien que chrtiens. Mais on ne connat pas une seule thorie picurienne de la viequi n'assigne aux plaisirs que nous devons l'intelligence, la sensibilit [feelings], l'imagination et aux sentiments moraux une bien plus haute valeur comme plaisirs qu'ceux queprocure la pure sensation.

    La qualitdes plaisirs.

    Cependant il faut bien reconnatre que, pour les auteurs utilitaristes en gnral, si les plaisirsde l'esprit l'emportent sur ceux du corps, c'est surtout parce que les premiers sont plus stables,

    plus srs, moins coteux, etc. - Ce serait donc en raison de leurs avantages extrinsques pluttque de leur nature essentielle. Et, pour tous ces avantages extrinsques, les utilitaristes ontvictorieusement plaidleur cause, mais ils auraient pu galement prendre position sur le secondterrain (qui est aussi - on a le droit de le qualifier ainsi - le plus lev) sans cesser d'tre

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    27/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 27

    parfaitement d'accord avec eux-mmes. On peut, sans s'carter le moins du monde du principe del'utilit, reconnatre le fait que certaines espces de plaisirs sont plus dsirables et plus prcieuses[more valuable] que d'autres. Alors que dans l'estimation de toutes les autres choses, on tient

    compte de la qualit aussi bien que de la quantit, il serait absurde d'admettre que dansl'estimation des plaisirs on ne doit tenir compte que de la quantit.

    Conditions d'une exprience valable en matire de qualit.

    On pourrait me demander : Qu'entendez-vous par une diffrence de qualitentre les plaisirs? Qu'est-ce qui peut rendre un plaisir plus prcieux qu'un autre - en tant que plaisir pur et simple -si ce n'est qu'il est plus grand quantitativement [greater in amount] ? Il n'y a qu'une rponsepossible. De deux plaisirs, s'il en est un auquel tous ceux ou presque tous ceux qui ont

    l'exprience de l'un et de l'autre accordent une prfrence bien arrte, sans y tre pousss par unsentiment d'obligation morale, c'est ce plaisir-lqui est le plus dsirable. Si ceux qui sont en tatde juger avec comptence de ces deux plaisirs placent l'un d'eux tellement au-dessus de l'autrequ'ils le prfrent tout en le sachant accompagn d'une plus grande somme d'insatisfaction[discontent], s'ils sont dcids n'y pas renoncer en change d'une quantitde l'autre plaisir tellequ'il ne puisse pas, pour eux, y en avoir de plus grande, nous sommes fonds accorder lajouissance ainsi prfre une suprioritqualitative qui l'emporte tellement sur la quantit, quecelle-ci, en comparaison, compte peu.

    Or, c'est un fait indiscutable que ceux qui ont une gale connaissance des deux genres de vie,qui sont galement capables de les apprcier et d'en jouir, donnent rsolument une prfrence trsmarque celui qui met en uvre leurs facults suprieures [higher]. Peu de cratures humainesaccepteraient d'tre changes en animaux infrieurs sur la promesse de la plus large ration deplaisirs de btes; aucun tre humain intelligent ne consentirait tre un imbcile, aucun homme

    instruit tre un ignorant, aucun homme ayant du cur et une conscience tre goste et vil,mme s'ils avaient la conviction que l'imbcile, l'ignorant ou le gredin sont, avec leurs lotsrespectifs, plus compltement satisfaits qu'eux-mmes avec le leur. Ils ne voudraient paschanger ce qu'ils possdent de plus qu'eux contre la satisfaction la plus complte de tous lesdsirs qui leur sont communs. S'ils s'imaginent qu'ils le voudraient, c'est seulement dans des casd'infortune si extrme que, pour y chapper, ils changeraient leur sort pour presque n'importequel autre, si indsirable qu'il ft leurs propres yeux. Un tre pourvu de facults. suprieuresdemande plus pour tre heureux, est probablement expossouffrir de faon plus aigu, et offrecertainement la souffrance plus de points vulnrables qu'un tre de type infrieur, mais, en dpitde ces risques, il ne peut jamais souhaiter rellement tomber un niveau d'existence qu'il sentinfrieur. Nous pouvons donner de cette rpugnance l'explication qui nous plaira; nous pouvonsl'imputer l'orgueil - nom que l'on donne indistinctement quelques-uns des sentiments lesmeilleurs et aussi les pires dont l'humanitsoit capable; nous pouvons l'attribuer l'amour de lalibertet de l'indpendance personnelle, sentiment auquel les stociens faisaient appel parce qu'ilsy voyaient l'un des moyens les plus efficaces d'inculquer cette rpugnance; l'amour de lapuissance, ou l'amour d'une vie exaltante [excitement], sentiments qui tous deux y entrentcertainement comme lments et contribuent la faire natre; mais, si on veut l'appeler de sonvrai nom, c'est un sens de la dignit[sense of dignity] que tous les tres humains possdent, sous

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    28/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 28

    une forme ou sous une autre, et qui correspond - de faon nulle-ment rigoureuse d'ailleurs - audveloppement de leurs facults suprieures. Chez ceux qui le possdent un haut degr, ilapporte au bonheur une contribution si essentielle que, pour eux, rien de ce qui le blesse ne

    pourrait tre plus d'un moment objet de dsir.

    Il faut distinguer bonheur [happiness]et satisfaction [content].

    Croire qu'en manifestant une telle prfrence on sacrifie quelque chose de son bonheur, croireque l'tre suprieur - dans des circonstances qui seraient quivalentes tous gards pour l'un etpour l'autre - n'est pas plus heureux que l'tre infrieur, c'est confondre les deux ides trsdiffrentes de bonheur et de satisfaction [content]. Incontestablement, l'tre dont les facults dejouissance sont d'ordre infrieur, a les plus grandes chances de les voir pleinement satisfaites;tandis qu'un tre d'aspirations leves sentira toujours que le bonheur qu'il peut viser, quel qu'ilsoit - le monde tant fait comme il l'est - est un bonheur imparfait. Mais il peut apprendre

    supporter ce qu'il y a d'imperfections dans ce bonheur, pour peu que celles-ci soient supportables;et elles ne le rendront pas jaloux d'un tre qui, la vrit, ignore ces imperfections, mais ne lesignore que parce qu'il ne souponne aucunement le bien auquel ces imperfections sont attaches.Il vaut mieux tre un homme insatisfait [dissatisfied] qu'un porc satisfait; il vaut mieux treSocrate insatisfait qu'un imbcile satisfait. Et si l'imbcile ou le porc sont d'un avis diffrent, c'estqu'ils ne connaissent qu'un ctde la question : le leur. L'autre partie, pour faire la comparaison,connat les deux cts.

    On peut objecter que bien des gens qui sont capables de goter les plaisirs suprieurs leurprfrent l'occasion, sous l'influence de la tentation, les plaisirs infrieurs. Mais ce choix n'estnullement incompatible avec l'affirmation catgorique de la supriorit intrinsque des plaisirssuprieurs. Souvent les hommes, par faiblesse de caractre, font lection du bien le plus proche,quoiqu'ils sachent qu'il est le moins prcieux; et cela, aussi bien lorsqu'il faut choisir entre deuxplaisirs du corps qu'entre un plaisir du corps et un plaisir de l'esprit. Ils recherchent les plaisirs

    faciles des sens au dtriment de leur sant, quoiqu'ils se rendent parfaitement compte que la santest un bien plus grand. On peut dire encore qu'il ne manque pas de gens qui sont, en d butantdans la vie, anims d'un enthousiasme juvnile pour tout -ce qui est noble, et qui tombent,lorsqu'ils prennent de l'ge, dans l'indiffrence et l'gosme. Mais je ne crois pas que ceux quisubissent cette transformation trs commune choisissent volontairement les plaisirs d'espceinfrieure plutt que les plaisirs suprieurs. Je crois qu'avant de s'adonner exclusivement aux uns,ils taient dj devenus incapables de goter les autres. L'aptitude prouver les sentiments

    nobles est, chez la plupart des hommes, une plante trs fragile qui meurt facilement, nonseulement sous l'action de forces ennemies, mais aussi par simple manque d'aliments; et, chez laplupart des jeunes gens, elle prit rapidement si les occupations que leur situation leur a imposeset la socitdans laquelle elle les a jets, ne favorisent pas le maintien en activitde cette facultsuprieure. Les hommes perdent leurs aspirations suprieures comme ils perdent leurs gotsintellectuels, parce qu'ils n'ont pas le temps ou l'occasion de les satisfaire; et ils s'adonnent aux

    plaisirs infrieurs, non parce qu'ils les prfrent dlibrment, mais parce que ces plaisirs sont lesseuls qui leur soient accessibles, ou les seuls dont ils soient capables de jouir un peu plus

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    29/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 29

    longtemps. On peut se demander si un homme encore capable de goter galement les deuxespces de plaisirs a jamais prfrsciemment et de sang-froid les plaisirs infrieurs; encore quebien des gens, tout ge, se soient puiss dans un vain effort pour combiner les uns et les autres.

    Le verdict des juges comptents est sans appel, qu'il

    s'agisse de la qualitou de la quantitdes plaisirs.

    De ce verdict prononcpar les seuls juges comptents, je pense qu'on ne peut pas faire appel.Lorsqu'il s'agit de savoir lequel, de deux plaisirs, a le plus de prix [the best worth], ou lequel, de

    deux modes d'existence, donne le plus de satisfaction la sensibilit [the most grateful to thefeelings], abstraction faite de ses attributs moraux et de ses consquences, il faut bien tenir pourdfinitif le jugement des hommes qui sont qualifis par la connaissance qu'ils ont de l'un et del'autre, ou, s'ils sont en dsaccord, celui de la majoritd'entre eux. Et il y a d'autant moins lieud'hsiter accepter ce jugement sur la qualit des plaisirs qu'il n'existe pas d'autre tribunal consulter, mme sur la question de quantit. Quels moyens a-t-on de dterminer quelle est, de

    deux douleurs, la plus aigu, ou, de deux sensations de plaisir, la plus intense, sinon le suffragegnral de ceux qui les deux sensations sont familires ? Ni les douleurs ni les plaisirs ne sonthomognes entre eux, et la douleur et le plaisir sont toujours htrognes. Qu'est-ce qui peutdcider si un plaisir particulier vaut d'tre recherchau prix d'une douleur particulire, sinon lasensibilitet le jugement de ceux qui en ont fait l'exprience? Donc si ces hommes-l, forts de cesentiment et de ce jugement, dclarent que les plaisirs lis l'exercice des facults suprieuressont prfrables spcifiquement, la question d'intensit mise part, aux plaisirs dont la natureanimale, isole des facults suprieures, est capable, leur dclaration, en cette matire, doit tregalement prise en considration.

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    30/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 30

    L'idal utilitariste, c'est le bonheur gnral

    et non le bonheur personnel.

    J'ai insistsur ce point; parce que, sans cela, on ne pourrait se faire une ide parfaitementjuste de l'utilitou du bonheur, considrcomme la rgle directrice de la conduite humaine. Maisce n'est aucunement une condition indispensable dont devrait dpendre l'adhsion l'idalutilitariste, car cet idal n'est pas le plus grand bonheur de l'agent lui-mme, mais la plus grandesomme de bonheur totalis [altogether] ; si l'on peut mettre en doute qu'un noble caractre soittoujours plus heureux que les autres en raison de sa noblesse, on ne peut douter qu'il rende les

    autres plus heureux, et que la sociten gnral en retire un immense bnfice. L'utilitarisme nepourrait donc atteindre son but qu'en cultivant universellement la noblesse de caractre, alorsmme que chaque individu recueillerait seulement le bnfice de la noblesse des autres, et que sa

    noblesse personnelle - ne considrer que son propre bonheur - ne devrait lui procurer aucunbnfice. Mais la seule nonciation d'une telle absurditrend superflue toute rfutation.

    Selon le principe du plus grand bonheur, tel qu'il vient d'tre expos, la fin dernire parrapport laquelle et pour laquelle toutes les autres choses sont dsirables (que nous considrionsnotre propre bien ou celui des autres) est une existence aussi exempte que possible de douleurs,

    aussi riche que possible en jouissances, envisages du double point de vue de la quantitet de laqualit; et la pierre de touche de la qualit, la rgle qui permet de l'apprcier en l'opposant laquantit [for measuring it, against quantity], c'est la prfrence affirme [felt] par les hommesqui, en raison des occasions fournies par leur exprience, en raison aussi de l'habitude qu'ils ontde la prise de conscience [self consciousness] et de l'introspection [self observation] sont le

    mieux pourvus de moyens de comparaison. Telle est, selon l'opinion utilitariste, la fin de l'activithumaine, et par consquent aussi, le critrium de la moralit.

    Dfinition de la morale utilitariste.

    La morale peut donc tre dfinie comme l'ensemble des rgles et des prceptes quis'appliquent la conduite humaine et par l'observation desquels une existence telle qu'on vient dela dcrire pourrait tre assure, dans la plus large mesure possible, tous les hommes; et point

    seulement eux, mais, autant que la nature des choses le comporte, tous les tres sentants de lacration.

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    31/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 31

    3e objection :Le bonheur est-il impossible ?

    Contre cette doctrine, cependant, se dresse une autre catgorie d'adversaires. Ils disent que,sous aucune forme, le bonheur ne peut tre raisonnablement le but de la vie et de l'activithumaines; tout d'abord parce qu'il est inaccessible; puis ils demandent ddaigneusement : Queldroit as-tu d'tre heureux? Et Mr Carlyle donne la question toute sa porte en ajoutant : Quel droit avais-tu l'existence mme, il y a peu de temps encore? Ensuite, ils dclarent queles hommes peuvent vivre sans bonheur, que tous les nobles caractres l'ont senti et n'auraient puacqurir leur noblesse s'ils n'avaient appris la leon d'Entsagen ou du renoncement; leon qui,

    comprise fond et mise en pratique, est, ce qu'ils affirment, le commencement et la conditionncessaire de toute vertu.

    La premire de ces objections, si elle tait bien fonde, toucherait la doctrine jusqu' saracine; car, si le bonheur est absolument impossible pour les tres humains, sa ralisation ne peuttre la fin de la moralitni d'aucune conduite raisonnable.

    Cependant, mme dans cette hypothse, on pourrait encore parler en faveur de la doctrineutilitariste, car l'utilit ne comprend pas seulement la poursuite du bonheur, mais aussi laprvention ou l'attnuation du malheur [unhappiness]; et si le premier de ces buts taitchimrique, le second nous offrirait toute l'tendue d'un champ d'action plus large, rpondant

    un besoin plus imprieux encore, aussi longtemps du moins que l'humanitjugera propos devivre et ne se rfugiera pas dans le suicide collectif [simultaneous] que recommandait Novalisdans certains cas.

    Le bonheur que nous pouvons esprer.

    Mais quand on affirme ainsi, de faon premptoire, que la vie humaine ne peut tre heureuse,l'assertion, si elle n'est pas une sorte de chicane verbale, est pour le moins une exagration. Si l'on

    dsignait par le mot bonheur un tat continu d'exaltation [excitement] agrable au plus hautdegr, ce serait videmment chose irralisable. Un tat de plaisir exaltdure seulement quelquesinstants, ou parfois, et avec des interruptions, quelques heures ou quelques jours; c'est la flambeclatante et accidentelle de la jouissance, ce n'en est pas le feu permanent et sr. C'est lunechose dont se sont bien rendu compte, aussi pleinement que ceux qui les gourmandaient, les

    philosophes qui, dans leur enseignement, ont donnle bonheur pour fin la vie. La vie heureuse,telle qu'ils l'ont entendue, n'est pas une vie toute de ravissement; elle comprend seulement

    quelques instants de cette sorte dans une existence faite d'un petit nombre de douleurs passag res,

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    32/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 32

    et d'un grand nombre de plaisirs varis, avec une prdominance bien nette de l'actif sur le passif;existence fonde, dans l'ensemble, sur cette ide qu'il ne faut pas attendre de la vie plus qu'elle nepeut donner. Une vie ainsi compose a toujours paru aux tres fortuns dont elle a tle partagemriter le nom de vie heureuse. Et, mme aujourd'hui, une telle existence est le lot d'un grandnombre d'hommes durant une partie considrable de leur vie. La dplorable ducation, les

    dplorables arrangements sociaux actuels sont le seul obstacle vritable qui s'oppose ce qu'unetelle vie soit la porte de presque tous les hommes.

    Nos contradicteurs doutent peut-tre que des tres humains qui l'on aurait fait admettre quele bonheur est la fin de la vie veuillent se contenter d'une si modeste part de bonheur. Mais une

    grande partie de l'humanit s'est contente de beaucoup moins. Les principaux lmentsconstitutifs d'une vie rpondant nos dsirs semblent se ramener deux; l'un ou l'autre d'entreeux est souvent mme considrcomme suffisant pour mener au but : le calme et l'animation[excitement]. Nombre de gens se trouvent contents avec trs peu de plaisir, s'ils peuvent avoirbeaucoup de calme; nombre d'autres sont capables d'accepter une somme considrable dedouleur, s'ils peuvent mener une vie trs mouvemente.

    Il dpend directement de nous-mmes pour une part.

    Rendre les hommes, et mme en trs grand nombre, capables d'unir ces deux lments n'estcertes pas chose radicalement impossible; bien loin d'tre incompatibles, ils sont au contraire unispar la nature: la prolongation de l'un est une prparation l'autre, et le fait dsirer. Seuls les gensdont l'indolence s'exagre jusqu'au vice n'aspirent pas l'activitaprs un intervalle de repos :seuls les gens dont le besoin d'activitest maladif trouvent ennuyeux et insipide le calme qui suit

    l'activit, au lieu de le trouver agrable en exacte proportion de l'activitqui le prcdait. Ceux qui des conditions d'existence tolrables sont chues en partage, lorsqu'ils ne trouvent pas dansleur vie assez de jouissances pour qu'elle leur devienne prcieuse, doivent, le plus souvent, nes'en prendre qu'eux-mmes. Quand on ne s'attache rien, ni dans la vie publique, ni dans la vieprive, les attraits [excitement] que peut offrir l'existence sont bien diminus; en tout cas, ilsperdent peu peu de leur valeur quand approche le moment otous les intrts gostes doiventdisparatre avec la mort, au contraire, lorsqu'on laisse aprs soi des tres qui sont l'objet d'unattachement personnel et surtout lorsqu'on a en mme temps entretenu en soi une sympathiefraternelle pour les intrts collectifs de l'humanit, la vie intresse aussi vivement la veille dela mort que dans la pleine vigueur de la jeunesse et de la sant. Quand la vie ne donne passatisfaction, c'est, immdiatement aprs l'gosme, l'absence de culture qu'il faut l'attribuer. Unesprit cultiv- et je n'entends pas par lcelui du philosophe, mais tout esprit qui a pu puiser auxsources de la connaissance et qu'on a suffisamment habituexercer ses facults - trouve dessources inpuisables d'intrt dans tout ce qui l'entoure : dans les choses de la nature, les oeuvresd'art, les crations de la posie, les vnements de l'histoire, les voies suivies par l'humanitdansle passet dans le prsent et les perspectives ainsi ouvertes sur l'avenir. A la vrit, il est possiblequ'on devienne indiffrent toutes ces choses, et cela sans en avoir puismme la millime

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    33/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 33

    partie; mais c'est qu'on n'y avait jamais attachaucun intrt moral ou humain et qu'on n'y avaitcherchqu'un moyen de satisfaire sa curiosit.

    Il dpend, pour une autre part, de l'ducation que nous recevons

    et des progrs raliss par l'humanit, soit dans l'organisation des socits, soitdans sa lutte contre les flaux naturels.

    Or, un degr de culture qui permettrait de porter un intrt intelligent ces objets demditation pourrait tre l'hritage de tout tre ndans un pays civilis: il n'y a absolument riendans la nature des choses qui s'y oppose. Ce n'est pas non plus une ncessitnaturelle qu'un trehumain soit un goste fieff, dpourvu de toute proccupation et de tout sentiment qui ne soientpas orients vers sa misrable individualit. Mme de nos jours, il arrive que l'humanits'lvebien au-dessus de ce niveau, et assez frquemment pour que nous ayons le gage certain de ce

    qu'elle peut devenir. 'l'out tre humain convenablement lev est capable, diffrents degrscependant, d'affections prives sincres et d'un rel attachement au bien publie. Dans un mondeol'on trouve tant de choses intressantes, tant de choses agrables, et tant de choses aussi corriger et amliorer, tout homme, condition qu'il runisse, un degrmoyen, ces conditionsmorales et intellectuelles, peut mener une existence qu'il est permis d'appeler enviable; et, moins qu'un tel homme, par l'effet de mauvaises lois, ou parce qu'il est soumis au bon plaisir

    d'autres hommes, se voie refuser la libert de puiser aux sources de bonheur qui seraient saporte, cette existence enviable ne peut manquer de lui tre rserve, s'il chappe aux malheursaccablants de la vie, aux principales sources de souffrances physiques et morales : la misre, parexemple, ou la maladie, et aussi la duret, l'indignitou la disparition prmature de ceux qu'ilaime. Le nud du problme, c'est la lutte contre ces flaux auxquels on a rarement la bonnefortune d'chapper entirement, que l'on ne peut pas prvenir, et souvent que l'on ne peut pasattnuer beaucoup, dans l'tat actuel des choses. Et cependant, parmi les gens dont l'opinionmrite un moment de considration, il n'est personne qui puisse en douter : la plupart desmalheurs accablants de la vie humaine sont, en eux-mmes, vitables, et si, dans les affaires del'humanit, le progrs continue, ils seront finalement contenus dans d'troites limites. Lapauvret, qui engendre la souffrance, en quelque sens qu'on l'entende, pourrait tre entirementsupprime par la sagesse de la socit, unie au bon sens et la prvoyance des individus. Lamalfaisance du plus intraitable mme de nos ennemis - la maladie - pourrait tre rduite entendue jusqu'l'infini par une bonne ducation physique et morale et par un contrle approprides influences pernicieuses; et le progrs de la science nous permet pour l'avenir des victoires

    encore plus directes sur ce dtestable adversaire. Toute avance ralise dans cette direction cartede nous quelques-uns des accidents qui abrgent brusquement notre propre existence, ou, ce quinous importe encore davantage, nous enlvent les tres sur lesquels nous avions fond notrebonheur. Quant aux vicissitudes de la fortune et aux autres dceptions lies des circonstancesextrieures, elles sont dues surtout de graves imprudences, des dsirs mal rgls, ou encore des institutions sociales mauvaises ou imparfaites. Bref, toutes les grandes causes de souffrances

    humaines pourraient tre dans une large mesure, et, pour beaucoup d'entre elles, presqueentirement, matrises par les soins et l'effort humains. Assurment le progrs dans ce sens est

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    34/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 34

    cruellement lent, assurment une longue suite de gnrations priront sur la brche avant que lavictoire soit complte et que ce monde soit ce qu'il pourrait si facilement devenir si la volontetle savoir ne faisaient pas dfaut; n'importe : l'homme assez intelligent et assez gnreux pourprendre une part - si modeste et si obscure soit-elle - dans cet effort, trouvera une noble

    jouissance dans cette lutte mme; et il ne consentirait pas l'abandonner pour cder la

    sduction des satisfactions gostes.

    4e objection :L'utilitarisme n'exclut-il pas le sacrifice de soi-mme ?

    Ceci nous conduit une juste apprciation de l'objection qui nous est faite concernant la

    possibilitet l'obligation d'apprendre vivre sans bonheur. Incontestablement, il est possible devivre sans bonheur, c'est ce que font involontairement les dix-neuf vingtimes de l'humanit,mme dans les parties du monde actuel qui sont le moins plonges dans la barbarie : et c'est ceque sont souvent appels faire volontairement le hros ou le martyr, pour l'amour d'un idalqu'ils placent au-dessus de leur bonheur personnel.

    Le sacrifice n'a de valeur morale que s'il a pour objet

    le bonheur d'autrui.

    Mais qu'est-ce que cet idal, sinon le bonheur des autres ou quelques-unes des conditions du

    bonheur? C'est une noble chose que d'tre capable de renoncer entirement sa part de bonheurou aux chances de l'atteindre; mais, en fin de compte, il faut bien que ce sacrifice de soi-m mesoit fait en vue d'une fin : il n'est pas sa fin lui-mme; et si l'on nous dit que sa fin n'est pas lebonheur, mais la vertu, qui vaut mieux que le bonheur, je demande alors ceci : le h ros ou lemartyr accompliraient-ils ce sacrifice s'ils ne croyaient pas qu'il dt pargner d'autres dessacrifices du mme genre ? L'accompliraient-ils s'ils pensaient que leur renonciation au bonheurpour eux-mmes ne dt avoir d'autre rsultat pour leurs semblables que de leur faire partager lemme sort et de les placer eux aussi dans la condition de gens qui ont renoncau bonheur ?Honneur ceux qui sont capables de renoncer pour eux-mmes aux jouissances personnelles quedonne la vie, quand ils contribuent prcieusement par un tel renoncement accrotre la somme dubonheur dans le monde! Mais celui qui le fait, ou proclame qu'il le fait, pour n'importe quelle

    autre fin, ne mrite pas plus d'tre admir que l'ascte sur sa colonne. Il fournit peut-tre letmoignage encourageant de ce que les hommes peuvent faire, mais non pas assurment lemodle de ce qu'ils devraient faire.

    Dans l'tat imparfait de nos arrangements sociaux,

    la disposition se sacrifier aux autres est la plus haute vertu.

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    35/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 35

    Sans doute. c'est seulement l'tat trs imparfait des arrangements sociaux qui fait que lemeilleur moyen de contribuer au bonheur des autres peut tre le sacrifice absolu du bonheurpersonnel; cependant, tant que le monde se trouve dans cet tat imparfait., la disposition accomplir un tel sacrifice -j'en suis tout fait d'accord - est la plus haute vertu que l'on puissetrouver chez un homme. J'ajouterai mme - si paradoxale que l'assertion puisse paratre - que,

    dans la condition actuelle du monde, c'est la conscience de pouvoir vivre sans bonheur qui nousdonne l'espoir le plus assurde raliser le bonheur qu'il est possible d'atteindre. Car seule cetteconscience peut lever l'homme au-dessus des hasards de la vie en lui faisant sentir que ladestine et la fortune, dussent-elles le soumettre aux pires preuves, n'ont pas le pouvoir del'asservir; un tel sentiment le libre de l'anxitexcessive que pourraient lui causer les maux de lavie, il le rend capable - comme il l'a fait pour bien des sto ciens aux plus mauvais jours del'Empire romain - de goter leur source en toute tranquillit les satisfactions qui lui sontaccessibles, sans s'inquiter, ni de leur dure incertaine, ni de leur fin invitable.

    En attendant, les utilitaristes ne doivent cesser de revendiquer la morale du dvouementpersonnel comme une proprit qui leur appartient aussi bon droit qu'au stocien ou autranscendantaliste. Oui, la morale utilitariste reconnat l'tre humain le pouvoir de faire, pour lebien des autres, le plus large sacrifice de son bien propre. Elle refuse seulement d'admettre que le

    sacrifice soit en lui-mme un bien. Un sacrifice qui n'accrot pas ou ne tend pas accrotre lasomme totale de bonheur, elle le considre comme un sacrifice perdu. La seule renonciationqu'elle approuve, c'est le dvouement au bonheur d'autrui ou ce qui peut en tre la condition,qu'il s'agisse de l'humanitprise collectivement, ou d'individus dans les limites imposes par lesintrts collectifs de l'humanit.

    Il me faut encore rpter ce que les adversaires de l'utilitarisme ont rarement la justice dereconnatre : le bonheur que les utilitaristes ont adopt comme critrium de la moralit de la

    conduite n'est pas le bonheur personnel de l'agent, mais celui de tous les intresss. Ainsi, entreson propre bonheur et celui des autres, l'utilitarisme exige de l'individu qu'il soit aussirigoureusement impartial qu'un spectateur dsintresset bienveillant. Dans la rgle d'or de Jsusde Nazareth 20, nous retrouvons [read] tout l'esprit de la morale de l'utilit. Faire ce que nousvoudrions que l'on nous ft, aimer notre prochain comme nous-mmes : voilqui constitue laperfection idale de la moralitutilitariste.

    Mais le progrs des institutions sociales et de l'ducation

    doit finir parter au sacrifice toute raison d'tre.

    Pour nous rapprocher de cet idal autant qu'il est possible, l'utilitarisme prescrirait les moyensqui suivent. En premier lieu, les lois et les arrangements sociaux devraient mettre autant que

    possible le bonheur ou (comme on pourrait l'appeler dans la vie courante) l'intrt de chaqueindividu en harmonie avec l'intrt de la socit. En second lieu, l'ducation et l'opinion, qui ontun si grand pouvoir sur le caractre des hommes, devraient user de ce pouvoir pour crer dansl'esprit de chaque individu une association indissoluble entre son bonheur personnel et le bien de

    la socit, et tout particulirement entre son bonheur personnel et la pratique des conduites

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    36/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 36

    ngatives et positives que prescrit le souci du bonheur universel, ainsi, non seulement l'individupourrait devenir incapable d'accorder dans son esprit avec la possibilit du bonheur pour lui-mme l'adoption d'une conduite contraire au bien gnral, mais encore une tendance directe promouvoir le bien gnral pourrait devenir un de ses motifs habituels d'action, et les sentimentslis cette tendance pourraient occuper une large place, une place dominante, dans la vie

    consciente de tous les tres humains. Si les adversaires de la morale utilitariste se lareprsentaient ainsi, telle qu'elle est rellement, je ne vois vraiment pas, parmi les titres derecommandation que possdent les autres morales, quel est celui qu'ils pourraient refuser celle-ci, ni quels dveloppements plus beaux ou plus hauts de la nature humaine un autre systmemoral peut bien, selon eux, favoriser; ni sur quels ressorts d'action interdits aux utilitaristes les

    autres systmes comptent, pour assurer la mise en pratique de leurs prceptes.

    5e objection:L'idal utilitariste est-il trop levpour l'humanit?

    On ne peut cependant pas toujours accuser les adversaires de l'utilitarisme de le reprsentersous un jour dfavorable. Au contraire, ceux d'entre eux qui ont une ide peu prs juste de soncaractre dsintress reprochent parfois son idal d'tre trop lev pour l'humanit. C'est,d'aprs eux, trop exiger que de vouloir que les gens soient toujours dtermins dans leur conduitepar le dsir de promouvoir les intrts de la socit. Mais c'est lse mprendre sur ce que peutexactement signifier un principe moral et c'est aussi confondre la rgle et le motif de l'action.

    Rgle et motif.

    C'est affaire la morale de nous dire quels sont nos devoirs, ou quel est le critrium qui nouspermet de les reconnatre; mais aucun systme de morale n'exige que le seul motif de tous nosactes soit le sentiment du devoir : au contraire, nos actes, dans la proportion de quatre-vingt-dix-

    neuf sur cent, sont accomplis pour d'autres motifs, et, tout de mme, sont des actes moraux si largle du devoir ne les condamne pas. Il est particulirement injuste de fonder sur cette singuliremprise une objection contre l'utilitarisme. Car les utilitaristes, allant plus loin que la plupart des

    autres moralistes, ont affirmque le motif n'a rien voir avec la moralit [morality] de l'actionquoiqu'il intresse beaucoup la valeur [worth] de l'agent. Celui qui sauve un de ses semblables endanger de se noyer accomplit une action moralement bonne, que son motif d'action soit le devoir

    ou l'espoir d'tre payde sa peine, celui qui trahit l'ami qui a placsa confiance en lui se rendcoupable d'un mfait, mme s'il se propose de rendre service un autre ami envers lequel il a deplus grandes obligations qu'envers le premier.

    C'est dans un cadre restreint qu'il faut le plus souvent

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    37/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 37

    appliquer le principe d'utilit.

    Mais tenons-nous-en aux actes ayant le devoir pour motif et accomplis par obissance directea un principe. On mconnat la pense des utilitaristes quand on suppose que les gens, selon cettedoctrine, devraient fixer leur esprit sur une ide aussi gnrale que celle du genre humain ou de la

    socit au sens large du mot. La grande majorit des bonnes actions tendent non pas au bienuniversel, mais au bien d'individus dtermins et c'est de ces biens particuliers qu'est composlebien du genre humain; et la pense de l'homme le plus vertueux n'a nul besoin, en ces occasions,de dpasser les personnes dtermines en cause, sinon dans la mesure ncessaire pour s'assurerqu'en leur faisant du bien on ne viole les droits, c'est--dire l'attente lgitime et justifie, d'aucuneautre. tre vertueux, selon la morale utilitariste, c'est se proposer d'accrotre le nombre desheureux : mais, rserve faite pour une personne sur mille, les occasions dans lesquelles on a lepouvoir de le faire sur une grande chelle, en d'autres termes, d'tre un bienfaiteur public, sontexceptionnelles; et, c'est dans ces occasions seulement qu'on est appel envisager l'utilitpublique; dans tous les autres cas, l'utilit prive, l'intrt ou le bonheur d'un petit nombre depersonnes sont tout ce qui doit retenir l'attention. Seuls, les hommes dont les actes exercent une

    influence sur la socitdans son ensemble ont besoin de se proccuper habituellement d'un objetsi vaste. A la vrit, dans les cas o on se retient d'agir - lorsqu'il s'agit de choses que l'ons'abstient de faire en raison de considrations morales, quoique les consquences dans le casparticulier puissent tre avantageuses - il serait indigne d'un agent intelligent de ne pascomprendre que les actes de cette catgorie, si la pratique en tait universelle, seraientuniversellement nuisibles et que c'est cela qui fonde l'obligation de s'en abstenir. Mais, pour s'en

    rendre compte, il n'est pas besoin d'une considration plus tendue de l'intrt public que cellequ'exige n'importe quel systme de morale, car tous prescrivent de s'abstenir de tout actemanifestement nuisible la Socit.

    6e objection :Est-il vrai que les utilitaristes jugent froidement les actes sans s'intresser

    l'agent ?

    Par les mmes considrations, on peut faire justice d'un autre reproche adressl'utilitarisme

    et qui repose sur une mconnaissance plus grossire encore du but qu'on vise en posant un idalmoral et du sens exact des mots bien et mal [right and wrong]. On affirme souvent que

    l'utilitarisme rend les hommes froids et peu compatissants; qu'il glace leurs sentiments moraux l'gard des individus; qu'il les habitue considrer uniquement, de faon sche et dure, lesconsquences des actes, et ne pas comprendre, dans leurs apprciations morales, les qualits quiont inspirces actions. Veut-on dire par lque, selon la doctrine utilitariste, le jugement sur lamoralitou l'immoralitd'une action ne doit pas tre influencpar l'opinion qu'on a des qualitsde la personne qui l'accomplit ? On formule alors un grief qui ne porte pas spcialement contre

  • 7/23/2019 Mill,John Stuart - L'Utilitarisme

    38/86

    John Stuart Mill (1861), Lutilitarisme 38

    l'utilitarisme, mais contre le fait d'avoir un idal moral, quel qu'il soit; car il n'y a certainementaucun idal moral connu au nom duquel on puisse dcider qu'une action est bonne [good] oumauvaise [bad] parce qu'elle est accomplie par un homme bon [good] ou mauvais [bad], encore

    moins par un homme qui est aimable, brave ou bienveillant, ou tout l'oppos. De tels logesconcernent, non les actes, mais les personnes; au reste, dans la thorie utilitariste, il n'y a rien qui

    nous interdise de reconnatre qu'en fait les personnes nous intressent par autre chose encore quela moralitou l'immoralitde leurs actions. A la vrit, les stociens, avec leur faon paradoxaleet abusive de s'exprimer - qui est inhrente leur systme - ont essay, la faveur de ce langage,de s'lever au-dessus de toute proccupation autre que celle de la vertu, et se sont complu dclarer que celui qui possde la vertu possde tout; qu'il est riche, qu'il est beau, qu'il est roi, etlui seulement. Mais la doctrine utilitariste ne revendique nullement pour l'homme vertueux le

    bnfice de ces affirmations. Les utilitaristes se rendent parfaitement compte qu'il existe endehors de